Le serpent §
Tout le monde a connu au commencement de ce siècle Mme la présidente de C…, l’une des femmes les plus aimables et la plus jolie de Dijon, et tout le monde l’a vue caresser et tenir publiquement sur son lit le serpent blanc qui va faire le sujet de cette anecdote.
- – Cet animal est le meilleur ami que j’aie au monde, disait-elle un jour, à une dame étrangère qui venait la voir, et qui paraissait curieuse d’apprendre les motifs des soins que cette jolie présidente avait pour son serpent ; j’ai aimé passionnément autrefois, continua-t-elle, madame, un jeune homme charmant, obligé de s’éloigner de moi pour aller cueillir des lauriers ; indépendamment de notre commerce réglé, il avait exigé qu’à son exemple, à de certaines heures convenues, nous nous retirerions chacun de notre côté dans des endroits solitaires pour ne nous occuper absolument que de notre tendresse. Un jour, à cinq heures du soir, allant m’enfermer dans un cabinet de fleurs au bout de mon jardin pour lui tenir parole, bien sûre qu’aucun des animaux de cette espèce ne pouvait être entré dans mon jardin, j’aperçus subitement à mes pieds cette bête charmante dont vous me voyez idolâtre. Je voulus fuir, le serpent s’étendit au-devant de moi, il avait l’air de me demander grâce, il avait l’air de me jurer qu’il était bien loin d’avoir envie de me faire mal ; je m’arrête, je considère cet animal ; me voyant tranquille, il s’approche, il fait cent voltes à mes pieds plus lestes les unes que les autres, je ne puis m’empêcher de porter ma main sur lui, il y passe délicatement sa tête, je le prends, j’ose le mettre sur mes genoux, il s’y blottit et paraît y dormir. Un trouble inquiet me saisit… Des larmes coulent malgré moi de mes yeux et vont inonder cette charmante bête… Éveillé par ma douleur, il me considère… il gémit… il ose élever sa tête auprès de mon sein… il le caresse… et retombe anéanti… Oh, juste ciel, c’en est fait, m’écriai-je, et mon amant est mort ! Je quitte ce lieu funeste, emportant avec moi ce serpent auquel un sentiment caché semble me lier comme malgré moi… Fatals avertissements d’une voix inconnue dont vous interpréterez comme il vous plaira les arrêts, madame, mais huit jours après j’apprends que mon amant a été tué, à l’heure même où le serpent m’était apparu ; je n’ai jamais voulu me séparer de cette bête, elle ne me quittera qu’à la mort ; je me suis mariée depuis, mais sous les clauses expresses que l’on ne me l’enlèverait point.
Et en achevant ces mots, l’aimable présidente saisit son serpent, le fit reposer sur son sein, et lui fit faire comme à un épagneul cent jolis tours devant la dame qui l’interrogeait.
Ô Providence, que tes décrets sont inexplicables, si cette aventure est aussi vraie que toute la province de Bourgogne l’assure !
La saillie gasconne §
Un officier gascon avait obtenu de Louis XIV une gratification de cent cinquante pistoles, et son ordre à la main, il entre, sans se faire annoncer, chez M. Colbert qui était à table avec quelques seigneurs.
- – Lequel de vous autres messieurs, dit-il avec l’accent qui prouvait sa patrie, lequel je vous prie est M. Colbert ?
- – Moi, monsieur, lui répond le ministre, qu’y a-t-il pour votre service ?
- – Une vétille, monsieur, ce n’est qu’une gratification de cent cinquante pistoles qu’il faut m’escompter dans l’instant.
M. Colbert, qui voyait bien que le personnage prêtait à l’amusement, lui demande la permission d’achever de dîner et pour qu’il s’impatiente moins, il le prie de se mettre à table avec lui.
- – Volontiers, répondit le Gascon, aussi bien je n’ai pas dîné.
Le repas fait, le ministre, qui a eu le temps de faire prévenir le premier commis, dit à l’officier qu’il peut monter dans le bureau et que son argent l’attend ; le Gascon arrive… mais on ne lui compte que cent pistoles.
- – Badinez-vous, monsieur, dit-il au commis, ou ne voyez-vous pas que mon ordre est de cent cinquante ?
- – Monsieur, répond le plumitif, je vois très bien votre ordre, mais je retiens cinquante pistoles, pour votre dîner.
- – Cadédis, cinquante pistoles, il ne m’en coûte que vingt sols à mon auberge.
- – J’en conviens, mais vous n’y avez pas l’avantage de dîner avec le ministre.
- – Eh bien soit, dit le Gascon, en ce cas, monsieur, gardez tout, j’amènerai demain un de mes amis et nous serons quittes.
La réponse et la plaisanterie qui l’avait occasionnée amusèrent un instant la cour ; on ajouta cinquante pistoles à la gratification du Gascon, qui s’en retourna triomphant dans son pays, vanta les dîners de M. Colbert, Versailles et la manière dont on y récompense les saillies de la Garonne.
L’heureuse feinte §
Il y a tout plein de femmes imprudentes qui s’imaginent que, pourvu qu’elles n’en viennent pas au fait avec un amant, elles peuvent sans offenser leur époux se permettre au moins un commerce de galanterie, et, il résulte souvent de cette manière de voir les choses des suites plus dangereuses que si leur chute eût été complète. Ce qui arriva à la marquise de Guissac, femme de condition de Nîmes en Languedoc, est une preuve sûre de ce que nous posons ici pour maxime.
Folle, étourdie, gaie, pleine d’esprit et de gentillesse, Mme de Guissac crut que quelques lettres galantes, écrites et reçues entre elle et le baron d’Aumelas, n’entraîneraient aucune conséquence, premièrement qu’elles seraient ignorées et que si malheureusement elles venaient à être découvertes, pouvant prouver son innocence à son mari, elle ne mériterait nullement sa disgrâce ; elle se trompa… M. de Guissac, excessivement jaloux, soupçonne le commerce, il interroge une femme de chambre, il se saisit d’une lettre, il n’y trouve pas d’abord de quoi légitimer ses craintes, mais infiniment plus qu’il n’en faut pour nourrir des soupçons. Dans ce cruel état d’incertitude, il se munit d’un pistolet et d’un verre de limonade, entre comme un furieux dans la chambre de sa femme…
- – Je suis trahi, madame, lui crie-t-il en fureur, lisez ce billet : il m’éclaire ; il n’est plus temps de balancer, je vous laisse le choix de votre mort.
La marquise se défend, elle jure à son époux qu’il se trompe, qu’elle peut être, il est vrai, coupable d’imprudence, mais qu’elle ne l’est assurément pas d’aucun crime.
- – Vous ne m’en imposerez plus, perfide, répond le mari furieux, vous ne m’en imposerez plus, dépêchez-vous de choisir, ou cette arme à l’instant va vous priver du jour.
La pauvre Mme de Guissac effrayée se détermine pour le poison, prend la coupe et l’avale.
- – Arrêtez, lui dit son époux dès qu’elle en a bu une partie, vous ne périrez pas seule ; haï de vous, trompé par vous, que voudriez-vous que je devinsse au monde ? et en disant cela, il avale le reste du calice.
- – Oh monsieur, s’écrie Mme de Guissac, dans l’état affreux où vous venez de nous réduire l’un et l’autre, ne me refusez pas un confesseur, et que je puisse en même temps embrasser pour la dernière fois mon père et ma mère.
On envoie chercher sur-le-champ les personnes que demande cette femme infortunée, elle se jette dans le sein de ceux qui lui ont donné le jour et proteste de nouveau qu’elle n’est point coupable. Mais quels reproches faire à un mari qui se croit trompé et qui ne punit aussi cruellement sa femme qu’en s’immolant lui-même ? Il ne s’agit que de se désespérer, et les pleurs coulent également de toutes parts.
Cependant le confesseur arrive…
- – Dans ce cruel instant de ma vie, dit la marquise, je veux pour la consolation de mes parents et pour l’honneur de ma mémoire faire une confession publique.
Et en même temps elle s’accuse tout haut de tout ce que la conscience lui reproche depuis qu’elle est née.
Le mari attentif et qui n’entend point parler du baron d’Aumelas, bien sûr que ce n’est point dans un moment pareil où sa femme osera employer la dissimulation, se relève au comble de la joie.
- – Ô mes chers parents, s’écrie-t-il en embrassant à la fois son beau-père et sa belle-mère, consolez-vous, et que votre fille me pardonne la peur que je lui ai faite, elle m’a donné assez d’inquiétude pour qu’il me fût permis de lui en rendre un peu. Il n’y a jamais eu de poison dans ce que nous avons pris l’un et l’autre, qu’elle soit tranquille, soyons-le tous, et qu’elle retienne au moins qu’une femme vraiment honnête non seulement ne doit point faire le mal, mais qu’elle ne doit même jamais le laisser soupçonner.
La marquise eut toutes les peines du monde à revenir de son état ; elle avait si bien cru être empoisonnée que la force de son imagination lui avait déjà fait sentir toutes les angoisses d’une pareille mort ; elle se relève tremblante, elle embrasse son époux, la joie remplace la douleur, et la jeune femme trop corrigée par cette terrible scène promet bien qu’elle évitera à l’avenir jusqu’à la plus légère apparence des torts. Elle a tenu parole et a vécu depuis plus de trente ans avec son mari sans que jamais celui-ci ait eu le plus léger reproche à lui faire.
Le m… puni §
Il arriva sous la Régence une aventure à Paris, assez extraordinaire pour être encore racontée de nos jours avec intérêt ; elle offre d’un côté une débauche secrète, que jamais rien ne put trop éclaircir, de l’autre trois meurtres affreux, dont l’auteur ne fut jamais découvert. Et à … les conjectures avant d’offrir la catastrophe, préparée par ce qui la méritait, peut-être effrayera-t-elle moins.
On prétend que M. de Savari, vieux garçon, maltraité de la nature1, mais plein d’esprit, d’une société agréable, et réunissant chez lui rue des Déjeuneurs, la meilleure compagnie possible, avait imaginé de faire servir sa maison à des prostitutions d’un genre fort singulier. Les femmes ou les filles de condition exclusivement qui voulaient, sous l’ombre du plus profond mystère, jouir sans conséquence des plaisirs de la volupté, trouvaient chez lui un certain nombre d’associés prêts à les satisfaire, et jamais rien ne résultait de ces intrigues momentanées, dont une femme ne recueillait que les fleurs sans courir aucun risque des épines qui n’accompagnent que trop ces arrangements, quand ils prennent la tournure publique d’un commerce réglé. La femme ou la demoiselle revoyait le lendemain dans le monde l’homme avec lequel elle avait eu affaire la veille, sans avoir l’air de le connaître et sans que celui-ci parût la distinguer des autres femmes, moyennant quoi point de jalousie dans les ménages, point de pères irrités, point de séparation, point de couvent, en un mot aucune des suites funestes qu’entraînent ces sortes d’affaires. Il était difficile de rien trouver de plus commode, et ce plan sans doute serait dangereux à offrir de nos jours ; il serait incontestablement à craindre que son exposé n’éveillât l’idée de le remettre en vigueur dans un siècle où la dépravation des deux sexes a franchi toutes les bornes connues, si nous ne placions en même temps l’aventure cruelle qui devint la punition de celui qui l’avait inventé.
M. de Savari, auteur et exécuteur du projet, restreint, quoique à son aise, à un seul valet et à une cuisinière pour ne pas multiplier les témoins des déportements de sa maison, vit arriver un matin chez lui un homme de sa connaissance qui venait lui demander à dîner.
- – Parbleu volontiers, répond M. de Savari, et pour vous prouver le plaisir que vous me faites, je vais ordonner qu’on aille vous tirer du meilleur vin de ma cave…
- – Un moment, dit l’ami dès que le valet eut reçu l’ordre, je veux voir si La Brie ne nous trompe pas… je connais les tonneaux, je veux le suivre et observer si réellement il prendra du meilleur.
- – Bon, bon, dit le maître de la maison saisissant au mieux la plaisanterie, sans mon cruel état je vous y accompagnerais moi-même, mais vous me ferez plaisir de voir si ce coquin-là ne nous induira pas en erreur.
L’ami sort, il entre dans la cave, se saisit d’un levier, assomme le valet, remonte aussitôt dans la cuisine, met la cuisinière sur le carreau, tue jusqu’à un chien et un chat qu’il trouve sur son passage, repasse dans l’appartement de M. de Savari, qui, incapable par son état de faire aucune défense, se laisse écraser comme ses gens, et cet assommeur impitoyable, sans se troubler, sans ressentir aucun remords de l’action qu’il vient de commettre, détaille tranquillement, sur la page blanche d’un livre qu’il trouve sur la table, la manière dont il s’y est pris, ne touche à quoi que ce soit, n’emporte rien, sort du logis, le ferme et disparaît.
La maison de M. de Savari était trop fréquentée pour que cette cruelle boucherie ne fût promptement découverte ; on frappe, personne ne répondant, bien sûr que le maître ne peut être dehors, on brise les portes et l’on aperçoit l’état affreux du ménage de cet infortuné ; non content de transmettre les détails de son action au public, le flegmatique assassin avait placé sur une pendule, ornée d’une tête de mort, ayant pour devise : Regardez-la afin de régler votre vie, avait, dis-je, [placé sur] cette sentence un papier écrit où se lisait : Voyez sa vie, et vous ne serez pas surpris de sa fin.
Une telle aventure ne tarda pas à faire du bruit, on fouilla partout, et la seule pièce trouvée ayant rapport à cette cruelle scène fut la lettre d’une femme, non signée, adressée à M. de Savari, et contenant les mots suivants :
« Nous sommes perdus, mon mari vient de tout savoir, songez au remède, il n’y a que Paparel qui puisse ramener son esprit, faites qu’il lui parle, sans quoi il n’y a point de salut à espérer. »
Un Paparel, trésorier de l’extraordinaire des guerres, homme aimable et de bonne compagnie, fut cité : il convint qu’il voyait M. de Savari, mais que, de plus de cent personnes de la cour et de la ville qui allaient chez lui, à la tête desquelles on pouvait placer M. le duc de Vendôme, il était de tous un de ceux qui le voyaient le moins.
Plusieurs personnes furent arrêtées, et rendues presque aussitôt libres. On en sut assez enfin pour se convaincre que cette affaire avait des branches innombrables, et qui en compromettant l’honneur des pères et des maris de la moitié de la capitale, allaient également tympaniser un nombre infini de gens de la première qualité ; et pour la première fois de la vie, dans des têtes magistrales, la prudence remplaça la sévérité. On en resta là, au moyen de quoi jamais la mort de ce malheureux, trop coupable sans doute pour être plaint des gens honnêtes, ne put trouver aucun vengeur ; mais si cette perte fut insensible à la vertu, il est à croire que le vice s’en affligea longtemps, et qu’indépendamment de la bande joyeuse qui trouvait tant de myrtes à cueillir chez ce doux enfant d’Épicure, les jolies prêtresses de Vénus qui, sur les autels de l’amour, venaient journellement brûler de l’encens, durent pleurer la démolition de leur temple.
Et voilà comme tout est compassé ; un philosophe dirait en lisant cette narration : si, de mille personnes que toucha peut-être cette aventure, cinq cents furent contentes et les cinq cents autres affligées, l’action devient indifférente ; mais si malheureusement le calcul donne huit cents êtres malheureux de la privation des plaisirs occasionnée par cette catastrophe, contre seulement deux cents qui se trouvent y gagner, M. de Savari faisait plus de bien que de mal et le seul coupable fut celui qui l’immola à son ressentiment ; je vous laisse la chose à décider et passe rapidement à un autre sujet.
L’évêque embourbé §
C’est une chose assez singulière que l’idée que quelques personnes pieuses se font des jurements ; elles s’imaginent que certaines lettres de l’alphabet arrangées dans tel ou tel sens, peuvent aussi bien dans un de ces sens infiniment plaire à l’Éternel que l’outrager cruellement, prises dans l’autre, et ce préjugé sans doute est un des plus plaisants de tous ceux qui offusquent la gent dévote.
Du nombre de ces gens scrupuleux sur les b et les f était un ancien évêque de Mirepoix qui passait pour un saint au commencement de ce siècle ; allant un jour voir l’évêque de Damiers, son carrosse embourba dans les chemins horribles qui séparent ces deux villes : on avait beau faire, les chevaux n’en voulaient plus.
- – Monseigneur, dit à la fin le cocher fulminant, tant que vous serez là, mes chevaux n’avanceront pas.
- – Et pourquoi donc ? reprit l’évêque.
- – C’est qu’il faut absolument que je jure, et que Votre Grandeur s’y oppose ; cependant nous coucherons ici si Elle ne veut pas me le permettre.
- – Eh bien, eh bien, reprit le doucereux évêque en faisant un signe de croix, jurez donc, mon enfant, mais bien peu.
Le cocher sacre, les chevaux tirent, monseigneur remonte… et l’on arrive sans accident.
Le revenant §
La chose du monde à laquelle les philosophes ajoutent le moins de foi, c’est aux revenants ; si cependant le trait extraordinaire que je vais rapporter, trait revêtu de la signature de plusieurs témoins et consigné dans des archives respectables, si ce trait, dis-je, et d’après ces titres et d’après l’authenticité qu’il eut dans son temps, peut devenir susceptible d’être cru, il faudra bien, malgré le scepticisme de nos stoïciens, se persuader que si tous les contes de revenants ne sont pas vrais, au moins y a-t-il sur cela des choses très extraordinaires.
Une grosse Mme Dallemand que tout Paris connaissait alors pour une femme gaie, franche, naïve et de bonne compagnie, vivait depuis plus de vingt ans qu’elle était veuve, avec un certain Ménou, homme d’affaires qui logeait auprès de Saint-Jean-en-Grève. Mme Dallemand se trouvait un jour à dîner chez une Mme Duplatz, femme de sa tournure et de sa société, lorsqu’au milieu d’une partie que l’on avait commencée en sortant de table, un laquais vint prier Mme Dallemand de passer dans une chambre voisine, attendu qu’une personne de sa connaissance demandait instamment à lui parler pour une affaire aussi pressée que conséquente ; Mme Dallemand dit qu’on attende, qu’elle ne veut point déranger sa partie ; le laquais revient, et insiste tellement que la maîtresse de la maison est la première à presser Mme Dallemand d’aller voir ce qu’on lui veut. Elle sort et reconnaît Ménou.
- – Quelle affaire si pressée, lui dit-elle, peut vous engager à venir me troubler ainsi dans une maison où vous n’êtes point connu ?
- – Une très essentielle, madame, répond le courtier, et vous devez croire qu’il faut bien qu’elle soit de cette espèce, pour que j’aie obtenu de Dieu la permission de venir vous parler pour la dernière fois de ma vie…
A ces paroles qui n’annonçaient pas un homme très en bon sens, Mme Dallemand se trouble et fixant son ami qu’elle n’avait pas vu depuis quelques jours, elle s’effraye encore plus en le voyant pâle et défiguré.
- – Qu’avez-vous, monsieur, lui dit-elle, quels sont les motifs et de l’état où je vous vois, et des choses sinistres que vous m’adressez… éclaircissez-moi au plus vite, que vous est-il donc arrivé ?
- – Rien que de très ordinaire, madame, dit Ménou, après soixante ans de vie il était tout simple d’arriver au port, grâce au ciel m’y voilà ; j’ai payé à la nature le tribut que tous les hommes lui doivent, je ne me plains que de vous avoir oubliée dans mes derniers instants, et c’est cette faute, madame, dont je viens vous demander excuse.
- – Mais, monsieur, vous battez la campagne, il n’y a point d’exemple d’une telle déraison ; ou revenez à vous, ou je vais appeler à moi.
- – N’appelez point, madame, cette visite importune ne sera pas longue, j’approche du terme qui m’a été accordé par l’Éternel ; écoutez donc mes dernières paroles et c’est pour jamais que nous allons nous quitter… Je suis mort, vous dis-je, madame, vous serez bientôt éclaircie de la vérité de ce que je vous avance. Je vous ai oubliée dans mon testament, je viens réparer ma faute ; prenez cette clef, transportez-vous à l’instant chez moi ; derrière la tapisserie de mon lit vous trouverez une porte de fer, vous l’ouvrirez avec la clef que je vous donne, et vous emporterez l’argent que contiendra l’armoire fermée par cette porte ; ces sommes sont inconnues de mes héritiers, elles sont à vous, personne ne vous les disputera. Adieu, madame, ne me suivez pas…
Et Ménou disparaît.
Il est aisé d’imaginer avec quel trouble Mme Dallemand rentra dans le salon de son amie ; il lui fut impossible d’en cacher le sujet…
- – La chose mérite d’être reconnue, lui dit Mme Duplatz, ne perdons pas un instant.
On demande des chevaux, on monte en voiture, on se transporte chez Ménou… Il était à sa porte, gisant dans son cercueil ; les deux femmes montent dans les appartements, l’amie du maître, trop connue pour être refusée, parcourt toutes les chambres qui lui plaisent, elle arrive à celle indiquée, trouve la porte de fer, l’ouvre avec la clef qu’on lui a remise, reconnaît le trésor et l’emporte.
Voilà sans doute des preuves d’amitié et de reconnaissance dont les exemples ne sont pas fréquents et qui, si les revenants effrayent, doivent au moins, l’on en conviendra, leur faire pardonner les peurs qu’ils peuvent nous causer, en faveur des motifs qui les conduisent vers nous.
Les harangueurs provençaux §
Il parut, comme on sait, sous le règne de Louis XIV un ambassadeur perse en France ; ce prince aimait à attirer à sa cour des étrangers de toutes les nations qui pussent admirer sa grandeur, et rapporter dans leur pays quelques étincelles des rayons de la gloire dont il couvrait les deux bouts de la terre ; l’ambassadeur, en passant à Marseille, y fut reçu magnifiquement. Sur cela, MM. les magistrats du Parlement d’Aix désirèrent, quand il arriverait chez eux, de ne pas se trouver en reste avec une ville au-dessus de laquelle ils placent la leur avec assez peu de raison ; en conséquence, le premier de tous les projets fut de complimenter le Persan ; le haranguer en provençal n’eût pas été difficile, mais l’ambassadeur n’y eût rien compris ; cette difficulté arrêta longtemps. La cour délibéra : il lui faut peu de chose pour délibérer, un procès de paysans, un train à la comédie, et principalement une affaire de catins, tout cela sont de grands objets pour ces magistrats oisifs, depuis qu’il ne leur est plus possible de porter encore, comme sous François Ier, le fer et la flamme dans la province et de l’arroser des flots du sang des malheureux peuples qui l’habitent.
On délibéra donc, mais comment parvenir à faire traduire cette harangue, on avait beau délibérer, on n’en trouvait pas le moyen. Se pouvait-il que dans une société de marchands de thon accidentellement vêtus d’une jaquette noire, dont pas un seul ne sait seulement le français, il se rencontrât un confrère qui parlât le persan ? La harangue était pourtant faite ; trois avocats célèbres l’avaient travaillée six semaines ; enfin on découvrit, soit dans le troupeau, soit dans la ville, un matelot qui avait été longtemps dans le Levant et qui parlait persan presque aussi bien que son patois. On l’instruit, il accepte 1e rôle, il apprend la harangue et la traduit avec facilité ; le jour venu, on le revêt d’une vieille casaque de premier président, on lui prête la plus ample perruque du parquet, et suivi de toute la bande magistrale, il s’avance vers l’ambassadeur. On était convenu mutuellement de ses rôles, et le harangueur avait surtout bien recommandé à ceux qui le suivaient de ne le jamais perdre de vue et de faire absolument tout ce qu’on lui verrait faire. L’ambassadeur s’arrête au milieu du cours où il était arrangé que l’on le rencontrerait ; le matelot s’incline et peu accoutumé à avoir une si belle perruque sur le crâne, de la courbette, il fait voler la tignasse aux pieds de Son Excellence ; MM. les magistrats, qui avaient promis d’imiter, mettent à l’instant leur perruque bas et courbent avec bassesse vers le Persan leurs crânes pelés et peut-être même un peu galeux ; le matelot, sans s’étonner, ramasse ses cheveux, se recoiffe, et entonne le compliment ; il s’exprimait si bien, que l’ambassadeur le crut de son pays ; cette idée le mit en colère.
- – Malheureux, s’écria-t-il, en portant la main sur son sabre, tu ne parlerais pas ainsi ma langue si tu n’étais un renégat de Mahomet ; il faut que je te punisse de ta faute, il faut que tu la payes aussitôt de ta tête.
Le pauvre matelot avait beau se défendre, on ne l’écoutait point ; il gesticulait, il jurait, et pas un de ses mouvements n’était perdu, tous se répétaient à l’instant avec énergie par la troupe aréopagite dont il était suivi. Enfin ne sachant plus comment se tirer d’affaire, il imagine une preuve sans réplique, c’est de déboutonner sa culotte, et de mettre aux yeux de l’ambassadeur la preuve constante que de ses jours il n’avait été circoncis. Ce nouveau geste est à l’instant imité, et voilà tout d’un coup quarante ou cinquante magistrats provençaux, la brayette à bas et le prépuce en main, prouvant ainsi que le matelot, qu’il n’en est aucun d’eux, qui ne soit chrétien comme saint Christophe. L’on imagine aisément si les dames qui considéraient la cérémonie de leurs fenêtres durent rire d’une telle pantomime. Enfin le ministre convaincu par des raisons si peu équivoques, voyant bien que son harangueur n’était pas coupable et que du reste il était dans une ville de pantalons, passe outre en levant les épaules et se disant sans doute intérieurement : Je ne m’étonne pas que ces gens-là aient toujours un échafaud dressé, le rigorisme accompagnant toujours l’ineptie doit être le partage de ces animaux-là.
On voulut faire un tableau de cette nouvelle manière de dire son catéchisme, il avait déjà été dessiné d’après nature par un jeune peintre, mais la cour bannit l’artiste de la province, et condamna le dessin au feu, sans se douter qu’ils se faisaient brûler eux-mêmes puisque leur portrait était sur le dessin.
- – Nous voulons bien être des imbéciles, dirent ces graves magistrats ; ne le voulussions-nous même pas, il y a assez longtemps que nous le prouvons à toute la France ; mais nous ne voulons pas qu’un tableau l’apprenne à la postérité : elle oubliera cette platitude, elle ne se souviendra plus que de Mérindol et de Cabrières, et il vaut bien mieux pour l’honneur du corps être des meurtriers que des ânes.
Attrapez-moi toujours de même §
Il y a peu d’êtres dans le monde aussi libertins que le cardinal de … dont, attendu l’existence saine et vigoureuse encore, vous me permettrez de taire le nom. L’éminence a un arrangement fait à Rome avec une de ces femmes dont le métier officieux est de fournir les débauchés d’objets nécessaires à l’aliment de leurs passions ; chaque matin elle lui amène une petite fille de treize à quatorze ans au plus, mais dont monseigneur ne jouit que de cette manière incongrue dont les Italiens font communément leurs délices, moyennant quoi la vestale, sortant des mains de Sa Grandeur aussi vierge à peu près qu’elle y est entrée, peut être revendue comme neuve une seconde fois à quelque libertin plus décent. La matrone parfaitement au fait des maximes du cardinal, ne trouvant pas un jour sous sa main l’objet journalier qu’elle était engagée de fournir, imagina de faire habiller en fille un très joli petit enfant de chœur de l’église du chef des apôtres ; on lui avait arrangé des cheveux, un bonnet, des jupons, et tout l’attirail illusoire qui devait en imposer au saint homme de Dieu. On n’avait pourtant pas pu lui prêter ce qui réellement eût dû lui assurer une ressemblance totale avec le sexe qu’il contrefaisait ; mais cette circonstance embarrassait fort peu l’appareilleuse… Il n’y mit la main de ses jours, disait-elle à celle de ses compagnes qui l’aidait à la supercherie, il ne visitera très assurément que ce qui assimile cet enfant à toutes les filles de l’univers ; ainsi nous n’avons rien à craindre…
La maman se blousait, elle ignorait sans doute qu’un cardinal italien a le tact trop délicat, et le goût trop exercé, pour se tromper à de pareilles choses ; la victime arrive, le grand prêtre l’immole, mais à la troisième secousse :
- – Per Dio santo, s’écrie l’homme de Dieu, sono ingannato, quésto bambino è ragazzo, mai non fu putana !
Et il vérifie… Rien de trop fâcheux ne se trouvant néanmoins dans cette aventure pour un habitant de la sainte cité, l’éminence va son train, en disant peut-être comme ce paysan à qui l’on avait servi des truffes pour des pommes de terre : Attrapez-moi toujours de même. Mais quand l’opération fut faite :
- – Madame, dit-il à la duègne, je ne vous blâme pas de votre méprise.
- – Monseigneur, excusez.
- – Eh non, non, vous dis-je, je ne vous en blâme pas, mais quand ça vous arrivera derechef, il ne faut pas manquer de m’avertir, parce que… ce que je ne vois pas dans le premier cas, je le verrais dans celui-ci.
L’époux complaisant §
Toute la France a su que le prince de Bauffremont avait à peu près les mêmes goûts que le cardinal dont on vient de parler. On lui avait donné en mariage une demoiselle très novice, et que, suivant la coutume, on n’avait instruite que la veille.
- – Sans plus d’explication, dit la mère, la décence m’empêchant d’entrer dans de certains détails, je n’ai qu’une seule chose à vous recommander, ma fille, méfiez-vous des premières propositions que vous fera votre mari, et dites-lui fermement : Non, monsieur, ce n’est point par là qu’une honnête femme se prend, partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement…
On se couche, et par un principe de pudeur et d’honnêteté qu’on avait été loin de soupçonner, le prince, voulant faire les choses en règle au moins pour la première fois, n’offre à sa femme que les chastes plaisirs de l’hymen : mais la jeune enfant bien éduquée, se ressouvenant de sa leçon :
- – Pour qui me prenez-vous, monsieur, lui dit-elle, vous êtes-vous imaginé que je consentirais à de telles choses ? Partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement.
- – Mais, madame…
- – Non, monsieur, vous avez beau faire, vous ne m’y déciderez jamais.
- – Eh bien, madame, il faut vous contenter, dit le prince en s’emparant de ses autels chéris, je serais bien fâché qu’il fût dit que j’aie jamais voulu vous déplaire.
Et qu’on vienne nous dire à présent que ce n’est pas la peine d’instruire les filles de ce qu’elles doivent un jour à leur époux.
Aventure incompréhensible
et attestée par toute une province §
Il n’y a pas cent ans qu’on avait encore dans plusieurs endroits de France, la faiblesse de croire qu’il ne s’agissait que de donner son âme au diable, avec de certaines cérémonies aussi cruelles que fanatiques, pour obtenir tout ce qu’on voulait de cet esprit infernal, et il n’y a pas un siècle révolu que l’aventure que nous allons raconter à ce sujet, arriva dans une de nos provinces méridionales, où elle est encore attestée aujourd’hui sur les registres de deux villes et revêtue des témoignages les plus faits pour convaincre les incrédules. Le lecteur peut le croire, nous ne parlons qu’après avoir vérifié ; assurément nous ne lui garantissons pas le fait, mais nous lui certifions que plus de cent mille âmes l’ont cru, et que plus de cinquante mille peuvent encore attester aujourd’hui l’authenticité avec laquelle il se trouve consigné dans des registres sûrs. — Nous déguiserons la province et les noms, on nous le permettra.
Le baron de Vaujour mêlait depuis sa plus tendre jeunesse, au libertinage le plus effréné, le goût de toutes les sciences, et principalement de celles qui induisent souvent l’homme en erreur, et lui font perdre en rêverie et en chimères un temps précieux qu’il pourrait employer d’une manière infiniment meilleure ; il était alchimiste, astrologue, sorcier, nécromancien, assez bon astronome pourtant et médiocre physicien ; à l’âge de vingt-cinq ans, le baron, maître de son bien et de ses actions, ayant, prétendait-il, trouvé dans ses livres qu’en immolant un enfant au diable, en employant de certains mots, de certaines contorsions pendant cette exécrable cérémonie, on faisait paraître le démon et qu’on obtenait de lui tout ce qu’on voulait, pourvu qu’on lui promît son âme, se détermina à cette horreur, sous les seules clauses de vivre heureux jusqu’à son douzième lustre, de ne jamais manquer d’argent et d’avoir toujours également jusqu’à cet âge les facultés prolifiques au plus éminent degré de force.
Ces infamies faites et ces arrangements pris, voici ce qui arriva. Jusqu’à l’âge de soixante ans, le baron, qui n’avait que quinze mille livres de rente, en a constamment mangé deux cents, et n’a jamais fait un sol de dette. Relativement à ses prouesses voluptueuses, il a jusqu’au même âge pu voir une femme quinze ou vingt fois dans une nuit, il a gagné cent louis de gageure à quarante-cinq ans avec quelques amis qui parièrent qu’il ne satisferait pas vingt-cinq femmes rapidement vues l’une après l’autre ; il le fit et laissa les cent louis aux femmes. Dans un autre souper après lequel il s’établit un jeu de hasard, le baron dit en entrant qu’il ne pourrait pas être de la partie, parce qu’il n’avait pas le sol. On lui offrit de l’argent, il refusa ; il fit deux ou trois tours dans la chambre pendant qu’on jouait, revint, se fit faire place et mit dix mille louis sur une carte, tirés en rouleaux à dix ou douze fois de ses poches ; on ne tint pas, le baron demanda pourquoi, un de ses amis dit en plaisantant que la carte n’était pas assez chargée, et le baron la rechargea de dix mille autres louis. — Toutes ces choses sont consignées dans deux hôtels de ville respectables et nous les avons lues.
A l’âge de cinquante ans, le baron avait voulu se marier ; il avait épousé une fille charmante de sa province, avec laquelle il a vécu toujours très bien, malgré des infidélités trop analogues à son tempérament pour qu’on pût lui en faire querelle : il eut sept enfants de cette femme, et depuis quelque temps les agréments de son épouse le retenaient beaucoup plus sédentaire, il habitait communément avec sa famille ce château où dans sa jeunesse, il avait fait l’horrible vœu dont nous avons parlé, recevant des gens de lettres, aimant à les cultiver et à les entretenir. Cependant, à mesure qu’il approchait du terme de soixante ans, se ressouvenant de son malheureux pacte, ignorant si le diable se contenterait à cette époque, ou de lui retirer ses dons, ou de lui enlever la vie, son humeur changeait entièrement, il devenait rêveur et triste, et ne sortait presque plus de chez lui.
Au jour préfix, à l’heure juste où le baron prenait son âge de soixante ans, un valet lui annonce un inconnu qui, ayant entendu parler de ses talents, demande à avoir l’honneur de s’entretenir avec lui ; le baron qui ne réfléchissait pas dans cet instant à ce qui néanmoins l’occupait sans cesse depuis quelques années, dit qu’on fît entrer dans son cabinet. Il y monte et voit un étranger qui, à la façon de parler, lui paraît être de Paris, un homme bien vêtu, d’une fort belle figure, et qui se met sur-le-champ à raisonner avec lui sur les hautes sciences ; le baron répond à tout, la conversation s’engage. M. de Vaujour propose à son hôte un tour de promenade, celui-ci accepte et nos deux philosophes sortent du château ; on était dans une saison de travail où tous les paysans sont dans la campagne ; quelques-uns, voyant M. de Vaujour se démener tout seul, s’imaginent que la tête lui a tourné, et vont avertir madame, mais personne ne répondant au château, ces bonnes gens reviennent sur leurs pas et continuent d’examiner leur seigneur qui, s’imaginant causer d’action avec quelqu’un, gesticulait comme il est d’usage en pareil cas ; enfin nos deux savants gagnent une espèce de promenade en cul-de-sac, dont on ne pouvait sortir qu’en revenant sur ses pas. Trente paysans pouvaient voir, trente furent interrogés, et trente répondirent que M. de Vaujour était entré seul en gesticulant sous cette espèce de berceau.
Au bout d’une heure, la personne avec laquelle il se croit, lui dit :
- – Eh quoi, baron, tu ne me reconnais pas, oublies-tu donc le vœu de ta jeunesse, oublies-tu la façon dont je l’ai accompli ?
Le baron frémit.
- – Ne crains rien, lui dit l’esprit avec lequel il s’entretient, je ne suis pas maître de ta vie, mais je le sais de te retirer et mes dons, et tout ce qui t’est cher ; retourne en ta maison, tu verras en quel état elle est, tu y verras la juste punition de ton imprudence et de tes crimes… Je les aime, les crimes, baron, je les désire, et mon sort me contraint à les punir ; retourne chez toi, te dis-je, et convertis-toi, tu as encore un lustre à vivre, tu mourras dans cinq ans, mais sans que l’espoir d’être un jour à Dieu te soit ravi, si tu changes de conduite… Adieu.
Et le baron alors se trouvant seul sans avoir vu personne se séparer de lui, retourne promptement sur ses pas, il demande à tous les paysans qu’il rencontre, si on ne l’a pas vu entrer sous le berceau avec un homme de telle et telle façon ; chacun lui répond qu’il y est entré seul, qu’effrayé de le voir gesticuler ainsi, on a même été avertir madame, mais qu’il n’y a personne au château.
- – Personne, s’écrie le baron tout ému, j’y ai laissé six domestiques, sept enfants et ma femme.
- – Il n’y a personne, monsieur, lui répond-on.
Effrayé de plus en plus il vole à sa maison, il frappe, on ne répond pas, il enfonce une porte, il pénètre, du sang inondant les degrés lui annonce le malheur qui va l’anéantir, il ouvre une grande salle, il y voit sa femme, ses sept enfants et ses six domestiques, tous égorgés et jonchés à terre dans des attitudes différentes, au milieu des flots de leur sang. Il s’évanouit, quelques paysans dont les dépositions existent entrent et voient le même spectacle ; ils secourent leur maître, qui revient peu à peu à lui, qui les prie de rendre à cette malheureuse famille les derniers devoirs, et qui de ce même pas gagne à pied la Grande Chartreuse, où il est mort au bout de cinq ans dans les exercices de la plus haute piété.
Nous nous interdisons toute réflexion sur ce fait incompréhensible ; il existe, il ne peut se révoquer, mais il est inexplicable. Il faut éviter de croire aux chimères sans doute, mais quand une chose est universellement attestée, et qu’elle est du genre de singularité de celle-ci, il faut baisser la tête, fermer les yeux, et dire : Je ne comprends pas comment les mondes flottent dans l’espace, il peut donc y avoir aussi des choses sur la terre que je n’entende pas.
La fleur de châtaignier §
On prétend, je ne l’assurerais pas, mais quelques savants nous persuadent que la fleur de châtaignier a positivement la même odeur que cette semence prolifique qu’il plut à la nature de placer dans les reins de l’homme pour la reproduction de ses semblables.
Une jeune demoiselle d’environ quinze ans, qui n’était jamais sortie de la maison paternelle, se promenait un jour avec sa mère et un abbé coquet dans une allée de châtaigniers dont l’exhalaison de fleurs parfumait l’air dans le sens suspect que nous venons de prendre la liberté d’énoncer.
- – Oh mon Dieu, maman, la singulière odeur, dit la jeune personne à sa mère, ne s’apercevant pas d’où elle venait… mais sentez-vous, maman… c’est une odeur que je connais.
- – Taisez-vous donc, mademoiselle, ne dites pas de ces choses-là, je vous en prie.
- – Eh pourquoi donc, maman, je ne vois pas qu’il y ait de mal à vous dire que cette odeur ne m’est point étrangère, et très assurément elle ne me l’est pas.
- – Mais, mademoiselle…
- – Mais, maman, je la connais, vous dis-je ; monsieur l’abbé, dites-moi donc, je vous prie, quel mal je fais d’assurer maman que je connais cette odeur-là.
- – Mademoiselle, dit l’abbé en pinçant son jabot et flûtant le son de sa voix, il est bien certain que le mal en lui-même est peu de chose ; mais c’est que nous sommes ici sous des châtaigniers, et que nous autres naturalistes, nous admettons en botanique que la fleur de châtaignier…
- – Eh bien, la fleur de châtaignier ?
- – Eh bien, mademoiselle, c’est que ça sent le f…
L’instituteur philosophe §
De toutes les sciences qu’on inculque dans la tête d’un enfant lorsqu’on travaille à son éducation, les mystères du christianisme, quoique une des plus sublimes parties de cette éducation sans doute, ne sont pourtant celles qui s’introduisent avec le plus de facilités dans son jeune esprit. Persuader par exemple à un jeune homme de quatorze ou quinze ans que Dieu le père et Dieu le fils ne sont qu’un, que le fils est consubstantiel à son père et que le père l’est au fils, etc., tout cela, quelque nécessaire néanmoins que cela soit au bonheur de la vie, est plus difficile à faire entendre que de l’algèbre et lorsqu’on veut y réussir, on est obligé d’employer de certaines tournures physiques, de certaines explications matérielles qui, toutes disproportionnées qu’elles sont, facilitent pourtant à un jeune homme l’intelligence de l’objet mystérieux.
Personne n’était plus profondément pénétré de cette méthode que M. l’abbé Du Parquet, précepteur du jeune comte de Nerceuil, âgé d’environ quinze ans et de la plus jolie figure qu’il fût possible de voir.
- – M. l’abbé, disait journellement le petit comte à son instituteur, en vérité la consubstantialité est au-dessus de mes forces, il m’est absolument impossible d’entendre que deux personnes puissent n’en faire qu’une : développez-moi ce mystère, je vous en conjure, ou mettez-le du moins à ma portée.
L’honnête abbé, envieux de réussir dans son éducation, content de pouvoir faciliter à son élève tout ce qui pouvait en faire un jour un joli sujet, imagina un moyen assez plaisant d’aplanir les difficultés qui embarrassaient le comte, et ce moyen pris dans la nature devait nécessairement réussir. Il fit venir chez lui une petite fille de treize à quatorze ans et ayant bien éduqué la mignonne, il la conjoint à son jeune élève.
- – Eh bien, lui dit-il, à présent, mon ami, concevez le mystère de la consubstantialité : comprenez-vous avec moins de peine qu’il est possible que deux personnes n’en fassent qu’une ?
- – Oh mon Dieu, oui, monsieur l’abbé, dit le charmant énergumène, j’entends tout maintenant avec une facilité surprenante ; je ne m’étonne pas si ce mystère fait, dit-on, toute la joie des personnes célestes, car il est bien doux quand on est deux de s’amuser à ne faire qu’un.
Quelques jours après, le petit comte pria son instituteur de lui donner une autre leçon, parce que, prétendait-il, il y avait encore quelque chose dans le mystère qu’il n’entendait pas bien et qui ne pouvait s’expliquer qu’en le célébrant encore une fois, ainsi qu’il l’avait déjà fait. Le complaisant abbé que cette scène amusait vraisemblablement autant que son élève, fait revenir la petite fille et la leçon se recommence, mais cette fois, l’abbé singulièrement ému de la perspective délicieuse que le joli petit de Nerceuil lui présentait en se consubstantiant avec sa compagne, ne put tenir à se mettre en tiers dans l’explication de la parabole évangélique, et les beautés que ses mains doivent parcourir pour cela finissent bientôt par l’enflammer totalement.
- – Il me semble que ça va beaucoup trop vite, dit Du Parquet en captivant les reins du petit comte, trop d’élasticité dans les mouvements, d’où il résulte que la conjonction n’étant plus si intime présente moins bien l’image du mystère qu’il s’agit de démontrer ici… Si nous fixions, oui, de cette manière, dit le fripon en rendant à son écolier ce que celui-ci prête à la jeune fille.
- – Ah ! oh mon Dieu, que vous me faites de mal, monsieur l’abbé, dit le jeune enfant, mais cette cérémonie me paraît inutile ; que m’apprend-elle de plus au sujet du mystère ?
- – Eh ventrebleu, dit l’abbé en balbutiant de plaisir, ne vois-tu pas bien, mon cher ami, que je t’apprends tout à la fois ? C’est la trinité, mon enfant… c’est la trinité qu’aujourd’hui je t’explique, encore cinq ou six leçons pareilles et tu seras docteur en Sorbonne.
La prude ou
la rencontre imprévue §
M. de Sernenval, âgé d’environ quarante ans, possédant douze ou quinze mille livres de rente qu’il mangeait tranquillement à Paris, ne se mêlant plus du commerce dont il avait autrefois suivi la carrière, et se contentant pour toute distinction du titre honorable de bourgeois de Paris visant à l’échevinage, venait d’épouser depuis peu d’années la fille d’un de ses anciens confrères, âgée pour lors d’environ vingt-quatre ans. Rien de si frais, de si potelé, de si charnu, de si blanc que Mme de Sernenval : elle n’était pas faite comme les Grâces, mais elle était appétissante comme la mère des amours, elle n’avait pas le port d’une reine, mais elle avait tant de volupté dans l’ensemble, des yeux si tendres et si pleins de langueurs, une bouche si jolie, une gorge si ferme, si arrondie, et tout le reste si fait pour faire naître le désir, qu’il était bien peu de belles femmes à Paris [auxquelles] on ne l’eût préférée. Mais Mme de Sernenval, avec tant d’attraits dans le physique, avait un défaut capital dans l’esprit… une pruderie insoutenable, une dévotion excédante, et une sorte de pudeur si ridiculement excessive qu’il était impossible à son mari de pouvoir la décider à paraître dans ses sociétés. Poussant le bigotisme à l’extrême, il était très rare que Mme de Sernenval voulût passer une nuit entière avec son mari, et dans les moments mêmes qu’elle daignait lui accorder, c’était toujours avec d’excessives réserves, une chemise qu’on ne relevait jamais. Une œillère artistement pratiquée au portique du temple de l’hymen n’en permettait l’entrée qu’aux clauses expresses d’aucun attouchement déshonnête, et d’aucune conjonction charnelle ; on aurait mis Mme de Sernenval en fureur, si l’on avait voulu franchir les bornes qu’imposait sa modestie, et le mari qui l’eût essayé, eût peut-être couru les risques de ne plus recouvrer les bonnes grâces de cette sage et vertueuse femelle. M. de Sernenval riait de toutes ces mômeries, mais comme il adorait sa femme, il daignait respecter ses faiblesses ; quelquefois cependant il essayait de la prêcher, il lui prouvait de la façon la plus claire que ce n’est pas en passant sa vie dans des églises ou avec des prêtres qu’une honnête femme remplit réellement ses devoirs, que les premiers de tous sont ceux de sa maison, nécessairement négligés par une dévote, et qu’elle honorerait infiniment davantage les vues de l’Éternel en vivant d’une manière honnête dans le monde, qu’en allant s’enterrer dans des cloîtres, qu’il y avait infiniment plus de danger avec les étalons de Marie qu’avec ces amis sûrs dont elle refusait ridiculement la société.
- – Il faut que je vous connaisse et que je vous aime autant que je le fais, ajoutait à cela M. de Sernenval, pour n’être pas très inquiété de vous pendant toutes ces pratiques religieuses. Qui m’assure que vous ne vous oubliez pas quelquefois plutôt sur la molle couchette des lévites, qu’au pied des autels du dieu ? Rien de si dangereux que tous ces coquins de prêtres ; c’est toujours en parlant de Dieu qu’ils séduisent nos femmes et nos filles, et c’est toujours en son nom qu’ils nous déshonorent ou nous trompent. Croyez-moi, chère amie, on peut être honnête partout ; ce n’est ni dans la cellule du bonze, ni dans la niche de l’idole que la vertu érige son temple, c’est dans le cœur d’une femme sage, et les compagnies décentes que je vous offre n’ont rien qui ne s’allie au culte que vous lui devez… Vous passez dans le monde pour une de ses plus fidèles sectatrices : j’y crois ; mais quelle preuve ai-je que vous méritez réellement cette réputation ? Je croirais bien mieux, si je vous voyais résister à d’artificieuses attaques : ce n’est pas la femme qui se met dans le cas de n’être jamais séduite, dont la vertu est la mieux constatée, c’est celle qui est assez sûre d’elle pour s’exposer à tout sans rien craindre.
Mme de Sernenval ne répondait rien à cela, parce qu’en fait l’argument était sans réponse, mais elle pleurait, ressource commune des femmes faibles, séduites, ou fausses, et son mari n’osait pas pousser plus loin la leçon.
Les choses étaient en cet état lorsqu’un ancien ami de Sernenval, un nommé Desportes, arriva de Nancy pour le voir et conclure en même temps quelques affaires qu’il avait dans la capitale. Desportes était un bon vivant, de l’âge à peu près de son ami et ne haïssait aucun des plaisirs dont la nature bienfaisante a permis à l’homme de faire usage pour oublier les maux dont elle l’accable ; il ne résiste point à l’offre que lui fait Sernenval d’un logement chez lui, se réjouit du plaisir de le voir, et s’étonne en même temps de la sévérité de sa femme qui, du moment qu’elle sait cet étranger dans la maison, refuse absolument de paraître et ne descend plus même aux repas. Desportes croit qu’il gêne, il veut se loger ailleurs, Sernenval l’en empêche, et lui avoue enfin tous les ridicules de sa tendre épouse.
- – Pardonnons-lui, disait le mari crédule, elle rachète ces torts par tant de vertus qu’elle a obtenu mon indulgence, et j’ose te demander la tienne.
- – A la bonne heure, répond Desportes, dès qu’il n’y a rien de personnel pour moi, je lui passe tout, et les défauts de la femme de celui que j’aime ne seront jamais à mes yeux que des qualités respectables.
Sernenval embrasse son ami et l’on ne s’occupe plus que de plaisirs.
Si la stupidité de deux ou trois ganaches qui depuis cinquante ans régissent à Paris la partie des filles publiques et nommément celle d’un fripon espagnol qui gagnait le règne dernier cent mille écus par an à l’espèce d’inquisition dont on va parler, si le plat rigorisme de ces gens-là n’avait pas bêtement imaginé qu’une des plus célèbres manières de mener l’État, un des ressorts les plus sûrs du gouvernement, une des bases enfin de la vertu, était d’ordonner à ces créatures de rendre un compte exact de la partie de leur corps que fête le mieux l’individu qui les courtise, qu’entre un homme qui regarde un téton par exemple, ou un qui considère une chute de reins, il y a décidément la même différence qu’entre un honnête homme et un coquin, et que celui qui est tombé dans l’un ou l’autre de ces cas (c’est suivant la mode) doit nécessairement être le plus grand ennemi de l’État, sans ces méprisables platitudes, dis-je, il est certain que deux louables bourgeois dont l’un a une femme bigote, et dont l’autre est célibataire, pourraient aller passer très légitimement une heure ou deux chez ces demoiselles-là ; mais ces absurdes infamies glaçant le plaisir des citoyens, il ne vint pas à l’esprit de Sernenval de faire seulement soupçonner à Desportes ce genre de dissipation. Celui-ci s’en apercevant et ne se doutant pas des motifs, demanda à son ami pourquoi, lui ayant déjà proposé tous les plaisirs de la capitale, il ne lui avait point parlé de celui-là ? Sernenval objecte la stupide inquisition, Desportes en plaisante, et nonobstant les listes de m., les rapports de commissaires, les dépositions d’exempts et toutes les autres branches de friponnerie établies par le chef sur cette partie des plaisirs du manant de Lutèce, il dit à son ami qu’il voulait absolument souper avec des catins.
- – Écoute, répondit Sernenval, j’y consens, je te servirai même d’introducteur pour preuve de ma façon philosophique de penser sur cette matière, mais par une délicatesse que j’espère que tu ne blâmeras point, par les sentiments que je dois enfin à ma femme et qu’il n’est pas en moi de vaincre, tu permettras que je ne partage point tes plaisirs, je te les procurerai et en resterai là.
Desportes persifle un instant son ami, mais le voyant décidé à ne point se laisser entamer sur cet objet consent à tout, et l’on part.
La célèbre S. J. fut la prêtresse au temple de laquelle Sernenval imagina de faire sacrifier son ami.
- – C’est une femme sûre qu’il nous faut, dit Sernenval, une femme honnête ; cet ami pour lequel j’implore vos soins n’est que pour un instant à Paris, il ne voudrait pas rapporter un mauvais présent dans sa province et vous y perdre de réputation ; dites-nous franchement si vous avez ce qu’il lui faut et ce que vous désirez pour lui en procurer la jouissance.
- – Écoutez, reprit la S. J., je vois bien à qui j’ai l’honneur de m’adresser, ce n’est pas des gens comme vous que je trompe, je vais donc vous parler en honnête femme et mes procédés vous prouveront que je le suis. J’ai votre affaire, il ne s’agit que d’y mettre le prix, c’est une femme charmante, une créature qui vous ravira dès que vous l’entendrez… c’est enfin ce que nous appelons un morceau de prêtre, et vous savez que ces gens-là étant mes meilleures pratiques, je ne leur donne pas ce que j’ai de plus mauvais… Il y a trois jours que M. l’évêque de M. m’en donna vingt louis, l’archevêque de R. lui en fit gagner cinquante hier et ce matin encore elle m’en valut trente du coadjuteur de… Je vous l’offre pour dix et cela en vérité, messieurs, pour mériter l’honneur de votre estime, mais il faut être exact au jour et à l’heure, elle est en puissance de mari, et d’un mari jaloux qui n’a des yeux que pour elle ; ne pouvant jouir que d’instants dérobés, il ne faut donc pas manquer d’une minute ceux dont nous serons convenus…
Desportes marchanda un peu, jamais catin ne se paya dix louis dans toute la Lorraine, plus il cherchait à diminuer, plus on lui vantait la marchandise, bref il convint et le jour suivant, dix heures précises du matin, fut l’heure choisie pour le rendez-vous. Sernenval ne voulant point être de moitié dans cette partie, il n’était plus question d’un souper, moyennant quoi l’on avait pris ce moment de Desportes, bien aise d’expédier cette affaire-là de bonne heure pour pouvoir vaquer le reste du jour à d’autres devoirs plus essentiels à remplir. L’heure sonne, nos deux amis arrivent chez leur charmante entremetteuse, un boudoir où ne règne qu’un jour sombre et voluptueux, renferme la déesse où Desportes va sacrifier.
- – Heureux enfant de l’amour, lui dit Sernenval en le poussant dans le sanctuaire, vole dans les bras voluptueux que l’on étend vers toi, et viens seulement après me rendre compte de tes plaisirs ; je me réjouirai de ton bonheur, et ma joie sera d’autant plus pure que je n’en serai nullement jaloux.
Notre catéchumène s’introduit, trois heures entières suffisent à peine à son hommage, il revient enfin assurer son ami que de ses jours il ne vit rien de pareil et que la mère même des amours ne lui aurait pas donné tant de plaisirs.
- – Elle est donc délicieuse, dit Sernenval à demi enflammé.
- – Délicieuse ? ah je ne trouverais pas d’expression qui puisse te rendre ce qu’elle est, et dans cet instant-ci même où l’illusion doit être anéantie, je sens qu’il n’est aucun pinceau qui puisse peindre les torrents des délices dans lesquelles elle m’a plongé. Elle joint aux grâces qu’elle a reçues de la nature, un art si sensuel à les faire valoir, elle sait mettre un sel, un piquant si réel dans sa jouissance que j’en suis encore dans l’ivresse… Oh ! mon ami, tâtes-en, je t’en supplie, quelque habitude que tu puisses avoir des beautés de Paris, je suis bien sûr que tu m’avoueras que jamais aucune ne valut à tes yeux celle-là.
Sernenval toujours ferme, mais néanmoins ému d’un peu de curiosité, prie la S. J. de faire passer cette fille devant lui quand elle sortira du cabinet… On y consent, les deux amis se tiennent debout pour la mieux observer, et la princesse passe fièrement…
Juste ciel, que devient Sernenval quand il reconnaît sa femme, c’est elle… c’est cette prude qui, n’osant descendre par pudeur devant un ami de son époux, a l’impudence de venir se prostituer dans une telle maison.
- – Misérable ! s’écrie-t-il en fureur…
Mais c’est en vain qu’il veut s’élancer sur cette créature perfide, elle l’avait reconnu aussi vite qu’elle avait été aperçue et elle était déjà loin du logis. Sernenval, dans un état difficile à dire, veut s’en prendre à la S. J. ; celle-ci s’excuse sur l’ignorance où elle est, elle assure Sernenval qu’il y a plus de dix ans, c’est-à-dire bien antérieurement au mariage de cet infortuné, que cette jeune personne fait des parties chez elle.
- – La scélérate ! s’écrie le malheureux époux, que son ami s’efforce en vain de consoler… mais non, que cela soit fini, le mépris est tout ce que je lui dois, qu’elle soit à jamais couverte du mien et que j’apprenne par cette cruelle épreuve, que ce n’est jamais d’après le masque hypocrite des femmes qu’il faut s’aviser de les juger.
Sernenval revint chez lui, mais il n’y trouva plus sa catin, elle avait déjà pris son parti, il ne s’en inquiéta pas ; son ami n’osant plus soutenir sa présence après ce qui s’était passé, se sépara le lendemain de lui, et l’infortuné Sernenval isolé, pénétré de honte et de douleur, fit un in-quarto contre les épouses hypocrites qui ne corrigea point les femmes et que les hommes ne lurent jamais.
Émilie de Tourville
ou la cruauté fraternelle §
Rien n’est sacré dans une famille comme l’honneur de ses membres, mais si ce trésor vient à se ternir, tout précieux qu’il puisse être, ceux qui sont intéressés à le défendre le doivent-ils au prix de se charger eux-mêmes du rôle humiliant de persécuteur des malheureuses créatures qui les offensent ? Ne serait-il pas raisonnable de mettre en compensation les horreurs dont ils tourmentent leur victime, et cette lésion souvent chimérique qu’ils se plaignent d’avoir reçue ? Quel est enfin le plus coupable aux yeux de la raison, ou d’une fille faible et trompée, ou d’un parent quelconque qui pour s’ériger en vengeur d’une famille, devient le bourreau de cette infortunée ? L’événement que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs fera peut-être décider la question.
Le comte de Luxeuil, lieutenant général, homme d’environ cinquante-six à cinquante-sept ans, revenait en poste d’une de ses terres de Picardie, lorsqu’en passant dans la forêt de Compiègne, à environ six heures du soir vers la fin de novembre, il entendit des cris de femme qui lui parurent venir du coin d’une des routes, voisine du grand chemin qu’il traversait ; il arrête, et ordonne à son valet de chambre qui courait à côté de la chaise d’aller voir ce que c’est. On lui rapporte que c’est une jeune fille de seize à dix-sept ans, noyée dans son sang, sans qu’il soit possible pourtant de distinguer où sont ses blessures et qui demande à être secourue ; le comte descend aussitôt lui-même, il vole à cette infortunée, il a de la peine également, à cause de l’obscurité, à discerner d’où peut venir le sang qu’elle perd, mais sur les réponses qu’on lui fait, il voit enfin que c’est de la veine des bras où l’on a coutume de saigner.
- – Mademoiselle, dit le comte après avoir soigné cette créature autant qu’il est en lui, je ne suis pas ici en situation de vous demander les causes de vos malheurs, et vous n’êtes guère en état de me les apprendre : montez dans ma voiture, je vous prie, et que nos soins uniques maintenant soient pour vous de vous tranquilliser et pour moi de vous secourir.
En disant cela M. de Luxeuil, aidé de son valet de chambre, porte cette pauvre demoiselle dans la chaise, et l’on part.
A peine cette intéressante personne se vit-elle en sûreté, qu’elle voulut balbutier quelques expressions de reconnaissance, mais le comte la suppliant de ne point parler, lui dit :
- – Demain, mademoiselle, demain vous m’apprendrez, j’espère, tout ce qui vous concerne, mais aujourd’hui, par l’autorité que me donnent sur vous et mon âge et le bonheur que j’ai eu de vous être utile, je vous demande avec instance de ne penser qu’à vous calmer.
On arrive ; pour éviter l’éclat, 1e comte fait envelopper sa protégée d’un manteau d’homme et la fait conduire par son valet de chambre dans un appartement commode à l’extrémité de son hôtel, où il la vient voir, dès qu’il a reçu les embrassements de sa femme et de son fils qui l’attendaient l’un et l’autre à souper ce soir-là.
Le comte, en venant voir sa malade, amenait avec lui un chirurgien ; la jeune personne est visitée, on la trouve dans un abattement inexprimable, la pâleur de son teint semblait presque annoncer qu’il lui restait à peine quelques instants à vivre, cependant elle n’avait aucune blessure ; à l’égard de sa faiblesse, elle venait, dit-elle, de l’énorme quantité de sang qu’elle perdait journellement depuis trois mois, et comme elle allait dire au comte la cause surnaturelle de cette perte prodigieuse, elle tomba en faiblesse, et le chirurgien déclara qu’il fallait la laisser tranquille et se contenter de lui administrer des restaurants et des cordiaux.
Notre jeune infortunée passa une assez bonne nuit, mais de six jours elle ne fut en état d’instruire son bienfaiteur des événements qui la concernaient ; le septième au soir à la fin, tout le monde ignorant encore dans la maison du comte qu’elle y était cachée, et elle-même, par les précautions prises, ne sachant pas non plus où elle était, elle supplia le comte de l’entendre et de lui accorder surtout son indulgence, quelles que fussent les fautes qu’elle allait avouer. M. de Luxeuil prit un siège, assura sa protégée qu’il ne lui enlèverait jamais l’intérêt qu’elle était faite pour inspirer, et notre belle aventurière commença ainsi le récit de ses malheurs.
Histoire de mademoiselle de Tourville.
Je suis fille, monsieur, du président de Tourville, trop connu et trop distingué dans son état pour être méconnu de vous. Depuis deux ans que je suis sortie du couvent, je n’ai jamais quitté la maison de mon père ; ayant perdu ma mère très jeune, lui seul prenait soin de mon éducation, et je puis dire qu’il ne négligeait rien pour me donner toutes les grâces et tous les agréments de mon sexe. Ces attentions, ces projets qu’annonçait mon père de me marier le plus avantageusement qu’il serait possible, peut-être même un peu de prédilection, tout cela, dis-je, éveilla bientôt la jalousie de mes frères, dont l’un, président depuis trois ans, vient d’atteindre sa vingt-sixième année et l’autre, conseiller plus nouvellement, en a bientôt vingt-quatre.
Je ne m’imaginais pas être aussi fortement haïe d’eux que j’ai lieu d’en être aujourd’hui convaincue ; n’ayant rien fait pour mériter ces sentiments de leur part, je vivais dans la douce illusion qu’ils me rendaient ceux que mon cœur formait innocemment pour eux. Oh, juste ciel, comme je me trompais ! Excepté le moment des soins de mon éducation, je jouissais chez mon père de la plus grande liberté ; s’en rapportant de ma conduite à moi seule, il ne me contraignait sur rien, et j’avais même depuis près de dix-huit mois la permission de me promener les matins avec ma femme de chambre, ou sur la terrasse des Tuileries, ou sur le rempart auprès duquel nous demeurons, et de faire de même avec elle, soit en me promenant, soit dans une voiture de mon père, quelque visite chez mes amies et mes parentes, pourvu que ce ne fût pas à des heures où une jeune personne ne peut guère être seule au milieu d’un cercle. Toute la cause de mes malheurs vient de cette funeste liberté, voilà pourquoi je vous en parle, monsieur, plût à Dieu ne l’avoir jamais eue.
Il y a un an que me promenant, comme je viens de vous le dire, avec ma femme de chambre qui se nomme Julie, dans une allée obscure des Tuileries, où je me croyais plus seule que sur la terrasse, et où il me semblait que je respirais un air plus pur, six jeunes étourdis nous abordent, et nous font voir par l’indignité de leurs propos, qu’ils nous prennent l’une et l’autre pour ce qu’on appelle des filles. Horriblement embarrassée d’une telle scène, et ne sachant comment échapper, j’allais chercher mon salut dans la fuite, lorsqu’un jeune homme que j’étais dans l’usage de voir très souvent promener seul à peu près aux mêmes heures que moi, et dont l’extérieur n’annonçait rien que d’honnête, vint à passer comme j’étais dans ce cruel embarras.
- – Monsieur, m’écriai-je en l’appelant à moi, je n’ai pas l’honneur d’être connue de vous, mais nous nous rencontrons ici presque tous les matins ; ce que vous avez pu voir de moi doit vous avoir convaincu, je me flatte, que je ne suis pas une fille à aventure ; je vous demande avec instance de me donner la main pour me ramener chez moi et de me délivrer de ces bandits.
M. de …, vous me permettrez de taire son nom, trop de raisons m’y engagent, accourt aussitôt, il écarte les polissons qui m’entourent, les convainc de leur erreur par l’air de politesse et de respect dont il m’aborde, prend mon bras, et me sort aussitôt du jardin.
- – Mademoiselle, me dit-il un peu avant que d’être à notre porte, je crois prudent de vous quitter ici ; si je vous conduis jusque chez vous, il faudra en dire le sujet ; peut-être naîtra-t-il de là une défense de vous promener seule davantage ; cachez donc ce qui vient d’arriver, et continuez de venir comme vous faites dans cette même allée, puisque ça vous amuse et que vos parents vous le permettent. Je ne manquerai pas un seul jour de m’y rendre et vous m’y trouverez toujours prêt à perdre la vie, s’il le faut, pour m’opposer à ce qu’on trouble votre tranquillité.
Une telle précaution, une offre si obligeante, tout cela me fit jeter les yeux sur ce jeune homme, avec un peu plus d’intérêt que je n’avais imaginé de le faire jusqu’alors ; le trouvant de deux ou trois ans plus âgé que moi et d’une figure charmante, je rougis en le remerciant, et les traits enflammés de ce dieu séduisant qui fait mon malheur aujourd’hui pénétrèrent jusqu’à mon cœur, avant que j’eusse le temps de m’y opposer. Nous nous séparâmes, mais je crus voir à la manière dont M. de … me quittait, que j’avais fait sur lui la même impression qu’il venait de produire en moi. Je rentrai chez mon père, je me gardai bien de rien dire et revins le lendemain dans la même allée, conduite par un sentiment plus fort que moi, qui m’eût fait braver tous les dangers qui eussent pu s’y rencontrer… que dis-je, qui peut-être me les eût fait désirer, pour avoir le plaisir d’en être délivrée par le même homme… Je vous peins mon âme, monsieur, peut-être avec trop de naïveté, mais vous m’avez promis de l’indulgence et chaque nouveau trait de mon histoire va vous faire voir si j’en ai besoin ; ce n’est pas la seule imprudence que vous me verrez faire, ce ne sera pas la seule fois où j’aurai besoin de votre pitié.
M. de … parut dans l’allée six minutes après moi, et m’abordant dès qu’il me vit :
- – Oserai-je vous demander, mademoiselle, me dit-il, si l’aventure d’hier n’a fait aucun bruit, et si vous n’en avez éprouvé nulle peine ?
Je l’assurai que non, je lui dis que j’avais profité de ses conseils, que je l’en remerciais et que je me flattais que rien ne dérangerait le plaisir que je prenais à venir ainsi respirer le matin.
- – Si vous y trouvez quelques charmes, mademoiselle, reprit M. de … avec le ton le plus honnête, ceux qui ont le bonheur de vous y rencontrer en éprouvent de plus vifs sans doute, et si j’ai pris la liberté de vous conseiller hier de ne rien hasarder de ce qui pourrait déranger vos promenades, en vérité vous ne m’en devez point de reconnaissance : j’ose vous assurer, mademoiselle, que j’ai moins travaillé pour vous que pour moi.
Et ses regards, en disant cela, se tournaient vers les miens avec tant d’expression… oh monsieur, fallait-il que ce fût à cet homme si doux que je dusse un jour mes malheurs ! Je répondis honnêtement à son propos, la conversation s’engagea, nous fîmes deux tours ensemble et M. de … ne me quitta point sans me conjurer de lui apprendre à qui il était assez heureux pour avoir rendu service la veille ; je ne crus pas devoir le lui cacher, il me dit de même qui il était et nous nous séparâmes. Pendant près d’un mois, monsieur, nous n’avons cessé de nous voir ainsi presque tous les jours, et ce mois, comme vous l’imaginez aisément ne se passa point sans que nous ne nous fussions avoué l’un à l’autre les sentiments que nous éprouvions, et sans que nous ne nous fussions juré de les ressentir sans cesse.
Enfin M. de … me supplia de lui permettre de me voir dans un endroit moins gêné qu’un jardin public.
- – Je n’ose me présenter chez M. votre père, belle Émilie, me dit-il ; n’ayant jamais eu l’honneur de le connaître, il soupçonnerait bientôt le motif qui m’attirerait chez lui, et au lieu que cette démarche dût étayer nos projets, peut-être leur nuirait-elle beaucoup ; mais si réellement vous êtes assez bonne, assez compatissante pour ne vouloir pas me laisser mourir du chagrin de ne plus me voir accorder ce que j’ose exiger de vous, je vous indiquerai des moyens.
Je refusai d’abord de les entendre, et fus bientôt assez faible pour les lui demander. Ces moyens, monsieur, étaient de nous voir trois fois la semaine chez une Mme Berceil, marchande de modes rue des Arcis, de la prudence et de l’honnêteté de laquelle M. de … me répondait comme de sa mère même.
- – Puisqu’on vous permet de voir Mme votre tante qui demeure, m’avez-vous dit, assez près de là, il faudra faire semblant d’aller chez cette tante, lui faire effectivement de courtes visites, et venir passer le reste du temps que vous lui auriez donné chez la femme que je vous indique ; votre tante interrogée répondra qu’elle vous reçoit effectivement au jour où vous aurez dit que vous allez la voir, il ne s’agit donc plus que de mesurer le temps des visites, et c’est ce que vous pouvez être bien sûre qu’on ne s’avisera jamais de faire, dès qu’on a de la confiance en vous.
Je ne vous dirai point, monsieur, tout ce que j’objectai à M. de … pour le détourner de ce projet et pour lui en faire sentir les inconvénients ; à quoi servirait-il que je vous fisse part de mes résistances, puisque je finis par succomber ? Je promis à M. de … tout ce qu’il voulut, vingt louis qu’il donna à Julie sans que je le susse mirent cette fille entièrement dans ses intérêts, et je ne travaillai plus qu’à ma perte. Pour la rendre encore plus complète, pour m’enivrer plus longtemps et plus à loisir du doux poison qui coulait sur mon cœur, je fis une fausse confidence à ma tante, je lui dis qu’une jeune dame de mes amies (à qui j’avais donné le mot et qui devait répondre en conséquence) voulait bien avoir pour moi la bonté de me conduire trois fois la semaine dans sa loge aux Français, que je n’osais pas en faire part à mon père de peur qu’il ne s’y opposât, mais que je dirais que je venais chez elle, et que je la suppliais de le certifier ; après un peu de peine, ma tante ne put résister à mes instances, nous convînmes que Julie viendrait à ma place, et qu’en revenant du spectacle je la prendrais en passant pour rentrer ensemble à la maison. J’embrassai mille fois ma tante : fatal aveuglement des passions, je la remerciais de ce qu’elle se prêtait à ma perte, de ce qu’elle ouvrait la porte aux égarements qui allaient me mettre aux bords du tombeau !
Nos rendez-vous commencèrent enfin chez la Berceil ; son magasin était superbe, sa maison fort décente, et elle-même une femme d’environ quarante ans à laquelle je crus qu’on pouvait accorder toute confiance. Hélas, je n’en eus que trop et pour elle et pour mon amant… le perfide, il est temps de vous l’avouer, monsieur… à la sixième fois que je le vis dans cette fatale maison, il prit un tel empire sur moi, il sut me séduire à tel point qu’il abusa de ma faiblesse et que je devins dans ses bras l’idole de sa passion et la victime de la mienne. Cruels plaisirs, que vous m’avez déjà coûté de pleurs, et de combien de remords vous déchirerez encore mon âme jusqu’au dernier instant de ma vie !
Un an se passa dans cette funeste illusion, monsieur, je venais d’atteindre ma dix-septième année ; mon père me parlait chaque jour d’un établissement, et vous jugez si je frémissais de ces propositions, lorsqu’une fatale aventure vint enfin me précipiter dans l’abîme éternel où je me suis plongée. Triste permission de la Providence sans doute, qui a voulu qu’une chose où je n’avais aucun tort fût celle qui dût servir à me punir de mes fautes réelles, afin de faire voir que nous ne lui échappons jamais, qu’elle suit partout celui qui s’égare, et que c’est de l’événement qu’il soupçonne le moins, qu’elle fait naître insensiblement celui qui doit servir à la venger.
M. de … m’avait prévenue un jour que quelque affaire indispensable le priverait du plaisir de m’entretenir les trois heures entières que nous avions coutume d’être ensemble, qu’il viendrait pourtant quelques minutes avant la fin de notre rendez-vous, encore que pour ne rien déranger à notre marche ordinaire, je vinsse toujours passer chez la Berceil le temps que j’avais coutume d’y être, qu’au fait, pour une heure ou deux, je m’amuserais toujours plus avec cette marchande et ses filles que je ne ferais toute seule chez mon père ; je croyais être assez sûre de cette femme pour n’éprouver aucun obstacle à ce que me proposait mon amant ; je promis donc que je viendrais en le suppliant de ne se point faire trop attendre. Il m’assura qu’il se débarrasserait le plus tôt possible, et j’arrivai ; ô jour affreux pour moi !
La Berceil me reçut à l’entrée de sa boutique, sans me permettre de monter chez elle comme elle avait coutume de faire.
- – Mademoiselle, me dit-elle dès qu’elle me vit, je suis enchantée que M. de … ne puisse se rendre ce soir ici de bonne heure, j’ai quelque chose à vous confier que je n’ose lui dire, quelque chose qui exige que nous sortions toutes deux bien vite un instant, ce que nous n’aurions pu faire s’il était ici.
- – Et de quoi s’agit-il donc, madame, dis-je un peu effrayée de ce début.
- – D’un rien, mademoiselle, d’un rien, continua la Berceil, commencez par vous calmer, c’est la chose du monde la plus simple ; ma mère s’est aperçue de votre intrigue, c’est une vieille mégère scrupuleuse comme un confesseur et que je ménage à cause de ses écus, elle ne veut décidément plus que je vous reçoive, je n’ose le dire à M. de …, mais voici ce que j’ai imaginé. Je vais vous mener promptement chez une de mes compagnes, femme de mon âge et tout aussi sûre que moi, je vous ferai faire connaissance avec elle ; si elle vous plaît, vous avouerez à M. de … que je vous y ai menée, que c’est une femme honnête et que vous trouvez très bon que vos rendez-vous se passent là ; si elle vous déplaît, ce que je suis bien loin de craindre, comme nous n’aurons été qu’un instant, vous lui cacherez notre démarche ; alors je prendrai sur moi de lui avouer que je ne peux plus lui prêter ma maison et vous aviserez de concert à trouver quelques autres moyens de vous voir.
Ce que cette femme me disait était si simple, l’air et le ton qu’elle employait si naturels, ma confiance si entière et ma candeur si parfaite, que je ne trouvai pas la plus petite difficulté à lui accorder ce qu’elle demandait ; il ne me vint que des regrets sur l’impossibilité où elle était, disait-elle, de nous continuer ses services, je les lui témoignai de tout mon cœur, et nous sortîmes. La maison où l’on me conduisait était dans la même rue, à soixante ou quatre-vingts pas de distance au plus de celle de la Berceil ; rien ne me déplut à l’extérieur, une porte cochère, de belles croisées sur la rue, un air de décence et de propreté partout ; cependant une voix secrète semblait crier au fond de mon cœur, que quelque événement singulier m’attendait dans cette fatale maison ; j’éprouvais une sorte de répugnance à chaque degré que je montais, tout semblait me dire : Où vas-tu, malheureuse, éloigne-toi de ces lieux perfides… Nous arrivâmes pourtant, nous entrâmes dans une assez belle antichambre où nous ne trouvâmes personne et de là dans un salon qui se referma aussitôt sur nous, comme s’il y eût eu quelqu’un de caché derrière la porte… Je frémis, il faisait très sombre dans ce salon, à peine y voyait-on à se conduire ; nous n’y eûmes pas fait trois pas, que je me sentis saisie par deux femmes, alors un cabinet s’ouvrit et j’y vis un homme d’environ cinquante ans au milieu de deux autres femmes qui crièrent à celles qui m’avaient saisie : Déshabillez-la, déshabillez-la et ne l’amenez ici que toute nue. Revenue du trouble où j’étais quand ces femmes avaient mis la main sur moi, et voyant que mon salut dépendait plutôt de mes cris que de mes frayeurs, j’en poussai d’épouvantables. La Berceil fit tout ce qu’elle put pour me calmer.
- – C’est l’affaire d’une minute, mademoiselle, disait-elle, un peu de complaisance, je vous en conjure, et vous me faites gagner cinquante louis.
- – Mégère infâme, m’écriai-je, n’imagine pas trafiquer ainsi de mon honneur, je vais m’élancer par les fenêtres si tu ne me fais sortir d’ici à l’instant.
- – Vous n’iriez que dans une cour à nous où vous seriez bientôt reprise, mon enfant, dit une de ces scélérates, en arrachant mes habits, ainsi croyez-moi, votre plus court est de vous laisser faire…
Oh monsieur, épargnez-moi le reste de ces horribles détails, je fus mise nue en un instant, on intercepta mes cris par des précautions barbares, et je fus traînée vers l’homme indigne, qui se faisant un jeu de mes larmes et s’amusant de mes résistances, ne s’occupait qu’à s’assurer de la malheureuse victime dont il déchirait le cœur ; deux femmes ne cessèrent de me tenir et de me livrer à ce monstre, et maître de faire tout ce qu’il voulut, il n’éteignit pourtant les feux de sa coupable ardeur que par des attouchements et des baisers impurs, qui me laissèrent sans outrages…
On m’aida promptement à me rhabiller, et l’on me remit entre les mains de la Berceil, anéantie, confondue, livrée à une sorte de douleur sombre et amère qui glaçait mes larmes au fond de mon cœur ; je jetai des regards furieux sur cette femme…
- – Mademoiselle, me dit-elle dans un trouble affreux, encore dans l’antichambre de cette funeste maison, je sens toute l’horreur que je viens de faire, mais je vous conjure de me la pardonner… et de réfléchir au moins avant que de vous livrer à l’idée de faire un éclat ; si vous révélez ceci à M. de …, vous aurez beau dire qu’on vous a entraînée, c’est une espèce de faute qu’il ne vous pardonnera jamais, et vous vous brouillerez pour toujours avec l’homme du monde qu’il vous importe le plus de ménager, puisque vous n’avez plus de moyen de réparer l’honneur qu’il vous enlève qu’en l’engageant à vous épouser. Or soyez sûre qu’il ne le fera jamais si vous lui dites ce qui vient de se passer.
- – Malheureuse, pourquoi donc m’as-tu précipitée dans cet abîme, pourquoi m’as-tu mise dans une telle situation qu’il faut que je trompe mon amant, ou que je perde et mon honneur et lui ?
- – Doucement, mademoiselle, ne parlons plus de ce qui est fait, le temps presse, ne nous occupons que de ce qu’il faut faire. Si vous parlez, vous êtes perdue ; si vous ne dites mot, ma maison vous sera toujours ouverte, jamais vous ne serez trahie par qui que ce soit, et vous vous maintenez avec votre amant ; voyez si la petite satisfaction d’une vengeance dont je me moquerai dans le fond, parce qu’ayant votre secret, j’empêcherai toujours bien M. de … de me nuire, voyez, dis-je, si le petit plaisir de cette vengeance vous dédommagera de tous les chagrins qu’elle entraîne…
Sentant bien alors à quelle indigne femme j’avais affaire, et pénétrée de la force de ses raisons, quelques affreuses qu’elles fussent :
- – Sortons, madame, sortons, lui dis-je, ne me laissez pas plus longtemps ici, je ne dirai mot, faites-en de même ; je me servirai de vous, puisque je ne pourrais rompre sans dévoiler des infamies qu’il m’est important de taire, mais j’aurai du moins pour satisfaction au fond de mon cœur de vous haïr et de vous mépriser autant que vous méritez de l’être.
Nous revînmes chez la Berceil… Juste ciel, de quel nouveau trouble fus-je saisie quand on nous dit que M. de … y était venu, qu’on lui avait dit que madame était sortie pour affaires pressées et que mademoiselle n’était pas encore venue, et en même temps une des filles de la maison me remit un billet qu’il avait écrit à la hâte pour moi. Il contenait seulement ces mots : « Je ne vous trouve point, j’imagine que vous n’avez pu vous rendre à l’heure accoutumée, je ne pourrai vous voir ce soir, il m’est impossible d’attendre, à après-demain sans faute. »
Ce billet ne me calma point, le froid dont il était me paraissait de mauvais augure… ne pas m’attendre, si peu d’impatience… tout cela m’agitait à un point qu’il m’est impossible de vous rendre ; ne pouvait-il pas s’être aperçu de notre démarche, nous avoir suivies, et s’il l’avait fait, n’étais-je une fille perdue ? La Berceil, aussi inquiète que moi, interrogea tout le monde, on lui dit que M. de … était venu trois minutes après que nous avions été sorties, qu’il avait paru fort inquiet, qu’il s’était retiré sur-le-champ et qu’il était revenu écrire ce billet peut-être une demi-heure ensuite. Plus inquiète encore, j’envoyai chercher une voiture… mais croiriez-vous, monsieur, jusqu’à quel point d’effronterie cette indigne femme osa porter le vice ?
- – Mademoiselle, me dit-elle en me voyant partir, ne dites jamais mot de ceci, je ne cesse de vous le recommander, mais si malheureusement vous venez à vous brouiller avec M. de …, croyez-moi, profitez de votre liberté pour faire des parties, cela vaut bien mieux qu’un amant ; je sais que vous êtes une demoiselle comme il faut, mais que vous êtes jeune, on vous donne sûrement très peu d’argent, et jolie comme vous êtes, je vous en ferai gagner tant que vous voudrez… Allez, allez, vous n’êtes pas la seule, et il y en a telles qui font bien les huppées, qui épousent, comme vous pourrez faire un jour, des comtes ou des marquis, et qui soit d’elles-mêmes, soit par l’entremise de leur gouvernante, nous ont passé par les mains comme vous ; nous avons des gens exprès pour des petites poupées de votre sorte, vous l’avez bien vu, on s’en sert comme d’une rose, on les respire et on ne les flétrit pas ; adieu, ma belle, ne nous boudons point de toute façon, vous voyez bien que je peux encore vous être utile.
Je jetai un coup d’œil d’horreur sur cette créature, et sortis promptement sans lui répondre ; je repris Julie chez ma tante, comme j’avais coutume de faire, et je rentrai à la maison.
Je n’avais plus de moyen de rien faire dire à M. de …, nous voyant trois fois de la semaine, nous n’étions pas dans l’usage de nous écrire, il fallut donc attendre l’époque du rendez-vous… Qu’allait-il me dire… que lui répondrais-je ? lui ferais-je un mystère de ce qui s’était passé, n’y avait-il pas le plus grand danger dans le cas où cela vînt à se découvrir, n’était-il pas bien plus prudent de lui tout avouer ?… Toutes ces différentes combinaisons me tenaient dans un état d’inquiétude inexprimable. Enfin je me déterminai à suivre le conseil de la Berceil, et bien sûre que cette femme était la première intéressée au secret, je me résolus à l’imiter et à ne rien dire… Eh juste ciel, de quoi me servaient toutes ces combinaisons, puisque je ne devais plus revoir mon amant et que la foudre qui allait éclater sur ma tête, étincelait déjà de toutes parts !
Mon frère aîné me demanda, le lendemain de cette affaire, pourquoi je me permettais de sortir ainsi toute seule un aussi grand nombre de fois dans la semaine et à de pareilles heures.
- – Je vais passer la soirée chez ma tante, lui dis-je.
- – Cela est faux, Émilie, il y a un mois que vous n’y avez mis les pieds.
- – Eh bien, mon cher frère, répondis-je en tremblant, je vais vous avouer tout : une de mes amies que vous connaissez bien, Mme de Saint-Clair, a la complaisance de me mener trois fois la semaine dans sa loge aux Français, je n’ai osé en rien dire, de peur que mon père ne le désapprouvât, mais ma tante le sait à merveille.
- – Vous allez au spectacle, me dit mon frère, vous auriez pu me le dire, je vous y aurais accompagnée, et la démarche devenait plus simple… mais seule avec une femme qui ne vous appartient en rien et presque aussi jeune que vous…
- – Allons, allons, mon ami, dit mon autre frère qui venait de s’approcher pendant l’entretien, mademoiselle a ses plaisirs, il ne faut pas les troubler… elle cherche un époux, assurément, ils s’offriront en foule avec cette conduite…
Et tous deux me tournèrent sèchement le dos. Cette conversation m’effraya ; cependant mon frère aîné paraissant assez convaincu de l’histoire de la loge, je crus avoir réussi à le tromper et qu’il s’en tiendrait là : d’ailleurs, en eussent-ils dit l’un et l’autre davantage, à moins qu’on ne m’eût enfermée, rien au monde n’eût été assez violent pour m’empêcher d’aller au rendez-vous prochain ; il me devenait trop essentiel de m’éclaircir avec mon amant, pour que rien au monde pût me priver de l’aller voir.
A l’égard de mon père, il était toujours le même, m’idolâtrant, ne soupçonnant aucun de mes torts, et ne me gênant jamais sur rien. Qu’il est cruel d’avoir à tromper de tels parents, et que les remords qui en naissent sèment d’épines sur les plaisirs qu’on achète aux dépens de trahisons de cette espèce ! Funeste exemple, cruelle passion, puissiez-vous garantir de mes erreurs celles qui seront dans le même cas que moi, et puissent les peines que m’ont coûtées mes criminels plaisirs, les arrêter au moins sur le bord de l’abîme, si elles apprennent jamais ma déplorable histoire.
Le jour fatal arrive enfin, je prends Julie, et m’esquive comme à mon ordinaire, je la laisse chez ma tante et gagne promptement dans mon fiacre la maison de la Berceil. Je descends… Le silence, l’obscurité, qui règnent dans cette maison, m’alarment étonnamment d’abord… aucun visage connu ne se présente à moi, il ne paraît qu’une vieille femme que je n’avais jamais vue et que j’allais trop voir pour mon malheur, qui me dit de m’arrêter dans la pièce où je suis, que M. de …, elle me le nomme, va venir à l’instant m’y trouver. Un froid universel s’empare de mes sens, et je tombe sur un fauteuil sans avoir la force de dire une parole ; à peine y suis-je que mes deux frères se présentent à moi, le pistolet à la main.
- – Malheureuse, s’écrie l’aîné, voilà donc comme tu nous en imposes ; si tu fais la moindre résistance, si tu jettes un cri, tu es morte. Suis-nous, nous allons t’apprendre à trahir à la fois ta famille que tu déshonores, et l’amant à qui tu te livrais.
A ces derniers mots, la connaissance m’abandonna tout à fait, et je ne repris mes sens que pour me trouver dans le fond d’un carrosse qui me parut aller fort vite, entre mes deux frères et la vieille dont je viens de parler, les jambes attachées, et les deux mains serrées dans un mouchoir ; les larmes, contenues jusqu’alors par l’excès de ma douleur, se firent passage avec abondance et je fus une heure dans un état qui, quelque coupable que je pusse être, aurait attendri tout autre que les deux bourreaux dont je dépendais. Ils ne me parlèrent pas de la route, j’imitai leur silence et m’abîmai dans ma douleur ; nous arrivâmes enfin le lendemain à onze heures du matin, entre Coucy et Noyon, dans un château situé au fond d’un bois, appartenant à mon frère aîné ; la voiture entra dans la cour, on m’ordonna d’y rester, jusqu’à ce que les chevaux et les domestiques furent écartés ; alors mon frère aîné vint me chercher. « Suivez-moi », me dit-il brutalement après m’avoir détachée… J’obéis en tremblant… Dieu, quel est mon effroi, en apercevant le lieu d’horreur qui va me servir de retraite ! c’était une chambre basse, sombre, humide et obscure, fermée de barreaux de toutes parts et ne tirant un peu de jour que par une fenêtre donnant sur un large fossé plein d’eau.
- – Voilà votre habitation, mademoiselle, me dirent mes frères, une fille qui déshonore sa famille ne peut être bien qu’ici… Votre nourriture sera proportionnée au reste du traitement, voilà ce qu’on vous donnera, continuèrent-ils en me montrant un morceau de pain tel que celui qu’on donne à des animaux, et comme nous ne voulons pas vous faire souffrir longtemps, que d’un autre côté, nous voulons vous enlever tout moyen de sortir d’ici, ces deux femmes, dirent-ils en me montrant la vieille et une autre à peu près pareille que nous avions trouvée dans le château, ces deux femmes seront chargées de vous saigner des deux bras autant de fois par semaine que vous alliez trouver M. de … chez la Berceil ; insensiblement, nous l’espérons du moins, ce régime vous conduira au tombeau et nous ne serons réellement tranquilles que quand nous apprendrons que la famille est débarrassée d’un monstre tel que vous.
A ces mots, ils ordonnent à ces femmes de me saisir, et devant eux les scélérats, monsieur, pardonnez-moi cette expression, devant eux… les cruels me firent saigner des deux bras à la fois et ne firent arrêter ce cruel traitement que quand ils me virent sans connaissance… Revenue à moi, je les trouvai s’applaudissant de leur barbarie, et comme s’ils eussent voulu que tous les coups me fussent portés à la fois, comme s’ils se fussent délectés à déchirer mon cœur au même instant qu’ils répandaient mon sang, l’aîné tira une lettre de sa poche, et me la présentant :
- – Lisez, mademoiselle, me dit-il, lisez, et connaissez celui à qui vous devez vos maux…
J’ouvre en tremblant, à peine mes yeux ont-ils la force de reconnaître ces funestes caractères : ô grand Dieu… c’était mon amant lui-même, c’était lui qui me trahissait ; voilà ce que contenait cette cruelle lettre, les mots en sont en traits de sang encore imprimés sur mon cœur.
« J’ai fait la folie d’aimer votre sœur, monsieur, et l’imprudence de la déshonorer ; j’allais réparer tout ; dévoré par mes remords, j’allais tomber aux pieds de votre père, m’avouer coupable et lui demander sa fille ; j’aurais été sûr de l’aveu du mien et j’étais fait pour vous appartenir ; au moment où se formaient ces résolutions… mes yeux, mes propres yeux me convainquent que je n’ai affaire qu’à une catin qui sous l’ombre des rendez-vous que dirigeait un sentiment honnête et pur, osait aller assouvir les infâmes désirs du plus crapuleux des hommes. N’attendez donc plus aucune réparation de moi, monsieur, je ne vous en dois plus, je ne dois donc plus à vous que de l’abandon, et à elle que la haine la plus inviolable et le mépris le plus décidé. Je vous envoie l’adresse de la maison où votre sœur allait se corrompre, monsieur, afin que vous puissiez vérifier si je vous en impose. »
A peine eus-je lu ces funestes mots que je retombai dans l’état le plus affreux… Non, me disais-je en m’arrachant les cheveux, non, cruel, tu ne m’as jamais aimée ; si le plus léger sentiment eût enflammé ton cœur, m’aurais-tu condamnée sans m’entendre, m’aurais-tu supposée coupable d’un tel crime quand c’était toi que j’adorais… Perfide, et c’est ta main qui me livre, c’est elle qui me précipite dans les bras des bourreaux qui vont me faire mourir chaque jour en détail… et mourir sans être justifiée par toi… mourir méprisée de tout ce que j’adore, quand je ne l’ai jamais offensé volontairement, quand je n’ai jamais été que dupe et victime, oh non, non, cette situation est trop cruelle, il est au-dessus de mes forces de la soutenir ! Et me jetant en larmes aux pieds de mes frères, je les suppliai ou de m’entendre, ou d’achever d’écouler mon sang goutte à goutte et de me faire mourir à l’instant.
Ils consentirent à m’écouter, je leur racontai mon histoire, mais ils avaient envie de me perdre, et ils ne me crurent pas, ils ne me traitèrent que plus mal ; après m’avoir enfin accablée d’invectives, après avoir recommandé aux deux femmes d’exécuter de point en point leur ordre sous peine de la vie, ils me quittèrent, en m’assurant froidement qu’ils espéraient ne me revoir jamais.
Dès qu’ils furent partis, mes deux gardiennes me laissèrent du pain, de l’eau, et m’enfermèrent, mais j’étais seule au moins, je pouvais me livrer à l’excès de mon désespoir, et je me trouvais moins malheureuse. Les premiers mouvements de mon désespoir me portèrent à débander mes bras, et à me laisser mourir en achevant de perdre mon sang. Mais l’idée horrible de cesser de vivre sans être justifiée de mon amant, me déchirait avec tant de violence que je ne pus jamais me résoudre à ce parti ; un peu de calme ramène l’espoir… l’espoir, ce sentiment consolateur qui naît toujours au milieu des peines, présent divin que la nature nous fait pour les balancer ou les adoucir… Non, me dis-je, je ne mourrai pas sans le voir, ce n’est qu’à cela que je dois travailler, je ne dois m’occuper que de cela ; s’il persiste à me croire coupable, il sera temps de mourir alors et je le ferai du moins sans regret, puisqu’il est impossible que la vie puisse avoir de charme pour moi quand j’aurai perdu son amour.
Ce parti pris, je me résolus de ne négliger aucun des moyens qui pourraient m’arracher de cette odieuse demeure. Il y avait quatre jours que j’étais consolée de cette pensée, quand mes deux geôlières reparurent pour renouveler mes provisions et me faire perdre en même temps le peu de forces qu’elles me donnaient ; elles me saignèrent encore des deux bras, et me laissèrent au lit sans mouvement ; le huitième jour elles reparurent, et comme je me jetais à leurs pieds pour leur demander grâce, elles ne me saignèrent que d’un bras. Enfin deux mois se passèrent ainsi, pendant lesquels je fus constamment saignée alternativement de l’un et l’autre bras, tous les quatre jours. La force de mon tempérament me soutint, mon âge, l’excessif désir que j’avais d’échapper à cette terrible situation, la quantité de pain que je mangeais afin de réparer mon épuisement et de pouvoir exécuter mes résolutions, tout me réussit, et vers le commencement du troisième mois, assez heureuse pour avoir percé une muraille, pour m’être introduite, par le trou pratiqué, dans une chambre voisine que rien ne fermait, et m’être enfin évadée du château, j’essayais de gagner à pied comme je pourrais la route de Paris, lorsque mes forces m’ayant totalement abandonnée à l’endroit où vous me vîtes, j’obtins de vous, monsieur, les généreux secours dont ma reconnaissance sincère vous paie autant que je le puis, et que j’ose vous supplier de me continuer encore, pour me remettre entre les mains de mon père que l’on a sûrement trompé et qui ne sera jamais assez barbare pour me condamner sans me permettre de lui prouver mon innocence. Je le convaincrai que j’ai été faible, mais il verra bien que je n’ai pas été aussi coupable que les apparences ont l’air de le prouver, et par votre moyen, monsieur, vous aurez non seulement rappelé à la vie une malheureuse créature qui ne cessera de vous en remercier, mais vous aurez même rendu l’honneur à une famille qui se le croit ravi injustement.
- – Mademoiselle, dit le comte de Luxeuil après avoir prêté toute l’attention possible au récit d’Émilie, il est difficile de vous voir et de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt ; sans doute vous n’avez pas été aussi coupable qu’on a lieu de le croire, mais il y a dans votre conduite quelque imprudence qu’il doit vous être bien difficile de vous dissimuler.
- – Oh monsieur !
- – Écoutez-moi, mademoiselle, je vous en conjure, écoutez l’homme du monde qui a le plus d’envie de vous servir. La conduite de votre amant est affreuse, non seulement elle est injuste, car il devait s’éclaircir mieux et vous voir, mais elle est même cruelle ; si l’on est prévenu au point de n’en vouloir point revenir, on abandonne une femme dans ce cas-là, mais on ne la dénonce pas à sa famille, on ne la déshonore pas, on ne la livre pas indignement à ceux qui doivent la perdre, on ne les excite pas à se venger… Je blâme donc infiniment 1a conduite de celui que vous chérissiez… mais celle de vos frères est bien plus indigne encore, celle-là est atroce à tous égards, il n’y a que des bourreaux qui puissent se conduire ainsi. Des torts de cette espèce ne méritent pas de pareilles punitions ; jamais les chaînes n’ont servi à rien ; on se tait dans de tels cas, mais on ne ravit ni le sang ni la liberté des coupables ; ces moyens odieux déshonorent bien plus ceux qui les emploient que ceux qui en sont les victimes, on a mérité leur haine, on a bien fait du bruit et on n’a rien réparé. Quelque chère que nous soit la vertu d’une sœur, sa vie doit être d’un bien autre prix à nos yeux, l’honneur peut se rendre, et non pas le sang qu’on a versé ; cette conduite est donc si tellement horrible, qu’elle serait très assurément punie si l’on en portait plainte au gouvernement, mais ces moyens qui ne feraient qu’imiter ceux de vos persécuteurs, qui ne feraient qu’ébruiter ce que nous devons taire, ne sont pas ceux qu’il nous faut prendre. Je vais donc agir tout différemment pour vous servir, mademoiselle, mais je vous préviens que je ne le puis qu’aux conditions suivantes : la première, que vous me donnerez positivement par écrit les adresses de votre père, de votre tante, de la Berceil, et de l’homme où vous mena la Berceil, et la seconde, mademoiselle, que vous me nommerez sans aucune difficulté la personne qui vous intéresse. Cette clause est tellement essentielle que je ne vous cache pas qu’il m’est absolument impossible de vous servir en quoi que ce soit, si vous persistez à me déguiser le nom que j’exige.
Émilie, confuse, commence par remplir exactement la première condition et ayant remis ces adresses au comte :
- – Vous exigez donc, monsieur, dit-elle en rougissant, que je vous nomme mon séducteur.
- – Absolument, mademoiselle, je ne puis rien sans cela.
- – Eh bien, monsieur… c’est le marquis de Luxeuil…
- – Le marquis de Luxeuil, s’écria le comte en ne pouvant déguiser l’émotion où le jetait le nom de son fils… il a été capable de ce trait, lui… Et se ramenant : Il le réparera, mademoiselle… il le réparera et vous serez vengée… recevez-en ma parole, adieu.
L’agitation étonnante où la dernière confidence d’Émilie venait de mettre le comte de Luxeuil, surprit étonnamment cette infortunée, elle craignit d’avoir fait une indiscrétion ; cependant les paroles prononcées par le comte en sortant la rassurèrent, et sans rien comprendre à la liaison de tous ces faits qu’il lui était impossible de démêler, ne sachant pas où elle était, elle se résolut d’attendre avec patience le résultat des démarches de son bienfaiteur, et les soins qu’on ne cessait de prendre d’elle pendant qu’elles se faisaient, achevèrent de la calmer, et de la convaincre qu’on ne travaillait que pour son bonheur.
Elle eut tout lieu d’en être entièrement convaincue quand elle vit, le quatrième jour après les explications qu’elle avait données, le comte entrer dans sa chambre en tenant le marquis de Luxeuil par la main.
- – Mademoiselle, lui dit le comte, je vous amène à la fois l’auteur de vos infortunes et celui qui vient les réparer en vous suppliant à genoux de ne pas lui refuser votre main.
A ces mots, le marquis se jette aux pieds de celle qu’il adore, mais cette surprise avait été trop vive pour Émilie ; pas assez forte pour la soutenir, elle s’était évanouie dans les bras de la femme qui la servait ; à force de soins, elle reprit pourtant bientôt l’usage de ses sens et se retrouvant dans les bras de son amant
- – Cruel homme, lui dit-elle, en versant un torrent de larmes, quels chagrins vous avez causés à celle que vous aimiez ! pouviez-vous la croire capable de l’infamie dont vous avez osé la soupçonner ? Émilie vous aimant pouvait être victime de sa faiblesse et de la fourberie des autres, elle ne pouvait jamais être infidèle.
- – Ô toi que j’adore, s’écria le marquis, pardonne un transport de jalousie horrible fondé sur des apparences trompeuses, nous en sommes maintenant tous bien sûrs, mais ces funestes apparences, hélas, n’étaient-elles donc pas contre toi ?
- – Il fallait m’estimer, Luxeuil, et vous ne m’auriez pas cru faite pour vous tromper, il fallait moins écouter votre désespoir que les sentiments que je m’étais flattée de vous inspirer. Que cet exemple apprenne à mon sexe que c’est presque toujours par trop d’amour… presque toujours en cédant trop vite que nous perdons l’estime de nos amants… Ô Luxeuil, vous m’eussiez mieux aimée, si je vous eusse aimé moins vite, vous m’avez punie de ma faiblesse, et ce qui devait affermir votre amour est ce qui vous a fait soupçonner le mien.
- – Que tout s’oublie de part et d’autre, interrompit le comte ; Luxeuil, votre conduite est blâmable et si vous ne vous étiez pas offert de la réparer à l’instant, si je n’en eusse pas connu la volonté dans votre cœur, je ne vous aurais vu de ma vie. Quand on aime bien, disaient nos anciens troubadours, eût-on entendu, eût-on vu quelque chose au désavantage de sa mie, on ne doit croire ni ses oreilles ni ses yeux, il faut n’écouter que son cœur2. Mademoiselle, j’attends votre rétablissement avec impatience, poursuivit le comte en s’adressant à Émilie, je ne veux vous ramener chez vos parents qu’en qualité de l’épouse de mon fils et je me flatte qu’ils ne refuseront point de s’unir à moi pour réparer vos malheurs ; s’ils ne le font pas, je vous offre ma maison, mademoiselle ; votre mariage s’y célébrera, et jusqu’à mon dernier soupir je ne cesserai de voir en vous une belle-fille chérie dont je serai toujours honoré, qu’on approuve ou non son hymen. Luxeuil se jeta au cou de son père, Mlle de Tourville fondait en larmes en pressant les mains de son bienfaiteur, et on la laissa quelques heures se remettre d’une scène dont la trop longue durée eût nui au rétablissement que l’on désirait de part et d’autre avec tant d’ardeur.
Le quinzième jour enfin de son retour à Paris, Mlle de Tourville fut en état de se lever et de monter en voiture, le comte la fit vêtir d’une robe blanche analogue à l’innocence de son cœur, rien ne fut négligé pour relever l’éclat de ses charmes, qu’un reste de pâleur et de faiblesse rendait encore plus intéressants ; le comte, elle, et Luxeuil se transportèrent chez le président de Tourville qui n’était prévenu de rien et dont la surprise fut extrême en voyant entrer sa fille. Il était avec ses deux fils dont les front s’imprimèrent de courroux et de rage à cette vue inespérée ; ils savaient leur sœur évadée, mais ils la croyaient morte dans quelque coin de forêt et s’en consolaient comme on voit le plus aisément du monde.
- – Monsieur, dit le comte en présentant Émilie à son père, voilà l’innocence même que je ramène à vos genoux, et Émilie s’y précipita… J’implore sa grâce, monsieur, continua le comte, et ce ne serait pas moi qui vous la demanderais, si je n’étais certain qu’elle la mérite ; au reste, monsieur, continua-t-il rapidement, la meilleure preuve que je puisse vous donner de la profonde estime que j’ai pour votre fille, c’est que je vous la demande pour mon fils. Nos rangs sont faits pour s’allier, monsieur, et y eût-il quelque disproportion de ma part du côté des biens, je vendrais tout ce que j’ai pour composer à mon fils une fortune digne d’être offerte à mademoiselle votre fille. Décidez, monsieur, et permettez-moi de ne pas vous quitter que je n’aie votre parole.
Le vieux président de Tourville qui avait toujours adoré sa chère Émilie, qui dans le fond était la bonté personnifiée, et qui même à cause de l’excellence de son caractère n’exerçait plus sa charge depuis plus de vingt ans, le vieux président, dis-je, en arrosant de larmes le sein de cette chère enfant, répondit au comte qu’il se trouvait trop heureux d’un tel choix, que tout ce qui l’affligeait était que sa chère Émilie n’en était pas digne ; et le marquis de Luxeuil s’étant alors jeté de son côté aux genoux du président, le conjura de lui pardonner ses torts et de lui permettre de les réparer. Tout se promit, tout s’arrangea, tout se calma de part et d’autre, les frères seuls de notre intéressante héroïne refusèrent de partager la joie générale et la repoussèrent quand elle s’avança vers eux pour les embrasser ; le comte, furieux d’un tel procédé, voulut en arrêter un qui cherchait à sortir de l’appartement. M. de Tourville s’écria au comte :
- – Laissez-les, monsieur, laissez-les, ils m’ont horriblement trompé ; si cette chère enfant eût été aussi coupable qu’ils me l’ont dit, consentiriez-vous à la donner à votre fils ? Ils ont troublé le bonheur de mes jours en me privant de mon Émilie… laissez-les…
Et ces malheureux sortirent en fulminant de rage. Alors le comte instruisit M. de Tourville de toutes les horreurs de ses fils et des véritables torts de sa fille ; le président voyant le peu de proportion qu’il y avait entre les fautes et l’indignité de la punition, jura qu’il ne reverrait jamais ses fils ; le comte l’apaisa et lui fit promettre qu’il effacerait ces procédés de son souvenir. Huit jours après, le mariage se célébra sans que les frères voulussent y paraître, mais on se passa d’eux, on les méprisa ; M. de Tourville se contenta de leur recommander le plus grand silence sous peine de les faire enfermer eux-mêmes, et ils se turent, mais pas assez pourtant pour ne pas se targuer eux-mêmes de leur infâme procédé en condamnant l’indulgence de leur père, et ceux qui surent cette malheureuse aventure s’écrièrent, effrayés des détails atroces qui la caractérisent :
- – Ô juste ciel, voilà donc les horreurs que se permettent tacitement ceux qui se mêlent de punir les crimes des autres ! On a bien raison de dire que de telles infamies sont réservées à ces frénétiques et ineptes suppôts de l’aveugle Thémis, qui nourris dans un rigorisme imbécile, endurcis dès l’enfance aux cris de l’infortune, souillés de sang dès le berceau, blâmant tout et se livrant à tout, s’imaginent que la seule façon de couvrir leurs turpitudes secrètes et leurs prévarications publiques est d’afficher une raideur de rigidité qui, les assimilant pour l’extérieur à des oies, à des tigres pour l’intérieur, n’a pourtant pour objet en les souillant de crimes, que d’en imposer aux sots et de faire détester à l’homme sage et leurs odieux principes et leurs lois sanguinaires et leurs méprisables individus.
Augustine de Villeblanche
ou le stratagème de l’amour §
De tous les écarts de la nature, celui qui a fait le plus raisonner, qui a paru le plus étrange à ces demi-philosophes qui veulent tout analyser sans jamais rien comprendre, disait un jour à une de ses meilleures amies Mlle de Villeblanche dont nous allons avoir occasion de nous entretenir tout à l’heure, c’est ce goût bizarre que des femmes d’une certaine construction, ou d’un certain tempérament, ont conçu pour des personnes de leur sexe. Quoique bien avant l’immortelle Sapho et depuis elle, il n’y ait pas eu une seule contrée de l’univers, pas une seule ville qui ne nous ait offert des femmes de ce caprice et que, d’après des preuves de cette force, il semblerait plus raisonnable d’accuser la nature de bizarrerie, que ces femmes-là de crime contre la nature, on n’a pourtant jamais cessé de les blâmer, et sans l’ascendant impérieux qu’eut toujours notre sexe, qui sait si quelque Cujas, quelque Bariole, quelque Louis IX n’eussent pas imaginé de faire contre ces sensibles et malheureuses créatures des lois de fagots, comme ils s’avisèrent d’en promulguer contre les hommes qui, construits dans le même genre de singularité, et par d’aussi bonnes raisons sans doute, ont cru pouvoir se suffire entre eux, et se sont imaginé que le mélange des sexes, très utile à la propagation, pouvait très bien ne pas être de cette même importance pour les plaisirs. A Dieu ne plaise que nous ne prenions aucun parti là-dedans… n’est-ce pas, ma chère ? continuait la belle Augustine de Villeblanche en lançant à cette amie des baisers qui paraissaient pourtant un tant soit peu suspects, mais au lieu de fagots, au lieu de mépris, au lieu de sarcasmes, toutes armes parfaitement émoussées de nos jours, ne serait-il pas infiniment plus simple, dans une action, si totalement indifférente à la société, si égale à Dieu, et peut-être plus utile qu’on ne croit à la nature, que l’on laissât chacun agir à sa guise… Que peut-on craindre de cette dépravation ?… Aux yeux de tout être vraiment sage, il paraîtra qu’elle peut en prévenir de plus grandes, mais on ne me prouvera jamais qu’elle en puisse entraîner de dangereuses… Eh, juste ciel, a-t-on peur que les caprices de ces individus de l’un ou l’autre sexe ne fassent finir le monde, qu’ils ne mettent l’enchère à la précieuse espèce humaine, et que leur prétendu crime ne l’anéantisse, faute de procéder à sa multiplication ? Qu’on y réfléchisse bien et l’on verra que toutes ces pertes chimériques sont entièrement indifférentes à la nature, que non seulement elle ne les condamne point, mais qu’elle nous prouve par mille exemples qu’elle les veut et qu’elle les désire ; eh, si ces pertes l’irritaient, les tolérerait-elle dans mille cas, permettrait-elle, si la progéniture lui était si essentielle, qu’une femme ne pût y servir qu’un tiers de sa vie et qu’au sortir de ses mains la moitié des êtres qu’elle produit eussent le goût contraire à cette progéniture néanmoins exigée par elle ? Disons mieux, elle permet que les espèces se multiplient, mais elle ne l’exige point, et bien certaine qu’il y aura toujours plus d’individus qu’il ne lui en faut, elle est loin de contrarier les penchants de ceux qui n’ont pas la propagation en usage et qui répugnent à s’y conformer. Ah ! laissons agir cette bonne mère, convainquons-nous bien que ses ressources sont immenses, que rien de ce que nous faisons ne l’outrage et que le crime qui attenterait à ses lois ne sera jamais dans nos mains.
Mlle Augustine de Villeblanche dont nous venons de voir une partie de la logique, restée maîtresse de ses actions à l’âge de vingt ans, et pouvant disposer de trente mille livres de rentes, s’était décidée par goût à ne se jamais marier ; sa naissance était bonne, sans être illustre, elle était fille d’un homme qui s’était enrichi aux Indes, n’avait laissé qu’elle d’enfant, et était mort sans jamais pouvoir la décider à un mariage. Il ne faut pas se le dissimuler, il entrait infiniment de cette sorte de caprice dont Augustine venait de faire l’apologie, dans la répugnance qu’elle témoignait pour l’hymen ; soit conseil, soit éducation, soit disposition d’organe ou chaleur de sang (elle était née à Madras), soit inspiration de la nature, soit tout ce que l’on voudra enfin, Mlle de Villeblanche détestait les hommes, et totalement livrée à ce que les oreilles chastes entendront par le mot de saphotisme, elle ne trouvait de volupté qu’avec son sexe et ne se dédommageait qu’avec les Grâces du mépris qu’elle avait pour l’Amour.
Augustine était une vraie perte pour les hommes : grande, faite à peindre, les plus beaux cheveux bruns, le nez un peu aquilin, des dents superbes, et des yeux d’une expression, d’une vivacité… la peau d’une finesse, d’une blancheur, tout l’ensemble en un mot d’une sorte de volupté si piquante… qu’il était bien certain qu’en la voyant si faite pour donner de l’amour et si déterminée à n’en point recevoir, il pouvait très naturellement échapper à beaucoup d’hommes un nombre infini de sarcasmes contre un goût, très simple d’ailleurs, mais qui privant néanmoins les autels de Paphos d’une des créatures de l’univers les mieux faites pour les servir, devait nécessairement donner de l’humeur aux sectateurs des temples de Vénus. Mlle de Villeblanche riait de bon cœur de tous ces reproches, de tous ces mauvais propos, et ne s’en livrait pas moins à ses caprices.
- – La plus haute de toutes les folies, disait-elle, est de rougir des penchants que nous avons reçus de la nature ; et se moquer d’un individu quelconque qui a des goûts singuliers, est absolument aussi barbare qu’il le serait de persifler un homme ou une femme sorti borgne ou boiteux du sein de sa mère, mais persuader ces principes raisonnables à des sots, c’est entreprendre d’arrêter le cours des astres. Il y a une sorte de plaisir pour l’orgueil, à se moquer des défauts qu’on n’a point, et ces jouissances-là sont si douces à l’homme et particulièrement aux imbéciles, qu’il est très rare de les y voir renoncer… Ça établit des méchancetés d’ailleurs, de froids bons mots, de plats calembours, et pour la société, c’est-à-dire pour une collection d’êtres que l’ennui rassemble et que la stupidité modifie, il est si doux de parler deux ou trois heures sans avoir rien dit, si délicieux de briller aux dépens des autres et d’annoncer en blâmant un vice qu’on est bien éloigné de l’avoir… c’est une espèce d’éloge qu’on prononce tacitement sur soi-même ; à ce prix-là on consent même à s’unir aux autres, à faire cabale pour écraser l’individu dont le grand tort est de ne pas penser comme le commun des mortels, et l’on se retire chez soi tout gonflé de l’esprit qu’on a eu, quand on n’a foncièrement prouvé par une telle conduite que du pédantisme et de la bêtise.
Ainsi pensait Mlle de Villeblanche et très affirmativement décidée à ne se jamais contraindre, se moquant des propos, assez riche pour se suffire à elle-même, au-dessus de sa réputation, visant épicuriennement à une vie voluptueuse et nullement à des béatitudes célestes auxquelles elle croyait fort peu, encore moins à une immortalité trop chimérique pour ses sens, entourée d’un petit cercle de femmes pensant comme elle, la chère Augustine se livrait innocemment à tous les plaisirs qui la délectaient. Elle avait eu beaucoup de soupirants, mais tous avaient été si maltraités, qu’on était enfin à la veille de renoncer à cette conquête, lorsqu’un jeune homme nommé Franville, à peu près de son état et pour le moins aussi riche qu’elle, en étant devenu amoureux comme un fou, non seulement ne se dégoûta point de ses rigueurs mais se détermina même très sérieusement à ne pas abandonner la place qu’elle ne fût conquise ; il fit part de son projet à ses amis, on se moqua de lui, il soutint qu’il réussirait, on l’en défia et il entreprit. Franville avait deux ans de moins que Mlle de Villeblanche, presque point de barbe encore, une très jolie taille, les traits les plus délicats, les plus beaux cheveux du monde ; quand on l’habillait en fille, il était si bien dans ce costume qu’il trompait toujours les deux sexes, et qu’il avait souvent reçu, des uns en s’égarant, des autres bien sûrs de leur fait, une foule de déclarations si précises, qu’il aurait pu dans le même jour devenir l’Antinoüs de quelque Adrien ou l’Adonis de quelque Psyché. Ce fut avec cet habit que Franville imagina de séduire Mlle de Villeblanche ; nous allons voir comme il s’y prit.
Un des plus grands plaisirs d’Augustine était en carnaval de s’habiller en homme, et de courir toutes les assemblées sous ce déguisement si fort analogue à ses goûts ; Franville qui faisait épier ses démarches et qui avait eu jusque-là la précaution de se très peu montrer à elle, sut un jour que celle qu’il chérissait, devait se rendre le même soir à un bal donné par des associés de l’Opéra, où tous les masques pouvaient entrer, et que suivant l’usage de cette charmante fille, elle y serait en capitaine de dragons. Lui se déguise en femme, se fait parer, ajuster avec toute l’élégance et tout le soin possibles, met beaucoup de rouge, point de masque, et suivi d’une de ses sœurs beaucoup moins jolie que lui, se rend ainsi dans l’assemblée, où l’aimable Augustine n’allait que pour chercher fortune.
Franville n’a pas fait trois tours de salle qu’il est aussitôt distingué par les yeux connaisseurs d’Augustine.
- – Quelle est cette belle fille ? dit Mlle de Villeblanche à l’amie qui l’accompagnait… il me semble que je n’ai point encore vu cela nulle part, comment une aussi délicieuse créature a-t-elle donc pu nous échapper ?
Et ces mots ne sont pas plus tôt dits qu’Augustine fait tout ce qu’elle peut pour lier conversation avec la fausse demoiselle de Franville qui d’abord fuit, tourne, évite, échappe et tout cela pour se faire plus chaudement désirer ; on l’accoste à la fin, des propos ordinaires lient d’abord la conversation qui, peu à peu, devient plus intéressante.
- – Il fait dans le bal une chaleur affreuse, dit Mlle de Villeblanche, laissons nos compagnes ensemble, et allons prendre un peu l’air dans ces cabinets où l’on joue et où l’on se rafraîchit.
- – Ah ! monsieur, dit Franville à Mlle de Villeblanche qu’il feint toujours de prendre pour un homme… en vérité, je n’ose pas, je ne suis ici qu’avec ma sœur, mais je sais que ma mère doit venir avec l’époux qu’on me destine, et si l’un et l’autre me voyaient avec vous, ce serait des trains…
- – Bon, bon, il faut un peu se mettre au-dessus de toutes ces frayeurs d’enfant… Quel âge avez-vous, bel ange ?
- – Dix-huit ans, monsieur.
- – Ah ! je vous réponde qu’à dix-huit ans on doit avoir acquis le droit de faire tout ce qu’on veut… allons, allons, suivez-moi et n’ayez nulle crainte… et Franville se laisse entraîner.
- – Quoi, charmante créature, continue Augustine, en conduisant l’individu qu’elle prend toujours pour une fille vers les cabinets attenant à la salle du bal… quoi, réellement vous allez vous marier… que je vous plains… et quel est-il, ce personnage qu’on vous destine, un ennuyeux, je gage… Ah, qu’il sera fortuné cet homme, et que je voudrais être à sa place ! Consentiriez-vous bien à m’épouser, moi par exemple, dites-le franchement, fille céleste.
- – Hélas, vous le savez, monsieur, quand on est jeune, suit-on les mouvements de son cœur ?
- – Eh bien, mais refusez-le, ce vilain homme, nous ferons ensemble une plus intime connaissance, et si nous nous convenons… pourquoi ne nous arrangerions-nous ? je n’ai Dieu merci besoin d’aucune permission, moi… quoique je n’aie que vingt ans, je suis maître de mon bien et si vous pouviez déterminer vos parents en ma faveur, peut-être avant huit jours serions-nous vous et moi liés par des nœuds éternels.
Tout en jasant, on était sorti du bal, et l’adroite Augustine qui n’amenait pas là sa proie pour filer le parfait amour, avait eu soin de la conduire dans un cabinet très isolé, dont par les arrangements qu’elle prenait avec les entrepreneurs du bal, elle avait toujours soin de se rendre maîtresse.
- – Oh Dieu ! dit Franville, dès qu’il vit Augustine fermer la porte de ce cabinet et le presser dans ses bras, oh juste ciel, que voulez-vous donc faire ?… Quoi, tête à tête avec vous, monsieur, et dans un lieu si retiré… laissez-moi, laissez-moi, je vous conjure, ou j’appelle à l’instant au secours.
- – Je vais t’en ôter le pouvoir, ange divin, dit Augustine en imprimant sa belle bouche sur les lèvres de Franville, crie à présent, crie si tu peux, et le souffle pur de ton haleine de rose n’embrasera que plus tôt mon cœur.
Franville se défendait assez faiblement : il est difficile d’être très en colère, quand on reçoit aussi tendrement le premier baiser de tout ce qu’on adore. Augustine encouragée attaquait avec plus de force, elle y mettait cette véhémence qui n’est réellement connue que des femmes délicieuses entraînées par cette fantaisie. Bientôt les mains s’égarent, Franville jouant la femme qui cède, laisse également promener les siennes. Tous les vêtements s’écartent, et les doigts se portent presque en même tempe où chacun croit trouver ce qui lui convient… Alors Franville changeant tout à coup de rôle
- – Oh juste ciel, s’écrie-t-il, eh quoi, vous n’êtes qu’une femme…
- – Horrible créature, dit Augustine en mettant la main sur des choses dont l’état ne peut même permettre l’illusion, quoi je ne me suis donné tant de peine que pour trouver un vilain homme… il faut que je sois bien malheureuse.
- – En vérité pas plus que moi, dit Franville, en se rajustant et témoignant le plus profond mépris, j’emploie le déguisement qui peut séduire les hommes, je les aime, je les cherche, et ne rencontre qu’une p…
- – Oh, p…, non, dit aigrement Augustine… je ne le fus de ma vie, ce n’est pas quand on abhorre les hommes qu’on peut être traitée de cette manière…
- – Comment, vous êtes femme, et vous détestez les hommes ?
- – Oui, et cela par la même raison que vous êtes homme et que vous abhorrez les femmes.
- – La rencontre est unique, voilà tout ce qu’on peut dire.
- – Elle est fort triste pour moi, dit Augustine avec tous les symptômes de l’humeur la plus marquée.
- – En vérité, mademoiselle, elle est encore plus fastidieuse pour moi, dit aigrement Franville, me voilà souillé pour trois semaines, savez-vous que dans notre ordre nous faisons vœu de ne jamais toucher de femme ?
- – Il me semble qu’on peut sans se déshonorer en toucher une comme moi.
- – Ma foi, ma belle, continue Franville, je ne vois pas qu’il y ait de grands motifs à l’exception et je n’entends pas qu’un vice doive vous acquérir un mérite de plus.
- – Un vice… mais est-ce à vous à me reprocher les miens… quand on en possède d’aussi infâmes ?
- – Tenez, dit Franville, ne nous querellons pas, nous sommes à deux de jeu, le plus court est de nous séparer et de ne jamais nous voir.
Et en disant cela Franville se préparait à ouvrir les portes.
- – Un moment, un moment, dit Augustine, en empêchant d’ouvrir… vous allez publier notre aventure à toute la terre, je parie.
- – Peut-être m’en amuserai-je.
- – Que m’importe au reste, je suis Dieu merci au-dessus des propos, sortez, monsieur, sortez et dites tout ce qu’il vous plaira… et l’arrêtant encore une fois… savez-vous, dit-elle en souriant, que cette histoire est très extraordinaire… nous nous trompions tous deux.
- – Ah ! l’erreur est bien plus cruelle, dit Franville, à des gens de mon goût qu’aux personnes du vôtre… et ce vide nous donne des répugnances…
- – Par ma foi, mon cher, croyez que ce que vous nous offrez nous déplaît pour le moins autant, allez, les dégoûts sont égaux, mais l’aventure est fort plaisante, on ne peut s’empêcher d’en convenir… Retournerez-vous dans le bal ?
- – Je ne sais.
- – Pour moi je n’y rentre plus, dit Augustine… vous m’avez fait éprouver des choses… du désagrément… je vais me coucher.
- – A la bonne heure.
- – Mais voyez s’il sera seulement assez honnête pour me donner le bras jusque chez moi, je demeure à deux pas, je n’ai pas mon carrosse, il va me laisser là.
- – Non, je vous accompagnerai volontiers, dit Franville, nos goûts ne nous empêchent pas d’être polis… voulez-vous ma main ?… la voilà.
- – Je n’en profite que parce que je ne trouve pas mieux, au moins.
- – Soyez bien assurée que pour moi, je ne vous l’offre que par honnêteté.
On arrive à la porte de la maison d’Augustine et Franville se prépare à prendre congé.
- – En vérité vous êtes délicieux, dit Mlle de Villeblanche, eh quoi, vous me laissez dans la rue.
- – Mille pardons, dit Franville… je n’osais pas.
- – Ah comme ils sont bourrus ces hommes qui n’aiment pas les femmes !
- – C’est que voyez-vous, dit Franville, en donnant pourtant le bras à Mlle de Villeblanche jusqu’à son appartement, voyez-vous, mademoiselle, je voudrais rentrer bien vite au bal et tâcher d’y réparer ma sottise.
- – Votre sottise, vous êtes donc bien fâché de m’avoir trouvée
- – Je ne dis pas cela, mais n’est-il pas vrai que nous pouvions l’un et l’autre trouver infiniment mieux ?
- – Oui, vous avez raison, dit Augustine en entrant enfin chez elle, vous avez raison, monsieur, moi surtout… car je crains bien que cette funeste rencontre ne me coûte le bonheur de ma vie.
- – Comment, vous n’êtes donc pas bien sûre de vos sentiments ?
- – Je l’étais hier.
- – Ah ! vous ne tenez pas à vos maximes.
- – Je ne tiens à rien, vous m’impatientez.
- – Eh bien, je sors, mademoiselle, je sors… Dieu me garde de vous gêner plus longtemps.
- – Non, restez, je vous l’ordonne, pourrez-vous prendre sur vous d’obéir une fois dans votre vie à une femme ?
- – Moi, dit Franville en s’asseyant par complaisance, il n’y a rien que je ne fasse, je vous l’ai dit, je suis honnête.
- – Savez-vous qu’il est affreux à votre âge d’avoir des goûts aussi pervers ?
- – Croyez-vous qu’il soit très décent au vôtre d’en avoir de si singuliers ?
- – Oh, c’est bien différent, nous, c’est retenue, c’est pudeur… c’est orgueil même si vous le voulez, c’est crainte de se livrer à un sexe qui ne nous séduit jamais que pour nous maîtriser… Cependant les sens parlent, et nous nous dédommageons entre nous ; parvenons-nous à nous bien cacher, il en résulte un vernis de sagesse qui en impose souvent, ainsi la nature est contente, la décence s’observe et les masure ne s’outragent point.
- – Voilà ce qu’on appelle de beaux et bons sophismes, en s’y prenant ainsi on justifierait tout ; et que dites-vous là que nous ne puissions de même alléguer en notre faveur ?
- – Pas du tout, avec des préjugés très différents vous ne devez pas avoir les mêmes frayeurs, votre triomphe est dans notre défaite… plus vous multipliez vos conquêtes, plus vous ajoutez à votre gloire, et vous ne pouvez vous refuser aux sentiments que nous faisons naître en vous, que par vice ou dépravation.
- – En vérité, je crois que vous allez me convertir.
- – Je le voudrais.
- – Qu’y gagneriez-vous, tant que vous serez vous-même dans l’erreur ?
- – C’est une obligation que m’aura mon sexe, et comme j’aime les femmes, je suis bien aise de travailler pour elles.
- – Si le miracle s’opérait, ses effets ne seraient pas aussi généraux que vous avez l’air de le croire, je ne voudrais me convertir que pour une seule femme tout au plus… afin d’essayer.
- – Le principe est honnête.
- – C’est qu’il est bien certain qu’il y a un peu de prévention, je le sens, à prendre un parti sans avoir tout goûté.
- – Comment, vous n’avez jamais vu de femme ?
- – Jamais, et vous… posséderiez-vous par hasard des prémices aussi sûrs ?
- – Oh, des prémices, non… les femmes que nous voyons sont si adroites et si jalouses qu’elles ne nous laissent rien… mais je n’ai connu d’homme de ma vie.
- – Et c’est un serment fait ?
- – Oui, je n’en veux jamais voir, ou n’en veux connaître qu’un aussi singulier que moi.
- – Je suis désolé de n’avoir pas fait le même vœu.
- – Je ne crois pas qu’il soit possible d’être plus impertinent…
Et en disant ces mots, Mlle de Villeblanche se lève et dit à Franville qu’il est le maître de se retirer. Notre jeune amant toujours de sang-froid fait une profonde révérence et s’apprête à sortir.
- – Vous retournez au bal, lui dit sèchement Mlle de Villeblanche en le regardant avec un dépit mêlé du plus ardent amour.
- – Mais oui, je vous l’ai dit, ce me semble.
- – Ainsi vous n’êtes pas capable du sacrifice que je vous fais.
- – Quoi, vous m’avez fait quelque sacrifice ?
- – Je ne suis rentrée que pour ne plus rien voir après avoir eu le malheur de vous connaître.
- – Le malheur ?
- – C’est vous qui me forcez à me servir de cette expression, il ne tiendrait qu’à vous que j’en employasse une bien différente.
- – Et comment arrangeriez-vous cela avec vos goûts ?
- – Que n’abandonne-t-on pas quand on aime ?
- – Eh bien oui, mais il vous serait impossible de m’aimer.
- – J’en conviens, si vous conserviez des habitudes aussi affreuses que celles que j’ai découvertes en vous.
- – Et si j’y renonçais ?
- – J’immolerais à l’instant les miennes sur les autels de l’amour… Ah ! perfide créature, que cet aveu coûte à ma gloire, et que viens-tu de m’arracher, dit Augustine en larmes, en se laissant tomber sur un fauteuil.
- – J’ai obtenu de la plus belle bouche de l’univers l’aveu le plus flatteur qu’il me fût possible d’entendre, dit Franville en se précipitant aux genoux d’Augustine… Ah ! cher objet de mon plus tendre amour, reconnaissez ma feinte et daignez ne la point punir, c’est à vos genoux que j’en implore la grâce, j’y resterai jusqu’à mon pardon. Vous voyez près de vous, mademoiselle, l’amant le plus constant et le plus passionné ; j’ai cru cette ruse nécessaire pour vaincre un cœur dont je connaissais la résistance. Ai-je réussi, belle Augustine, refuserez-vous à l’amour sans vices ce que vous avez daigné faire entendre à l’amant coupable… coupable, moi… coupable de ce que vous avez cru… ah ! pouviez-vous supposer qu’une passion impure pût exister dans l’âme de celui qui ne fut jamais enflammé que pour vous.
- – Traître, tu m’as trompée… mais je te le pardonne… cependant tu n’auras rien à me sacrifier, perfide, et mon orgueil en sera moins flatté, eh bien, n’importe, pour moi je te sacrifie tout… Va, je renonce avec joie pour te plaire à des erreurs où la vanité nous entraîne presque aussi souvent que nos goûts. Je le sens, la nature l’emporte, je l’étouffais par des travers que j’abhorre à présent de toute mon âme ; on ne résiste point à son empire, elle ne nous a créées que pour vous, elle ne vous forma que pour nous ; suivons ses lois, c’est par l’organe de l’amour même qu’elle me les inspire aujourd’hui, elles ne m’en deviendront que plus sacrées. Voilà ma main, monsieur, je vous crois homme d’honneur, et fait pour prétendre à moi. Si j’ai pu mériter de perdre un instant votre estime, à force de soins et de tendresse peut-être réparerai-je mes torts, et je vous forcerai de reconnaître que ceux de l’imagination ne dégradent pas toujours une âme bien née.
Franville, au comble de ses vœux, inondant des larmes de sa joie les belles mains qu’il tient embrassées, se relève et se précipitant dans les bras qu’on lui ouvre.
- – Ô jour le plus fortuné de ma vie, s’écrie-t-il, est-il rien de comparable à mon triomphe, je ramène au sein des vertus le cœur où je vais régner pour toujours.
Franville embrasse mille et mille fois le divin objet de son amour et s’en sépare ; il fait savoir le lendemain son bonheur à tous ses amis ; Mlle de Villeblanche était un trop bon parti pour que ses parents la lui refusassent, il l’épouse dans la même semaine. La tendresse, la confiance, la retenue la plus exacte, la modestie la plus sévère ont couronné son hymen, et en se rendant le plus heureux des hommes, il a été assez adroit pour faire de la plus libertine des filles, la plus sage et la plus vertueuse des femmes.
Soit fait ainsi qu’il est requis §
- – Ma fille, dit la baronne de Fréval à l’aînée de ses enfants qui allait se marier le lendemain, vous êtes comme un ange, à peine atteignez-vous votre treizième année, il est impossible d’être plus fraîche et plus mignonne, il semble que l’amour même se soit plu à dessiner vos traits, et cependant vous voilà contrainte à devenir demain la femme d’un vieux robin dont les manies sont fort suspectes… C’est un arrangement qui me déplaît fort, mais votre père le veut, je voulais faire de vous une femme de condition et point du tout, vous voilà destinée à traîner toute votre vie le pesant titre de présidente… Ce qui me désespère encore, c’est que peut-être ne le serez-vous jamais qu’à moitié… la pudeur m’empêche de vous expliquer cela, ma fille.. mais c’est que ces vieux coquins qui font métier de juger les autres sans savoir se juger eux-mêmes, ont tous des fantaisies si baroques, accoutumés à vivre au sein de l’indolence… ces coquins-là se corrompent dès en naissant, ils s’engloutissent dans la dissolution, et rampant dans la fange impure et des lois de Justinien et des obscénités de la capitale, ainsi que la couleuvre qui ne lève de temps en temps sa tête que pour avaler des insectes, on ne les voit sortir de là que pour des remontrances ou des arrêts. Écoutez-moi donc, ma fille, et tenez-vous droite… car si vous courbez ainsi la tête vous plairez fort à M. le président, je ne doute pas qu’il ne vous la fasse souvent mettre au mur… en un mot, mon enfant, voici ce dont il est question. Refusez net à votre mari la première chose qu’il vous proposera, nous sommes sûrs que cette première chose sera sûrement très malhonnête et très inconforme… nous connaissons ses goûts, quarante-cinq ans que par des principes tout à fait ridicules, ce malheureux fripon enjuponné a l’usage de ne jamais prendre les choses qu’à l’envers. Vous refuserez donc, ma fille, entendez-vous, et vous lui direz : Non, monsieur, partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement.
Cela dit, on pare Mlle de Fréval, on l’ajuste, on la baigne, on la parfume ; le président arrive, bouclé comme un poupin, poudré jusqu’aux épaules, nasillant, glapissant, parlant lois et réglant l’État ; à l’art de sa perruque, à celui de ses habits serrés, de ses grands boudins en désordre, à peine lui accorderait-on quarante ans, quoiqu’il en ait près de soixante ; la mariée paraît, il la cajole, et l’on lit déjà dans les yeux du robin toute la dépravation de son cœur. Enfin le moment arrive… on se déshabille, on se couche, et pour la première fois de sa vie, le président, ou qui veut se donner le temps d’éduquer son élève, ou qui craint les sarcasmes qui pourraient devenir les fruits des indiscrétions de sa femme, le président, dis-je, pour la première fois de ses jours, ne pense qu’à cueillir des plaisirs légitimes ; mais Mlle de Fréval bien instruite, Mlle de Fréval qui se ressouvient que sa maman lui a dit de refuser décidément les premières propositions qui lui seraient faites, ne manque pas de dire au président :
- – Non, monsieur, ce ne sera point ainsi s’il vous plaît, partout ailleurs autant qu’il vous plaira, mais pour là, non certainement.
- – Madame, dit le président stupéfait, je puis vous protester… je prends sur moi, c’est un effort… en vérité c’est une vertu.
- – Non, monsieur, vous aurez beau faire, vous ne m’y déciderez jamais.
- – Eh bien, madame, il faut vous contenter, dit le robin, en s’emparant de ses attraits chéris, je serais bien fâché de vous déplaire, et surtout la première nuit de vos noces, mais prenez-y bien garde, madame, vous aurez beau faire à l’avenir, vous ne me ferez plus changer de route.
- – Je l’entends bien ainsi, monsieur, dit la jeune fille en se plaçant, ne craignez pas que je l’exige.
- – Allons donc puisque vous le voulez, dit l’homme de bien en s’adaptant, de par Ganymède et Socrate, soit fait ainsi qu’il est requis.
Le président mystifié §
Oh ! fiez-vous à moi, je veux les célébrer
Si bien… que de vingt ans ils n’osent se montrer.
C’était avec un regret mortel que le marquis d’Olincourt, colonel de dragons, plein d’esprit, de grâce et de vivacité, voyait passer Mlle de Téroze, sa belle-sœur, dans les bras d’un des plus épouvantables mortels qui eût encore existé sur la surface du globe ; cette charmante fille, âgée de dix-huit ans, fraîche comme Flore et faite comme les Grâces, aimée depuis quatre ans du jeune comte d’Elbène, colonel en second du régiment d’Olincourt, ne voyait pas non plus arriver sans frémir le fatal instant qui devait, en la réunissant au maussade époux qu’on lui destinait, la séparer pour jamais du seul homme qui fût digne d’elle, mais le moyen de résister ? Mlle de Téroze avait un père vieux, entêté, hypocondre et goutteux, un homme qui se figurait tristement que ce n’était ni les convenances, ni les qualités qui devaient décider les sentiments d’une fille pour un époux, mais seulement la raison, l’âge mûr et principalement l’état, que l’état d’un homme de robe était le plus censé, le plus majestueux de tous les états de la monarchie, celui d’ailleurs qu’il aimait le mieux dans le monde ; ce ne devait nécessairement être qu’avec un homme de robe que sa fille cadette devait être heureuse. Cependant le vieux baron de Téroze avait donné sa fille aînée à un militaire, qui pis est, à un colonel de dragons ; cette fille extrêmement heureuse et faite pour l’être à toute sorte d’égards, n’avait aucun lieu de se repentir du choix de son père. Mais tout cela n’y faisait rien ; si ce premier mariage avait réussi, c’était par hasard, au fait il n’y avait qu’un homme de robe seul qui pût rendre une fille complètement heureuse ; cela posé, il avait donc fallu chercher un robin : or de tous les robins possibles, le plus aimable aux yeux du vieux baron était un certain M. de Fontanis, président au Parlement d’Aix, qu’il avait autrefois connu en Provence, moyennant quoi, sans plus de réflexion, c’était M. de Fontanis qui allait devenir l’époux de Mlle de Téroze.
Peu de gens se figurent un président au Parlement d’Aix, c’est une espèce de bête dont on a parlé souvent sans la bien connaître, rigoriste par état, minutieux, crédule, entêté, vain, poltron, bavard et stupide par caractère ; tendu comme un oison dans sa contenance, grasseyant comme Polichinelle, communément efflanqué, long, mince et puant comme un cadavre… On dirait que toute la bile et la roideur de la magistrature du royaume aient choisi leur asile dans le temple de la Thémis provençale pour se répandre de là au besoin, chaque fois qu’une cour française a des remontrances à faire ou des citoyens à pendre. Mais M. de Fontanis enchérissait encore sur cette légère esquisse de ses compatriotes. Au-dessus de la taille grêle, et même un peu voûtée, que nous venons de peindre, on apercevait chez M. de Fontanis un occiput étroit, peu bas, fort élevé par le haut, décoré d’un front jaune que couvrait magistralement une perruque à plusieurs circonstances, dont on n’avait point encore vu de modèle à Paris ; deux jambes un peu torses soutenaient avec assez d’appareil cet ambulant clocher, de la poitrine duquel s’exhalait, non sans quelques inconvénients pour les voisins, une voix glapissante, débitant avec emphase de longs compliments moitié français, moitié provençaux, dont il ne manquait jamais de sourire lui-même avec une telle ouverture de bouche que l’on apercevait alors jusqu’à la luette un gouffre noirâtre, dépouillé de dents, excorié en différents endroits et ne ressemblant pas mal à l’ouverture de certain siège qui, vu la structure de notre chétive humanité, devient aussi souvent le trône des rois que celui des bergers. Indépendamment de ces attraits physiques, M. de Fontanis avait des prétentions au bel esprit ; après avoir rêvé une nuit qu’il s’était élevé au troisième ciel avec saint Paul, il se croyait le plus grand astronome de France ; il raisonnait législation comme Farinacius et Cujas et on l’entendait souvent dire avec ces grands hommes, et ses confrères qui ne sont point de grands hommes, que la vie d’un citoyen, sa fortune, son honneur, sa famille, tout ce qu’enfin la société regarde comme sacré, n’est rien dès qu’il s’agit de la découverte d’un crime, et qu’il vaut cent fois mieux risquer la vie de quinze innocents que de sauver malheureusement un coupable, parce que le ciel est juste si les Parlements ne le sont pas, que la punition d’un innocent n’a d’autre inconvénient que d’envoyer une âme en paradis, au lieu que de sauver un coupable risque de multiplier les crimes sur la terre. Une seule classe d’individus avait des droits sur l’âme cuirassée de M. de Fontanis, c’était celle des catins, non qu’il en fît un grand usage en général : quoique fort chaud, il était de faculté rétive et peu usante, et ses désirs s’étendaient toujours beaucoup plus loin que ses pouvoirs. M. de Fontanis visait à la gloire de transmettre son illustre nom à la postérité, voilà tout, mais ce qui engageait ce magistrat célèbre à user d’indulgence envers les prêtresses de Vénus, c’est qu’il prétendait qu’il était peu de citoyennes plus utiles à l’État, qu’au moyen de leur fourberie, de leur imposture et de leur bavardage, une foule de crimes secrets parvenait à se découvrir, et M. de Fontanis avait cela de bon, qu’il était ennemi juré de ce que les philosophes appellent les faiblesses humaines.
Cet assemblage un peu grotesque de physique ostrogoth et de morale justinienne sortit pour la première fois de la ville d’Aix en avril 1779 et vint, sollicité par M. le baron de Téroze qu’il connaissait depuis très longtemps pour des raisons de peu d’importance au lecteur, se loger à l’hôtel de Danemark, non loin de celui du baron. Comme on était alors au temps de la foire Saint-Germain, tout le monde crut dans l’hôtel que cet animal extraordinaire venait pour se montrer. Un de ces êtres officieux, toujours offrant leurs services dans ces maisons publiques, lui proposa même d’aller avertir Nicolet qui se ferait un véritable plaisir de lui préparer une loge, à moins qu’il n’aimât mieux pourtant débuter chez Audinot. Le président dit3 : « Ma bonne m’avait bien prévenu quand j’étais petit que le parisien était un peuple caustique et facétieux qui ne rendrait jamais justice à mes vertus, mais mon perruquier m’avait pourtant ajouté que ma tignasse leur en imposerait ; le bon peuple, il badine quand il meurt de faim, il chante quand on l’écrase… oh ! je l’ai toujours soutenu, il faudrait à ces gens une inquisition comme à Madrid ou un échafaud toujours dressé comme à Aix. »
Cependant M. de Fontanis, après un peu de toilette qui ne laissa pas que de relever l’éclat de ses charmes sexagénaires, après quelques injections d’eau-rose et de lavande, qui n’étaient point, comme dit Horace, des ornements ambitieux, après tout cela, dis-je, et peut-être quelques autres précautions, qui ne sont pas venues à notre connaissance, le président vint se présenter chez son ami le vieux baron ; les deux battants s’ouvrent, on annonce et le président s’introduit. Malheureusement pour lui, les deux sœurs et le comte d’Olincourt s’amusaient tous les trois comme de vrais enfants dans un coin du salon, quand cette figure originale vint à paraître, et quelques efforts qu’ils fissent, il leur devint impossible de se défendre d’une attaque de rire dont la grave contenance du magistrat provençal se trouva prodigieusement dérangée ; il avait étudié longtemps devant un miroir sa révérence d’entrée, et il la rendait assez passablement, quand ce maudit rire, échappant à nos jeunes gens, pensa faire rester le président en forme d’arc beaucoup plus longtemps qu’il ne se l’était proposé ; cependant il se releva, un regard sévère du baron sur ses trois enfants les ramena aux bornes du respect, et la conversation s’engagea.
Le baron qui voulait aller vite en besogne et dont toutes les réflexions étaient faites, ne laissa point finir cette première entrevue sans déclarer à Mlle de Téroze que tel était l’époux qu’il lui destinait et qu’elle eût à lui donner la main sous huit jours au plus tard ; Mlle de Téroze ne dit mot, le président se retira et le baron répéta qu’il voulait être obéi. La circonstance était cruelle : non seulement cette belle fille adorait M. d’Elbène, non seulement elle en était idolâtrée, mais aussi faible que sensible, elle avait malheureusement laissé déjà cueillir à son délicieux amant cette fleur qui, bien différente des roses quoiqu’on les lui compare quelquefois, n’a pas comme elles la faculté de renaître à chaque printemps. Or qu’aurait pensé M. de Fontanis… un président au Parlement d’Aix… en voyant sa besogne faite ? un magistrat provençal peut avoir bien des ridicules, ils sont d’état dans cette classe, mais encore se connaît-il en prémices, et est-il bien aise d’en trouver au moins une fois en sa vie dans sa femme. Voilà ce qui arrêtait Mlle de Téroze qui, quoique très vive et très espiègle, avait cependant toute la délicatesse qui convient à une femme dans ce cas-là, et qui sentait parfaitement bien que son mari l’estimerait fort peu, si elle venait à le convaincre qu’elle avait pu lui manquer de respect même avant que de le connaître ; car rien n’est juste comme nos préjugés sur cette matière : non seulement il faut qu’une malheureuse fille sacrifie tous les sentiments de son cœur au mari que ses parents lui donnent, mais elle est même coupable si avant que de connaître le tyran qui va la captiver, elle a pu, n’écoutant que la nature, se livrer un instant à sa voix. Mlle de Téroze confia donc ses chagrins à sa sœur qui, beaucoup plus enjouée que prude et beaucoup plus aimable que dévote, se mit à rire comme une folle de la confidence et en fit aussitôt part à son grave mari, lequel décida que les choses étant en cet état de brisure et de délabrement, il fallait bien se garder de les offrir aux prêtres de Thémis, que ces messieurs-là ne badinaient point sur des choses de cette importance, et que sa pauvre petite sœur ne serait pas plus tôt dans la ville de l’échafaud toujours dressé, qu’on l’y ferait peut-être monter pour en former une victime à la pudeur. Le marquis cita, après son dîner surtout, il avait quelquefois de l’érudition, il prouva que les Provençaux étaient une colonie égyptienne, que les Égyptiens sacrifiaient très souvent des jeunes filles, et qu’un président au Parlement d’Aix, qui ne se trouve originairement qu’un colon égyptien, pourrait sans aucun miracle faire couper à sa petite sœur le plus joli col du monde…
- – Ce sont des tranchaux de têtes que ces présidents colons ; ils vous coupent une nuque, poursuivait d’Olincourt, comme une corneille abat des noix, juste ou non ils n’y regardent pas de si près ; le rigorisme a comme Thémis un bandeau que la stupidité place, et que dans la ville d’Aix la philosophie n’enlève jamais…
On résolut donc de s’assembler : le comte, le marquis, Mme d’Olincourt et sa charmante sœur furent dîner à une petite maison du marquis au bois de Boulogne, et là, le sévère aréopage décida en style énigmatique, semblable aux réponses de la sibylle de Cumes, ou aux arrêts du Parlement d’Aix, qui au titre de l’indigénité égyptienne a quelques droits à l’hiéroglyphe, qu’il fallait que le président épousât et n’épousât point. La sentence portée, les acteurs bien instruits, on revient chez le baron, la jeune personne n’offre à son père aucune difficulté, d’Olincourt et sa femme se font, assurent-ils, une fête d’un hymen aussi bien assorti, ils cajolent étonnamment le président, se gardent bien de rire davantage quand il paraît, et gagnent si bien l’esprit du gendre et du beau-père, qu’ils les font consentir l’un et l’autre à ce que les mystères de l’hymen ne se célèbrent qu’au château d’Olincourt près de Melun, terre superbe appartenant au marquis ; tout le monde y consent, le baron seul est, dit-il, désolé de ne pouvoir partager les plaisirs d’une fête aussi agréable, mais s’il peut, il ira les voir. Le jour arrive enfin, les deux époux sont sacramentalement unis à Saint-Sulpice, de très grand matin, sans le moindre appareil, et dès le même jour on part pour d’Olincourt. Le comte d’Elbène, déguisé sous le nom et sous le costume de La Brie, valet de chambre de la marquise, reçoit la compagnie quand elle arrive, et le souper fait, introduit les deux époux dans la chambre nuptiale dont les décorations et les machines avaient été dirigées par lui, et devaient être conduites par ses soins.
- – En vérité, mignonne, dit l’amoureux provençal aussitôt qu’il se vit tête à tête avec sa prétendue, vous avez des appas qui sont ceux de la Vénus même, caspita4, je ne sais où vous les avez pris, mais on parcourerait toute la Provence sans rien trouver qui vous égalât.
Puis maniant par-dessus les jupes la pauvre petite Téroze qui ne savait auquel céder du rire ou de la peur :
- – Et tout aque par ici, et tout aque par ila, que Dieu me damne, et que je ne juge jamais de catins, si ce ne sont pas là les formes de l’amour sous les cotillons brillants de sa mère.
Cependant La Brie entre apportant deux écuelles d’or, il en présente une à la jeune épouse, offre l’autre à M. le président
- – Buvez, chastes époux, dit-il, et puissiez-vous trouver l’un et l’autre dans ce breuvage les présents de l’amour et les dons de l’hymen.
- – Monsieur le président, dit La Brie en voyant le magistrat s’informer de la raison de ce breuvage, ceci est une coutume parisienne qui remonte au baptême de Clovis : il est d’usage parmi nous, qu’avant de célébrer les mystères dont vous allez vous occuper l’un et l’autre, vous puisiez dans ce lénitif purifié par la bénédiction de l’évêque les forces nécessaires à l’entreprise.
- – Ah parbleu, volontiers, reprend l’homme de robe, donnez, donnez, mon ami… mais cendix, si vous allumez les étoupes, que votre jeune maîtresse prenne garde à elle, je ne suis déjà que trop vif, et si vous me mettez au point de ne me plus connaître, je ne sais pas ce qu’il arrivera.
Le président avale, sa jeune épouse l’imite, les valets se retirent et l’on se met au lit ; mais à peine y est-on, qu’il prend au président des douleurs d’entrailles si aiguës, un besoin si pressant de soulager sa débile nature du côté opposé à celui qu’il faudrait, que sans prendre garde où il est, sans aucun respect pour celle qui partage sa couche, il inonde le lit et les environs d’un déluge de bile si considérable que Mlle de Téroze effrayée n’a que le temps de se jeter à bas et d’appeler à elle. On vient, M. et Mme d’Olincourt qui s’étaient bien gardés de se coucher, arrivent avec précipitation, le président consterné s’enveloppe de draps pour ne se point montrer, sans prendre garde que plus il se cache et plus il se souille, et qu’il devient à la fin un tel objet d’horreur et de dégoût que sa jeune épouse et tout ce qui est là se retirent en plaignant vivement son état, et l’assurant qu’on va dans la minute en donner avis au baron pour qu’il envoie sur-le-champ au château un des meilleurs médecins de la capitale.
- – Ô juste ciel ! s’écrie le pauvre président consterné, aussitôt qu’il est seul, quelle aventure est celle-ci, je croyais que ce n’était que dans notre palais, et sur les fleurs de lis, que nous pouvions déborder de la manière, mais la première nuit d’une noce, dans le lit de la femelle, en vérité je ne le conçois point.
Un lieutenant du régiment d’Olincourt, nommé Delgatz, qui pour le besoin des chevaux du régiment, avait fait deux ou trois cours à l’école vétérinaire, ne manqua pas d’arriver le lendemain sous le titre et sous l’emblème d’un des plus fameux enfants d’Esculape. On avait conseillé à M. de Fontanis de ne paraître qu’en négligé, et Mme la présidente de Fontanis à laquelle nous ne devrions pourtant point encore accorder ce nom, ne cacha point à son mari combien elle le trouvait intéressant dans ce costume : il avait une robe de chambre de calmende jaune à raies rouges juste à la taille, ornée de parements et de revers, là-dessous se portait un petit gilet d’étamine brune, avec des chausses à la matelote de même couleur, et un bonnet de laine rouge ; tout cela rehaussé de la pâleur intéressante de son accident de la veille, inspira un tel redoublement d’amour à Mlle de Téroze qu’elle ne voulut pas le quitter d’un quart d’heure.
- – Péchaire, disait le président, comme elle m’aime, en vérité voilà la femme que le ciel destinait à mon bonheur ; je me suis bien mal conduit la nuit passée, mais on n’a pas toujours la foire.
Cependant le médecin arrive, il tâte le pouls de son malade, et s’étonnant de sa faiblesse, il lui démontre par les aphorismes d’Hippocrate et les commentaires de Galien que s’il ne se restaurait pas le soir à souper d’une demi-douzaine de bouteilles de vin d’Espagne ou de Madère, il lui deviendrait impossible de réussir à la défloraison proposée ; à l’égard de l’indigestion de la veille, il assura que ce n’était rien.
- – Cela provient, lui dit-il, monsieur, de ce que la bile n’était pas bien filtrée dans les tuyaux du foie.
- – Mais, dit le marquis, cet accident n’était pas dangereux.
- – Je vous demande pardon, monsieur, répondit gravement le sectateur du temple d’Épidaure, en médecine nous n’avons point de petites causes qui ne puissent devenir conséquentes, si la profondeur de notre art n’en suspend aussitôt les effets. Il pouvait survenir de ce léger accident une altération considérable dans l’organisation de monsieur ; cette bile infiltrée, rapportée par la crosse de l’aorte dans l’artère sous-clavière, voiturée ensuite de là dans les membranes délicates du cerveau par les carotides, en altérant la circulation des esprits animaux, en suspendant leur activité naturelle, aurait pu produire la folie.
- – Oh ciel, reprit Mlle de Téroze en pleurant, mon mari fou, ma sœur, mon mari fou !
- – Rassurez-vous, madame, ce n’est rien, grâce à la promptitude de mes soins, et je réponds maintenant du malade.
A ces mots, on vit la joie renaître dans tous les cours, le marquis d’Olincourt embrassa tendrement son beau-frère, il lui témoigna d’une manière vive et provinciale l’intérêt puissant qu’il prenait à lui, et il ne fut plus question que de plaisir. Le marquis reçut ce jour-là ses vassaux et ses voisins, le président voulut aller se parer ; on l’en empêcha, et l’on se fit un plaisir de le présenter en cet équipage à toute la société des environs.
- – Mais c’est qu’il est charmant comme cela, disait à tout moment la méchante marquise ; en vérité, M. d’Olincourt, si j’eusse su avant que de vous connaître, que la souveraine magistrature d’Aix renfermât des gens aussi aimables que mon cher beau-frère, je vous proteste que je n’aurais jamais pris d’époux que parmi les membres de cette respectable assemblée.
Et le président remerciait, et il se courbait en ricanant, en minaudant quelquefois devant les glaces, et en se disant à voix basse : Il est bien certain que je ne suis pas mal. Enfin l’heure du souper arriva, on avait retenu le maudit médecin qui buvant lui-même comme un Suisse, n’eut pas grand-peine à persuader à son malade de l’imiter ; on avait eu soin de placer dans leur voisinage des vins capiteux, qui leur brouillant assez vite les organes du cerveau, mirent bientôt le président au point où l’on le voulait. On se leva, le lieutenant qui avait supérieurement joué son rôle, gagna son lit, et disparut le lendemain ; pour notre héros, sa petite femme s’en empara et le conduisit au lit nuptial ; toute la société l’escortait en triomphe et la marquise toujours charmante, mais bien plus encore quand elle avait un peu sablé le champagne, l’assurait qu’il s’était trop livré et qu’elle craignait bien qu’échauffé des vapeurs de Bacchus, l’amour ne pût encore l’enchaîner cette nuit.
- – Ce n’est rien que cela, madame la marquise, répondit le président, ces dieux séducteurs réunis n’en deviennent que plus redoutables ; à l’égard de la raison, qu’elle se perde dans le vin ou dans les flammes de l’amour, du moment qu’on peut s’en passer, qu’importe à laquelle de ces deux divinités on en aura fait le sacrifice ; nous autres magistrats, c’est la chose du monde dont nous sachions le mieux nous passer, que la raison ; bannie de nos tribunaux comme de nos têtes, nous nous faisons un jeu de la fouler aux pieds, et voilà ce qui rend nos arrêts des chefs-d’œuvre, car quoique le bon sens n’y préside jamais, on les exécute aussi fermement que si l’on savait ce qu’ils veulent dire. Tel que vous me voyez, madame la marquise, continuait le président en trébuchant un peu, et ramassant son bonnet rouge qu’un instant d’oubli d’équilibre venait de séparer de son crâne pelé… oui, en vérité, tel que vous me voyez, je suis une des meilleures têtes de ma troupe ; ce fut moi, l’an passé, qui persuadai à mes spirituels confrères d’exiler pour dix ans de la province, et de ruiner par là à jamais un gentilhomme qui avait toujours bien servi le roi, et cela pour une partie de filles : on résistait, j’opinai, et le troupeau se rendit à ma voix… Dame, voyez-vous, j’aime les mœurs, j’aime la tempérance et la sobriété, tout ce qui choque ces deux vertus me révolte, et je sévis ; il faut être sévère, la sévérité est la fille de la justice… et la justice est la mère de… je vous demande bien pardon, madame, il y a des moments où quelquefois la mémoire me fait faux bond…
- – Oui, oui, c’est juste, répondit la folle marquise en se retirant et en emmenant tout le monde, observez seulement que tout n’aille pas se trouver ce soir en défaut chez vous comme la mémoire, car enfin il en faut finir, et ma petite sœur qui vous adore ne s’arrangerait pas éternellement d’une telle abstinence.
- – Ne craignez rien, madame, ne craignez rien, poursuivit le président, en voulant raccompagner la marquise d’une marche un peu circonflexe, n’appréhendez rien, je vous conjure, je vous la rends demain Mme de Fontanis aussi certainement que je suis un homme d’honneur. Est-il vrai, petite, continua le robin en revenant à sa compagne, ne m’accordez-vous pas que cette nuit va terminer notre besogne… vous voyez comme on le désire, il n’est pas un individu dans votre famille qui ne se trouve honoré de s’allier à moi : rien ne flatte dans une maison comme un magistrat.
- – Qui en doute, monsieur, répondit la jeune personne, je vous assure que pour mon compte je n’ai jamais eu tant d’orgueil, que depuis que je m’entends appeler Mme la présidente.
- – Je le crois sans peine ; allons, déshabillez-vous, mon astre, je me sens un peu de pesanteur, et je voudrais, s’il est possible, terminer notre opération avant que le sommeil ne vienne à m’emporter tout à fait.
Mais comme Mlle de Téroze, selon l’usage des jeunes mariées, ne pouvait venir à bout de sa toilette, qu’elle ne trouvait jamais ce qu’il lui fallait, qu’elle grondait ses femmes et ne finissait point, le président qui n’en pouvait plus, se décida à se mettre au lit, se contentant de crier pendant un quart d’heure
- – Mais venez donc, parbleu, venez donc, je ne conçois pas ce que vous faites, tout à l’heure il ne sera plus temps.
Cependant rien n’arrivait, et comme dans l’état d’ivresse où était notre moderne Lycurgue, il était assez difficile de se trouver la tête sur un chevet sans s’y endormir, il céda au plus pressant des besoins, et ronflait déjà comme s’il eût jugé quelque catin de Marseille, avant que Mlle de Téroze n’eût encore changé de chemise.
- – Le voilà bien, dit aussitôt le comte d’Elbène, en entrant doucement dans la chambre, viens, chère âme, viens me donner les heureux moments que ce grossier animal voudrait nous ravir.
Il entraîne en disant cela l’objet touchant de son idolâtrie ; les lumières s’éteignent dans l’appartement nuptial, dont le parquet se garnit à l’instant de matelas, et au signal donné, la portion du lit occupée par notre robin se sépare du reste, et par le moyen de quelques poulies s’enlève à vingt pieds de terre, sans que l’état soporifique dans lequel se trouve notre législateur lui permette de s’apercevoir de rien. Cependant vers les trois heures du matin, réveillé par un peu de plénitude dans la vessie, se souvenant qu’il a vu près de lui une table contenant le vase nécessaire à le soulager, il tâte ; étonné d’abord de ne trouver que du vide autour de lui, il s’avance ; mais le lit qui n’est tenu que par des cordes, se conforme au mouvement de celui qui se penche et finit par y céder tellement que, faisant la bascule entière, il vomit au milieu de la chambre le poids dont il est surchargé : le président tombe sur les matelas préparés et sa surprise est si grande qu’il se met à hurler comme un veau qu’on mène à la boucherie.
- – Eh, que diable est ceci, se dit-il, madame, madame, vous êtes là sans doute, eh bien, comprenez-vous quelque chose à cette chute, je me couche hier à quatre pieds du plancher, et voilà que pour avoir mon pot de chambre, je tombe de plus de vingt de haut.
Mais personne ne répondant à ces tendres complaintes, le président qui dans le fond ne se trouvait pas très mal couché, renonce à ses recherches et finit là sa nuit, comme s’il eût été dans son grabat provençal. On avait eu soin, la chute faite, de redescendre légèrement le lit qui se radaptant à la partie dont il avait été séparé, ne paraissait plus former qu’une seule et même couche, et sur les neuf heures du matin, Mlle de Téroze était doucement rentrée dans la chambre ; à peine y est-elle, qu’elle ouvre toutes les fenêtres et qu’elle sonne ses femmes.
- – En vérité, monsieur, dit-elle au président, votre société n’est pas douce, il en faut convenir, et je vais très sûrement me plaindre à ma famille des procédés que vous avez pour moi.
- – Qu’est ceci, dit le président dégrisé, en se frottant les yeux et ne comprenant rien à l’accident qui le fait trouver à terre.
- – Comment, ce que c’est, dit la jeune épouse en jouant l’humeur de son mieux, lorsque guidée par les mouvements qui doivent m’enchaîner à vous, je m’approche de votre personne cette nuit pour recevoir les assurances des mêmes sentiments de votre part, vous me repoussez avec fureur et vous me précipitez par terre…
- – Oh, juste ciel, dit le président, tenez, ma petite, je commence à comprendre quelque chose à l’aventure… je vous en fais mille excuses… cette nuit, pressé par un besoin, je cherchais par tous les moyens d’y satisfaire, et dans les mouvements que je me suis donnés en me jetant moi-même à bas du lit, je vous y aurai précipitée sans doute ; je suis d’autant plus excusable que je rêvais assurément, puisque je me suis cru tombé de plus de vingt pieds de haut ; allons, ce n’est rien, ce n’est rien, mon ange, il faut remettre la partie à la nuit prochaine et je vous réponds que je m’observerai ; je ne veux boire que de l’eau ; mais baisez-moi au moins, mon petit cœur, faisons la paix avant que de paraître devant le public, ou sans cela, je vous croirai ulcérée contre moi, et je ne le voudrais pas pour un empire.
Mlle de Téroze veut bien prêter une de ses joues de rose, encore animée du feu de l’amour, aux sales baisers de ce vieux faune, la compagnie entre et les deux époux cachent avec soin la malheureuse catastrophe nocturne.
Toute la journée se passa en plaisir, et surtout en promenade qui, éloignant M. de Fontanis du château, donnait le temps à La Brie de préparer de nouvelles scènes. Le président bien décidé à mettre son mariage à fin, s’observa tellement dans ses repas qu’il devint impossible de se servir de ces moyens pour mettre sa raison en défaut, mais on avait heureusement plus d’un ressort à faire mouvoir, et l’intéressant Fontanis avait trop d’ennemis conjurés contre lui, pour qu’il pût échapper à leur piège ; on se couche.
- – Oh ! pour cette nuit, mon ange, dit le président à sa jeune moitié, je me flatte que vous ne vous en tirerez pas.
Mais tout en faisant ainsi le brave, il s’en fallait bien que les armes dont il menaçait se trouvassent encore en état, et comme il ne voulait se présenter à l’assaut qu’en règle, le pauvre Provençal faisait dans son coin d’incroyables efforts… il s’allongeait, il se raidissait, tous ses nerfs étaient dans une contraction… qui lui faisant presser sa couche avec deux ou trois fois plus de force que s’il se fût tenu en repos, brisèrent enfin les poutres préparées du plafond, et culbutèrent le malheureux magistrat dans une étable de pourceaux qui se trouvait précisément au-dessous de la chambre. On discuta longtemps dans la société du château d’Olincourt, qui devait avoir été le plus surpris, ou du président en se retrouvant ainsi parmi les animaux si communs dans sa patrie, ou de ces animaux en voyant au milieu d’eux un des plus célèbres magistrats du Parlement d’Aix. Quelques personnes ont prétendu que la satisfaction avait dû être égale de part et d’autre : dans le fait, le président ne devait-il pas être aux nues de se retrouver pour ainsi dire en société, de respirer un instant le goût du terroir, et de leur côté les animaux impurs défendus par le bon Moïse, ne devaient-ils pas rendre grâce au ciel de se trouver enfin un législateur à leur tête, et un législateur du Parlement d’Aix qui, accoutumé dès l’enfance à juger de causes relatives à l’élément favori de ces bonnes bêtes, pourrait un jour arranger et prévenir toutes discussions tendant à cet élément si analogue à l’organisation des uns et des autres.
Quoi qu’il en soit, comme la connaissance ne se fit pas tout de suite, et que la civilisation mère de la politesse n’est guère plus avancée parmi les membres du Parlement d’Aix, que parmi les animaux méprisés de l’israélité, il y eut d’abord une espèce de choc, dans lequel le président ne cueillit point de lauriers : il fut battu, froissé, harcelé de coups de groins ; il fit des remontrances, on ne l’écouta point ; il promit d’enregistrer, rien ; il parla de décret, on ne s’émut pas davantage ; il menaça d’exil, on le foula aux pieds ; et le malheureux Fontanis tout en sang travaillait déjà à une sentence où il ne s’agissait rien moins que de fagot, quand on accourut enfin à son secours.
C’était La Brie et le colonel qui, armés de flambeaux, venaient tâcher de débarrasser le magistrat de la fange dans laquelle il était englouti, mais il s’agissait de savoir par où le prendre, et comme il était bien et dûment garni des pieds à la tête, il n’était ni bien aisé, ni bien odorant de le saisir ; La Brie fut chercher une fourche, un palefrenier subitement appelé en apporta une autre, et on débourba ainsi notre homme du mieux qu’on put de l’infâme cloaque où l’avait enseveli sa chute… Mais où le porter maintenant, telle était la difficulté, et il n’était pas facile de la résoudre. Il s’agissait de purger le décret, il fallait que le coupable fût lavé, le colonel proposa des lettres d’abolition, mais le palefrenier qui n’entendait rien à tous ces grands mots, dit qu’il fallait tout simplement le déposer une couple d’heures dans l’abreuvoir, au bout desquelles se trouvant suffisamment immergé, on pourrait avec des bouchons de paille achever d’en faire un joli sujet. Mais le marquis assura que la froideur de l’eau pourrait altérer la santé de son frère, et sur cela La Brie ayant assuré que le lavoir du garçon de cuisine était encore garni d’eau chaude, on y transporte le président, on le confie au soin de cet élève de Comus, qui en moins de rien le rend aussi propre qu’une écuelle de faïence.
- – Je ne vous propose pas de retourner auprès de votre femme, dit d’Olincourt dès qu’il vit le robin savonné, je connais votre délicatesse, ainsi La Brie va vous conduire dans un petit appartement de garçon où vous passerez tranquillement le reste de la nuit.
- – Bien, bien, mon cher marquis, dit le président, j’approuve votre projet… mais vous en conviendrez, il faut que je sois ensorcelé, pour que de pareilles aventures m’arrivent ainsi toutes les nuits depuis que je suis dans ce maudit château.
- – Il y a là-dedans quelque cause physique, dit le marquis ; le médecin revient nous voir demain, je vous conseille de le consulter.
- – Je le veux, répondit le président, et gagnant sa petite chambre avec La Brie, en vérité, mon cher, lui dit-il, en se mettant au lit, je n’avais jamais été si près du but.
- – Hélas, monsieur, lui répondit l’adroit garçon en se retirant, il y a là-dedans une fatalité du ciel et je vous réponds que je vous plains de tout mon cœur.
Delgatz ayant tâté le pouls du président, l’assura que la rupture des poutres ne venait que d’un excès d’engorgement dans les vaisseaux lymphatiques, qui doublant la masse des humeurs, augmentait en proportion le volume animal ; qu’en conséquence, il fallait une diète austère, qui parvenant à épurer l’âcreté des humeurs, amoindrirait nécessairement le poids physique et contribuerait aux succès proposés, que d’ailleurs…
- – Mais, monsieur, lui dit Fontanis en l’interrompant, je me suis déhanché, et démis le bras gauche par cette chute épouvantable…
- – Je le crois bien, répondit le docteur, mais ces accidents secondaires ne sont point du tout ceux qui m’effrayent ; moi, je remonte toujours aux causes, il s’agit de travailler au sang, monsieur ; en diminuant l’acrimonie de la lymphe, nous dégageons les vaisseaux, et la circulation des vaisseaux devenant plus facile, nous diminuons nécessairement la masse physique, d’où il résulte que les plafonds ne s’affaissant plus sous votre poids, vous pourrez dorénavant vous livrer dans votre lit à tous les exercices qu’il vous plaira sans courir de nouveaux dangers.
- – Et mon bras, monsieur, et ma hanche ?
- – Purgeons, monsieur, purgeons, essayons ensuite une couple de saignées locales et tout se rétablira insensiblement.
Dès le même jour la diète commença ; Delgatz qui ne quitta point son malade de la semaine, le mit à l’eau de poulet, et le purgea trois fois de suite, en lui défendant sur toute chose de penser à sa femme. Tout ignare qu’était le lieutenant Delgatz, son régime réussit à merveille, il assura la société qu’il avait autrefois traité de la même façon, quand il travaillait à l’école vétérinaire, un âne qui était tombé dans un trou très profond et qu’au bout d’un mois l’animal restauré portait gaillardement ses sacs de plâtre, comme il avait eu toujours coutume de faire. Effectivement le président qui ne laissait pas que d’être bilieux, redevint frais et vermeil, les contusions se dissipèrent, et l’on ne s’occupa plus que de le restaurer pour lui donner les forces utiles à endurer ce qui lui revenait encore.
Le douzième jour du traitement, Delgatz prit son malade par la main et le présentant à Mlle de Téroze :
- – Le voilà, madame, lui dit-il, le voilà, cet homme rebelle aux lois d’Hippocrate, je vous le ramène sain et sauf, et s’il s’abandonne sans frein aux forces que je lui ai rendues, nous aurons le plaisir de voir avant six mois, continua Delgatz en posant légèrement la main sur le bas-ventre de Mlle de Téroze… oui, madame, nous aurons tous la satisfaction de voir ce beau sein arrondi par les mains de l’hymen.
- – Dieu vous entende, docteur, répondit la friponne, vous m’avouerez qu’il est bien dur d’être femme depuis quinze jours sans avoir cessé d’être fille.
- – Incomparable, dit le président, on n’a point une indigestion toutes les nuits, toutes les nuits le besoin d’uriner ne culbute pas un époux au bas de son lit et croyant tomber dans les bras d’une jolie femme, on ne se précipite pas sans cesse dans une étable à cochons.
- – Nous le verrons, dit la jeune Téroze en poussant un gros soupir, nous le verrons, monsieur, mais si vous m’aimiez comme je vous aime, en vérité tous ces malheurs-là ne vous arriveraient pas.
Le souper fut très gai, la marquise y fut aimable et méchante, elle paria contre son mari, en faveur des succès de son beau-frère et l’on se retira. Les toilettes se font à la hâte, Mlle de Téroze supplie son mari par pudeur, de ne souffrir aucune lumière dans sa chambre, celui-ci trop battu pour rien refuser, accorde tout ce qu’on veut, et l’on se met au lit ; plus d’obstacles, l’intrépide président triomphe, il cueille ou croit cueillir enfin cette fleur précieuse à laquelle on a la folie d’attacher tant de prix ; cinq fois de suite il est couronné par l’amour, lorsque le jour venu, les fenêtres s’ouvrent, et les rayons de l’astre qu’elles laissent pénétrer dans la chambre viennent enfin offrir aux yeux du vainqueur la victime qu’il vient d’immoler… Juste ciel, que devient-il quand il aperçoit une vieille négresse au lieu de sa femme, qu’il voit une figure aussi noire que hideuse remplacer les attraits délicats dont il s’est cru possesseur !
Il se jette en arrière, il s’écrie qu’il est ensorcelé, quand sa femme arrivant elle-même, et le surprenant avec cette divinité du Ténare, lui demande avec aigreur ce qu’elle a donc pu lui faire pour en être aussi cruellement trompée.
- – Mais, madame, n’est-ce point avec vous qu’hier…
- – Moi, monsieur, honteuse, humiliée, je n’ai pas à me reprocher du moins de vous avoir manqué de soumission ; vous avez vu cette femme auprès de moi, vous m’avez repoussée brutalement pour la saisir, vous lui avez fait occuper ma place dans le lit qui m’était destiné et je me suis retirée confuse, n’ayant que mes larmes pour soulagement.
- – Et dites-moi, mon ange, vous êtes bien certaine de tous les faits que vous alléguez ici ?
- – Le monstre, il veut encore m’insulter après d’aussi violents outrages et des sarcasmes sont ma récompense quand je m’attends à des consolations… Accourez, accourez, ma sœur, que toute ma famille vienne voir à quel indigne objet je suis sacrifiée… la voilà… la voilà, cette rivale odieuse, s’écria la jeune épouse frustrée de ses droits en répandant un torrent de larmes, même à mes yeux, il ose être dans ses bras. Ô mes amis, continua Mlle de Téroze au désespoir en réunissant tout le monde autour d’elle, secourez-moi, prêtez-moi des armes contre ce parjure, était-ce à cela que je devais m’attendre, l’adorant comme je le faisais ?…
Rien de plus plaisant que la figure de Fontanis à ces surprenantes paroles : tantôt il jetait des yeux égarés sur sa négresse ; les rapportant ensuite sur sa jeune épouse il la considérait avec une sorte d’attention imbécile, qui réellement eût pu devenir inquiétante pour la disposition de son cerveau. Par une fatalité assez singulière, depuis que le président était à d’Olincourt, La Brie, ce rival déguisé qu’il eût dû redouter le plus, était devenu le personnage de tout ce qui était là, auquel il eût le plus de confiance ; il l’appelle.
- – Mon ami, lui dit-il, vous qui m’avez toujours paru un garçon vraiment raisonnable, voudriez-vous me faire le plaisir de me dire si réellement vous avez reconnu quelque altération dans ma tête.
- – Ma foi, monsieur le président, lui répondit La Brie d’un air triste et confus, je n’aurais jamais osé vous le dire, mais puisque vous me faites l’honneur de me demander mon avis, je ne vous cacherai pas que depuis votre chute dans l’auge aux cochons, vos idées ne sont jamais émanées pures des membranes de votre cervelet ; que ça ne vous inquiète pas, monsieur, le médecin qui vous a déjà traité est un des plus grands hommes que nous ayons jamais eus dans cette partie… Tenez, nous avions ici le juge de la terre de M. le marquis qui était devenu fou à tel point qu’il n’y avait pas un jeune libertin de l’endroit s’amusant avec une fille, auquel ce coquin ne fît aussitôt un procès criminel, et le décret et la sentence et l’exil et toutes les platitudes que ces drôles-là ont toujours dans la bouche ; eh bien, monsieur, notre docteur, cet homme universel qui a déjà eu l’honneur de vous médicamenter en dix-huit saignées et trente-deux médecines, lui a rendu la tête aussi saine que s’il n’eût jamais jugé de sa vie. Mais tenez, continua La Brie en se retournant au bruit qu’il entendait, on a bien raison de dire qu’on ne parle pas plutôt d’une bête qu’on en voit le poil… ne le voilà-t-il pas qui vient lui-même.
- – Eh, bonjour, cher docteur, dit la marquise, en voyant arriver Delgatz, en vérité je crois que jamais nous n’eûmes autant besoin de votre ministère ; notre cher ami le président a eu hier au soir un petit dérangement de tête qui lui a fait prendre malgré tout le monde cette négresse au lieu de sa femme.
- – Malgré tout le monde, dit le président, quoi réellement on s’y est opposé ?
- – Moi-même le premier et de toute ma force, répondit La Brie, mais monsieur y allait si vigoureusement que j’ai mieux aimé le laisser faire que de m’exposer à être maltraité par lui.
Et là-dessus le président se frottant la tête commençait à ne pas trop savoir à quoi s’en tenir, lorsque le médecin s’approchant et lui tâtant le pouls :
- – Ceci est plus sérieux que le dernier accident, dit Delgatz en baissant les yeux, c’est un reste ignoré de notre dernière maladie, un feu couvert qui échappe à l’œil intelligent de l’artiste et qui éclate au moment où l’on y pense le moins. Il y a une obstruction décidée dans le diaphragme et un éréthisme prodigieux dans l’organisation.
- – Un hérétisme, s’écria le président furieux, que veut dire ce drôle-là avec son hérétisme ? Apprends, faquin, que je n’ai jamais été hérétique, on voit bien, vieux sot, que peu versé dans l’histoire de France tu ignores que c’est nous qui brûlons les hérétiques : va visiter notre patrie, bâtard oublié de Salerne, va, mon ami, va voir Mérindol et Cabrières fumer encore des incendies que nous y portâmes, promène-toi sur les fleuves de sang dont les respectables membres de notre tribunal arrosèrent si bien la province, entends encore les gémissements des malheureux que nous immolâmes à notre rage, les sanglots des femmes que nous arrachâmes du sein de leur époux, le cri des enfants que nous écrasâmes dans le sein de leur mère, examine enfin toutes les saintes horreurs que nous commîmes et tu verras si d’après une aussi sage conduite il appartient à un drôle comme toi de nous traiter d’hérétiques.
Le président qui était toujours au lit à côté de la négresse, lui avait dans la chaleur de sa narration appliqué un si rude coup de poing sur le nez que la malheureuse s’était échappée en hurlant nomme une chienne à laquelle on enlève ses petits.
- – Eh bien, eh bien, de la fureur, mon ami, dit d’Olincourt en s’approchant du malade, président, est-ce comme cela qu’on se conduit ? vous voyez bien que votre santé s’altère et qu’il est essentiel de songer à vous.
- – A la bonne heure, quand on me parlera comme cela, j’écouterai, mais m’entendre traiter d’hérétique par ce balayeur de Saint-Côme, vous m’avouerez que c’est ce que je ne puis souffrir.
- – Il n’y a pas pensé, mon cher frère, dit la marquise avec aménité, éréthisme est le synonyme d’inflammation, il ne le fut jamais d’hérésie.
- – Ah ! pardon, madame la marquise, pardon, c’est que j’ai quelquefois l’ouïe un peu dure. Allons que ce grave disciple d’Averroès avance et parle, je l’écouterai… je ferai plus, j’exécuterai ce qu’il me dira.
Delgatz que la bouillante sortie du président avait fait tenir à l’écart, de peur d’être traité comme la négresse, se ravança vers le bord du lit.
- – Je vous le répète, monsieur, dit le nouveau Galien en reprenant le pouls de son malade, grand éréthisme dans l’organisation.
- – Héré…
- – Éréthisme, monsieur, dit précipitamment le docteur en courbant les épaules de peur d’un coup de poing, d’où je conclus pour une phlébotomisation subite à la jugulaire que nous ferons suivre par quelques bains à la glace réitérés.
- – Je ne suis pas trop d’avis de la saignée, dit d’Olincourt, monsieur le président n’est plus d’un âge à soutenir ces sortes d’assauts sans un besoin bien réel ; je n’ai pas d’ailleurs à l’exemple des enfants de Thémis et d’Esculape la manie sanguinaire, mon système est qu’il est aussi peu de maladies qui vaillent la peine de le faire couler, qu’il est peu de crimes qui méritent de le répandre ; président, vous m’approuverez j’espère quand il s’agit d’épargner le vôtre, peut-être ne serais-je pas aussi certain de votre aveu si vous aviez moins d’intérêt à la chose.
- – Monsieur, répondit le président, je vous approuve dans la première partie de votre discours, mais vous permettrez que je blâme la seconde : c’est avec le sang qu’on efface le crime, avec lui seul que l’on le purge et que l’on le prévient ; comparez, monsieur, tous les maux que le crime peut produire sur la terre avec le petit mal d’une douzaine de malheureux exécutés par an pour le prévenir.
- – Votre paradoxe n’a pas le sens commun, mon ami, dit d’Olincourt, il est dicté par le rigorisme et par la bêtise, il est en vous un vice d’état et de terroir qu’il faudrait abjurer à jamais ; indépendamment de ce que vos rigueurs imbéciles n’ont jamais arrêté le crime, c’est qu’il est absurde de dire qu’un forfait en puisse acquitter un autre et que la mort d’un second homme puisse être bonne à celle d’un premier ; vous devriez, vous et les vôtres, rougir de pareils systèmes prouvant bien moins votre intégrité que votre goût dominant pour le despotisme ; on a bien raison de vous appeler les bourreaux de l’espèce humaine : vous détruisez plus d’hommes, à vous seuls, que tous les fléaux réunis de la nature.
- – Messieurs, dit la marquise, il me semble que ce n’est ici ni le cas ni l’instant d’une discussion pareille ; au lieu de calmer mon petit frère, monsieur, continua-t-elle en s’adressant à son mari, vous achevez d’enflammer son sang et vous allez peut-être rendre sa maladie incurable.
- – Madame la marquise a raison, dit le docteur, permettez, monsieur, que j’ordonne à La Brie d’aller faire mettre quarante livres de glace dans la baignoire que l’on remplira ensuite d’eau de puits, et que pendant le temps de cette préparation, je fasse lever mon malade.
Tout le monde se retire aussitôt ; le président se lève, marchande encore un moment sur ce bain à la glace, qui, disait-il, allait le rendre nul au moins pour six semaines, mais il n’y a pas moyen de s’y soustraire, il descend, on l’y plonge, on l’y contraint dix ou douze minutes, aux yeux de toute la société, dispersée dans tous les coins des environs pour se divertir de la scène, et le malade bien essuyé s’habille et paraît dans le cercle comme si de rien n’était.
La marquise, dès qu’on a dîné, propose une promenade.
- – La dissipation doit être bonne au président, n’est-ce pas, docteur, demanda-t-elle à Delgatz.
- – Assurément, répondit celui-ci, madame doit se souvenir qu’il n’y a point d’hôpitaux, où l’on ne laisse aux fous une cour pour prendre l’air.
- – Mais je me flatte, dit le président, que vous ne me regardez pas tout à fait encore comme sans ressource.
- – Tant s’en faut, monsieur, reprit Delgatz, c’est un léger égarement qui saisi à propos ne doit avoir aucune suite, mais il faut rafraîchir M. le président, il faut du calme.
- – Comment, monsieur, vous croyez que ce soir je ne pourrais pas prendre ma revanche ?
- – Ce soir, monsieur, votre seule idée me fait frémir ; si j’agissais de rigueur avec vous, comme vous agissez avec les autres, je vous défendrais les femmes pendant trois ou quatre mois.
- – Trois ou quatre mois, juste ciel… et se tournant vers son épouse : Trois ou quatre mois, mignonne, y tiendriez-vous, mon ange, y tiendriez-vous ?
- – Oh, M. Delgatz s’adoucira, j’espère, répondit avec une naïveté feinte la jeune Téroze, il aura au moins pitié de moi, s’il ne veut en avoir de vous…
Et l’on partit pour la promenade. Il y avait un bac à passer pour se rendre chez un gentilhomme voisin, prévenu de tout et qui attendait la compagnie à goûter ; une fois dans le bateau, nos jeunes gens se mettent à polissonner, et Fontanis pour plaire à sa femme ne manque pas de les imiter.
- – Président, dit le marquis, je gage que vous ne vous suspendez pas comme moi à la corde du bac et que vous n’y restez pas plusieurs minutes de suite.
- – Rien de plus aisé, dit le président en achevant sa prise de tabac et s’élevant sur la pointe des pieds pour mieux attraper la corde.
- – Bien, bien, infiniment mieux que vous, mon frère, dit la petite Téroze dès qu’elle voit son mari accroché.
Mais pendant que le président ainsi suspendu fait admirer ses grâces et son adresse, les bateliers qui ont le mot doublent de rames, et la barque s’échappant avec vivacité laisse le malheureux entre le ciel et l’eau… Il crie, il appelle à lui, on n’était qu’au milieu de la traversée, il y avait encore plus de quinze toises avant que de toucher le bord.
- – Faites comme vous pourrez, lui criait-on, traînez-vous par vos mains jusqu’au rivage, mais vous voyez bien que le vent nous emporte, il nous est impossible de revenir à vous.
Et le président se glissant, gigotant, se débattant, faisait tout ce qu’il pouvait pour rattraper la barque qui fuyait toujours à force de rames ; s’il y avait un tableau plaisant, c’était assurément celui de voir ainsi pendu en grande perruque et en habit noir un des plus graves magistrats du Parlement d’Aix.
- – Président, lui criait le marquis en éclatant de rire, en vérité ceci n’est qu’une permission de la providence, c’est le talion, mon ami, c’est le talion, c’est cette loi favorite de vos tribunaux ; de quoi vous plaignez-vous d’être ainsi pendu, n’en avez-vous pas souvent condamné au même supplice, qui ne l’avaient pas mérité plus que vous ?
Mais le président ne pouvait plus entendre : horriblement fatigué de l’exercice violent où l’on le forçait, les mains lui manquèrent, et il tombe comme une masse dans l’eau ; à l’instant deux plongeurs que l’on tenait tout prêts, volent à son secours ; et l’on le ramène à bord, mouillé comme un barbet et jurant comme un charretier. Il commença par vouloir se plaindre d’une plaisanterie qui n’était point de saison… on lui jure qu’on n’a nullement plaisanté, qu’un coup de vent a fait éloigner le bateau, on le chauffe dans la cabane du batelier, on le change, on le caresse, sa petite femme fait tout pour lui faire oublier son petit accident, et Fontanis amoureux et faible se met bientôt à rire avec tout le monde du spectacle qu’il vient de donner.
On arrive enfin chez le gentilhomme, on y est reçu à ravir, le plus grand goûter se sert ; on a soin de faire avaler au président une crème aux pistaches qu’il n’a pas plus tôt dans les entrailles qu’il est obligé de s’informer sur-le-champ du cabinet secret, on lui en ouvre un très obscur ; horriblement pressé, il s’assoit et se soulage avec empressement, mais l’opération faite, le président ne peut plus se relever.
- – Et qu’est encore ceci, s’écrie-t-il en jouant du rein…
Mais il a beau faire, à moins que d’y laisser la pièce, il est impossible de s’en tirer ; cependant son absence fait une sorte de sensation, on s’informe où il peut être, et ses cris qu’on entend attirent enfin toute la compagnie en face du cabinet fatal.
- – Que diable faites-vous donc là si longtemps, mon ami, lui dit d’Olincourt, êtes-vous donc affligé de quelque colique ?
- – Eh ventrebleu, dit le pauvre diable en redoublant de soins pour se relever, ne voyez-vous pas bien que je suis pris…
Mais pour donner un spectacle plus plaisant à la société, pour augmenter les efforts du président à se lever de ce maudit siège, on lui passait en dessous, sur les fesses, une petite flamme d’esprit de vin qui lui grésillant le poil, et le piquant quelquefois un peu ferme, lui faisait faire les bonds les plus extraordinaires et les plus horribles grimaces. Plus on éclatait de rire, plus le président se mettait en colère, il invectivait les femmes, il menaçait les hommes et plus il s’irritait, plus sa figure enluminée devenait comique à voir ; des mouvements qu’il se donnait, la perruque s’était séparée du crâne, et cet occiput découvert répondait plus plaisamment encore aux contorsions des muscles de la face ; enfin le gentilhomme accourt, il fait mille excuses au président de ce qu’on ne l’a point averti que ce cabinet n’était pas en état de le recevoir ; ses gens et lui décollent de leur mieux l’infortuné patient, non sans lui faire perdre un cordon circulaire de peau qui, malgré qu’on en ait, reste attaché au rond du siège que des peintres détrempaient en colle forte pour y faire prendre ensuite la teinte dont on avait dessein de le décorer.
- – En vérité, dit Fontanis en reparaissant avec effronterie, vous êtes bien heureux de m’avoir et je sera bien à votre amusement.
- – Injuste ami, repartit d’Olincourt, pourquoi faut-il que vous vous en preniez toujours à nous des malheurs que vous envoie la fortune, j’ai cru qu’il suffisait d’avoir le licol de Thémis, pour que l’équité devînt une vertu naturelle, mais je vois bien que je me suis trompé.
- – C’est que vos idées ne sont pas nettes sur ce qu’on appelle équité, dit le président, nous admettons au barreau plusieurs sortes d’équité, il y a ce qu’on appelle l’équité relative et l’équité personnelle…
- – Doucement, dit le marquis, je n’ai jamais vu qu’on pratiquât beaucoup la vertu qu’on analyse autant ; ce que j’appelle équité, moi, mon ami, c’est tout simplement la loi de la nature ; on est toujours intègre quand on la suit, on ne devient injuste que quand on s’en écarte. Dis-moi, président, si tu t’étais livré à quelque caprice de fantaisie au fond de ta maison, trouverais-tu fort équitable une troupe de balourds qui, venant apporter le flambeau jusqu’au sein de ta famille, y démêlant à force de ruses inquisitoires, de fourberies, et de délations achetées, quelques travers excusables à trente ans, profiteraient de ces atrocités, pour te perdre, pour te bannir, pour flétrir ton honneur, déshonorer tes enfants, et piller ton bien, dis, mon ami, dis ce que tu penses, trouverais-tu ces coquins-là bien équitables ? s’il est vrai que tu admettes un Être suprême, adorerais-tu ce modèle de justice s’il l’exerçait ainsi envers les hommes et ne frémirais-tu pas de lui être soumis ?
- – Et comment l’entendez-vous, je vous prie ? Quoi ! vous nous blâmerez de rechercher le crime… c’est notre devoir.
- – Cela est faux, votre devoir ne consiste qu’à le punir quand il se découvre de lui-même ; laissez aux stupides et féroces maximes de l’inquisition, le soin barbare et plat de le rechercher comme de vils espions ou d’infâmes délateurs ; quel citoyen sera tranquille quand, environné de valets soudoyés par vos soins, son honneur ou sa vie seront à tout instant dans les mains de gens qui, seulement aigris de la chaîne qu’ils portent, croiront s’y soustraire ou l’alléger en vous vendant celui qui la leur impose ? Vous aurez multiplié les coquins dans l’État, vous aurez fait des femmes perfides, des valets calomniateurs, des enfants ingrats, vous aurez doublé la somme des vices et n’aurez pas fait naître une vertu.
- – Il ne s’agit pas de faire naître des vertus, il n’est question que de détruire le crime.
- – Mais vos moyens le multiplient.
- – A la bonne heure, mais c’est la loi, nous devons la suivre : nous ne sommes pas des législateurs, nous autres, mon cher marquis, nous sommes des opérateurs.
- – Dites mieux, président, dites mieux, répliqua d’Olincourt qui commençait à s’échauffer, dites que vous êtes des exécuteurs, d’insignes bourreaux qui, naturellement ennemis de l’État, n’avez de délices qu’à vous opposer à sa prospérité, qu’à placer des entraves à son bonheur, qu’à flétrir sa gloire et qu’à faire couler sans raison le sang précieux de ses sujets.
Malgré les deux bains d’eau froide qu’avait pris Fontanis dans sa journée, la bile est une chose si difficile à détruire dans un homme de robe que le pauvre président frémissait de rage d’entendre dénigrer ainsi un métier qu’il croyait aussi respectable : il ne concevait pas que ce qu’on appelle la magistrature fût dans le cas d’être bâtonné de la sorte, et peut-être allait-il répliquer en matelot marseillais, lorsque les dames s’approchèrent et proposèrent de s’en retourner. La marquise demanda au président si quelque nouveau besoin ne l’appelait pas au cabinet secret.
- – Non, non, madame, dit le marquis, ce respectable magistrat n’a pas toujours la colique, il faut lui pardonner s’il en a vu l’attaque un peu sérieusement ; c’est une maladie conséquente à Marseille ou à Aix, qu’un petit mouvement d’entrailles, et depuis que nous avons vu une troupe de coquins, confrères de ce gaillard-là, juger comme empoisonnées quelques catins qui avaient la colique, il ne faut pas s’étonner qu’une colique soit une affaire sérieuse chez un magistrat provençal.
Fontanis, l’un des juges le plus acharné dans cette affaire qui avait à jamais couvert de honte les magistrats de Provence, était dans un état difficile à peindre, il balbutiait, il trépignait, il écumait, il ressemblait aux dogues d’un combat de taureaux quand ils ne peuvent parvenir à mordre l’adversaire, et d’Olincourt saisissant sa situation :
- – Regardez-le, regardez-le, mesdames, et dites-moi, je vous prie, si vous trouveriez bien doux le sort d’un malheureux gentilhomme qui, se reposant sur son innocence et sa bonne foi, verrait aboyer près de sa culotte quinze mâtins comme celui-là.
Le président allait se fâcher sérieusement, mais le marquis qui ne voulait point encore d’éclat, ayant prudemment gagné sa voiture, laissa Mlle de Téroze mettre le baume sur les plaies qu’il venait de faire. Elle eut beaucoup de peine à y réussir, elle y parvint pourtant, le bac se retraversa sans que le président eût envie de danser sous la corde, et on arriva paisiblement au château. On soupa et le docteur eut soin de rappeler à Fontanis la nécessité d’observer son abstinence.
- – Ma foi, la recommandation est inutile, dit le président, comment voulez-vous qu’un homme qui a passé la nuit avec une négresse, qu’on a traité d’hérétique le matin, à qui on a fait prendre un bain à la glace pour son déjeuner, qui est tombé peu après dans la rivière, qui se trouvant pris sur des commodités, comme un pierrot dans de la glu, a eu le derrière calciné pendant qu’il poussait ses selles, et à qui l’on a osé dire en face que des juges qui recherchaient le crime n’étaient que de méprisables fripons et que des catins qui avaient la colique n’étaient pas des catins empoisonnées, comment voulez-vous, dis-je, qu’un tel homme pense encore à dévirginer une fille ?
- – Je suis bien aise de vous voir raisonnable, dit Delgatz, en accompagnant Fontanis dans la petite chambre de garçon qu’il occupait quand il n’avait point de projet sur sa femme, je vous exhorte à continuer et vous sentirez bientôt tout le bien qui en résultera.
Le lendemain, les bains glacés recommencèrent : de tout le temps qu’on en fit usage, le président ne se fit point redire la nécessité de son régime et la délicieuse Téroze put au moins jouir en repos, pendant cet intervalle, de tous les plaisirs de l’amour dans les bras de son charmant d’Elbène : enfin au bout de quinze jours, Fontanis, tout rafraîchi qu’il était, commença à refaire le galant auprès de sa femme.
- – Oh vraiment, monsieur, lui dit la petite personne quand elle se vit au point de ne pouvoir plus reculer, j’ai maintenant bien d’autres affaires en tête que l’amour ; lisez ce qu’on m’écrit, monsieur, je suis ruinée.
Et elle présente en même temps une lettre à son mari dans laquelle celui-ci voit que le château de Téroze, éloigné de quatre lieues de celui où l’on est et situé dans un coin de la forêt de Fontainebleau où jamais personne ne pénètre, habitation dont le revenu forme la dot de son épouse, est depuis six mois habité par des revenants qui y font un tapage effroyable, nuisent au fermier, dégradent la terre et empêchent et le président et sa femme, si l’on n’y met ordre, de jamais toucher un sol de ce bien-là.
- – Voilà une nouvelle affreuse, dit le magistrat en remettant la lettre, mais ne pourrait-on pas dire à votre père de nous donner autre chose que ce vilain château ?
- – Et que voulez-vous qu’il nous donne, monsieur, observez que je ne suis qu’une cadette, il a beaucoup donné à ma sœur, il serait mal à moi de vouloir exiger autre chose, il faut se contenter de cela et tâcher d’y mettre ordre.
- – Mais votre père savait cet inconvénient quand il vous a mariée.
- – J’en conviens, mais il ne le croyait pas à ce point-là, cela n’ôte rien d’ailleurs à la valeur du don, cela ne fait qu’en retarder les effets.
- – Et le marquis sait-il cela ?
- – Oui, mais il n’ose vous en parler.
- – Il a tort, il faut bien que nous en raisonnions ensemble.
On appelle d’Olincourt, il ne peut nier les faits, et l’on convient pour résultat que ce qu’il y a de plus simple à faire est d’aller, quelques dangers qu’il puisse y avoir, habiter ce château deux ou trois jours pour mettre fin à de tels désordres et voir enfin le parti que l’on peut tirer du revenu.
- – Avez-vous un peu de courage, président ? demande le marquis.
- – Moi, c’est selon, dit Fontanis, le courage est une vertu de peu de mise dans notre ministère.
- – Je le sais bien, dit le marquis, il ne vous en faut que la férocité, il en est de cette vertu-là, à peu près comme de toutes les autres, vous avez l’art de les dépouiller si bien que vous n’en prenez jamais que ce qui les gâte.
- – Bon, vous voilà encore dans vos sarcasmes, marquis, parlons raison je vous conjure, et laissons là les méchancetés.
- – Eh bien, il faut partir, il faut aller nous établir à Téroze, détruire les revenants, mettre ordre à vos baux et revenir coucher avec votre femme.
- – Attendez, monsieur, un moment, je vous prie, n’allons pas tout à fait si vite, réfléchissez-vous aux dangers qu’il y a d’aller faire société avec de telles gens ? Une bonne procédure suivie d’un décret vaudrait beaucoup mieux que tout cela.
- – Bon, nous y voilà, des procédures, des décrets… que n’excommuniez-vous aussi comme les prêtres ? Armes atroces de la tyrannie et de la stupidité ! quand tous ces cafards enjuponnés, tous ces cuistres en jaquette, tous ces suppôts de Thémis et de Marie cesseront-ils donc de croire que leur bavardage insolent et leur imbécile papier puissent être de quelque effet dans le monde ? Apprends, frère, que ce n’est pas avec des chiffons pareils qu’on en impose à des coquins aussi déterminés, mais avec des sabres, de la poudre et des balles ; résous-toi donc à mourir de faim ou au courage de les combattre ainsi.
- – Monsieur le marquis, vous raisonnez de cela en colonel de dragons, permettez-moi de voir les choses en homme de robe dont la personne sacrée et intéressante à l’État, ne s’expose jamais aussi légèrement.
- – Ta personne intéressante à l’État, président, il y avait longtemps que je n’avais ri, mais je vois bien que tu as envie d’obtenir de moi cette convulsion ; et par où diable t’es-tu figuré, je te prie, qu’un homme communément d’une naissance obscure, qu’un individu toujours révolté contre tout le bien que peut désirer son maître, ne le servant jamais ni de sa bourse ni de sa personne, s’opposant sans cesse à toutes ses bonnes intentions, dont l’unique métier est de fomenter la division des particuliers, d’entretenir celle du royaume et de vexer les citoyens… je le demande, comment peux-tu t’imaginer qu’un tel être puisse jamais être précieux à l’État ?
- – Je ne réponds plus dès que l’humeur s’en mêle.
- – Eh bien, au fait, mon ami, j’y consens, au fait, dusses-tu réfléchir trente jours sur cette aventure, dusses-tu la faire burlesquement opiner à tes pantalons de confrères, je te dirai toujours qu’il n’est à tout ceci d’autre moyen que d’aller nous établir nous-mêmes chez les gens qui veulent nous en imposer.
Le président marchanda encore, se défendit par mille paradoxes tous plus absurdes, tous plus orgueilleux les uns que les autres, et finit enfin par conclure avec le marquis qu’il partirait le lendemain avec lui et deux laquais de la maison ; le président demanda La Brie, nous l’avons dit, on ne sait trop pourquoi, mais il avait une grande confiance en ce garçon. D’Olincourt, trop au fait des importantes affaires qui allaient retenir La Brie au château pendant cette absence, répondit qu’il était impossible de l’emmener, et le lendemain dès la pointe du jour on se prépara au départ : les dames qui s’étaient levées exprès, revêtirent le président d’une vieille armure qu’on avait trouvée dans le château, sa jeune épouse posa le casque en lui souhaitant toute sorte de prospérités, et le pressa de revenir promptement recevoir de sa main les lauriers qu’il allait cueillir ; il l’embrasse tendrement, monte à cheval et suit le marquis. On avait eu beau faire prévenir dans les environs de la mascarade qui allait passer, l’efflanqué président sous son accoutrement militaire parut si tellement ridicule qu’il fut suivi d’un château à l’autre avec des éclats de rire et des huées. Pour toute consolation, le colonel qui ne quittait pas le plus grand sérieux, s’approchait quelquefois de lui, et lui disait :
- – Vous le voyez, mon ami, ce monde-ci n’est qu’une farce, tantôt acteur, tantôt public, ou nous jugeons la scène, ou nous y paraissons.
- – Soit, mais ici nous sommes sifflés, disait le président.
- – Croyez-vous ? répondait flegmatiquement le marquis.
- – N’en doutons pas, répliquait Fontanis, et vous m’avouerez que cela est dur.
- – Eh quoi, disait d’Olincourt, n’êtes-vous donc point accoutumés à ces petits désastres, et vous imaginez-vous qu’à chaque imbécillité que vous faites sur vos bancs fleurdelisés, le public ne vous siffle pas aussi ; naturellement faits pour être bafoués dans votre métier, costumés d’une manière grotesque qui fait rire aussitôt qu’on vous voit, comment voulez-vous imaginer qu’avec tant de choses défavorables d’un côté, on vous pardonne des bêtises de l’autre ?
- – Vous n’aimez pas la robe, marquis.
- – Je ne vous le cache pas, président, je n’aime que les états utiles : tout être qui n’a d’autre talent que de faire des dieux ou de tuer des hommes, me paraît dès lors un individu dévoué à l’indignation publique et qu’il faut ou bafouer ou faire travailler de force ; croyez-vous, mon ami, qu’avec les deux excellents bras que vous a donnés la nature, vous ne seriez pas infiniment plus utile à une charrue qu’à une salle de justice ? vous honoreriez dans le premier état toutes les facultés que vous avez reçues du ciel… vous les avilissez dans le second.
- – Mais il faut bien qu’il y ait des juges.
- – Il vaudrait bien qu’il n’y eût que des vertus, on en acquérerait sans juges, on les foule aux pieds avec eux.
- – Et comment voulez-vous qu’un État se gouverne…
- – Par trois ou quatre lois simples déposées dans le palais du souverain, maintenues dans chaque classe par les vieillards de cette classe : de cette façon chaque rang aurait ses pairs, et il ne resterait pas au gentilhomme condamné la honte affreuse de l’être par des faquins comme toi, si prodigieusement loin de le valoir.
- – Oh ! tout cela entraîne dans des discussions…
- – Qui seront bientôt terminées, dit le marquis, car nous voilà dans Téroze.
Effectivement on entrait au château ; le fermier se présente, il prend les chevaux de ses seigneurs et l’on passe dans une salle, où l’on raisonne bientôt avec lui sur les choses chagrinantes de cette habitation.
Chaque soir un bruit épouvantable se faisait entendre également dans toutes les parties de la maison, sans qu’on pût en deviner la cause ; on avait guetté, on avait passé des nuits, plusieurs paysans employés par le fermier y avaient été, disait-on, complètement battus et personne ne se souciait plus de s’y exposer. Mais que soupçonnait-on, il était impossible de le dire ; le bruit public était seulement que l’esprit qui revenait était celui d’un ancien fermier de cette maison qui avait eu le malheur de perdre injustement la vie sur un échafaud, et qui avait juré de revenir toutes les nuits faire un tapage affreux dans cette maison jusqu’à ce qu’il eût eu la satisfaction d’y tordre le col d’un homme de justice.
- – Mon cher marquis, dit le président en gagnant la porte, il me semble que ma présence est assez inutile ici, nous ne sommes pas accoutumés à ces sortes de vengeance et nous voulons comme les médecins tuer indifféremment qui bon nous semble, sans que le défunt ait jamais rien à nous dire.
- – Un moment, frère, un moment, dit d’Olincourt en arrêtant le président tout prêt à se sauver, achevons d’entendre les éclaircissements de cet homme ; puis s’adressant au fermier :
- – Est-ce là tout, maître Pierre, n’avez-vous nulle autre particularité à nous dire de cet événement singulier, et est-ce généralement à tous les gens de robe que ce lutin en veut ?
- – Non pas, monsieur, répondit Pierre, il laissa l’autre jour un écrit sur une table dans lequel il disait qu’il n’en voulait qu’aux prévaricateurs ; tout juge intègre ne risque rien avec lui, mais il n’épargnera pas ceux qui seulement guidés par le despotisme, par la bêtise ou la vengeance, auront sacrifié leurs semblables à la sordidité de leurs passions.
- – Eh bien, vous voyez qu’il faut que je me retire, dit le président consterné, il n’y a pas la plus petite sûreté pour moi dans cette maison.
- – Ah ! scélérat, dit le marquis, voilà donc tes crimes qui commencent à te faire frémir… Hein, des flétrissures, des exils de dix ans pour une partie de filles, d’infâmes connivences avec des familles, de l’argent reçu pour ruiner un gentilhomme, et tant d’autres malheureux sacrifiés à ta rage ou à ton ineptie, voilà les fantômes qui viennent troubler ton imagination, n’est-ce pas ? Combien donnerais-tu maintenant pour avoir été honnête homme toute ta vie ! Puisse cette cruelle situation te servir de quelque chose un jour, puisses-tu sentir d’avance de quel poids affreux sont les remords, et qu’il n’est pas une seule félicité mondaine de quelque prix qu’elle nous ait paru, qui vaille la tranquillité de l’âme et les jouissances de la vertu.
- – Mon cher marquis, je vous demande pardon, dit le président les larmes aux yeux, je suis un homme perdu, ne me sacrifiez pas, je vous conjure, et laissez-moi retourner près de votre chère sœur que mon absence désole et qui ne vous pardonnera jamais les maux où vous allez me livrer.
- – Lâche, comme on a raison de dire que la poltronnerie accompagne toujours la fausseté et la trahison… Non, tu ne sortiras point, il n’est plus temps de reculer, ma sœur n’a point d’autre dot que ce château ; si tu veux en jouir, il faut le purger des coquins qui le souillent. Vaincre ou mourir, point de milieu.
- – Je vous demande pardon, mon cher frère, il y a un milieu, c’est de s’échapper fort vite en renonçant à toutes les jouissances.
- – Vil poltron, c’est donc ainsi que tu chéris ma sœur, tu aimes mieux la voir languir dans la misère que de combattre pour libérer son héritage… Veux-tu que je lui dise au retour que ce sont là les sentiments que tu affiches ?
- – Juste ciel, en quel affreux état suis-je réduit !
- – Allons, allons, que le courage te revienne et dispose-toi à ce qu’on attend de nous.
On servit, le marquis voulut que le président dînât tout armé ; maître Pierre fut du repas, il dit que jusqu’à onze heures du soir, il n’y avait absolument rien à craindre, mais que depuis cette époque jusqu’au jour la place n’était pas tenable.
- – Nous la tiendrons cependant, dit le marquis, et voilà un brave camarade sur lequel je compte comme sur moi-même. Je suis bien sûr qu’il ne m’abandonnera pas.
- – Ne répondons de rien jusqu’à l’événement, dit Fontanis, je l’avoue, je suis un peu comme César, le courage est très journalier chez moi.
Cependant l’intervalle se passa en reconnaissance des environs, en promenades, en comptes avec le fermier et lorsque la nuit fut venue, le marquis, le président et leurs deux domestiques se partagèrent le château.
Le président avait pour sa part une grande chambre entourée de deux maudites tours dont la seule vue le faisait frémir d’avance : c’était justement par là, disait-on, que l’esprit commençait sa tournée, il l’allait donc avoir de la première main ; un brave eût joui de cette flatteuse espérance, mais le président qui comme tous les présidents de l’univers et particulièrement comme les présidents provençaux, n’était rien moins que brave, se laissa aller à un tel acte de faiblesse en apprenant cette nouvelle, qu’on fut obligé de le changer des pieds à la tête ; jamais aucune médecine n’avait eu un effet plus prompt. Cependant on le rhabille, on l’arme de nouveau, on met deux pistolets sur une table dans sa chambre, on place une lance d’au moins quinze pieds dans ses mains, on allume trois ou quatre bougies et on l’abandonne à ses réflexions.
- – Ô malheureux Fontanis, s’écria-t-il dès qu’il se vit seul, quel est le mauvais génie qui t’a conduit dans cette galère, ne pouvais-tu pas trouver dans ta province une fille qui eût mieux valu que celle-ci et qui ne t’eût pas donné tant de peines ? tu l’as voulu, pauvre président, tu l’as voulu, mon ami, t’y voilà, un mariage de Paris t’a tenté, tu vois ce qu’il en résulte… Péchaire, tu vas peut-être mourir ici comme un chien sans pouvoir seulement t’approcher des sacrements, ni rendre l’âme dans les mains d’un prêtre… Ces maudits incrédules avec leur équité, leur loi de nature et leur bienfaisance, il semble que le paradis doive leur être ouvert quand ils ont dit ces trois grands mots… pas tant de nature, pas tant d’équité, pas tant de bienfaisance, décrétons, exilons, brûlons, rouons et allons à la messe, cela vaudra bien mieux que tout cela. Ce d’Olincourt, il tient furieusement au procès de ce gentilhomme que nous jugeâmes l’an passé ; il faut qu’il y ait là quelque alliance dont je ne me doutais pas… Eh quoi, n’était-ce pas une affaire scandaleuse, un valet de treize ans que nous avons suborné n’est-il pas venu nous dire, parce que nous voulions qu’il nous le dise, que cet homme tuait des catins dans son château, n’est-il pas venu nous faire un conte de Barbe-bleue dont les nourrices n’oseraient aujourd’hui endormir leurs enfants ? dans un crime aussi important que celui du meurtre d’une p…, dans un délit prouvé d’une manière aussi authentique que la déposition achetée d’un enfant de treize ans à qui nous avons fait donner cent coups de fouet parce qu’il ne voulait pas dire ce que nous voulions, il me semble que ce n’est pas agir avec trop de rigueur, que de nous y prendre comme nous l’avons fait… Faut-il donc cent témoins pour s’assurer d’un crime, une délation ne suffit-elle pas ? et nos doctes confrères de Toulouse y ont-ils regardé de si près quand ils ont fait rouer Calas ? si nous ne punissions que les crimes dont nous sommes sûrs, nous n’aurions pas quatre fois par siècle le plaisir de traîner nos semblables à l’échafaud, et il n’y a que cela qui nous fait respecter. Je voudrais bien qu’on me dise ce que serait un parlement dont la bourse serait toujours ouverte aux besoins de l’État, qui ne ferait jamais de remontrances, qui enregistrerait tous les édits et qui ne tuerait jamais personne… ce serait une assemblée de sots dont on ne ferait pas le plus petit cas dans la nation… Courage, président, courage, tu n’as fait que ton devoir, mon ami : laisse crier les ennemis de la magistrature, ils ne la détruiront pas ; notre puissance établie sur la mollesse des rois, durera tout autant que l’empire, Dieu veuille pour les souverains qu’elle ne finisse point par les culbuter ; encore quelques malheurs comme ceux du règne de Charles VII, et la monarchie enfin détruite fera place à cette forme républicaine que nous ambitionnons depuis si longtemps, et qui nous plaçant au pinacle comme le sénat de Venise, confiera du moins dans nos mains les chaînes dont nous brûlons d’écraser le peuple.
Ainsi raisonnait le président, quand un bruit effroyable se fit entendre à la fois dans toutes les chambres et dans tous les corridors du château… Un frémissement universel s’empare de lui, il se cramponne sur sa chaise, à peine ose-t-il lever les yeux. Insensé que je suis, s’écrie-t-il, est-ce donc à moi, est-ce donc à un membre du Parlement d’Aix à se battre contre des esprits ? ô esprits, qu’y eut-il jamais de commun entre le Parlement d’Aix et vous ? Cependant le bruit redouble, les portes des deux tours s’enfoncent, d’effrayantes figures pénètrent dans la chambre… Fontanis se jette à genoux, il implore sa grâce, il demande la vie.
- – Scélérat, lui dit un de ces fantômes d’une voix effrayante, la pitié fut-elle connue de ton cœur quand tu condamnas injustement tant de malheureux, leur effroyable sort te touchait-il, en étais-tu moins vain, moins orgueilleux, moins gourmand, moins crapuleux le jour où tes arrêts injustes plongeaient dans l’infortune ou dans le tombeau les victimes de ton rigorisme imbécile, et d’où naissait en toi cette dangereuse impunité de ta puissance instantanée, de cette force illusoire qu’assure un moment l’opinion et que détruit aussitôt la philosophie ?… Souffre que nous agissions dans les mêmes principes, et soumets-toi puisque tu es le plus faible.
A ces mots, quatre de ces esprits physiques s’emparent vigoureusement de Fontanis, et le mettent en un instant nu comme la main, sans en tirer autre chose que des pleurs, des cris et une sueur fétide qui le couvrait des pieds à la tête.
- – Qu’en ferons-nous maintenant, dit l’un d’eux.
- – Attends, répondit celui qui avait l’air du chef, j’ai ici la liste des quatre principaux meurtres qu’il a commis juridiquement, lisons-la lui.
En 1750, il condamna à la roue un malheureux qui n’avait jamais eu d’autre tort que de lui avoir refusé sa fille dont le scélérat voulait abuser.
En 1754, il proposa à un homme de lui sauver la vie pour deux mille écus ; celui-ci ne les pouvant donner, il le fit pendre.
En 1760, sachant qu’un homme de sa ville avait tenu quelque propos sur son compte, il le condamna au feu l’année d’après comme sodomite, quoique ce malheureux eût une femme et une troupe d’enfants, toutes choses démentant son crime.
En 1772, un jeune homme de distinction de la province ayant voulu par une vengeance badine étriller une courtisane qui lui avait fait un mauvais présent, cet indigne butor fit de cette plaisanterie une affaire criminelle, il traita la chose de meurtre, d’empoisonnement, entraîna tous ses confrères à cette ridicule opinion, perdit le jeune homme, le ruina et le fit condamner par contumace à la mort, ne pouvant venir à bout de saisir sa personne.
Voilà ses principaux crimes, décidez, mes amis.
Aussitôt une voix s’élève :
- – Le talion, messieurs, le talion ; il a condamné injustement à la roue, je veux qu’il soit roué.
- – J’opine à la pendaison, dit un autre, et par les mêmes motifs de mon confrère.
- – Il sera brûlé, dit le troisième, et pour avoir osé employer ce supplice injustement, et pour l’avoir souvent mérité lui-même.
- – Donnons-lui l’exemple de la clémence et de la modération, mes camarades, dit le chef, et ne prenons notre texte que dans sa quatrième aventure : une catin fouettée est un crime digne de mort aux yeux de cette ganache imbécile, qu’il soit fustigé lui-même.
On saisit aussitôt l’infortuné président, on le couche à plat ventre sur un banc étroit, on l’y garrotte des pieds à la tête ; les quatre esprits follets s’emparant chacun d’une lanière de cuir longue de cinq pieds, la laissent retomber en cadence, et de toute la force de leur bras, sur les parties découvertes du malheureux Fontanis qui, lacéré trois quarts d’heure de suite par les mains vigoureuses qui se chargent de son éducation, n’offre bientôt plus qu’une plaie dont le sang jaillit de toutes parts.
- – En voilà assez, dit le chef, je l’ai dit, donnons-lui l’exemple de la pitié et de la bienfaisance ; si le coquin nous tenait, il nous ferait écarteler ; nous en sommes les maîtres, tenons-l’en quitte pour cette correction fraternelle et qu’il apprenne à notre école que ce n’est pas toujours en assassinant les hommes qu’on parvient à les rendre meilleurs ; il n’a eu que cinq cents coups de fouet, et je parie contre qui voudra que le voilà revenu de ses injustices et qu’il va faire à l’avenir un des magistrats le plus intègre de sa compagnie ; qu’on le dégage et continuons nos opérations.
- – Ouf, s’écria le président dès qu’il vit ses bourreaux partis, je vois bien que si nous portons le flambeau sur les actions d’autrui, si nous cherchons à les développer pour avoir le charme de les punir, je vois bien qu’on nous le rend aussitôt ; et qui donc a pu dire à ces gens-là tout ce que j’ai fait, comment est-il qu’ils soient si bien instruits de ma conduite ?
Quoi qu’il en soit, Fontanis se rajuste comme il peut, mais à peine avait-il remis son habit qu’il entend des cris épouvantables du côté par où les revenants étaient sortis de sa chambre ; il prête l’oreille, il reconnaît la voix du marquis qui l’appelle de toute sa force au secours.
- – Que le diable m’emporte si je bouge, dit le président éreinté, que ces coquins-là l’étrillent comme moi s’ils veulent, je ne m’en mêle pas, chacun a assez de ses propres querelles sans se mêler de celles des autres.
Cependant le bruit redouble, et d’Olincourt entre enfin dans la chambre de Fontanis, suivi de ses deux valets jetant tous trois les hauts cris comme si l’on les eût égorgés : tous les trois paraissaient ensanglantés, l’un avait le bras en écharpe, l’autre un bandeau sur le front et l’on eût juré à les voir pâles, échevelés, sanglants comme ils l’étaient, qu’ils venaient de se battre contre une légion de diables échappée de l’enfer.
- – Oh, mon ami, quel assaut, s’écrie d’Olincourt, j’ai cru que nous y serions étranglés tous les trois.
- – Je vous défie d’être plus malmenés que moi, dit le président en montrant ses reins tout meurtris, regardez comme ils m’ont traité.
- – Oh, par ma foi, mon ami, dit le colonel, vous voilà pour le coup au cas d’une belle et bonne plainte, vous n’ignorez pas l’intérêt puissant que vos confrères ont pris de tous les siècles à des culs fouettés ; faites assembler les chambres, mon ami, trouvez quelque avocat célèbre qui veuille bien exercer son éloquence en faveur de vos fesses molestées : usant de l’artifice ingénieux par lequel un orateur ancien émouvait l’aréopage en découvrant aux yeux de la cour la gorge superbe de la beauté pour laquelle il plaidait, que votre Démosthène découvre ces intéressantes fesses à l’instant le plus pathétique du plaidoyer, qu’elles attendrissent l’auditoire ; rappelez surtout aux juges de Paris devant lesquels vous allez être obligé de comparaître, cette aventure fameuse de 1769, où leur cœur bien plus ému de compassion pour le derrière flagellé d’une raccrocheuse que pour le peuple dont ils se disent les pères et qu’ils laissent pourtant mourir de faim, les détermina à faire un procès criminel à un jeune militaire qui revenant de sacrifier ses plus belles années au service de son prince, ne trouva d’autres lauriers au retour que l’humiliation préparée par la main des plus grands ennemis de cette patrie qu’il venait de défendre… Allons, cher camarade d’infortune, pressons-nous, partons, il n’y a point de sûreté pour nous dans ce maudit château, courons à la vengeance, volons implorer l’équité des protecteurs de l’ordre public, des défenseurs de l’opprimé et des colonnes de l’État.
- – Je ne peux pas me soutenir, dit le président, et dussent ces maudits coquins me peler comme une pomme encore une fois, je vous prie de me faire donner un lit, et de m’y laisser tranquille au moins vingt-quatre heures.
- – Vous n’y pensez pas, mon ami, vous serez étranglé.
- – Soit, ce ne sera jamais qu’un rendu et les remords se réveillent avec tant de force maintenant dans mon cœur, que je regarderai comme un ordre du ciel tous les malheurs qu’il lui plaira de m’envoyer.
Comme le train était entièrement cessé, et que d’Olincourt s’aperçut que réellement le pauvre Provençal avait besoin d’un peu de repos, il fit appeler maître Pierre et lui demanda s’il y avait à craindre que ces coquins revinssent encore la nuit suivante.
- – Non, monsieur, répondit le fermier, les voilà maintenant tranquilles pour huit ou dix jours et vous pouvez vous reposer en toute sûreté.
On conduisit le président éclopé dans une chambre où il se coucha et reposa comme il put une bonne douzaine d’heures ; il y était encore lorsqu’il se sentit tout à coup mouillé dans son lit ; il lève les yeux, il voit le plancher percé de mille trous de chacun desquels découle une fontaine dont il court le risque d’être inondé s’il ne décampe au plus vite ; il se jette promptement tout nu dans les salles d’en bas, où il trouve le colonel et maître Pierre oubliant leur chagrin autour d’un pâté et d’un rempart de bouteilles de vin de Bourgogne ; leur premier mouvement fut de rire en voyant accourir Fontanis à eux dans un costume aussi indécent ; il leur conta ses nouveaux chagrins, on l’obligea de se placer à table sans lui donner le temps de mettre sa culotte qu’il tenait toujours sous son bras à la manière des peuples du Pégu. Le président se mit à boire et trouva la consolation de ses maux au fond de la troisième bouteille de vin ; comme on avait encore deux heures de plus qu’il ne fallait pour retourner à d’Olincourt, les chevaux se préparèrent et l’on partit.
- – Voilà une fière école, marquis, que vous m’avez fait faire là, dit le Provençal dès qu’il se vit en selle.
- – Ce ne sera pas la dernière, mon ami, répondit d’Olincourt, l’homme est né pour faire des écoles, et les gens de robe surtout, c’est sous l’hermine que la bêtise érigea son temple, elle ne respire en paix que dans vos tribunaux ; mais enfin, quoi que vous en puissiez dire, fallait-il laisser ce château sans s’éclaircir de ce qui s’y passait ?
- – En sommes-nous plus avancés pour l’avoir su ?
- – Assurément, nous pouvons maintenant asseoir nos plaintes avec plus de raison.
- – Des plaintes, que le diable m’emporte si j’en fais, je garderai ce que j’ai pour moi, et vous m’obligerez infiniment de n’en parler à personne.
- – Mon ami, vous n’êtes pas conséquent, si c’est un ridicule que de faire des plaintes quand on est molesté, pourquoi les mendiez-vous, pourquoi les excitez-vous sans cesse ? Eh quoi ! vous qui êtes un des plus grands ennemis du crime vous voulez le laisser impuni quand il est aussi constaté ? n’est-ce pas un des plus sublimes axiomes de jurisprudence qu’à supposer même que la partie lésée donne son désistement, il revient encore une satisfaction à la justice, n’est-elle donc pas visiblement violée dans ce qui vient de vous arriver et devez-vous lui refuser l’encens légitime qu’elle exige ?
- – Autant qu’il vous plaira, mais je ne dirai mot.
- – Et la dot de votre femme ?
- – J’attendrai tout de l’équité du baron, et je le chargerai seul du soin de nettoyer cette affaire-là.
- – Il ne s’en mêlera point.
- – Eh bien, nous mangerons des croûtes.
- – Le brave homme ! Vous serez cause que votre femme vous maudira, qu’elle se repentira toute la vie d’avoir lié son sort à un poltron de votre espèce.
- – Oh, en fait de remords, nous en aurons bien je crois chacun notre part, mais pourquoi voulez-vous que je me plaigne à présent quand vous en étiez si loin tantôt ?
- – Je ne connaissais pas ce dont il était question : tant que j’ai cru pouvoir vaincre sans le secours de personne, je choisis ce parti comme le plus honnête et maintenant que je trouve essentiel d’appeler à nous l’appui des lois, je vous le propose, qu’y a-t-il donc d’inconséquent dans ma conduite ?
- – A merveille, à merveille, dit Fontanis en descendant de cheval parce qu’on arrivait à d’Olincourt, mais ne disons mot je vous conjure, voilà la seule grâce que je vous demande.
Quoiqu’on n’eût été que deux jours absent, il y avait bien du nouveau chez la marquise ; Mlle de Téroze était dans son lit, une indisposition prétendue causée par l’inquiétude, par le chagrin de savoir son mari exposé, la retenait couchée depuis vingt-quatre heures : une baigneuse intéressante, vingt aunes de gaze autour de sa tête et de son col… une pâleur tout à fait touchante, en la rendant cent fois plus belle encore, ranima tous les feux du président dont la fustigation passive qu’il venait de recevoir enflammait encore mieux le physique. Delgatz était auprès du lit de la malade, et prévint tout bas Fontanis de ne pas même avoir l’air du désir dans la douloureuse situation où se trouvait sa femme ; l’instant critique était venu dans le temps des règles, il ne s’agissait rien moins que d’une perte.
- – Ventrebleu, dit le président, il faut que je sois bien malheureux, je viens de me faire étriller pour cette femme ; mais étriller magistralement, et l’on me prive encore du plaisir de m’en dédommager avec elle.
Au reste la société du château se trouvait augmentée de trois personnages dont il est essentiel de rendre compte. M. et Mme de Totteville, gens à leur aise des environs, venaient d’y amener Mlle Lucile de Totteville, leur fille, petite brune éveillée d’environ dix-huit ans et qui ne le cédait en rien aux attraits langoureux de Mlle de Téroze ; afin de ne pas faire languir plus longtemps le lecteur, nous lui apprendrons tout de suite ce qu’étaient ces trois nouveaux personnages qu’on avait trouvé à propos d’introduire sur la scène pour en reculer le dénouement ou pour l’amener plus sûrement aux fins proposées. Totteville était un de ces chevaliers de Saint-Louis ruinés qui traînant leur ordre dans la boue pour quelques dîners ou pour quelques écus, acceptent indifféremment tous les rôles qu’on a dessein de leur faire jouer ; sa femme supposée était une vieille aventurière dans un autre genre, qui ne se trouvant plus d’âge à trafiquer de ses attraits, se dédommage en commerçant de ceux des autres ; pour la belle princesse qui passait pour leur appartenir, tenant à une telle famille, on imagine aisément de quelle classe elle sortait : écolière de Paphos dès son enfance, elle avait déjà ruiné trois ou quatre fermiers généraux, et c’était en raison de son art et de ses attraits que l’on l’avait spécialement adoptée ; cependant chacun de ces personnages choisi dans ce que leur classe offrait de mieux, bien stylé, parfaitement instruit, et possédant ce qu’on appelle le vernis du bon ton, soutenait au mieux ce qu’on attendait de lui, et il était difficile en les voyant ainsi mêlés à des hommes et à des femmes de bonne compagnie, de ne pas les en croire également.
A peine le président fut-il arrivé, que la marquise et sa sœur lui demandèrent des nouvelles de son aventure.
- – Ce n’est rien, dit le marquis en suivant les intentions de son beau-frère, c’est une bande de coquins qu’on réduira tôt ou tard, il s’agira de savoir ce que le président voudra sur cela, chacun de nous se fera un plaisir de concourir à ses vues.
Et comme d’Olincourt s’était hâté de prévenir tout bas des succès et du désir qu’avait le président qu’ils restassent dans l’oubli, la conversation changea et l’on ne parla plus des revenants de Téroze.
Le président témoigna toute son inquiétude à sa petite femme et plus encore l’extrême chagrin qu’il avait, que cette maudite incommodité dût reculer encore l’instant de son bonheur. Et comme il était tard, on soupa et fut se coucher ce jour-là sans qu’il arrivât rien d’extraordinaire.
M. de Fontanis qui, en bon robin, augmentait la somme de ses bonnes qualités d’un penchant extrême pour les femmes, ne vit pas sans quelque velléité la jeune Lucile dans le cercle de la marquise d’Olincourt ; il commença par s’informer de son confident La Brie, quelle était cette jeune personne, et celui-ci lui ayant répondu de manière à nourrir l’amour qu’il voyait naître au cœur du magistrat, lui persuada d’aller en avant.
- – C’est une fille de qualité, répondit le perfide confident, mais qui n’est pourtant pas à l’abri d’une proposition d’amour d’un homme de votre espèce ; monsieur le président, continua le jeune fourbe, vous êtes l’effroi des pères et la terreur des maris, et quelques projets de sagesse qu’un individu femelle ait pu faire, il est bien difficile de vous tenir rigueur. Figure à part, et n’y eût-il que l’état, quelle femme peut résister aux attraits d’un homme de justice, cette grande robe noire, ce bonnet carré, croyez-vous que tout cela ne séduise pas ?
- – Il est certain qu’on se défend difficilement de nous, nous avons un certain homme à nos ordres qui fut toujours l’effroi des vertus… enfin tu crois donc, La Brie, que si je disais un mot…
- – On se rendrait, n’en doutez pas.
- – Mais il faudrait me garder le silence, tu sens bien que dans la situation où je me trouve, il est important pour moi de ne pas débuter avec ma femme par une infidélité.
- – Oh, monsieur, vous la mettriez au désespoir, elle vous est si tendrement attachée.
- – Oui, crois-tu qu’elle m’aime un peu ?
- – Elle vous adore, monsieur, et ce serait un meurtre que de la tromper.
- – Cependant tu crois que de l’autre côté ?…
- – Vos affaires s’avanceront infailliblement si vous le voulez, il n’est question que d’agir.
- – Oh, mon cher La Brie, tu me combles d’aise, quel plaisir de mener deux affaires de front et de tromper deux femmes à la fois ! tromper, mon ami, tromper, quelle volupté pour un homme de robe !
En conséquence de ces encouragements, Fontanis se pare, s’ajuste, oublie les coups de fouet dont il est déchiré et tout en mijotant sa femme qui ne cesse de garder son lit, il dirige ses batteries sur la rusée Lucile qui l’écoutant d’abord avec pudeur, lui fait insensiblement plus beau jeu.
Il y avait environ quatre jours que ce petit manège durait sans qu’on eût l’air de s’en apercevoir, lorsqu’on reçut au château des avis des gazettes et des mercures, invitant tous les astronomes à observer la nuit suivante le passage de Vénus sous le signe du Capricorne.
- – Oh, parbleu, l’événement est singulier, dit le président en connaisseur aussitôt qu’il eût lu cette nouvelle, je ne me serais jamais attendu à ce phénomène : j’ai comme vous le savez, mesdames, quelques teintures de cette science, j’ai même fait un ouvrage en six volumes sur les satellites de Mars.
- – Sur les satellites de Mars, dit la marquise en souriant, ils ne vous sont pourtant pas très favorables, président, je suis étonnée que vous ayez choisi cette matière.
- – Toujours badine, charmante marquise, je vois bien qu’on n’a pas gardé mon secret, quoi qu’il en soit je suis très curieux de l’événement qu’on nous annonce… et avez-vous un endroit ici, marquis, où nous puissions aller observer la trajectoire de cette planète ?
- – Assurément, répondit le marquis, n’ai-je pas au-dessus de mon colombier un observatoire très en forme : vous y trouverez d’excellentes lunettes, des quarts de cercle, des compas, tout ce qui caractérise en un mot l’atelier d’un astronome.
- – Vous êtes donc un peu du métier !
- – Pas un mot, mais on a des yeux comme un autre, on trouve des gens de l’art et l’on est bien aise d’être instruit par eux.
- – Eh bien, je me ferai un plaisir de vous donner quelques leçons, en six semaines je vous apprends à connaître la terre mieux que Descartes ou Copernic.
Cependant l’heure arrive de se transporter à l’observatoire : le président était désolé de ce que l’incommodité de sa femme allait le priver du plaisir de faire le savant devant elle, sans se douter, le pauvre diable, que c’était elle qui allait jouer le premier rôle dans cette singulière comédie.
Quoique les ballons ne fussent pas encore publiés, ils étaient déjà connus en 1779 et l’habile physicien qui devait exécuter celui dont il va être question, plus savant qu’aucun de ceux qui le suivirent, eut le bon esprit d’admirer comme les autres et de ne dire mot quand des intrus arrivèrent pour lui ravir sa découverte ; au milieu d’un aérostat parfaitement bien fait devait s’élever, à l’heure prescrite, Mlle de Téroze dans les bras du comte d’Elbène et cette scène vue de très loin et seulement éclairée d’une flamme artificielle et légère, était assez adroitement représentée pour en imposer à un sot comme le président qui n’avait même de sa vie lu un ouvrage sur la science dont il se parait.
Toute la compagnie arrive sur le sommet de la tour, on s’arme de lunettes, le ballon part.
- – Apercevez-vous ? se dit-on mutuellement.
- – Pas encore.
- – Si fait, je vois.
- – Non, ce n’est pas cela.
- – Je vous demande pardon, à gauche, à gauche, fixez-vous vers l’orient.
- – Ah ! je le tiens, s’écrie le président tout enthousiasmé, je le tiens, mes amis, dirigez-vous sur moi… un peu plus près de Mercure, pas si loin que Mars, très au-dessous de l’ellipse de Saturne, là, ah, grand Dieu, que c’est beau !
- – Je vois comme vous, président, dit le marquis, c’est en vérité une chose superbe, apercevez-vous la conjonction ?
- – Je la tiens au bout de ma lunette.
Et le ballon passant en ce moment au-dessus de la tour :
- – Eh bien, dit le marquis, les avis que nous avons reçus ont-ils tort, et ne voilà-t-il pas Vénus au-dessus du Capricorne ?
- – Rien de plus sûr, dit le président, c’est le plus beau spectacle que j’ai vu de ma vie.
- – Qui sait, dit le marquis, si vous serez toujours obligé de monter si haut pour le voir à votre aise.
- – Ah ! marquis, que vos plaisanteries sont hors de propos dans un si beau moment…
Et le ballon se perdant alors dans l’obscurité, chacun descendit fort content du phénomène allégorique que l’art venait de prêter à la nature.
- – En vérité, je suis désolé que vous ne soyez pas venue partager avec nous le plaisir que nous a donné cet événement, dit M. de Fontanis à sa femme qu’il retrouva au lit en rentrant, il est impossible de rien voir de plus beau.
- – Je le crois, dit la jeune femme, mais on m’a dit qu’il y avait à cela tout plein de choses immodestes que dans le fond, je ne suis nullement fâchée de n’avoir point vues.
- – Immodestes, dit le président en ricanant avec tout plein de grâces… eh, point du tout, c’est une conjonction, y a-t-il rien de plus dans la nature ? C’est ce que je voudrais bien qui se passât enfin entre nous, et ce qui se fera quand vous voudrez ; mais dites-moi là, en bonne conscience, souveraine directrice de mes pensées… n’est-ce pas assez faire languir votre esclave et ne lui accorderez-vous pas bientôt la récompense de ses peines ?
- – Hélas, mon ange, lui dit amoureusement sa jeune épouse, croyez que j’en ai pour le moins autant d’empressement que vous, mais vous voyez mon état… et vous le voyez sans le plaindre, cruel, quoiqu’il soit absolument votre ouvrage : moins de tourment pour ce qui vous intéresse, et je m’en porterais beaucoup mieux.
Le président était aux nues de s’entendre cajoler de la sorte, il se pavanait, il se redressait, jamais robin, pas même ceux qui viennent de pendre, n’avait encore eu le cou si roide. Mais comme avec tout cela les obstacles se multipliaient du côté de Mlle de Téroze, et que de celui de Lucile on faisait au contraire le plus beau jeu du monde, Fontanis ne balança point à préférer les myrtes fleuris de l’amour aux roses tardives de l’hymen ; l’une ne peut pas me fuir, se disait-il, je l’aurai toujours quand je voudrai, mais l’autre n’est peut-être ici que pour un instant, il faut se presser d’en tirer parti ; et d’après ces principes, Fontanis ne perdait aucune des occasions qui pouvait avancer ses affaires.
- – Hélas, monsieur, lui disait un jour cette jeune personne avec une candeur feinte, ne deviendrai-je pas la plus malheureuse des créatures si je vous accorde ce que vous exigez… lié comme vous l’êtes, pourrez-vous jamais réparer le tort que vous ferez à ma réputation ?
- – Qu’appelez-vous réparer ? on ne répare point dans ce cas-là, nous n’aurons pas plus à réparer l’un que l’autre, c’est ce qui s’appelle un coup d’épée dans l’eau ; il n’y a jamais rien à craindre avec un homme marié, parce qu’il est le premier intéressé au secret, moyennant quoi ça ne vous empêchera pas de trouver un époux.
- – Et la religion et l’honneur, monsieur…
- – Misères que tout cela, mon cœur, je vois bien que vous êtes une Agnès et que vous avez besoin d’être quelque temps à mon école ; ah ! comme je ferai disparaître tous ces préjugés de l’enfance.
- – Mais j’avais cru que votre état vous engageait à les respecter.
- – Mais vraiment oui, à l’extérieur, nous n’avons que l’extérieur pour nous, il faut bien au moins en imposer par là, mais une fois dépouillés de ce vain décorum qui nous oblige à des égards, nous ressemblons en tout au reste des mortels. Eh, comment pourriez-vous nous croire à l’abri de leurs vices ? Nos passions bien plus échauffées par le récit ou le tableau perpétuel des leurs, ne mettent de différence entre eux et nous que par les excès qu’ils méconnaissent et qui font nos délices journalières ; presque toujours à l’abri des lois dont nous faisons frémir les autres, cette impunité nous enflamme et nous n’en devenons que plus scélérats…
Lucile écoutait toutes ces futilités et quelque horreur que lui inspirassent et le physique et le moral de cet abominable personnage, elle continuait de lui offrir des facilités, parce que la récompense qui lui était promise n’était qu’à ces conditions. Plus les amours du président avançaient, plus sa fatuité le rendait insoutenable : il n’y a rien de plaisant dans le monde comme un robin amoureux, c’est le tableau le plus achevé de la gaucherie, de l’impertinence et de la maladresse. Si le lecteur a quelquefois vu le dindon prêt à multiplier son espèce, il a de l’esquisse qu’on voudrait lui offrir la plus complète des idées. Telles précautions qu’il prît pour se déguiser un jour que son insolence le mettait pourtant trop à découvert, le marquis voulut l’entreprendre à table et l’humilier devant sa déesse.
- – Président, lui dit-il, je reçois à l’instant des nouvelles affligeantes pour vous.
- – Comment donc ?
- – On assure que le Parlement d’Aix va être supprimé ; le public se plaint qu’il est inutile, Aix a bien moins besoin d’un parlement que Lyon, et cette dernière ville, beaucoup trop loin de Paris pour en dépendre, englobera toute la Provence ; elle la domine, elle est positivement placée comme il le faut pour recéler dans son sein les juges d’une province aussi importante.
- – Cet arrangement n’a pas le sens commun.
- – Il est sage, Aix est au bout du monde, quelle que soit la partie qu’habite un Provençal, il n’y en a point qui n’aimât mieux venir à Lyon pour ses affaires, que dans votre bourbier d’Aix ; des chemins épouvantables, point de pont sur cette Durance qui comme vos têtes se dérange neuf mois de l’année, et puis des torts particuliers, je ne vous le cache pas ; d’abord on blâme votre composition, il n’y a pas, dit-on, dans tout le Parlement d’Aix un seul individu qui puisse se nommer… des marchands de thon, des matelots, des contrebandiers, en un mot une troupe de coquins méprisables à laquelle la noblesse ne veut point avoir affaire et qui vexe le peuple pour se dédommager du discrédit dans lequel elle est, des ganaches, des imbéciles… pardon, président, moi, je vous dis ce qu’on m’écrit, je vous ferai lire la lettre après dîner, des faquins en un mot qui poussent le fanatisme et le scandale jusqu’à laisser dans leur ville tout comme une preuve de leur intégrité, un échafaud toujours prêt, qui n’est qu’un monument de leur plat rigorisme, dont le peuple devrait arracher les pierres pour lapider les insignes bourreaux qui osent avec cette insolence lui présenter toujours des fers ; on s’étonne qu’il ne l’ait pas encore fait, et l’on prétend que ça ne peut tarder… une foule d’arrêts injustes, une affectation de sévérité dont l’objet est de se faire passer tous les crimes législatifs qu’il leur plaît de commettre ; des choses bien plus sérieuses enfin à réunir à tout ceci… ennemis décidés de l’État, et cela dans tous les siècles, ose-t-on dire ouvertement. L’horreur publique qu’inspirèrent vos exécrations de Mérindol, n’est pas encore éteinte dans les cœurs ; ne donnâtes-vous point en ce temps le spectacle le plus horrible qu’il soit possible de peindre, peut-on se figurer sans frémir, les dépositaires de l’ordre, de la paix et de l’équité, courant la province comme des frénétiques, le flambeau d’une main, le poignard de l’autre, brûlant, tuant, violant, massacrant tout ce qui se présente, comme une troupe de tigres enragés qui serait échappée des bois, appartient-il à des magistrats de se conduire de cette manière ? On rappelle aussi plusieurs circonstances où vous vous refusâtes opiniâtrement à secourir le roi dans ses besoins, vous fûtes différentes fois prêts à faire révolter la province plutôt que de vous laisser comprendre dans le rôle des impositions ; croyez-vous qu’on a oublié cette malheureuse époque, où sans qu’aucun danger vous menaçât, vous vîntes à la tête des citoyens de votre ville en apporter les clefs au connétable de Bourbon qui trahissait son roi, et celle où frémissant de la seule approche de Charles Quint, vous vous pressâtes de lui rendre hommage et de le faire entrer dans vos murs, ne sait-on pas que ce fut au sein du Parlement d’Aix que se fomentèrent les premières semences de la Ligue et qu’en tous les temps en un mot, on ne trouva dans vous que des factieux ou des rebelles, que des meurtriers ou des traîtres ? Vous le savez mieux que qui que ce soit, messieurs les magistrats provençaux, quand on a envie de perdre quelqu’un, on cherche tout ce qu’il a pu faire autrefois, on rappelle avec soin tous ses anciens torts pour aggraver la somme des nouveaux : ne vous étonnez donc pas qu’on se comporte avec vous, comme vous l’avez fait avec les malheureux qu’il vous a plu d’immoler à votre pédantisme ; apprenez-le, mon cher président, il n’est pas plus permis à un corps qu’à un particulier d’outrager un citoyen honnête et tranquille, et si ce corps s’avise d’une pareille inconséquence, qu’il ne s’étonne pas de voir toutes les voix s’élever contre lui, et réclamer les droits du faible et de la vertu contre le despotisme et l’iniquité.
Le président ne pouvant ni soutenir ces inculpations ni y répondre, se leva de table comme un furieux en jurant qu’il allait quitter la maison ; après le spectacle d’un robin amoureux, il n’y en a point de risible comme un robin en colère, les muscles de son visage naturellement arrangés par l’hypocrisie, obligés de passer subitement de là aux contorsions de la rage, n’y arrivent que par des gradations violentes dont la marche est comique à voir ; quand on se fut bien amusé de son petit dépit, comme on n’en était pas encore à la scène qui devait à ce qu’on espérait, en débarrasser pour toujours, on travailla à le calmer, on courut à lui, et on le ramena ; oubliant assez facilement le soir tous les petits tourments du matin, Fontanis reprit son air ordinaire et tout s’oublia.
Mlle de Téroze allait mieux, quoique toujours un peu abattue à l’extérieur, elle descendait cependant aux repas et se promenait même déjà un peu avec la compagnie ; le président moins empressé parce que Lucile l’occupait seule, vit cependant qu’il allait bientôt ne devoir plus s’occuper que de sa femme. En conséquence il se résolut de presser vivement l’autre affaire, elle était au moment de la crise, Mlle de Totteville n’opposait plus aucune difficulté, il ne s’agissait que de trouver un rendez-vous sûr. Le président proposa son appartement de garçon, Lucile qui ne couchait point dans la chambre de ses parents, accepta volontiers ce local pour la nuit suivante, et en rendit compte sur-le-champ au marquis ; on lui trace son rôle et le reste de la journée se passe tranquillement. Sur les onze heures, Lucile qui devait se rendre la première dans le lit du président par le moyen d’une clef que lui confiait celui-ci, prétexta un mal de tête et sortit. Un quart d’heure après, l’empressé Fontanis se retire, mais la marquise prétend que pour lui faire honneur ce soir-là, elle veut l’accompagner jusque dans sa chambre : toute la société saisit cette plaisanterie, Mlle de Téroze est la première à s’en amuser, et sans prendre garde au président qui est sur les épines, et qui aurait bien voulu ou se soustraire à cette ridicule politesse, ou prévenir au moins celle qu’il s’imaginait qu’on allait surprendre, on s’empare des bougies, les hommes passent les premiers, les femmes entourent Fontanis, elles lui donnent la main, et dans ce plaisant cortège on se rend à la porte de sa chambre… A peine notre infortuné galant pouvait-il respirer.
- – Je ne réponds de rien, disait-il en balbutiant, songez à l’imprudence que vous faites, qui vous dit que l’objet de mes amours n’est peut-être pas à m’attendre en cet instant-ci dans mon lit, et si cela est, réfléchissez-vous bien à tout ce qui peut résulter de l’inconséquence de votre démarche ?
- – A tout événement, dit la marquise en ouvrant précipitamment la porte, allons, beauté qui, dit-on, attendez le président au lit, paraissez et n’ayez pas peur.
Mais quelle est la surprise générale, quand les lumières en face du lit éclairent un âne monstrueux, mollement couché dans les draps, et qui par une fatalité plaisante, fort content sans doute du rôle qu’on lui faisait jouer, s’était paisiblement endormi sur la couche magistrale et y ronflait voluptueusement.
- – Ah ! parbleu, s’écria d’Olincourt en se tenant les côtés de rire, président, considère un peu l’heureux sang-froid de cet animal, ne dirait-on pas que c’est un de tes confrères à l’audience ?
Le président néanmoins fort aise d’en être quitte pour cette plaisanterie, le président qui s’imaginait qu’elle jetterait un voile sur le reste, et que Lucile s’en étant aperçue la première aurait eu la prudence de ne faire en rien soupçonner leur intrigue, le président, dis-je, se mit à rire avec les autres, on dégagea comme on put le baudet fort affligé d’être interrompu dans son sommeil, on mit des draps blancs, et Fontanis remplaça dignement le plus superbe des ânes qui se fût trouvé dans le pays.
- – En vérité c’est la même chose, dit la marquise quand elle l’eut vu couché, je n’aurais jamais cru qu’il y eût une ressemblance si entière entre un âne et un président au Parlement d’Aix.
- – Quelle était donc votre erreur, madame, reprit le marquis, ne savez-vous donc pas que c’est parmi ces docteurs que cette cour a toujours élu ses membres, je gagerais que celui que vous voyiez sortir là en a été premier président.
Le premier soin de Fontanis dès le lendemain fut de demander à Lucile comment elle s’était tirée d’affaire : celle-ci bien instruite dit que s’étant aperçue de la plaisanterie, elle s’était retirée fort promptement, mais avec l’inquiétude pourtant d’avoir été trahie, ce qui lui avait fait passer une nuit affreuse et désirer avec bien de l’ardeur l’instant où elle pourrait s’éclaircir ; le président la rassura et obtint d’elle sa revanche pour le lendemain ; la prude Lucile se fit un peu prier, Fontanis n’en devint que plus ardent et tout se dispose suivant ses désirs. Mais si ce premier rendez-vous avait été troublé par une scène comique, quel événement fatal allait empêcher le deuxième ! Les choses s’arrangent comme l’avant-veille, Lucile se retire la première, le président la suit peu après sans que qui que ce soit s’y oppose, il la trouve au rendez-vous indiqué, la saisissant entre ses bras, il s’apprête déjà à lui donner des preuves non équivoques de sa passion… tout à coup les portes s’ouvrent, c’est M. et Mme de Totteville, c’est la marquise, c’est Mlle de Téroze elle-même.
- – Monstre, s’écrie celle-ci, en se jetant en fureur sur son mari, est-ce donc ainsi que tu te ris et de ma candeur et de ma tendresse !
- – Fille atroce, dit M. de Totteville à Lucile qui s’est précipitée aux genoux de son père, voilà donc comme tu abuses de l’honnête liberté que nous te laissions !…
De leur côté, la marquise et Mme de Totteville jettent des yeux irrités sur les deux coupables et Mme d’Olincourt n’est distraite de ce premier mouvement que pour recevoir sa sœur qui s’évanouit dans ses bras. On peindrait difficilement la figure de Fontanis au milieu de cette scène : la surprise, la honte, la terreur, l’inquiétude, tous ces différents sentiments l’agitent à la fois et le rendent immobile comme une statue ; cependant le marquis arrive, il s’informe, il apprend avec indignation tout ce qui se passe.
- – Monsieur, lui dit fermement le père de Lucile, je ne me serais jamais attendu que chez vous, une fille d’honneur eût à redouter des affronts de cette espèce ; vous trouverez bon que je ne le supporte pas, et que ma femme, ma fille et moi partions à l’instant pour en demander justice à ceux de qui nous devons l’attendre.
- – En vérité, monsieur, dit alors sèchement le marquis au président, vous conviendrez que voilà des scènes auxquelles je devrais peu m’attendre ; n’est-ce donc que pour déshonorer ma belle-sœur et ma maison qu’il vous a plu de vous allier à nous ?
Puis s’adressant à Totteville :
- – Rien de plus juste, monsieur, que la réparation que vous demandez, mais j’ose vous conjurer instamment de vouloir bien éviter l’éclat, ce n’est pas pour ce drôle-là que je le demande, il n’est digne que de mépris et de punition, c’est pour moi, monsieur, c’est pour ma famille, c’est pour mon malheureux beau-père qui, ayant mis toute sa confiance dans ce pantalon, va mourir du chagrin de s’être trompé.
- – Je voudrais vous obliger, monsieur, dit fièrement M. de Totteville, en entraînant sa femme et sa fille, mais vous me permettrez de placer mon honneur au-dessus de ces considérations ; vous ne serez nullement compromis, monsieur, dans les plaintes que je vais faire, ce malhonnête homme le sera seul… trouvez bon que je n’écoute plus rien et que j’aille à l’instant où la vengeance m’appelle.
A ces mots, ces trois personnages se retirent sans qu’aucun effort humain puisse les arrêter, et volent, assurent-ils, à Paris présenter requête au Parlement contre les indignités dont a voulu les couvrir le président de Fontanis… Cependant il ne règne plus dans ce malheureux château que du trouble et du désespoir ; Mlle de Téroze à peine rétablie, se remet dans son lit avec une fièvre qu’on a soin d’assurer dangereuse ; M. et Mme d’Olincourt fulminent contre le président, qui n’ayant d’autre asile que cette maison dans les extrémités qui le menacent, n’ose se révolter contre les réprimandes qui lui sont aussi justement adressées, et les choses demeurent trois jours en cet état, lorsque des avis secrets apprennent enfin au marquis que l’affaire devient des plus sérieuses, qu’elle est traitée au criminel, et qu’on est à la veille de décréter Fontanis.
- – Eh quoi, sans m’entendre, dit le président effrayé.
- – Est-ce la règle, lui répond d’Olincourt, permet-on des moyens de défense à celui que la loi décrète, et l’un de vos plus respectables usages n’est-il pas de le flétrir avant que de l’écouter ? On n’emploie avec vous que les armes dont vous vous êtes servi contre les autres ; après avoir exercé l’injustice trente ans, n’est-il pas raisonnable que vous en deveniez au moins une fois victime dans votre vie ?
- – Mais pour une affaire de filles ?
- – Comment pour une affaire de filles, ne savez-vous donc pas que ce sont les plus dangereuses ? cette malheureuse affaire dont les souvenirs vous ont valu cinq cents coups de fouet dans le château des revenants, était-elle autre chose qu’une affaire de filles, et n’avez-vous pas cru que pour une affaire de filles il vous était permis de flétrir un gentilhomme ? Le talion, président, le talion, c’est votre boussole, soumettez-vous-y donc avec courage.
- – Juste ciel, dit Fontanis, au nom de Dieu, mon frère, ne m’abandonnez pas.
- – Croyez que nous vous secourerons, répondit d’Olincourt, quelque déshonneur dont vous nous a[y] ez couverts, et quelques plaintes que nous ayons à faire de vous, mais les moyens sont durs… vous les connaissez.
- – Quoi donc ?
- – La bonté du roi, une lettre de cachet, je ne vois que cela.
- – Quelles funestes extrémités !
- – J’en conviens, mais trouvez-en d’autres, voulez-vous sortir de France et vous perdre à jamais, tandis que quelques années de prison arrangeront peut-être tout ceci ? Ce moyen qui vous révolte, d’ailleurs, ne l’avez-vous pas quelquefois employé vous et les vôtres, ne fut-ce pas en le conseillant avec barbarie que vous achevâtes d’écraser ce gentilhomme que les esprits ont si bien vengé, n’osâtes-vous pas, par une prévarication aussi dangereuse que punissable, mettre ce malheureux militaire entre la prison ou l’infamie et ne suspendre vos foudres méprisables qu’aux conditions qu’il serait écrasé par celles de son roi ? Rien d’étonnant par conséquent, mon cher, dans ce que je vous propose, non seulement cette voie est connue de vous, mais elle doit maintenant en être désirée.
- – Ô souvenirs affreux, dit le président en versant des larmes, qui m’eût dit que la vengeance du ciel éclaterait sur ma tête presque à l’instant où se consommaient mes crimes ! ce que j’ai fait, on me le rend, souffrons, souffrons et taisons-nous.
Cependant comme les secours pressaient, la marquise conseilla vivement à son mari de partir pour Fontainebleau où se trouvait alors la cour ; pour Mlle de Téroze elle n’entra point dans ce conseil, la honte, le chagrin à l’extérieur, et le comte d’Elbène au-dedans, la retenaient toujours dans sa chambre dont la porte était exactement fermée au président ; il s’y était présenté plusieurs fois, il avait essayé de se la faire ouvrir par ses remords et par ses larmes, mais toujours infructueusement.
Le marquis partit donc, le trajet était court, il arriva le surlendemain, escorté de deux exempts et muni d’un prétendu ordre dont la simple vue fit trembler le président de tous ses membres.
- – Vous ne pouviez arriver plus à propos, dit la marquise qui feignit d’avoir reçu des nouvelles de Paris pendant que son mari était à la cour, le procès se suit à l’extraordinaire, et mes amis m’écrivent de faire évader le président au plus tôt ; mon père a été averti, il est au désespoir, il nous recommande de bien servir son ami, et de lui peindre la douleur où tout ceci le plonge… sa santé ne lui permet que de le secourir par des vœux, ils seraient plus sincères s’il avait été plus sage… voilà la lettre.
Le marquis lut à la hâte, et après avoir harangué Fontanis qui avait bien de la peine à se résoudre à la prison, il le remit à ses deux gardes, qui n’étaient autres que deux maréchaux des logis de son régiment et l’exhorta à se consoler avec d’autant plus de motif, qu’il ne le perdrait point de vue.
- – J’ai obtenu avec beaucoup de peine, lui dit-il, un château fort situé à cinq ou six lieues d’ici, vous y serez sous les ordres d’un de mes anciens amis qui vous traitera comme si c’était moi-même, je lui écris par vos gardes pour vous recommander encore plus vivement, soyez donc en pleine paix.
Le président pleura comme un enfant, rien n’est amer comme les remords du crime qui voit retomber sur sa tête tous les fléaux dont il s’est lui-même servi… mais il n’en fallut pas moins s’arracher, il demanda avec instance la permission d’embrasser sa femme.
- – Votre femme, lui dit brusquement la marquise, elle ne l’est pas encore heureusement, et c’est dans nos calamités le seul adoucissement que nous connaissions.
- – Soit, dit le président, j’aurai le courage de soutenir encore cette plaie-ci, et il monta dans la voiture des exempts.
Le château où l’on conduisait ce malheureux, était celui d’une terre de la dot de Mme d’Olincourt, où tout était préparé pour le recevoir ; un capitaine du régiment d’Olincourt, homme vert et rébarbatif, devait y jouer le rôle de gouverneur. Il reçut Fontanis, congédia les gardes, et dit durement à son prisonnier en l’envoyant dans une très mauvaise chambre, qu’il avait pour lui des ordres ultérieurs, d’une sévérité dont il lui était impossible de s’écarter. On laissa le président dans cette cruelle situation pendant près d’un mois ; personne ne le voyait, on ne lui servait que de la soupe, du pain, et l’eau, il était couché sur de la paille dans une chambre d’une humidité affreuse, et l’on n’entrait chez lui que comme à la Bastille, c’est-à-dire comme chez les bêtes de la ménagerie, uniquement pour porter le manger. L’infortuné robin fit de cruelles réflexions pendant ce fatal séjour, on ne les troubla point ; enfin le faux gouverneur parut et après l’avoir médiocrement consolé, il lui parla de la manière suivante :
- – Vous ne devez pas douter, lui dit-il, monsieur, que le premier de vos torts soit d’avoir voulu vous allier à une famille si au-dessus de vous à toute sorte d’égards ; le baron de Téroze et le comte d’Olincourt sont des gens de la première noblesse qui tiennent à toute la France, et vous n’êtes qu’un malheureux robin provençal, sans nom comme sans crédit, sans état comme sans considération ; quelques retours sur vous-même eussent donc dû vous engager à témoigner au baron de Téroze qui s’aveuglait sur votre compte, que vous n’étiez nullement fait pour sa fille ; comment pûtes-vous croire un moment d’ailleurs que cette fille belle comme l’amour, pût devenir la femme d’un vieux et vilain singe comme vous, il est permis de s’aveugler, mais non pas jusqu’à ce point ; les réflexions que vous avez dû faire pendant votre séjour ici, monsieur, doivent vous avoir convaincu que depuis quatre mois que vous êtes chez le marquis d’Olincourt, vous n’y avez servi que de jouet et de risée : des gens de votre état et de votre tournure, de votre profession et de votre bêtise, de votre méchanceté et de votre fourberie, ne doivent s’attendre qu’à des traitements de cette espèce ; par mille ruses plus plaisantes les unes que les autres, on vous a empêché de jouir de celle à laquelle vous prétendiez, on vous a fait donner cinq cents coups d’étrivière dans un château de revenants, on vous a fait voir votre femme dans les bras de celui qu’elle adore, ce que vous avez sottement pris pour un phénomène, on vous a mis aux prises avec une catin gagée qui s’est moquée de vous, bref on vous a enfermé dans ce château où il ne tient qu’au marquis d’Olincourt mon colonel, de vous tenir jusqu’à la fin de votre vie, ce qui sera très certainement si vous vous refusez à signer l’écrit que voilà ; observez avant de le lire, monsieur, continua le prétendu gouverneur, que vous ne passez dans le monde que comme un homme qui devait épouser Mlle de Téroze, mais nullement pour son mari ; votre hymen s’est fait le plus secrètement possible, le peu de témoins a consenti à se désister ; le curé a rendu l’acte, le voici ; le notaire a remis le contrat, vous le voyez devant vos yeux ; vous n’avez de plus jamais couché avec votre femme, votre mariage est donc nul, il est donc cassé tacitement et du plein gré de toutes les parties, ce qui donne à sa rupture autant de force que si elle était l’ouvrage des lois civiles et religieuses ; voilà de même les désistements du baron de Téroze et de sa fille, il ne manque plus que le vôtre, le voilà, monsieur, choisissez entre la signature à l’amiable de ce papier ou la certitude de terminer ici vos jours… Répondez, j’ai tout dit.
Le président après un peu de réflexion, prit le papier et y lut ces mots :
« J’atteste à tous ceux qui liront ceci que je n’ai jamais été l’époux de Mlle de Téroze, je lui rends par cet écrit tous les droits qu’on pensa quelque temps à me donner sur elle et je proteste de ne les réclamer de ma vie. Je n’ai qu’à me louer d’ailleurs des procédés qu’elle et sa famille ont eus pour moi pendant l’été que j’ai passé dans leur maison ; c’est de commun accord, de notre plein gré à l’un et à l’autre, que nous renonçons mutuellement aux desseins de réunion que l’on avait formés sur nous, que nous nous rendons réciproquement la liberté de disposer de nos personnes, comme si jamais il n’eût existé d’intention de nous joindre. Et c’est en pleine liberté de corps et d’esprit que je signe ceci au château de Valnord, appartenant à Mme la marquise d’Olincourt. »
- – Vous m’avez dit, monsieur, reprit le président après la lecture de ces lignes, ce qui m’attendait si je ne signais pas, mais vous ne m’avez point parlé de ce qui m’arriverait si je consentais à tout.
- – La récompense en sera votre liberté dans l’instant, monsieur, reprit le faux gouverneur, la prière d’accepter ce bijou de deux cents louis de la part de Mme la marquise d’Olincourt, et la certitude de trouver à la porte du château votre valet et deux excellents chevaux qui vous attendent pour vous ramener à Aix.
- – Je signe et pars, monsieur, j’ai trop à cœur de me délivrer de tous ces gens-ci pour balancer une minute.
- – Voilà qui va bien, président, dit le capitaine en prenant l’écrit signé et lui remettant le bijou, mais prenez garde à votre conduite ; une fois dehors, si la manie de vous venger allait quelquefois s’emparer de vous, réfléchissez avant que d’en venir là que vous avez à faire à forte partie, que cette famille puissante que vous offenseriez tout entière par vos démarches vous ferait aussitôt passer pour un fou et que l’hôpital de ces malheureux deviendrait pour jamais votre dernière demeure.
- – Ne craignez rien, monsieur, dit le président, je suis le premier intéressé à ne plus avoir d’affaire avec de telles personnes, et je vous réponds que je saurai les éviter.
- – Je vous le conseille, président, dit le capitaine en lui ouvrant enfin sa prison, partez en paix et que jamais ce pays-ci ne vous revoie.
- – Comptez sur ma parole, dit le robin en montant à cheval, ce petit événement m’a corrigé de tous mes vices, je vivrais encore mille ans que je ne viendrais plus chercher de femme à Paris ; j’avais quelquefois compris le chagrin d’être cocu après le mariage, mais je n’entendais pas qu’il fût possible de le devenir avant… Même sagesse, même discrétion dans mes arrêts, je ne m’érigerai plus en médiateur entre des filles et des gens qui valent mieux que moi, il en coûte trop cher pour prendre le parti de ces demoiselles-là et je ne veux plus avoir affaire à des gens qui ont des esprits tout prêts pour les venger.
Le président disparut et devenu sage à ses dépens, on n’entendit plus parler de lui. Les catins se plaignirent, on ne les soutint plus en Provence et les mœurs y gagnèrent, parce que les jeunes filles se voyant privées de cet indécent appui, préférèrent le chemin de la vertu aux dangers qui pouvaient les attendre dans la route du vice, quand les magistrats seraient assez sages pour sentir l’inconvénient affreux de les y soutenir par leur protection.
On se doute bien que pendant les arrêts du président, le marquis d’Olincourt après avoir fait revenir le baron de Téroze de ses préjugés trop favorables sur Fontanis, avait travaillé à ce que toutes les dispositions qu’on vient de voir fussent faites avec sûreté ; son adresse et son crédit y réussirent si bien, que trois mois après Mlle de Téroze épousa publiquement le comte d’Elbène, avec lequel elle vécut parfaitement heureuse.
- – J’ai quelquefois un peu de regret d’avoir autant maltraité ce vilain homme, disait un jour le marquis à son aimable belle-sœur, mais quand je vois d’un côté le bonheur qui résulte de mes démarches, et que je me convaincs de l’autre que je n’ai vexé qu’un drôle inutile à la société, foncièrement ennemi de l’État, perturbateur du repos public, bourreau d’une famille honnête et respectable, diffamateur insigne d’un gentilhomme que j’estime et auquel j’ai l’honneur d’appartenir, je me console et je m’écrie avec le philosophe : Ô souveraine Providence, pourquoi faut-il que les moyens de l’homme soient assez bornés pour ne pouvoir jamais parvenir au bien que par un peu de mal !
Fini ce conte le 16 juillet 1787 à 10 heures du soir
La marquise de Telême
ou les effets du libertinage §
Depuis environ dix-huit mois le marquis de Telême, homme d’une très bonne maison, mais peu opulent, venait d’épouser à Poitiers, sa patrie, l’une des plus belles et des plus riches héritières de la province ; nul ménage n’était plus uni ; l’aisance, la concorde, l’urbanité, la confiance réciproque, l’estime et l’amour le plus tendre resserraient chaque jour les nœuds touchants de ces deux époux : on ne les voyait point sans admiration, on ne les fréquentait point sans respect. Mais ce n’est pas sans raison qu’on a peint le maître des dieux entre deux vases énormes dont l’un est rempli de maux, l’autre de prospérités : sa main, dit-on, verse toujours pur ce qu’elle prend dans le premier vase ; répand-elle un peu du second, ce n’est jamais sans le mélanger. En six semaines, une maladie épidémique fait perdre à la jeune marquise tous ses parents : un inconnu survient, il se déclare frère aîné de Mme de Telême, il est protégé, il a des amis, et la fortune de M. de Telême, presque entièrement fondée sur la dot de sa femme, disparaissant en une minute, réduit à l’adversité la plus affreuse l’une des plus brillantes maisons de la province. Rien de plus aisé pourtant que de revenir contre un arrêt aussi injuste, il ne s’agissait que de paraître et de solliciter ; Mme de Telême avait eu effectivement un frère autrefois, mais ce frère, très certainement tué dans un duel, ne pouvait assurément reparaître. L’imposteur soutenait bien l’histoire du duel, mais il assurait n’avoir été que blessé, il prouvait que pour se mettre à l’abri de la rigueur des lois, il s’était absenté quelques années et qu’apprenant enfin la mort de son père, il avait reparu pour en recueillir la succession : cette fable était absurde, elle n’avait eu pour s’accréditer un instant que quelques sommes et beaucoup d’effronterie. Que faire pourtant dans une si cruelle circonstance ? M. de Telême ne balança pas, il réunit tout ce qu’il put trouver d’argent, et décida sa femme à aller elle-même à Paris plaider cette importante affaire en l’assurant que rien ne déterminait des juges dans ce pays-là comme les sollicitations d’une jolie femme. Cette jeune personne timide et novice n’ose d’abord se charger d’une entreprise aussi importante, elle craint d’échouer : que deviendra-t-elle si après avoir dépensé à Paris le peu qui reste aux deux époux, elle est obligée de revenir sans gain de cause ? Osera-t-elle se remontrer aux yeux d’un mari qu’elle adore, qu’elle se trouve avoir trompé sans qu’il y ait de sa faute et qu’elle verra mourir de chagrin d’avoir pu songer à la prendre pour femme ? Sa délicatesse lui suggère vingt moyens différents de celui qu’on lui propose : elle va vendre le peu qui lui reste, elle l’offre à son mari en faible dédommagement, et elle viendra s’enfermer dans un cloître pour y finir le reste de ses jours. Elle disparaîtra, on ne la reverra plus ; ou si l’on veut, elle travaillera, elle gagnera sa vie et fera passer à son mari tout ce que ses talents pourront lui rapporter… Aucun de ces partis dictés bien moins par la sagesse que par le désespoir, ne plaît à M. de Telême : il déclare à sa femme qu’il faut partir, qu’il faut aller solliciter elle-même son procès, et ajoute d’un ton ferme qu’il faut bien plus, qu’il faut le gagner. Vaincue par des instances si vives, par des prières enfin qui ressemblent trop à des ordres pour que la jeune marquise puisse s’y tromper, elle part avec une femme de chambre nommée Flavie, d’environ vingt ans, d’une figure charmante et reconnue pour une fille d’esprit.
Il arrive souvent qu’un gentilhomme de province n’ayant jamais servi, assuré d’une existence agréable, ne tenant qu’à son nom et à ses biens, soit à Paris sans protection comme sans connaissances, et cela sans que sa considération en souffre parmi les compatriotes au milieu desquels il se trouve et qui sont accoutumée à le chérir et à le respecter.
On pourrait la regarder comme chimérique, cette considération qui ne s’acquiert que dans l’antichambre des ministres ; elle n’est pas, dans les mœurs de la nation, l’histoire d’un siècle ou deux tout au plus ; on peut encore la traiter d’affaire de mode, et la voir absolument du même œil que les grands bonnets et les grands chapeaux : le cercle étroit des choses de luxe varie d’une saison à l’autre, les situations, les manières de vivre, les grandes coutumes en un mot sont un peu plus longtemps à parcourir tous les points de la circonférence, mais elles finissent pourtant par changer aussi, et cette révolution qu’annonce déjà l’agromanie, n’est peut-être pas si éloignée que l’on croit en France. Le possesseur de grands fiefs finira par voir que ce n’est pas à Versailles qu’il est réellement puissant, que confondu là, ou avec des inférieurs qui souvent l’écrasent de leur luxe, ou avec des supérieurs qui le ravalent autant qu’ils le peuvent, il n’y joue que le rôle d’un esclave pendant qu’il peut être souverain chez lui.
Quoi qu’il en soit, le marquis de Telême nullement connu dans la capitale, et ne voulant pas s’abaisser à demander des lettres de recommandation à l’intendant de sa province, imagina que sa femme avec une jolie figure, un beau nom et de l’argent, avait tout ce qu’il fallait pour réussir, et c’est en cet état de choses que la jeune marquise était arrivée où nous l’avons dit. Dès le lendemain elle envoie chercher un procureur, elle lui raconte son affaire, elle lui avoue le peu de ressource qu’elle a du côté des protections ; mais elle promet de bien payer si on lui fait gagner un procès aussi juste et aussi important pour elle. L’adversaire de Mme de Telême n’était plus à Paris : content d’avoir réussi par ses fraudes, il était reparti pour le Poitou et s’occupait déjà à rentrer dans les biens qu’il prétendait lui appartenir.
La classe opulente des libertins de Paris n’est jamais sans avoir des agents dans tous les états ; l’ordre des procureurs est pour elle bien moins à négliger qu’on ne pense une foule de veuves et d’orphelins tombant journellement dans leurs filets, quel parti n’y a-t-il pas à tirer pour un riche débauché, d’un mercure adroit dans cette confrérie. Par une fatalité bien singulière, Saint-Verac, procureur de Mme de Telême, était en même temps le conseiller bonneau de M. de Fondor, l’un des plus riches traitants de la capitale ; il n’eut pas plus tôt vu une jeune femme de dix-sept ans, de la taille la plus leste et la plus agréable, possédant la bouche la plus fraîche, les deux yeux noirs les plus animés, les cheveux du monde les plus superbes, la plus belle gorge, la peau la plus douce et la plus blanche, les traits les plus délicats et l’ensemble en un mot le plus touchant et le plus flatteur, qu’il courut prévenir son patron que Vénus même arrivait de Cythère pour visiter sans doute les états de son fils ; ou pour quitter la métaphore, il lui confia naturellement que cette provinciale, facile à mettre à l’aumône en huit jours, était un morceau délicieux que le sort n’amenait à Paris que pour lui, qu’à l’égard de son affaire, elle était sûre et qu’après avoir visité avec elle tous les papiers, il était clair que le réclamateur des biens n’étant qu’un imposteur, il ne s’agissait que d’éclairer le Parlement pour qu’en un mois Mme de Telême se retrouvât maîtresse de ce qu’on lui ravissait.
- – Voilà qui va le mieux du monde, dit Fondor, mais il faut se bien conduire ici, et ce qu’il y a de mieux à faire est, ce me semble, de commencer par soutirer de la jeune personne tout ce qui peut lui rester d’écus ; se rendre pendant ce temps sourdement maître de la réussite du procès ; la lui faire voir comme impossible, la mettre au point d’être obligée de repartir le poignard dans le cœur et quand nous en serons là, vous me présenterez, vous m’annoncerez comme un homme en crédit, je ferai mes offres. Si la belle est sévère, autant de gagné, nous redéferons bientôt ce que nous aurons fait et nous la renverrons par le coche à son mari ; si au contraire elle se rend, nous ferons nos dernières démarches, on lui fera gagner sa cause, et les dépens que nous obtiendrons s’il y a lieu et que j’avancerai si la partie est insolvable, la dédommageront de ce dont il faut, mon cher Saint-Verac, que vous commenciez par vous emparer tout de suite afin de préparer les voies, car on ne fait rien d’une femme qui a de l’argent : la vertu de ces dames se règle assez communément sur l’état de la bourse ; elle n’est pas plus tôt dégarnie qu’on les trouve plus douces que des agneaux.
Tels étaient les principes de ce maltôtier, fait sans doute à de pareils traits ; accoutumé à ne devoir qu’à son vilain or, ce qu’un homme sensible ne veut tenir que de l’amour, il avait jugé les femmes d’après la position cruelle où il les avait apparemment réduites ; et n’ayant jamais été à portée de connaître leur cœur parce qu’il n’a jamais été assez délicat ou assez aimable pour en enflammer aucun, il se vengeait en déprisant ce sexe adorable, de n’avoir jamais su paraître à ses yeux qu’un objet de haine et de mépris. Fondor était déjà vieux, une figure ignoble, une tournure courte et carrée qui sentait le caissier d’une lieue loin, mais des désirs encore très vifs et ne négligeant rien pour les assouvir sur-le-champ.
Tout s’arrangea sur le plan que venait de tracer le traitant et dès le lendemain Saint-Verac commença à agir, il fit sentir à Mme de Telême les difficultés d’un pareil procès… De quelle protection pouvait-elle balancer celles de son adversaire ? il en avait beaucoup, c’était un cavalier charmant : il l’avait connu pendant le séjour qu’il avait fait à Paris, quoiqu’il ne se fût point mêlé de ses affaires ; ce jeune homme avait intéressé toute la cour et toute la ville, ses prétentions paraissaient inattaquables, comment prétendre à le débouter ? Ce procès-là serait ruineux d’ailleurs, Mme de Telême y mangerait tout ce qui lui restait, et finirait peut-être par être obligée de s’en retourner à pied dans sa province près d’un mari qui sûrement la traiterait fort mal, ne voyant plus en elle qu’une femme qui l’avait ruiné ; peut-être vaudrait-il mieux que Mme de Telême épargnât le peu d’argent qui lui restait et s’en retournât à Poitiers, sans seulement entamer une maudite affaire qui demandait des sommes immenses et des protections infinies… Notre intéressante héroïne versa des larmes pour toute réponse… mais un homme qui a le malheur de porter une robe noire et de vivre des dissensions publiques s’attendrit-il jamais à des larmes ? les plus belles femmes de France en inonderaient ses pieds qu’il ne s’en occuperait pas moins de ses coquineries, de son avarice ou de sa lubricité… C’est une cuirasse que cette comique jaquette ; on ferait plutôt repleuvoir la manne du ciel qu’on ne trouverait une âme honnête dans aucun des malheureux individus qui ont le malheur de la porter, quel que soit le titre qui les décore.
- – Cependant, madame, continua Saint-Verac, si vous vous y obstinez, nous plaiderons, main je ne vous réponds de rien… confiez-moi d’abord l’état de vos fonds.
- – Hélas, monsieur, répondit la marquise, tout ce que nous avons pu faire est cinq cents louis ; mon mari qui n’a de fortune que la mienne, se trouve ruiné si je le suis, et cette somme heureusement formée de nos épargnes s’est trouvée tout ce que nous avions dans l’instant où nos revenus ont été saisis.
- – Cinq cents louis, dit Saint-Verac en se levant et gagnant la porte, cherchez parmi nos clercs, madame, quelqu’un qui veuille entreprendre une telle affaire pour cinq cents louis ; pour moi qui ne vois pas même de quoi faire là les premières avances, vous trouverez bon que je ne m’en mêle pas.
- – Mais monsieur, j’ai quelques bijoux.
- – A combien vont-ils ?
- – Peut-être à une somme égale.
- – Oui, en les achetant, mais à la moitié tout au plus si vous vendez ici ; eh bien, comme il est certain que tout y passera, défaites-vous sur-le-champ de ces babioles, afin que nous voyions ce que le tout ensemble peut nous donner.
Après quelques difficultés la marquise consentit, et l’on convint que dès le lendemain un joaillier viendrait s’arranger de ses bijoux.
- – Ceci convenu, dit le procureur, il faut maintenant puisque vous vous en rapportez entièrement à mes conseils, que vous commenciez à quitter ce logement-ci beaucoup trop magnifique pour votre situation, et lui indiquant en même temps un petit hôtel obscur positivement en face de la maison de Fondor : voilà, lui dit-il, où il faut vous aller loger, je serai plus à portée de vous, vous serez moins chèrement et plus isolée, toutes ces choses sont nécessaires dans votre position, il est on ne saurait plus essentiel que dans les premiers temps vous ne voyiez absolument personne ou tout au plus que les gens nécessaires à notre entreprise, que je me chargerai de vous présenter moi-même.
Et ces recommandations faites, Saint-Verac se retire emportant avec lui le léger acompte de deux cents louis, pour, disait-il, mettre ce qu’on appelle les fers au feu.
Mme de Telême convenue de rendre à son mari jour par jour le compte le plus exact de sa conduite, ne manqua pas de lui écrire dès le même soir tout ce qui venait de se passer, mais comme elle avait carte blanche sur tout, elle continua d’agir à sa guise et pour se conformer aux intentions de celui qui la dirigeait, elle quitta l’hôtel brillant dans lequel elle était descendue et vint s’arranger le lendemain dans celui voisin de Fondor, où tout était déjà préparé pour la recevoir comme on avait dessein qu’elle le fût. L’appartement très mesquin qu’on lui donnait avait ses fenêtres positivement en face de celles du cabinet de Fondor, mais de manière à ce que plongeant dans cet appartement, à moins qu’on n’en fermât les rideaux, il devenait impossible à Mme de Telême de cacher ses actions à celui qui l’examinerait des croisées du cabinet de notre financier. Ce fut de là, où le libertin la lorgna dès le premier jour tout à son aise et de là, où son cœur obscène s’enflamma de la passion la plus illicite qu’il eût encore éprouvée de sa vie, mais comme ces effervescences de débauche méconnaissent la délicatesse du sentiment qui n’encensant que l’objet qu’il adore, sacrifie tout à cette seule divinité, et croirait l’inconstance un crime, Flavie seul et unique recours de la malheureuse marquise, Flavie presque aussi bien que sa maîtresse, échauffa de même l’intempérance de ce vilain faune, et il crut non seulement pouvoir se satisfaire sans aucun danger, mais même que cette créature séduite par lui, ne servirait qu’à hâter la défaite de l’autre. Dès le lendemain il se confia à Saint-Verac, et comme celui-ci ne trouva nul inconvénient à l’entreprise, on lança la maîtresse de l’hôtel garni sur la malheureuse Flavie qui ne tenant point à une centaine d’écus satisfit amplement le financier sitôt qu’il le voulut, et devint de ce moment-là l’un des plus fidèles esclaves de ses désirs. Dès qu’on la vit si bien gagnée, on crut pouvoir lui confier le projet, elle approuva, elle promit de le servir, et la malheureuse fut au point de jurer à Fondor que si le procureur ne parvenait pas promptement à réduire sa maîtresse à l’état de misère où on la désirait, elle la volerait plutôt, afin d’avoir le plaisir de voir
...........................
... furent dehors, ne vous imaginez pas que je fasse davantage.
- – Eh quoi, monsieur, ne m’avez-vous pas dit que vous feriez rentrer mes fonds, et que vous soutiendriez mon procès ?
- – J’ai pu dire beaucoup de choses sans avoir vu, et je dois me dédire de beaucoup après avoir vu, est-il juste que je vous paye plus que vous ne valez ?…
Et un mouvement de désespoir affreux saisissant ici Mme de Telême :
- – Madame, il y a tout plein de choses qui se disent avant que de jouir, et qu’on est bien loin de penser après, cette main traîtresse de la jouissance arrache le voile du prestige et laisse l’objet dans une vérité qui lui est communément bien fatale, cet… mon ange, je sais bien qu’il ne reste encore quelque… réussissent mieux
...........................
... tout aussi peu ménagée, et détrompée enfin sur le service qu’elle avait cru que Fondor rendrait à sa maîtresse, passait aux pieds de sa maîtresse le peu d’instants où on les laissait seules et arrosait de ses larmes les genoux de cette femme qu’elle avait si horriblement trahie : elle avoua qu’elle avait été séduite et l’avoua en versant des larmes bien amères ; ses soins
...........................
... Ce qui vient de vous arriver, madame, dit-il en s’adressant à la marquise, a dû vous paraître fort extraordinaire, et n’est pourtant que la chose du monde la plus simple ; venue à Paris sans crédit, sans ressources, sans protection, à peine âgée de dix-sept ans et une trop jolie figure, vous deviez nécessairement être dupée, ce n’est pas votre faute
...........................
Le talion §
Un bon bourgeois de Picardie, le descendant peut-être d’un de ces illustres troubadours des bords de l’Oise ou de la Somme, et dont l’existence engourdie vient d’être retirée des ténèbres depuis dix ou douze ans par un grand écrivain du siècle ; un brave et honnête bourgeois, dis-je, habitait la ville de Saint-Quentin, si célèbre par les grands hommes qu’elle a donnés à la littérature, et l’habitait avec honneur, lui, sa femme et une cousine au troisième degré, religieuse dans un couvent de cette ville. La cousine au troisième degré était une petite brunette à yeux vifs, à minois fripon, à nez retroussé et à taille svelte ; elle était affligée de vingt-deux ans et religieuse depuis quatre ; sœur Pétronille, c’était son nom, avait de plus une jolie voix, et beaucoup plus de tempérament que de religion. Quant à M. d’Esclaponville, ainsi se nommait notre bourgeois, c’était un bon gros réjoui d’environ vingt-huit ans, aimant supérieurement sa cousine et pas tout à fait autant Mme d’Esclaponville, attendu qu’il y avait déjà dix ans qu’il couchait avec elle, et qu’une habitude de dix ans est bien funeste au feu de l’hymen. Mme d’Esclaponville — car il faut peindre, pour qui passerait-on si on ne peignait pas dans un siècle où il ne faut que des tableaux, où une tragédie même ne serait pas reçue si les marchands d’écrans n’y trouvaient au moins six sujets — Mme d’Esclaponville, dis-je, était une blondasse un peu fade, mais fort blanche, d’assez jolis yeux, bien en chair, et de ces grosses joufflues qu’on appelle communément dans le monde de bonne jouissance.
Jusqu’au moment actuel Mme d’Esclaponville avait ignoré qu’il y eût une façon de se venger d’un époux infidèle ; sage comme sa mère qui avait vécu quatre-vingt-trois ans avec le même homme sans lui faire d’infidélité, elle était encore assez naïve, assez pleine de candeur pour ne pas même soupçonner ce crime affreux que les casuistes ont nommé adultère, et que les agréables qui adoucissent tout, ont appelé tout simplement galanterie ; mais une femme trompée reçoit bientôt de son ressentiment des conseils de vengeance, et comme aucun n’aime à être en reste, il n’est rien qu’elle ne fasse dès qu’elle le peut, pour qu’on n’ait rien à lui reprocher. Mme d’Esclaponville s’aperçut enfin que monsieur son cher époux visitait un peu trop souvent la cousine au troisième degré : le démon de la jalousie s’empare de son âme, elle guette, elle s’informe et finit par découvrir qu’il y a peu de chose aussi constatée dans Saint-Quentin que l’intrigue de son époux et de la sœur Pétronille. Sûre de son fait, Mme d’Esclaponville déclare enfin à son mari que la conduite qu’il observe lui perce l’âme, que celle qu’elle a ne méritait pas de tels procédés et qu’elle le conjure de revenir de ses travers.
- – De mes travers, répond l’époux flegmatiquement, ignores-tu donc que je me sauve, ma chère amie, en couchant avec ma cousine la religieuse ? On nettoie son âme dans une si sainte intrigue, c’est s’identifier à l’Être suprême, c’est incorporer le Saint-Esprit en soi : aucun péché, ma chère, avec des personnes consacrées à Dieu, elles épurent tout ce qui se fait avec elles et les fréquenter, en un mot, est s’ouvrir la route de la béatitude céleste.
Mme d’Esclaponville, assez peu contente des succès de sa remontrance, ne dit mot mais jure au fond d’elle-même qu’elle trouvera un moyen d’une éloquence plus persuasive… Le diable à cela est que les femmes en ont toujours un tout prêt : pour peu qu’elles soient jolies, elles n’ont qu’à dire, les vengeurs pleuvent de tous côtés.
Il y avait dans la ville un certain vicaire de paroisse qu’on appelait M. l’abbé du Bosquet, grand égrillard d’une trentaine d’années courant après toutes les femmes et faisant une forêt de tous les fronts des époux de Saint-Quentin. Mme d’Esclaponville fit connaissance avec le vicaire, insensiblement le vicaire fit connaissance aussi avec Mme d’Esclaponville, et tous deux se connurent enfin si parfaitement qu’ils auraient pu se peindre des pieds à la tête sans qu’il fût possible de s’y méprendre. Au bout d’un mois chacun vint féliciter le malheureux d’Esclaponville qui se vantait d’être échappé seul aux redoutables galanteries du vicaire, et qu’il était dans Saint-Quentin le seul front que ce pendard n’eût pas encore souillé.
- – Cela ne se peut pas, dit d’Esclaponville à ceux qui lui parlaient, ma femme est sage comme une Lucrèce, on me le dirait cent fois que je ne le croirais pas.
- – Viens donc, lui dit un de ses amis, viens donc que je te convainque par tes propres yeux, et nous verrons après si tu douteras.
D’Esclaponville se laisse entraîner, et son ami le conduit à une demi-lieue de la ville, dans un endroit solitaire où la Somme, resserrée entre deux haies fraîches et couvertes de fleurs, forme un bain délicieux aux habitants de la ville ; mais comme le rendez-vous était donné à une heure où communément l’on ne se baigne pas encore, notre pauvre mari a le chagrin de voir arriver l’un après l’autre et son honnête femme et son rival, sans que personne puisse les interrompre.
- – Eh bien, dit l’ami à d’Esclaponville, le front commence-t-il à te démanger ?
- – Pas encore, dit le bourgeois en se le frottant néanmoins involontairement, elle vient peut-être là pour se confesser.
- – Restons donc jusqu’au dénouement, dit l’ami…
Ça ne fut pas long : à peine arrivé à l’ombre délicieuse de la haie odoriférante, que M. l’abbé du Bosquet détache lui-même tout ce qui nuit aux voluptueux attouchements qu’il médite, et se met en devoir de travailler saintement à ranger pour la trentième fois peut-être le bon et honnête d’Esclaponville au rang des autres époux de la ville.
- – Eh bien, crois-tu maintenant ? dit l’ami.
- – Retournons-nous, dit aigrement d’Esclaponville, car à force de croire, je pourrais bien tuer ce maudit prêtre et on me le ferait payer meilleur qu’il n’est ; retournons-en, mon ami, et garde-moi le secret, je te prie.
D’Esclaponville rentre chez lui tout confus, et peu après sa bénigne épouse vient se présenter pour souper à ses chastes flancs.
- – Un moment, mignonne, dit le bourgeois furieux, depuis mon enfance j’ai juré à mon père de ne jamais souper avec des putains.
- – Avec des putains, répond bénignement Mme d’Esclaponville, mon ami, ce propos m’étonne, qu’avez-vous donc à me reprocher ?
- – Comment, carogne, ce que j’ai à vous reprocher, qu’est-ce que vous avez été faire cet après-midi aux bains avec notre vicaire.
- – Oh, mon Dieu, répond la douce femme, ce n’est que ça, mon fils, ce n’est que ça que tu as à me dire.
- – Comment, ventrebleu, ce n’est que cela…
- – Mais, mon ami, j’ai suivi vos conseils, ne m’avez-vous pas dit qu’on ne risquait rien en couchant avec des gens d’Église, qu’on épurait son âme dans une si sainte intrigue, que c’était s’identifier à l’Être suprême, faire entrer l’Esprit Saint dans soi et s’ouvrir en un mot la route de la béatitude céleste… eh bien, mon fils, je n’ai fait que ce que vous m’avez dit, je suis donc une sainte et non pas une catin
Ah ! je vous réponds que si quelqu’une de ces bonnes âmes de Dieu a le moyen d’ouvrir, comme vous dites, la route de la béatitude céleste, c’est certainement M. le vicaire, car je n’ai jamais vu une aussi grosse clef.
Le cocu de lui-même
ou le raccommodement imprévu §
Un des plus grands défauts des personnes mal élevées est de hasarder sans cesse une foule d’indiscrétions, de médisances ou de calomnies sur tout ce qui respire, et cela devant des gens qu’elles ne connaissent pas ; on ne saurait imaginer la quantité d’affaires qui sont devenues le fruit de pareils bavardages : quel est l’honnête homme en effet qui entendra dire du mal de ce qui l’intéresse sans redresser le sot qui le hasarde ? On ne fait pas suffisamment entrer dans l’éducation des jeunes gens ce principe d’une sage retenue, on ne leur apprend pas assez à connaître le monde, les noms, les qualités, les attenantes des personnes avec lesquelles ils sont faits pour vivre ; l’on met à la place mille bêtises qui ne sont bonnes qu’à fouler aux pieds dès qu’est atteint l’âge de raison. Il semblerait toujours que ce fussent des capucins qu’on élève : à tout instant du bigotisme, des mômeries ou des inutilités, et jamais une bonne maxime de morale. Allez plus loin, interrogez un jeune homme sur ses véritables devoirs envers la société, demandez-lui ce qu’il se doit à lui-même et ce qu’il doit aux autres, comment il faut qu’il s’y conduise pour être heureux : il vous répondra qu’on lui a appris à aller à la messe et à réciter des litanies, mais qu’il n’entend rien à ce que vous voulez lui dire, qu’on lui a appris à danser, à chanter mais non pas à vivre avec les hommes. L’affaire qui devint la suite de l’inconvénient que nous peignons, ne fut pas sérieuse au point de répandre du sang, il n’en résulta qu’une plaisanterie et c’est pour la détailler que nous allons abuser quelques minutes de la patience de nos lecteurs.
M. de Raneville, âgé d’environ cinquante ans, avait un de ces caractères flegmatiques qu’on ne rencontre point sans quelque agrément dans le monde : riant peu, mais faisant beaucoup rire les autres et par les saillies de son esprit mordant et par la manière froide dont il les disait, il trouvait souvent, ou par son seul silence, ou par les expressions burlesques de sa physionomie taciturne, le secret d’amuser mille fois plus les cercles où il était admis, que ces lourds bavards pesants, monotones, ayant toujours un conte à vous faire dont ils rient une heure à l’avance sans être assez heureux pour dérider seulement une minute le front de ceux qui les écoutent. Il possédait un assez gros emploi dans les fermes, et pour se consoler d’un fort mauvais mariage autrefois contracté par lui à Orléans, après y avoir délaissé sa malhonnête épouse, il mangeait tranquillement à Paris vingt ou vingt-cinq mille livres de rentes avec une très jolie femme qu’il entretenait et quelques amis aussi aimables que lui.
La maîtresse de M. de Raneville n’était pas précisément une fille, c’était une femme mariée et par conséquent plus piquante, car on a beau dire, ce petit sel de l’adultère met souvent bien du prix à une jouissance ; elle était fort jolie, âgée de trente ans, le plus beau corps possible ; séparée d’un mari plat et ennuyeux, elle était venue de province chercher fortune à Paris, et n’avait pas été longtemps à la trouver. Raneville naturellement libertin, à l’affût de tous les bons morceaux, n’avait pas laissé échapper celui-là, et depuis trois ans, par des traitements très honnêtes, par beaucoup d’esprit et beaucoup d’argent, il faisait oublier à cette jeune femme tous les chagrins que l’hymen avait autrefois pris plaisir à semer sur ses pas. Ayant à peu près tous deux le même sort, ils se consolaient ensemble, et se confirmaient dans cette grande vérité qui pourtant ne corrige personne, qu’il n’y a tant de mauvais ménages et par conséquent tant de malheur dans le monde, que parce que des parents avares ou imbéciles assortissent plutôt les fortunes que les humeurs : Car, disait souvent Raneville à sa maîtresse, il est bien certain que si le sort nous eût unis tous deux, au lieu de nous donner, à vous un mari tyran et ridicule, et à moi une femme catin, les roses fussent nées sous nos pas au lieu des ronces que nous avons si longtemps cueillies.
Un événement quelconque dont il est assez inutile de parler, conduisit un jour M. de Raneville à ce village bourbeux et malsain qu’on appelle Versailles, où des rois faits pour être adorés dans leur capitale, semblent fuir la présence de sujets qui les désirent, où l’ambition, l’avarice, la vengeance, et l’orgueil conduisent journellement une foule de malheureux allant sur l’aile de l’ennui sacrifier à l’idole du jour, où l’élite de la noblesse française qui pourrait jouer un rôle important dans ses terres, consent à venir s’humilier dans des antichambres, faire bassement la cour à des suisses de porte, ou mendier humblement un dîner moins bon que le sien chez quelques-uns de ces individus que la fortune arrache un moment des nuages de l’oubli pour les y replonger peu après.
Ses affaires faites, M. de Raneville remonte dans une de ces voitures de cour qu’on appelle pot-de-chambre et s’y trouve fortuitement associé avec un certain M. Dutour, très bavard, fort rond, fort épais, grand ricaneur, employé de même que M. de Raneville dans le département des fermes, mais à Orléans sa patrie, qui comme on vient de le dire se trouve être également celle de M. de Raneville. La conversation s’engage, Raneville toujours laconique et ne se dévoilant jamais sait déjà le nom, le surnom, la patrie, et les affaires de son camarade de route, avant que d’avoir encore seulement dit un mot. Ces détails appris, M. Dutour entre un peu plus dans ceux de la société.
- – Vous avez été à Orléans, monsieur, dit Dutour, il me semble que vous venez de me le dire.
- – J’y séjournai quelques mois jadis.
- – Et y avez-vous connu, je vous prie, une certaine Mme de Raneville, une des plus grandes p. qui jamais ait habité Orléans ?
- – Mme de Raneville, une assez jolie femme.
- – Précisément.
- – Oui, j’ai vu ça dans le monde.
- – Eh bien, je vous dirai confidemment que je l’ai eue, c’est-à-dire trois jours, comme on a cela. Assurément s’il y a un mari cocu, on peut bien dire que c’est ce pauvre Raneville.
- – Et le connaissez-vous lui ?
- – Non pas autrement, c’est un mauvais sujet qui se ruine à Paris, dit-on, avec des filles et des débauchés comme lui.
- – Je ne vous en dirai rien, je ne le connais pas, mais je plains les maris cocus, vous ne l’êtes pas, vous, par hasard, monsieur ?
- – Lequel voulez-vous dire des deux, est-ce cocu ou mari ?
- – Mais l’un et l’autre, ces choses-là se lient tellement aujourd’hui qu’il est en vérité très difficile d’en faire la différence.
- – Je suis marié, monsieur, j’ai eu le malheur d’épouser une femme qui ne s’est point arrangée de moi ; son caractère me convenant de même fort peu, nous nous sommes séparés à l’amiable, elle a désiré de venir partager à Paris la solitude d’une de ses parentes religieuse au couvent de Sainte-Aure, et elle habite cette maison, d’où elle me donne de temps en temps de ses nouvelles, mais je ne la vois point.
- – Est-elle dévote ?
- – Non, je l’aimerais peut-être mieux.
- – Ah ! je vous entends. Et vous n’avez pas même eu la curiosité de vous informer de sa santé, dans le séjour actuel que vos affaires vous contraignent à faire maintenant à Paris ?
- – Non en vérité, je n’aime pas les couvents : ami de la joie, de la gaieté, créé pour les plaisirs, recherché dans les cercles, je ne m’avise point d’aller risquer dans un parloir pour le moins six mois de vapeurs.
- – Mais une femme…
- – … Est un individu qui peut intéresser quand on s’en sert, mais dont il faut savoir se détacher fermement quand de sérieuses raisons nous en éloignent.
- – Il y a de la dureté dans ce que vous dites là.
- – Point du tout… de la philosophie… c’est le ton du jour, c’est le langage de la raison, il faut l’adopter ou passer pour un sot.
- – Cela suppose quelque tort dans votre femme, expliquez-moi cela : défaut de nature, de complaisance ou de conduite.
- – Un peu de tout… un peu de tout, monsieur, mais laissons cela, je vous en prie, et revenons à cette chère Mme de Raneville : palsembleu, je ne comprends pas que vous ayez été à Orléans sans vous amuser de cette créature… mais c’est que tout le monde l’a.
- – Tout le monde, non, car vous voyez bien que je ne l’ai pas eue : je n’aime pas les femmes mariées.
- – Et sans trop de curiosité, avec qui passez-vous votre temps, monsieur, je vous prie ?
- – Mes affaires d’abord, et puis une créature assez jolie avec laquelle je soupe de temps en temps.
- – Vous n’êtes pas marié, monsieur ?
- – Je le suis.
- – Et votre femme ?
- – Elle est en province et je l’y laisse, comme vous laissez la vôtre à Sainte-Aure.
- – Marié, monsieur, marié, et seriez-vous de la confrérie, de grâce apprenez-le-moi.
- – Ne vous ai-je pas dit qu’époux et cocu sont deux mots synonymes ? la dépravation des mœurs, le luxe… tant de choses font choir une femme.
- – Oh ! c’est bien vrai, monsieur, c’est bien vrai.
- – Vous répondez en homme instruit.
- – Non pas du tout ; si bien donc, monsieur, qu’une très jolie personne vous console de l’absence de l’épouse délaissée.
- – Oui en vérité, une très jolie personne, je veux vous la faire connaître.
- – Monsieur, ce m’est bien de l’honneur.
- – Oh ! point de façons, monsieur, nous voilà au port, je vous laisse libre ce soir à cause de vos affaires, mais demain sans faute je vous attends à souper à l’adresse ci-jointe.
Et Raneville a soin d’en donner une fausse, dont il prévient sur-le-champ chez lui, afin que ceux qui viendront le demander sous le nom qu’il donne puissent le trouver facilement.
Le lendemain, M. Dutour ne manque point au rendez-vous, et les précautions étant prises de manière que quoique sous un nom supposé, il pût trouver Raneville au logis, il entre sans difficulté. Les premiers compliments faits, Dutour paraît inquiet de ne pas voir encore la divinité sur laquelle il compte.
- – Homme impatient, lui dit Raneville, je vois d’ici ce que cherchent vos yeux… on vous a promis une jolie femme, vous voudriez déjà voltiger autour d’elle ; accoutumé à déshonorer le front des maris d’Orléans, vous voudriez, j’en suis bien sûr, traiter de même les amants de Paris : je gage que vous seriez fort aise de me caser au même rang que ce malheureux Raneville dont vous m’entretîntes si plaisamment hier.
Dutour répond en homme à bonnes fortunes, en fat et conséquemment en sot, la conversation s’égaie un instant et Raneville, prenant son ami par la main :
- – Venez, lui dit-il, homme cruel, venez dans le temple même où la divinité vous attend.
En disant cela, il fait entrer Dutour dans un cabinet voluptueux, où la maîtresse de Raneville préparée à la plaisanterie et en ayant le mot, se trouvait dans le déshabillé le plus élégant sur une ottomane de velours, mais voilée : rien ne cachait l’élégance et la richesse de sa taille, il n’y avait que son visage qu’il était impossible de voir.
- – Voilà une fort belle personne, s’écrie Dutour, mais pourquoi me priver du plaisir d’admirer ses traits, sommes-nous donc ici dans le sérail du grand Seigneur ?
- – Non, pas un mot, c’est affaire de pudeur.
- – Comment de pudeur ?
- – Assurément, croyez-vous que je veuille m’en tenir à vous montrer seulement la taille ou la robe de ma maîtresse, mon triomphe serait-il complet si, en dérobant tous ces voiles, je ne vous convainquais pas combien je dois être heureux de la possession de tant de charmes. Comme cette jeune femme est singulièrement modeste, elle rougirait de ces détails ; elle a bien voulu y consentir, mais sous la clause expresse d’être voilée. Vous savez ce que c’est que la pudeur et les délicatesses des femmes, M. Dutour, ce n’est pas à un homme élégant et à la mode comme vous qu’on en impose sur ces choses-là !
- – Comment, d’honneur, vous allez me montrer ?
- – Tout, je vous l’ai dit, personne n’a moins de jalousie que moi, le bonheur qu’on goûte seul me paraît insipide, je ne trouve de délices qu’à celui qui se partage.
Et pour persuader ses maximes, Raneville commence par enlever un mouchoir de gaze qui met à découvert à l’instant la plus belle gorge qu’il soit possible de voir… Dutour s’enflamme.
- – Hein, dit Raneville, comment trouvez-vous ceci ?
- – Ce sont les appas de Vénus même.
- – Croyez-vous que des tétons si blancs et si fermes soient faits pour allumer des feux… touchez, touchez, mon camarade, les yeux nous trompent quelquefois, mon avis est qu’en volupté, il faut employer tous les sens.
Dutour approche une main tremblante, il palpe avec extase le plus beau sein du monde, et ne peut revenir de l’incroyable complaisance de son ami.
- – Allons plus bas, dit Raneville en relevant jusqu’au milieu du corps une jupe de taffetas légère, sans que rien ne s’oppose à cette incursion, eh bien, que dites-vous de ces cuisses, croyez-vous que le temple de l’amour soit soutenu par de plus belles colonnes ?
Et le cher Dutour palpant toujours tout ce que développait Raneville :
- – Fripon, je vous devine, continue le complaisant ami, ce temple délicat que les Grâces mêmes ont couvert d’une mousse légère… vous brûlez de l’entrouvrir, n’est-ce pas ? que dis-je, d’y cueillir un baiser, je le gage.
Et Dutour, aveuglé… balbutiant… ne répondait plus que par la violence des sensations dont ses yeux étaient les organes ; on l’encourage… ses doigts libertins caressent les portiques du temple que la volupté même entrouvre à ses désirs : ce baiser divin qu’on permet, il le donne et le savoure une heure.
- – Ami, dit-il, je n’y tiens plus, ou chassez-moi de chez vous, ou permettez que j’aille plus loin.
- – Comment, plus loin, et où diable voulez-vous aller, je vous prie ?
- – Hélas, ne m’entendez-vous point, je suis ivre d’amour, je ne peux plus me contenir.
- – Et si cette femme est laide ?
- – Il est impossible de l’être avec des attraits si divins.
- – Si elle est…
- – Qu’elle soit tout ce qu’elle voudra, je vous le dis, mon cher, je ne peux plus y résister.
- – Allons donc, terrible ami, allons donc, satisfaites-vous puisqu’il le faut : me saurez-vous au moins gré de ma complaisance ?
- – Ah ! le plus grand sans doute.
Et Dutour repoussait doucement son ami de la main comme pour l’engager à le laisser seul avec cette femme.
- – Oh ! pour vous quitter, non, je ne le puis, dit Raneville, mais êtes-vous donc si scrupuleux que vous ne puissiez vous contenter en ma présence ? entre hommes on ne fait point de ces façons-là : au reste ce sont mes clauses, ou devant moi, ou point.
- – Fût-ce devant le diable, dit Dutour, ne se contenant plus et se précipitant au sanctuaire où son encens va se brûler, vous le voulez, je consens à tout…
- – Eh bien, disait flegmatiquement Raneville, les apparences vous ont-elles trompé, et les douceurs promises par autant de charmes sont-elles illusoires ou réelles… ah ! jamais, jamais, je ne vis rien de si voluptueux.
- – Mais ce maudit voile, ami, ce voile perfide, ne me sera-t-il pas permis de l’enlever ?
- – Si fait… au dernier moment, à ce moment si délectable, où, tous nos sens séduits par l’ivresse des dieux, elle sait nous rendre aussi fortunés qu’eux-mêmes, et souvent bien supérieurs. Cette surprise doublera votre extase : au charme de jouir du corps de Vénus même, vous ajouterez les inexprimables délices de contempler les traits de Flore, et tout se réunissant pour accroître votre félicité, vous vous plongerez bien mieux dans cet océan de plaisirs, où l’homme trouve avec tant de douceurs la consolation de son existence… Vous me ferez signe…
- – Oh ! vous vous en douterez bien, dit Dutour, je m’emporte à ce moment-là.
- – Oui, je le vois, vous êtes fougueux.
- – Mais fougueux à un point… oh mon ami, j’y touche à cet instant céleste, arrachez, arrachez ces voiles, que je contemple le ciel même.
- – Le voilà, dit Raneville en faisant disparaître la gaze, mais gare qu’il n’y ait peut-être un peu près de ce paradis à l’enfer !
- – Oh juste ciel, s’écrie Dutour en reconnaissant sa femme… quoi, c’est vous madame… monsieur, quelle bizarre plaisanterie, vous mériteriez… cette scélérate…
- – Un moment, un moment, homme fougueux, c’est vous qui méritez tout, apprenez, mon ami, qu’il faut être un peu plus circonspect avec les gens qu’on ne connaît pas, que vous ne le fûtes hier avec moi. Ce malheureux Raneville que vous avez traité si mal à Orléans… c’est moi-même, monsieur ; vous voyez que je vous le rends à Paris ; au reste, vous voilà bien plus avancé que vous ne le croyiez, vous vous imaginiez n’avoir fait cocu que moi et vous venez de vous le faire vous-même.
Dutour sentit la leçon, il tendit la main à son ami, et convint qu’il n’avait que ce qu’il méritait.
- – Mais cette perfide…
- – Eh bien, ne vous imite-t-elle pas, quelle est la loi barbare qui enchaîne inhumainement ce sexe en nous accordant à nous toute liberté, est-elle équitable ? et par quel droit de la nature, enfermerez-vous votre femme à Sainte-Aure, pendant qu’à Paris et à Orléans vous faites des époux cocus ? Mon ami, cela n’est pas juste, cette charmante créature dont vous n’avez pas su connaître le prix, est venue chercher d’autres conquêtes : elle a eu raison, elle m’a trouvé ; je fais son bonheur, faites celui de Mme de Raneville, j’y consens, vivons tous les quatre heureux, et que les victimes du sort ne deviennent pas celles des hommes.
Dutour trouva que son ami avait raison, mais par une fatalité inconcevable, il redevint amoureux comme un fou de son épouse ; Raneville, tout caustique qu’il était, avait l’âme trop belle pour résister aux instances de Dutour pour ravoir sa femme, la jeune personne y consentit, et l’on eut dans cet événement unique sans doute un exemple bien singulier des coups du sort et des caprices de l’amour.
Il y a place pour deux §
Une très jolie bourgeoise de la rue Saint-Honoré, d’environ vingt-deux ans, grasse, potelée, les chairs les plus fraîches et les plus appétissantes, toutes les formes moulées quoique un peu remplies, et qui joignait à tant d’appas de la présence d’esprit, de la vivacité, et le goût le plus vif pour tous les plaisirs que lui interdisaient les lois rigoureuses de l’hymen, s’était décidée depuis environ un an à donner deux aides à son mari qui, vieux et laid, lui déplaisait non seulement beaucoup, mais s’acquittait même aussi mal que rarement des devoirs qui peut-être un peu mieux remplis eussent pu calmer l’exigeante Dolmène, ainsi s’appelait notre jolie bourgeoise. Rien de mieux arrangé que les rendez-vous qu’on indiquait à ces deux amants : Des-Roues, jeune militaire, avait communément de quatre à cinq heures du soir, et de cinq et demie à sept arrivait Dolbreuse, jeune négociant de la plus jolie figure qu’il fût possible de voir. Il était impossible de fixer d’autres instants, c’était les seuls où Mme Dolmène fût tranquille : le matin il fallait être à la boutique, le soir il fallait quelquefois y paraître de même, ou bien le mari revenait, et il fallait parler de ses affaires. D’ailleurs Mme Dolmène avait confié à une de ses amies qu’elle aimait assez que les instants de plaisirs se succédassent ainsi de fort près : les feux de l’imagination ne s’éteignaient pas, prétendait-elle, de cette manière, rien de si doux que de passer d’un plaisir à l’autre, on n’avait pas la peine de se remettre en train ; car Mme Dolmène était une charmante créature qui calculait au mieux toutes les sensations de l’amour, fort peu de femmes les analysaient comme elle et c’était en raison de ses talents qu’elle avait reconnu que, toute réflexion faite, deux amants valaient beaucoup mieux qu’un ; relativement à la réputation cela devenait presque égal, l’un couvrait l’autre, on pouvait se tromper, ce pouvait être toujours le même qui allait et revenait plusieurs fois dans le jour, et relativement au plaisir quelle différence ! Mme Dolmène qui craignait singulièrement les grossesses, bien sûre que son mari ne ferait jamais avec elle la folie de lui gâter la taille, avait également calculé qu’avec deux amants, il y avait beaucoup moins de risque pour ce qu’elle redoutait qu’avec un, parce que, disait-elle en assez bonne anatomiste, les deux fruits se détruisaient mutuellement.
Un certain jour, l’ordre établi dans les rendez-vous vint à se troubler, et nos deux amants qui ne s’étaient jamais vus, firent comme on va le voir connaissance assez plaisamment. Des-Roues était le premier mais il était venu trop tard, et comme si le diable s’en fût mêlé, Dolbreuse qui était le second, arriva un peu plus tôt.
Le lecteur plein d’intelligence voit tout de suite que de la combinaison de ces deux petits torts devait naître malheureusement une rencontre infaillible : aussi eut-elle lieu. Mais disons comment cela se passa et si nous le pouvons, instruisons-en avec toute la décence et toute la retenue qu’exige une pareille matière déjà très licencieuse par elle-même.
Par un effet de caprice assez bizarre — mais on en voit tant chez les hommes — notre jeune militaire las du rôle d’amant, voulut jouer un instant celui de maîtresse ; au lieu d’être amoureusement contenu dans les bras de sa divinité, il voulut la contenir à son tour : en un mot ce qui est dessous, il le mit dessus, et par ce revirement de partie, penchée sur l’autel où s’offrait ordinairement le sacrifice, c’était Mme Dolmène qui nue comme la Vénus callipyge, se trouvant étendue sur son amant, présentait en face de la porte de la chambre où se célébraient les mystères, ce que les Grecs adoraient dévotement dans la statue dont nous venons de parler, cette partie assez belle en un mot, qui sans aller chercher des exemples si loin, trouve tant d’adorateurs à Paris. Telle était l’attitude, quand Dolbreuse accoutumé à pénétrer sans résistance, arrive en fredonnant, et voit pour perspective ce qu’une femme vraiment honnête ne doit, dit-on, jamais montrer.
Ce qui aurait fait grand plaisir à beaucoup de gens, fit reculer Dolbreuse.
- – Que vois-je, s’écria-t-il… traîtresse… est-ce donc là ce que tu me réserves ?
Mme Dolmène qui dans ce moment-là se trouvait dans une de ces crises où une femme agit infiniment mieux qu’elle ne raisonne, se résolvant à payer d’effronterie :
- – Que diable as-tu, dit-elle au second Adonis sans cesser de se livrer à l’autre, je ne vois rien là de trop chagrinant pour toi ; ne nous dérange pas, mon ami, et loge-toi dans ce qui te reste ; tu le vois bien, il y a place pour deux.
Dolbreuse ne pouvant s’empêcher de rire du sang-froid de sa maîtresse, crut que le plus simple était de suivre son avis, il ne se fit pas prier, et l’on prétend que tous trois y gagnèrent.
L’époux corrigé §
Un homme déjà sur le retour imagina de se marier quoiqu’il eût vécu sans femme jusqu’alors, et ce qu’il fit peut-être de plus maladroit d’après ses sentiments ce fut de prendre une jeune fille de dix-huit ans, de la figure du monde la plus intéressante et de la taille la plus avantageuse. M. de Bernac, c’était le nom de cet époux, faisait une sottise d’autant plus grande en prenant une femme, qu’il était on ne saurait moins dans l’usage des plaisirs que donne l’hymen, et il s’en fallait de beaucoup que les manies dont il remplaçait les chastes et délicats plaisirs du nœud conjugal, dussent plaire à une jeune personne de la tournure de Mlle de Lurcie, ainsi s’appelait la malheureuse que Bernac venait de lier à son sort. Dès la première nuit des noces, il déclara ses goûts à sa jeune épouse, après lui avoir fait jurer de ne rien révéler à ses parents ; il s’agissait, ainsi dit le célèbre Montesquieu, de ce traitement ignominieux qui ramène à l’enfance : la jeune femme dans l’attitude d’une petite fille qui mérite correction, se prêtait ainsi quinze ou vingt minutes, plus ou moins, aux caprices brutaux de son vieil époux, et c’était dans l’illusion de cette scène qu’il réussissait à goûter cette ivresse délicieuse du plaisir que tout homme mieux organisé que Bernac n’eût certainement voulu sentir que dans les bras charmants de Lurcie. L’opération parut un peu dure à une fille délicate, jolie, élevée dans l’aisance et loin du pédantisme ; cependant comme on lui avait recommandé d’être soumise, elle crut que c’était l’usage de tous les époux, peut-être même Bernac avait-il favorisé cette idée, et elle se prêta le plus honnêtement du monde à la dépravation de son satyre ; tous les jours c’était la même chose, et souvent plutôt deux fois qu’une. Au bout de deux ans, Mlle de Lurcie que nous continuerons d’appeler toujours de ce nom puisqu’elle était encore aussi vierge que le premier jour de ses noces, perdit son père et sa mère, et avec eux l’espoir de leur faire adoucir ses peines, comme elle commençait à le projeter depuis quelque temps.
Cette perte ne rendit Bernac que plus entreprenant, et s’il s’était maintenu dans quelques bornes du vivant des parents de sa femme, il ne garda plus nulle mesure dès qu’elle les eut perdus et qu’il la vit dans l’impossibilité d’implorer des vengeurs. Ce qui n’avait d’abord l’air que d’un badinage, devint peu à peu un tourment réel ; Mlle de Lurcie n’y put tenir, son cœur s’aigrit, elle ne songea plus qu’à la vengeance. Mlle de Lurcie voyait fort peu de monde, son mari l’isolait autant qu’il était possible ; le chevalier d’Aldour son cousin, malgré toutes les représentations de Bernac n’avait point cessé de voir sa parente, ce jeune homme était de la plus jolie figure du monde et ce n’était pas sans intérêt qu’il persistait à fréquenter sa cousine ; comme il était fort répandu dans le monde, le jaloux, crainte d’être persiflé, n’osait trop l’éloigner du logis… Mlle de Lurcie jeta les yeux sur ce parent pour s’affranchir de l’esclavage dans lequel elle vivait : elle écouta les jolis propos que lui tenait journellement son cousin, et définitivement elle s’ouvrit tout à fait à lui, elle lui avoua tout.
- – Vengez-moi de ce vilain homme, lui dit-elle, et vengez-m’en par une scène assez forte pour que lui-même n’ose jamais la divulguer : le jour où vous réussirez sera celui de votre triomphe, je ne suis à vous qu’à ce prix.
D’Aldour enchanté promet tout et ne travaille plus qu’au succès d’une aventure qui va lui assurer de si jolis moments. Quand tout est en état :
- – Monsieur, dit-il à Bernac un jour, j’ai l’honneur de vous appartenir de trop près, et ma confiance en vous est trop entière pour ne pas vous faire part de l’hymen secret que je viens de contracter.
- – Un hymen secret, dit Bernac enchanté de se voir débarrassé par là du rival qui le faisait frémir.
- – Oui, monsieur, je viens de me lier au sort d’une épouse charmante et c’est demain qu’elle doit me rendre heureux ; c’est une fille sans bien, je l’avoue, mais que m’importe, j’en ai pour tous les deux ; j’épouse, il est vrai, une famille entière, elles sont quatre sœurs vivant toutes ensemble, mais comme leur société est douce, ce n’est pour moi qu’un surcroît de bonheur… Je me flatte, monsieur, continue le jeune homme, que ma cousine et vous me ferez demain l’honneur de venir au moins au repas de noces.
- – Monsieur, je sors fort peu et ma femme encore moins, nous vivons tous les deux dans une grande retraite, elle s’y plaît, je ne la gêne point.
- – Je connais vos goûts, monsieur, reprend d’Aldour, et je vous réponds que vous serez servi à souhait… j’aime autant la solitude que vous, j’ai d’ailleurs des raisons de mystère, je vous l’ai dit : c’est à la campagne, il fait beau, tout vous invite et je vous donne ma parole d’honneur que nous serons absolument seuls.
Lurcie au fait laisse entrevoir quelque désir, son mari n’ose la contrarier devant d’Aldour, et la partie se forme.
- – Deviez-vous vouloir une telle chose, dit le grondeur dès qu’il se retrouve seul avec sa femme, vous savez bien que je ne me soucie point de tout cela, je saurai rompre tous ces désirs, et je vous préviens que dans peu mon projet est d’aller vous consigner dans une de mes terres où vous ne verrez jamais que moi.
Et comme le prétexte fondé ou non ajoutait beaucoup aux attraits des scènes luxurieuses dont Bernac inventait des plans quand la réalité lui manquait, il saisit l’occasion, fait passer Lurcie dans sa chambre et lui dit :
- – Nous irons… oui, je l’ai promis, mais vous allez payer cher le désir que vous en avez montré…
La pauvre petite malheureuse se croyant près du dénouement, souffre tout sans se plaindre.
- – Faites ce qu’il vous plaira, monsieur, dit-elle humblement, vous m’avez accordé une grâce, je ne vous dois que de la reconnaissance.
Tant de douceur, tant de résignation eût désarmé tout autre qu’un cœur pétri de vice comme celui du libertin Bernac, mais rien n’arrête celui-ci, il se rend heureux, on se couche tranquille ; le lendemain d’Aldour, suivant la convention, vient chercher les deux époux et l’on part.
- – Vous voyez, dit le jeune cousin de Lurcie en entrant avec le mari et la femme dans une maison extrêmement isolée, vous voyez que ceci n’a pas trop l’air d’une fête publique ; pas une voiture, pas un laquais, je vous l’ai dit, nous sommes absolument seuls.
Cependant quatre grandes femmes d’environ trente ans, fortes, vigoureuses et de cinq pieds et demi de haut chacune, s’avancent sur le perron et viennent le plus honnêtement du monde recevoir M. et Mme de Bernac.
- – Voilà ma femme, monsieur, dit d’Aldour en en présentant une d’elles, et ces trois-ci sont ses sœurs ; nous nous sommes mariés ce matin à la pointe du jour à Paris, et nous vous attendons pour célébrer les noces.
Tout se passe en politesses réciproques ; après un instant de cercle dans le salon, où Bernac se convainc à son grand contentement qu’il est aussi seul qu’il a pu le désirer, un laquais annonce le dîner, et l’on se met à table ; rien de plus gai que le repas, les quatre prétendues sœurs très accoutumées aux saillies, unirent à table toute la vivacité et tout l’enjouement possibles, mais comme la décence ne s’oubliait pas une minute, Bernac trompé jusqu’au bout se croit dans la meilleure compagnie du monde ; cependant Lurcie enchantée de voir son tyran dans le lac, s’égayait avec son cousin et décidée par désespoir à renoncer enfin à une continence qui ne lui avait jusque lors rapporté que des chagrins et que des larmes, elle sablait avec lui le champagne en l’accablant des plus tendres regards ; nos héroïnes qui avaient des forces à prendre s’en donnaient également de leur côté, et Bernac entraîné, ne soupçonnant encore qu’une joie simple dans de telles circonstances, ne se ménageait guère plus que le reste de la société. Mais comme il ne fallait pourtant pas perdre la raison, d’Aldour interrompt à temps et propose d’aller prendre le café.
- – Parbleu, mon cousin, dit-il dès qu’il est pris, daignez venir visiter ma maison, je sais que vous êtes un homme de goût, je l’ai achetée et meublée exprès pour mon mariage, mais je crains d’avoir fait un mauvais marché, vous me direz votre avis s’il vous plaît.
- – Volontiers, dit Bernac, personne ne s’entend comme moi dans ces choses-là, et je m’en vais vous estimer le tout à dix louis près, je le parie.
D’Aldour s’élance sur l’escalier en donnant la main à sa jolie cousine, on place Bernac au milieu des quatre sœurs, et l’on s’introduit en cet ordre dans un appartement très sombre et très écarté, absolument au bout de la maison.
- – C’est ici la chambre nuptiale, dit d’Aldour au vieux jaloux, voyez-vous ce lit, mon cousin, voilà où l’épouse va cesser d’être vierge ; n’est-il pas temps depuis qu’elle languit ?
Tel était le mot du signal : au même instant, nos quatre coquines sautent sur Bernac armées chacune d’une poignée de verges ; on le déculotte, deux le fixent, les deux autres se relayent pour le fustiger et pendant que l’on y travaille vigoureusement
- – Mon cher cousin, s’écrie d’Aldour, ne vous ai-je pas dit hier que vous seriez servi à votre guise ? je n’ai rien imaginé de mieux pour vous plaire que de vous rendre ce que vous donnez tous les jours à cette charmante femme ; vous n’êtes pas assez barbare pour lui faire une chose que vous n’aimeriez pas à recevoir vous-même, ainsi je me flatte que je vous fais ma cour ; une circonstance manque pourtant encore à la cérémonie, ma cousine est encore, prétend-on, aussi neuve, quoiqu’elle soit depuis si longtemps avec vous, que si vous ne vous étiez marié que d’hier ; un tel abandon de votre part ne vient que d’ignorance assurément, je gage que c’est que vous ne savez pas comment vous y prendre… je vais vous le montrer, mon ami.
Et en disant cela, tout au bruit de la charmante musique, le fringant cousin jette sa cousine sur le lit et la rend femme aux yeux de son indigne époux… A ce moment seul la cérémonie cesse.
- – Monsieur, dit d’Aldour à Bernac en descendant de dessus l’autel, vous trouverez la leçon peut-être un peu forte, mais convenez que l’outrage l’était pour le moins autant ; je ne suis, ni ne veux être l’amant de votre femme, monsieur, la voilà, je vous la rends, mais je vous conseille de vous comporter à l’avenir d’une manière plus honnête avec elle ; autrement elle trouverait encore en moi un vengeur qui vous ménagerait encore moins.
- – Madame, dit Bernac furieux, en vérité ce procédé…
- – … Est celui que vous avez mérité, monsieur, répond Lurcie, mais s’il vous déplaît cependant, vous êtes le maître de l’ébruiter, nous exposerons chacun nos raisons, et nous verrons de qui des deux rira le public.
Bernac confus convient de ses torts, il n’invente plus de sophismes pour les légitimer, il se jette aux genoux de sa femme pour la prier de les lui pardonner : Lurcie douce et généreuse le relève et l’embrasse, tous deux retournent en leur maison et je ne sais quels moyens prit Bernac, mais jamais la capitale ne vit depuis cet instant de ménage plus intime, d’amis plus tendres et d’époux plus vertueux.
Le mari prêtre,
conte provençal §
Entre la ville de Menerbe au comtat d’Avignon et celle d’Apt en Provence, est un petit couvent de carmes, isolé, qu’on appelle Saint-Hilaire, assis sur la croupe d’une montagne où les chèvres mêmes ont de la peine à brouter ; ce petit local est à peu près comme l’égout de toutes les communautés voisines de carmes, chacune y relègue ce qui la déshonore, d’où il est aisé de juger combien doit se trouver pure la société d’une telle maison : ivrognes, coureurs de filles, sodomites, joueurs, telle est à peu près la noble composition, des reclus qui dans ce scandaleux asile, offrent à Dieu comme ils le peuvent des cœurs dont le monde ne veut plus. Un ou deux châteaux près de là, et le bourg de Menerbe qui n’est qu’à une lieue de Saint-Hilaire, voilà toute la société de ces bons religieux, qui malgré leur robe et leur état sont pourtant loin de trouver ouvertes toutes les portes de leurs environs.
Depuis longtemps le père Gabriel, l’un des saints de cet ermitage, convoitait une certaine femme de Menerbe dont le mari cocu s’il en fut jamais, portait le nom de M. Rodin. Mme Rodin était une petite brunette de vingt-huit ans à œil fripon, à croupe rebondie et qui paraissait faire en tous points un excellent morceau de moine. Pour M. Rodin, c’était un bon homme, cultivant son bien sans mot dire : il avait vendu du drap, il avait été viguier5, c’était donc ce qu’on appelle un honnête bourgeois ; pas extrêmement sûr de la vertu de sa tendre moitié, il était pourtant assez philosophe pour sentir que la véritable façon de s’opposer à la trop grande excroissance d’une coiffure de mari, est d’avoir l’air de ne pas se douter qu’on la porte ; il avait étudié pour être prêtre, il parlait latin comme Cicéron, et jouait fort souvent aux dames rabattues avec le père Gabriel qui en courtisan adroit et prévenant, savait qu’il faut toujours faire un peu la cour au mari dont on a envie d’avoir la femme. C’était un véritable étalon des enfants d’Élie que le père Gabriel : on eût dit à le voir que toute la race humaine pouvait en paix se reposer sur lui du soin de la repropager ; un faiseur d’enfants s’il en fut jamais, des épaules sûres, un rein d’une aune, une figure noire et basanée, des sourcils comme ceux de Jupiter, six pieds de haut et ce qui caractérise spécialement un carme, fait, disait-on, sur les modèles des plus beaux mulets de la province. A quelle femme un tel égrillard ne doit-il pas souverainement plaire ? aussi convenait-il fort étonnamment à Mme Rodin, très éloignée de trouver des facultés aussi sublimes dans le bon sire que ses parents lui avaient donné pour époux. M. Rodin avait l’air de fermer les yeux sur tout, nous l’avons dit, mais il n’en était pas moins jaloux, il ne disait mot, mais il restait là, et y restait dans des moments où l’on l’aurait souvent voulu bien loin ; la poire était mûre pourtant. La naïve Rodin avait tout bonnement déclaré à son amant qu’elle n’attendait plus que l’occasion pour correspondre à des désirs qui lui paraissaient trop ardents pour y résister davantage, et de son côté père Gabriel avait fait sentir à Mme Rodin qu’il était prêt à la satisfaire… Dans un très court instant où Rodin avait été contraint de sortir, Gabriel avait même fait voir à sa charmante maîtresse, de ces choses qui déterminent une femme pour un peu qu’elle balance encore… il ne fallait donc plus que l’occasion.
Un jour que Rodin était venu demander à déjeuner à son ami de Saint-Hilaire avec le projet de lui proposer une partie de chasse, après avoir vidé quelques bouteilles de vin de Lanerte, Gabriel crut voir dans la circonstance l’instant propice à ses désirs.
- – Oh ventrebleu, monsieur le viguier, dit le moine à son ami, que je suis bien aise de vous voir aujourd’hui, vous ne sauriez venir plus à propos pour moi, j’ai une affaire de la plus grande importance où vous m’allez être d’une utilité sans exemple.
- – De quoi s’agit-il, père ?
- – Vous connaissez le nommé Renoult de notre ville ?
- – Renoult le chapelier.
- – Précisément.
- – Eh bien ?
- – Eh bien, ce drôle-là me doit cent écus et je viens d’apprendre tout à l’heure qu’il est à la veille d’une faillite, peut-être à l’heure que je vous parle est-il déjà sorti du Comtat… il faut que j’y vole absolument et je ne le puis.
- – Qui vous empêche ?
- – Ma messe, ventrebleu, ma messe qu’il faut que je dise, je voudrais que la messe fût au diable et les cent écus dans ma poche.
- – Comment, on ne peut pas vous en faire grâce ?
- – Oh vraiment oui, grâce ! nous sommes trois ici, si nous ne disions pas chaque jour trois messes, le gardien qui n’en dit jamais nous dénoncerait en cour de Rome ; mais il y a un moyen de me servir, mon cher, voyez si vous voulez le prendre, il ne tient qu’à vous.
- – Eh parbleu volontiers, de quoi s’agit-il ?
- – Je suis seul ici avec le sacristain ; les deux premières messes étant dites, nos moines sont déjà dehors, personne ne se doutera du tour, l’assemblée sera peu nombreuse, quelques paysans, et tout au plus peut-être cette petite dame si dévote qui demeure au château de … à demi-lieue d’ici, créature angélique qui s’imagine à force d’austérités réparer toutes les fredaines de son mari ; vous avez étudié pour être prêtre, m’avez-vous dit, je crois.
- – Assurément.
- – Eh bien, vous avez dû apprendre à dire la messe.
- – Je la dis comme un archevêque.
- – Oh mon cher et bon ami, continue Gabriel en se jetant au col de Rodin, pour Dieu, revêtez mes habits, attendez que onze heures frappent, il en est dix, à cette époque dites ma messe, je vous en conjure ; notre frère sacristain est un bon diable qui ne nous trahira jamais ; à ceux qui auront cru ne pas me reconnaître, on leur dira que c’est un nouveau moine, on laissera les autres dans l’erreur ; je vais courir chez ce coquin de Renoult, le tuer ou ravoir mon argent, et je suis ici dans deux heures. Vous m’attendrez, vous ferez griller les soles, fricasser les œufs, vous ferez tirer le vin ; au retour nous déjeunerons, et la chasse… oui, mon ami, la chasse, et je crois qu’elle sera bonne cette fois-ci : on a, dit-on, vu dernièrement une bête à cornes dans ces environs, je veux parbleu que nous la pincions, dussions-nous nous faire vingt procès avec le seigneur du pays !
- – Votre projet est bon, dit Rodin, et pour vous rendre service, il n’est assurément rien que je ne fasse, mais n’y a-t-il pas de péché à cela ?
- – De péché, mon ami, pas un mot, il y en aurait peut-être à faire la chose et à la faire mal, mais la faisant dépourvu de pouvoirs, tout ce que vous direz et rien sera la même chose. Croyez-moi, je suis casuiste, il n’y a pas dans cette démarche ce qui se nomme un péché véniel.
- – Mais faudra-t-il dire les paroles ?
- – Et pourquoi pas ? ces mots-là n’ont de vertu que dans notre bouche, mais aussi elle est telle en nous… voyez-vous, mon ami, je dirais ces mots-là sur le bas-ventre de votre femme que je métamorphoserais en dieu le temple où vous sacrifiez… Non, non, mon cher, il n’y a que nous qui ayons la vertu de la transsubstantiation ; vous en prononceriez vingt mille fois les mots que vous ne feriez jamais rien descendre ; et encore bien souvent avec nous l’opération manque-t-elle tout à plat ; c’est la foi qui fait tout ici, avec un grain de foi on transporterait des montagnes, vous le savez, Jésus-Christ l’a dit, mais qui n’a pas de foi ne fait rien… Moi par exemple, qui quelquefois en opérant pense plutôt aux filles ou aux femmes de l’assemblée qu’à ce diable de morceau de pâte que je remue dans mes doigts, croyez-vous que je fasse venir quelque chose alors… je croirais plutôt à l’alcoran que de me fourrer cela dans la cervelle. Votre messe sera donc à fort peu de chose près tout aussi bonne que la mienne ; ainsi, mon cher, agissez sans scrupule, et surtout bon courage.
- – Jerenidieu, dit Rodin, c’est que j’ai un appétit dévorant, encore deux heures sans déjeuner !
- – Et qui vous empêche de manger un morceau, tenez, voilà de quoi.
- – Et cette messe qu’il faut dire ?
- – Eh ventrebleu, qu’est-ce que ça fait, croyez-vous que Dieu soit plus souillé en tombant dans un estomac plein que dans un ventre vide ? que la nourriture soit dessus ou qu’elle soit dessous, que le diable m’emporte si ça n’est pas égal ; allez, mon cher, si j’allais dire à Rome toutes les fois que je déjeune avant que de dire ma messe, je passerais ma vie dans les chemins. Et puis vous n’êtes pas prêtre, nos règles ne peuvent vous asservir, vous n’allez donner qu’une image de la messe, vous n’allez pas la dire ; par conséquent vous pouvez faire tout ce que vous voudrez avant ou après, baiser votre femme même si elle était là, il ne s’agit que de faire comme moi, il ne s’agit pas de célébrer, ni de consommer le sacrifice.
- – Allons, dit Rodin, j’agirai, soyez tranquille.
- – Bon, dit Gabriel s’enfuyant, et laissant son ami bien recommandé au sacristain… comptez sur moi, mon cher, avant deux heures je suis à vous ; et le moine enchanté s’échappe.
On imagine bien qu’il arrive en hâte chez madame la viguière ; surprise de le voir, le croyant avec son mari, elle lui demande raison d’une visite aussi imprévue.
- – Dépêchons, ma chère, dit le moine essoufflé, dépêchons, nous n’avons qu’un instant à nous… un verre de vin et à l’ouvrage.
- – Mais mon mari ?
- – Il dit la messe.
- – Il dit la messe ?
- – Eh oui morbleu, eh oui, mignonne, répond le carme, en culbutant Mme Rodin sur son lit, oui, chère âme, j’ai fait un prêtre de votre mari et pendant que le coquin célèbre un mystère divin, hâtons-nous d’en consommer un profane…
Le moine était vigoureux, il était difficile de lui résister quand il empoignait une femme : ses raisons d’ailleurs étaient si démonstratives, il persuade Mme Rodin, et comme il ne s’ennuyait pas de convaincre une petite friponne de vingt-huit ans à tempérament provençal, il renouvelle plus d’une fois ses démonstrations.
- – Mais, mon cher ange, dit enfin la belle parfaitement convaincue, sais-tu que le temps presse… il faut nous séparer : si nos plaisirs ne doivent durer qu’une messe, il y a longtemps qu’il en doit être à l’ite missa est.
- – Non, non, ma bonne, dit le carme ayant encore un argument à offrir à Mme Rodin, va, mon cœur, nous avons tout le temps, encore une fois, ma chère amie, encore une fois, ces novices-là n’y vont pas si vite que nous… encore une fois, te dis-je, je parierais que le cocu n’a pas encore levé son dieu.
Il fallut pourtant se quitter non sans promesse de se revoir, on convint de quelques nouvelles ruses, et Gabriel fut retrouver Rodin ; celui-ci avait célébré aussi bien qu’un évêque.
- – Il n’y a, dit-il, que le quod aures qui m’a un peu embarrassé, je voulais manger au lieu de boire, mais le sacristain m’a remis ; et les cent écus, mon père ?
- – Je les tiens, mon fils ; le drôle a voulu résister, je me suis saisi d’une fourche, il en a eu, ma foi, sur la tête et partout.
Cependant la partie s’achève, nos deux amis vont à la chasse et au retour Rodin conte à sa femme le service qu’il a rendu à Gabriel.
- – Je célébrais la messe, disait le gros benêt en riant de tout son cœur, oui corbleu, je célébrais la messe comme un vrai curé, pendant que notre ami mesurait les épaules de Renoult avec une fourche… Il lui donnait ses armes, qu’en dis-tu, ma vie, il les lui plaçait sur le front ; ah ! bonne petite chère mère, comme cette histoire est drôle et comme les cocus me font rire ! Et toi, ma mie, que faisais-tu pendant que je célébrais ?
- – Ah ! mon ami, répond la viguière, il semblait que le ciel nous inspirât, regarde comme les choses célestes nous remplissaient l’un et l’autre sans nous en douter : pendant que tu disais la messe, moi je récitais cette belle prière que la Vierge répond à Gabriel quand celui-ci vient lui annoncer qu’elle sera grosse par l’intervention du Saint-Esprit. Va, mon ami, nous serons sauvés à coup sûr, tant que d’aussi bonnes actions nous occuperont à la fois tous les deux.
La châtelaine de Longeville
ou la femme vengée §
Au temps où les seigneurs vivaient despotiquement dans leurs terres, dans ces temps glorieux où la France comptait dans son enceinte une foule de souverains, au lieu de trente mille esclaves bas rampants devant un seul, vivait au milieu de ses domaines le seigneur de Longeville, possesseur d’un assez grand fief auprès de Fimes en Champagne. Il avait avec lui une petite femme brune, espiègle, fort vive, peu jolie, mais friponne et aimant passionnément le plaisir : la dame châtelaine pouvait avoir vingt-cinq à vingt-six ans et monseigneur trente au plus ; tous deux mariés depuis dix ans, et tous deux très en âge de chercher un peu de distractions aux ennuis de l’hymen, tâchaient à se pourvoir dans le voisinage du mieux qu’il leur était possible. Le bourg ou plutôt le hameau de Longeville offrait peu de ressources : cependant une petite fermière de dix-huit ans, bien appétissante et bien fraîche, avait trouvé le secret de plaire à monseigneur, et depuis deux ans il s’en arrangeait le plus commodément du monde. Louison, c’était le nom de la tourterelle chérie, venait tous les soirs coucher avec son maître par un escalier dérobé, ménagé dans une des tours qui avoisinait l’appartement du patron, et le matin elle décampait avant que madame n’entrât chez son époux, comme elle avait coutume de faire pour le déjeuner.
Mme de Longeville n’ignorait nullement la petite conduite incongrue de son mari, mais comme elle était bien aise de se divertir aussi de son côté, elle ne disait mot ; il n’y a rien de si doux que les femmes infidèles, elles ont tant d’intérêt à cacher leurs démarches qu’elles examinent celles des autres infiniment moins que les prudes. Un meunier des environs nommé Colas, jeune drôle de dix-huit à vingt ans, blanc comme sa farine, musclé comme son mulet et joli comme la rose qui croissait dans son petit jardin, s’introduisait chaque soir comme Louison dans un cabinet voisin de l’appartement de madame, et bien promptement au fond du lit quand tout était tranquille dans le château. On ne pouvait rien voir de plus tranquille que ces deux petits ménages ; sans le démon qui s’en mêla, je suis sûr qu’on les aurait cités comme des exemples à toute la Champagne.
Ne riez point, lecteur, non, ne riez point de ce mot exemple ; au défaut de la vertu, le vice bien décent et bien caché peut servir de modèle : n’est-il pas aussi heureux qu’adroit de pécher sans scandaliser son prochain, et dans le fait de quel danger peut être le mal quand il n’est pas su ? Voyons — décidez — cette petite conduite tout irrégulière qu’elle était, ne se trouve-t-elle pourtant pas préférable au tableau que les mœurs actuelles peuvent nous offrir ; n’aimez-vous pas mieux le sire de Longeville dûment étendu sans bruit dans les deux jolis bras de sa jolie fermière, et sa respectable épouse au sein d’un beau meunier dont personne ne sait le bonheur, qu’une de nos duchesses parisiennes changeant publiquement de sigisbées tous les mois, ou se livrant à ses valets, pendant que monsieur mange deux cent mille écus par an avec une de ces méprisables créatures que déguise le luxe, qu’avilit la naissance et que la vie corrompt ? Je le dis donc, sans la discorde dont les poisons distillèrent bientôt sur ces quatre favoris de l’amour, rien de plus doux et de plus sage que leur joli petit arrangement.
Mais le sire de Longeville qui avait comme beaucoup d’époux injustes la cruelle prétention d’être heureux et de ne pas vouloir que sa femme le fût, le sire de Longeville qui s’imaginait comme les perdrix que personne ne le voyait parce qu’il avait la tête à couvert, découvrit l’intrigue de sa femme, et la trouva mauvaise, comme si sa conduite à lui n’autorisait pas pleinement celle qu’il s’avisait de blâmer.
De la découverte à la vengeance il n’y a pas loin dans un esprit jaloux. M. de Longeville se résolut donc de ne rien dire, et de se débarrasser du drôle qui flétrissait son front ; être cocu, se disait-il tout seul, par un homme de mon rang, soit… mais par un meunier, oh ! M. Colas, vous aurez la bonté s’il vous plaît d’aller moudre à d’autre moulin, il ne sera pas dit que celui de ma femme s’ouvre davantage à votre semence. Et comme la haine de ces petits despotes suzerains était toujours fort cruelle, comme ils abusaient souvent du droit de vie et de mort que les lois féodales leur accordaient sur leurs vassaux, M. de Longeville ne se résolut à rien moins qu’à faire jeter le pauvre Colas dans les fossés pleins d’eau qui environnaient son habitation.
- – Clodomir, dit-il un jour à son maître queulx, il faut que tes garçons et toi me débarrassiez d’un vilain qui souille le lit de madame.
- – Soit fait, monseigneur, répondit Clodomir, nous l’égorgerons si vous voulez, et vous le servirons troussé comme un cochon de lait.
- – Non, mon ami, répondit M. de Longeville, il suffit de le mettre dans un sac avec des pierres dedans, et de le descendre en cet équipage au fond des fossés du château.
- – Cela sera.
- – Oui, mais avant tout il faut le prendre et nous ne le tenons pas.
- – Nous l’aurons, monseigneur, il sera bien fin s’il se sauve de nous, nous l’aurons, vous dis-je.
- – Il viendra ce soir à neuf heures, dit l’époux offensé, il passera par le jardin, arrivera de plain-pied dans les salles basses, ira se cacher dans le cabinet qui est auprès de la chapelle et se tiendra blotti là jusqu’à ce que madame me croyant endormi, vienne le délivrer pour le conduire en son appartement ; il faut lui laisser faire toutes ses manœuvres, nous contenter de le guetter, et dès qu’il se croira à l’abri nous mettrons la main dessus et nous l’enverrons boire afin de tempérer ses feux.
Rien de mieux conduit que ce plan et le pauvre Colas allait certainement être mangé des poissons si tout le monde eût été discret ; mais le baron s’était confié à trop de monde, il fut trahi : un jeune garçon de cuisine qui chérissait beaucoup sa patronne et qui peut-être aspirait à partager un jour ses faveurs avec le meunier, se livrant plutôt au sentiment que lui inspirait sa maîtresse qu’à la jalousie qui eût dû le rendre enchanté du malheur de son rival, courut donner avis de tout ce qui venait de se tramer, et en fut récompensé d’un baiser et de deux beaux écus d’or qui valaient moins pour lui que le baiser.
- – Assurément, dit Mme de Longeville dès qu’elle fut seule avec celle de ses femmes qui servait son intrigue, c’est un homme bien injuste que monseigneur… eh quoi, il fait ce qu’il veut, je ne dis mot, et il trouve mauvais que je me dédommage de tous les jours de jeûne qu’il me fait faire. Ah ! je ne le souffrirai pas, ma mie, je ne le souffrirai pas. Écoute, Jeannette, es-tu fille à me servir dans le projet que j’invente et pour sauver Colas, et pour attraper monseigneur ?
- – Assurément, madame n’a qu’à ordonner, je ferai tout : c’est un si brave enfant que ce pauvre Colas, je n’ai vu à nul autre garçon des reins si doubles et des couleurs si fraîches. Oh oui, madame, oh oui, je vous servirai, que faut-il faire ?
- – Il faut dès ce moment même, dit la dame, que tu ailles avertir Colas de ne point paraître au château que je ne le fasse avertir, et le prier de ma part de me prêter l’habillement complet qu’il a coutume de mettre quand il vient ici ; dès que tu tiendras ce vêtement, Jeannette, tu iras trouver Louison la bien-aimée de mon perfide, et tu lui diras que tu viens à elle de la part de monseigneur qui lui fait enjoindre de se vêtir des habits que tu auras dans ton tablier, de ne plus venir par son chemin ordinaire, mais par celui du jardin, de la cour et des salles basses, et d’aller aussitôt qu’elle sera dans la maison, se cacher dans le cabinet qui est à côté de la chapelle6 jusqu’à ce que monsieur vienne la chercher, et aux questions qu’elle te fera sans doute sur ces changements, tu lui diras que cela vient de la jalousie de madame qui a tout su et qui la fait guetter par le chemin qu’elle a coutume de prendre ordinairement. Si elle s’effraye tu la rassureras, tu lui feras quelque présent et tu lui recommanderas bien surtout de ne pas manquer de venir parce que monseigneur a ce soir des choses de la plus haute conséquence à lui dire relativement à tout ce qui a suivi la scène de jalousie de madame.
Jeannette part, elle remplit ses deux commissions au mieux, et à neuf heures du soir, c’est la malheureuse Louison sous les habits de Colas qui se trouve dans le cabinet où l’on veut surprendre l’amant de madame.
- – Avançons, dit M. de Longeville à ses gens qui non plus que lui n’avaient cessé d’être aux aguets, avançons, vous l’avez tous vu comme moi, mes amis, n’est-ce pas ?
- – Oui, monseigneur, parbleu, c’est un joli garçon.
- – Ouvrez lestement la porte, jetez-lui des serviettes sur la tête pour l’empêcher de crier, enfoncez-le dans le sac et noyez-le sans autre forme de procès.
Tout s’exécute au mieux, on bouche tellement l’organe de l’infortunée captive qu’il lui est impossible de se faire reconnaître, on l’enveloppe dans le sac au fond duquel on a eu soin de mettre de grosses pierres, et par la même fenêtre du cabinet où s’est faite la prise, on la précipite au milieu des fossés. L’opération faite, tout le monde se retire, et M. de Longeville gagne son appartement, très empressé d’y recevoir sa donzelle qui selon lui ne devait pas tarder de venir et qu’il était bien loin de croire si fraîchement placée. La moitié de la nuit se passe et personne ne paraît ; comme il faisait un très beau clair de lune, notre amant inquiet imagine d’aller voir lui-même au logis de sa belle quel motif pouvait l’arrêter, il sort, et pendant ce temps-là Mme de Longeville qui ne perdait rien de ses démarches, vient s’établir dans le lit de son mari. M. de Longeville apprend chez Louison qu’elle est partie du logis comme à l’ordinaire et qu’assurément elle est au château, on ne lui dit rien du déguisement parce que Louison n’en avait fait la confidence à personne et qu’elle s’était évadée sans qu’on la vît, le patron revient et la bougie qu’il avait laissée dans sa chambre se trouvant éteinte, il va prendre près de son lit un briquet pour la rallumer ; en s’en approchant il entend respirer, il ne doute pas que sa chère Louison ne soit venue pendant qu’il allait la chercher, et qu’elle s’est couchée d’impatience ne le voyant point dans son appartement ; il ne balance donc point et le voilà bientôt entre deux draps, caressant sa femme avec les mots d’amour et les expressions tendres dont il avait coutume de se servir avec sa chère Louison.
- – Que tu m’as fait attendre, ma douce mie… où donc étais-tu, ma chère Louison !…
- – Perfide, dit alors Mme de Longeville en découvrant la lumière d’une lanterne sourde qu’elle tenait cachée, je ne puis donc plus douter de ta conduite, reconnais ton épouse et non la p. à qui tu donnes ce qui n’appartient qu’à moi.
- – Madame, dit alors le mari sans s’étourdir, je crois que je suis maître de mes actions, quand vous-même me manquez aussi essentiellement.
- – Vous manquer, monsieur, et en quoi je vous prie ?
- – Ne sais-je pas votre intrigue avec Colas, avec un des plus vils paysans de mes terres ?
- – Moi, monsieur, répond arrogamment la châtelaine… moi m’avilir à ce point, vous êtes un visionnaire, il n’exista jamais un mot de ce que vous dites et je vous défie de m’en donner des preuves.
- – Il est vrai, madame, que cela serait difficile actuellement, car je viens de faire jeter à l’eau ce scélérat qui me déshonorait, et vous ne le reverrez de vos jours.
- – Monsieur, dit la châtelaine avec encore plus d’effronterie, si vous avez fait jeter ce malheureux à l’eau sur de tels soupçons, assurément, vous êtes coupable d’une grande injustice, mais si, dites-vous, il n’est ainsi puni que parce qu’il venait dans le château, j’ai bien peur que vous ne vous soyez trompé, car il n’y mit les pieds de la vie.
- – En vérité, madame, vous me feriez croire que je suis fol.
- – Éclaircissons, monsieur, éclaircissons, rien n’est plus aisé, envoyez vous-même Jeannette que voilà chercher ce paysan dont vous êtes si faussement et si ridiculement jaloux, et nous verrons ce qui en sera.
Le baron consent, Jeannette part, elle amène Colas bien stylé. M. de Longeville se frotte les yeux en le voyant, il ordonne aussitôt à tout le monde de se lever et d’aller reconnaître au plus vite quel est donc, en ce cas, l’individu qu’il a fait jeter dans les fossés ; on vole, mais ce n’est qu’un cadavre qu’on rapporte et c’est celui de la malheureuse Louison qu’on expose aux yeux de son amant.
- – Ô juste ciel, s’écrie le baron, une main inconnue agit dans tout ceci, mais c’est la providence qui la dirige, je ne murmurerai pas de ses coups. Que ce soit vous ou qui l’on voudra, madame, qui so[yez] cause de cette méprise, je renonce à l’approfondir ; vous voilà débarrassée de celle qui vous causait des inquiétudes, défaites-moi de même de celui qui m’en donne et que dès l’instant Colas disparaisse du pays. Y consentez-vous, madame ?
- – Je fais plus, monsieur, je me joins à vous pour le lui ordonner : que la paix renaisse entre nous, que l’amour et l’estime y reprennent leurs droits et que rien ne puisse les en écarter à l’avenir.
Colas partit et ne reparut plus, on enterra Louison et jamais il ne se vit depuis dans toute la Champagne d’époux plus unis que le sire et la dame de Longeville.
Les filous §
Il y a eu de tous les temps à Paris une classe d’hommes répandue dans le monde, dont l’unique métier est de vivre aux dépens des autres : rien de plus adroit que les manœuvres multipliées de ces intrigants, il n’est rien qu’ils n’inventent, rien qu’ils n’imaginent pour amener soit d’une façon, soit d’une autre, la victime en leurs maudits filets ; pendant que le corps d’armée travaille dans la ville, des détachements voltigent sur les ailes, s’éparpillent dans les campagnes et voyagent principalement dans les voitures publiques ; cette triste exposition solidement établie, revenons à la jeune novice que nous allons bientôt pleurer de voir en d’aussi mauvaises mains. Rosette de Flarville, fille d’un bon bourgeois de Rouen, à force de sollicitations venait enfin d’obtenir de son père d’aller passer le carnaval à Paris auprès d’un certain M. Mathieu son oncle, riche usurier, rue Quincampoix. Rosette, quoique un peu niaise, avait pourtant dix-huit ans faits, une figure charmante, blonde, de jolis yeux bleus, la peau à éblouir, et une gorge sous un peu de gaze annonçant à tout connaisseur que ce que la jeune fille tenait à couvert valait bien au moins ce qu’on apercevait… La séparation ne s’était pas faite sans larmes : c’était le premier soir que le bon papa quittait sa fille ; elle était sage, elle était très en état de se conduire, elle allait chez un bon parent, elle devait revenir à Pâques, tout cela devenait sans doute des motifs de consolation, mais Rosette était bien jolie, Rosette était bien confiante et elle allait dans une ville bien dangereuse pour le beau sexe de province y débarquant avec de l’innocence et beaucoup de vertu. Cependant la belle part, munie de tout ce qu’il lui faut pour briller à Paris dans sa petite sphère, et de plus d’une assez grande quantité de bijoux et de présents pour l’oncle Mathieu et les cousines ses filles ; on recommande Rosette au cocher, le père l’embrasse, le cocher fouette, et chacun pleure de son côté ; mais il s’en faut bien que l’amitié des enfants soit aussi tendre que celle de leurs pères : la nature a permis que les premières trouvassent dans les plaisirs dont ils s’enivrent, des sujets de dissipation faits pour les éloigner involontairement des auteurs de leurs jours et qui refroidissent dans leur cœur les sentiments de tendresse, plus isolés, plus ardents, et bien autrement sincères dans l’âme des pères et des mères touchant à cette fatale indifférence qui les rendant insensibles aux anciens plaisirs de leur jeune âge, fait qu’ils ne tiennent plus pour ainsi dire qu’à ces objets sacrés qui les revivifient.
Rosette éprouva la loi générale, ses larmes furent bientôt séchées, et ne s’occupant plus que du plaisir qu’elle se faisait de voir Paris, elle ne tarda pas à faire connaissance avec des gens qui y allaient et qui semblaient le connaître mieux qu’elle. Sa première question fut de savoir où était la rue Quincampoix.
- – C’est mon quartier, mademoiselle, répond un grand drôle bien bâti qui, tant à cause de son espèce d’uniforme, et de la prépondérance de son ton, tenait les dés dans la société cahotante.
- – Comment, monsieur, vous êtes de la rue Quincampoix ?
- – Il y a plus de vingt ans que je l’habite.
- – Oh ! si cela est, dit Rosette, vous connaissez donc bien mon oncle Mathieu.
- – Monsieur Mathieu est votre oncle, mademoiselle ?
- – Assurément, monsieur, je suis sa nièce ; je vais pour le voir, je vais passer l’hiver avec lui et avec mes deux cousines Adélaïde et Sophie que vous devez bien connaître aussi sans doute.
- – Oh ! si je les connais, mademoiselle, et comment ne connaîtrais-je pas et M. Mathieu qui est mon plus proche voisin, et mesdemoiselles ses filles de l’une desquelles par parenthèse, je suis amoureux depuis plus de cinq ans.
- – Vous êtes amoureux d’une de mes cousines, je gage que c’est de Sophie.
- – Non, vraiment, c’est d’Adélaïde, une figure charmante.
- – C’est ce qu’on dit dans tout Rouen, car pour moi je ne les ai jamais vues, c’est pour la première fois de ma vie que je vais dans la capitale.
- – Ah ! vous ne connaissez pas vos cousines, mademoiselle, et ni M. Mathieu non plus sans doute.
- – Eh mon Dieu non, M. Mathieu quitta Rouen l’année que ma mère accoucha de moi, il n’y est jamais revenu.
- – C’est un bien honnête homme assurément et qui sera bien enchanté de vous recevoir.
- – Une belle maison, n’est-ce pas ?
- – Oui, mais il en loue une partie, il n’occupe que le premier appartement.
- – Et le rez-de-chaussée.
- – Sans contredit, et même quelque chambre en haut, à ce que je crois.
- – Oh ! c’est un homme bien riche, mais je ne lui ferai pas déshonneur : tenez, voyez, voilà cent beaux doubles louis que mon père m’a donnés pour me vêtir à la mode afin de ne pas faire honte à mes cousines, et de jolis présents que je leur porte aussi, tenez, voyez-vous ces boucles d’oreille, elles valent bien cent louis au moins, eh bien, c’est pour Adélaïde, c’est pour votre maîtresse ; et ce collier qui va bien pour le moins au même prix, c’est pour Sophie ; ce n’est pas tout, tenez, voyez cette botte d’or avec le portrait de ma mère, on nous l’estimait encore hier plus de cinquante louis, eh bien, c’est pour mon oncle Mathieu, c’est un présent que mon père lui fait. Oh ! je suis bien sûre qu’en hardes, en argent ou en bijoux, j’ai pour plus de cinq cents louis sur moi.
- – Vous n’aviez pas besoin de tout cela pour être bien venue de M. votre oncle, mademoiselle, dit le filou lorgnant la belle et ses louis. Il fera bien sûrement plus de cas du plaisir de vous voir que de toutes ces fadaises.
- – Eh n’importe, n’importe, mon père est un homme qui fait bien les choses, et il ne veut pas qu’on nous méprise parce que nous habitons la province.
- – En vérité, mademoiselle, on a tant de plaisir dans votre société que je voudrais que vous ne quittassiez plus Paris, et que M. Mathieu vous donnât son fils en mariage.
- – Son fils, il n’en a point.
- – Son neveu, veux-je dire, ce grand jeune homme…
- – Qui, Charles ?
- – Justement, Charles, parbleu le meilleur de mes amis.
- – Quoi, vous avez aussi connu Charles, monsieur ?
- – Si je l’ai connu, mademoiselle, je fais bien plus, je le connais encore, et c’est uniquement pour l’aller voir que je fais le voyage de Paris.
- – Vous vous trompez, monsieur, il est mort ; j’étais destinée à lui dès son enfance, je ne le connaissais pas, mais on m’avait dit qu’il était charmant ; la manie du service lui a pris, il a été à la guerre et il y a été tué.
- – Bon, bon, mademoiselle, je vois bien que mes désirs se réaliseront ; soyez-en sûre, on veut vous surprendre : Charles n’est point mort, on le croyait, il y a six mois qu’il est revenu, et il m’écrit qu’il va se marier ; d’une autre part on vous envoie à Paris, n’en doutez pas, mademoiselle, c’est une surprise, dans quatre jours vous êtes la femme de Charles, et ce que vous portez ne sont que des présents de noces.
- – En vérité, monsieur, vos conjectures sont pleines de vraisemblance ; en réunissant ce que vous me dites à quelques propos de mon père qui me reviennent à présent, je vois qu’il n’y a rien de si possible que ce que vous prévoyez… Quoi, je me marierais à Paris… je serais une dame de Paris, oh, monsieur, quel plaisir ! Mais si cela est, il faut que vous épousiez Adélaïde au moins, je ferai tant que j’y déterminerai ma cousine et nous ferons des parties carrées.
Telles étaient pendant la route les conversations de la douce et bonne Rosette avec le fripon qui la sondait, se promettant bien d’avance de tirer un bon parti de la novice qui se livrait avec tant de candeur : quel coup de filet pour la bande libertine, cinq cents louis et une jolie fille, qu’on dise quel est celui des sens qui n’est pas chatouillé d’une telle trouvaille. Dès qu’on approcha de Pontoise :
- – Mademoiselle, dit l’escroc, il me vient une idée, je m’en vais prendre ici des chevaux de poste afin de vous devancer chez M. votre oncle et de vous annoncer à lui ; ils viendront tous au-devant de vous, j’en suis sûr, et vous ne serez pas isolée au moins en arrivant dans cette grande ville.
Le projet s’accepte, le galant monte à cheval et se dépêchant d’aller prévenir les acteurs de sa comédie, quand il les a instruits et prévenus tous, deux fiacres amènent à Saint-Denis la prétendue famille ; on descend à l’auberge, l’escroc se charge des présentations, Rosette trouve là M. Mathieu, le grand Charles arrivant de l’armée et les deux charmantes cousines ; on s’embrasse, la Normande remet ses lettres, le bon M. Mathieu verse des larmes de joie en apprenant que son frère est en bonne santé, on n’attend pas à Paris à distribuer les présents, Rosette trop empressée de faire valoir la magnificence de son père se hâte aussitôt de les prodiguer, nouvelles embrassades, nouveaux remerciements, et tout s’achemine vers le quartier général de nos filous qu’on fait prendre à la belle pour la rue Quincampoix. On débarque dans une maison d’assez belle apparence, Mlle Flarville est installée, on porte sa malle dans une chambre, et l’on ne pense plus qu’à se mettre à table ; là l’on a soin de faire boire la convive jusqu’à lui troubler la cervelle : accoutumée à ne s’abreuver que de cidre, on lui persuade que le vin de Champagne est le jus des pommes de Paris, la facile Rosette fait tout ce qu’on veut, enfin la raison se perd ; une fois hors d’état de défense on la met nue comme la main, et nos filous bien assurés qu’elle n’a plus autre chose sur le corps que les attraits que lui prodigua la nature, ne voulant pas même lui laisser ceux-là sans les flétrir, s’en réjouissent à cœur joie pendant toute la nuit ; contents enfin d’avoir eu de cette pauvre fille tout ce qu’il était possible d’en tirer, satisfaits de lui avoir ravi sa raison, son honneur et son argent, ils la revêtent d’un mauvais haillon, et avant que le jour ne paraisse, ils vont la déposer sur le haut des marches de Saint-Roch. L’infortunée ouvrant les yeux en même temps que le soleil commence à luire, troublée de l’état affreux où elle se voit, se tâte, s’interroge et se demande à elle-même si elle est morte ou si elle est en vie ; les polissons l’entourent, elle est longtemps leur jouet, on la porte enfin à sa demande chez un commissaire où elle raconte sa triste histoire, elle supplie qu’on écrive à son père, et qu’on lui donne en attendant asile quelque part ; le commissaire voit tant de candeur et d’honnêteté dans les réponses de cette malheureuse créature qu’il la reçoit dans sa maison même, le bon bourgeois normand arrive et après bien des larmes versées de part et d’autre ramène sa chère enfant dans sa maison, qui n’eut, dit-ton, de la vie le désir de revoir la capitale policée de la France.
Lecteur, joie, salut et santé, disaient autrefois nos bons aïeux après avoir fini leur conte. Pourquoi craindre d’imiter leur politesse et leur franchise ? Je dirai donc comme eux : lecteur, salut, richesse et plaisir ; si mes bavardages t’en ont donné, place-moi dans un joli coin de ton cabinet ; si je t’ai ennuyé, reçois mes excuses et jette-moi au feu.
Dorci
ou la bizarrerie du sort §
De toutes les vertus que la nature nous a permis d’exercer sur la terre, la bienfaisance est incontestablement la plus douce. Est-il un plaisir plus touchant, en effet, que celui de soulager ses semblables ? et n’est-ce pas à l’instant où notre âme s’y livre qu’elle approche le plus des qualités suprêmes de l’Être qui nous a créés ? Des malheurs, nous assure-t-on, y sont quelquefois attachés : qu’importe, on a joui, on a fait jouir les autres ; n’en est-ce pas assez pour le bonheur ?
Il ne s’était point vu depuis longtemps une intimité plus parfaite que celle qui régnait entre le comte et le marquis de Dorci, tous deux frères, tous deux à peu près du même âge, c’est-à-dire environ trente à trente-deux ans, tous deux officiers dans le même corps et tous deux garçons ; aucun événement ne les avait jamais désunis, et pour serrer les nœuds d’une liaison qui leur était si précieuse, depuis que par la mort de leur père ils se trouvaient l’un et l’autre maîtres de leur bien, ils habitaient la même maison, se servaient des mêmes gens, et étaient résolus à ne se marier jamais qu’à deux femmes dont les qualités répondissent aux leurs et qui consentissent de même à cette perpétuelle union qui faisait le bonheur de leurs jours.
Les goûts de ces deux frères n’étaient pourtant pas absolument les mêmes : le comte de Dorci, l’aîné de la maison, aimait le repos, la solitude, la promenade et les livres ; son caractère un peu sombre était néanmoins doux, sensible, honnête, et le plaisir d’obliger les autres, l’un des plus délicieux de son âme. Recherchant peu la société, il ne se trouvait jamais plus heureux que quand ses devoirs lui permettaient d’aller passer quelques mois à un assez joli bien que les deux frères possédaient du côté de l’Aigle, aux environs de la forêt du Perche.
Le marquis de Dorci, infiniment plus vif que son frère, infiniment plus livré au monde, n’avait pas un aussi grand amour pour la campagne ; doué d’une figure charmante et de la sorte d’esprit qui plaît aux femmes, il en était un peu trop l’esclave, et ce penchant qu’il ne put jamais régler, étayé d’une âme fougueuse et d’un esprit ardent, devint la source cruelle de ses malheurs. Une très jolie personne des environs de la terre dont on vient de parler occupait tellement le marquis, qu’il n’était pour ainsi dire plus à lui. Il n’avait pas joint son corps cette année, il s’était séparé du comte pour aller s’établir dans la petite ville où demeurait l’objet de son culte, et là, uniquement occupé de cet objet chéri, il oubliait à ses pieds toute la terre, il y sacrifiait et son devoir et les sentiments qui l’enchaînaient autrefois dans la maison de son aimable frère.
On dit que l’amour augmente quand la jalousie l’aiguillonne ; c’était l’histoire du marquis. Mais le rival que le sort lui donnait était, disait-on, un homme aussi lâche que dangereux. Plaire à sa maîtresse, prévenir les trames de ce rival perfide, se livrer aveuglément à son amour, tels étaient les liens de ce jeune homme, telles étaient les raisons qui l’éloignaient entièrement cet été des bras d’un frère qui l’idolâtrait, et qui pleurait avec amertume, et son absence et son refroidissement. A peine le comte recevait-il des nouvelles du marquis ; lui écrivait-il ? point de réponse, ou un simple mot qui n’achevait que de convaincre encore mieux le comte, et que son frère avait la tête tournée et qu’il s’éloignait insensiblement de lui. Tranquillement à sa terre, il y menait pourtant toujours la même vie ; des livres, de longues promenades, de fréquents actes de bienfaisance, telles étaient ses uniques occupations, et il était en cela bien plus heureux que son frère, puisqu’il jouissait au moins de lui-même, et que l’agitation perpétuelle dans laquelle vivait le marquis lui laissait à peine le temps de se connaître.
Les choses étaient en cet état, lorsque le comte, occupé d’une lecture intéressante, séduit par un temps délicieux, s’éloigna tellement, un jour, de chez lui, qu’à l’heure où il projetait de revenir sur ses pas, il se trouva à plus de deux lieues au-delà des bornes de sa terre et à plus de six de son château, dans un coin de bois éloigné, et presque hors d’état de retrouver sans secours le vrai chemin qui devait le ramener. Dans cette perplexité, jetant les yeux de toutes parts, il aperçoit heureusement à cent pas une petite maison de paysan vers laquelle il se dirige aussitôt pour prendre conseil et se reposer une minute.
Il arrive… il ouvre… il pénètre dans une mauvaise cuisine composant la plus belle pièce du logis, et là, quel intéressant tableau s’offre à son âme sensible, et de quels traits ne la pénètre-t-il pas ? Une jeune fille de seize ans, belle comme le jour, tenait dans ses bras une femme évanouie d’environ quarante ans qui paraissait sa mère et qu’elle arrosait des larmes de la plus profonde douleur ; elle jette un cri à la vue du comte :
- – Qui que vous soyez, dit-elle, venez-vous aussi pour m’arracher ma mère ?… Ah ! prenez plutôt ma vie, si cela est, mais laissez respirer cette malheureuse.
Et en disant cela, Annette se jetant aux pieds du comte, l’implorait en formant de ses bras élevés vers le ciel un rempart entre sa mère et lui.
- – En vérité, mon enfant, dit le comte aussi ému que surpris, voilà des marques de crainte bien déplacées, j’ignore ce qui vous alarme, mes bonnes amies, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que le ciel vous offre en moi, quelles que puissent être vos peines, bien plutôt un protecteur qu’un ennemi.
- – Un protecteur ! dit Annette en se relevant et volant à sa mère qui, revenue de son anéantissement, s’était réfugiée dans un coin, pleine d’effroi…, un protecteur, ma mère ! entendez-vous ? ce monsieur dit qu’il nous protégera, il dit que c’est le ciel que nous avons tant prié, ma mère… il dit que c’est le ciel qui l’envoie près de nous pour nous protéger !
Et revenant au comte :
- – Ah, monsieur ! quelle belle action si vous nous secourez ; il n’exista jamais sur la terre deux créatures plus à plaindre. Secourez-nous, monsieur… secourez-nous… Cette pauvre et digne femme… elle n’a pas mangé depuis trois jours… et que mangerait-elle ?… de quoi la soulagerais-je, quand son état lui permettrait de l’être ?… il n’y a pas un morceau de pain dans la maison… tout le monde nous abandonne… On va sans doute nous faire mourir nous-mêmes, et cependant Dieu sait si nous sommes innocentes !… hélas ! mon pauvre père… le plus honnête et le plus malheureux des hommes… il n’est pas plus coupable que nous… et demain, peut-être… Oh ! monsieur, monsieur ! vous n’êtes jamais entré dans une maison plus misérable que la nôtre… On dit que Dieu n’abandonne jamais l’infortune, et nous voilà pourtant bien délaissées…
Le comte, qui vit au désordre de cette fille, à ses propos sans suite, à l’état déchirant de la mère, qu’il était vraisemblablement arrivé dans cette pauvre maison quelque catastrophe épouvantable, et trouvant là, pour son âme tendre, une occasion si belle d’exercer la vertu qui lui était familière, commença par supplier ces deux femmes de se calmer, leur renouvela plusieurs fois, pour les y engager, l’assurance positive de les protéger, et exigea d’elles de lui raconter le sujet de leurs peines. Après de nouveaux torrents de larmes, suite de l’émotion d’un bonheur aussi peu attendu, Annette ayant supplié le comte de s’asseoir, lui fit ainsi l’histoire des malheurs affreux de sa famille… récit funeste qu’il lui fut impossible de ne pas souvent interrompre par ses sanglots et par ses larmes.
- – Mon père est des plus pauvres et des plus honnêtes hommes de la contrée, monsieur ; il est bûcheron de son métier, il s’appelle Christophe Alain ; il n’a eu que deux enfants de cette pauvre femme que vous voyez : un garçon de dix-neuf ans et moi, qui viens d’en prendre seize ; malgré sa pauvreté, il a fait tout ce qu’il a pu pour nous bien faire élever. Mon frère et moi, nous avons été pendant plus de trois ans en pension à l’Aigle, et nous savons tous les deux bien lire et bien écrire ; quand nous eûmes fait notre première communion, mon père nous retira ; il ne lui était plus possible de faire tant de dépense pour nous, et le pauvre cher homme, ainsi que sa femme, n’ont mangé pendant tout ce temps-là que du pain, afin de pouvoir nous donner un peu d’éducation. Quand mon frère revint, il était assez fort pour travailler avec lui ; j’aidais ma mère, et notre pauvre maison en allait bien mieux ; enfin, monsieur, tout nous favorisait, et il semblait que notre exactitude à remplir nos devoirs attirât sur nous la bénédiction du ciel, lorsqu’il nous est arrivé, il y a aujourd’hui huit jours, le plus grand des malheurs qui puisse survenir à de pauvres gens sans crédit, sans argent et sans protection comme nous. Mon frère n’y était pas, il travaillait à plus de deux lieues de là ; mon père était tout seul à près de trois lieues d’ici, du côté de la forêt qui remonte vers Alençon, lorsqu’il aperçoit le cadavre d’un homme couché au pied d’un arbre… Il s’en approche avec l’intention de secourir ce malheureux s’il en est encore temps ; il retournait ce corps, il lui frottait les tempes avec un peu de vin qu’il avait dans sa gourde, quand tout à coup quatre cavaliers de la maréchaussée accourant au galop tombent sur lui, l’enchaînent et le conduisent dans les prisons de Rouen où ils le déposent comme coupable d’avoir assassiné l’homme, qu’il cherchait au contraire à rappeler à la vie. Ne voyant point mon père revenir comme de coutume, vous vous représentez aisément notre inquiétude, monsieur ; mon frère qui venait de rentrer a couru bien vite dans tous les environs et il est revenu le lendemain nous apprendre cette triste nouvelle. Nous lui avons remis aussitôt le peu d’argent qu’il y avait dans la maison, et il a couru à Rouen porter du secours à notre pauvre père. Trois jours après, mon frère nous a écrit, nous avons reçu la lettre hier… La voilà, monsieur dit Annette en s’interrompant par ses sanglots… la voilà, cette fatale lettre… Il nous dit de nous tenir sur nos gardes, qu’au premier moment on viendra peut-être nous enlever nous-mêmes pour nous conduire aussi en prison, afin d’être confrontées à notre père, que rien, dit-il, quoique innocent, ne pourra jamais sauver. On ignore encore quel est le cadavre, on fait des perquisitions, et l’on assure en attendant que c’est un gentilhomme des environs tué et volé par mon père, qui, voyant venir à lui, a jeté l’argent dans le bois ; ce qui confirme cette opinion, c’est qu’on n’a pas trouvé un sol dans la poche du mort… Mais, monsieur, cet homme, tué peut-être de la veille, ne peut-il pas avoir été volé par ceux qui l’ont assassiné ou par ceux qui depuis son accident peuvent l’avoir rencontré ?… Oh ! croyez-moi, monsieur, mon malheureux père est incapable d’une telle action, il aimerait mieux mourir lui-même que de l’avoir faite… et voilà pourtant que nous allons avoir le malheur de le perdre, et de quelle façon, grand Dieu !… Vous savez tout, monsieur, vous savez tout… excusez ma douleur et secourez-nous si vous le pouvez. Nous passerons le reste de nos jours à invoquer le ciel pour la conservation des vôtres… Vous ne l’ignorez pas, monsieur, les larmes de l’infortune attendrissent l’Éternel, il daigne quelquefois exaucer les vœux du faible, eh bien ! monsieur, tous ces vœux seront pour vous, nous ne l’implorerons qu’en votre faveur, nous ne l’invoquerons que pour votre prospérité.
Le comte n’avait pas entendu sans émotion le récit d’une aventure aussi funeste pour ces bonnes gens. Plein du désir de leur être utile, il leur demanda d’abord de quel seigneur ils dépendaient, en leur faisant entendre qu’il était prudent de se munir avant tout de cette protection.
- – Hélas ! monsieur, répondit Annette, cette maison dépend des moines, nous leur avons déjà parlé, mais ils nous ont durement répondu qu’ils ne pouvaient nous être d’aucune utilité. Ah ! si nous étions seulement à deux lieues d’un autre côté, sur les terres de M. le comte de Dorci, nous serions bien sûrs d’être secourus… C’est le plus aimable seigneur de la province… le plus compatissant… le plus charitable.
- – Et vous ne connaissez personne auprès de lui, Annette ?
- – Non, vraiment, monsieur.
- – Eh bien, je me charge de vous y présenter ; je fais plus, je vous promets sa protection… je vous engage sa parole qu’il vous servira de tout son pouvoir.
- – Oh, monsieur, que vous êtes bon ! dirent ces pauvres femmes… Comment pourrons-nous reconnaître ce que vous faites pour nous ?
- – En l’oubliant dès que j’aurai réussi.
- – L’oublier, monsieur ! ah ! jamais ! le souvenir d’un tel acte de bienfaisance ne s’éteindra qu’avec notre vie.
- – Eh bien, mes enfants, dit le comte, voyez donc dans vos bras celui même dont vous désirez l’appui.
- – Vous, monsieur ?… le comte de Dorci ?…
- – Moi-même, votre ami, votre soutien et votre protecteur.
- – Ô ma mère !… ma mère, nous sommes sauvées ! s’écria la jeune Annette, nous sommes sauvées, ma mère, puisqu’un aussi bon seigneur veut bien nous promettre son appui.
- – Mes enfants, dit le comte, il est tard, j’ai du chemin à faire pour me retirer chez moi ; je vous quitte et ne me sépare de vous qu’en vous donnant ma parole d’être demain au soir à Rouen, et de vous envoyer sous peu de jours des nouvelles sûres de mes démarches… Je ne vous en dis pas davantage, mais attendez tout de mes soins. Tenez, Annette, vous devez avoir besoin de quelques fonds dans ce moment-ci, voilà quinze louis, gardez-les pour vos besoins intérieurs, je me charge de pourvoir à ceux de votre père et de votre frère.
- – Oh ! monsieur, que de bontés !… Ma mère, aurions-nous dû nous attendre ?… Juste Dieu ! jamais autant de bienfaisance n’éclata dans l’âme d’un mortel !… Monsieur, monsieur, continuait Annette en se jetant aux genoux du comte… non, vous n’êtes point un homme, vous êtes la divinité même descendue sur la terre pour secourir l’infortune. Ah ! que pouvons-nous faire pour vous ?… Ordonnez, monsieur, ordonnez et permettez-nous de nous consacrer entièrement à votre service.
- – Je vais en exiger un à l’instant, ma chère Annette, dit le comte… Je me suis perdu, j’ignore la route qu’il faut tenir pour me rendre chez moi ; daignez me servir de guide une ou deux lieues, et vous vous serez acquittée de ce bienfait, auquel votre âme douce et sensible met plus de prix qu’il n’en mérite.
On imagine aisément comme Annette vole à l’instant aux désirs du comte, elle le devance, elle le met dans la route, elle chante ses louanges pendant le chemin ; si elle s’arrête un instant, c’est pour arroser de larmes les mains de son bienfaiteur, et le comte, dans cette douce émotion que nous donne le charme d’être aimé, goûte un échantillon du bonheur céleste, et se trouve un dieu sur la terre.
Ô sainte Humanité ! s’il est vrai que tu sois la fille du ciel et la reine des hommes, devrais-tu donc permettre qu’une source de remords et de chagrin fût la récompense de tes sectateurs, pendant que ceux qui t’outragent sans cesse, triomphent en t’insultant sur les débris de tes autels ?
A environ deux lieues de la maison de Christophe, le comte se reconnut.
- – Il est tard, ma petite, dit-il à Annette, me voici en pays de connaissance ; retournez chez vous, mon enfant, votre mère serait inquiète, continuez de l’assurer de mes services, et dites-lui que je m’engage à ne revenir de Rouen qu’en lui ramenant son mari.
Annette pleura quand il fallut se séparer du comte ; elle aurait été au bout de la terre avec lui… Elle lui demanda la permission d’embrasser ses genoux…
- – Non, Annette, c’est moi qui vous embrasserai, dit le comte en la prenant chastement dans ses bras, allez, mon enfant, continuez de servir Dieu, vos parents et votre prochain, soyez toujours honnête fille, et la bénédiction du ciel ne vous abandonnera jamais…
Annette serrait les mains du comte, elle fondait en larmes, ses sanglots l’empêchaient d’exprimer ce que son âme sensible éprouvait. Dorci, lui-même trop ému, l’embrasse une dernière fois, la repousse doucement et s’éloigne.
Ô gens du siècle ! qui lirez ceci, voyez-y l’empire de la vertu sur une belle âme, et que cet exemple vous touche au moins, si vous vous sentez incapable de l’imiter : à peine le comte avait-il trente-deux ans… il était chez lui… il était au milieu d’une forêt…, il avait dans ses bras une jeune fille charmante, que la reconnaissance lui livrait… Il versa des larmes sur les malheurs de cette créature infortunée, et ne s’occupa que de la secourir.
Le comte arrive au château, et dispose tout pour son départ… Funeste effet du pressentiment… voix intérieure de la nature, à laquelle l’homme ne devrait jamais résister… le comte avoua à un de ses amis qui l’attendait et qu’il instruisit de son aventure, il avoua qu’il lui était impossible de se dissimuler à lui-même un mouvement impénétrable qui semblait lui conseiller de ne se point mêler de cette affaire… Mais la bienfaisance l’emporta, rien ne tint aux charmes qu’éprouvait Dorci à faire le bien, et il partit.
Arrivé à Rouen, le comte fut voir tous les juges, il leur dit à tous qu’il s’offrait pour caution du malheureux Christophe, si cela était nécessaire, qu’il était sûr de l’innocence de cet homme, et si constamment sûr qu’il offrait sa vie, si l’on voulait, pour sauver celle du prétendu coupable. Il demanda à le voir, on le lui permit, il l’interrogea et fut si content de ses réponses, si persuadé qu’il était incapable du crime dont on l’accusait, qu’il déclara aux juges qu’il prenait ouvertement la défense de ce paysan, que si malheureusement on venait à le condamner, il en appellerait au Conseil, il ferait faire des mémoires qui se répandraient dans toute la France et qui couvriraient de honte les magistrats assez injustes pour condamner un homme aussi certainement innocent.
Le comte de Dorci était connu dans Rouen, il y était aimé, sa naissance, son grade, tout fit ouvrir les yeux ; on s’aperçut qu’on avait été un peu vite dans la procédure de ce Christophe, les informations recommencèrent, le comte paya tous les nouveaux frais de perquisitions et de recherches ; insensiblement il ne se trouva plus une seule preuve à la charge de l’accusé. Ce fut alors que le comte de Dorci envoya le frère d’Annette à sa mère et à sa sœur en leur recommandant de se tranquilliser, et les assurant que sous peu elles reverraient en pleine liberté celui dont les malheurs les intéressaient.
Tout alla donc le mieux du monde, lorsque le comte reçut un billet anonyme, contenant le peu de mots qu’on va lire :
« Abandonnez sur-le-champ l’affaire que vous suivez, renoncez à toute perquisition du meurtrier de l’homme de la forêt ; vous creusez vous-même l’abîme où vous allez vous engloutir… Combien vos vertus vont vous coûter cher ! Cruel homme, que je vous plains… mais il n’est peut-être plus temps. Adieu. »
Le comte éprouva un frémissement si terrible à la lecture de ce billet, qu’il pensa s’en évanouir ; en réunissant ce que contenait ce fatal écrit au pressentiment qu’il avait éprouvé, il vit bien que quelque chose de sinistre le menaçait infailliblement. Il resta dans la ville, mais il ne se mêla plus de rien… Juste ciel ! on avait eu raison de le lui dire… il n’était plus temps, il en avait trop fait, ses cruelles démarches n’avaient que trop réussi.
A huit heures du matin, le quinzième jour de son arrivée à Rouen, un conseiller au Parlement de sa connaissance demande à lui parler, et l’abordant avec précipitation :
- – Partez, mon cher comte, partez à la minute même ! lui dit ce magistrat tout ému, vous êtes le plus infortuné de tous les êtres ; puisse votre malheureuse aventure s’anéantir de la mémoire des hommes ! en les convainquant des dangers de la vertu, elle leur en ferait abandonner le culte. Ah ! s’il était possible de croire la providence injuste, ce serait bien sûrement aujourd’hui !
- – Vous m’effrayez, monsieur ! expliquez-vous, de grâce, que m’arrive-t-il ?
- – Votre protégé est innocent, les portes vont lui être ouvertes, vos recherches ont fait trouver le coupable… Au moment où je vous parle il est déjà dans nos prisons : ne m’en demandez pas davantage.
- – Parlez, monsieur, parlez ! enfoncez le poignard dans mon cœur… Eh bien, ce coupable ?
- – C’est votre frère.
- – Lui, grand Dieu !…
Et Dorci tomba sans mouvement ; on fut plus de deux heures sans pouvoir le rappeler au jour. Il reprit enfin connaissance dans les bras de cet ami qui, par des motifs d’alliance, ne se trouvait pas au nombre des juges et put, quand le comte eut rouvert les yeux, lui apprendre au moins ce qui suit.
L’homme tué était le rival du marquis ; tous deux revenaient ensemble de l’Aigle ; chemin faisant, quelques propos avaient amené la dispute ; le marquis, furieux de ne pouvoir engager son ennemi à se battre, reconnaissant qu’il était aussi lâche que fourbe, l’avait culbuté de son cheval dans un mouvement de colère, et avec le sien lui avait passé sur le ventre. Le coup fait, le marquis voyant son adversaire sans vie, avait perdu totalement la tête et au lieu de se sauver, il s’était contenté de tuer le cheval du gentilhomme, d’en cacher le corps dans un étang, et de là il était effrontément revenu dans la petite ville où demeurait sa maîtresse, quoiqu’en partant il eût répandu qu’il s’en absentait pour un mois. En le revoyant, on lui avait demandé des nouvelles de son rival : il n’avait, disait-il, voyagé qu’une heure avec lui, ensuite chacun avait pris une route différente. Quand on apprit dans cette ville la mort du rival et l’histoire du bûcheron accusé de l’avoir tué, le marquis écouta tout sans se troubler et raconta lui-même l’aventure comme tout le public, mais les démarches secrètes du comte produisant des recherches plus exactes, tous les soupçons tombèrent alors sur le marquis. Il ne lui fut plus possible de se défendre, il ne l’essaya pas ; capable d’une vivacité, mais nullement fait pour le crime, il avoua tout à l’exempt du prévôt qui vint lui faire quelques questions, il se laissa arrêter et dit qu’on pouvait faire de lui tout ce qu’on voudrait. Ignorant la part que son frère avait à tout ceci, le croyant bien tranquille dans son château où il pensait même à le rejoindre incessamment, il demandait pour toute grâce, si cela était possible, que ses malheurs fussent cachés à ce frère qu’il adorait et que cette cruelle aventure précipiterait au tombeau ! A l’égard de l’argent pris sur le cadavre, il avait été dérobé sans doute par quelque braconnier qui s’était bien gardé de rien dire. On avait enfin amené le marquis à Rouen, il y était quand on vint tout apprendre au comte.
Dorci, un peu revenu du premier choc de son abattement, fit tout au monde, et par lui-même et par ses amis, pour sauver son misérable frère ; on le plaignit, mais on ne l’écouta point. On lui refusa même la satisfaction d’embrasser ce malheureux ami, et, dans un état difficile à peindre, il quitta Rouen le propre jour de l’exécution du mortel de l’univers qui lui fût le plus précieux et le plus sacré, et que lui-même traînait à l’échafaud ; il revint un instant dans sa terre, mais avec le projet de la quitter bientôt pour toujours.
Annette n’avait que trop appris quelle victime s’immolait à la place de celle qui possédait ses vœux. Elle osa paraître au château de Dorci, elle y vint avec son père ; tous deux se précipitent aux pieds de leur bienfaiteur, et frappant la terre de leur front, ils supplient le comte de faire aussitôt couler leur sang en dédommagement de celui qu’il a répandu pour les servir ; s’il ne veut pas se faire cette justice, ils le conjurent de leur permettre d’user au moins leurs jours à le servir sans gages.
Le comte, aussi prudent au sein de l’infortune que bienfaisant dans la prospérité, mais dont le cœur endurci par l’excès de ses maux ne peut plus comme autrefois s’ouvrir au sentiment qui lui coûte aussi cher, ordonne au bûcheron et à sa fille de se retirer, et leur souhaite de jouir tous deux, aussi longtemps qu’il leur sera possible, d’un bienfait qui lui enlève pour toujours l’honneur et le repos. Ces malheureux n’osèrent répliquer, ils disparurent.
Le comte laissa de son vivant ses biens à ses plus proches héritiers, sous la seule charge d’une pension de mille écus qu’il fut manger dans une retraite impénétrable aux yeux des hommes, où il mourut, au bout de quinze ans d’une vie sombre et triste, dont tous les instants furent marqués par des actes de désespoir et de misanthropie.