Préface de la seconde édition §
J’ai cru devoir répondre, dans les notes de la seconde édition de mon ouvrage, à quelques faits littéraires allégués contre les opinions qu’il renferme. J’ai tâché de rendre ce livre plus digne de l’approbation que des hommes éclairés ont bien voulu lui accorder.
J’ai cité, dans les notes ajoutées à cet ouvrage, les autorités sur lesquelles j’ai fondé les opinions littéraires qu’on a attaquées1 : je me bornerai donc, dans cette préface, à quelques réflexions générales sur les deux manières de voir en littérature, qui forment aujourd’hui comme deux partis différents, et sur l’éloignement qu’inspire à quelques personnes le système de la perfectibilité de l’espèce humaine.
L’on m’a reproché d’avoir donné la préférence à la littérature du Nord sur celle du Midi, et l’on a appelé cette opinion une poétique nouvelle. C’est mal connaître mon ouvrage que de supposer que j’aie eu pour but de faire une poétique. J’ai dit, dès la première page, que Voltaire, Marmontel et La Harpe ne laissaient rien à désirer à cet égard ; mais je voulais montrer le rapport qui existe entre la littérature et les institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays ; et ce travail n’avait encore été fait dans aucun livre connu. Je voulais prouver aussi que la raison et la philosophie ont toujours acquis de nouvelles forces à travers les malheurs sans nombre de l’espèce humaine. Mon goût en poésie est peu de chose à côté de ces grands résultats. Les vers de Thomson me touchent plus que les sonnets de Pétrarque. J’aime mieux les poésies de Gray que les chansons d’Anacréon. Mais cette manière d’être affectée n’a que des rapports très indirects avec le plan général de mon ouvrage ; et celui qui aurait des opinions tout à fait contraires aux miennes sur les plaisirs de l’imagination, pourrait encore être entièrement de mon avis sur les rapprochements que j’ai faits entre l’état politique des peuples et leur littérature ; il pourrait être entièrement de mon avis sur les observations philosophiques et l’enchaînement des idées qui m’ont servi à tracer l’histoire des progrès de la pensée depuis Homère jusqu’à nos jours.
L’on peut remarquer aujourd’hui, parmi les littérateurs français, deux opinions opposées, qui pourraient conduire toutes deux, par leur exagération, à la perte du goût ou du génie littéraire. Les uns croient ajouter à l’énergie du style, en le remplissant d’images incohérentes, de mots nouveaux, d’expressions gigantesques. Ces écrivains nuisent à l’art, sans rien ajouter à l’éloquence ni à la pensée. De tels efforts étouffent les dons de la nature, au lieu de les perfectionner. D’autres littérateurs veulent nous persuader que le bon goût consiste dans un style exact, mais commun, servant à revêtir des idées plus communes encore.
Ce second système expose beaucoup moins à la critique. Ces phrases connues depuis si longtemps, sont comme les habitués de la maison ; on les laisse passer sans leur rien demander. Mais il n’existe pas un écrivain éloquent ou penseur, dont le style ne contienne des expressions qui ont étonné ceux qui les ont lues pour la première fois, ceux du moins que la hauteur des idées ou la chaleur de l’âme n’avaient point entraînés.
Lorsque Bossuet dit cette superbe phrase : Averti par mes cheveux blancs de consacrer au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint
, il s’est trouvé sûrement quelques malheureux critiques qui ont demandé ce que c’était que les restes d’une voix et d’une ardeur, ce que c’était que des cheveux qui avertissent. Lorsque le même orateur s’écrie, en parlant de madame Henriette : La voilà telle que la mort nous l’a faite
, nul doute qu’un littérateur d’alors n’eût pu blâmer cette superbe expression, et la défigurer en y changeant le moindre mot. Lorsque Pascal a écrit : L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant
, un critique séparant la première phrase de la seconde, aurait pu dire : Savez-vous que Pascal appelle l’homme un roseau pensant ? Le plus parfait de nos poètes, Racine, est celui dont les expressions hardies ont excité le plus de censures ; et le plus éloquent de nos écrivains, l’auteur d’Émile et d’Héloïse, est celui de tous sur lequel un esprit insensible au charme de l’éloquence pourrait exercer le plus facilement sa critique. Qui reconnaîtrait, en effet, le style de Rousseau ? si l’on partageait en deux ses phrases, si l’on les séparait de leur progression, de leur intérêt, de leur mouvement, et si l’on détachait de ses écrits quelques mots, bizarres lorsqu’ils sont isolés, tout-puissants lorsqu’on les met à leur place2 ?
Je le répète, un style commun n’a rien à craindre de ces attaques. Subdivisez les phrases de ce style autant que vous le voudrez, les mots qui les composent se rejoindront d’eux-mêmes, accoutumés qu’ils sont à se trouver ensemble ; mais jamais un écrivain n’exprima le sentiment qu’il éprouvait, jamais il ne développa les pensées qui lui appartenaient réellement, sans porter dans son style ce caractère d’originalité qui seul attache et captive l’intérêt et l’imagination des lecteurs.
Les paradoxes sans doute sont aussi des idées communes. Il suffit presque toujours de retourner une vérité banale pour en faire un paradoxe. Il en est de même d’une manière d’écrire exagérée ; ce sont des expressions froides dont on fait des expressions fausses. Mais il ne faut pas tracer autour de la pensée de l’homme un cercle dont il lui soit défendu de sortir ; car il n’y a pas de talent là où il n’existe pas de création, soit dans les pensées, soit dans le style.
Voltaire, qui succédait au siècle de Louis XIV, chercha dans la littérature anglaise quelques beautés nouvelles qu’il pût adapter au goût français3. Presque tous nos poètes de ce siècle ont imité les Anglais. Saint-Lambert s’est enrichi des images de Thomson, Delille a emprunté du genre anglais quelques-unes de ses beautés descriptives ; Le Cimetière de Gray ne lui fut point inconnu : il a servi de modèle, sous quelques rapports, à Fontanes dans une de ses meilleures pièces, Le Jour des Morts dans une campagne. Pourquoi donc désavouerions-nous le mérite des ouvrages que nos bons auteurs ont souvent imités ?
Sans doute, je n’ai cessé de le répéter dans ce livre, aucune beauté littéraire n’est durable, si elle n’est soumise au goût le plus parfait. J’ai employé la première un mot nouveau, la vulgarité ; trouvant qu’il n’existait pas encore assez de termes pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression. Mais le talent consiste à savoir respecter les vrais préceptes du goût, en introduisant dans notre littérature tout ce qu’il y a de beau, de sublime, de touchant, dans la nature sombre, que les écrivains du Nord ont su peindre ; et si c’est ignorer l’art que de vouloir faire adopter en France toutes les incohérences des tragiques anglais et allemands, il faut être insensible au génie de l’éloquence, il faut être à jamais privé du talent d’émouvoir fortement les âmes, pour ne pas admirer ce qu’il y a de passionné dans les affections, ce qu’il y a de profond dans les pensées que ces habitants du Nord savent éprouver et transmettre.
Il est impossible d’être un bon littérateur, sans avoir étudié les auteurs anciens, sans connaître parfaitement les ouvrages classiques du siècle de Louis XIV. Mais l’on renoncerait à posséder désormais en France de grands hommes dans la carrière de la littérature, si l’on blâmait d’avance tout ce qui peut conduire à un nouveau genre, ouvrir une route nouvelle à l’esprit humain, offrir enfin un avenir à la pensée ; elle perdrait bientôt toute émulation, si on lui présentait toujours le siècle de Louis XIV comme un modèle de perfection, au-delà duquel aucun écrivain éloquent ni penseur ne pourra jamais s’élever.
J’ai distingué avec soin, dans mon ouvrage, ce qui appartient aux arts d’imagination, de ce qui a rapport à la philosophie ; j’ai dit que ces arts n’étaient point susceptibles d’une perfection indéfinie, tandis qu’on ne pouvait prévoir le terme où s’arrêterait la pensée. L’on m’a reproché de n’avoir pas rendu un juste hommage aux anciens. J’ai répété néanmoins de diverses manières que la plupart des inventions poétiques nous venaient des Grecs, que la poésie des Grecs n’avait été ni surpassée ni même égalée par les modernes4 : mais je n’ai pas dit, il est vrai, mais je n’ai pas dit, il est vrai, que depuis près de trois mille ans les hommes n’avaient pas acquis une pensée de plus ; et c’est un grand tort dans l’esprit de ceux qui condamnent l’espèce humaine au supplice de Sisyphe, à retomber toujours après s’être élevée.
D’où vient donc que ce système de la perfectibilité de l’espèce humaine déchaîne maintenant toutes les passions politiques ? quel rapport peut-il avoir avec elles5 ? Ceux qui pensent que leurs opinions, en fait de gouvernement, les obligent à combattre la perfectibilité de l’esprit humain, font, ce me semble, un grand acte de modestie. Les partisans de la monarchie, comme ceux de la république, doivent penser que la constitution qu’ils préfèrent est favorable à l’amélioration de la société et aux progrès de la raison ; s’ils n’en étaient pas convaincus, comment pourraient-ils soutenir leur opinion en conscience ? Le système de la perfectibilité de l’espèce humaine a été celui de tous les philosophes éclairés depuis cinquante ans ; ils l’ont soutenu sous toutes les formes de gouvernement possibles6. Les professeurs écossais, Ferguson en particulier, ont développé ce système sous la monarchie libre de la Grande-Bretagne. Kant le soutient ouvertement sous le régime encore féodal de l’Allemagne. Turgot l’a professé sous le gouvernement arbitraire, mais modéré du dernier règne ; et Condorcet, dans la proscription où l’avait jeté la sanguinaire tyrannie qui devait le faire désespérer de la république, Condorcet, au comble de l’infortune, écrivait encore en faveur de la perfectibilité de l’espèce humaine, tant les esprits penseurs ont attaché d’importance à ce système, qui promet aux hommes sur cette terre quelques-uns des bienfaits d’une vie immortelle, un avenir sans bornes, une continuité sans interruption7.
Ce système ne peut être contraire aux idées religieuses. Les prédicateurs éclairés ont toujours représenté la morale religieuse comme un moyen d’améliorer l’espèce humaine ; j’ai tâché de prouver que les préceptes du christianisme y avaient contribué efficacement. Il n’est donc aucune opinion, excepté celle qui défendrait de penser, de lire et d’écrire ; il n’est aucun gouvernement, excepté le gouvernement despotique, qui puisse s’avouer contraire à la perfectibilité de l’espèce humaine. Quels sont donc les dangers qu’un esprit raisonnable et indépendant peut redouter d’un tel système ?
Dira-t-on que des monstres barbares ont fait de cette opinion le prétexte de leurs forfaits ? Mais la Saint-Barthélemi commande-t-elle l’athéisme ? Mais les crimes de Charles IX et de Tibère ont-ils à jamais proscrit le pouvoir d’un seul dans tous les pays ? De quoi les hommes n’ont-ils pas abuse ? L’air et le feu leur servent à se tuer, et la nature entière est entre leurs mains un moyen de destruction. En résulte-t-il qu’il ne faille pas accorder à ce qui est bien le rang que ce qui est bien mérite ? et faut-il dégrader toujours plus l’espèce humaine, à mesure qu’elle abuse d’une idée généreuse ? On dirait que les préjugés, les bassesses et les mensonges n’ont pas fait de mal à l’espèce humaine, tant on se montre sévère pour la philosophie, la liberté et la raison.
Ce que je crois plutôt, c’est que les détracteurs du système de la perfectibilité de l’espèce humaine n’ont pas médité sur les véritables bases de cette opinion. En effet, ils conviennent que les sciences font des progrès continuels, et ils veulent que la raison n’en fasse pas. Mais les sciences ont une connexion intime avec toutes les idées dont se compose l’état moral et politique des nations. En découvrant la boussole, on a découvert le Nouveau-Monde, et l’Europe morale et politique a depuis ce temps éprouvé des changements considérables. L’imprimerie est une découverte des sciences. Si l’on dirigeait un jour la navigation aérienne, combien les rapports de la société ne seraient-ils pas différents ?
La superstition est à la longue inconciliable avec les progrès des sciences positives. Les erreurs en tout genre se rectifient successivement par l’esprit de calcul. Enfin, comment peut-on imaginer que l’on mettra les sciences tellement en dehors de la pensée, que la raison humaine ne se ressentira point des immenses progrès que l’on fait chaque jour dans l’art d’observer et de diriger la nature physique ? Les lumières de l’expérience et de l’observation n’existent-elles pas aussi dans l’ordre moral, et ne donnent-elles pas aussi d’utiles secours aux développements successifs de tous les genres de réflexions ? Je dirai plus, les progrès des sciences rendent nécessaires les progrès de la morale ; car, en augmentant la puissance de l’homme, il faut fortifier le frein qui l’empêche d’en abuser. Les progrès des sciences rendent nécessaires aussi les progrès de la politique. L’on a besoin d’un gouvernement plus éclairé, qui respecte davantage l’opinion publique au milieu des nations où les lumières s’étendent chaque jour ; et quoiqu’on puisse toujours opposer les désastres de quelques années à des raisonnements qui ont pour base les siècles, il n’en est pas moins vrai que jamais aucune contrée de l’Europe ne supporterait maintenant la longue succession de tyrannies basses et féroces qui ont accablé les Romains. Il importe d’ailleurs de distinguer entre la perfectibilité de l’espèce humaine et celle de l’esprit humain. L’une se manifeste encore plus clairement que l’autre. Chaque fois qu’une nation nouvelle, telle que l’Amérique, la Russie, etc. fait des progrès vers la civilisation, l’espèce humaine s’est perfectionnée ; chaque fois qu’une classe inférieure est sortie de l’esclavage ou de l’avilissement, l’espèce humaine s’est encore perfectionnée. Les lumières gagnent évidemment en étendue, quand même on essaierait de leur disputer encore qu’elles croissent en élévation et en profondeur. Enfin il faudrait composer un livre pour réfuter tout ce qu’on se permet de dire dans un temps où les intérêts personnels sont encore si fortement agités. Mais ce livre, c’est le temps qui le fera ; et la postérité ne partagera pas plus la petite fureur qu’excitent aujourd’hui les idées philosophiques, que les atroces sentiments que la terreur avait développés :
Les fils sont plus grands que leurs pères,Et leurs cœurs n’en sont pas jaloux.
Ces vers, justement appliqués aux exploits militaires dont nous sommes les glorieux contemporains, ces vers seront vrais aussi pour les progrès de la raison ; et malheur à qui n’en aurait pas dans son cœur le noble pressentiment !
Pourquoi les esprits distingués, quelle que soit la carrière qu’ils suivent, ne réunissent-ils pas leurs efforts pour soutenir toutes les idées qui ont en elles de la grandeur et de l’élévation ? Ne voient-ils pas de tous côtés les sentiments les plus vils, l’avidité la plus basse s’emparer chaque jour d’un caractère de plus, dégrader chaque jour quelques hommes sur lesquels on avait reposé son estime ? Que restera-t-il donc à ceux qui mettent encore de l’intérêt aux progrès de la pensée, ou qui, se bornant même aux arts d’imagination, veulent exclure tout le reste ? Ils attaquent la philosophie ; bientôt ils la regretteront ; bientôt ils reconnaîtront qu’en dégradant l’esprit, ils affaiblissent ce ressort de l’âme qui fait aimer la poésie, qui fait partager son généreux enthousiasme.
Tous les vices se coalisent, tous les talents devraient se rapprocher ; s’ils se réunissent, ils feront triompher le mérite personnel ; s’ils s’attaquent mutuellement, les calculateurs heureux se placeront aux premiers rangs, et tourneront en dérision toutes les affections désintéressées, l’amour de la vérité, l’ambition de la gloire, et l’émulation qu’inspire l’espoir d’être utile aux hommes et de perfectionner leur raison8.
Discours préliminaire §
Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois. Il existe, dans la langue française, sur l’art d’écrire et sur les principes du goût, des traités qui ne laissent rien à désirer9 ; mais il me semble que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques, qui modifient l’esprit de la littérature. Il me semble que l’on n’a pas encore considéré comment les facultés humaines se sont graduellement développées par les ouvrages illustres en tout genre, qui ont été composés depuis Homère jusqu’à nos jours.
J’ai essayé de rendre compte de la marche lente, mais continuelle, de l’esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus, dans les arts. Les ouvrages anciens et modernes qui traitent des sujets de morale, de politique ou de science, prouvent évidemment les progrès successifs de la pensée, depuis que son histoire nous est connue. Il n’en est pas de même des beautés poétiques qui appartiennent uniquement à l’imagination. En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes. Enfin en contemplant, et les ruines, et les espérances que la révolution française a, pour ainsi dire, confondues ensemble, j’ai pensé qu’il importait de connaître quelle était la puissance que cette révolution a exercée sur les lumières, et quels effets il pourrait en résulter un jour, si l’ordre et la liberté, la morale et l’indépendance républicaine étaient sagement et politiquement combinées.
Avant d’offrir un aperçu plus détaillé du plan de cet ouvrage, il est nécessaire de retracer l’importance de la littérature, considérée dans son acception la plus étendue ; c’est-à-dire, renfermant en elle les écrits philosophiques et les ouvrages d’imagination, tout ce qui concerne enfin l’exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées.
Je vais examiner d’abord la littérature d’une manière générale dans ses rapports avec la vertu, la gloire, la liberté et le bonheur ; et s’il est impossible de ne pas reconnaître quel pouvoir elle exerce sur ces grands sentiments, premiers mobiles de l’homme, c’est avec un intérêt plus vif qu’on s’unira peut-être à moi pour suivre les progrès, et pour observer le caractère dominant des écrivains de chaque pays et de chaque siècle.
Que ne puis-je rappeler tous les esprits éclairés à la jouissance des méditations philosophiques ! Les contemporains d’une révolution perdent souvent tout intérêt à la recherche de la vérité. Tant d’événements décidés par la force, tant de crimes absous par le succès, tant de vertus flétries par le blâme, tant d’infortunes insultées par le pouvoir, tant de sentiments généreux devenus l’objet de la moquerie, tant de vils calculs hypocritement commentés ; tout lasse de l’espérance les hommes les plus fidèles au culte de la raison. Néanmoins ils doivent se ranimer en observant, dans l’histoire de l’esprit humain, qu’il n’a existé ni une pensée utile, ni une vérité profonde qui n’ait trouvé son siècle et ses admirateurs. C’est sans doute un triste effort que de transporter son intérêt, de reposer son attente, à travers l’avenir, sur nos successeurs, sur les étrangers bien loin de nous, sur les inconnus, sur tous les hommes enfin dont le souvenir et l’image ne peuvent se retracer à notre esprit. Mais, hélas ! si l’on en excepte quelques amis inaltérables, la plupart de ceux qu’on se rappelle après dix années de révolution, consistent votre cœur, étouffent vos mouvements, en imposent à votre talent même, non par leur supériorité, mais par cette malveillance qui ne cause de la douleur qu’aux âmes douces, et ne fait souffrir que ceux qui ne la méritent pas.
Enfin relevons-nous sous le poids de l’existence, ne donnons pas à nos injustes ennemis, et à nos amis ingrats, le triomphe d’avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire, ceux qui se seraient contentés des affections : eh bien ! il faut l’atteindre. Ces essais ambitieux ne porteront point remède aux peines de l’âme ; mais ils honoreront la vie. La consacrer à l’espoir toujours trompé du bonheur, c’est la rendre encore plus infortunée. Il vaut mieux réunir tous ses efforts pour descendre avec quelque noblesse, avec quelque réputation, la route qui conduit de la jeunesse à la mort.
De l’importance de la littérature dans ses rapports avec la vertu §
La parfaite vertu est le beau idéal du monde intellectuel. Il y a quelques rapports entre l’impression qu’elle produit sur nous et le sentiment que fait éprouver tout ce qui est sublime, soit dans les beaux-arts, soit dans la nature physique. Les proportions régulières des statues antiques, l’expression calme et pure de certains tableaux, l’harmonie de la musique, l’aspect d’un beau site dans une campagne féconde, nous transportent d’un enthousiasme qui n’est pas sans analogie avec l’admiration qu’inspire le spectacle des actions honnêtes. Les bizarreries, inventées ou naturelles, étonnent un moment l’imagination ; mais la pensée ne se repose que dans l’ordre. Quand on a voulu donner une idée de la vie à venir, on a dit que l’esprit de l’homme retournerait dans le sein de son Créateur ; c’était peindre quelque chose de l’émotion qu’on éprouve, lorsque après les longs égarements des passions, on entend tout à coup cette magnifique langue de la vertu, de la fierté, de la pitié, et qu’on trouve encore que son âme entière y est sensible.
La littérature ne puise ses beautés durables que dans la morale la plus délicate. Les hommes peuvent abandonner leurs actions au vice, mais jamais leur jugement. Il n’est donné à aucun poète, quel que soit son talent, de faire sortir un effet tragique d’une situation qui admettrait en principe une immoralité. L’opinion, si vacillante sur les événements réels de la vie, prend un caractère de fixité quand on lui présente à juger des tableaux d’imagination. La critique littéraire est bien souvent un traité de morale. Les écrivains distingués, en se livrant seulement à l’impulsion de leur talent, découvriraient ce qu’il y a de plus héroïque dans le dévouement, de plus touchant dans les sacrifices. Étudier l’art d’émouvoir les hommes, c’est approfondir les secrets de la vertu.
Les chefs-d’œuvre de la littérature, indépendamment des exemples qu’ils présentent, produisent une sorte d’ébranlement moral et physique, un tressaillement d’admiration qui nous dispose aux actions généreuses. Les législateurs grecs attachaient une haute importance à l’effet que pouvait produire une musique guerrière ou voluptueuse. L’éloquence, la poésie, les situations dramatiques, les pensées mélancoliques agissent aussi sur les organes, quoiqu’elles s’adressent à la réflexion. La vertu devient alors une impulsion involontaire, un mouvement qui passe dans le sang, et vous entraîne irrésistiblement comme les passions les plus impérieuses. Il est à regretter que les écrits qui paraissent de nos jours n’excitent pas plus souvent ce noble enthousiasme. Le goût se forme sans doute par la lecture de tous les chefs-d’œuvre déjà connus dans notre littérature ; mais nous nous y accoutumons dès l’enfance ; chacun de nous est frappé de leurs beautés à des époques différentes, et reçoit isolément l’impression qu’elles doivent produire. Si nous assistions en foule aux premières représentations d’une tragédie digne de Racine ; si nous lisions Rousseau, si nous écoutions Cicéron se faisant entendre pour la première fois au milieu de nous, l’intérêt de la surprise et de la curiosité fixerait l’attention sur des vérités délaissées ; et le talent commandant en maître à tous les esprits, rendrait à la morale un peu de ce qu’il a reçu d’elle ; il rétablirait le culte auquel il doit son inspiration.
Il existe une telle connexion entre toutes les facultés de l’homme, qu’en perfectionnant même son goût en littérature, on agit sur l’élévation de son caractère : on éprouve soi-même quelque impression du langage dont on se sert ; les images qu’il nous retrace modifient nos dispositions. Chaque fois qu’appelé à choisir entre différentes expressions, l’écrivain ou l’orateur se détermine pour celle qui rappelle l’idée la plus délicate, son esprit choisit entre ces expressions, comme son âme devrait se décider dans les actions de la vie ; et cette première habitude peut conduire à l’autre.
Le sentiment du beau intellectuel, alors même qu’il s’applique aux objets de littérature, doit inspirer de la répugnance pour tout ce qui est vil et féroce ; et cette aversion involontaire est une garantie presque aussi sûre que les principes réfléchis.
On est honteux de justifier l’esprit, tant il paraît évident, au premier aperçu, que ce doit être un grand avantage. Néanmoins on s’est plu quelquefois, par une sorte d’abus de l’esprit même, à nous tracer ses inconvénients. Une équivoque de mots a seule donné quelque apparence de raison à ce paradoxe. Le véritable esprit n’est autre chose que la faculté de bien voir ; le sens commun est beaucoup plutôt de l’esprit que les idées fausses. Plus de bon sens, c’est plus d’esprit ; le génie, c’est le bon sens appliqué aux idées nouvelles. Le génie grossit le trésor du bon sens ; il conquiert pour la raison. Ce qu’il découvre aujourd’hui sera dans peu généralement connu, parce que les vérités importantes une fois découvertes, frappent tout le monde presque également. Les sophismes, les aperçus appelés ingénieux, quoiqu’ils manquent de justesse, tout ce qui diverge enfin, doit être uniquement considéré comme un défaut. L’esprit donc ainsi assimilé, sous tous les rapports, à la raison supérieure, ne peut pas plus nuire qu’elle. Encourager l’esprit dans une nation, appeler aux emplois publics les hommes qui ont de l’esprit, c’est faire prospérer la morale.
On attribue souvent à l’esprit toutes les fautes qui viennent de n’avoir pas assez d’esprit. Les demi-réflexions, les demi-aperçus troublent l’homme sans l’éclairer. La vertu est à la fois une affection de l’âme, et une vérité démontrée ; il faut la sentir ou la comprendre. Mais si vous prenez du raisonnement ce qui trouble l’instinct, sans atteindre à ce qui peut en tenir lieu, ce ne sont pas les qualités que vous possédez qui vous perdent, ce sont celles qui vous manquent. À tous les malheurs humains, cherchez le remède plus haut. Si vous tournez vos regards vers le ciel, vos pensées s’ennoblissent : c’est en s’élevant que l’on trouve l’air plus pur, la lumière plus éclatante. Excitez l’homme enfin à tous les genres de supériorité, ils serviront tous au perfectionnement de sa morale. Les grands talents obtiennent des applaudissements, et une bienveillance qui porte à la douceur l’âme de ceux qui les possèdent. Voyez les hommes cruels ; ils sont, pour la plupart, dépourvus de facultés distinguées. Le hasard même a frappé leur figure de quelques désavantages repoussants ; ils se vengent sur l’ordre social de ce que la nature leur a refusé. Je me confie sans crainte à ceux qui doivent être contents du sort, à ceux qui peuvent, de quelque manière, mériter les suffrages des hommes. Mais celui qui ne saurait obtenir de ses semblables aucun témoignage d’approbation volontaire, quel intérêt a-t-il à la conservation de la race humaine ? Celui que l’univers admire a besoin de l’univers.
On a souvent répété que les historiens, les auteurs comiques, tous ceux enfin qui ont étudié les hommes pour les peindre, devenaient indifférents au bien et au mal. Une certaine connaissance des hommes peut produire un tel effet ; une connaissance plus approfondie conduit au résultat contraire. Celui qui peint les hommes comme Saint-Simon ou Duclos, ne fait qu’ajouter à la légèreté de leurs opinions et de leurs mœurs ; mais celui qui les jugerait comme Tacite, serait nécessairement utile à son siècle. L’art d’observer les caractères, d’en expliquer les motifs, d’en faire ressortir les couleurs, est d’une telle puissance sur l’opinion, que, dans tout pays où la liberté de la presse est établie, aucun homme public, aucun homme connu ne résisterait au mépris, si le talent l’infligeait. Quelles belles formes d’indignation la haine du crime n’a-t-elle pas fait découvrir à l’éloquence ? quelle puissance vengeresse de tous les sentiments généreux ! Bien ne peut égaler l’impression que font éprouver certains mouvements de l’âme ou des portraits hardiment tracés. Les tableaux du vice laissent un souvenir ineffaçable, alors qu’ils sont l’ouvrage d’un écrivain profondément observateur. Il analyse des sentiments intimes, des détails inaperçus ; et souvent une expression énergique s’attache à la vie d’un homme coupable, et fait un avec lui dans le jugement du public. C’est encore une utilité morale du talent littéraire, que cet opprobre imprimé sur les actions par l’art de les peindre10.
Il me reste à parler de l’objection qu’on peut tirer des ouvrages où l’on a peint avec talent les mœurs condamnables. Sans doute de tels écrits pourraient nuire à la morale, s’ils produisaient une profonde impression ; mais ils ne laissent jamais qu’une trace légère, et les sentiments véritables l’effacent bien aisément. Les ouvrages gais sont, en général, un simple délassement de l’esprit, dont il conserve très peu de souvenir. La nature humaine est sérieuse, et dans le silence de la méditation l’on ne recherche que les écrits raisonnables ou sensibles. C’est dans ce genre seul que la gloire littéraire a été acquise, et qu’on peut reconnaître sa véritable influence.
Dirait-on que la carrière des lettres détourne l’homme, et de ses devoirs domestiques, et des services politiques qu’il pourrait rendre à son pays ? Nous n’avons plus d’exemples de ces républiques qui donnaient à chaque citoyen sa part d’influence sur le sort de la patrie ; nous sommes encore plus loin de cette vie patriarcale qui concentrait tous les sentiments dans l’intérieur de sa famille. Dans l’état actuel de l’Europe, les progrès de la littérature doivent servir au développement de toutes les idées généreuses. Ce qu’on mettrait à la place de ces progrès, ce ne seraient ni des vertus publiques, ni des affections privées, mais les plus avides calculs de l’égoïsme ou de la vanité.
La plupart des hommes, épouvantés des vicissitudes effroyables dont les événements politiques nous ont offert l’exemple, ont perdu maintenant tout intérêt au perfectionnement d’eux-mêmes, et sont trop frappés de la puissance du hasard pour croire à l’ascendant des facultés intellectuelles. Si les Français cherchaient à obtenir de nouveau des succès dans la carrière littéraire et philosophique, ce serait un premier pas vers la morale ; le plaisir même, causé par les succès de l’amour-propre, formerait quelques liens entre les hommes. Nous sortirions par degré du plus affreux période de l’esprit public, l’égoïsme de l’état de nature combiné avec l’active multiplicité des intérêts de la société, la corruption sans politesse, la grossièreté sans franchise, la civilisation sans lumières, l’ignorance sans enthousiasme ; enfin cette sorte de désabusé, maladie de quelques hommes supérieurs, dont les esprits bornés se croient atteints alors que, tout occupés d’eux-mêmes, ils se sentent indifférents aux malheurs des autres.
De la littérature dans ses rapports avec la gloire §
Si la littérature peut servir utilement à la morale, elle influe par cela seul puissamment aussi sur la gloire ; car il n’y a point de gloire durable dans un pays où il n’existerait point de morale publique. Si la nation n’adoptait pas des principes invariables pour base de son opinion, si chaque individu n’était pas fortifié dans son jugement par la certitude que ce jugement est d’accord avec l’assentiment universel, les réputations brillantes ne seraient que des accidents se succédant par hasard les uns aux autres. L’éclat de quelques actions pourrait frapper ; mais il faut une progression dans les sentiments pour arriver au plus sublime de tous, à l’admiration. Vous ne pouvez juger qu’en comparant. L’estime, l’approbation, le respect, sont des degrés nécessaires à la puissance de l’enthousiasme. La morale pose les fondements sur lesquels la gloire peut s’élever ; et la littérature, indépendamment de son alliance avec la morale, contribue encore, d’une manière plus directe, à l’existence de cette gloire, noble encouragement de toutes les vertus publiques.
L’amour de la patrie est une affection purement sociale. L’homme, créé par la nature pour les relations domestiques, ne porte son ambition au-delà que par l’irrésistible attrait de l’estime générale ; et c’est sur cette estime, formée par l’opinion, que le talent d’écrire a la plus grande influence. À Athènes, à Rome, dans les villes dominatrices du monde civilisé, en parlant sur la place publique, on disposait des volontés d’un peuple et du sort de tous ; de nos jours, c’est par la lecture que les événements se préparent et que les jugements s’éclairent. Que serait une nation nombreuse, si les individus qui la composent ne communiquaient point entre eux par le secours de l’imprimerie ? L’association silencieuse d’une multitude d’hommes n’établirait aucun point de contact dont la lumière pût jaillir, et la foule ne s’enrichirait jamais des pensées des hommes supérieurs.
L’espèce humaine se renouvelant toujours, un individu ne peut faire de vide que dans l’opinion ; et pour que cette opinion existe, il faut avoir un moyen de s’entendre à distance, de se réunir par des idées et des sentiments généralement approuvés. Les poètes, les moralistes caractérisent d’avance la nature des belles actions ; l’étude des lettres met une nation en état de récompenser ses grands hommes, en l’instruisant à les juger selon leur valeur relative. La gloire militaire a existé chez les peuples barbares. Mais il ne faut jamais comparer l’ignorance à la dégradation ; un peuple qui a été civilisé par les lumières, s’il retombe dans l’indifférence pour le talent et la philosophie, devient incapable de toute espèce de sentiment vif ; il lui reste une sorte d’esprit de dénigrement, qui le porte, à tout hasard, à se refuser à l’admiration ; il craint de se tromper dans les louanges, et croit, comme les jeunes gens qui prétendent au bon air, qu’on se fait plus d’honneur en critiquant, même avec injustice, qu’en approuvant trop facilement. Un tel peuple est alors dans une disposition presque toujours insouciante ; le froid de l’âge semble atteindre la nation tout entière ; on en sait assez pour n’être pas étonné ; on n’a pas acquis assez de connaissances pour démêler avec certitude ce qui mérite l’estime ; beaucoup d’illusions sont détruites sans qu’aucune vérité soit établie ; on est retombé dans l’enfance par la vieillesse, dans l’incertitude par le raisonnement ; l’intérêt mutuel n’existe plus : on est dans cet état que le Dante appelait l’enfer des tièdes. Celui qui cherche à se distinguer inspire d’abord une prévention défavorable ; le public malade est fatigué d’avance par qui veut obtenir encore un signe de lui.
Quand une nation acquiert chaque jour de nouvelles lumières, elle aime les grands hommes, comme ses précurseurs dans la route qu’elle doit parcourir ; mais lorsqu’elle se sent rétrograder, le petit nombre d’esprits supérieurs qui échappent à sa décadence, lui semble, pour ainsi dire, enrichi de ses dépouilles. Elle n’a plus d’intérêt commun avec leurs succès ; ils ne lui font éprouver que le sentiment de l’envie.
La dissémination d’idées et de connaissances qu’ont produite chez les Européens la destruction de l’esclavage et la découverte de l’imprimerie, cette dissémination doit amener ou des progrès sans terme, ou l’avilissement complet des sociétés. Si l’analyse remonte jusqu’au vrai principe des institutions, elle donnera un nouveau degré de force aux vérités qu’elle aura conservées ; mais cette analyse superficielle, qui décompose les premières idées qui se présentent, sans examiner l’objet tout entier, cette analyse affaiblit nécessairement le mobile des opinions fortes. Au milieu d’une nation indécise et blasée, l’admiration profonde serait impossible, et les succès militaires même ne pourraient obtenir une réputation immortelle, si les idées littéraires et philosophiques ne rendaient pas les hommes capables de sentir et de consacrer la gloire des héros.
Il n’est pas vrai qu’un grand homme ait plus d’éclat, en étant seul célèbre, qu’environné de noms fameux qui le cèdent au premier de tous, au sien. On a dit en politique qu’un roi ne pouvait pas subsister sans noblesse ou sans pairie ; à la cour de l’opinion, il faut aussi que des gradations de rangs garantissent la suprématie. Qu’est-ce qu’un conquérant opposant des barbares à des barbares dans la nuit de l’ignorance ? César n’est si fameux dans l’histoire que parce qu’il a décidé du destin de Rome, et que dans Rome étaient Cicéron, Salluste, Caton, tant de talents et tant de vertus que subjuguait l’épée d’un seul homme. Derrière Alexandre s’élevait encore l’ombre de la Grèce. Il faut, pour l’éclat même des guerriers illustres, que le pays qu’ils asservissent soit enrichi de tous les dons de l’esprit humain. Je ne sais si la puissance de la pensée doit détruire un jour le fléau de la guerre ; mais avant ce jour, c’est encore elle, c’est l’éloquence et l’imagination, c’est la philosophie même qui relèvent l’importance des actions guerrières. Si vous laissez tout s’effacer, tout s’avilir, la force pourra dominer ; mais aucun éclat véritable ne l’environnera, les hommes seront mille fois plus dégradés par la perte de l’émulation, que par les fureurs jalouses dont la gloire du moins était encore l’objet.
De la littérature dans ses rapports avec la liberté §
La liberté, la vertu, la gloire, les lumières, ce cortège imposant de l’homme dans sa dignité naturelle, ces idées alliées entre elles, et dont l’origine est la même, ne sauraient exister isolément. Le complément de chacune est dans la réunion de toutes. Les âmes qui se complaisent à rattacher la destinée de l’homme à une pensée divine, voient dans cet ensemble, dans cette relation intime entre tout ce qui est bien, une preuve de plus de l’unité morale, de l’unité de conception qui dirige cet univers.
Les progrès de la littérature, c’est-à-dire, le perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, sont nécessaires à l’établissement et à la conservation de la liberté. Il est évident que les lumières sont d’autant plus indispensables dans un pays, que tous les citoyens qui l’habitent ont une part plus immédiate à l’action du gouvernement. Mais ce qui est également vrai, c’est que l’égalité politique, principe inhérent à toute constitution philosophique, ne peut subsister, que si vous classez les différences d’éducation, avec encore plus de soin que la féodalité n’en mettait dans ses distinctions arbitraires. La pureté du langage, la noblesse des expressions, image de la fierté de l’âme, sont nécessaires surtout dans un état fondé sur des bases démocratiques. Ailleurs, de certaines barrières factices empêchent la confusion totale des diverses éducations ; mais lorsque le pouvoir ne repose que sur la supposition du mérite personnel, quel intérêt ne doit-on pas mettre à conserver à ce mérite tous ses caractères extérieurs !
Dans un état démocratique, il faut craindre sans cesse que le désir de la popularité n’entraîne à l’imitation des mœurs vulgaires ; bientôt on se persuaderait qu’il est inutile et presque nuisible d’avoir une supériorité trop marquée sur la multitude qu’on veut captiver. Le peuple s’accoutumerait à choisir des magistrats ignorants et grossiers ; ces magistrats, étoufferaient les lumières ; et, par un cercle inévitable, la perte des lumières ramènerait l’asservissement du peuple.
Il est impossible que, dans un état libre, l’autorité publique se passe du consentement véritable des citoyens qu’elle gouverne. Le raisonnement et l’éloquence sont les liens naturels d’une association républicaine. Que pouvez-vous sur la volonté libre des hommes, si vous n’avez pas cette force, cette vérité de langage qui pénètre les âmes, et leur inspire ce qu’elle exprime ? Si les hommes appelés à diriger l’état n’ont point le secret de persuader les esprits, la nation ne s’éclaire point, et les individus conservent, sur toutes les affaires publiques, l’opinion que le hasard a fait naître dans leur tête. Un des principaux motifs pour regretter l’éloquence, c’est qu’une telle perte isolerait les hommes entre eux, en les livrant uniquement à leurs impressions personnelles. Il faut opprimer lorsqu’on ne sait pas convaincre ; dans toutes les relations politiques des gouvernants et des gouvernés, une qualité de moins exige une usurpation de plus.
Des institutions nouvelles doivent former un esprit nouveau dans les pays qu’on veut rendre libres. Mais comment pouvez-vous rien fonder dans l’opinion, sans le secours des écrivains distingués ? Il faut faire naître le désir, au lieu de commander l’obéissance ; et lors même qu’avec raison le gouvernement souhaite que telles institutions soient établies, il doit ménager assez l’opinion publique, pour avoir l’air d’accorder ce qu’il désire. Il n’y a que des écrits bien faits qui puissent à la longue diriger et modifier de certaines habitudes nationales. L’homme a, dans le secret de sa pensée, un asile de liberté impénétrable à l’action de la force ; les conquérants ont souvent pris les mœurs des vaincus : la conviction a seule changé les anciennes coutumes. C’est par les progrès de la littérature qu’on peut combattre efficacement les vieux préjugés. Les gouvernements, dans les pays devenus libres, ont besoin, pour détruire les antiques erreurs, du ridicule qui en éloigne les jeunes gens, de la conviction qui en détache l’âge mûr ; ils ont besoin, pour fonder de nouveaux établissements, d’exciter la curiosité, l’espérance, l’enthousiasme, les sentiments créateurs enfin, qui ont donné naissance à tout ce qui existe, à tout ce qui dure ; et c’est dans l’art de parler et d’écrire que se trouvent les seuls moyens d’inspirer ces sentiments.
L’activité nécessaire à toutes les nations libres, s’exerce par l’esprit de faction, si l’accroissement des lumières n’est pas l’objet de l’intérêt universel, si cette occupation ne présente pas une carrière ouverte à tous, qui puisse exciter l’ambition générale. Il faut d’ailleurs une étude constante de l’histoire et de la philosophie, pour approfondir et pour répandre la connaissance des droits et des devoirs des peuples et de leurs magistrats. La raison ne sert, dans les empires despotiques, qu’à la résignation individuelle ; mais, dans les états libres, elle protège le repos et la liberté de tous.
Parmi les divers développements de l’esprit humain, c’est la littérature philosophique, c’est l’éloquence et le raisonnement que je considère comme la véritable garantie de la liberté. Les sciences et les arts sont une partie très importante des travaux intellectuels ; mais leurs découvertes, mais leurs succès n’exercent point une influence immédiate sur cette opinion publique qui décide de la destinée des nations. Les géomètres, les physiciens, les peintres et les poètes recevraient des encouragements sous le règne de rois tout-puissants, tandis que la philosophie politique et religieuse paraîtrait à de tels maîtres la plus redoutable des insurrections.
Ceux qui se livrent à l’étude des sciences positives, ne rencontrant point dans leur route les passions des hommes, s’accoutument à ne compter que ce qui est susceptible d’une démonstration mathématique. Les savants classent presque toujours parmi les illusions ce qui ne peut être soumis à la logique du calcul. Ils évaluent d’abord la force du gouvernement, quel qu’il soit ; et comme ils ne forment d’autre désir que de se livrer en paix à l’activité de leurs travaux, ils sont portés à l’obéissance envers l’autorité qui domine. La méditation profonde qu’exigent les combinaisons des sciences exactes, détourne les savants de s’intéresser aux événements de la vie ; et rien ne. convient mieux aux monarques absolus, que des hommes si profondément occupés des lois physiques du monde, qu’ils en abandonnent l’ordre moral à qui voudra s’en saisir. Sans doute les découvertes des sciences doivent à la longue donner une nouvelle force à cette haute philosophie11 qui juge les peuples et les rois ; mais cet avenir éloigné n’effraie point les tyrans : l’on en a vu plusieurs protéger les sciences et les arts ; tous ont redouté les ennemis naturels de la protection même, les penseurs et les philosophes.
La poésie est de tous les arts celui qui appartient de plus près à la raison. Cependant la poésie n’admet ni l’analyse, ni l’examen qui sert à découvrir et à propager les idées philosophiques. Celui qui voudrait énoncer une vérité nouvelle et hardie, écrirait de préférence dans la langue qui rend exactement et précisément la pensée ; il chercherait plutôt à convaincre par le raisonnement qu’à entraîner par l’imagination. La poésie a été plus souvent consacrée à louer qu’à censurer le pouvoir despotique. Les beaux-arts, en général, peuvent quelquefois contribuer, par leurs jouissances mêmes, à former des sujets tels que les tyrans les désirent. Les arts peuvent distraire l’esprit par les plaisirs de chaque jour, de toute pensée dominante ; ils ramènent les hommes vers les sensations ; et ils inspirent à l’âme une philosophie voluptueuse, une insouciance raisonnée, un amour du présent, un oubli de l’avenir très favorable à la tyrannie. Par un singulier contraste, les arts, qui font goûter la vie, rendent assez indifférent à la mort. Les passions seules attachent fortement à l’existence, par l’ardente volonté d’atteindre leur but ; mais cette vie consacrée aux plaisirs, amuse sans captiver ; elle prépare à l’ivresse, au sommeil, à la mort. Dans les temps devenus fameux par des proscriptions sanguinaires, les Romains et les Français se livraient aux amusements publics avec le plus vif empressement ; tandis que dans les républiques heureuses, les affections domestiques, les occupations sérieuses, l’amour de la gloire détournent souvent l’esprit des jouissances même des beaux-arts. La seule puissance littéraire qui fasse trembler toutes les autorités injustes, c’est l’éloquence généreuse, c’est la philosophie indépendante, qui juge au tribunal de la pensée toutes les institutions et toutes les opinions humaines.
L’influence trop grande de l’esprit militaire, est aussi un imminent danger pour les états libres ; et l’on ne peut prévenir un tel péril que par les progrès des lumières et de l’esprit philosophique. Ce qui permet aux guerriers de jeter quelque dédain sur les hommes de lettres, c’est que leurs talents ne sont pas toujours réunis à la force et à la vérité du caractère. Mais l’art d’écrire serait aussi une arme, la parole serait aussi une action, si l’énergie de l’âme s’y peignait tout entière, si les sentiments s’élevaient à la hauteur des idées, et si la tyrannie se voyait ainsi attaquée par tout ce qui la condamne, l’indignation généreuse et la raison inflexible. La considération alors ne serait pas exclusivement attachée aux exploits militaires ; ce qui nécessairement expose la liberté.
La discipline bannit toute espèce d’opinion parmi les troupes. À cet égard, leur esprit de corps a quelques rapports avec celui des prêtres ; il exclut de même le raisonnement, en admettant pour unique règle la volonté des supérieurs. L’exercice continuel de la toute-puissance des armes finit par inspirer du mépris pour les progrès lents de la persuasion L’enthousiasme qu’inspirent des généraux vainqueurs, est tout à fait indépendant de la justice de la cause qu’ils soutiennent. Ce qui frappe l’imagination, c’est la décision de la fortune, c’est le succès de la valeur. En gagnant des batailles, on peut soumettre les ennemis de la liberté ; mais pour faire adopter dans l’intérieur les principes de cette liberté même, il faut que l’esprit militaire s’efface ; il faut que la pensée, réunie à des qualités guerrières, au courage, à l’ardeur, à la décision, fasse naître dans l’âme des hommes quelque chose de spontané, de volontaire, qui s’éteint en eux lorsqu’ils ont vu pendant longtemps le triomphe de la force. L’esprit militaire est le même dans tous les siècles et dans tous les pays ; il ne caractérise point la nation, il ne lie point le peuple à telle ou telle institution : il est également propre à les défendre toutes. L’éloquence, l’amour des lettres et des beaux-arts, la philosophie, peuvent seuls faire d’un territoire une patrie, en donnant à la nation qui l’habite les mêmes goûts, les mêmes habitudes et les mêmes sentiments. La force se passe du temps, et brise la volonté ; mais par cela même elle ne peut rien fonder parmi les hommes. L’on a souvent répété dans la révolution de France, qu’il fallait du despotisme pour établir la liberté. On a lié par des mots un contresens dont on a fait une phrase ; mais cette phrase ne change rien à la vérité des choses. Les institutions établies par la force, imiteraient tout de la liberté, excepté son mouvement naturel ; les formes y seraient comme dans ces modèles qui vous effraient par leur ressemblance : vous y retrouvez tout, hors la vie.
De la littérature dans ses rapports avec le bonheur §
On a presque perdu de vue l’idée du bonheur au milieu des efforts qui semblaient d’abord l’avoir pour objet ; et l’égoïsme, en ôtant à chacun le secours des autres, a de beaucoup diminué la part de félicité que l’ordre social promettait à tous. Vainement les âmes sensibles voudraient-elles exercer autour d’elles leur expansive bienveillance ; d’insurmontables difficultés mettraient obstacle à ce généreux dessein : l’opinion même le condamnerait ; elle blâme ceux qui cherchent à sortir de cette sphère de personnalité que chacun veut conserver comme son asile inviolable. Il faut donc exister seul, puisqu’il est interdit de secourir le malheur, et qu’on ne peut plus rencontrer l’affection. Il faut exister seul, pour conserver dans sa pensée le modèle de tout ce qui est grand et beau, pour garder dans son sein le feu sacré d’un enthousiasme véritable, et l’image de la vertu, telle que la méditation libre nous la représentera toujours, et telle que nous l’ont peinte les hommes distingués de tous les temps. Que deviendrai-t-on dans un monde où l’on n’entendrait jamais parler la langue des sentiments bons et généreux ? L’on porterait l’émotion au milieu d’êtres égoïstes, la raison impartiale lutterait en vain contre les sophismes du vice, et la piété sérieuse livrée sans cesse à tous les dédains de la frivolité cruelle. Peut-être finirait-on par perdre jusqu’à l’estime de soi. L’homme a besoin de s’appuyer sur l’opinion de l’homme ; il n’ose se fier entièrement au sentiment de sa conscience ; il s’accuse de folie, s’il ne voit rien de semblable à lui ; et telle est la faiblesse de la nature humaine, telle est sa dépendance de la société, que l’homme pourrait presque se repentir de ses qualités comme de défauts involontaires, si l’opinion générale s’accordait à l’en blâmer : mais il a recours, dans son inquiétude, à ces livres, monuments des meilleurs et des plus nobles sentiments de tous les âges. S’il aime la liberté, si ce nom de république, si puissant sur les âmes fières, se réunit dans sa pensée à l’image de toutes les vertus, quelques Vies de Plutarque, une Lettre de Brutus à Cicéron, des paroles de Caton d’Utique dans la langue d’Addison, des réflexions que la haine de la tyrannie inspirait à Tacite, les sentiments recueillis ou supposés par les historiens et par les poètes, relèvent l’âme, que flétrissaient les événements contemporains. Un caractère élevé redevient content de lui-même, s’il se trouve d’accord avec ces nobles sentiments, avec les vertus que l’imagination même a choisies, lorsqu’elle a voulu tracer un modèle à tous les siècles. Que de consolations nous sont données par les écrivains d’un talent supérieur et d’une âme élevée ! Les grands hommes de la première antiquité, s’ils étaient calomniés pendant leur vie, n’avaient de ressource qu’en eux-mêmes ; mais, pour nous, c’est le Phédon de Socrate, ce sont les plus beaux chefs-d’œuvre de l’éloquence qui soutiennent notre âme dans les revers. Les philosophes de tous les pays nous exhortent et nous encouragent ; et le langage pénétrant de la morale et de la connaissance intime du cœur humain, semble s’adresser personnellement à tous ceux qu’il console.
Qu’il est humain, qu’il est utile d’attacher à la littérature, à l’art de penser, une haute importance ! Le type de ce qui est bon et juste ne s’anéantira plus ; l’homme que la nature destine à la vertu ne manquera plus de guide ; enfin (et ce bien est infini) la douleur pourra toujours éprouver un attendrissement salutaire. Cette tristesse aride qui naît de l’isolement, cette main de glace qu’appesantit sur nous le malheur, lorsque nous croyons n’exciter aucune pitié, nous en sommes du moins préservés par les écrits conservateurs des idées, des affections vertueuses. Ces écrits font couler des larmes dans toutes les situations de la vie ; ils élèvent l’âme à des méditations générales qui détournent la pensée des peines individuelles ; ils créent pour nous une société, une communication avec les écrivains qui ne sont plus, avec ceux qui existent encore, avec les hommes qui admirent comme nous ce que nous lisons. Dans les déserts de l’exil, au fond des prisons, à la veille de périr, telle page d’un auteur sensible a relevé peut-être une âme abattue : moi qui la lis, moi qu’elle touche, je crois y retrouver encore la trace de quelques larmes ; et par des émotions semblables, j’ai quelques rapports avec ceux dont je plains si profondément la destinée. Dans le calme, dans le bonheur, la vie est un travail facile ; mais on ne sait pas combien, dans l’infortune, de certaines pensées, de certains sentiments qui ont ébranlé votre cœur, font époque dans l’histoire de vos impressions solitaires. Ce qui peut seul soulager la douleur, c’est la possibilité de pleurer sur sa destinée, de prendre à soi cette sorte d’intérêt qui fait de nous deux êtres pour ainsi dire séparés, dont l’un a pitié de l’autre. Cette ressource du malheur n’appartient qu’à l’homme vertueux. Alors que le criminel éprouve l’adversité, il ne peut se faire aucun bien à lui-même par ses propres réflexions ; tant qu’un vrai repentir ne le remet pas dans une disposition morale, tant qu’il conserve l’âpreté du crime, il souffre cruellement : mais aucune parole douce ne peut se faire entendre dans les abîmes de son cœur. L’infortuné qui, par le concours de quelques calomnies propagées, est tout à coup généralement accusé, serait presque aussi lui-même dans la situation d’un vrai coupable, s’il ne trouvait quelques secours dans ces écrits qui l’aident à se reconnaître, qui lui font croire à ses pareils, et lui donnent l’assurance que, dans quelques lieux de la terre, il a existé des êtres qui s’attendriraient sur lui, et le plaindraient avec affection, s’il pouvait s’adresser à eux.
Qu’elles sont précieuses ces lignes toujours vivantes, qui servent encore d’ami, d’opinion publique et de patrie ! Dans ce siècle où tant de malheurs ont pesé sur l’espèce humaine, puissions-nous posséder un écrivain qui recueille avec talent toutes les réflexions mélancoliques, tous les efforts raisonnés qui ont été de quelque secours aux infortunés dans leur carrière : alors du moins nos larmes seraient fécondes !
Le voyageur que la tempête a fait échouer sur des plages inhabitées, grave sur le roc le nom des aliments qu’il a découverts, indique où sont les ressources qu’il a employées contre la mort, afin d’être utile un jour à ceux qui subiraient la même destinée. Nous, que le hasard de la vie a jetés dans l’époque d’une révolution, nous devons aux générations futures la connaissance intime de ces secrets de l’âme, de ces consolations inattendues, dont la nature conservatrice s’est servie pour nous aider à traverser l’existence.
Plan de l’Ouvrage §
Après avoir rassemblé quelques-unes des idées générales qui montrent la puissance que peut exercer la littérature sur la destinée de l’homme, je vais les développer par l’examen successif des principales époques célèbres dans l’histoire des lettres. La première partie de cet ouvrage contiendra une analyse morale et philosophique de la littérature grecque et latine ; quelques réflexions sur les conséquences qui sont résultées, pour l’esprit humain, des invasions des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres ; un aperçu rapide des traits distinctifs de la littérature moderne, et des observations plus détaillées sur les chefs-d’œuvre de la littérature italienne, anglaise, allemande et française, considérés selon le but général de cet ouvrage, c’est à dire, d’après les rapports qui existent entre l’état politique d’un pays et l’esprit dominant de la littérature. J’essaierai de montrer le caractère que telle ou telle forme de gouvernement donne à l’éloquence, les idées de morale que telle ou telle croyance religieuse développe dans l’esprit humain, les effets d’imagination qui sont produits par la crédulité des peuples, les beautés poétiques qui appartiennent au climat, le degré de civilisation le plus favorable à la force ou à la perfection de la littérature, les différents changements qui se sont introduits dans les écrits comme dans les mœurs, par le mode d’existence des femmes avant et depuis l’établissement de la religion chrétienne ; enfin le progrès universel des lumières par le simple effet de la succession des temps ; tel est le sujet de la première partie.
Dans la seconde, j’examinerai l’état des lumières et de la littérature en France, depuis la révolution ; et je me permettrai des conjectures sur ce qu’elles devraient être et sur ce qu’elles seront, si nous possédons un jour la morale et la liberté républicaine ; et fondant mes conjectures sur mes observations, je rappellerai ce que j’aurai remarqué dans la première Partie sur l’influence qu’ont exercée telle religion, tel gouvernement ou telles mœurs, et j’en tirerai quelques conséquences pour l’avenir que je suppose. Cette seconde Partie montrera à la fois, et notre dégradation actuelle, et notre amélioration possible. Ce sujet ramène nécessairement quelquefois à la situation politique de la France depuis dix ans ; mais je ne la considère que dans ses rapports avec la littérature et la philosophie, sans me livrer à aucun développement étranger à mon but.
En parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles, il est une idée première dont je ne détourne jamais mon attention ; c’est la perfectibilité de l’espèce humaine12. Je ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue.
Ce système est devenu odieux à quelques personnes, par les conséquences atroces qu’on en a tirées à quelques époques désastreuses de la révolution ; mais rien cependant n’a moins de rapport avec de telles conséquences que ce noble système. Comme la nature fait quelquefois servir des maux partiels au bien général, de stupides barbares se croyaient des législateurs suprêmes, en versant sur l’espèce humaine des infortunes sans nombre, dont ils se promettaient de diriger les effets, et qui n’ont amené que le malheur et la destruction. La philosophie peut quelquefois considérer les souffrances passées comme des leçons utiles, comme des moyens réparateurs dans la main du temps ; mais cette idée n’autorise point à s’écarter soi-même, en aucune circonstance, des lois positives de la justice. L’esprit humain ne pouvant jamais connaître l’avenir avec certitude, la vertu doit être sa divination. Les suites quelconques des actions des hommes ne sauraient ni les rendre innocentes, ni les rendre coupables ; l’homme a pour guide des devoirs fixes, et non des combinaisons arbitraires ; et l’expérience même a prouvé qu’on n’atteint point au but moral qu’on se propose, lorsqu’on se permet des moyens coupables pour y parvenir. Mais, parce que des hommes cruels ont prostitué dans leur langage des expressions généreuses, s’ensuivrait-il qu’il n’est plus permis de se rallier à de sublimes pensées ? Le scélérat pourrait ainsi ravir à l’homme de bien tous les objets de son culte ; car c’est toujours au nom d’une vertu que se commettent les attentats politiques.
Non, rien ne peut détacher la raison des idées fécondes en résultats heureux. Dans quel découragement l’esprit ne tomberait-il pas, s’il cessait d’espérer que chaque jour ajoute à la masse des lumières, que chaque jour des vérités philosophiques acquièrent un développement nouveau ! Persécutions, calomnies, douleurs, voilà le partage des penseurs courageux et des moralistes éclairés. Les ambitieux et les avides, tantôt cherchent à tourner en dérision la duperie de la conscience, tantôt s’efforcent de supposer d’indignes motifs à des actions généreuses : ils ne peuvent supporter que la morale subsiste encore ; ils la poursuivent dans le cœur où elle se réfugie. L’envie des méchants s’attache à ce rayon lumineux qui brille encore sur la tête de l’homme moral. Cet éclat que leurs calomnies obscurcissent souvent aux yeux du monde, ne cesse jamais d’offusquer leurs propres regards. Que deviendrait l’être estimable que tant d’ennemis persécutent, si l’on voulait encore lui ôter l’espérance la plus religieuse qui soit sur la terre, les progrès futurs de l’espèce humaine ?
J’adopte de toutes mes facultés cette croyance philosophique : un de ses principaux avantages, c’est d’inspirer un grand sentiment d’élévation ; et je le demande à tous les esprits d’un certain ordre, y a-t-il au monde une plus pure jouissance que l’élévation de l’âme ? C’est par elle qu’il existe encore des instants où tous ces hommes si bas, tous ces calculs si vils disparaissent à nos regards. L’espoir d’atteindre à des idées utiles, l’amour de la morale, l’ambition de la gloire, inspirent une force nouvelle ; des impressions vagues, des sentiments qu’on ne peut entièrement se définir, charment un moment la vie, et tout notre être moral s’enivre du bonheur et de l’orgueil de la vertu. Si tous les efforts devaient être inutiles, si les travaux intellectuels étaient perdus, si les siècles les engloutissaient sans retour, quel but l’homme de bien pourrait-il se proposer dans ses méditations solitaires ? Je suis donc revenue sans cesse, dans cet ouvrage, à tout ce qui peut prouver la perfectibilité de l’espèce humaine. Ce n’est point une vaine théorie, c’est l’observation des faits qui conduit à ce résultat. Il faut se garder de la métaphysique qui n’a pas l’appui de l’expérience ; mais il ne faut pas oublier que, dans les siècles corrompus, l’on appelle métaphysique tout ce qui n’est pas aussi étroit que les calculs de l’égoïsme, aussi positif que les combinaisons de l’intérêt personnel.
Première partie.
De la littérature chez les anciens et chez les modernes §
Chapitre premier.
De la première époque de la littérature des Grecs §
Je comprends dans cet ouvrage, sous la dénomination de littérature, la poésie, l’éloquence, l’histoire et la philosophie, ou l’étude de l’homme moral. Dans ces diverses branches de la littérature, il faut distinguer ce qui appartient à l’imagination, de ce qui appartient à la pensée : il est donc nécessaire d’examiner jusqu’à quel point l’une et l’autre de ces facultés sont perfectibles ; nous saurons alors quelle est la principale cause de la supériorité des Grecs dans les beaux-arts, et nous verrons ensuite si leurs connaissances en philosophie ont été au-delà de leur siècle, de leur gouvernement et de leur civilisation.
Leurs succès étonnants dans la littérature, et surtout dans la poésie, pourraient être présentés comme une objection contre la perfectibilité de l’esprit humain. Les premiers écrivains qui nous sont connus, dirait-on, et en particulier le premier poète, n’ont point été surpassés depuis près de trois mille ans, et souvent même les successeurs des Grecs sont restés bien au-dessous d’eux ; mais cette objection tombe, si l’on n’applique le système de perfectibilité qu’aux progrès des idées, et non aux merveilles de l’imagination.
On peut marquer un terme aux progrès des arts ; il n’en est point aux découvertes de la pensée. Or, dans la nature morale, dès qu’il existe un terme, la route qui y conduit est promptement parcourue ; mais les pas sont toujours lents dans une carrière sans bornes. Cette observation me paraît s’appliquer encore à beaucoup d’autres objets qu’à ceux qui sont uniquement du ressort de la littérature. Les beaux-arts ne sont pas perfectibles à l’infini ; aussi l’imagination, qui leur donna naissance, est-elle beaucoup plus brillante dans ses premières impressions que dans ses souvenirs même les plus heureux.
La poésie moderne se compose d’images et de sentiments. Sous le premier rapport, elle appartient à l’imitation de la nature ; sous le second, à l’éloquence des passions. C’est dans le premier genre, c’est par la description animée des objets extérieurs que les Grecs ont excellé dans la plus ancienne époque de leur littérature. En exprimant ce qu’on éprouve, on peut avoir un style poétique, recourir à des images pour fortifier des impressions ; mais la poésie proprement dite, c’est l’art de peindre par la parole tout ce qui frappe nos regards. L’alliance des sentiments avec les sensations est déjà un premier pas vers la philosophie. Il ne s’agit ici que de la poésie, considérée seulement comme l’imitation de la nature physique. Celle-là n’est point susceptible d’une perfection indéfinie.
Vous produisez de nouveaux effets par les mêmes moyens, en les adaptant à des langues différentes. Mais le portrait ne peut aller plus loin que la ressemblance, et les sensations sont bornées par les sens. La description du printemps, de l’orage, de la nuit, de la beauté, des combats, peut se varier dans ses détails ; mais la plus forte impression a dû être produite par le premier poète qui a su les peindre. Les éléments se combinent, mais ne se multiplient pas. Vous perfectionnez par les nuances ; mais celui qui a pu s’emparer avant tous les autres des couleurs primitives, conserve un mérite d’invention, donne à ses tableaux un éclat que ses successeurs ne peuvent atteindre.
Les contrastes de la nature, les effets remarquables qui frappent tous les yeux, transportés pour la première fois dans la poésie, présentent à l’imagination les peintures les plus énergiques, et les oppositions les plus simples. Les pensées qu’on ajoute à la poésie, sont un heureux développement de ses beautés ; mais ce n’est pas la poésie même : Aristote l’a nommé le premier un art d’imitation. La puissance de la raison se développe et s’étend chaque jour à des objets nouveaux. Les siècles en ce genre sont héritiers des siècles ; les générations partent du point où se sont arrêtées les générations précédentes, et les penseurs philosophes forment à travers les temps une chaîne d’idées que n’interrompt point la mort ; il n’en est pas de même de la poésie, elle peut atteindre du premier jet à un certain genre de beautés qui ne seront point surpassées, et tandis que dans les sciences progressives le dernier pas est le plus étonnant de tous, la puissance de l’imagination est d’autant plus vive que l’exercice de cette puissance est plus nouveau.
Les anciens étaient animés par une imagination enthousiaste, dont la méditation n’avait point analysé les impressions. Ils prenaient possession de la terre non encore parcourue, non encore décrite ; étonnés de chaque jouissance, de chaque production de la nature, ils y plaçaient un dieu pour l’honorer, pour en assurer la durée. Ils écrivaient sans autre modèle que les objets mêmes qu’ils retraçaient ; aucune littérature antécédente ne leur servait de guide ; l’exaltation poétique s’ignorant elle-même, a par cela seul un degré de force et de candeur que l’étude ne peut atteindre, c’est le charme du premier amour ; dès qu’il existe une autre littérature, les écrivains ne peuvent méconnaître en eux-mêmes les sentiments que d’autres ont exprimés ; ils ne sont plus étonnés par rien de ce qu’ils éprouvent ; ils se savent en délire ; ils se jugent enthousiastes ; ils ne peuvent plus croire à une inspiration surnaturelle.
On peut considérer les Grecs, relativement à la littérature, comme le premier peuple qui ait existé : les Égyptiens qui les ont précédés ont eu certainement des connaissances et des idées, mais l’uniformité de leurs règles les rendait, pour ainsi dire, immobiles sous les rapports de l’imagination ; les Égyptiens n’avaient point servi de modèles à la poésie des Grecs ; elle était en effet la première de toutes13 ; et loin qu’il faille s’étonner que la première poésie ait été peut-être la plus digne de notre admiration, c’est à cette circonstance même qu’est due sa supériorité14. Donnons encore à cette opinion quelques nouveaux développements.
En examinant les trois différentes époques de la littérature des Grecs, on y aperçoit très distinctement la marche naturelle de l’esprit humain. Les Grecs ont été d’abord, dans les temps reculés de leur histoire connue, illustrés par leurs poètes. C’est Homère qui caractérise la première époque de la littérature grecque : pendant le siècle de Périclès, on remarque les rapides progrès de l’art dramatique, de l’éloquence, de la morale et les commencements de la philosophie : du temps d’Alexandre, une étude plus approfondie des sciences philosophiques devient l’occupation principale des hommes supérieurs dans les lettres. Il faut, sans doute, un certain degré de développement dans l’esprit humain pour atteindre à la hauteur de la poésie ; mais cette partie de la littérature doit perdre néanmoins quelques-uns de ses effets, lorsque les progrès de la civilisation et de la philosophie rectifient toutes les erreurs de l’imagination.
On a beaucoup dit que les beaux-arts, que la poésie prospéraient, surtout dans les siècles corrompus ; cela signifie seulement que la plupart des peuples libres ne se sont occupés que de conserver leur morale et leur liberté, tandis que les rois et les chefs despotiques ont encouragé volontiers les distractions et les amusements. Mais l’origine de la poésie, mais le poème le plus remarquable par l’imagination, celui d’Homère, est d’un temps renommé pour la simplicité des mœurs ; ce n’est ni la vertu ni la dépravation qui servent ou nuisent à la poésie ; mais elle doit beaucoup à la nouveauté de la nature, à l’enfance de la civilisation : la jeunesse du poète ne peut suppléer en tout à celle du genre humain ; il faut que ceux qui écoutent les chants poétiques soient avides de la nature entière, étonnés par ses merveilles, et flexibles à ses impressions ; les difficultés que présenterait une disposition plus philosophique dans les auditeurs, ne feraient pas que l’art des vers atteignit à de nouvelles beautés ; c’est au milieu des hommes qui s’émeuvent aisément, que l’inspiration sert mieux le véritable poète.
L’origine des sociétés, la formation des langues, ces premiers pas de l’esprit humain nous sont entièrement inconnus, et rien n’est plus fatigant, en général, que cette métaphysique qui suppose des faits à l’appui de ses systèmes, et ne peut jamais avoir pour base aucune observation positive. Mais une réflexion que je ferai cependant sur ce sujet ; parce qu’elle est nécessaire à celui que je traite, c’est que la nature morale acquiert promptement ce qu’il faut à son développement, comme la nature physique découvre d’abord ce qui est nécessaire à sa conservation. La force créatrice a été prodigue du nécessaire. Les productions nutritives, les idées élémentaires, ont été, pour ainsi dire, offertes à l’homme spontanément. Ce dont il avait un impérieux besoin, il l’a promptement connu : mais les progrès qui ont suivi les découvertes indispensables, sont à proportion infiniment plus lents que les premiers pas. Il semble qu’une main divine conduise l’homme dans les recherches nécessaires à son existence, et le livre à lui-même dans les études d’une utilité moins immédiate. Par exemple, la théorie d’une langue, celle du grec, suppose une foule de combinaisons abstraites fort au-dessus des connaissances métaphysiques que possédaient les écrivains, qui parlaient cependant cette langue avec tant de charme et de pureté ; mais le langage est l’instrument nécessaire pour acquérir tous les autres développements ; et, par une sorte de prodige, cet instrument existe, sans qu’à la même époque, aucun homme puisse atteindre, dans quelque autre sujet que ce soit, à la puissance d’abstraction qu’exige la composition d’une grammaire ; les auteurs grecs ne doivent point être considérés comme des penseurs aussi profonds que le ferait supposer la métaphysique de leur langue. Ce qu’ils sont, c’est poètes ; et tout les favorisait à cet égard.
Les faits, les caractères, les superstitions, les coutumes des temps héroïques étaient singulièrement propres aux images poétiques. Homère, quelque grand qu’il soit, n’est point un homme au-dessus de tous les autres hommes, ni seul au milieu de son siècle, et de plusieurs siècles supérieurs au sien. Le plus rare génie est toujours en rapport avec les lumières de ses contemporains, et l’on doit calculer, à peu près, de combien la pensée d’un homme peut dépasser les connaissances de son temps. Homère a recueilli les traditions qui existaient lorsqu’il a vécu, et l’histoire de tous les événements principaux était alors très poétique en elle-même. Moins il y avait de communications faciles entre les divers pays, plus le récit des faits se grossissait par l’imagination ; les brigands et les animaux féroces qui infestaient la terre, rendaient les exploits des guerriers nécessaires à la sécurité individuelle de leurs concitoyens ; les événements publics ayant une influence directe sur la destinée de chacun, la reconnaissance et la crainte animaient l’enthousiasme. On confondait ensemble les héros et les dieux, parce qu’on en attendait les mêmes secours ; et les hauts faits de la guerre s’offraient avec des traits gigantesques à l’esprit épouvanté. Le merveilleux se mêlait ainsi à la nature morale comme à la nature physique. La philosophie, c’est-à-dire, la connaissance des causes et de leurs effets, porte l’admiration des penseurs sur l’ensemble du grand ouvrage de la création ; mais chaque fait particulier reçoit une explication simple. L’homme, en acquérant la faculté de prévoir, perd beaucoup de celle de s’étonner, et l’enthousiasme, comme l’effroi, se compose souvent de la surprise.
On accordait, dans l’héroïsme antique, une grande estime à la force du corps ; la valeur se composait beaucoup moins de vertu morale que de puissance physique ; la délicatesse du point d’honneur, le respect pour la faiblesse, sont les idées plus nobles des siècles suivants. Les héros grecs s’accusent publiquement de lâcheté, le fils d’Achille immole une jeune fille aux yeux de tous les Grecs qui applaudissent à ce forfait. Les poètes savaient peindre de la manière la plus frappante les objets extérieurs ; mais ils ne dessinaient jamais des caractères où la beauté morale fût conservée sans tache jusqu’à la fin du poème ou de la tragédie, parce que ces caractères n’ont point leur modèle dans la nature. Quelque sublime que soit Homère par l’ordonnance des événements et la grandeur des personnages, il arrive souvent à ses commentateurs de se transporter d’admiration pour les termes les plus ordinaires du langage, comme si le poète avait découvert les idées que ces paroles exprimaient avant lui.
Homère et les poètes grecs ont été remarquables par la splendeur et par la variété des images, mais non par les réflexions approfondies de l’esprit. Le poète a vu, il vous fait voir ; il a été frappé, il vous transmet son impression, et tous ses auditeurs, à quelques égards, sont poètes aussi comme lui ; ils croient, ils admirent, ils ignorent, ils s’étonnent, et la curiosité de l’enfance s’unit en eux aux passions des hommes. Lisez Homère, il décrit tout, il vous dit que l’île est entourée d’eau
; que la farine fait la force de l’homme
; que le soleil est à midi au-dessus de vos têtes
. Il décrit tout, parce que tout intéressait encore ses contemporains. Il se répète quelquefois, mais il n’est pas monotone, parce qu’il est sans cesse animé par des sensations nouvelles. Il n’est pas fatigant, parce qu’il ne vous présente jamais d’idées abstraites, et que vous voyagez avec lui à travers une suite d’images plus ou moins agréables, mais qui parlent toujours aux yeux. La métaphysique, l’art de généraliser les idées, a de beaucoup hâté la marche de l’esprit humain ; mais en abrégeant la route, elle a pu quelquefois la dépouiller de ses brillants aspects. Tous les objets se présentent un à un aux regards d’Homère ; il ne choisit pas toujours avec sévérité, mais il peint toujours avec intérêt.
Les poètes grecs en général mettaient peu de combinaison dans leurs écrits ; la chaleur du climat, la vivacité de leur imagination, les louanges continuelles qu’ils recevaient, tout conspirait à leur donner une sorte de délire poétique qui leur inspirait la parole, comme les compositeurs italiens trouvent les airs en modifiant eux-mêmes leur organisation par des accords enivrants. La musique était chez les Grecs inséparable de la poésie ; et l’harmonie de leur langue achevait d’assimiler les vers aux accents de la lyre.
Quand on aime véritablement la musique, il est rare qu’on écoute les paroles des beaux airs. On préfère se livrer au vague indéfini de la rêverie qu’excitent les sons. Il en est de même de la poésie d’images et de celle qui contient des idées philosophiques. La réflexion qu’exigent ces idées distrait, à quelques égards, de la sensation causée par la poésie. Il ne s’ensuit pas que, pour faire de beaux vers, il fallût de nos jours renoncer aux pensées philosophiques que nous avons acquises. L’esprit qui les conçoit est sans cesse ramené vers elles ; et il serait impossible aux modernes de faire abstraction de tout ce qu’ils savent, pour peindre les objets comme les anciens les ont considérés. Nos grands écrivains ont mis dans leurs vers les richesses de notre siècle ; mais toutes les formes de la poésie, tout ce qui constitue l’essence de cet art, nous l’empruntons de la littérature antique, parce qu’il est impossible, je le répète, de dépasser une certaine borne dans les arts, même dans le premier de tous, la poésie.
On remarque, avec raison, que le goût de la première littérature (à quelques exceptions près que je motiverai en parlant des pièces de théâtre) était d’une grande pureté ; mais comment le bon goût n’existerait-il pas, dans l’abondance et dans la nouveauté de tous les objets agréables ? C’est la satiété qui fait recourir à la bizarrerie ; c’est le besoin de variété qui rend souvent l’esprit recherché ; mais les Grecs, au milieu de tant d’images et de sensations vives, s’abandonnaient à peindre celles qui leur causaient le plus de plaisir. Ils devaient leur bon goût aux jouissances mêmes de la nature ; nos théories ne sont que l’analyse de leurs impressions.
Le paganisme des Grecs était l’une des principales causes de la perfection de leur goût dans les arts ; ces dieux, toujours près des hommes, et néanmoins toujours au-dessus d’eux, consacraient l’élégance et la beauté des formes dans tous les genres de tableaux. Cette même religion était aussi d’un puissant secours pour les divers chefs-d’œuvre de la littérature. Les prêtres et les législateurs avaient tourné la crédulité des hommes vers des idées purement poétiques ; les mystères, les oracles, l’enfer, tout, dans la mythologie des Grecs, semblait la création d’une imagination libre dans son choix. On eût dit que les peintres et les poètes avaient disposé de la croyance populaire pour placer dans les cieux les ressorts et les secrets de leur art. Les usages communs de la vie étaient ennoblis par des pratiques religieuses ; notre luxe commode, nos machines combinées par les sciences, nos relations sociales simplifiées par le commerce, ne peuvent se peindre en vers d’un genre élevé. Rien n’est moins poétique que la plupart des coutumes modernes ; et chez les Grecs ces coutumes ajoutaient toutes à l’effet des événements et à la dignité des hommes. On faisait précéder les repas de libations aux dieux propices ; sur le seuil de la porte, on se prosternait devant Jupiter hospitalier ; la vie agricole, la chasse, les occupations champêtres des plus fameux héros de l’antiquité servaient encore à la poésie, en rapprochant les images naturelles des faits politiques les plus importants.
L’esclavage, cet abominable fléau de l’espèce humaine, en augmentant la force des distinctions sociales, faisait remarquer davantage encore la hauteur des grands caractères. Aucun peuple, donc, n’a réuni pour la poésie autant d’avantages que les Grecs ; mais il leur manquait ce qu’une philosophie plus morale, une sensibilité plus profonde, peuvent ajouter à la poésie même, en y mêlant des idées et des impressions nouvelles.
Les progrès des Grecs, sous les rapports philosophiques, sont extrêmement faciles à suivre. Eschyle, Sophocle, Euripide, introduisirent successivement et progressivement la morale dans la poésie dramatique. Socrate et Platon s’occupèrent uniquement des préceptes de la vertu. Aristote a fait faire des pas immenses à la science de l’analyse. Mais, à l’époque d’Homère et d’Hésiode, et quelque temps encore après, lorsque dans l’âge le plus remarquable par les chefs-d’œuvre de la poésie, Pindare a composé ses odes, les idées de morale étaient très incertaines. Elles autorisaient la vengeance, la colère, tous les mouvements impétueux de l’âme. Hérodote, qui vivait presque à la même époque, raconte le juste et l’injuste, comme les présages et les oracles ; le crime lui paraît de mauvais augure, mais ce n’est jamais par sa conscience qu’il en décide. Anacréon, dans sa poésie voluptueuse, est fort inférieur au talent et à la philosophie qu’Horace a montrés en traitant des sujets à peu près semblables. Le mot de vertu n’a point un sens positif dans les auteurs grecs d’alors. Pindare donne ce nom à l’art de triompher dans les courses de char aux jeux olympiques : ainsi les succès, les plaisirs, la volonté des dieux, les devoirs de l’homme, tout se confondait dans ces têtes ardentes, et l’existence sensitive laissait seule des traces profondes. L’incertitude de la morale, dans ces temps reculés, n’est point une preuve de corruption ; elle indique seulement combien les hommes avaient alors peu d’idées philosophiques ; tout les détournait de la méditation, rien ne les y ramenait. L’esprit de réflexion se montre rarement dans la poésie des Grecs. On y trouve encore moins de véritable sensibilité.
Tous les hommes, sans doute, ont connu les douleurs de l’âme, et l’on en voit l’énergique peinture dans Homère ; mais la puissance d’aimer semble s’être accrue avec les autres progrès de l’esprit humain, et surtout par les mœurs nouvelles qui ont appelé les femmes au partage de la destinée de l’homme. Quelques courtisanes sans pudeur, des esclaves que leur sort avilissait, et des femmes inconnues au veste du monde, renfermées dans leurs maisons, étrangères aux intérêts de leurs époux, élevées de manière à ne comprendre aucune idée, aucun sentiment, voilà tout ce que les Grecs connaissaient des liens de l’amour. Les fils même respectaient à peine leur mère. Télémaque ordonne à Pénélope de garder le silence ; et Pénélope sort, pénétrée d’admiration pour sa sagesse. Les Grecs n’ont jamais exprimé, n’ont jamais connu le premier sentiment de la nature humaine, l’amitié dans l’amour. L’amour, tel qu’ils le peignaient, est une maladie, un sort jeté par les dieux, un genre de délire, qui ne suppose aucune qualité morale dans l’objet aimé. Ce que les Grecs entendaient par l’amitié, existait entre les hommes ; mais ils ne savaient pas, mais leurs mœurs leur interdisaient d’imaginer qu’on pût rencontrer dans les femmes un être égal par l’esprit, et soumis par l’amour, une compagne de la vie, heureuse de consacrer ses facultés, ses jours, ses sentiments, à compléter une autre existence. La privation absolue d’une telle affection se fait apercevoir, non seulement dans la peinture de l’amour, mais dans tout ce qui tient à la délicatesse du cœur. Télémaque, en partant pour chercher Ulysse, dit, que s’il apprend la mort de son père, son premier soin, en revenant, sera de lui élever un tombeau, et de faire prendre à sa mère un second mari
. Les Grecs honoraient les morts ; les dogmes de leur religion ordonnaient expressément de veiller sur la pompe des funérailles ; mais la mélancolie, les regrets sensibles et durables ne sont point dans leur nature ; c’est dans le cœur des femmes qu’habitent les longs souvenirs. J’aurai souvent l’occasion de faire remarquer les changements qui se sont opérés dans la littérature, à l’époque où les femmes ont commencé à faire partie de la vie morale de l’homme.
Après avoir essayé de montrer quelles sont les causes premières des beautés originales de la poésie grecque, et des défauts qu’elle devait avoir à l’époque la plus reculée de la civilisation, il me reste à examiner comment le gouvernement et l’esprit national d’Athènes ont influé sur le rapide développement de tous les genres de littérature. On ne saurait nier que la législation d’un peuple ne soit toute-puissante sur ses goûts, sur ses talents et sur ses habitudes, puisque Lacédémone a existé à côté d’Athènes, dans le même siècle, sous le même climat, avec des dogmes religieux à peu près semblables, et cependant avec des mœurs si différentes.
Toutes les institutions d’Athènes excitaient l’émulation. Les Athéniens n’ont pas toujours été libres. Mais l’esprit d’encouragement n’a jamais cessé d’exercer parmi eux la plus grande force. Aucune nation ne s’est jamais montrée plus sensible à tous les talents distingués. Ce penchant à l’admiration créait les chefs-d’œuvre qui la méritent. La Grèce, et dans la Grèce l’Attique, était un petit pays civilisé, au milieu du monde encore barbare. Les Grecs étaient peu nombreux, mais l’univers les regardait. Ils réunissaient le double avantage des petits états et des grands théâtres : l’émulation qui naît de la certitude de se faire connaître au milieu des siens, et celle que doit produire la possibilité d’une gloire sans bornes. Ce qu’ils disaient entre eux retentissait dans le monde. Leur population était très circonscrite, et l’esclavage de près de la moitié des habitants restreignait encore la classe des citoyens. Tout contribuait à réunir les lumières, à rassembler les talents dans le cercle de concurrents en petit nombre, qui s’excitaient l’un l’autre, et se mesuraient sans cesse. La démocratie qui appelle tous les hommes distingués à toutes les places éminentes, portait les esprits à s’occuper des événements publics. Néanmoins les Athéniens aimaient et cultivaient les beaux-arts, et ne se renfermaient point dans les intérêts politiques de leur pays ; ils voulaient conserver leur premier rang de nation éclairée ; la haine, le mépris pour les Barbares, fortifiaient en eux le goût des arts et des belles-lettres. Il vaut mieux pour le genre humain que les lumières soient généralement répandues ; mais l’émulation de ceux qui les possèdent est plus grande lorsqu’elles sont concentrées. La vie des hommes célèbres était plus glorieuse chez les anciens ; celle des hommes obscurs est plus heureuse chez les modernes.
La passion dominante du peuple d’Athènes, c’était l’amusement. On l’a vu décréter la peine de mort contre quiconque proposerait de distraire, pour le service militaire même, l’argent consacré aux fêtes publiques. Il n’avait point, comme les Romains, l’ardeur de conquérir. Il repoussait les Barbares, pour conserver sans mélange ses goûts et ses habitudes. Il aimait la liberté, comme assurant à tous les genres de plaisirs la plus grande indépendance ; mais il n’avait pas cette haine profonde de la tyrannie, qu’une certaine dignité de caractère gravait dans l’âme des Romains. Les Athéniens ne cherchaient point à établir une forte garantie dans leur législation ; ils voulaient seulement alléger tous les jougs, et donner aux chefs de l’état le besoin continuel de captiver les citoyens et de leur plaire.
Ils applaudissaient aux talents avec transport ; ils louaient avec passion les grands hommes : leur loi d’exil, leur ostracisme n’est qu’une preuve de la défiance que leur inspirait à eux-mêmes leur penchant à l’enthousiasme. Tout ce qui peut ajouter à l’éclat des noms fameux, tout ce qui peut exciter l’ambition de la gloire, cette nation le prodiguait. Les auteurs tragiques allaient faire des sacrifices sur le tombeau d’Eschyle, avant d’entrer dans la carrière qu’il avait ouverte le premier. Pindare, Sophocle, la lyre à la main, paraissaient dans les jeux publics, couronnés de lauriers et désignés par les oracles. L’imprimerie, si favorable aux progrès, à la diffusion des lumières, nuit à l’effet de la poésie ; on l’étudie, on l’analyse, tandis que les Grecs la chantaient, et n’en recevaient l’impression qu’au milieu des fêtes, de la musique, et de cette ivresse que les hommes réunis éprouvent les uns par les autres.
On peut attribuer quelques-uns des caractères de la poésie des Grecs au genre de succès que se proposaient leurs poètes. Leurs vers devaient être lus dans les solennités publiques. La réflexion, la mélancolie, ces jouissances solitaires, ne conviennent point à la foule ; le sang s’anime, la vie s’exalte parmi les hommes rassemblés. Il fallait que les poètes secondassent ce mouvement. La monotonie des hymnes pindariques, cette monotonie si fatigante pour nous, ne l’était point dans les fêtes grecques ; de certains airs, qui ont produit de grands effets sur les habitants des pays de montagnes, sont composés d’un très petit nombre de notes. Il en était peut-être ainsi des idées que contenait la poésie lyrique des Grecs. Les mêmes images, les mêmes sentiments, et surtout la même harmonie, excitaient toujours les applaudissements de la multitude.
L’approbation du peuple grec s’exprimait bien plus vivement que les suffrages réfléchis des modernes. Une nation qui encourageait de tant de manières les talents distingués, devait faire naître entre eux de grandes rivalités ; mais ces rivalités servaient à l’avancement des arts. La palme la plus glorieuse excitait moins de haine, que n’en font naître les témoignages comptés de l’estime rigoureuse qu’on peut obtenir de nos jours. Il était permis au génie de se nommer, à la vertu de s’offrir, et tous les hommes qui se croyaient dignes de quelque renommée, pouvaient s’annoncer sans crainte comme les candidats de la gloire. La nation leur savait gré d’être ambitieux de son estime.
Maintenant la médiocrité toute puissante force les esprits supérieurs à se revêtir de ses couleurs effacées. Il faut se glisser dans la gloire, il faut dérober aux hommes leur admiration à leur insu. Il importe non seulement de rassurer par sa modestie, mais il faut même affecter de l’indifférence pour les suffrages, si l’on veut les obtenir. Cette contrainte aigrit quelques esprits, étouffe dans les autres les talents auxquels l’essor et l’abandon sont nécessaires. L’amour-propre persiste, le véritable génie est souvent découragé. L’envie chez les Grecs existait quelquefois entre les rivaux ; elle a passé maintenant chez les spectateurs, et par une singularité bizarre, la masse des hommes est jalouse des efforts que l’on tente pour ajouter à ses plaisirs, ou mériter son approbation.
Chapitre II.
Des tragédies grecques §
C’est surtout dans les pièces de théâtre qu’on aperçoit visiblement quelles sont les mœurs, la religion, et les lois du pays où elles ont été composées et représentées avec succès. Il faut, pour être applaudi au théâtre, que l’auteur possède, indépendamment des qualités littéraires, un peu de ce qui constitue le mérite des actions politiques, la connaissance des hommes, de leurs habitudes et de leurs préjugés.
La douleur et la mort sont les premiers moyens des situations tragiques, et la religion modifie toujours puissamment l’action de la douleur, et la terreur de la mort. Voyons donc quels effets les opinions religieuses des Grecs pouvaient ajouter à leurs tragédies, et quels effets elles leur interdisaient.
La religion des Grecs était singulièrement théâtrale ; on raconte qu’une tragédie d’Eschyle, les Euménides, produisit une fois une impression si prodigieuse, que les femmes enceintes ne purent en supporter le spectacle ; les terreurs de l’enfer, la puissance de la superstition, bien plus que la beauté de la pièce, agissaient ainsi sur les âmes. Le poète disposait en même temps de la foi religieuse, et des passions humaines. Si l’on transportait le même sujet, la même tragédie, dans les pays où les croyances sont différentes, rien ne serait plus différent aussi que l’impression que l’on en recevrait. Nous verrons, en examinant la littérature du Nord, quelle source d’émotions on peut trouver dans une religion d’un autre caractère ; et je montrerai, en parlant de la littérature moderne, comment les idées religieuses du christianisme étant trop abstraites et trop mystiques pour être représentées sur le théâtre, les auteurs dramatiques ont dû s’occuper uniquement d’exciter l’intérêt par l’énergique peinture des passions. Je me borne maintenant à ce qui concerne les Grecs. Quelle impression recevaient-ils par le tableau de la mort et de la douleur ? et de quelle manière devaient-ils peindre les égarements des passions, d’après leur système religieux et politique ?
Leur religion attribuait aux dieux une grande puissance sur les remords des coupables. Elle représentait, sous les couleurs les plus effrayantes, les tourments des criminels. Cette situation mise en scène sous diverses formes, causait toujours au théâtre un insurmontable effroi. C’est aussi par ce moyen de terreur, que les législateurs exerçaient une grande puissance, et que des principes de moralité se maintenaient entre les hommes. L’image de la mort produisait un effet moins sombre sur les Grecs que sur les modernes. Les croyances du paganisme adoucissaient extrêmement la crainte de la mort. Les anciens revêtaient la vie à venir des images les plus brillantes ; ils avaient matérialisé l’autre monde par des descriptions, par des tableaux, par des récits de tous les genres ; et l’abîme que la nature a mis entre l’existence et la mort était, pour ainsi dire, comblé par leur mythologie. Ces opinions pouvaient avoir leur utilité politique ; mais comme l’idée de la mort fait éprouver à l’imagination des modernes une impression plus forte et plus sensible, elle est parmi nous d’un plus grand effet tragique.
Les Grecs étaient beaucoup moins susceptibles de malheur qu’aucun autre peuple de l’antiquité : on trouve parmi eux moins d’exemples de suicide que chez les Romains ; leurs institutions politiques, leur esprit national les disposaient davantage au plaisir comme au bonheur. En général, il faut attribuer, chez les anciens, l’allégement d’une certaine intensité de douleur, aux superstitions du paganisme. Les songes, les pressentiments, les oracles, tout ce qui jette dans la vie de l’extraordinaire, de l’inattendu, ne permet pas de croire au malheur irrévocable. Les situations les plus funestes ne paraissent jamais sans ressources ; on se flatte toujours d’un prodige. Le calcul des probabilités morales peut souvent présenter un résultat inflexible, tandis que, lorsqu’on croit au surnaturel, l’impossible n’existe pas : ainsi l’espoir n’est jamais totalement détruit. Ce découragement profond dans lequel tombe l’infortuné, cet abattement si douloureusement exprimé par Shakespeare, les Grecs ne pouvaient le peindre ; ils ne l’éprouvaient pas. Les hommes célèbres étaient exposés à la persécution, mais jamais à l’isolement ni à l’oubli. Les grandes infortunes étonnaient encore l’espèce humaine ; on leur supposait une cause miraculeuse ; on les entourait de rêves mythologiques. La vie était soutenue de toutes parts.
La religion des Grecs n’étant pour nous que de la poésie, jamais leurs tragédies ne nous feront éprouver une émotion égale à celles qu’ils ressentaient en les écoutant. Les auteurs grecs comptaient sur un certain nombre d’effets tragiques qui tenaient à la crédulité de leurs spectateurs ; et ils pouvaient suppléer, par les terreurs religieuses, à quelques émotions naturelles.
Tout, chez les Grecs, a le charme et l’avantage de la jeunesse : la douleur elle-même, si l’on peut le dire, y est encore dans sa nouveauté, conservant l’espérance, et rencontrant toujours la pitié. Les spectateurs étaient si facilement émus, prenaient un si vif intérêt à la souffrance, que cette certitude mettait le poète en confiance avec ses auditeurs ; il ne redoutait pas (ce qu’on doit craindre de nos jours jusque dans les fictions) d’importuner par la plainte, comme si l’infortune, dans les tableaux d’imagination, pouvait encore fatiguer l’égoïsme.
Le malheur, chez les Grecs, se montrait auguste ; il offrait aux peintres de nobles attitudes, aux poètes des images imposantes : il donnait aux idées religieuses une solennité nouvelle ; mais l’attendrissement que causent les tragédies modernes est mille fois plus profond. Ce qu’on représente de nos jours, ce n’est plus seulement la douleur offrant aux regards un majestueux spectacle, c’est la douleur dans ses impressions solitaires, sans appui comme sans espoir ; c’est la douleur telle que la nature et la société l’ont faite.
Les Grecs n’exigeaient point comme nous le jeu des situations, le contraste des caractères ; leurs tragiques ne faisaient point ressortir les beautés par l’opposition des ombres. Leur art dramatique ressemblait à leur peinture, où toutes les couleurs sont vives, où tous les objets sont placés sur le même plan, sans que les lois de la perspective y soient observées.
Les tragiques grecs, fondant la plupart de leurs pièces sur l’action continuelle de la volonté des dieux, étaient dispensés d’un certain genre de vraisemblance, qui est la gradation des événements naturels ; ils produisaient de grands effets, sans les avoir amenés par des nuances progressives ; l’esprit étant toujours préparé à la crainte par la religion, à l’extraordinaire par la foi, les Grecs n’étaient point astreints aux plus grandes difficultés, de l’art dramatique ; ils ne dessinaient point les caractères avec cette vérité philosophique exigée dans les temps modernes. Le contraste des vices et des vertus, les combats intérieurs, le mélange et l’opposition des sentiments qu’il faut peindre pour intéresser le cœur humain, étaient à peine indiqués. Il suffisait aux Grecs d’un oracle des dieux pour tout expliquer.
Oreste tue sa mère ; Électre l’y encourage sans un moment d’incertitude ni de regrets ; les remords d’Oreste après la mort de Clytemnestre ne sont point préparés par les combats qu’il devait éprouver avant de la tuer ; l’oracle d’Apollon avait commandé le meurtre ; alors qu’il est commis, les Euménides se saisissent du coupable ; à peine aperçoit-on les sentiments de l’homme à travers ses actions. C’est dans les chœurs que sont reléguées les réflexions, les incertitudes, les délibérations et les craintes ; les héros agissent toujours par l’ordre des dieux.
Racine, en imitant les Grecs dans quelques-unes de ses pièces, explique, par des raisons tirées des passions humaines, les forfaits commandés par les dieux ; il place un développement moral à côté de la puissance du fatalisme : dans un pays où l’on ne croit point à la religion des païens, un tel développement est nécessaire ; mais chez les Grecs, l’effet tragique était d’autant plus terrible, qu’il avait pour fondement une cause surnaturelle. La foi que les Grecs avaient à de telles causes, donnait nécessairement moins d’indépendance et de variété aux affections de l’âme.
Il existait un dogme religieux pour décider de chaque sentiment, comme une divinité pour personnifier chaque arbre, chaque fontaine. On ne pou voit refuser la pitié à qui se présentait avec une branche d’olivier ornée de bandelettes, ou tenait embrassé l’autel des dieux : tel est le sujet unique de la tragédie des Suppliantes. De semblables croyances donnent une élégance poétique à toutes les actions de la vie ; mais elles bannissent habituellement ce qu’il y a d’irrégulier, d’imprévu, d’irrésistible dans les mouvements du cœur15.
L’amour est chez les Grecs, comme toutes les autres passions violentes, un simple effet de la fatalité. Dans les tragédies, comme dans les poèmes, on est sans cesse frappé de ce qui manquait aux affections du cœur, lorsque les femmes n’étaient point appelées à sentir ni à juger. Alceste donne sa vie pour Admète ; mais avant de s’y résoudre, que ne lui fait pas dire Euripide pour engager le père d’Admète à se dévouer, à sa place ! Les Grecs peignaient une action généreuse ; mais ils ne savaient pas quelles jouissances on peut trouver à braver la mort pour ce qu’on aime, quelle jalousie on peut attacher à n’avoir point de rivaux dans ce sacrifice passionné. On dit, avec raison, qu’on ne pourrait pas mettre sur le théâtre français la plupart des pièces grecques, exactement traduites : ce ne sont point quelques négligences de l’art qui empêcheraient d’applaudir à tant de beautés originales ; mais on aurait de la peine à supporter maintenant un certain manque de délicatesse dans les expressions sensibles. En étudiant les deux Phèdre, il est surtout facile de se convaincre de cette vérité.
Racine a risqué sur le théâtre français un amour dans le genre grec, un amour qu’il faut attribuer à la vengeance des dieux. Mais combien on voit néanmoins dans le même sujet la différence des siècles et des mœurs ! Euripide aurait pu faire dire à Phèdre :
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée ;C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
Mais jamais un Grec n’aurait trouvé ce vers :
Ils ne se verront plus ; —Ils s’aimeront toujours.
Les tragédies grecques sont donc, je le crois, très inférieures à nos tragédies modernes, parce que le talent dramatique ne se compose pas seulement de l’art de la poésie, mais consiste aussi dans la profonde connaissance des passions ; et sous ce rapport la tragédie a dû suivre les progrès de l’esprit humain.
Les Grecs n’en sont pas moins admirables dans cette carrière, comme dans toutes les autres, quand on compare leurs succès à l’époque du monde dans laquelle ils ont vécu. Ils ont transporté sur leur théâtre tout ce qu’il y avait de beau dans l’imagination des poètes, dans les caractères antiques, dans le culte du paganisme ; et le siècle de Périclès étant beaucoup plus avancé en philosophie que le siècle d’Homère, les pièces de théâtre ont aussi dans ce genre acquis plus de profondeur.
On peut remarquer un perfectionnement sensible dans les trois tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide ; il y a même trop de distance entre Eschyle et les deux autres, pour expliquer seulement cette supériorité par la marche naturelle de l’esprit dans un si court espace de temps ; mais Eschyle n’avait vu que la prospérité d’Athènes : Sophocle et Euripide ont été témoins de ses revers ; leur génie dramatique s’en est accru ; le malheur a aussi sa fécondité.
Eschyle ne présente aucun résultat moral : il n’unit presque jamais par des réflexions la douleur physique16 à la douleur de l’âme. Un cri de souffrance, une plainte sans développement, sans souvenir, sans prévoyance, exprime les impressions du moment, montre quel était l’état de l’âme avant que la réflexion eût placé au dedans de nous-mêmes un témoin de nos mouvements intérieurs.
Sophocle met souvent des maximes philosophiques dans les paroles des chœurs. Euripide prodigue ces maximes dans les discours de ses personnages, sans qu’elles soient toujours parfaitement liées à la situation et au caractère. On voit dans ces trois auteurs et leur talent personnel, et le développement de leur siècle ; mais aucun d’eux n’atteint à la peinture déchirante et mélancolique que les tragiques anglais, que les écrivains modernes nous ont donnée de la douleur ; aucun d’eux ne présente une philosophie sensible, aussi profondément analogue aux souffrances de l’âme. Le genre humain, en vieillissant, devient moins accessible à la pitié ; il a donc fallu creuser plus avant pour retrouver la source de l’émotion ; et le malheur isolé a eu besoin de recourir à une force intérieure plus agissante.
Les récompenses sans nombre qu’on accordait au génie dramatique parmi les Grecs encourageaient, sous beaucoup de rapports, les progrès de l’art ; mais les délices mêmes de la louange nuisaient, à quelques égards, au talent tragique. Le poète était trop satisfait, trop exalté, pour donner au malheur une expression profondément mélancolique. Dans les tragédies modernes, on aperçoit presque toujours, par le caractère du style, que l’auteur lui-même a éprouvé quelques-unes des douleurs qu’il représente.
Le goût des Grecs, dans les tragédies, est souvent remarquable par sa pureté. Comme ils étaient les premiers, comme ils ne pouvaient être imitateurs, ils ont dû commencer par les défauts de la simplicité, plutôt que par ceux de la recherche. Toutes les littératures modernes ont essayé d’abord de faire mieux, ou du moins autrement que les anciens. Les Grecs ayant la nature seule pour modèle, ont eu quelquefois de la grossièreté, mais jamais d’affectation. Aucun de leurs efforts n’était perdu ; ils étaient dans la véritable route.
On peut quelquefois reprocher aux tragiques grecs la longueur des récits et des discours qu’ils mettaient sur la scène ; mais les spectateurs n’avaient pas encore appris à s’ennuyer ; et les auteurs ne resserrent leurs moyens d’effet, que lorsqu’ils redoutent la prompte lassitude des spectateurs. L’esprit philosophique rend plus sévère sur l’emploi du temps ; et loin que les peuples à imagination exigent de la rapidité dans les tableaux qu’on leur présente, ils se plaisent dans les détails, et se fatigueraient bien plus tôt des abrégés.
Les Grecs font aussi, relativement à nous, beaucoup de fautes dans leur manière de parler des femmes. Ils faisaient représenter leurs rôles dans les tragédies par des hommes, et ne concevaient pas le charme que les modernes attachent à l’idée d’une femme. Ce petit nombre de critiques excepté, l’on doit reconnaître que les Grecs ont dans leurs tragédies un goût parfait, une régularité remarquable. Ce peuple si orageux dans ses discussions politiques, avait dans tous les arts (excepté dans la comédie) un esprit sage et modéré. C’est à leur religion qu’il faut surtout attribuer leur fixité dans les principes du genre noble et simple.
Le peuple d’Athènes n’exigeait point qu’on mêlât, comme en Angleterre, les scènes grotesques de la vie commune aux situations héroïques. On représentait les tragédies grecques dans les fêtes consacrées aux dieux ; elles étaient presque toutes fondées sur des dogmes religieux. Un respect pieux écartait de ces chefs-d’œuvre, comme d’un temple, tout rôle ignoble ou toute image grossière. Les héros que peignaient les auteurs dramatiques, n’avaient point cette grandeur soutenue que leur a donnée Racine ; mais ce n’est point à une condescendance populaire qu’il faut attribuer cette différence ; tous les poètes ont peint ainsi les caractères, avant que de certaines habitudes monarchiques et chevaleresques nous eussent donné l’idée d’une nature de convention.
La plupart des personnages mis en action dans les pièces grecques, sont tirés de l’Iliade ou de l’histoire héroïque de la même époque. L’idée forte qu’Homère avait donnée de ses héros, a beaucoup servi les auteurs tragiques. Les seuls noms d’Ajax, d’Achille, d’Agamemnon, produisaient d’abord une émotion de souvenir. Leur destinée était pour les Grecs un sujet national ; le poète dramatique, en les représentant, n’avait qu’à développer les idées reçues : il n’était point obligé de créer à la fois le caractère et la situation ; le respect et l’intérêt existaient d’avance en faveur des hommes qu’il voulait peindre. Les modernes eux-mêmes ont profité de l’auguste célébrité des personnages tragiques de l’antiquité. Nos situations tragiques les plus belles et les plus simples sont tirées du grec. Ce n’est pas que les Grecs soient supérieurs aux modernes, c’est qu’ils ont peint les premiers ces affections dominantes, dont les principaux traits doivent toujours rester les mêmes.
Les caractères tragiques de l’amour maternel ont tous une analogie quelconque avec la douleur de Clytemnestre, et le dévouement filial doit toujours rappeler Antigone17. Enfin, il existe dans la nature morale, comme dans la lumière du soleil, un certain nombre de rayons qui produisent des couleurs tranchantes ou distinctes : vous variez ces couleurs par leur mélange, mais vous n’en pouvez créer une entièrement nouvelle.
Les trois tragiques grecs ont tous traité les mêmes sujets ; ils n’en ont point inventé de nouveaux ; les spectateurs n’en avaient nullement le désir ; les auteurs n’y songeaient pas, et ils n’y auraient peut-être pas réussi. Les conceptions heureuses d’événements extraordinaires sont beaucoup plus l’ouvrage des traditions que des poètes. La chaîne des raisonnements conduit à des découvertes en philosophie, mais la première idée de l’invention des faits poétiques est presque toujours l’effet du hasard. L’histoire, les mœurs, les contes populaires même aident l’imagination des écrivains. Sophocle n’eût point trouvé dans sa tête le sujet de Tancrède, ni Voltaire celui d’Œdipe. On ne découvre point de nouvelles fables merveilleuses, lorsque la crédulité du vulgaire ne s’y prête plus. On le voudrait en vain ; l’esprit s’y refuserait toujours.
L’importance donnée aux chœurs, qui sont censés représenter le peuple, est presque la seule trace de l’esprit républicain qu’on puisse remarquer dans les tragédies grecques. Les comédies rappellent souvent l’état politique de la nation ; mais, dans les tragédies, on peignait sans cesse les malheurs des rois18, on intéressait à leur sort. L’illusion de la royauté subsistait chez les Athéniens, quoiqu’ils aimassent leur gouvernement républicain. Cet enthousiasme de liberté qui caractérise les Romains, il ne paraît pas que les Grecs l’éprouvassent avec la même énergie : ils avaient eu beaucoup moins d’efforts à faire pour conquérir leur liberté ; ils n’avaient point expulsé du trône, comme les Romains, une race de rois cruels, propre à leur inspirer l’horreur de tout ce qui pou voit en rappeler le souvenir. L’amour de la liberté était pour les Grecs une habitude, une manière d’être, et non une passion dominante dont ils eussent besoin de retrouver partout l’expression.
Les Athéniens aimaient leurs institutions et leur pays, mais ce n’était pas, comme les Romains, par un sentiment exclusif. On ne trouve dans leurs tragédies qu’un trait caractéristique de la démocratie ; ce sont les réflexions que les principaux personnages, que les chœurs répètent sans cesse, sur la rapidité des revers de la destinée et sur l’inconstance de la fortune. Les révolutions subites et fréquentes du gouvernement populaire, ramènent souvent à ce genre d’observations philosophiques. Racine n’a point imité les Grecs à cet égard. Sous l’empire d’un monarque tel que Louis XIV, sa volonté devait remplacer le sort, et l’on n’osait lui supposer des caprices ; mais dans un pays où le peuple domine, ce qui frappe le plus les esprits, ce sont les bouleversements qui s’opèrent dans les destinées ; c’est la chute rapide et terrible du faîte de la grandeur dans l’abîme de l’adversité.
Les auteurs tragiques cherchent toujours à ranimer les impressions que la nation qui les écoute a souvent éprouvées. En effet, les souvenirs sont toujours de quelque chose dans l’attendrissement ; et loin qu’il soit nécessaire, dans les sentiments comme dans les pensées, de captiver l’attention par des rapports nouveaux, quand on veut faire couler des larmes c’est le passé qu’il faut rappeler.
Chapitre III.
De la comédie grecque §
Les tragédies (si l’on en excepte quelques chefs-d’œuvre) exigent moins de connaissance du cœur humain que les comédies, l’imagination suffit pour peindre ce qui s’offre naturellement aux regards, l’expression de la douleur. Les caractères tragiques doivent avoir entre eux une certaine ressemblance qui exclut la finesse des observations ; et les modèles de l’histoire héroïque tracent d’avance la route qu’il faut suivre. Mais cette délicatesse de goût, cette philosophie supérieure, que Molière a montrée dans ses comédies, il faut des siècles pour y amener l’esprit humain ; et quand un génie égal à celui de Molière eût vécu dans Athènes, il n’aurait pu deviner la bonne comédie.
On se demande cependant avec étonnement, en lisant les comédies d’Aristophane, comment il se peut qu’on ait applaudi de semblables pièces dans le siècle de Périclès, comment il se peut que les Grecs aient montré tant de goût dans les beaux-arts, et une grossièreté si rebutante dans les plaisanteries. C’est qu’ils avaient le bon goût qui appartient à l’imagination, et non celui qui naît de la moralité des sentiments. Les belles formes en tout genre plaisaient à leurs yeux ; mais leur âme n’était point avertie par une scrupuleuse délicatesse des égards qu’on doit observer. Ils éprouvaient beaucoup plus d’enthousiasme que de respect pour les grands caractères. Le malheur, la puissance, la religion, le génie, tout ce qui frappait l’imagination des Athéniens excitait en eux une sorte de fanatisme ; mais cette impression se détruisait avec la même facilité, dès qu’on en substituait une autre également vive. Les effets graduels et nuancés ne conviennent guère aux mœurs démocratiques ; et comme c’était toujours du peuple qu’il fallait se faire entendre et se faire applaudir, on se livrait, pour l’amuser, aux contrastes saillants qui frappent aisément tous les hommes.
La tragédie se ressentait moins de ce désir de plaire à la multitude ; elle faisait partie, comme je l’ai déjà dit, d’une fête religieuse. D’ailleurs ce ne sont ni les goûts ni les lumières du peuple qu’il faut consulter pour l’attendrir ; l’émotion de la pitié parvient à tous les cœurs par la même route. C’est à l’homme que vous vous adressez dans la tragédie ; mais c’est une telle époque, c’est un tel peuple, ce sont de telles mœurs, qu’il faut connaître pour obtenir dans la comédie un succès populaire : les pleurs sont pris dans la nature, et la plaisanterie dans les habitudes.
Les principes de la moralité servent communément de règles de goût aux dernières classes de la société, et ces principes suffisent souvent pour les éclairer, même en littérature. Le peuple athénien n’avait point cette moralité délicate qui peut suppléer au tact le plus fin de l’esprit ; il se livrait aux superstitions religieuses : mais il n’avait point d’idées fixes sur la vertu, et ne reconnaissait aucun principe, aucune borne, aucune pudeur dans les objets de ses amusements.
L’exclusion des femmes empêchait aussi que les Grecs ne se perfectionnassent dans la comédie. Les auteurs n’ayant aucun motif pour rien ménager, rien voiler, rien sous-entendre, la grâce et la finesse devaient nécessairement manquer à leur gaieté. Ces masques, ces porte-voix, toutes ces bizarres coutumes du théâtre des anciens disposaient l’esprit, comme les caricatures dans le dessin, à l’invention grotesque, et non à l’étude de la nature.
Aristophane saisissait quelques plaisanteries populaires ; il présentait quelques contrastes d’une invention commune et d’une expression grossière ; mais ce n’est jamais par la peinture des caractères, ni par la vérité des situations, que les ridicules des hommes et les travers de la société ressortent dans ses pièces.
La plupart des comédies d’Aristophane étaient relatives aux événements de son temps. On n’avait point encore imaginé de soutenir la curiosité par une intrigue romanesque ; l’intérêt des aventures particulières dépend absolument du rôle que jouent les femmes dans un pays. L’art comique, tel qu’il était du temps des Grecs, ne pouvait se passer d’allusions : on n’avait pas assez approfondi le cœur humain dans ses passions secrètes, pour intéresser seulement en les peignant ; mais il était très aisé de plaire au peuple en tournant ses chefs en dérision.
La comédie de circonstance réussit si facilement, qu’elle ne peut obtenir aucune réputation durable. Ces portraits des hommes vivants, ces épigrammes sur les faits contemporains, sont des plaisanteries de famille et des succès d’un jour, qui doivent ennuyer les nations et les siècles ; le mérite de tels ouvrages peut disparaître même d’une année à l’autre. Si votre mémoire ne se retrace pas le sujet des allusions, votre esprit ne vous suffit pas pour comprendre la gaieté de ces écrits ; et s’il faut réfléchir à une plaisanterie pour en découvrir le sens, tout son effet est manqué.
Le spectateur entre tout à fait dans l’illusion de la tragédie ; il s’intéresse assez au héros de la pièce, pour comprendre des mœurs étrangères, pour se transporter dans des pays entièrement nouveaux. L’émotion fait tout adopter, tout concevoir ; mais à la comédie l’imagination du spectateur est tranquille ; elle ne prête point son secours à l’auteur : l’impression de la gaieté est tellement légère et spontanée, que le plus faible effort, que la plus faible distraction pourrait en détourner.
Aristophane n’a composé que des pièces de circonstance, parce que les Grecs étaient extrêmement loin de la profondeur philosophique, qui permet de concevoir une comédie de caractère, une comédie qui intéresse l’homme de tous les pays et de tous les temps. Les comédies de Ménandre et les caractères de Théophraste ont fait faire des progrès, l’un dans la décence théâtrale, l’autre dans l’observation du cœur humain ; parce que ces deux écrivains avaient sur Aristophane l’avantage d’un siècle de plus ; mais, en général, les auteurs se laissent aisément séduire dans les démocraties, par l’irrésistible attrait des applaudissements populaires. C’est un écueil pour les pièces de théâtre des peuples libres, que les succès qu’on obtient, en mettant en scène des allusions aux affaires publiques. Je ne sais si de telles comédies sont un signe de liberté ; mais elles sont nécessairement la perte de l’art dramatique.
Le peuple d’Athènes, comme je l’ai déjà dit, était extrêmement susceptible d’enthousiasme ; mais il n’en aimait pas moins la satire qui insultait aux hommes supérieurs. Les comédies d’Athènes servaient, comme les journaux de France, au nivellement démocratique, avec cette différence, que la représentation d’une comédie remplie de personnalités contre un homme vivant, est un genre d’attaque, auquel de nos jours aucun nom considéré ne pourrait résister. Nous nous livrons trop peu à l’admiration, pour n’avoir pas tout à craindre de la calomnie ; les amis, en France, abandonnent trop facilement, pour qu’il ne soit pas nécessaire de mettre une borne à la violence des ennemis. À Athènes on pouvait se faire connaître, et se justifier sur la place publique au milieu de la nation entière ; mais, dans nos associations nombreuses, on ne pourrait opposer que la lumière lente des écrits au ridicule animé du théâtre. Aucune réputation, aucune autorité politique ne saurait soutenir cette lutte inégale.
La république d’Athènes elle-même a dû son asservissement à cet abus du genre comique, à ce goût désordonné pour les plaisanteries qu’excitait chaque jour le besoin de s’amuser. La comédie des Nuées prépara les esprits à l’accusation de Socrate. Démosthène, dans le siècle suivant, ne put arracher les Athéniens à leurs spectacles, à leurs occupations frivoles, pour les occuper de Philippe. Ce qu’on avait toujours craint pour la république, c’était l’ascendant que pourrait prendre sur elle un de ses grands hommes ; ce qui la fit périr, ce fut son indifférence pour tous.
Après avoir sacrifié leur gloire pour conserver leurs amusements, les Athéniens se virent enlever jusqu’à leur indépendance, et avec elle les plaisirs mêmes qu’ils avaient préférés à la défense de leur liberté.
Chapitre IV.
De la philosophie et de l’éloquence des Grecs §
La philosophie et l’éloquence étaient souvent réunies chez les Athéniens. Les systèmes métaphysiques et politiques de Platon ont bien moins contribué à sa gloire, que la beauté de son langage et la noblesse de son style. Les philosophes grecs sont, pour la plupart, des orateurs éloquents sur des idées abstraites. Je dois cependant considérer d’abord la philosophie des Grecs séparément de leur éloquence : mon but est d’observer les progrès de l’esprit humain, et la philosophie peut seule les indiquer avec certitude.
L’éloquence, soit par ses rapports avec la poésie, soit par l’intérêt des discussions politiques dans un pays libre, avait atteint chez les Grecs un degré de perfection qui sert encore de modèle : mais la philosophie des Grecs me paraît fort au-dessous de celle de leurs imitateurs, les Romains ; et la philosophie moderne a cependant, sur celle des Romains, la supériorité que doivent assurer à la pensée de l’homme deux mille ans de méditation de plus.
Les Grecs se sont perfectionnés eux-mêmes, d’une manière très remarquable, pendant le cours de trois siècles. Dans le dernier, celui d’Alexandre, Ménandre, Théophraste, Euclide, Aristote, marquent sensiblement les pas faits dans divers genres. L’une des principales causes finales des grands événements qui nous sont connus, c’est la civilisation du monde. Je développerai ailleurs cette assertion ; ce qu’il m’importe d’observer maintenant, c’est combien les Grecs étaient propres à répandre les lumières, combien ils excitaient aux travaux nécessaires pour les acquérir. Les philosophes instituaient des sectes, moyen aussi utile alors qu’il serait nuisible maintenant. Ils environnaient la recherche de la vérité de tout ce qui pouvait frapper l’imagination ; ces promenades où de jeunes disciples se réunissaient autour de leur maître, pour écouter de nobles pensées en présence d’un beau ciel ; cette langue harmonieuse qui exaltait l’âme par les sens, avant même que les idées eussent agi sur elle ; le mystère qu’on apportait à Éleusis dans la découverte, dans la communication de certains principes de morale ; toutes ces choses ajoutaient à l’effet des leçons des philosophes. À l’aide du merveilleux mythologique, on faisait adopter des vérités à l’univers dans son enfance. L’on enflammait de mille manières le goût de l’étude ; et les éloges flatteurs qu’obtenaient les disciples de la philosophie, en augmentaient encore le nombre.
Ce qui contribue à nous donner une idée prodigieuse des anciens, ce sont les grands effets produits par leurs ouvrages ; ce n’est pas néanmoins d’après cette règle qu’il faut les juger. Le petit nombre d’hommes éclairés qu’offrait la Grèce à l’admiration du reste du monde, la difficulté des voyages ; l’ignorance où l’on était de la plupart des faits recueillis par les écrivains, la rareté de leurs manuscrits, tout contribuait à inspirer la plus vive curiosité pour les ouvrages célèbres. Les témoignages multipliés de cet intérêt général excitaient les philosophes à franchir les grandes difficultés que présentait l’étude, avant que la méthode et la généralisation en eussent abrégé la route. La gloire moderne n’eût pas suffi pour récompenser de tels efforts ; il ne fallait pas moins que la gloire antique, pour donner la force de soulever de si grands obstacles. Les anciens philosophes ont obtenu, dans leur temps, une réputation beaucoup plus éclatante que celle des modernes ; mais il n’est pas moins vrai que les modernes, dans la métaphysique, la morale et les sciences, sont infiniment supérieurs aux anciens.
Les philosophes de l’antiquité ont combattu quelques erreurs ; mais ils en ont adopté un grand nombre. Lorsque les croyances les plus absurdes sont établies généralement, les écrivains qui en appellent aux lumières de la raison, ne peuvent jamais se dégager entièrement des préjugés qui les environnent. Quelquefois ils mettent une erreur à la place de celle qu’ils combattent ; d’autres fois ils conservent une superstition qui leur est propre, en attaquant les dogmes reçus. Les paroles fortuites paraissaient redoutables à Pythagore. Socrate et Platon croyaient aux démons familiers. Cicéron a craint les présages tirés des songes. Dès qu’un revers, une peine quelconque s’appesantit sur l’âme, il est impossible qu’elle repousse absolument toutes les superstitions de son siècle : l’appui qu’on trouve en soi ne suffit pas ; on ne se croit protégé que par ce qui est au dehors de nous. En s’étudiant soi-même, l’on verra que, dans toutes les douleurs de la vie, on est porté à croire les autres plus que ses propres réflexions, à chercher les motifs de ses craintes et de ses espérances ailleurs que dans sa raison. Un génie supérieur, quel qu’il soit, ne peut s’affranchir à lui seul de ce besoin du surnaturel, inhérent à l’homme ; il faut que la nation fasse corps avec le philosophe contre de certaines terreurs, pour qu’il soit possible à ce philosophe de les attaquer toutes.
Les Grecs se sont livrés avec folie à la recherche des différents systèmes du monde. Moins ils étaient avancés dans la carrière des sciences, moins ils reconnaissaient les bornes de l’esprit humain. Les philosophes se plaisaient surtout dans l’inconnu et l’inexplicable. Pythagore disait qu’il n’y avait de réel que ce qui était spirituel ; que le matériel n’existait pas
. Platon, cet écrivain si brillant d’imagination, revient sans cesse à une métaphysique bizarre du monde, de l’homme et de l’amour, où les lois physiques de l’univers et la vérité des sentiments ne sont jamais observées. La métaphysique qui n’a ni les faits pour base, ni la méthode pour guide, est ce qu’on peut étudier de plus fatigant ; et je crois impossible de ne pas le sentir, en lisant les écrits philosophiques des Grecs, quel que soit le charme de leur langage.
Les anciens sont plus forts en morale qu’en métaphysique ; l’étude des sciences exactes est nécessaire pour rectifier la métaphysique, tandis que la nature a placé dans le cœur de l’homme tout ce qui peut le conduire à la vertu. Cependant rien n’est moins arrêté, rien n’a moins d’ensemble que le code de morale des anciens. Pythagore paraît attacher la même importance à des proverbes, à des conseils de prudence et d’habileté, qu’aux préceptes de la vertu. Plusieurs des philosophes grecs confondent de même les rangs dans la morale, ils placent l’amour de l’étude sur la même ligne que l’accomplissement des premiers devoirs. L’enthousiasme pour les facultés de l’esprit l’emporte en eux sur tout autre genre d’estime : ils excitent l’homme à se faire admirer ; mais ils ne portent point un regard inquiet ou pénétrant dans les peines intérieures de l’âme.
Je ne crois pas que le mot de bonheur soit une fois prononcé dans les écrits des Grecs, selon l’acception moderne. Ils ne mettaient pas une grande importance aux vertus particulières. La politique était chez eux une branche de la morale ; ils méditaient sur l’homme en société ; ils ne le jugeaient presque jamais que dans ses rapports avec ses concitoyens ; et comme les états libres étaient composés en général d’une population fort peu nombreuse, que les femmes n’étaient de rien dans la vie19, toute l’existence de l’homme consistait dans les relations sociales : c’était au perfectionnement de cette existence politique que les études des philosophes s’attachaient exclusivement. Platon, dans sa République, propose comme un moyen d’accroître le bonheur de la race humaine, la destruction de l’amour conjugal et paternel, par la communauté des femmes et des enfants. Le gouvernement monarchique et l’étendue des empires modernes ont détaché la plupart des hommes de l’intérêt des affaires publiques : ils se sont concentrés dans leurs familles, et le bonheur n’y a pas perdu ; mais tout excitait les anciens à suivre la carrière politique, et leur morale avait pour premier objet de les y encourager. Ce qu’il y a de vraiment beau dans leur doctrine n’est point contraire à cette assertion. S’il est utile, dans toutes les situations, d’exercer un grand empire sur soi-même, c’est surtout aux hommes d’état que cette puissance est nécessaire.
Combien cette morale, qui consiste tout entière dans le calme, la force d’âme et l’enthousiasme de la sagesse, est admirablement peinte dans l’apologie de Socrate et dans le Phédon ! Si l’on pouvait faire entrer dans son âme cet ordre d’idées, il semble que l’on serait invinciblement armé contre les hommes. Les anciens prenaient souvent leur point d’appui dans les erreurs, souvent dans des idées factices ; mais enfin ils se sacrifiaient eux-mêmes à ce qu’ils reconnaissaient pour la vertu ; et ce qui nous manque aujourd’hui, c’est un levier pour soulever l’égoïsme : toutes les forces morales de chaque homme se trouvent concentrées dans l’intérêt personnel.
Les philosophes grecs étaient en très petit nombre, et des travaux antérieurs à leur siècle ne leur offraient point de secours ; il fallait qu’ils fussent universels dans leurs études. Ils ne pouvaient donc aller loin dans aucun genre ; il leur manquait ce qu’on ne doit qu’aux sciences exactes, la méthode, c’est-à-dire, l’art de résumer. Platon n’aurait pu rassembler dans sa mémoire ce qu’à l’aide de cette méthode les jeunes gens retiennent sans peine aujourd’hui ; et les erreurs s’introduisaient beaucoup plus facilement avant qu’on eût adopté dans le raisonnement l’enchaînement mathématique.
Socrate lui-même, dans les Dialogues de Platon, emprunte, pour combattre les sophistes, quelques-uns de leurs défauts ; ce sont des longueurs, des développements, qui ne seraient pas maintenant tolérés. On doit recourir aux anciens pour le goût simple et pur des beaux-arts ; on doit admirer leur énergie, leur enthousiasme pour tout ce qui est grand, sentiments jeunes et forts des premiers peuples civilisés ; mais il faut considérer tous leurs raisonnements en philosophie comme l’échafaudage de l’édifice que l’esprit humain doit élever.
Aristote cependant, qui vécut dans le troisième siècle grec, par conséquent dans le siècle supérieur pour la pensée aux deux précédents, Aristote a mis l’esprit d’observation à la place de l’esprit de système ; et cette différence suffit pour assurer sa gloire. Ce qu’il écrit en littérature, en physique, en métaphysique, est l’analyse des idées de son temps. Historien du progrès des connaissances à cette époque, il les rédige, il les place dans l’ordre dans lequel il les conçoit. C’est un homme admirable pour son siècle ; mais c’est vouloir forcer les hommes à marcher en arrière, que de chercher dans l’antiquité toutes les vérités philosophiques ; c’est porter l’esprit de découverte sur le passé, tandis que le présent le réclame. Les anciens, et surtout Aristote, ont été presque aussi forts que les modernes sur de certaines parties de la politique ; mais cette exception à l’invariable loi de la progression, tient uniquement à la liberté républicaine dont les Grecs ont joui, et que les modernes n’ont pas connue.
Aristote est dans l’ignorance la plus complète sur toutes les questions générales que l’histoire de son temps n’a point éclaircies ; il ne suppose pas l’existence du droit naturel pour les esclaves. Antagoniste de Platon sur plusieurs autres sujets, il n’imagine pas que l’esclavage puisse être un objet de discussion ; et, dans le même ouvrage, il traite les causes des révolutions et les principes du gouvernement avec une supériorité rare, parce que l’exemple des républiques grecques lui avait fourni la plupart de ses idées. Si le régime républicain n’avait pas cessé d’exister depuis Aristote, les modernes lui seraient aussi supérieurs dans la connaissance de l’art social que dans toute autre étude intellectuelle. Il faut que la pensée soit avertie par les événements ; c’est ainsi qu’en examinant les travaux de l’esprit humain, on voit constamment les circonstances ou le temps donner le fil qui sert de guide au génie. Le penseur sait tirer des conséquences d’une idée principale ; mais le premier mot de toutes choses, c’est le hasard, et non la réflexion, qui le fait découvrir à l’homme.
Le style des historiens grecs est remarquable par l’art de narrer avec intérêt et simplicité, et par la vivacité de quelques-uns de leurs tableaux ; mais ils n’approfondissent point les caractères ; ils ne jugent point les institutions. Les faits inspiraient alors une telle avidité, qu’on ne reportait point encore sa pensée vers les causes. Les historiens grecs marchent avec les événements ; ils en suivent l’impulsion, mais ne s’arrêtent point pour les considérer. On dirait que, nouveaux dans la vie, ils ne savent pas si ce qui est pourrait exister autrement. Ils ne blâment ni n’approuvent ; ils transmettent les vérités morales comme les faits physiques, les beaux discours comme les mauvaises actions, les bonnes lois comme les volontés tyranniques, sans analyser ni les caractères, ni les principes. Ils vous peignent, pour ainsi dire, la conduite des hommes comme la végétation des plantes, sans porter sur elle un jugement de réflexion20. C’est aux historiens des premiers âges de la Grèce, que ces observations s’appliquent. Plutarque, contemporain de Tacite, appartient à une époque différente de l’esprit humain.
L’éloquence des philosophes égalait presque, chez les Grecs, l’éloquence des orateurs. Socrate, Platon, aimaient mieux parler qu’écrire, parce qu’ils sentaient, sans se rendre précisément compte de leur talent, que leurs idées appartenaient plus à l’inspiration qu’à l’analyse. Ils avaient besoin de recourir au mouvement et à l’exaltation produite par le langage animé de la conversation ; ils cherchaient ce qui pouvait agir sur l’imagination, avec autant de soin que les métaphysiciens exacts et les moralistes sévères en mettent, de nos jours, à se garantir de toute parure poétique. L’éloquence philosophique des Grecs fait encore effet sur nous, par la noblesse et la pureté du langage. La doctrine calme et forte qu’ils enseignaient donne à leurs écrits un caractère que le temps n’a point usé. L’antiquité sied bien aux beautés simples ; néanmoins nous trouverions les discours des philosophes grecs sur les affections de l’âme trop monotones, s’ils étaient écrits de nos jours : il leur manque une grande puissance pour faire naître l’émotion ; c’est la mélancolie et la sensibilité.
Les opinions stoïciennes n’unissaient point la sensibilité à la morale ; la littérature des peuples du Nord n’avait point encore fait aimer les images sombres ; le genre humain n’avait pas encore atteint, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’âge de la mélancolie ; l’homme luttant contre les souffrances de l’âme, ne leur opposait que la force, et non cette résignation sensible, qui n’étouffe point la peine et ne rougit point des regrets. Cette résignation peut seule faire servir la douleur même aux plus sublimes effets du talent.
L’éloquence de la tribune était, dans la république d’Athènes, aussi parfaite qu’il le fallait pour entraîner l’opinion des auditeurs. Dans les pays où l’on peut produire, par la parole, un grand résultat politique, ce talent se développe nécessairement. Quand on connaît la valeur du prix, on sait d’avance quels efforts seront tentés pour l’obtenir. L’éloquence était, chez les Athéniens, tant qu’ils ont été libres, une espèce de gymnastique dans laquelle on voit l’orateur presser le peuple par ses arguments, comme s’il voulait le terrasser. Le mouvement que Démosthène exprime le plus souvent, c’est l’indignation que lui inspirent les Athéniens ; cette colère contre le peuple, assez naturelle peut-être dans une démocratie, revient sans cesse dans les discours de Démosthène. Il parle de lui-même d’une manière digne, c’est-à-dire, rapide et indifférente.
J’examinerai, dans le chapitre suivant, quelques-unes des raisons politiques de la différence qui existe entre Cicéron et Démosthène. Ce qu’on peut remarquer en général dans les orateurs grecs, c’est qu’ils ne se servent que d’un petit nombre d’idées principales, soit qu’on ne puisse frapper le peuple qu’avec peu d’arguments exprimés fortement et longtemps développés, soit que les harangues des Grecs eussent le même défaut que leur littérature, l’uniformité. Les anciens, pour la plupart, n’ont pas une grande variété de pensées. Leurs écrits sont comme la musique des Écossais, qui composent des airs avec cinq notes, dont la parfaite harmonie éloigne toute critique, sans captiver profondément l’intérêt.
Enfin les Grecs, tout étonnants qu’ils sont, laissent peu de regrets. C’est ainsi que devait être un peuple qui commençait la civilisation du monde. Ils ont toutes les qualités nécessaires pour exciter le développement de l’esprit humain ; mais on n’éprouve point, en les voyant disparaître de l’histoire, la même douleur qu’inspire la perte du nom et du caractère des Romains. Les mœurs, les habitudes, les connaissances philosophiques, les succès militaires, tout semble, chez les Grecs, ne devoir être que passager ; c’est la semence que le vent emportera dans tous les lieux de la terre, et qui ne restera point où elle est née.
L’amour de la réputation était le principe de toutes les actions des Grecs ; ils étudiaient, pour être admirés ; ils supportaient la douleur, pour exciter l’intérêt ; ils adoptaient des opinions, pour avoir des disciples ; ils défendaient leur patrie, pour la gouverner21. Mais ils n’avaient point ce sentiment intime, cette volonté réfléchie, cet esprit national, ce dévouement patriotique qui ont distingué les Romains. Les Grecs devaient donner l’impulsion à la littérature et aux beaux-arts ; les Romains ont fait porter au monde l’empreinte de leur génie.
Chapitre V.
De la littérature latine, pendant que la république romaine durait encore §
Il faut distinguer dans toute la littérature ce qui est national de ce qui appartient à l’imitation. L’empire romain ayant succédé à la domination d’Athènes, la littérature latine suivit la route que la littérature grecque avait tracée, d’abord parce que c’était la meilleure à beaucoup d’égards, et que vouloir s’en écarter en tout, eût été renoncer au bon goût et à la vérité ; peut-être aussi, parce que la nécessité seule produit l’invention, et qu’on adopte au lieu de créer quand on trouve un modèle d’accord avec ses idées habituelles. Le genre humain s’applique de préférence à perfectionner, quand il est dispensé de découvrir.
Le paganisme romain avait beaucoup de rapport avec le paganisme grec. Les préceptes des beaux-arts et de la littérature, un grand nombre de lois, la plupart des opinions philosophiques, ont été transportés successivement de Grèce en Italie. Je ne m’attacherai donc pas ici à l’analyse des effets semblables, qui devaient naître des mêmes causes. Tout ce qui tient dans la littérature grecque à la religion païenne, à l’esclavage, aux coutumes des nations du Midi, à l’esprit général de l’antiquité avant l’invasion du peuple du Nord et l’établissement de la religion chrétienne, doit se retrouver avec quelques modifications chez les Latins.
Ce qu’il importe de remarquer, ce sont les différences caractéristiques de la littérature grecque et de la littérature latine ; et les progrès de l’esprit humain, dans les trois époques successives de l’histoire littéraire des Romains, celle qui a précédé le règne d’Auguste, celle qui porte le nom de cet empereur, et celle qui peut se compter depuis sa mort jusqu’au règne des Antonins. Les deux premières se confondent à quelques égards par les dates, mais leur esprit est extrêmement différent. Quoique Cicéron soit mort sous le triumvirat d’Octave, son génie appartient en entier à la république ; et quoique Ovide, Virgile, Horace, soient nés pendant que la république subsistait encore, leurs écrits portent le caractère de l’influence monarchique. Sous le règne d’Auguste même, quelques écrivains, Tite-Live surtout, montrent souvent dans leur manière d’écrire l’histoire, un esprit républicain ; mais pour analyser avec justesse le genre distinctif de ces trois époques, il faut examiner leurs couleurs générales, et non les exceptions particulières.
Le caractère romain ne s’est montré tout entier que pendant le temps qu’a duré la république. Une nation n’a de caractère que lorsqu’elle est libre. L’aristocratie de Rome avait quelques-uns des avantages de l’aristocratie des lumières. Quoiqu’on puisse, avec raison, lui reprocher tout ce qui, dans la nomination des sénateurs, tenait purement à l’hérédité, néanmoins le gouvernement de Rome, dans l’enceinte de ses murs, était un gouvernement libre et paternel. Mais les conquêtes donnaient un pouvoir immense aux chefs de l’état ; et les principaux Romains, élite de la ville reine de l’univers, se considéraient comme possesseurs du patriciat du monde. C’est de ce sentiment d’aristocratie chez les nobles, de supériorité exclusive chez les habitants de la cité, que dérive l’éminent caractère des écrits des Romains, de leur langue, de leurs mœurs, de leurs habitudes, la dignité.
Les Romains ne montraient jamais, dans quelque circonstance que ce fût, une agitation violente ; lors même qu’ils désiraient d’émouvoir par l’éloquence, il leur importait encore plus de conserver la dignité calme d’une âme forte, de ne point compromettre le sentiment de respect, qui était la base de toutes leurs institutions politiques, comme de toutes leurs relations sociales. Il y a dans leur langue une autorité d’expression, une gravité de son, une régularité de périodes, qui se prête à peine aux accents brisés d’une âme troublée, aux saillies rapides de la gaieté. Ils triomphaient dans les combats par leur courage, mais leur force morale consistait dans l’impression solennelle et profonde que produisait le nom romain. Ils ne se permettaient, pour aucun motif, pas même pour un succès présent, ce qui pouvait porter atteinte aux rapports durables de subordination, d’égards et de sagesse.
C’était un peuple dont la puissance consistait dans une volonté suivie, plutôt que dans l’impétuosité de ses passions. Il fallait le persuader par le développement de la raison, et le contenir par l’estime. Plus religieux que les Grecs, quoique moins fanatique ; plus obéissant aux autorités politiques, moins enthousiaste, et par conséquent moins jaloux des réputations individuelles, il n’était jamais privé de l’exercice de sa raison par aucun événement de la vie humaine.
Les Romains avaient commencé par mépriser les beaux-arts, et en particulier la littérature, jusqu’au moment où les philosophes, les orateurs, les historiens rendirent le talent d’écrire utile aux affaires et à la morale publique. Lorsque les premiers de l’état s’occupèrent de littérature, leurs livres eurent sur ceux des Grecs l’avantage que donne toujours la connaissance pratique des hommes et de l’administration ; mais ils furent composés nécessairement avec plus de circonspection. Cicéron n’osait attaquer qu’avec timidité les idées reçues à Rome. Les opinions nationales ne pouvaient être bravées par qui voulait obtenir de la nation son suffrage pour les premières places de la république ; l’écrivain aspirait toujours à se conserver la réputation d’homme d’état.
Dans les démocraties, telles qu’était celle d’Athènes, l’étude de la philosophie et l’occupation des affaires politiques se trouvent presque aussi rarement réunies, que dans une monarchie le métier de courtisan et le mérite de penseur. Les moyens par lesquels on acquiert la popularité, occupent entièrement le temps, et n’ont presque point de rapport avec les travaux nécessaires à l’accroissement des lumières. Les chefs du peuple n’ont, pour ainsi dire, aucune idée de la postérité ; les orages du présent sont si terribles, les revers et la prospérité portent si loin la destinée, que toutes les passions sont absorbées par les événements contemporains. Le gouvernement aristocratique offrant une carrière plus lente et plus mesurée, fixe davantage l’intérêt sur tous les genres d’avenir : les lumières philosophiques sont nécessaires à la considération dans un corps d’hommes choisis, tandis qu’il suffit des ressources de l’imagination pour émouvoir la multitude rassemblée.
Excepté Xénophon, qui avait été lui-même acteur dans l’histoire militaire qu’il raconte, mais qui néanmoins n’a jamais eu de pouvoir dans l’intérieur de la république, aucun des hommes d’état d’Athènes ne fut en même temps célèbre par ses talents littéraires ; aucun, comme Cicéron et César, ne crut ajouter par ses écrits à son existence politique. Scipion et Salluste furent soupçonnés, l’un d’être l’auteur secret des comédies de Térence, l’autre d’avoir été l’acteur caché de la conspiration dont il était l’historien ; mais on ne voit point d’exemples dans Athènes, que le même homme ait suivi la double carrière des lettres et des affaires publiques. Il résultait de cette séparation presque absolue, entre les études philosophiques et les occupations de l’homme d’état, que les écrivains grecs cédaient davantage à leur imagination, et que les écrivains latins prenaient pour règle de leurs pensées la réalité des choses humaines.
La littérature latine est la seule qui ait débuté par la philosophie ; dans toutes les autres, et surtout dans la littérature grecque, les premiers essais de l’esprit humain ont appartenu à l’imagination. Les comédies de Plaute et de Térence ne sont que des imitations du grec. Les autres poètes antérieurs à Cicéron, ou méritent à peine d’être nommés, ou, comme Lucrèce, ont mis en vers des idées philosophiques22. L’utilité est le principe créateur de la littérature latine ; le besoin de s’amuser, le principe créateur de la littérature grecque. Les patriciens instituaient, par condescendance pour le peuple, des spectacles, des chants et des fêtes ; mais la puissance durable étant concentrée dans le sénat, ce corps devait nécessairement donner l’impulsion à l’esprit public.
Le peuple romain était une nation déjà célèbre, sagement gouvernée, fortement constituée avant qu’aucun écrivain eût existé dans la langue latine. La littérature a commencé lorsque l’esprit des Romains était déjà formé par plusieurs siècles, dans lesquels les principes philosophiques avaient été mis en pratique. L’art d’écrire ne s’était développé que longtemps après le talent d’agir ; la littérature eut donc, chez les Romains, un tout autre caractère, un tout autre objet, que dans les pays où l’imagination se réveille la première.
Un goût plus sévère que celui des Grecs devait résulter, à Rome, de la distinction des classes. Les premières, cherchant toujours à s’élever, ne tardent pas à remarquer que la noblesse des manières, la délicatesse de l’éducation, font mieux sentir la distance des rangs que toutes les gradations légales. Les Romains n’auraient jamais supporté, sur leur théâtre, les plaisanteries grossières d’Aristophane ; ils n’auraient jamais souffert que les événements contemporains, les personnages publics fussent ainsi livrés en spectacle. Ils permettaient qu’on jouât devant eux de certaines mœurs théâtrales, sans aucun rapport avec leurs vertus domestiques, des pantomimes, ou des farces grossières, des esclaves grecques faisan t le principal rôle dans des sujets grecs, mais rien qui pût avoir la moindre analogie avec les mœurs des Romains. Les idées, les sentiments qu’on exprimait dans ces comédies étaient, pour les spectateurs de Rome, comme une fiction de plus dans un ouvrage d’imagination ; et néanmoins Térence conservait dans ces sujets étrangers le genre de décence et de mesure qu’exige la dignité de l’homme, alors même qu’il n’y a point de femmes pour auditeurs.
Les femmes avaient plus d’existence chez les Romains que chez les Grecs ; mais c’était dans leurs familles qu’elles obtenaient de l’ascendant : elles n’en avaient point acquis encore dans les rapports de la société. Le goût, l’urbanité romaine avaient quelque chose de mâle qui n’empruntait rien de la délicatesse des femmes, et se maintenaient seulement par l’austérité des mœurs.
L’éloquence orageuse de la Grèce, ni l’ingénieuse flatterie de la France ne sont faites pour les gouvernements aristocratiques : ce n’est ni le peuple, ni l’individu-roi qu’il faut captiver ; c’est un corps, c’est un petit nombre, mettant en commun ses intérêts séparés. Dans un tel ordre de choses, il fallait que les patriciens se respectassent mutuellement pour en imposer au reste de la nation ; il fallait obtenir une estime de durée ; il fallait que chacun eût des qualités sérieuses et graves, qui pussent honorer ses pareils, et servir à leur existence, autant qu’à la sienne propre. Ce qui singularise, ce qui excite trop d’applaudissements ou trop d’envie, ne convient point à la dignité d’un corps. Les Romains ne cherchaient donc point à se distinguer, comme les Grecs, par des systèmes extraordinaires, par d’inutiles sophismes, par un genre de vie bizarrement philosophique23. Ce qui pouvait obtenir l’estime des patriciens était l’objet de l’émulation générale : on pouvait les haïr ; mais on voulait leur ressembler.
Quoique les Romains se soient moins livrés que les Grecs à la littérature, ils leur sont supérieurs par la sagacité et l’étendue dans les observations morales et philosophiques. Les Romains avaient sur les Grecs une avance de quelques siècles, dans la carrière de l’esprit humain. D’ailleurs, plus il existe de convenances à ménager, plus la pénétration de l’esprit est nécessaire. La démocratie inspire une émulation vive et presque universelle ; mais l’aristocratie excite davantage à perfectionner ce qu’on entreprend. L’écrivain qui compose a toujours ses juges présents à la pensée ; et tous les ouvrages sont un résultat combiné du génie de l’auteur, et des lumières du public qu’il s’est choisi pour tribunal.
Les Grecs étaient beaucoup plus exercés que les Romains à ces reparties promptes et piquantes qui assurent la popularité au milieu d’une nation spirituelle et gaie ; mais les Romains avaient plus d’esprit véritable ; c’est-à-dire, qu’ils voyaient un plus grand nombre de rapports entre les idées, et qu’ils approfondissaient davantage tous les genres de réflexion. Leurs progrès dans les idées philosophiques sont extrêmement sensibles, depuis Cicéron jusqu’à Tacite. La littérature d’imagination a suivi une marche inégale ; mais la connaissance du cœur humain et de la morale qui lui est propre, s’est toujours perfectionnée progressivement. Les principales bases des opinions philosophiques des Romains sont empruntées des Grecs ; mais comme les Romains adoptèrent, dans la conduite de leur vie, les principes que les Grecs avaient développés dans leurs livres, l’exercice de la vertu les a rendus très supérieurs aux Grecs, pour l’analyse de tout ce qui tient à la morale. Le code des devoirs est présenté par Cicéron avec plus d’ensemble, plus de clarté, plus de force, que dans aucun autre ouvrage précédent. Il était impossible d’aller plus loin avant l’établissement d’une religion bienfaisante, et l’abolition de l’esclavage politique et civil.
Les anciens n’ont point approfondi les passions humaines, comme l’ont fait quelques moralistes modernes ; leurs idées même sur la vertu s’y opposaient nécessairement. La vertu consistait, chez les anciens, dans la force sur soi-même et l’amour de la réputation.
Ces ressorts, plus extérieurs qu’intimes, n’ont point permis à l’homme de connaître les secrets du cœur de l’homme ; et la philosophie morale y a perdu sous plusieurs rapports.
Les opinions stoïciennes étaient le point d’honneur des Romains : une vertu dominante soutient toutes les associations politiques, indépendamment du principe de leur gouvernement ; c’est-à-dire qu’entre toutes les qualités, on en préfère une, sans laquelle toutes les autres ne sont rien, et qui suffit seule à faire pardonner l’absence de toutes. Cette qualité est le lien de patrie, le caractère distinctif des citoyens d’un même pays. Cher les Lacédémoniens, c’était le mépris de la douleur physique ; chez les Athéniens, la distinction des talents ; chez les Romains, la puissance de l’âme sur elle-même ; chez les Français, l’éclat de la valeur ; et telle était l’importance qu’un Romain mettait à l’exercice d’un empire absolu sur tout son être, que, seul avec lui-même, le stoïcien s’avouait à peine les affections qu’il lui était ordonné de surmonter.
Si un homme d’honneur était susceptible de quelque crainte, il la repousserait avec tant d’énergie, qu’il n’aurait jamais l’occasion ni la volonté de l’observer dans son propre cœur. Il en était de même, parmi les philosophes romains, des sentiments tumultueux de peine ou de colère, d’envie ou de regret : ils trouvaient efféminés tous les mouvements involontaires ; et rougissant de les éprouver, ils ne s’attachaient point à les connaître dans eux-mêmes, ni dans les autres. L’étude du cœur humain n’était pour eux que celle de la force ou de la faiblesse. Toujours ambitieux de réputation, ils ne s’abandonnaient point à leur propre caractère ; ils ne montraient jamais qu’une nature commandée.
Cicéron est le seul dont l’individualité perce à travers ses écrits : encore combat-il par son système ce que son amour-propre laisse échapper. Sa philosophie est composée de préceptes, et non d’observations. Les Romains n’étaient point hypocrites ; mais ils se formaient au dedans d’eux-mêmes pour l’ostentation. Le caractère romain était un modèle auquel tous les grands hommes adaptaient leur nature particulière ; et les écrivains moralistes présentaient toujours le même exemple.
Cicéron, dans ses Offices, parle du décorum, c’est-à-dire, des formes extérieures de la vertu, comme faisant partie de la vertu même ; il enseigne, comme un devoir de morale, les divers moyens d’imposer le respect, par la pureté du langage, par l’élégance de la prononciation. Tout ce qui peut ajouter à la dignité de l’homme, était la vertu des Romains. Ce sont les jouissances philosophiques, et non les idées douces d’une religion élevée, qu’ils proposent pour récompense des sacrifices. Ce n’est point aux consolations du cœur qu’ils en appellent pour soutenir les hommes, c’est à la fierté ; tant leur nature est majestueuse, tant ils s’efforcent d’éloigner d’eux tout ce qui pourrait appartenir à des mouvements sensibles, ces mouvements fussent-ils même à l’appui de la plus sévère morale !
On ne voit donc, dans la première époque de leur littérature, aucun ouvrage qui montre une profonde connaissance du cœur humain, qui peigne ni le secret des caractères, ni les diversités sans nombre de la nature morale. C’eût été peut-être encourager les faiblesses, que d’en démêler les causes, tandis que les Romains voulaient en ignorer jusqu’à la possibilité. Leur éloquence elle-même n’est point animée par des passions irrésistibles ; c’est la chaleur de la raison qui n’exclut point le calme de l’âme.
Les Romains avaient cependant plus de vraie sensibilité que les Grecs ; les mœurs sévères conservent mieux les affections sensibles, que la vie licencieuse à laquelle les Grecs s’abandonnaient.
Plutarque, qui laisse de ce qu’il peint des souvenirs si animés, raconte que Brutus, prêt à s’embarquer pour quitter l’Italie, se promenant sur le bord de la mer avec Porcie, qu’il allait quitter, entra avec elle dans un temple ; ils y adressèrent ensemble leur prière aux dieux protecteurs. Un tableau qui représentait les adieux d’Hector à Andromaque, frappa d’abord leurs regards. La fille de Caton, qui jusqu’alors avait réprimé les expressions de sa douleur, en voyant ce tableau, ne put contenir l’excès de son émotion. Brutus, alors attendri lui-même, dit en s’approchant de quelques amis qui l’avaient accompagné : « Je » vous confie cette femme, qui unit à toutes les vertus de son sexe le courage du nôtre » ; et il s’éloigna.
Je ne sais si nos troubles civils, où tant d’adieux ont été les derniers, ajoutent à mon impression en lisant ce récit ; mais il me semble qu’il en est peu de plus touchants. L’austérité romaine donne un grand caractère aux affections qu’elle permet. Le stoïcien Brutus, dont la farouche vertu n’avait rien épargné, laissant voir un sentiment si tendre dans ces moments qui précèdent et ses derniers efforts et ses derniers jours, surprend le cœur par une émotion inattendue ; l’action terrible et la funeste destinée de ce dernier des Romains, entourent son image d’idées sombres qui jettent sur Porcie l’intérêt le plus douloureux24.
Comparez à cette situation Périclès défendant, devant l’aréopage, Aspasie accusée ; l’éclat de la puissance, le charme de la beauté, l’amour même tel que la séduction peut l’exciter, vous trouverez tous ces moyens d’effet réunis dans le récit de ce plaidoyer ; mais ils ne pénétreront point jusqu’au fond de votre âme. Dans le secret de la conscience se trouve aussi la source de l’attendrissement. Ce ne sont ni les préjugés de la société, ni les opinions philosophiques qui disposent de notre cœur ; c’est la vertu, telle que le ciel l’a créée, vertu d’amour ou vertu de sacrifice, mais toujours délicatesse et vérité.
Quoique les Romains, par la pureté de leurs mœurs et les progrès de leur esprit, fussent plus capables que les Grecs d’affections profondes, on ne trouve point dans leurs écrits, jusqu’au règne d’Auguste, la trace des idées et des expressions sensibles que ces affections devaient leur inspirer. L’habitude de ne laisser voir aucune de leurs impressions personnelles, de porter toujours l’intérêt vers les principes philosophiques, donne de l’énergie, mais souvent aussi de la sécheresse et de l’uniformité à leur littérature. « Quant à ce sentiment, dit Cicéron, vulgairement appelé l’amour, il est presque superflu de démontrer combien il est indigne de l’homme. »
Ailleurs il dit, en parlant des regrets et des pleurs versés sur les tombeaux, que « ces témoignages de douleur ne conviennent qu’aux femmes »
. Il ajoute « qu’ils sont de mauvais augure »
. Ainsi l’homme qui voulait dompter la nature, cédait à la superstition.
Sans vouloir discuter ici quel avantage résulte, pour une nation, de cette force morale, exaltée par tous les efforts réunis des institutions et des mœurs, il est certain que la littérature doit avoir moins de variété, lorsque l’esprit de chaque homme a sa route tracée par l’esprit national, et que les efforts individuels tendent tous à perfectionner un seul genre, au lieu de se diriger vers celui pour lequel chacun a le plus de talent.
Les combats de gladiateurs avaient pour objet d’intéresser fortement le peuple romain par l’image de la guerre et le spectacle de la mort ; mais dans ces jeux sanglants, les Romains exigeaient encore que les esclaves sacrifiés à leurs barbares plaisirs, sussent triompher de la douleur, et n’en laissassent échapper aucun témoignage. Cet empire continuel sur les affections, est peu favorable aux grands effets de la tragédie : aussi la littérature latine ne contient-elle rien de vraiment célèbre en ce genre25. Le caractère romain avait certainement la grandeur tragique ; mais il était trop contenu pour être théâtral. Dans les classes même du peuple une certaine gravité distinguait toutes les actions. La folie causée par le malheur, ce cruel tableau de la nature physique, troublée par les souffrances de l’âme, ce puissant moyen d’émotion, dont Shakespeare a tiré le premier des scènes si déchirantes, les Romains n’y auraient vu que la dégradation de l’homme. On ne cite même dans leur histoire aucune femme, aucun homme connu, dont la raison ait été dérangée par le malheur. Le suicide était très fréquent parmi les Romains, mais les signes extérieurs de la douleur extrêmement rares. Le mépris qu’excitait la démonstration de la peine, faisait une loi de mourir ou d’en triompher. Il n’y a rien dans une telle disposition, qui puisse fournir aux développements de la tragédie.
On n’aurait jamais pu, d’ailleurs, transporter à Rome l’intérêt que trouvaient les Grecs dans les tragédies dont le sujet était national26. Les Romains n’auraient point voulu qu’on représentât sur le théâtre ce qui pouvait tenir à leur histoire, à leurs affections, à leur patrie27. Un sentiment religieux consacrait tout ce qui leur était cher. Les Athéniens croyaient aux mêmes dogmes, défendaient aussi leur patrie, aimaient aussi la liberté ; mais ce respect qui agit sur la pensée, qui écarte de l’imagination jusqu’à la possibilité des actions interdites, ce respect qui tient à quelques égards de la superstition de l’amour, les Romains seuls l’éprouvaient pour les objets de leur culte.
À Athènes, la philosophie était, pour ainsi dire, l’un des beaux-arts que cultivait ce peuple, enthousiaste de tous les genres de célébrité. À Rome, la philosophie avait été adoptée comme un appui de la vertu ; les hommes d’état l’étudiaient comme un moyen de mieux gouverner leur patrie. La grandeur de la république romaine était l’unique objet de leurs travaux ; elle réfléchissait sur ses guerriers, sur ses écrivains, sur ses magistrats plus d’éclat qu’aucune gloire isolée n’aurait pu leur en assurer.
Un même but doit donner à la littérature créée par la république romaine, un même esprit, une même couleur. C’est par la perfection et non par la variété, par la dignité et non par la chaleur, par la sagesse et non par l’invention, que les écrits de ce temps sont remarquables. Une autorité de raison, une majesté de caractère singulièrement imposante, garantit à chaque phrase, à chaque mot son acception toute entière. Loin d’avoir rien à retrancher à la valeur des termes, il semble, au contraire, qu’ils supposent au-delà de ce qu’ils expriment Les Romains donnent beaucoup trop de développements à leurs idées ; mais ce qui appartient aux sentiments est toujours exprimé avec concision.
La première époque de la littérature latine étant très rapprochée de la dernière de la littérature des Grecs, on y remarque aussi les mêmes défauts, qui tiennent, comme ceux des Grecs, à ce que le monde connu n’existait pas depuis longtemps. On trouve beaucoup de longueurs dans de certains sujets, de l’ignorance et de l’erreur sur plusieurs autres. Les Romains sont supérieurs aux Grecs dans la carrière de la pensée : mais combien toutefois dans cette même carrière ne sont-ils pas au-dessous des modernes !
La principale cause de l’admiration qui nous saisit en lisant le petit nombre d’écrits qu’il nous reste de la première époque de la littérature romaine, c’est l’idée que ces écrits nous donnent du caractère et du gouvernement des Romains. L’histoire de Salluste, les lettres de Brutus28, les ouvrages de Cicéron, rappellent des souvenirs tout-puissants sur la pensée ; vous sentez la force de l’âme à travers la beauté du style ; vous voyez l’homme dans l’écrivain, la nation dans cet homme, et l’univers aux pieds de cette nation.
Sans doute Salluste et Cicéron même n’étaient pas les plus grands caractères de l’époque où ils ont vécu : mais des écrivains d’un tel talent se pénétraient de l’esprit d’un si beau siècle ; et Rome vit tout entière dans leurs écrits.
Lorsque Cicéron plaide devant le peuple, devant le sénat, devant les prêtres ou devant César, son éloquence change de formes. On peut observer dans ses harangues, non seulement le caractère qui convenait à la nation romaine en général, mais toutes les modifications qui doivent plaire aux différents esprits, aux différentes habitudes des hommes en autorité dans l’état. Le parallèle de Cicéron et de Démosthène se trouve donc presque entièrement dans la comparaison qu’on peut faire de l’esprit et des mœurs des Grecs, avec l’esprit et les mœurs des Romains. La verve injurieuse de Démosthène, l’éloquence imposante de Cicéron, les moyens que Démosthène emploie pour agiter les passions dont il a besoin, les raisonnements dont Cicéron se sert pour repousser celles qu’il veut combattre, ses longs développements, les rapides mouvements de l’orateur grec, la multitude d’arguments que Cicéron croit nécessaires, les coups répétés que Démosthène veut porter, tout a rapport au gouvernement et au caractère des deux peuples.
L’écrivain solitaire peut n’appartenir qu’à son talent ; mais l’orateur qui veut influer sur les délibérations politiques, se conforme avec soin à l’esprit national, comme un habile général étudie d’avance le terrain sur lequel il doit livrer le combat.
Chapitre VI.
De la littérature latine sous le règne d’Auguste §
L’on regarde ordinairement Cicéron et Virgile comme appartenant tous les deux au même siècle appelé le siècle d’or de la littérature latine. Cependant les écrivains dont le génie s’était formé au milieu des luttes sanglantes de la liberté, devaient avoir un autre caractère que les écrivains dont les talents s’étaient perfectionnés sous les dernières années du paisible despotisme d’Auguste. Ces temps sont si rapprochés, qu’on pourrait en confondre les dates ; mais l’esprit général de la littérature latine, avant et depuis la perte de la liberté, offre à l’observation des différences remarquables.
Les habitudes républicaines se prolongèrent encore, pendant quelques années du règne d’Auguste ; plusieurs historiens en conservent les traces. Mais tout, dans les poètes, rappelle l’influence des cours : la plupart d’entre eux désirant de plaire à Auguste, vivant auprès de lui, donnèrent à la littérature le caractère qu’elle doit prendre sous l’empire d’un monarque qui veut captiver l’opinion, sans rien céder de la puissance qu’il possède. Ce seul point d’analogie établit quelques rapports entre la littérature latine et la littérature française, dans le siècle de Louis XIV, quoique d’ailleurs ces deux époques ne se ressemblent nullement.
La philosophie, à Rome, précéda la poésie ; c’est l’ordre habituel renversé, et c’est peut-être la principale cause de la perfection des poètes latins.
Avant le règne d’Auguste, l’émulation n’avait point été portée vers la poésie. Les jouissances du pouvoir et des intérêts politiques remportent presque toujours sur les succès purement littéraires ; et quand la forme du gouvernement appelle les talents supérieurs à l’exercice des emplois publics, c’est vers l’éloquence, l’histoire et la philosophie, c’est vers la partie de la littérature qui tient le plus immédiatement à la connaissance des hommes et des événements, que se dirigent les travaux. Sous l’empire d’un seul, au contraire, les beaux-arts sont l’unique moyen de gloire qui reste aux esprits distingués ; et quand la tyrannie est douce, les poètes ont souvent le tort d’illustrer son règne par leurs chefs-d’œuvre.
Cependant Virgile, Horace, Ovide, malgré les flatteries qu’ils ont prodiguées à Auguste, se sont montrés beaucoup plus philosophes, beaucoup plus penseurs dans leurs écrits, qu’aucun des poètes grecs. Ils doivent en partie cet avantage à la raison profonde des écrivains qui les ont précédés. Toutes les littératures ont leur époque de poésie. De certaines beautés d’images et d’harmonie sont transportées successivement dans la plupart des langues nouvelles et perfectionnées ; mais quand le talent poétique d’une nation se développe comme à Rome, au milieu d’un siècle éclairé, il s’enrichit des lumières de ce siècle. L’imagination, sous quelques rapports, n’a qu’un temps dans chaque pays ; elle précède ordinairement les idées philosophiques ; mais lorsqu’elle les trouve déjà connues et développées, elle fournit sa course avec bien plus d’éclat.
Les poètes, sous le règne d’Auguste, adoptaient presque tous dans leurs écrits le système épicurien ; il est d’abord très favorable à la poésie, et de plus, il semble qu’il donne quelque noblesse à l’insouciance, quelque philosophie à la volupté, quelque dignité même à l’esclavage. Ce système est immoral, mais il n’est pas servile ; il abandonne la liberté, comme tous les biens qui peuvent exiger un effort ; mais il ne fait pas du despotisme un principe, et de l’obéissance un fanatisme, comme le voulaient les adulateurs de Louis XIV. Cette brièveté de la vie, dont Horace mêle sans cesse le souvenir à ses peintures les plus riantes, cette pensée de la mort, qu’il ramène continuellement à travers toutes les prospérités, rétablissent une sorte d’égalité philosophique, à côté même de la flatterie. Ce n’est pas avec une vertueuse sensibilité que ces poètes nous peignent la passagère destinée de l’homme ; si leur âme se montrait capable d’émotions profondes, on leur demanderait de combattre la tyrannie, au lieu de chanter l’usurpateur. Mais on se les représente voyant passer la vie, comme ils regardent couler le ruisseau qui rafraîchit leur climat brûlant, et l’on finit presque par leur pardonner d’oublier la morale et la liberté, comme ils laissent échapper le temps et l’existence.
Malgré cette mollesse de caractère, qui se fait remarquer sous le règne d’Auguste dans la plupart des poètes, on trouve en eux un grand nombre de beautés réfléchies. Ils ont emprunté des Grecs beaucoup d’inventions poétiques, que les modernes ont imitées à leur tour, et qui semblent devoir être à jamais les éléments de l’art. Mais ce qu’il y a de tendre et de philosophique dans les poètes latins, eux seuls en ont la gloire.
L’amour de la campagne, qui a inspiré tant de beaux vers, prend chez les Romains un autre caractère que chez les Grecs. Ces deux peuples se plaisent également dans les images qui conviennent aux mêmes climats. Ils invoquent, ils rappellent avec délices la fraîcheur de la nature, pour échapper à leur soleil dévorant ; mais les Romains demandent de plus à la campagne un abri contre la tyrannie, c’était pour se reposer des sentiments pénibles, c’était pour oublier un joug avilissant, qu’ils se retiraient loin des cités habitées. Des réflexions morales se mêlent à leur poésie descriptive ; on croit apercevoir des regrets et des souvenirs dans tout ce que les poètes écrivaient alors ; et c’est sans doute par cette raison qu’ils réveillent plus que les Grecs une impression sensible dans notre âme. Les Grecs vivaient dans l’avenir, et les Romains aimaient déjà, comme nous, à porter leurs regards sur le passé.
Aussi longtemps que dura la république, il y eut de la délicatesse dans les affections des Romains pour les femmes. Elles n’avaient point encore l’existence indépendante que leur assurent les lois modernes : mais reléguées avec les dieux pénates, elles inspiraient, comme ces divinités domestiques, quelques sentiments religieux. Les écrivains qui ont existé pendant la république, ne s’étant jamais permis d’exprimer les affections qu’ils éprouvaient, c’est dans le court passage des mœurs les plus sévères à la plus effroyable corruption, que les poètes latins ont montré une sensibilité plus touchante que celle qu’on peut trouver dans aucun ouvrage grec. On se rappelait encore, sous le règne d’Auguste, l’austérité républicaine, et la peinture de l’amour empruntait quelques charmes des souvenirs de la vertu29.
Des vers de Tibulle à Délie, le quatrième chant de l’Énéide, Ceyx et Alcione, Philémon et Baucis, peignent les sentiments de l’âme avec cette langue des Latins dont le caractère est si imposant. Quelle impression ne produit-elle pas, cette langue créée pour la force et la raison, alors qu’on la consacre à l’expression de la tendresse ! C’est une puissance majestueuse qui vous émeut d’autant plus en s’abandonnant aux mouvements de la nature, que vous êtes plus accoutumés à la respecter. Cependant le langage vrai d’une sensibilité profonde et passionnée est extrêmement rare, même chez les Romains du siècle d’Auguste. Le système d’Épicure, le dogme du fatalisme, les mœurs de l’antiquité avant l’établissement de la religion chrétienne, dénaturent presque entièrement ce qui tient aux affections du cœur.
Ovide introduisit, par plusieurs de ses écrits, une sorte de recherche, d’affectation et d’antithèse dans la langue de l’amour, qui en éloignait tout à-fait la vérité. Il rappelle, à cet égard, le mauvais goût du siècle de Louis XIV. La manie d’exercer son esprit à froid sur les sentiments du cœur, doit produire partout des résultats à peu près semblables, malgré la différence des temps. Mais cette affectation est le défaut de l’esprit d’Ovide ; il ne rappelle en rien le caractère général de l’antiquité.
Ce qui manque aux anciens dans la peinture de l’amour, est précisément ce qui leur manque en idées morales et philosophiques. Lorsque je parlerai de la littérature des modernes, et en particulier de celle du dix-huitième siècle, où l’amour a été peint dans Tancrède, La Nouvelle Héloïse, Werther et les poètes anglais, etc., je montrerai comment le talent exprime avec d’autant plus de force et de chaleur les affections sensibles, que la réflexion et la philosophie ont élevé plus haut la pensée.
On a fait trop souvent la comparaison du siècle de Louis XIV avec celui d’Auguste, pour qu’il soit possible de la recommencer ici ; mais je développerai seulement une observation importante pour le système de perfectibilité que je soutiens. Descartes, Bayle, Pascal, Molière, La Bruyère, Bossuet, les philosophes anglais qui appartiennent aussi à la même époque de l’histoire des lettres, ne permettent d’établir aucune parité entre le siècle de Louis XIV et celui d’Auguste, pour les progrès de l’esprit humain. Néanmoins on se demande pourquoi les anciens, et surtout les Romains, ont possédé des historiens tellement parfaits, qu’ils n’ont été jamais égalés par les modernes, et en particulier pourquoi les Français n’ont aucun ouvrage complet à présenter en ce genre.
J’analyserai, dans le chapitre sur le siècle de Louis XIV, les causes de la médiocrité des Français, comme historiens. Mais je dois présenter ici quelques réflexions sur les causes de la supériorité des anciens dans le genre de l’histoire, et je crois que ces réflexions prouveront que cette supériorité n’est point en contradiction avec les progrès successifs de la pensée.
Il existe des histoires appelées avec raison histoires philosophiques ; il en existe d’autres dont le mérite consiste dans la vérité des tableaux, la chaleur des récits et la beauté du langage ; c’est dans ce dernier genre que les historiens grecs et latins se sont illustrés.
On a besoin d’une plus profonde connaissance de l’homme pour être un grand moraliste que pour devenir un bon historien. Tacite est le seul écrivain de l’antiquité qui ait réuni ces deux qualités à un degré presque égal. Les souffrances et les craintes attachées à la servitude avaient hâté sa réflexion, et son expérience était plus âgée que le monde. Tite-Live, Salluste, des historiens d’un ordre inférieur, Florus, Cornelius Nepos, etc., nous charment par la grandeur et la simplicité des récits, par l’éloquence des harangues qu’ils prêtent à leurs grands hommes, par l’intérêt dramatique qu’ils savent donner à leurs tableaux. Mais ces historiens ne peignent, pour ainsi dire, que l’extérieur de la vie. C’est l’homme tel qu’on le voit, tel qu’il se montre ; ce sont les fortes couleurs, les beaux contrastes du vice et de la vertu ; mais on ne trouve dans l’histoire ancienne, ni l’analyse philosophique des impressions morales, ni l’observation approfondie des caractères, ni les symptômes inaperçus des affections de l’âme. La vue intellectuelle de Montaigne va bien plus loin que celle d’aucun écrivain de l’antiquité. On ne désire point, il est vrai, ce genre de supériorité dans l’histoire ; il faut que la nature humaine y soit représentée seulement dans son ensemble, il faut que les héros y restent grands, qu’ils paraissent tels à travers les siècles. Les moralistes découvrent des faiblesses, qui sont les ressemblances cachées de tous les hommes entre eux : l’historien doit prononcer fortement leurs différences. Les anciens, qui se complaisaient dans l’admiration, qui ne cherchaient point à diminuer l’odieux du vice, ni le mérite de la vertu, avaient une qualité presque aussi nécessaire à l’intérêt de la vérité qu’à celui de la fiction ; ils étaient fidèles à l’enthousiasme comme au mépris, et souvent même les caractères étaient plus soutenus dans leurs tableaux historiques que dans leurs ouvrages d’imagination.
Peut-on oublier d’ailleurs quel avantage prodigieux les historiens anciens ont sur les historiens modernes par la nature même des faits qu’ils racontent ? Le gouvernement républicain donne aux hommes, comme aux événements, un grand caractère ; et des siècles de monarchie despotique ou de guerres féodales, n’inspirent pas autant d’intérêt que l’histoire d’une ville libre. Suétone qui a fait l’histoire du règne des empereurs, Ammien Marcellin, Velleius Paterculus, dans la dernière partie de son histoire, ne peuvent être comparés en rien à aucun de ceux qui ont écrit les siècles de la république ; et si Tacite a su les surpasser tous, c’est parce que l’indignation républicaine vivait dans son âme, et que ne regardant pas le gouvernement des empereurs comme légal, n’ayant besoin de l’autorisation d’aucun pouvoir pour publier ses livres, son esprit n’était point soumis aux préjugés naturels ou commandés qui ont asservi tous les historiens modernes jusqu’à ce siècle.
C’est à ces diverses considérations qu’il faut attribuer la supériorité des anciens dans le genre de l’histoire : cette supériorité tient principalement à cet art de peindre et de raconter qui suppose le mouvement, l’intérêt, l’imagination, mais non la connaissance intime des secrets du cœur humain, ou des causes philosophiques des événements30. Comment les anciens auraient-ils pu la posséder, en effet, à l’égal de ceux que des siècles et des générations multipliés ont instruits par de nouveaux exemples, et qui peuvent contempler dans la longue histoire du passé, tant de crimes, tant de revers, tant de souffrances de plus !
Chapitre VII.
De la littérature latine, depuis la mort d’Auguste jusqu’au règne des Antonins §
Après le siècle de Louis XIV, et pendant le siècle de Louis XV, la philosophie a fait de grands progrès, sans que la poésie ni le goût littéraire se soient perfectionnés. On peut observer une marche à peu près pareille depuis Auguste jusqu’aux Antonins, avec cette différence cependant, que les empereurs qui ont régné pendant ce temps, ayant été des monstres abominables, l’empire n’a pu se soutenir, l’esprit général a dû se dégrader, et un très petit nombre d’hommes ont conservé la force d’esprit nécessaire pour se livrer aux études philosophiques et littéraires.
Le règne d’Auguste avait avili les âmes ; un repos sans dignité avait presque effacé jusqu’aux souvenirs des vertus courageuses auxquelles Rome devait sa grandeur. Horace ne rougissait point de publier lui-même dans ses vers qu’il avait fui le jour d’une bataille. Cicéron et Ovide supportèrent tous les deux difficilement le malheur de l’exil. Mais quelle différence dans la démonstration de leurs regrets ! Les Tristes d’Ovide sont remplies des témoignages les plus faibles d’une douleur abattue, des flatteries les plus basses pour son persécuteur ; et Cicéron, dans l’intimité même de sa correspondance avec Atticus, contient et ennoblit de mille manières la peine que lui cause son injuste bannissement. Ce n’est pas seulement à la diversité des caractères, c’est à celle des temps qu’il faut attribuer de telles dissemblances. L’opinion qui domine est un centre avec lequel les individus conservent toujours de certains rapports ; et l’esprit général du siècle, s’il ne change pas le caractère, modifie les formes que l’on choisit pour le montrer.
Après le règne florissant d’Auguste, on vit naître les plus féroces et les plus grossières tyrannies dont l’antiquité nous ait offert l’exemple. L’excès du malheur retrempa les âmes ; le joug tranquille énervait les esprits supérieurs, ainsi que la multitude ; les fureurs de la cruauté, longtemps souffertes, avilirent encore davantage la masse de la nation ; mais quelques hommes éclairés se relevèrent de cet abattement général, et ressentirent plus que jamais le besoin de la philosophie stoïcienne.
Sénèque (que je ne juge ici que par ses ouvrages), Tacite, Épictète, Marc-Aurèle, quoique dans des situations différentes, et avec des caractères que l’on ne peut comparer, furent tous inspirés par l’indignation contre le crime. Leurs écrits en latin et en grec ont un caractère tout à fait distinct de celui des littérateurs du temps d’Auguste ; ils ont plus de force et plus de concision que les philosophes républicains eux-mêmes. La morale de Cicéron a pour but principal l’effet que l’on doit produire sur les autres ; celle de Sénèque, le travail qu’on peut opérer sur soi : l’un cherche une honorable puissance, l’autre un asile contre la douleur ; l’un veut animer la vertu, l’autre combattre le crime ; l’un ne considère l’homme que dans ses rapports avec les intérêts de son pays ; l’autre, qui n’avait plus de patrie, s’occupe des relations privées. Il y a plus de mélancolie dans Sénèque, et plus d’émulation dans Cicéron.
Quand ce sont les tyrans qui menacent de la mort, les philosophes, contraints à supporter ce que la nature a de plus terrible et ce que le crime a de plus atroce, ne pouvant agir au dehors d’eux-mêmes, étudient plus intimement les mouvements de l’âme. Les écrivains de la troisième époque de la littérature latine n’avaient pas encore atteint à la connaissance parfaite, à l’observation philosophique des caractères, telle qu’on la voit dans Montaigne et La Bruyère ; mais ils en savaient déjà plus eux-mêmes : l’oppression avait renfermé leur génie dans leur propre sein.
La tyrannie, comme tous les grands malheurs publics, peut servir au développement de la philosophie ; mais elle porte une atteinte funeste à la littérature, en étouffant l’émulation et en dépravant le goût.
On a prétendu que la décadence des arts, des lettres et des empires devait arriver nécessairement, après un certain degré de splendeur. Cette idée manque de justesse ; les arts ont un terme, je le crois, au-delà duquel ils ne s’élèvent pas ; mais ils peuvent se maintenir à la hauteur à laquelle ils sont parvenus ; et dans toutes les connaissances susceptibles de progression, la nature morale tend à se perfectionner. L’amélioration précédente est une cause de l’amélioration future ; cette chaîne peut être interrompue par des événements accidentels qui contrarient les progrès à venir, mais qui ne sont point la conséquence des progrès antérieurs.
Les écrivains du temps des empereurs, malgré les affreuses circonstances contre lesquelles ils avaient à lutter, sont supérieurs, comme philosophes, aux écrivains du siècle d’Auguste. Le style des auteurs latins, dans la troisième époque de leur littérature, a moins d’élégance et de pureté : la délicatesse du goût ne pouvait se conserver sous des maîtres si grossiers et si féroces. La multitude s’avilissait par la flatterie imitatrice des mœurs du tyran ; et le petit nombre des hommes distingués, communiquant difficilement entre eux, ne pouvaient établir cette opinion critique, cette législation littéraire, qui trace une ligne positive entre l’esprit et la recherche, entre l’énergie et l’exagération.
Sous la tyrannie des empereurs, il n’était ni permis ni possible de remuer le peuple par l’éloquence ; les ouvrages philosophiques et littéraires n’avaient point d’influence sur les événements publics. On ne trouve donc point, dans les écrits de ce temps, le caractère qu’imprime toujours l’espoir d’être utile, cette juste mesure qui a pour but de déterminer une action, d’amener par la parole un résultat actuel et positif. Il faut donner de l’amusement à l’esprit pour être lu par des hommes isolés entre eux, et dont l’ambition ne peut rien faire ni rien attendre de la pensée. Il est possible que, dans une telle situation, les écrivains tombent dans l’affectation, parce qu’il leur importe trop de rendre piquantes les formes de leur style. Sénèque et Pline le jeune en particulier ne sont pas à l’abri de ce défaut.
On peut aussi manquer de goût, comme Juvénal, lorsqu’on essaie, par tous les moyens possibles, de réveiller l’horreur du crime dans une nation engourdie. La pensée de l’auteur, souillée par l’histoire de son temps, ne peut s’astreindre à cette pureté d’expressions qui doit toujours servir à peindre les images même les plus révoltantes. Mais ces défauts, qu’on ne peut nier, ne doivent pas empêcher de reconnaître que la troisième époque de la littérature romaine est illustrée par des penseurs plus profonds que tous ceux qui les avaient précédés.
Il y a plus d’idées fines et neuves dans le traité de Quintilien sur l’art oratoire, que dans les écrits de Cicéron sur le même sujet. Quintilien a réuni ses propres pensées à celles de Cicéron ; il part du point où Cicéron s’est arrêté. La philosophie de Sénèque pénètre plus avant dans le cœur de l’homme. Pline l’ancien est l’écrivain de l’antiquité qui a le plus approché de la vérité dans les sciences. Tacite, sous tous les rapports, l’emporte de beaucoup sur les meilleurs historiens latins.
Les premiers qui écrivent et parlent une belle langue, se laissent charmer par l’harmonie des phrases ; et Cicéron ni ses auditeurs ne sentaient pas encore le besoin d’un style plus fort d’idées. Mais en avançant dans la littérature, on se blase sur les jouissances de l’imagination, l’esprit devient plus avide d’idées abstraites, la pensée se généralise, les rapports des hommes entre eux se multiplient avec les siècles, la variété des circonstances fait naître et découvrir des combinaisons nouvelles, des aperçus plus profonds ; la réflexion mérite du temps. C’est ce genre de progression qui se fait sentir dans les écrivains de la dernière époque de la littérature latine, malgré les causes locales qui luttaient alors contre la marche naturelle de l’esprit humain.
À l’honneur du peuple romain, les arts d’imagination tombèrent presque entièrement pendant la tyrannie des empereurs. Lucain n’écrivit que pour ranimer par de grands souvenirs les cendres de la république ; et sa mort attesta le péril d’un si beau dessein. Vainement la plupart des féroces empereurs de Rome montrèrent-ils un goût excessif pour les jeux et pour les spectacles ; aucune pièce de théâtre digne d’un succès durable ne parut sous leur règne, aucun chant poétique ne nous est resté des honteux loisirs de la servitude. Les hommes de lettres d’alors n’ont point décoré la tyrannie ; et la seule occupation à laquelle on se soit livré sous ces maîtres détestables, c’est l’étude de la philosophie et de l’éloquence ; on s’exerçait aux armes qui pouvaient servir à renverser l’oppression même.
Les flatteries ont souillé les écrits de quelques philosophes de ce temps ; et leurs réticences même étaient honteuses. Néanmoins, l’ignorance où l’on était alors de la découverte de l’imprimerie était favorable, à quelques égards, à la liberté d’écrire ; les livres étaient moins surveillés par le despotisme, lorsque les moyens de publicité étaient infiniment restreints. Les écrits polémiques, ceux qui doivent agir sur l’opinion du moment et sur l’événement du jour, n’auraient jamais pu être d’aucune utilité, d’aucune influence avant l’usage de la presse ; ils n’auraient jamais été assez répandus pour produire un effet populaire : la tribune seule pouvait atteindre à ce but ; mais on ne composait jamais un ouvrage que sur des idées générales ou des faits antérieurs propres à l’enseignement des générations. Les tyrans étaient donc beaucoup plus indifférents que de nos jours à la liberté d’écrire ; la postérité n’étant pas de leur domaine, ils laissaient assez volontiers les philosophes s’y réfugier.
On se demande comment, à cette époque, les sciences exactes n’ont pas fait plus de progrès, comment il est arrivé que presque aucun Romain ne s’y soit consacré. C’est sous la tyrannie que ces recherches indépendantes ont souvent captivé les esprits, qui ne voulaient ni se révolter ni s’avilir. Peut-être que les dangers qui menaçaient alors tous les hommes distingués étaient trop imminents pour leur laisser le loisir nécessaire à de tels travaux ; peut-être aussi les Romains avaient-ils conservé trop d’indignation républicaine pour pouvoir distraire entièrement leur attention de la destinée de leur pays. Les pensées philosophiques se rallient à tous les sentiments de l’âme ; les sciences vous transportent dans un tout autre ordre d’idées. Enfin à cette époque, comme on n’avait pas découvert la véritable méthode qu’il faut suivre dans l’étude de la nature physique, l’émulation n’était point excitée dans une carrière où de grands succès n’avaient point encore été obtenus.
Une des causes de la destruction des empires dans l’antiquité, c’est l’ignorance de plusieurs découvertes importantes dans les sciences ; ces découvertes ont mis plus d’égalité entre les nations, comme entre les hommes. La décadence des empires n’est pas plus dans l’ordre naturel que celle des lettres et des lumières. Mais avant que toute l’Europe fût civilisée, avant que le système politique et militaire et l’emploi de l’artillerie eussent balancé les forces, enfin avant l’imprimerie, l’esprit national, les lumières nationales devaient être aisément la proie des barbares, toujours plus aguerris que les autres hommes. Si l’imprimerie avait existé, les lumières et l’opinion publique acquérant chaque jour plus de force, le caractère des Romains se serait conservé, et avec lui la nation et la république ; on n’aurait pas vu disparaître de la terre ce peuple qui aimait la liberté sans insubordination, et la gloire sans jalousie ; ce peuple qui, loin d’exiger qu’on se dégradât pour lui plaire, s’était élevé lui-même jusqu’à la juste appréciation des vertus et des talents pour les honorer par son estime ; ce peuple dont l’admiration était dirigée par les lumières, et que les lumières cependant n’ont jamais blasé sur l’admiration.
L’esprit humain, et surtout l’émulation patriotique, seraient entièrement découragés, s’il était prouvé qu’il est de nécessité morale que les nations fameuses s’éclipsent du monde après l’avoir éclairé quelque temps. Cette succession de peuples détrônés n’est point une inévitable fatalité. En étudiant les sublimes réflexions de Montesquieu sur les causes de la décadence des Romains, on voit évidemment que la plupart de ces causes n’existent plus de nos jours.
La moitié de l’Europe, non encore civilisée, devait enfin envahir l’autre. Il fallait que les avantages de la société devinssent universels ; car tout dans la nature tend au niveau ; mais les douceurs de la vie privée, la diffusion des lumières, les relations commerciales établissant plus de parité dans les jouissances, apaiseront par degré les sentiments de rivalité entre les nations.
Les crimes inouïs dont l’empire romain a été le théâtre, sont l’une des principales causes de sa décadence. La désorganisation de l’opinion publique pouvait seule permettre de tels excès31. Si l’on en excepte les années de la terreur en France, l’atrocité n’est pas dans la nature des mœurs européennes de ce siècle. L’esclavage qui mettait une classe d’hommes hors des devoirs de la morale, le petit nombre des moyens qui pouvaient servir à l’instruction générale, la diversité des sectes philosophiques qui jetait dans les esprits de l’incertitude sur le juste et l’injuste, l’indifférence pour la mort, indifférence qui commence par le courage et finit par tarir les sources naturelles de la sympathie ; tels étaient les divers principes de la cruauté sauvage qui a existé parmi les Romains.
Une corruption dégoûtante et qui fait autant frémir la nature que la morale, acheva de dégrader ce peuple jadis si grand. Les nations du Midi tombèrent dans l’avilissement, et cet avilissement prépara le triomphe des peuples du Nord. La civilisation de l’Europe, l’établissement de la religion chrétienne, les découvertes des sciences, la publicité des lumières ont posé de nouvelles barrières à la dépravation, et détruit d’anciennes causes de barbarie. Ainsi donc la décadence des nations, et par conséquent celle des lettres, est maintenant beaucoup moins à craindre. C’est ce que le Chapitre suivant achèvera, je crois, de démontrer.
Chapitre VIII.
De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres §
On compte dans l’histoire plus de dix siècles pendant lesquels l’on croit assez généralement que l’esprit humain a rétrogradé. Ce serait une forte objection contre le système de progression dans les lumières, qu’un si long cours d’années, qu’une portion si considérable des temps qui nous sont connus, pendant lesquels le grand œuvre de la perfectibilité semblerait avoir reculé ; mais cette objection, que je regarderais comme toute puissante si elle était fondée, peut se réfuter d’une manière simple. Je ne pense pas que l’espèce humaine ait rétrogradé pendant cette époque ; je crois, au contraire, que des pas immenses ont été faits dans le cours de ces dix siècles, et pour la propagation des lumières, et pour le développement des facultés intellectuelles.
En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les événements principaux tendent au même but, la civilisation universelle. L’on voit que, dans chaque siècle, de nouveaux peuples ont été admis au bienfait de l’ordre social, et que la guerre, malgré tous ses désastres, a souvent étendu l’empire des lumières. Les Romains ont civilisé le monde qu’ils avaient soumis. Il fallait que d’abord la lumière partit d’un point brillant, d’un pays de peu d’étendue, comme la Grèce ; il fallait que, peu de siècles après, un peuple de guerriers réunît sous les mêmes lois une partie du monde pour la civiliser en la conquérant. Les nations du Nord, en faisant disparaître pendant quelque temps les lettres et les arts qui régnaient dans le Midi, acquirent néanmoins quelques-unes des connaissances que possédaient les vaincus ; et les habitants de plus de la moitié de l’Europe, étrangers jusqu’alors à la société civilisée, participèrent à ses avantages. Ainsi le temps nous découvre un dessein dans la suite d’événements qui semblaient n’être que le pur effet du hasard ; et l’on voit surgir une pensée, toujours la même, de l’abîme des faits et des siècles.
L’invasion des Barbares fut sans doute un grand malheur pour les nations contemporaines de cette révolution ; mais les lumières se propagèrent par cet événement même. Les habitants énervés du Midi, se mêlant avec les hommes du Nord, empruntèrent d’eux une sorte d’énergie, et leur donnèrent une sorte de souplesse qui devait servir à compléter les facultés intellectuelles. La guerre pour de simples intérêts politiques, entre des peuples également éclairés, est le plus funeste fléau que les passions humaines aient produit ; mais la guerre, mais la leçon éclatante des événements peut quelquefois faire adopter de certaines idées par la rapide autorité de la puissance.
Plusieurs écrivains ont avancé que la religion chrétienne était la cause de la dégradation des lettres et de la philosophie ; je suis convaincue que la religion chrétienne, à l’époque de son établissement, était indispensablement nécessaire à la civilisation et au mélange de l’esprit du Nord avec les mœurs du Midi. Je crois de plus que les méditations religieuses du christianisme, à quelque objet qu’elles aient été appliquées, ont développé les facultés de l’esprit pour les sciences, la métaphysique et la morale.
Il est de certaines époques de l’histoire, dans lesquelles l’amour de la gloire, la puissance du dévouement, tous les sentiments énergiques, enfin, semblent ne plus exister. Quand l’infortune est générale dans un pays, l’égoïsme est universel ; une portion quelconque de bonheur est un élément nécessaire de la force nationale, et l’adversité n’inspire du courage aux individus atteints par elle, qu’au milieu d’un peuple assez heureux pour avoir conservé la faculté d’admirer ou de plaindre. Mais quand tous sont également frappés par le malheur, l’opinion publique ne soutient plus personne : il reste des jours, mais il n’y a plus de but pour la vie. On perd en soi-même toute émulation, et les plaisirs de la volupté deviennent le seul intérêt d’une existence sans gloire, sans honneur et sans morale ; tel on nous peint l’état des hommes du Midi sous les chefs du Bas-Empire.
Une autre nation, non moins éloignée des vrais principes de la vertu, vint conquérir cette nation avilie. La férocité guerrière, l’ignorance dominatrice, offraient à l’homme épouvanté des crimes opposés aux bassesses du Midi, mais plus redoutables dans leurs effets, quoique moins corrompus dans leur source. Pour dompter de tels conquérants, pour relever de tels vaincus, il fallait l’enthousiasme, noble puissance de l’âme, l’égarant quelquefois, mais pouvant seule combattre avec succès l’instinct habituel de l’amour de soi, et la personnalité toujours croissante. Il fallait ce sentiment, qui fait trouver le bonheur dans le sacrifice de soi-même.
Certes, je ne veux pas affaiblir l’indignation qu’inspirent aujourd’hui les crimes et les folies de la superstition ; mais je considère chaque grande époque de l’histoire philosophique de la pensée, relativement à l’état de l’esprit humain dans cette époque même ; et la religion chrétienne, lorsqu’elle a été fondée, était, ce me semble, nécessaire aux progrès de la raison.
Les peuples du Nord n’attachaient point de prix à la vie. Cette disposition les rendait courageux pour eux-mêmes, mais cruels pour les autres. Ils avaient de l’imagination, de la mélancolie, du penchant à la mysticité, mais un profond mépris pour les lumières, comme affaiblissant l’esprit guerrier : les femmes étaient plus instruites que les hommes, parce qu’elles avaient plus de loisir qu’eux. Ils les aimaient, ils leur étaient fidèles, ils leur rendaient un culte ; ils pouvaient éprouver quelque sensibilité par l’amour. La force, la loyauté guerrière, la vérité, comme attributs de la force, étaient les seules idées qu’ils eussent jamais conçues de la vertu. Ils plaçaient dans le ciel les délices de la vengeance. En montrant leurs fronts cicatricés, en comptant le nombre des ennemis dont ils avaient versé le sang, ils croyaient captiver le cœur des femmes. Ils offraient des victimes humaines à leurs maîtresses comme à leurs dieux. Leur climat sombre n’offrait à leur imagination que des orages et des ténèbres ; ils désignaient la révolution des jours par le calcul des nuits, celle des années par les hivers. Les géants de la gelée présidaient à leurs exploits. Le déluge, dans leurs traditions, c’était la terre inondée de sang. Ils croyaient que du haut du ciel, Odin les animait au carnage. Le dogme des peines et des récompenses n’avait pour but que d’encourager ou de punir les actions de la guerre. L’homme naissait pour immoler l’homme. La vieillesse était méprisée, l’étude avilie, l’humanité ignorée. Les facultés de l’âme n’avaient qu’un seul usage parmi ces hommes, c’était d’accroître la puissance physique. La guerre était leur unique but.
Voilà de quels éléments il fallait faire sortir cependant la moralité des actions, la douceur des sentiments et le goût des lettres.
Le travail à opérer sur les peuples du Midi n’était pas d’une difficulté moins grande. Le caractère romain, ce miracle de l’orgueil national et des institutions politiques, n’existait plus : les habitants de l’Italie étaient dégoûtés de toute idée de gloire ; ils ne croyaient plus qu’à la volupté, ils admettaient tous les dieux en l’honneur desquels on célébrait des fêtes ; ils recevaient tous les maîtres que quelques soldats élevaient ou renversaient à leur gré ; sans cesse menacés d’une proscription arbitraire, ils bravaient la mort, non par le secours du courage, mais par l’étourdissement du vice. La mort n’interrompait point des projets illustres, ni la progression d’utiles pensées ; elle ne brisait point des liens chéris, elle n’arrachait point à des affections profondes ; elle empêchait seulement de goûter le lendemain l’amusement qui peut-être avait déjà fatigué la veille. La corruption universelle avait effacé jusqu’au souvenir de la vertu : qui aurait voulu la rappeler n’aurait obtenu qu’un étonnement mêlé de blâme. La nature morale de l’homme du Midi se perdait tout entière dans les jouissances de la volupté, celle de l’homme du Nord dans l’exercice de la force.
Si quelque goût inné pour les lettres, les arts et la philosophie, se trouvait encore dans le Midi, il était dirigé principalement vers les subtilités métaphysiques ; l’esprit sophistique mettait en doute les vérités du raisonnement, et l’insouciance, les affections du cœur.
C’est au milieu de cet affaissement déplorable, dans lequel les nations du Midi étaient tombées, que la religion chrétienne leur fit adopter l’empire du devoir, la volonté du dévouement et la certitude de la foi. Mais n’aurait-il pas mieux valu, dira-t-on, ramener à la vertu par la philosophie ? Il était impossible à cette époque d’influer sur l’esprit humain sans le secours des passions. La raison les combat, les religions s’en servent.
Toutes les nations de la terre avaient soif de l’enthousiasme. Mahomet, en satisfaisant ce besoin, fit naître un fanatisme avec la plus étonnante facilité. Quoique Mahomet fût un grand homme, ses prodigieux succès tinrent aux dispositions morales de son temps ; toutefois, sa religion n’étant destinée qu’aux peuples du Midi, elle eut pour unique but de relever l’esprit militaire, en offrant les plaisirs pour récompense des exploits. Elle créa des conquérants ; mais elle ne portait eu elle aucun germe de développement intellectuel. Le général-prophète ne s’était occupé que de l’obéissance, il n’avait formé que des soldats. Le dogme de la fatalité, qui rend invincible à la guerre, abrutissait pendant la paix. L’islamisme fut stationnaire dans ses effets ; il arrêta l’esprit humain, après l’avoir avancé de quelques pas. La religion chrétienne ayant un législateur dont le premier but était de perfectionner la morale, devant réunir sous la même bannière des nations de mœurs opposées, la religion chrétienne était bien plus favorable à l’accroissement des vertus et des facultés de l’âme.
Pour s’emparer de caractères si différents, ceux du Nord et ceux du Midi, il fallait combiner ensemble plusieurs mobiles divers.
La religion chrétienne dominait les peuples du Nord, en se saisissant de leur disposition à la mélancolie, de leur penchant pour les images sombres, de leur occupation continuelle et profonde du souvenir et de la destinée des morts. Le paganisme n’avait rien dans ses bases et dans ses principes qui pût le rendre maître de tels hommes. Les dogmes de la religion chrétienne, l’esprit exalté de ses premiers sectaires, favorisaient et dirigeaient la tristesse passionnée des habitants d’un climat nébuleux : quelques-unes de leurs vertus, la vérité, la chasteté, la fidélité dans les promesses, étaient consacrées par des lois divines. La religion, sans altérer la nature de leur courage, parvint à lui donner un autre objet. Il était dans leurs mœurs de tout supporter pour s’illustrer à la guerre. La religion leur demandait de braver les souffrances et la mort, pour la défense de sa foi et l’accomplissement de ses devoirs. L’intrépidité destructive fut changée en résolution inébranlable ; la force qui n’avait d’autre but que l’empire de la force, fut dirigée par des principes de morale. Les erreurs du fanatisme pervertirent souvent ces principes ; mais des hommes, jadis indomptables, reconnurent cependant une puissance au-dessus d’eux, des devoirs pour lois, des terreurs religieuses pour frein. L’homme faible put menacer l’homme fort, et l’on entrevit l’aurore de l’égalité dès cette époque.
Les peuples du Midi, susceptibles d’enthousiasme, se vouèrent facilement à la vie contemplative, qui était d’accord avec leur climat et leurs goûts. Ils accueillirent les premiers avec ardeur les institutions monacales. Les macérations, les austérités furent promptement adoptées par une nation que la satiété même des voluptés jetait dans l’exagération des observances religieuses. Dans ces têtes ardentes, aisément crédules, aisément fanatiques, germèrent toutes les superstitions et tous les crimes dont la raison a gémi. La religion leur fut moins utile qu’aux peuples du Nord, parce qu’ils étaient beaucoup plus corrompus, et qu’il est plus facile de civiliser un peuple ignorant, que de relever de sa dégradation un peuple dépravé. Mais la religion chrétienne ranima cependant des principes de vie morale dans quelques hommes sans but et sans liens ; elle ne put leur rendre une patrie ; mais elle donna de l’énergie à plusieurs caractères. Elle porta vers le ciel des regards souillés par les vices de la terre. À travers toutes les folies du martyre, il resta dans quelques âmes la force des sacrifices, l’abnégation de l’intérêt personnel, et une puissance d’abstraction et de pensée, dont on vit sortir des résultats utiles pour l’esprit humain.
La religion chrétienne a été le lien des peuples du Nord et du Midi ; elle a fondu, pour ainsi dire, dans une opinion commune des mœurs opposées ; et rapprochant des ennemis, elle en a fait des nations dans lesquelles les hommes énergiques fortifiaient le caractère des hommes éclairés, et les hommes éclairés développaient l’esprit des hommes énergiques.
Ce mélange s’est fait lentement, sans doute. La Providence éternelle prodigue les siècles à l’accomplissement de ses desseins, et notre existence passagère s’en irrite et s’en étonne : mais enfin les vainqueurs et les vaincus ont fini par n’être plus qu’un même peuple dans les divers pays de l’Europe, et la religion chrétienne y a puissamment contribué.
Avant d’analyser encore quelques autres avantages de la religion chrétienne, qu’il me soit permis de m’arrêter ici pour faire sentir un rapport qui m’a frappée entre cette époque et la révolution française.
Les nobles, ou ceux qui tenaient à cette première classe, réunissaient en général tous les avantages d’une éducation distinguée ; mais la prospérité les avait amollis, et ils perdaient par degré les vertus qui pouvaient excuser leur prééminence sociale. Les hommes de la classe du peuple, au contraire, n’avaient encore qu’une civilisation grossière, et des mœurs que les lois contenaient, mais que la licence devait rendre à leur férocité naturelle. Ils ont fait, pour ainsi dire, une invasion dans les classes supérieures de la société, et tout ce que nous avons souffert, et tout ce que nous condamnons dans la révolution, tient à la nécessité fatale qui a fait souvent confier la direction des affaires à ces conquérants de l’ordre civil. Ils ont pour but et pour bannière une idée philosophique ; mais leur éducation est à plusieurs siècles en arrière de celle des hommes qu’ils ont vaincus. Les vainqueurs, à la guerre et dans l’intérieur, ont plusieurs caractères de ressemblance avec les hommes du Nord, les vaincus beaucoup d’analogie avec les lumières et les préjugés, les vices et la sociabilité des habitants du Midi. Il faut que l’éducation des vainqueurs se fasse, il faut que les lumières qui étaient renfermées dans un très petit nombre d’hommes s’étendent fort au-delà, avant que les gouvernants de la France soient tous entièrement exempts de vulgarité et de barbarie. L’on doit espérer que la civilisation de nos hommes du Nord, que leur mélange avec nos hommes du Midi, n’exigera pas dix à douze siècles. Nous marcherons plus vite que nos ancêtres, parce qu’à la tête des hommes sans éducation il se trouve quelquefois des esprits remarquablement éclairés, parce que le siècle où nous vivons, la découverte de l’imprimerie, les lumières du reste de l’Europe doivent hâter les progrès de la classe nouvellement admise à la direction des affaires politiques ; mais l’on ne saurait prévoir encore par quel moyen la guerre des anciens possesseurs et des nouveaux conquérants sera terminée.
Heureux si nous trouvions, comme à l’époque de l’invasion des peuples du Nord, un système philosophique, un enthousiasme vertueux, une législation forte et juste, qui fût, comme la religion chrétienne l’a été, l’opinion dans laquelle les vainqueurs et les vaincus pourraient se réunir !
Ce mélange, cette réconciliation du Nord et du Midi, qui fut un si grand soulagement pour le monde, n’est pas le seul résultat utile de la religion chrétienne. La destruction de l’esclavage lui est généralement attribuée. Il faut encore ajouter à cet acte de justice, deux bienfaits dont on doit reconnaître en elle ou la source ou l’accroissement, le bonheur domestique et la sympathie de la pitié.
Tout se ressentait, chez les anciens, même dans les relations de famille, de l’odieuse institution de l’esclavage. Le droit de vie et de mort souvent accordé à l’autorité paternelle, les communs exemples du crime de l’exposition des enfants, le pouvoir des époux assimilé, sous beaucoup de rapports, à celui des pères, toutes les lois civiles enfin avaient quelque analogie avec le code abominable qui livrait l’homme à l’homme, et créait entre les humains deux classes, dont l’une ne se croyait aucun devoir envers l’autre. Cette base une fois adoptée, on n’arrivait à la liberté que par gradation. Les femmes pendant toute leur vie, les enfants pendant leur jeunesse, étaient soumis à quelques-unes des conditions de l’esclavage.
Dans les siècles corrompus de l’empire romain, la licence la plus effrénée avait arraché les femmes à la servitude par la dégradation ; mais c’est le christianisme qui, du moins dans les rapports moraux et religieux, leur a accordé l’égalité. Le christianisme, en faisant du mariage une institution sacrée, a fortifié l’amour conjugal, et toutes les affections qui en dérivent. Le dogme de l’enfer et du paradis annonce les mêmes peines, promet les mêmes récompenses aux deux sexes. L’Évangile qui commande des vertus privées, une destinée obscure, une humilité pieuse, offrait aux femmes autant qu’aux hommes les moyens d’obtenir la palme de la religion. La sensibilité, l’imagination, la faiblesse disposent à la dévotion. Les femmes devaient donc souvent surpasser les hommes, dans cette émulation de christianisme qui s’empara de l’Europe durant les premiers siècles de l’histoire moderne.
La religion et le bonheur domestique fixèrent la vie errante des peuples du Nord, ils s’établirent dans une contrée, ils demeurèrent en société. La législation de la vie civile se réforma selon les principes de la religion. C’est donc alors que les femmes commencèrent à être de moitié dans l’association humaine. C’est alors aussi que l’on connut véritablement le bonheur domestique. Trop de puissance déprave la bonté, altère toutes les jouissances de la délicatesse ; les vertus et les sentiments ne peuvent résister d’une part à l’exercice du pouvoir, de l’autre à l’habitude de la crainte. La félicité de l’homme s’accrut de toute l’indépendance qu’obtint l’objet de sa tendresse ; il put se croire aimé ; un être libre le choisit ; un être libre obéit à ses désirs. Les aperçus de l’esprit, les nuances senties par le cœur se multiplièrent avec les idées et les impressions de ces âmes nouvelles, qui s’essayaient à l’existence morale, après avoir longtemps langui dans la vie.
Les femmes n’ont point composé d’ouvrages véritablement supérieurs ; mais elles n’en ont pas moins éminemment servi les progrès de la littérature, par la foule de pensées qu’ont inspirées aux hommes les relations entretenues avec ces êtres mobiles et délicats. Tous les rapports se sont doublés, pour ainsi dire, depuis que les objets ont été considérés sous un point de vue tout à fait nouveau. La confiance d’un lien intime en a plus appris sur la nature morale, que tous les traités et tous les systèmes qui peignaient l’homme tel qu’il se montre à l’homme, et non tel qu’il est réellement.
La pitié pour la souffrance devait exister de tous les temps au fond du cœur : cependant une grande différence caractérise la morale des anciens, et la distingue de celle du christianisme ; l’une est fondée sur la force, et l’autre sur la sympathie. L’esprit militaire, qui doit avoir présidé à l’origine des sociétés, se fait sentir encore jusque dans la philosophie stoïcienne ; la puissance sur soi-même y est exercée, pour ainsi dire, avec une énergie guerrière. Le bonheur des autres n’est point l’objet de la morale des anciens ; ce n’est pas les servir, c’est se rendre indépendant d’eux, qui est le but principal de tous les conseils des philosophes.
La religion chrétienne exige aussi l’abnégation de soi-même, et l’exagération monacale pousse même cette vertu fort au-delà de l’austérité philosophique des anciens ; mais le principe de ce sacrifice dans la religion chrétienne, c’est le dévouement à son Dieu ou à ses semblables, et non, comme chez les stoïciens, l’orgueil et la dignité de son propre caractère. En étudiant le sens de l’Évangile, sans y joindre les fausses interprétations qui en ont été faites, on voit aisément que l’esprit général de ce livre, c’est la bienfaisance envers les malheureux. L’homme y est considéré comme devant recevoir une impression profonde par la douleur de l’homme.
Une morale toute sympathique était singulièrement propre à faire connaître le cœur humain ; et quoique la religion chrétienne commandât, comme toutes les religions, de dompter ses passions, elle était beaucoup plus près que le stoïcisme de reconnaître leur puissance. Plus de modestie, plus d’indulgence dans les principes, plus d’abandon dans les aveux permettaient davantage au caractère de l’homme de se montrer ; et la philosophie, qui a pour but l’étude des mouvements de l’âme, a beaucoup acquis par la religion chrétienne.
La littérature lui doit beaucoup aussi dans tous les effets qui tiennent à la puissance de la mélancolie. La religion des peuples du Nord leur inspirait de tout temps, il est vrai, une disposition à quelques égards semblable ; mais c’est au christianisme que les orateurs français sont redevables des idées fortes et sombres qui ont agrandi leur éloquence.
On a reproché à la religion chrétienne d’avoir affaibli les caractères : l’Évangile a eu pour but de combattre la férocité ; or il est impossible d’inspirer tout à la fois beaucoup d’humanité pour ses semblables, et la plus complète insensibilité pour soi. Il fallait rendre au meurtre ses épouvantables couleurs ; il fallait faire horreur du sang et de la mort ; et la nature ne permet pas que la sympathie s’exerce tout entière au dehors de nous. Le fanatisme, à diverses époques, étouffa les sentiments de douceur qu’inspirait la religion chrétienne ; mais c’est l’esprit général de cette religion que je devais examiner ; et de nos jours, dans les pays où la réformation est établie, on peut encore remarquer combien est salutaire l’influence de l’Évangile sur la morale.
Le paganisme, tolérant par son essence, est regretté par les philosophes, quand ils le comparent au fanatisme que la religion chrétienne a inspiré. Quoique les passions fortes entraînent à des crimes que l’indifférence n’eût jamais causés, il est des circonstances dans l’histoire où ces passions sont nécessaires pour remonter les ressorts de la société. La raison, avec l’aide des siècles, s’empare de quelques effets de ces grands mouvements ; mais il est de certaines idées que les passions font découvrir, et qu’on aurait ignorées sans elles. Il faut des secousses violentes pour porter l’esprit humain sur des objets entièrement nouveaux ; ce sont les tremblements de terre, les feux souterrains, qui montrent aux regards de l’homme des richesses dont le temps seul n’eût pas suffi pour creuser la route.
Je crois voir une preuve de plus de cette opinion, dans l’influence qu’a exercée sur les progrès de la métaphysique l’étude de la théologie. On a souvent considéré cette étude comme l’emploi le plus oisif de la pensée, comme l’une des principales causes de la barbarie des premiers siècles de notre ère. Néanmoins c’est un genre d’effort intellectuel, qui a singulièrement développé les facultés de l’esprit. Si l’on ne juge le résultat d’un tel travail que dans ses rapports avec les arts d’imagination, rien ne peut en donner une idée plus défavorable. La noblesse, l’élégance, la grâce des formes antiques semblaient devoir disparaître à jamais sous les pédantesques erreurs des écrivains théologiques. Mais le genre d’esprit qui rend propre à l’étude des sciences, se formait par les disputes sur les dogmes, quoique leur objet fût aussi puéril qu’absurde.
L’attention et l’abstraction sont les véritables puissances de l’homme penseur ; ces facultés seules peuvent servir aux progrès de l’esprit humain. L’imagination, les talents qui en dérivent ne raniment que les souvenirs ; mais c’est uniquement par la méthode métaphysique qu’on peut atteindre aux idées vraiment nouvelles. Les dogmes spirituels exerçaient les hommes à la conception des pensées abstraites ; et la longue contention d’esprit qu’exigeait l’enchaînement des subtiles conséquences de la théologie, rendait la tête propre à l’étude des sciences exactes. Comment se fait-il, dira-t-on, qu’approfondir l’erreur puisse jamais servir à la connaissance de la vérité ? C’est que l’art du raisonnement, la force de méditation qui permet de saisir les rapports les plus métaphysiques, et de leur créer un lien, un ordre, une méthode, est un exercice utile aux facultés pensantes, quel que soit le point d’où l’on part et le but où l’on veut arriver.
Sans doute, si les facultés développées dans ce genre de travail n’avaient point été depuis dirigées sur d’autres objets, il n’en fût résulté que du malheur pour le genre humain ; mais quand on voit, à la renaissance des lettres, la pensée prendre tout à coup un si grand essor, les sciences avancer en peu de temps d’une manière si étonnante, on est conduit à croire que, même en faisant fausse route, l’esprit acquérait des forces qui ont hâté ses pas dans la véritable carrière de la raison et de la philosophie.
Quelques hommes peuvent se livrer par goût à l’étude des idées abstraites ; mais le grand nombre n’y est jamais jeté que par un intérêt de parti. Les connaissances politiques avaient fait de grands progrès dans les premières années de la révolution française, parce qu’elles servaient l’ambition de plusieurs, et agitaient la vie de tous. Les questions théologiques, dans leur temps, avaient été l’objet d’un intérêt aussi vif, d’une analyse aussi profonde, parce que les querelles qu’elles faisaient naître étaient animées par l’avidité du pouvoir et la crainte de la persécution. Si l’esprit de faction ne s’était pas introduit dans la métaphysique, si les passions ambitieuses n’avaient pas été intéressées dans les discussions abstraites, les esprits ne s’y seraient jamais assez vivement attachés, pour acquérir, dans ce genre difficile, tous les moyens nécessaires aux découvertes des siècles suivants.
Ainsi marche l’instruction pour la masse des hommes. Quand les opinions que l’on professe sur un ordre d’idées quelconque, deviennent la cause et les armes des partis, la haine, la fureur, la jalousie parcourent tous les rapports, saisissent tous les côtés des objets en discussion, agitent toutes les questions qui en dépendent ; et lorsque les passions se retirent, la raison va recueillir, au milieu du champ de bataille, quelques débris utiles à la recherche de la vérité.
Toute institution bonne relativement à tel danger du moment, et non à la raison éternelle, devient un abus insupportable, après avoir corrigé des abus plus grands. La chevalerie était nécessaire pour adoucir la férocité militaire par le culte des femmes et l’esprit religieux ; mais la chevalerie, comme un ordre, comme une secte, comme tout ce qui sépare les hommes au lieu de les réunir, dut être considérée comme un mal funeste, dès qu’elle cessa d’être un remède indispensable.
La jurisprudence romaine, qu’il était trop heureux de faire recevoir à des peuples qui ne connaissaient que le droit des armes, devint une étude astucieuse et pédantesque, et absorba la plupart des savants échappés à la théologie.
La connaissance des langues anciennes, qui a ramené le véritable goût de la littérature, inspira pendant quelque temps une ridicule fureur d’érudition. Le présent et l’avenir furent comme anéantis par le puéril examen des moindres circonstances du passé. Des commentaires sur les ouvrages des anciens avaient pris la place des observations philosophiques : il semblait qu’entre la nature et l’homme, il dût toujours exister des livres. Le prix qu’on attachait à l’érudition était tel, qu’il absorbait en entier l’esprit créateur. Tout ce qui concernait les anciens obtenait alors un égal degré d’intérêt ; on eût dit qu’il importait bien plus de savoir que de choisir.
Néanmoins tous ces défauts avaient eu leur utilité ; et l’on s’aperçoit, à la renaissance des lettres, que les siècles appelés barbares ont servi, comme les autres, d’abord à la civilisation d’un plus grand nombre de peuples, puis au perfectionnement même de l’esprit humain.
Si l’on ne considère cette époque de la renaissance des lettres que sous le seul rapport des ouvrages de goût et d’imagination, l’on trouvera sans doute que près de seize cents ans ont été perdus, et que depuis Virgile jusqu’aux mystères catholiques représentés sur le théâtre de Paris, l’esprit humain, dans la carrière des arts, n’a fait que reculer vers la plus absurde des barbaries ; mais il n’en est pas de même des ouvrages de philosophie. Bacon, Machiavel, Montaigne, Galilée, tous les quatre presque contemporains dans des pays différents, ressortent tout à coup de ces temps obscurs, et se montrent cependant de plusieurs siècles en avant des derniers écrivains de la littérature ancienne, et surtout des derniers philosophes de l’antiquité.
Si l’esprit humain n’avait pas marché pendant les siècles même durant lesquels on a peine à suivre son histoire, aurait-on vu dans la morale, dans la politique, dans les sciences, des hommes qui, à l’époque même de la renaissance des lettres, ont de beaucoup dépassé les génies les plus forts parmi les anciens ? S’il existe une distance infinie entre les derniers hommes célèbres de l’antiquité et les premiers, qui, parmi les modernes, se sont illustrés dans la carrière des sciences et des lettres ; si Bacon, Machiavel et Montaigne ont des idées et des connaissances infiniment supérieures à celles de Pline, de Marc-Aurèle, etc., n’est-il pas évident que la raison humaine a fait des progrès pendant l’intervalle qui sépare la vie de ces grands hommes ? Car il ne faut pas oublier le principe que j’ai posé dès le commencement de cet ouvrage ; c’est que le génie le plus remarquable ne s’élève jamais au-dessus des lumières de son siècle, que d’un petit nombre de degrés.
L’histoire de l’esprit humain, pendant les temps qui se sont écoulés entre Pline et Bacon, entre Épictète et Montaigne, entre Plutarque et Machiavel, nous est peu connue, parce que la plupart des hommes et des nations se confondent dans un seul événement, la guerre. Mais les exploits militaires ne conservent qu’un faible intérêt par-delà l’époque de leur puissance. Il n’y a qu’un fait pour l’homme éclairé depuis le commencement du monde, ce sont les progrès des lumières et de la raison. Néanmoins, de même que le savant observe le travail secret par lequel la nature combine ses développements, le moraliste aperçoit la réunion des causes qui ont préparé, pendant quatorze cents ans, l’état actuel des sciences et de la philosophie.
Quelle force l’esprit humain n’a-t-il pas montrée tout à coup au milieu du quinzième siècle ! que de découvertes importantes ! quelle marche nouvelle a été adoptée dans peu d’années ! Des progrès si rapides, des succès si étonnants peuvent-ils ne se rapporter à rien d’antérieur ?et dans les arts même, le mauvais goût n’a-t-il pas été promptement écarté ? Les progrès de la pensée ont fait trouver en peu de temps les principes du vrai beau dans tous les genres, et la littérature ne s’est perfectionnée si vite que parce que l’esprit était tellement exercé, qu’une fois rentré dans la route de la raison, il devait y marcher à grands pas.
Une cause principale de l’émulation ardente qu’ont excitée les lettres au moment de leur renaissance, c’est le prodigieux éclat que donnait alors la réputation de bon écrivain. On est confondu des hommages sans nombre qu’obtint Pétrarque, de l’importance inouïe qu’on attachait à la publication de ses sonnets. On était lassé de cet absurde préjugé militaire qui voulait dégrader la littérature ; on se jeta dans l’extrême opposé. Peut-être aussi que tout le faste de ces récompenses d’opinion était nécessaire pour exciter aux difficiles travaux qu’exigeaient, il y a trois siècles, le perfectionnement des langues modernes, la régénération de l’esprit philosophique, et la création d’une méthode nouvelle pour la métaphysique et les sciences exactes.
Arrêtons-nous cependant à l’époque qui commence la nouvelle ère, à dater de laquelle peuvent se compter, sans interruption, les plus étonnantes conquêtes du génie de l’homme ; et, comparant nos richesses avec celles de l’antiquité, loin de nous laisser décourager, par l’admiration stérile du passé, ranimons-nous par l’enthousiasme fécond de l’espérance ; unissons nos efforts, livrons nos voiles au vent rapide qui nous entraîne vers l’avenir.
Chapitre IX.
De l’esprit général de la littérature chez les modernes §
Ce ne fut pas l’imagination, ce fut la pensée qui dut acquérir de nouveaux trésors pendant le moyen âge. Le principe des beaux-arts, l’imitation, ne permet pas, comme je l’ai dit, la perfectibilité indéfinie ; et les modernes, à cet égard, ne font et ne feront jamais que recommencer les anciens. Toutefois si la poésie d’images et de description reste toujours à peu près la même, le développement nouveau de la sensibilité et la connaissance plus approfondie des caractères ajoutent à l’éloquence des passions, et donnent à nos chefs-d’œuvre en littérature un charme qu’on ne peut attribuer seulement à l’imagination poétique, et qui en augmente singulièrement l’effet.
Les anciens avaient des hommes pour amis, et ne voyaient dans leurs femmes que des esclaves élevées pour ce triste sort. La plupart en devenaient presque dignes : leur esprit n’acquérait aucune idée, et leur âme ne se développait point par de généreux sentiments. De là vient que les poètes de l’antiquité n’ont le plus souvent peint dans l’amour que les sensations. Les anciens n’avaient de motif de préférence pour les femmes, que leur beauté, et cet avantage est commun à un assez grand nombre d’entre elles. Les modernes connaissant d’autres rapports et d’autres liens, ont pu seuls exprimer ce sentiment de prédilection qui intéresse la destinée de toute la vie aux sentiments de l’amour.
Les romans, ces productions variées de l’esprit des modernes, sont un genre presque entièrement inconnu aux anciens. Ils ont composé quelques pastorales, sous la forme de romans, qui datent du temps où les Grecs cherchaient à occuper les loisirs de la servitude ; mais avant que les femmes eussent créé des intérêts dans la vie privée, les aventures particulières captivaient peu la curiosité des hommes ; ils étaient absorbés par les occupations politiques.
Les femmes ont découvert dans les caractères une foule de nuances que le besoin de dominer ou la crainte d’être asservies leur a fait apercevoir : elles ont fourni au talent dramatique de nouveaux secrets pour émouvoir. Tous les sentiments auxquels il leur est permis, de se livrer, la crainte de la mort, le regret de la vie, le dévouement sans bornes, l’indignation sans mesure, enrichissent la littérature d’expressions nouvelles. Les femmes n’étant point, pour ainsi dire, responsables d’elles-mêmes, vont aussi loin dans leurs paroles que les sentiments de l’âme les conduisent. La raison forte, l’éloquence mâle peuvent choisir, peuvent s’éclairer dans ces développements où le cœur humain se montre avec abandon. De là vient que les moralistes modernes ont en général beaucoup plus de finesse et de sagacité dans la connaissance des hommes, que les moralistes de l’antiquité.
Quiconque, chez les anciens, ne pouvait atteindre à la renommée, n’avait aucun motif de développement. Depuis qu’on est deux dans la vie domestique, les communications de l’esprit et l’exercice de la morale existent toujours, au moins dans un petit cercle ; les enfants sont devenus plus chers à leurs parents par la tendresse réciproque qui forme le lien conjugal ; et toutes les affections ont pris l’empreinte de cette divine alliance de l’amour et de l’amitié, de l’estime et de l’attrait, de la confiance méritée, et de la séduction involontaire.
Un âge aride, que la gloire et la vertu pouvaient honorer, mais qui ne devait plus être ranimé par les émotions du cœur, la vieillesse s’est enrichie de toutes les pensées de la mélancolie ; il lui a été donné de se ressouvenir, de regretter, d’aimer encore ce qu’elle avait aimé. Les affections morales, unies, dès la jeunesse, aux passions brûlantes, peuvent se prolonger par de nobles traces jusqu’à la fin de l’existence, et laisser voir encore le même tableau sous le crêpe funèbre du temps.
Une sensibilité rêveuse et profonde est un des plus grands charmes de quelques ouvrages modernes ; et ce sont les femmes qui, ne connaissant de la vie que la faculté d’aimer, ont fait passer la douceur de leurs impressions dans le style de quelques écrivains. En lisant les livres composés depuis la renaissance des lettres, l’on pourrait marquer à chaque page quelles sont les idées qu’on n’avait pas, avant qu’on eût accordé aux femmes une sorte d’égalité civile.
La générosité, la valeur, l’humanité ont pris à quelques égards une acception différente. Toutes les vertus des anciens étaient fondées sur l’amour de la patrie ; les femmes exercent leurs qualités d’une manière indépendante. La pitié pour la faiblesse, la sympathie pour le malheur, une élévation d’âme, sans autre but que la jouissance même de cette élévation, sont beaucoup plus dans leur nature que les vertus politiques. Les modernes, influencés par les femmes, ont facilement cédé aux liens de la philanthropie, et l’esprit est devenu plus philosophiquement libre, en se livrant moins à l’empire des associations exclusives.
Le seul avantage des écrivains des derniers siècles sur les anciens, dans les ouvrages d’imagination, c’est le talent d’exprimer une sensibilité plus délicate, et de varier les situations et les caractères par la connaissance du cœur humain. Mais quelle supériorité les philosophes de nos jours n’ont-ils pas dans les sciences, dans la méthode et l’analyse, la généralisation des idées et l’enchaînement des résultats ! Ils tiennent le fil qu’ils peuvent dérouler chaque jour davantage, sans jamais s’égarer.
Le raisonnement mathématique est, comme les deux plus grandes idées de la haute métaphysique, l’espace et l’éternité. Vous ajoutez des milliers de lieues, vous multipliez des siècles ; chaque calcul est juste, et le terme est indéfini. Le plus grand pas qu’ait fait l’esprit humain, c’est de renoncer au hasard des systèmes, pour adopter une méthode susceptible de démonstration ; car il n’y a de conquis pour le bonheur général, que les vérités qui ont atteint l’évidence.
L’éloquence enfin, quoiqu’elle manquât sans doute, chez la plupart des modernes, de l’émulation des pays libres, a néanmoins acquis, par la philosophie et par l’imagination mélancolique, un caractère nouveau dont l’effet est tout-puissant.
Je ne pense pas que, chez les anciens, aucun livre, aucun orateur ait égalé, dans l’art sublime de remuer les âmes, ni Bossuet, ni Rousseau, ni les Anglais dans quelques poésies, ni les Allemands dans quelques phrases. C’est à la spiritualité des idées chrétiennes, à la sombre vérité des idées philosophiques qu’il faut attribuer cet art de faire entrer, même dans la discussion d’un sujet particulier, des réflexions touchantes et générales, qui saisissent toutes les âmes, réveillent tous les souvenirs, et ramènent l’homme tout entier dans chaque intérêt de l’homme.
Les anciens savaient animer les arguments nécessaires à chaque circonstance ; mais de nos jours les esprits sont tellement blasés, par la succession des siècles, sur les intérêts individuels des hommes, et peut-être même sur les intérêts instantanés des nations, que l’écrivain éloquent a besoin de remonter toujours plus haut, pour atteindre à la source des affections communes à tous les mortels.
Sans doute il faut frapper l’attention par le tableau présent et détaillé de l’objet pour lequel on veut émouvoir ; mais l’appel à la pitié n’est irrésistible que quand la mélancolie sait aussi bien généraliser que l’imagination a su peindre.
Les modernes ont dû réunir à cette éloquence, qui n’a pour but que d’entraîner, l’éloquence de la pensée, dont l’antiquité ne nous offre que Tacite pour modèle. Montesquieu, Pascal, Machiavel sont éloquents par une seule expression, par une épithète frappante, par une image rapidement tracée, dont le but est d’éclaircir l’idée, mais qui agrandit encore ce qu’elle explique. L’impression de ce genre de style pourrait se comparer à l’effet que produit la révélation d’un grand secret ; il vous semble aussi que beaucoup de pensées ont précédé la pensée qu’on vous exprime, que chaque idée se rapporte à des méditations profondes, et qu’un mot vous permet tout à coup de porter vos regards dans les régions immenses que le génie a parcourues.
Les philosophes anciens, exerçant pour ainsi dire une magistrature d’instruction parmi les hommes, avaient toujours pour but l’enseignement universel ; ils découvraient les éléments, ils posaient les bases, ils ne laissaient rien en arrière ; ils n’avaient point encore à se préserver de cette foule d’idées communes, qu’il faut indiquer dans sa route, sans néanmoins fatiguer en les retraçant. Il était impossible qu’aucun écrivain de l’antiquité pût avoir le moindre rapport avec Montesquieu ; et rien ne doit lui être comparé, si les siècles n’ont pas été perdus, si les générations ne se sont pas succédé en vain, si l’espèce humaine a recueilli quelque fruit de la longue durée du monde.
La connaissance de la morale a dû se perfectionner avec les progrès de la raison humaine. C’est à la morale surtout que, dans l’ordre intellectuel, la démonstration philosophique est applicable. Il ne faut point comparer les vertus des modernes avec celles des anciens, comme hommes publics ; ce n’est que dans les pays libres qu’il existe de généreux rapports et de constants devoirs entre les citoyens et la patrie. Les habitudes ou les préjugés, dans les pays gouvernés despotiquement, peuvent encore souvent inspirer des actes brillants de courage militaire ; mais le pénible et continuel dévouement des emplois civils et des vertus législatives, le sacrifice désintéressé de toute sa vie à la chose publique, n’appartient qu’à la passion profonde de la liberté. C’est donc dans les qualités privées, dans les sentiments philanthropiques et dans quelques écrits supérieurs qu’il faut examiner les progrès de la morale.
Les principes reconnus par les philosophes modernes contribuent beaucoup plus au bonheur particulier que ceux des anciens. Les devoirs imposés par nos moralistes se composent de bonté, de sympathie, de pitié, d’affection. L’obéissance filiale était sans bornes chez les anciens. L’amour paternel est plus vif chez les modernes ; et il vaut mieux sans doute qu’entre le père et le fils, celui des deux qui doit être le bienfaiteur, soit en même temps celui dont la tendresse est la plus forte.
Les anciens ne peuvent être surpassés dans leur amour de la justice ; mais ils n’avaient point fait entrer la bienfaisance dans les devoirs. Les lois peuvent forcer à la justice, mais l’opinion générale fait seule un précepte de la bonté, et peut seule exclure de l’estime des hommes l’être insensible au malheur.
Les anciens ne demandaient aux autres que de s’abstenir de leur nuire ; ils désiraient uniquement qu’on s’écartât de leur soleil pour les laisser à eux-mêmes et à la nature. Un sentiment plus doux donne aux modernes le besoin du secours, de l’appui, de l’intérêt qu’ils peuvent inspirer ; ils ont fait une vertu de tout ce qui peut servir au bonheur mutuel, aux rapports consolateurs des individus entre eux. Les liens domestiques sont cimentés par une liberté raisonnable ; l’homme n’a plus légalement aucun droit arbitraire sur son semblable.
Chez les anciens peuples du Nord, des leçons de prudence et d’habileté, des maximes qui commandaient un empire surnaturel sur sa propre douleur, étaient placées parmi les préceptes de la vertu. L’importance des devoirs est bien mieux classée chez les modernes ; les relations avec ses semblables y tiennent le premier rang ; ce qui nous concerne nous-mêmes mérite surtout d’être considéré, relativement à l’influence que nous pouvons avoir sur la destinée des autres. Ce que chacun doit faire pour son propre bonheur est un conseil, et non un ordre ; la morale ne fait point un crime à l’homme de la douleur qu’il ne peut s’empêcher de ressentir et de témoigner, mais de celle qu’il a causée.
Enfin ce que la morale de l’Évangile et la philosophie prêchent également, c’est l’humanité. On a appris à respecter profondément le don de la vie ; l’existence de l’homme, sacrée pour l’homme, n’inspire plus cette sorte d’indifférence politique, que quelques anciens croyaient pouvoir réunir à de véritables vertus. Le sang tressaille à la vue du sang ; et le guerrier qui brave ses propres périls avec la plus parfaite impassibilité, s’honore de frémir en donnant la mort. Si quelques circonstances peuvent faire craindre qu’une condamnation soit injuste, qu’un innocent ait péri par le glaive des lois, les nations entières écoutent avec effroi les plaintes élevées contre un malheur irréparable. La terreur causée par un supplice non mérité se prolonge d’une génération à l’autre : on entretient l’enfance du récit d’un tel malheur ; et quand l’éloquent Lally, vingt ans après la mort de son père, demandait en France la réhabilitation de ses mânes, tous les jeunes gens qui n’avaient jamais pu voir, jamais pu connaître la victime pour laquelle il réclamait, versaient des pleurs, se sentaient émus, comme si le jour horrible où le sang avait été versé injustement ne pouvait jamais cesser d’être présent à tous les cœurs.
Ainsi marchait le siècle vers la conquête de la liberté ; car ce sont les vertus qui la présagent. Hélas ! comment éloigner le douloureux contraste qui frappe si vivement l’imagination ! Un crime retentissait pendant une longue suite d’années ; et nous avons vu des cruautés sans nombre, presque dans le même temps commises et oubliées ! Et c’est la plus grande, la plus noble, la plus fière des pensées humaines, la république, qui a prêté son ombre à ces forfaits exécrables ! Ah ! qu’on a de peine à repousser ces tristes rapprochements ! Toutes les fois que le cours des idées ramène à réfléchir sur la destinée de l’homme, la révolution nous apparaît ; vainement on transporte son esprit sur les rives lointaines des temps qui sont écoulés, vainement on veut saisir les événements passés et les ouvrages durables sous l’éternel rapport des combinaisons abstraites ; si dans ces régions métaphysiques un mot répond à quelques souvenirs, les émotions de l’âme reprennent tout leur empire. La pensée n’a plus alors la force de nous soutenir ; il faut retomber sur la vie.
Ne succombons pas néanmoins à cet abattement. Revenons aux observations générales, aux idées littéraires, à tout ce qui peut distraire des sentiments personnels ; ils sont trop forts, ils sont trop douloureux pour être développés. Un certain degré d’émotion peut animer le talent ; mais la peine longue et pesante étouffe le génie de l’expression ; et quand la souffrance est devenue l’état habituel de l’âme, l’imagination perd jusqu’au besoin de peindre ce qu’elle éprouve.
Chapitre X.
De la littérature italienne et espagnole §
La plupart des manuscrits anciens, les monuments des arts, toutes les traces enfin de la splendeur et des lumières du peuple romain, existaient en Italie. Il fallait de grandes dépenses, et l’autorisation de la puissance publique, pour faire à cet égard les recherches nécessaires. De là vient que la littérature a reparu d’abord dans ce pays, où l’on pouvait trouver les sources premières de toutes les études ; et de là vient aussi que la littérature italienne a commencé sous les auspices des princes ; car les moyens de tous genres, indispensables pour les premiers progrès, dépendaient immédiatement des secours et de la volonté du gouvernement.
La protection des princes d’Italie a donc beaucoup contribué à la renaissance des lettres ; mais elle a dû mettre obstacle aux lumières de la philosophie ; et ces obstacles auraient subsisté, lors même que la superstition religieuse n’aurait pas altéré de plusieurs manières la recherche de la vérité.
Il faut rappeler ici de nouveau le sens que j’ai constamment attaché au mot philosophie dans le cours de cet ouvrage. J’appelle philosophie, l’investigation du principe de toutes les institutions politiques et religieuses, l’analyse des caractères et des événements historiques, enfin l’étude du cœur humain, et des droits naturels de l’homme. Une telle philosophie suppose la liberté, ou doit y conduire.
Les hommes de lettres d’Italie, pour retrouver les manuscrits antiques qui devaient leur servir de guides, ayant besoin de la fortune et de l’approbation des princes, étaient plus éloignés que dans tout autre pays du genre d’indépendance nécessaire à cette philosophie. Une foule d’académies, d’universités, existaient dans les grandes villes d’Italie. Ces associations étaient singulièrement propres aux travaux érudits, qui devaient faire sortir de l’oubli tant de chefs-d’œuvre ; mais les établissements publics sont, par leur nature même, entièrement soumis aux gouvernements ; et les corporations sont, comme les ordres, les classes, les sectes, etc., extrêmement utiles à tel but désigné, mais beaucoup moins favorables que les efforts et le génie individuels à l’avancement indéfini des lumières philosophiques.
Ajoutez à ces réflexions générales, que les longues et patientes recherches qu’exigeaient le dépouillement et l’examen des anciens manuscrits, convenaient particulièrement à la vie monastique ; et ce sont les moines, en effet, qui se sont le plus activement occupés des études littéraires. Ainsi donc les mêmes causes qui faisaient renaître les lettres en Italie, s’opposaient au développement de la raison naturelle. Les Italiens ont frayé les premiers pas dans la carrière où l’esprit humain a fait depuis de si immenses progrès ; mais ils ont été condamnés à ne point avancer dans la route qu’ils avaient ouverte.
La poésie et les beaux-arts enivrent l’imagination en Italie, par leurs charmes inimitables ; mais les écrivains en prose ne sont, en général, ni moralistes, ni philosophes ; et leurs efforts, pour être éloquents, ne produisent que de l’exagération32. Néanmoins, comme il est de la nature de l’esprit humain de marcher toujours en avant, les Italiens, à qui la philosophie était interdite, et qui ne pouvaient dépasser, dans la poésie, le terme de perfection, borne de tous les arts ; les Italiens se sont illustrés par les progrès remarquables qu’ils n’ont cessé de faire dans les sciences. Après le siècle de Léon X, après l’Arioste et le Tasse, leur poésie a rétrogradé ; mais ils ont eu Galilée, Cassini, etc. ; et nouvellement encore, une foule de découvertes utiles en physique les ont associés au perfectionnement intellectuel de l’espèce humaine.
La superstition a bien essayé de persécuter Galilée ; mais plusieurs princes de l’Italie même sont venus à son secours. Le fanatisme religieux est ennemi des sciences et des arts, aussi bien que de la philosophie ; mais la royauté absolue ou l’aristocratie féodale protègent souvent les sciences et les arts, et ne haïssent que l’indépendance philosophique.
Dans les pays où les prêtres dominent, tous les maux et tous les préjugés se sont trouvés quelquefois réunis ; mais la diversité des gouvernements, en Italie, allégeait le joug des prêtres, en donnant lieu à des rivalités d’états ou de princes, qui assuraient l’indépendance très bornée dont les sciences et les arts ont besoin. Après avoir affirmé que c’est dans les sciences seulement, que l’Italie a marché progressivement, et fourni son tribut aux lumières du genre humain, examinons dans chaque branche de l’entendement humain, dans la philosophie, dans l’éloquence et dans la poésie, les causes des succès et des défauts de la littérature italienne.
La subdivision des états, dans un même pays, est ordinairement favorable à la philosophie : c’est ce que j’aurai lieu de développer en parlant de la littérature allemande. Mais, en Italie, cette subdivision n’a point produit son effet naturel ; le despotisme des prêtres, pesant sur toutes les parties du pays, a détruit la plupart des heureux résultats que doit avoir le gouvernement fédéral, ou la séparation et l’existence des petits états. Il eût peut-être mieux valu que la nation entière fût réunie sous un seul gouvernement ; ses anciens souvenirs se seraient ainsi plus tôt réveillés, et le sentiment de sa force eût ranimé celui de sa vertu.
Cette multitude de principautés, féodalement ou théocratiquement gouvernées, ont été livrées à des guerres civiles, à des partis, à des factions ; le tout sans profit pour la liberté. Les caractères se sont dépravés par les haines particulières, sans s’agrandir par l’amour de la patrie ; l’on s’est familiarisé avec l’assassinat, tout en se soumettant à la tyrannie. À côté du fanatisme existait quelquefois l’incrédulité, jamais la saine raison.
Les Italiens, accoutumés souvent à ne rien croire et à tout professer, se sont bien plus exercés dans la plaisanterie que dans le raisonnement. Ils se moquent de leur propre manière d’être. Quand ils veulent renoncer à leur talent naturel, à l’esprit comique, pour essayer de l’éloquence oratoire, ils ont presque toujours de l’affectation. Les souvenirs d’une grandeur passée, sans aucun sentiment de grandeur présente, produisent le gigantesque. Les Italiens auraient de la dignité, si la plus sombre tristesse formait leur caractère ; mais quand les successeurs des Romains, privés de tout éclat national, de toute liberté politique, sont encore un des peuples les plus gais de la terre, ils ne peuvent avoir aucune élévation naturelle.
C’est peut-être par antipathie pour l’exagération italienne que Machiavel a montré une si effrayante simplicité dans sa manière d’analyser la tyrannie ; il a voulu que l’horreur pour le crime naquît du développement même de ses principes ; et poussant trop loin le mépris pour l’apparence même de la déclamation, il a laissé tout faire au sentiment du lecteur. Les réflexions de Machiavel sur Tite-Live sont bien supérieures à son Prince. Ces réflexions sont un des ouvrages où l’esprit humain a montré le plus de profondeur. Un tel livre est dû tout entier au génie de l’auteur ; il n’a point de rapports avec le caractère général de la littérature italienne.
Les troubles de Florence avaient contribué sans doute à donner plus d’énergie à la pensée de Machiavel ; mais il me semble néanmoins qu’en étudiant ses ouvrages, on sent qu’ils appartiennent à un homme unique de sa nature au milieu des autres hommes. Il écrit comme pour lui seul ; l’effet qu’il doit produire ne l’a jamais occupé. On dirait qu’il ne songeait point à ses lecteurs, et que partant de points convenus avec sa propre pensée, il croyait inutile de se déclarer à lui-même ses opinions.
L’on peut accuser Machiavel de n’avoir pas prévu les mauvais effets de ses livres ; mais ce que je ne crois point, c’est qu’un homme d’un tel génie ait adopté la théorie du crime. Cette théorie est trop courte et trop imprévoyante dans ses plus profondes combinaisons.
Une foule d’historiens en Italie, et même les deux meilleurs, Guichardin et Fra-Paolo, ne peuvent, en aucune manière, être comparés, ni à ceux de l’antiquité, ni, parmi les modernes, aux historiens anglais. Ils sont érudits ; mais ils n’approfondissent ni les idées, ni les hommes, soit qu’il y eût véritablement du danger, sous les gouvernements italiens, à juger philosophiquement les institutions et les caractères ; soit que ce peuple, jadis si grand, et maintenant avili, fût, comme Renaud chez Armide, importuné par toutes les pensées qui pouvaient troubler son repos et ses plaisirs.
Il semble que l’éloquence de la chaire aurait dû exister en Italie plus qu’ailleurs, puisque c’est le pays le plus livré à l’empire d’une religion positive. Cependant ce pays n’offre rien de bon en ce genre, tandis que la France peut se glorifier des plus grands et des plus beaux talents dans cette carrière. Les Italiens, si l’on en excepte une certaine classe d’hommes éclairés, sont pour la religion, comme pour l’amour et la liberté ; ils aiment l’exagération de tout, et n’éprouvent le sentiment vrai de rien. Ils sont vindicatifs et néanmoins serviles. Ils sont esclaves des femmes, et néanmoins étrangers aux sentiments profonds et durables du cœur. Ils sont misérablement superstitieux dans les pratiques du catholicisme ; mais ils ne croient point à l’indissoluble alliance de la morale et de la religion.
Tel est l’effet que doivent produire sur un peuple des préjugés fanatiques, des gouvernements divers que ne réunissent point la défense et l’amour d’une même patrie, un soleil brûlant qui ranime toutes les sensations, et doit entraîner à la volupté lorsque cet effet n’est pas combattu, comme chez les Romains, par l’énergie des passions politiques.
Enfin dans tout pays ou l’autorité publique met des bornes superstitieuses à la recherche des vérités philosophiques, lorsque l’émulation s’est épuisée sur les beaux-arts, les hommes éclairés n’ayant plus de route à suivre, plus de but, plus d’avenir, se laissent aller au découragement ; et à peine reste-t-il alors assez de force à l’esprit humain pour inventer les amusements de ses loisirs.
Après avoir exprimé, peut-être avec rigueur, tout ce qui manquait à la littérature des Italiens, il faut revenir au charme enchanteur de leur brillante imagination.
C’est une époque digne de remarque dans la littérature, que celle où l’on a découvert le secret d’exciter la curiosité par l’invention et le récit des aventures particulières. Le genre romanesque s’est introduit par deux causes distinctes dans le Nord et dans le Midi. Dans le Nord, l’esprit de chevalerie donnait souvent lieu aux événements extraordinaires ; et pour intéresser les guerriers, il fallait leur raconter des exploits pareils aux leurs. Consacrer la littérature au récit ou à l’invention des beaux faits de chevalerie, était l’unique moyen de vaincre la répugnance qu’avaient pour elle des hommes encore barbares.
Dans l’Orient, le despotisme tourna les esprits vers les jeux de l’imagination ; on était contraint à ne risquer aucune vérité morale que sous la forme de l’apologue. Le talent s’exerça bientôt à supposer et à peindre des événements fabuleux. Les esclaves doivent aimer à se réfugier dans un monde chimérique ; et comme le soleil du Midi anime l’imagination, les contes arabes sont infiniment plus variés et plus féconds que les romans de chevalerie.
On a réuni les deux genres en Italie ; l’invasion des peuples du Nord a transporté dans le Midi la tradition des faits chevaleresques, et les rapports que les Italiens entretenaient avec l’Espagne ont enrichi la poésie d’une foule d’images et d’événements tirés des contes arabes. C’est à ce mélange heureux que nous devons l’Arioste et le Tasse.
L’art d’exciter la terreur et la pitié par le seul développement des passions du cœur, est un talent dont la philosophie réclame une grande part ; mais l’effet du merveilleux sur la crédulité est d’autant plus puissant, que rien de combiné ni de prévu ne prépare le dénouement, que la curiosité ne peut se satisfaire à l’avance par aucun genre de probabilité, et que tout est surprise dans les récits que l’on entend.
On voit dans les romans de chevalerie, un singulier mélange de la religion chrétienne, à laquelle les écrivains ont foi, et de la magie qui leur fait peur, et dans les écrivains de l’Orient, un combat continuel entre leur religion nouvelle et l’ancienne idolâtrie dont Mahomet a triomphé. La mythologie des Grecs et des Romains est une composition beaucoup plus simple. Elle tient de plus près aux idées morales ; elle en est presque toujours l’emblème ou l’allégorie. Mais le merveilleux arabe attache davantage la curiosité ; l’un semble le rêve de l’effroi, l’autre la comparaison heureuse de l’ordre moral avec l’ordre physique
Les Espagnols devaient avoir une littérature plus remarquable que celle des Italiens ; ils devaient réunir l’imagination du Nord et celle du Midi, la grandeur chevaleresque et la grandeur orientale, l’esprit militaire que des guerres continuelles avaient exalté, et la poésie qu’inspire la beauté du sol et du climat. Mais le pouvoir royal, appuyant la superstition, étouffa ces germes heureux de tous les genres de gloire. Ce qui a empêché l’Italie d’être une nation, la subdivision des états, lui a donné du moins la liberté suffisante pour les sciences et les arts ; mais l’unité du despotisme d’Espagne, secondant l’active puissance de l’inquisition, n’a laissé à la pensée aucune ressource dans aucune carrière, aucun moyen d’échapper au joug. On doit juger cependant de ce qu’aurait été la littérature espagnole, par quelques essais épars qu’on en peut encore recueillir.
Les Maures établis en Espagne empruntaient de la chevalerie, dans leurs romans, son culte pour les femmes ; ce culte n’était point dans les mœurs nationales de l’Orient. Les Arabes restés en Afrique ne ressemblaient point, à cet égard, aux Arabes établis en Espagne. Les Maures donnaient aux Espagnols leur esprit de magnificence ; les Espagnols inspiraient aux Maures leur amour et leur honneur chevaleresque. Aucun mélange n’eût été plus favorable aux ouvrages d’imagination, si la littérature eût pu se développer en Espagne.
Parmi leurs romans, le Cid nous donne quelque idée de la grandeur qui aurait caractérisé toutes leurs conceptions. Il y a dans le poème du Camoens, dont l’esprit est le même que celui des ouvrages écrits en espagnol, une fiction d’une rare beauté, l’apparition du fantôme qui défend l’entrée de la mer des Indes. Dans les comédies de Calderon, de Lopès de Vega, à travers des défauts sans nombre, on trouve toujours de l’élévation dans les sentiments. L’amour espagnol, la jalousie espagnole ont un tout autre caractère que les sentiments représentés dans les pièces italiennes ; il n’y a ni subtilité, ni fadeur dans leurs expressions ; ils ne représentent jamais ni la perfidie de la conduite, ni la dépravation des mœurs ; ils ont trop d’enflure dans le style ; mais tout en condamnant l’exagération de leurs paroles, l’on est convaincu de la vérité de leurs sentiments. Il n’en est pas de même en Italie. Si vous ôtiez l’affectation de certains ouvrages, il n’y resterait rien ; tandis qu’en corrigeant les défauts du genre espagnol, l’on arriverait à la perfection de la dignité courageuse et de la sensibilité profonde.
Aucun élément de philosophie ne pouvait se développer en Espagne ; les invasions du Nord n’y avaient porté que l’esprit militaire, et les Arabes étaient ennemis de la philosophie. Le gouvernement absolu des orientaux, et leur religion fataliste, les portaient à détester les lumières philosophiques. Cette haine leur fit brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Ils s’occupaient cependant des sciences et de la poésie ; mais ils cultivaient les sciences en astrologues, et la poésie en guerriers. C’était pour chanter les exploits militaires que les Arabes faisaient des vers ; et ils n’étudiaient les secrets de la nature, que dans l’espoir de parvenir à la magie. Ils ne songeaient point à fortifier leur raison. À quoi pouvait leur servir, en effet, une faculté qui aurait renversé ce qu’ils respectaient, le despotisme et la superstition ?
L’Espagne, aussi étrangère que l’Italie aux travaux philosophiques, fut détournée de toute émulation littéraire par la tyrannie oppressive et sombre de l’inquisition ; elle ne profita point des inépuisables sources d’invention poétique que les Arabes apportaient avec eux. L’Italie possédait les monuments anciens, et avait des rapports immédiats avec les Grecs de Constantinople ; elle tira de l’Espagne le genre oriental, que les Maures y avaient porté, et que négligeaient les Espagnols.
On peut distinguer très facilement dans la littérature italienne ce qui appartient à l’influence des Grecs, ou à celle de la poésie et des traditions arabes. L’affectation et la recherche dérivent de la subtilité des Grecs, de leurs sophismes et de leur théologie ; les tableaux et l’invention poétique dérivent de l’imagination orientale. Ces deux différents caractères s’aperçoivent à travers la couleur générale que la même langue, le même climat, les mêmes mœurs donnent aux ouvrages d’un même peuple.
Le Boyard, qui est le premier auteur du genre que l’Arioste a rendu si célèbre, a beaucoup d’analogie, dans son poème, avec les contes orientaux. C’est le même caractère d’invention et de merveilleux ; l’esprit de chevalerie et la liberté accordée aux femmes dans le Nord font la seule différence du Boyard et des Mille et une Nuits. Quoique les Arabes fussent un peuple extrêmement belliqueux, ils combattaient pour leur religion bien plus que pour l’amour et pour l’honneur, tandis que les peuples du Nord, quel que fût leur respect pour la croyance qu’ils professaient, ont toujours eu leur gloire personnelle pour premier but. L’Arioste, de même que le Boyard, est imitateur des orientaux. L’Arioste est le premier peintre, et par conséquent peut-être le plus grand poète moderne : mais l’un des caractères d’originalité de son ouvrage, c’est l’art de faire sortir la plaisanterie du sérieux même de l’exagération. Rien ne devait plaire davantage aux Italiens, que ce ridicule piquant jeté sur toutes les idées sérieuses et exaltées de la chevalerie. Il est dans leur caractère d’aimer à réunir, dans les objets même d’une plus haute importance, la gravité des formes à la légèreté des sentiments ; et l’Arioste est le plus charmant modèle de ce genre national.
Le Tasse emprunte aussi de l’imagination orientale ses tableaux les plus brillants ; mais il y réunit souvent un charme de sensibilité qui n’appartient qu’à lui seul. Ce qu’on trouve le plus rarement, en général, dans les ouvrages italiens, quoique tout y parle d’amour, c’est de la sensibilité. La recherche d’esprit qui s’est introduite sur ce sujet dès l’origine de leur littérature, est l’obstacle le plus insurmontable à la puissance d’émouvoir.
Pétrarque, le premier poète qu’ait eu l’Italie, et l’un de ceux qu’on y admire le plus, a commencé ce malheureux genre d’antithèses et de concetti dont la littérature italienne n’a pu se corriger entièrement. Toutes les poésies de l’école de Pétrarque, et il faut mettre de ce nombre l’Aminta du Tasse et le Pastor fîdo de Guarini, ont puisé leurs défauts dans la subtilité des Grecs du moyen âge. L’esprit que ces derniers avaient porté dans la théologie, les Italiens l’introduisirent dans l’amour. Il y a quelque rapport entre l’amour et la dévotion ; mais il n’en existe point assurément entre la langue théologique et celle des sentiments du cœur ; et néanmoins c’était souvent avec le même genre d’esprit qu’on disputait à Constantinople, sur la nature de la Trinité ; et qu’on analysait, en Italie, les préférences et les rigueurs de sa maîtresse33.
L’Europe, et en particulier la France, ont failli perdre tous les avantages du génie naturel par l’imitation des écrivains de l’Italie. Les beautés qui immortalisent les poètes italiens appartiennent à la langue, au climat, à l’imagination, à des circonstances de tout genre qui ne peuvent se transporter ailleurs, tandis que leurs défauts sont très contagieux. Si quelques passions profondes ne s’étaient pas conservées dans le Nord, sous cette atmosphère nébuleuse où la force de l’âme entretient seule la vie, les femmes n’auraient apporté dans l’existence des hommes qu’une galanterie flatteuse et recherchée qui aurait fini par étouffer pour toujours la simplicité des sentiments naturels.
L’affectation est de tous les défauts des caractères et des écrits celui qui tarit de la manière la plus irréparable la source de tout bien, car elle blase sur la vérité même dont elle imite l’accent.
Dans quelque genre que ce soit, tous les mots qui ont servi à des idées fausses, à de froides exagérations, sont pendant longtemps frappés d’aridité ; et telle langue même peut perdre entièrement la puissance d’émouvoir sur tel sujet, si elle a été trop souvent prodiguée à ce sujet même. Ainsi peut-être l’italien est-il de toutes les langues de l’Europe la moins propre à l’éloquence passionnée de l’amour, comme la nôtre est maintenant usée pour l’éloquence de la liberté.
Dans le temps même où Pétrarque mettait dans ses poésies une exagération trop romanesque, Boccace se jeta dans un genre tout à fait contraire. Il composa les contes les plus indécents ; et la plupart des comédies italiennes sont infiniment plus libres qu’aucune pièce française. C’est encore une des funestes conséquences de la recherche maniérée des sentiments, que d’inspirer le goût de l’extrême opposé pour réveiller de la langueur et de l’ennui que ce ton sentimental fait éprouver. L’affectation de l’amour porte les esprits au ton licencieux, comme l’hypocrisie de la religion à l’athéisme.
Pétrarque cependant, et quelques poètes célèbres qui ont écrit dans le même genre, méritent d’être lus, par le charme de leur langue harmonieuse : elle rappelle quelques-uns des effets de la musique céleste dont elle est si souvent accompagnée. Ce n’est pas néanmoins que des mots aussi sonores soient un avantage pour tous les genres de style, ni même pour tous les genres de poésie. Le bruit retentissant de l’italien ne dispose ni l’écrivain, ni le lecteur à penser ; la sensibilité même est distraite de l’émotion par des consonances trop éclatantes. L’italien n’a pas assez de concision pour les idées ; il n’a rien d’assez sombre pour la mélancolie des sentiments. C’est une langue d’une mélodie si extraordinaire, qu’elle peut vous ébranler, comme des accords, sans que vous donniez votre attention au sens même des paroles. Elle agit sur vous comme un instrument musical.
Quand on lit dans le Tasse ces vers :
Chiama gli abitator dell’ ombre eterneIl rauco suon della tartarea tromba :Treman le spaziose atre caverne,E l’aer cieco a quel romor rimbomba34 ;
il n’est personne qui ne soit transporté d’admiration. Cependant, en examinant le sens de ces paroles, on n’y trouve rien de sublime : c’est comme grand musicien que le Tasse vous fait trembler dans cette strophe ; et les beaux airs de Iomelli produiraient sur vous un effet à peu près semblable. Voilà l’avantage de la langue ; en voici l’inconvénient.
La mort de Clorinde, tuée par Tancrède, est peut-être la situation la plus touchante que nous connaissions en poésie ; et le charme inexprimable de cet épisode, dans le Tasse, ajoute encore à son effet. Cependant le dernier vers qui termine le récit :
Passa la bella donna et par che dorma35,
est trop harmonieux, trop doux, glisse trop mollement sur l’âme, pour être d’accord avec l’impression profonde que doit produire un tel événement.
La foule d’improvisateurs assez distingués qui font des vers aussi promptement que l’on parle, est citée comme une preuve des avantages de l’italien pour la poésie. Je crois, au contraire, que cette extrême facilité de la langue est un de ses défauts, et l’un des obstacles qu’elle offre aux bons poètes pour élever très haut la perfection de leur style. Les gradations de la pensée, les nuances du sentiment, ont besoin d’être approfondies par la méditation ; et ces paroles agréables qui s’offrent en foule aux poètes italiens pour faire des vers, sont comme une cour de flatteurs qui dispensent de chercher, et souvent empêchent de découvrir un véritable ami.
L’esprit national influe sur la nature de la langue d’un pays ; mais cette langue réagit à son tour sur l’esprit national. L’italien cause souvent une sorte de lassitude de la pensée ; il faut plus d’efforts pour la saisir à travers ces sons voluptueux que dans les idiomes distincts, qui ne détournent point l’esprit d’une attention abstraite. En Italie tout semble se réunir pour livrer la vie de l’homme aux sensations agréables que peuvent donner les beaux-arts et le soleil.
Depuis que ce pays a perdu l’empire du monde, on dirait que son peuple dédaigne toute existence politique, et que, suivant l’esprit de la maxime de César, il aspire au premier rang dans les plaisirs, plutôt qu’à de secondes places dans la gloire.
Le Dante ayant joué, comme Machiavel, un rôle au milieu des troubles civils de son pays, a montré, clans quelques morceaux de son poème, une énergie qui n’a rien d’analogue avec la littérature de son temps ; mais les défauts sans nombre qu’on peut lui reprocher sont, sans doute, le tort de son siècle. Ce n’est que sous Léon X qu’on a pu remarquer un goût très pur dans la littérature italienne. L’ascendant de ce prince tenait lieu d’unité aux gouvernements italiens.
Les lumières se réunissaient dans un seul foyer : le goût pouvait s’y former aussi ; et c’était d’un même tribunal que partaient tous les jugements littéraires.
Après le siècle des Médicis, la littérature italienne n’a plus fait aucun progrès, soit qu’un centre fût nécessaire pour rallier les esprits, soit surtout parce que la philosophie n’était point cultivée en Italie. Lorsque la littérature d’imagination a atteint dans une langue le plus haut degré de perfection dont elle est susceptible, il faut que le siècle suivant appartienne à la philosophie, pour que l’esprit humain ne cesse pas de faire des progrès. Après Racine nous avons vu Voltaire, parce que, dans le dix-huitième siècle, on était plus penseur que dans le dix-septième. Mais qu’aurait-on pu ajouter à la perfection de la poésie après Racine ? Les Italiens, arrêtés par leurs gouvernements et par leurs prêtres dans tout ce qui pouvait avoir rapport aux idées philosophiques, n’ont pu que repasser sur les mêmes traces, et par conséquent s’affaiblir.
Ils n’ont point de romans, comme les Anglais et les Français, parce que l’amour qu’ils conçoivent n’étant point une passion de l’âme, ne peut être susceptible de longs développements. Leurs mœurs sont trop licencieuses pour pouvoir graduer aucun intérêt de ce genre.
Leurs comédies ont beaucoup de cette gaieté bouffonne qui tient à l’exagération des vices et des ridicules ; mais on n’y trouve point, si l’on en excepte quelques pièces de Goldoni, la peinture frappante et vraie des vices du cœur humain, comme dans les comédies françaises. L’observation poussée en ce genre jusqu’à la plus parfaite sagacité, est un travail qui pourrait conduire à toutes les idées philosophiques. Les Italiens n’ont pensé qu’à faire rire en composant leurs pièces ; tout but sérieux, même déguisé sous les formes les plus légères, ne peut y être aperçu ; et leurs comédies sont la caricature de la vie, et non son portrait.
Les Italiens se moquent dans leurs contes, et souvent même sur le théâtre, des prêtres auxquels ils sont d’ailleurs entièrement asservis. Mais ce n’est point sous un point de vue philosophique qu’ils attaquent les abus de la religion ; ils n’ont pas, comme quelques-uns de nos écrivains, le but de réformer les défauts dont ils plaisantent ; ce qu’ils veulent seulement, c’est s’amuser d’autant plus que le sujet est plus sérieux. Leurs opinions sont, dans le fond, assez opposées à tous les genres d’autorité auxquels ils sont soumis ; mais cet esprit d’opposition n’a de force que ce qu’il faut pour pouvoir mépriser ceux qui les commandent. C’est la ruse des enfants envers leurs pédagogues ; ils leur obéissent à condition qu’il leur soit permis de s’en moquer.
Il s’ensuit que tous les ouvrages des Italiens, excepté ceux qui traitent des sciences physiques, n’ont jamais pour but l’utilité ; et dans quelque genre que ce soit, ce but est nécessaire pour donner aux pensées une force réelle. Les ouvrages de Beccaria, de Filangieri, et un petit nombre d’autres encore, font exception à ce que je viens de dire. L’émulation philosophique peut se communiquer des pays étrangers en Italie, et produire quelques écrits supérieurs ; mais la nature des gouvernements et des préjugés qui les dirigent, s’oppose à ce que cette émulation soit nationale ; elle ne peut avoir son mobile dans les institutions du pays.
Une question me reste encore à examiner. Les Italiens ont-ils poussé très loin l’art dramatique dans leurs tragédies ? Malgré le charme de Métastase et l’énergie d’Alfieri, je ne le pense pas. Les Italiens ont de l’invention dans les sujets, et de l’éclat dans les expressions ; mais les personnages qu’ils peignent ne sont point caractérisés de manière à laisser de profondes traces, et les douleurs qu’ils représentent arrachent peu de larmes. C’est que, dans leur situation politique et morale, l’âme ne peut avoir son entier développement ; leur sensibilité n’est pas sérieuse, leur grandeur n’est pas imposante, leur tristesse n’est pas sombre. Il faut que l’auteur italien prenne tout en lui-même pour faire une tragédie, qu’il s’éloigne entièrement de ce qu’il voit, de ses idées et de ses impressions habituelles ; et il est bien difficile de trouver le vrai de ce monde tragique, alors qu’il est si distant des mœurs générales.
La vengeance est la passion la mieux peinte dans les tragédies des Italiens36. Il est dans leur caractère de se réveiller tout à coup par ce sentiment au milieu de la mollesse habituelle de leur vie ; ils expriment le ressentiment avec ses couleurs naturelles, parce qu’ils l’éprouvent réellement.
Les opéras seuls sont suivis, parce que les opéras font entendre cette délicieuse musique, la gloire et le plaisir de l’Italie. Les acteurs ne s’exercent point à bien jouer les pièces tragiques, parce qu’elles ne sont point écoutées ; et cela doit être ainsi, lorsque le talent d’émouvoir n’est pas porté assez loin pour l’emporter sur tout autre plaisir. Les Italiens n’ont pas besoin d’être attendris, et les auteurs, faute de spectateurs, et les spectateurs, faute d’auteurs, ne se livrent point aux impressions profondes de l’art dramatique.
Métastase cependant a su faire de ses opéra presque des tragédies, et quoiqu’il fût astreint à toutes les difficultés qu’impose l’obligation de se soumettre à la musique, il a su conserver de grandes beautés de style et des situations vraiment dramatiques. Il se peut qu’il existe encore d’autres exceptions peu connues des étrangers ; mais pour dessiner les traits principaux qui caractérisent une littérature, il est absolument nécessaire de mettre de côté quelques détails. Il n’existe point d’idées générales qui ne soient contredites par quelques exceptions ; mais l’esprit deviendrait incapable d’aucun résultat, s’il s’arrêtait à chaque fait particulier, au lieu de saisir les conséquences que l’on doit tirer de la réunion de tous.
La mélancolie, ce sentiment fécond en ouvrages de génie, semble appartenir presque exclusivement aux climats du Nord.
Les Orientaux, que les Italiens ont souvent imités, avaient bien néanmoins une sorte de mélancolie. On en trouve dans quelques poésies arabes, et surtout dans les psaumes des Hébreux ; mais elle a un caractère distinct de celle dont nous allons parler en analysant la littérature du Nord.
Des idées religieuses positives, soit chez les Mahométans, soit chez les Juifs, soutiennent et dirigent dans l’Orient les affections de l’âme. Ce n’est pas ce vague terrible qui porte à l’âme une impression plus philosophique et plus sombre. La mélancolie des Orientaux est celle des hommes heureux par toutes les jouissances de la nature ; ils réfléchissent seulement avec regret sur le rapide passage de la prospérité, sur la brièveté de la vie37. La mélancolie des peuples du Nord est celle qu’inspirent les souffrances de l’âme, le vide que la sensibilité fait trouver dans l’exigence, et la rêverie qui promène sans cesse la pensée, de la fatigue de la vie à l’inconnu de la mort.
Chapitre XI.
De la littérature du Nord §
Il existe, ce me semble, deux littératures tout à fait distinctes, celle qui vient du Midi et celle qui descend du Nord, celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian est l’origine38. Les Grecs, les Latins, les Italiens, les Espagnols et les Français du siècle de Louis XIV, appartiennent au genre de littérature que j’appellerai la littérature du Midi. Les ouvrages anglais, les ouvrages allemands, et quelques écrits des Danois et des Suédois doivent être classés dans la littérature du Nord, dans celle qui a commencé par les bardes écossais, les Fables islandaises, et les Poésies scandinaves. Avant de caractériser les écrivains anglais et les écrivains allemands, il me paraît nécessaire de considérer d’une manière générale les principales différences des deux hémisphères de la littérature.
Les Anglais et les Allemands ont, sans doute, souvent imité les anciens. Ils ont retiré d’utiles leçons de cette étude féconde ; mais leurs beautés originales portant l’empreinte de la mythologie du Nord, ont une sorte de ressemblance, une certaine grandeur poétique dont Ossian est le premier type. Les poètes anglais, pourra-t-on dire, sont remarquables par leur esprit philosophique ; il se peint dans tous leurs ouvrages ; mais Ossian n’a presque jamais d’idées réfléchies : il raconte une suite d’événements et d’impressions. Je réponds à cette objection que les images et les pensées les plus habituelles, dans Ossian, sont celles qui rappellent la brièveté de la vie, le respect pour les morts, l’illustration de leur mémoire, le culte de ceux qui restent envers ceux qui ne sont plus. Si le poète n’a réuni à ces sentiments ni des maximes de morale ni des réflexions philosophiques, c’est qu’à cette époque l’esprit humain n’était point encore susceptible de l’abstraction nécessaire pour concevoir beaucoup de résultats. Mais l’ébranlement que les chants ossianiques causent à l’imagination, dispose la pensée aux méditations les plus profondes.
La poésie mélancolique est la poésie la plus d’accord avec la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l’homme, que toute autre disposition de l’âme. Les poètes anglais qui ont succédé aux Bardes écossais, ont ajouté à leurs tableaux les réflexions et les idées que ces tableaux même devaient faire naître ; mais ils ont conservé l’imagination du Nord, celle qui plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages ; celle enfin qui porte vers l’avenir, vers un autre monde, l’âme fatiguée de sa destinée. L’imagination des hommes du Nord s’élance au-delà de cette terre dont ils habitent les confins ; elle s’élance à travers les nuages qui bordent leur horizon, et semblent représenter l’obscur passage de la vie à l’éternité.
L’on ne peut décider d’une manière générale entre les deux genres de poésie dont Homère et Ossian sont comme les premiers modèles. Toutes mes impressions, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du Nord ; mais ce dont il s’agit maintenant, c’est d’examiner ses caractères distinctifs.
Le climat est certainement l’une des raisons principales des différences qui existent entre les images qui plaisent dans le Nord, et celles qu’on aime à se rappeler dans le Midi. Les rêveries des poètes peuvent enfanter des objets extraordinaires ; mais les impressions d’habitude se retrouvent nécessairement dans tout ce que l’on compose. Éviter le souvenir de ces impressions, ce serait perdre le plus grand des avantages, celui de peindre ce qu’on a soi-même éprouvé. Les poètes du Midi mêlent sans cesse l’image de la fraîcheur, des bois touffus, des ruisseaux limpides, à tous les sentiments de la vie. Ils ne se retracent pas même les jouissances du cœur, sans y mêler l’idée de l’ombre bienfaisante qui doit les préserver des brûlantes ardeurs du soleil. Cette nature si vive qui les environne, excite en eux plus de mouvements que de pensées. C’est à tort, ce me semble, qu’on a dit que les passions étaient plus violentes dans le Midi que dans le Nord. On y voit plus d’intérêts divers, mais moins d’intensité dans une même pensée ; or c’est la fixité qui produit les miracles de la passion et de la volonté.
Les peuples du Nord sont moins occupés des plaisirs que de la douleur ; et leur imagination n’en est que plus féconde. Le spectacle de la nature agit fortement sur eux ; elle agit comme elle se montre dans leurs climats, toujours sombre et nébuleuse. Sans doute les diverses circonstances de la vie peuvent varier cette disposition à la mélancolie ; mais elle porte seule l’empreinte de l’esprit national. Il ne faut chercher dans un peuple, comme dans un homme, que son trait caractéristique : tous les autres sont l’effet de mille hasards différents ; celui-là seul constitue son être.
La poésie du Nord convient beaucoup plus que celle du Midi à l’esprit d’un peuple libre. Les premiers inventeurs connus de la littérature du Midi, les Athéniens, ont été la nation du monde la plus jalouse de son indépendance. Néanmoins il était plus facile de façonner à la servitude les Grecs que les hommes du Nord. L’amour des arts, la beauté du climat, toutes ces jouissances prodiguées aux Athéniens, pouvaient leur servir de dédommagement. L’indépendance était le premier et l’unique bonheur des peuples septentrionaux. Une certaine fierté d’âme, un détachement de la vie, que font naître, et l’âpreté du sol, et la tristesse du ciel, devaient rendre la servitude insupportable ; et longtemps avant que l’on connût en Angleterre, et la théorie des constitutions, et l’avantage des gouvernements représentatifs, l’esprit guerrier que les poésies erses et scandinaves chantent avec tant d’enthousiasme, donnait à l’homme une idée prodigieuse de sa force individuelle et de la puissance de sa volonté. L’indépendance existait pour chacun, avant que la liberté fût constituée pour tous.
La philosophie, à la renaissance des lettres, a commencé par les nations septentrionales, dans les habitudes religieuses desquelles la raison trouvait à combattre infiniment moins de préjugés que dans celles des peuples méridionaux. La poésie antique du Nord suppose beaucoup moins de superstition que la mythologie grecque. Il y a quelques dogmes et quelques fables absurdes dans l’Edda ; mais les idées religieuses du Nord conviennent presque toutes à la raison exaltée. Les ombres penchées sur les nuages ne sont que des souvenirs animés par des images sensibles39.
Les émotions causées par les poésies ossianiques, peuvent se reproduire dans toutes les nations, parce que leurs moyens d’émouvoir sont tous pris dans la nature ; mais il faut un talent prodigieux pour introduire, sans affectation, la mythologie grecque dans la poésie française. Rien ne doit être, en général, si froid et si recherché que des dogmes religieux transportés dans un pays où ils ne sont reçus que comme des métaphores ingénieuses. La poésie du Nord est rarement allégorique ; aucun de ses effets n’a besoin de superstitions locales pour frapper l’imagination. Un enthousiasme réfléchi, une exaltation pure, peuvent également convenir à tous les peuples ; c’est la véritable inspiration poétique dont le sentiment est dans tous les cœurs, mais dont l’expression est le don du génie. Elle entretient une rêverie céleste qui fait aimer la campagne et la solitude : elle porte souvent le cœur vers les idées religieuses, et doit exciter dans les êtres privilégiés le dévouement des vertus et l’inspiration des pensées élevées.
Ce que l’homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l’incomplet de sa destinée. Les esprits médiocres sont, en général, assez satisfaits de la vie commune ; ils arrondissent, pour ainsi dire, leur existence, et suppléent à ce qui peut leur manquer encore, par les illusions de la vanité ; mais le sublime de l’esprit, des sentiments et des actions doit son essor au besoin d’échapper aux bornes qui circonscrivent l’imagination. L’héroïsme de la morale, l’enthousiasme de l’éloquence, l’ambition de la gloire donnent des jouissances surnaturelles qui ne sont nécessaires qu’aux âmes à la fois exaltées et mélancoliques, fatiguées de tout ce qui se mesure, de tout ce qui est passager, d’un terme enfin, à quelque distance qu’on le place. C’est cette disposition de l’âme, source de toutes les passions généreuses, comme de toutes les idées philosophiques, qu’inspire particulièrement la poésie du Nord.
Je suis loin de comparer le génie d’Homère à celui d’Ossian. Ce que nous connaissons d’Ossian ne peut être considéré comme un ouvrage ; c’est un recueil des chansons populaires qui se répétaient dans les montagnes d’Écosse. Avant qu’Homère eût composé son poème, d’anciennes traditions existaient sans doute en Grèce. Les poésies d’Ossian ne sont pas plus avancées dans l’art poétique, que ne devaient l’être les chants des Grecs avant Homère40. Aucune parité ne peut donc être établie avec justice entre l’Iliade et le poème de Fingal. Mais on peut toujours juger si les images de la nature, telles qu’elles sont représentées dans le Midi, excitent des émotions aussi nobles et aussi pures que celles du Nord ; si les images du Midi, plus brillantes à quelques égards, font naître autant de pensées, ont un rapport aussi immédiat avec les sentiments de l’âme ; les idées philosophiques s’unissent comme d’elles-mêmes aux images sombres. La poésie du Midi, loin de s’accorder comme celle du Nord, avec la méditation, et d’inspirer, pour ainsi dire, ce que la réflexion doit prouver, la poésie voluptueuse exclut presque entièrement les idées d’un certain ordre.
On reproche à Ossian sa monotonie. Ce défaut existe moins dans les diverses poésies qui dérivent de la sienne, celle des Anglais et des Allemands. La culture, l’industrie, le commerce ont varié de plusieurs manières les tableaux de la campagne ; néanmoins l’imagination septentrionale conservant toujours à peu près le même caractère, on doit trouver encore, même dans Young, Thomson, Klopstock, etc., une sorte d’uniformité. La poésie mélancolique ne peut pas se varier sans cesse. Le frémissement que produisent dans tout notre être de certaines beautés de la nature, est une sensation toujours la même ; l’émotion que nous causent les vers qui nous retracent cette sensation, a beaucoup d’analogie avec l’effet de l’harmonica. L’âme, doucement ébranlée, se plaît dans la prolongation de cet état, aussi longtemps qu’il lui est possible de le supporter. Et ce n’est pas le défaut de la poésie, c’est la faiblesse de nos organes qui nous fait sentir la fatigue au bout de quelque temps ; ce qu’on éprouve alors, ce n’est pas l’ennui de la monotonie, c’est la lassitude que causerait le plaisir trop continu d’une musique aérienne.
Les grands effets dramatiques des Anglais, et après eux des Allemands, ne sont point tirés des sujets grecs, ni de leurs dogmes mythologiques. Les Anglais et les Allemands excitent la terreur par d’autres superstitions plus analogues aux crédulités des derniers siècles. Ils ont su l’exciter surtout par la peinture du malheur, que ces âmes énergiques et profondes ressentaient si douloureusement. C’est, comme je l’ai déjà dit, des opinions religieuses que dépend, en grande partie, l’effet que produit sur l’homme l’idée de la mort. Les bardes écossais ont eu, dans tous les temps, un culte plus sombre et plus spiritualisé que celui du Midi. La religion chrétienne, qui, séparée des inventions sacerdotales, est assez rapprochée du pur déisme, a fait disparaître ce cortège d’imagination qui environnait l’homme aux portes du tombeau. La nature, que les anciens avaient peuplée d’êtres protecteurs qui habitaient les forêts et les fleuves, et présidaient à la nuit comme au jour ; la nature est rentrée dans sa solitude, et l’effroi de l’homme s’en est accru. La religion chrétienne, la plus philosophique de toutes, est celle qui livre le plus l’homme à lui-même. Les tragiques du Nord ne se sont pas toujours contentés des effets naturels qui naissent du tableau des affections de l’âme, ils se sont aidés des apparitions, des spectres, d’une sorte de superstition analogue à leur sombre imagination ; mais quelque profonde que soit la terreur qu’on peut produire une fois avec de tels moyens, c’est plutôt un défaut qu’une beauté.
Le talent du poète dramatique s’augmente lorsqu’il vit au milieu d’une nation qui ne se prête pas trop facilement à la crédulité. Il faut alors qu’il cherche dans le cœur humain les sources de l’émotion, qu’il fasse sortir d’une expression éloquente, d’un sentiment de l’âme, d’un remords solitaire, les fantômes effrayants qui doivent frapper l’imagination. Le merveilleux étonne ; mais de quelque manière qu’on le combine, il n’égalera jamais l’impression d’un événement naturel, lorsque cet événement rassemble tout ce qui peut remuer les affections de l’âme, et les Euménides poursuivant Oreste, sont moins terribles que le sommeil de lady Macbeth.
Les peuples septentrionaux, à en juger par les traditions qui nous restent et par les mœurs des Germains, ont eu de tout temps un respect pour les femmes, inconnu aux peuples du Midi ; elles jouissaient dans le Nord de l’indépendance, tandis qu’on les condamnait ailleurs à la servitude. C’est encore une des principales causes de la sensibilité qui caractérise la littérature du Nord.
L’histoire de l’amour, dans tous les pays, peut être considérée sous un point de vue philosophique. Il semble que la peinture de ce sentiment devrait dépendre uniquement de ce qu’éprouve l’écrivain qui l’exprime. Et tel est cependant l’ascendant qu’exercent sur les écrivains les mœurs qui les environnent, qu’ils y soumettent jusqu’à la langue de leurs affections les plus intimes. Il se peut que Pétrarque ait été plus amoureux dans sa vie que l’auteur de Werther, que plusieurs poètes anglais, tels que Pope, Thomson, Otway. Néanmoins ne croirait-on pas, en lisant les écrivains du Nord, que c’est une autre nature, d’autres relations, un autre monde ? La perfection de quelques-unes de ces poésies prouve, sans doute, le génie de leurs auteurs ; mais il n’en est pas moins certain qu’en Italie les mêmes hommes n’auraient pas composé les mêmes écrits, quand ils auraient ressenti la même passion ; tant il est vrai que les ouvrages littéraires ayant le succès pour but, l’on y retrouve communément moins de traces du caractère personnel de l’écrivain, que de l’esprit général de sa nation et de son siècle.
Enfin ce qui donne en général aux peuples modernes du Nord un esprit plus philosophique qu’aux habitants du Midi, c’est la religion protestante que ces peuples ont presque tous adoptée. La réformation est l’époque de l’histoire qui a le plus efficacement servi la perfectibilité de l’espèce humaine. La religion protestante ne renferme dans son sein aucun germe actif de superstition, et donne cependant à la vertu tout l’appui qu’elle peut tirer des opinions sensibles. Dans les pays où la religion protestante est professée, elle n’arrête en rien les recherches philosophiques, et maintient efficacement la pureté des mœurs. Ce serait sortir de mon sujet que de développer davantage une pareille question. Mais, je le demande aux penseurs éclairés, s’il existe un moyen de lier la morale à l’idée d’un Dieu, sans que jamais ce moyen puisse devenir un instrument de pouvoir dans la main des hommes ; une religion ainsi conçue ne serait-elle pas le plus grand bonheur que l’on pût assurer à la nature humaine ! à la nature humaine tous les jours plus aride, tous les jours plus à plaindre, et qui brise chaque jour quelques-uns des liens formés par la délicatesse, l’affection ou la bonté.
Chapitre XII.
Du principal défaut qu’on reproche, en France, à la littérature du Nord §
On reproche, en France, à la littérature du Nord de manquer de goût. Les écrivains du Nord répondent que ce goût est une législation purement arbitraire, qui prive souvent le sentiment et la pensée de leurs beautés les plus originales. Il existe, je crois, un point juste entre ces deux opinions. Les règles du goût ne sont point arbitraires ; il ne faut pas confondre les bases principales sur lesquelles les vérités universelles sont fondées avec les modifications causées par les circonstances locales.
Les devoirs de la vertu, ce code de principes qui a pour appui le consentement unanime de tous les peuples, reçoit quelques légers changements, par les mœurs et les coutumes des nations diverses ; et quoique les premiers rapports restent les mêmes, le rang de telle ou telle vertu peut varier selon les habitudes et les gouvernements des peuples. Le goût, s’il est permis de le comparer à ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes, le goût est fixe aussi dans ses principes généraux. Le goût national doit être jugé d’après ces principes, et selon qu’il en diffère ou qu’il s’en rapproche, le goût national est plus près de la vérité.
On dit souvent : Faut-il sacrifier le génie au goût ? Non, sans doute ; mais jamais le goût n’exige le sacrifice du génie. Vous trouvez souvent dans la littérature du Nord des scènes ridicules à côté de grandes beautés. Ce qui est de bon goût dans de tels écrits, ce sont les grandes beautés ; et ce qu’il fallait en retrancher, c’est ce que le goût condamne. Il n’existe de connexion nécessaire entre les défauts et les beautés, que par la faiblesse humaine, qui ne permet pas de se soutenir toujours à la même hauteur. Les défauts ne sont point une conséquence des beautés, elles peuvent les faire oublier. Mais loin que ces défauts prêtent au talent aucun éclat, souvent ils affaiblissent l’impression qu’il doit produire.
Si l’on demande ce qui vaut mieux d’un ouvrage avec de grands défauts et de grandes beautés, ou d’un ouvrage médiocre et correct, je répondrai, sans hésiter, qu’il faut préférer l’ouvrage où il existe, ne fût-ce qu’un seul trait de génie. Il y a faiblesse dans la nation qui ne s’attache qu’au ridicule, si facile à saisir et à éviter, au lieu de chercher avant tout, dans les pensées de l’homme, ce qui agrandit l’âme et l’esprit. Le mérite négatif ne peut donner aucune jouissance ; mais beaucoup de gens ne demandent à la vie que l’absence de peines, aux écrits que l’absence de fautes, à tout que des absences. Les âmes fortes veulent exister ; et pour exister en lisant, il faut rencontrer dans les écrits des idées nouvelles ou des sentiments passionnés.
Il y a en français des ouvrages où l’on trouve des beautés du premier ordre, sans le mélange du mauvais goût. Ceux-là sont les seuls modèles qui réunissent à la fois toutes les qualités littéraires.
Parmi les hommes de lettres du Nord, il existe une bizarrerie qui dépend plus, pour ainsi dire, de l’esprit de parti que du jugement. Ils tiennent aux défauts de leurs écrivains presque autant qu’à leurs beautés ; tandis qu’ils devraient se dire comme une femme d’esprit, en parlant des faiblesses d’un héros : C’est malgré cela, et non à cause de cela, qu’il est grand.
Ce que l’homme cherche dans les chefs-d’œuvre de l’imagination, ce sont des impressions agréables. Or le goût n’est que l’art de connaître et de prévoir ce qui peut causer ces impressions. Quand vous rappelez des objets dégoûtants, vous excitez une impression fâcheuse, qu’on fuirait avec soin dans la réalité ; quand vous changez la terreur morale en effroi physique, par la représentation de scènes horribles en elles-mêmes, vous perdez tout le charme de l’imitation, vous ne donnez qu’une commotion nerveuse, et vous pouvez manquer jusqu’à ce pénible effet, si vous avez voulu le pousser trop loin : car au théâtre, comme dans la vie, quand l’exagération est aperçue, on ne tient plus compte même du vrai. Si vous prolongez les développements, si vous mettez de l’obscurité dans les discours ou de l’invraisemblance dans les événements, vous suspendez ou vous détruisez l’intérêt par la fatigue de l’attention. Si vous rapprochez des tableaux ignobles de personnages héroïques, il est à craindre qu’il ne vous soit difficile de faire renaître l’illusion théâtrale : elle est d’une nature extrêmement délicate ; et la plus légère circonstance peut tirer les spectateurs de leur enchantement. Ce qui est simple repose la pensée, et lui donne de nouvelles forces ; mais ce qui est bas pourrait ôter jusqu’à la possibilité de reprendre à l’intérêt des pensées nobles et relevées.
Les beautés de Shakespeare peuvent, en Angleterre, triompher de ses défauts : mais ils diminuent beaucoup de sa gloire parmi les autres nations. La surprise est certainement un grand moyen d’ajouter à l’effet ; mais il serait ridicule d’en conclure que l’on doive faire précéder une scène tragique d’une scène comique, pour augmenter l’étonnement par le contraste. Un beau trait, au milieu de négligences grossières, peut frapper davantage l’esprit ; mais l’ensemble y perd plus que ne peut y gagner l’exception. La surprise doit naître de la grandeur en elle-même, et non de son opposition avec les petitesses, de quelque genre qu’elles soient. La peinture veut des ombres, mais non pas des taches pour relever l’éclat des couleurs. La littérature doit suivre les mêmes principes. La nature en offre le modèle, et le bon goût ne doit être que l’observation raisonnée de la nature.
On pourrait pousser beaucoup plus loin ces développements ; mais il suffit de prouver que le goût, en littérature, n’exige jamais le sacrifice d’aucune jouissance : il indique, au contraire, les moyens de les augmenter ; et loin que les principes du goût soient incompatibles avec le génie, c’est en étudiant le génie qu’on a découvert ces principes.
Je ne reprocherai point à Shakespeare de s’être affranchi des règles de l’art ; elles ont infiniment moins d’importance que celles du goût, parce que les unes prescrivent ce qu’il faut faire, et que les autres se bornent à défendre ce qu’on doit éviter. L’on ne peut se tromper sur ce qui est mauvais, tandis qu’il est impossible de tracer des limites aux diverses combinaisons d’un homme de génie ; il peut suivre des routes entièrement nouvelles, sans manquer cependant son but. Les règles de l’art sont un calcul de probabilités sur les moyens de réussir ; et si le succès est obtenu, il importe peu de s’y être soumis. Mais il n’en est pas de même du goût ; car se mettre au-dessus de lui, c’est s’écarter de la beauté même de la nature ; et il n’y a rien au-dessus d’elle.
Ne disons donc pas que Shakespeare a su se passer de goût, et se montrer supérieur à ses lois. Reconnaissons, au contraire, qu’il a du goût quand il est sublime, et qu’il manque de goût quand son talent faiblit.
Chapitre XIII.
Des tragédies de Shakespeare41 §
Les Anglais ont pour Shakespeare l’enthousiasme le plus profond qu’aucun peuple ait jamais ressenti pour un écrivain. Les peuples libres ont un esprit de propriété pour tous les genres de gloire qui illustrent leur patrie ; et ce sentiment doit inspirer une admiration qui exclut toute espèce de critique.
Il y a dans Shakespeare des beautés du premier genre, et de tous les pays comme de tous les temps, des défauts qui appartiennent à son siècle, et des singularités tellement populaires parmi les Anglais, qu’elles ont encore le plus grand succès sur leur théâtre. Ce sont ces beautés et ces bizarreries que je veux examiner dans leur rapport avec l’esprit national de l’Angleterre et le génie de la littérature du Nord.
Shakespeare n’a point imité les anciens ; il ne s’est point nourri, comme Racine, des tragédies grecques. Il a fait une pièce sur un sujet grec, Troïle et Cresside, et les mœurs d’Homère n’y sont point observées. Il est bien plus admirable dans ses tragédies sur des sujets romains. Mais l’histoire, mais les Vies de Plutarque, que Shakespeare paraît avoir lues avec le plus grand soin, ne sont point une étude purement littéraire ; on peut y observer l’homme presque comme vivant. Lorsqu’on se pénètre uniquement des modèles de l’art dramatique dans l’antiquité ; lorsqu’on imite l’imitation, on a moins d’originalité ; on n’a pas ce génie qui peint d’après nature, ce génie immédiat, si je puis m’exprimer ainsi, qui caractérise particulièrement Shakespeare. Depuis les Grecs jusqu’à lui, nous voyons toutes les littératures dériver les unes des autres, en partant de la même source. Shakespeare commence une littérature nouvelle ; il est empreint, sans doute, de l’esprit et de la couleur générale des poésies du Nord : mais c’est lui qui a donné à la littérature des Anglais son impulsion, et à leur art dramatique son caractère.
Une nation devenue libre, dont les passions ont été fortement agitées par les horreurs des guerres civiles, est beaucoup plus susceptible de l’émotion excitée par Shakespeare, que de celle causée par Racine. Le malheur, alors qu’il pèse longtemps sur les peuples, leur donne un caractère que la prospérité même qui succède ne peut point effacer. Shakespeare, égalé quelquefois depuis par des auteurs anglais et allemands, est l’écrivain qui a peint le premier la douleur morale au plus haut degré ; l’amertume de souffrance dont il donne l’idée pourrait presque passer pour une invention, si la nature ne s’y reconnaissait pas.
Les anciens croyaient au fatalisme qui frappe comme la foudre et renverse comme elle. Les modernes, et surtout Shakespeare, trouvent de plus profondes sources d’émotions dans la nécessité philosophique. Elle se compose du souvenir de tant de malheurs irréparables, de tant d’efforts inutiles, de tant d’espérances trompées ! Les anciens habitaient un monde trop nouveau, possédaient encore trop peu d’histoires, étaient trop avides d’avenir, pour que le malheur qu’ils peignaient fût jamais aussi déchirant que dans les pièces anglaises.
La terreur de la mort, sentiment dont les anciens, par religion et par stoïcisme, ont rarement développé les effets, Shakespeare l’a représentée sous tous les aspects. Il fait sentir cette impression redoutable, ce frisson glacé qu’éprouve l’homme, alors que, plein de vie, il apprend qu’il va périr. Dans les tragédies de Shakespeare, l’enfance et la vieillesse, le crime et la vertu, reçoivent la mort, et expriment tous les mouvements naturels à cette situation. Quel attendrissement n’éprouve-t-on pas lorsqu’on entend les plaintes d’Arthur, jeune enfant dévoué à la mort par l’ordre du roi Jean, ou lorsque l’assassin Tirrel vient raconter à Richard III le paisible sommeil des enfants d’Édouard ! Quand on peint un héros prêt à perdre l’existence, le souvenir de ce qu’il a fait, la grandeur de son caractère, captivent tout l’intérêt. Mais lorsqu’on représente des hommes d’une âme faible et d’une destinée sans gloire, tels que Henri VI, Richard II, le roi Lear, condamnés à périr, le grand débat de la nature entre l’existence et le néant absorbe seul l’attention des spectateurs. Shakespeare a su peindre avec génie ce mélange de mouvements physiques et de réflexions morales qu’inspire l’approche de la mort, alors que des passions enivrantes n’enlèvent pas l’homme à lui-même.
Un sentiment aussi que Shakespeare seul a su rendre théâtral, c’est la pitié, sans aucun mélange d’admiration pour celui qui souffre42, la pitié pour un être insignifiant43 et quelquefois même méprisable44. Il faut un talent infini, pour transporter ce sentiment, de la vie au théâtre, en lui conservant toute sa force ; mais quand on y est parvenu, l’effet qu’il produit est d’une plus grande vérité que tout autre : ce n’est pas au grand homme, c’est à l’homme que l’on s’intéresse ; l’on n’est point alors ému par des sentiments qui sont quelquefois de convention tragique, mais par une impression tellement rapprochée des impressions de la vie, que l’illusion en est plus grande.
Lors même que Shakespeare représente des personnages dont la destinée a été illustre, il intéresse ses spectateurs à eux par des sentiments purement naturels. Les circonstances sont grandes ; mais l’homme diffère moins des autres hommes que dans nos tragédies. Shakespeare vous fait pénétrer intimement dans la gloire qu’il vous peint ; vous passez, en l’écoutant, par toutes les nuances, par toutes les gradations qui mènent à l’héroïsme ; et votre âme arrive à cette hauteur sans être sortie d’elle-même.
La fierté nationale des Anglais, ce sentiment développé par un amour jaloux de la liberté, se prête moins que l’esprit chevaleresque de la monarchie française au fanatisme pour quelques chefs. On veut récompenser, en Angleterre, les services d’un bon citoyen, mais on n’y a point de penchant pour cet enthousiasme sans mesure qui était dans les institutions, les habitudes et le caractère des Français. Cette répugnance orgueilleuse pour l’enthousiasme de l’obéissance, qui a été de tout temps le caractère des Anglais, a dû inspirer à leur poète national l’idée d’obtenir l’attendrissement plutôt par la pitié que par l’admiration. Les larmes que nous donnons aux sublimes caractères de nos tragédies, l’auteur anglais les fait couler pour la souffrance obscure, abandonnée, pour cette suite d’infortunes qu’on ne peut connaître dans Shakespeare sans acquérir quelque chose de l’expérience même de la vie.
S’il excelle à peindre la pitié, quelle énergie dans la terreur ! C’est du crime qu’il fait sortir l’effroi. On pourrait dire du crime peint par Shakespeare, comme la Bible de la mort, qu’il est le roi des épouvantements. Combien sont habilement combinés, dans Macbeth, les remords et la superstition croissante avec les remords !
La sorcellerie est en elle-même beaucoup plus effrayante que les dogmes religieux les plus absurdes. Ce qui est inconnu, ce qui n’est guidé par aucune volonté intelligente, porte la crainte au dernier degré. Dans un système de religion quelconque, la terreur sait toujours à quel point elle doit s’arrêter ; elle se fonde toujours du moins sur quelques motifs raisonnés : mais le chaos de la magie jette dans la tête le désordre le plus complet.
Shakespeare, dans Macbeth, admet du fatalisme ce qu’il en faut pour faire pardonner au criminel ; mais il ne se dispense pas, par ce fatalisme, de la gradation philosophique des sentiments de l’âme. Cette pièce serait encore plus admirable, si ses grands effets étaient produits sans le secours du merveilleux ; mais ce merveilleux n’est, pour ainsi dire, que les fantômes de l’imagination, qu’on fait apparaître aux regards du spectateur. Ce ne sont point des personnages mythologiques, apportant leurs volontés supposées ou leur froide nature au milieu des intérêts des hommes ; c’est le merveilleux des rêves, lorsque les passions sont fortement agitées. Il y a toujours quelque chose de philosophique dans le surnaturel employé par Shakespeare. Lorsque les sorcières annoncent à Macbeth qu’il sera roi, lorsqu’elles reviennent lui répéter cette prédiction au moment où il hésite à suivre les sanglants conseils de sa femme, qui ne voit que c’est la lutte intérieure de l’ambition et de la vertu, que l’auteur a voulu représenter sous ces formes effrayantes ?
Il n’a point eu recours à ce moyen dans Richard III. Il nous l’a peint cependant plus criminel encore que Macbeth ; mais il voulait montrer ce caractère sans remords, sans combats, sans mouvements involontaires, cruel comme un animal féroce, non comme un homme coupable, dont les premiers sentiments avaient été vertueux. Les profondeurs du crime s’ouvrent aux regards de Shakespeare ; et c’est dans ce Ténare qu’il sait descendre pour en observer les tourments.
Dans les monarchies absolues, les grands crimes politiques ne peuvent être commis que par la volonté des rois ; et ces crimes, il n’est pas permis de les représenter devant leurs successeurs45. En Angleterre, les troubles civils qui ont précédé la liberté, et qui étaient toujours causés par l’esprit d’indépendance, ont fait naître beaucoup plus souvent qu’en France de grands crimes et de grandes vertus. Les Anglais ont, dans leur histoire, beaucoup plus de situations tragiques que les Français ; et rien ne s’oppose à ce qu’ils exercent leur talent sur ces sujets, dont l’intérêt est national.
Presque toutes les littératures d’Europe ont débuté par l’affectation. Les lettres ayant recommencé dans l’Italie, les pays où elles arrivèrent ensuite imitèrent d’abord le genre italien. Le Nord a été plus vite affranchi que la France de ce genre recherché, dont on aperçoit des traces dans les anciens poètes anglais, Waller, Cowley, etc. Les guerres civiles et l’esprit philosophique ont corrigé de ce faux goût ; car le malheur, dont les impressions ne sont que trop vraies, exclut les sentiments affectés, et la raison fait disparaître les expressions qui manquent de justesse. Néanmoins on trouve encore dans Shakespeare quelques tournures recherchées, à côté de la plus énergique peinture des passions, Il y a quelques imitations des défauts de la littérature italienne dans le sujet italien de Roméo et Juliette ; mais comme le poète anglais se relève de ce misérable genre ! comme il sait imprimer son âme du Nord à la peinture de l’amour !
Dans Othello, l’amour est caractérisé sous des traits bien différents que dans Roméo et Juliette. Mais qu’il y est grand ! qu’il y est énergique ! comme Shakespeare a bien saisi ce qui forme le lien des deux sexes, le courage et la faiblesse ! Lorsque Othello proteste devant le sénat de Venise, que le seul art qu’il ait employé pour séduire Desdemona, c’est le récit des périls auxquels il avait été exposé46, comme ce qu’il dit est trouvé vrai par toutes les femmes ! comme elles savent que ce n’est pas dans la flatterie que consiste l’art tout-puissant des hommes pour se faire aimer d’elles ! La protection tutélaire qu’ils peuvent accorder au timide objet de leur choix, la gloire qu’ils peuvent réfléchir sur une faible vie, est leur charme le plus irrésistible.
Les mœurs d’Angleterre, par rapport à l’existence des femmes, n’étaient point encore formées du temps de Shakespeare ; les troubles politiques avaient empêché toutes les habitudes sociales. Le rang des femmes, dans les tragédies, était donc absolument livré à la volonté de l’auteur : aussi Shakespeare, en parlant d’elles, se sert, tantôt de la plus noble langue que puisse inspirer l’amour, tantôt du mauvais goût le plus populaire. Ce génie que la passion avait doué, était inspiré par elle, comme les prêtres par leur dieu ; il rendait des oracles lorsqu’il était agité ; il n’était plus qu’un homme lorsque le calme rentrait dans son âme.
Ses pièces tirées de l’histoire anglaise, telles que les deux sur Henri IV, celle sur Henri V, les trois sur Henri VI, ont beaucoup de succès en Angleterre ; mais je les crois cependant très inférieures, en général, à ses tragédies d’invention, Le Roi Lear, Macbeth, Hamlet, Roméo et Juliette. Les irrégularités de temps et de lieux y sont beaucoup plus remarquables. Enfin Shakespeare y cède plus que dans toutes les autres à la popularité. La découverte de l’imprimerie a nécessairement diminué la condescendance des auteurs pour le goût national : ils pensent davantage à l’opinion de l’Europe ; et quoiqu’il importe que les pièces qui doivent être jouées aient avant tout du succès à la représentation, depuis que leur gloire peut s’étendre aux autres nations, les écrivains évitent davantage les allusions, les plaisanteries, les personnages qui ne peuvent plaire qu’au peuple de leur pays. Les Anglais cependant se soumettront le plus tard possible au bon goût général ; leur liberté étant fondée sur l’orgueil national plus encore que sur les idées philosophiques, ils repoussent tout ce qui leur vient des étrangers, en littérature comme en politique.
Pour juger quels sont les effets de la tragédie anglaise qu’il nous conviendrait d’adapter à notre théâtre, un examen resterait à faire : ce serait de bien distinguer, dans les pièces de Shakespeare, ce qu’il a accordé au désir de plaire au peuple, les fautes réelles qu’il a commises, et les beautés hardies que n’admettent pas les sévères règles de la tragédie en France.
La foule des spectateurs, en Angleterre, exige qu’on fasse succéder les scènes comiques aux effets tragiques. Le contraste de ce qui est noble avec ce qui ne l’est pas, produit néanmoins toujours, comme je l’ai déjà dit, une désagréable impression sur les hommes de goût. Le genre noble veut des nuances ; mais des oppositions trop fortes ne sont que de la bizarrerie. Les jeux de mots, les équivoques licencieuses, les contes populaires, les proverbes qui s’entassent successivement dans les vieilles nations, et sont, pour ainsi dire, les idées patrimoniales des hommes du peuple ; tous ces moyens, qui sont applaudis de la multitude, sont critiqués par la raison. Ils n’ont aucun rapport avec les sublimes effets que Shakespeare sait tirer des mots simples, des circonstances vulgaires placées avec art, et qu’à tort nous n’oserions pas admettre sur notre théâtre.
Shakespeare a fait, dans ses tragédies, la, part des esprits grossiers. Il s’est mis à l’abri du jugement du goût, en se rendant l’objet du fanatisme populaire. Il s’est alors conduit comme un habile chef de parti, mais non comme un bon écrivain.
Les peuples du Nord ont existé, pendant plusieurs siècles, dans un état tout à la fois social et barbare, qui a dû longtemps laisser parmi les hommes beaucoup de souvenirs grossiers et féroces. Shakespeare conserve encore des traces de ces souvenirs. Plusieurs de ses caractères sont peints avec les seuls traits admirés dans ces siècles où l’on ne vivait que pour les combats, la force physique et le courage militaire.
Shakespeare se ressent aussi de l’ignorance où l’on était de son temps sur les principes de la littérature. Ses pièces sont supérieures aux tragédies grecques, pour la philosophie des passions et la connaissance des hommes47 ; mais elles sont beaucoup plus reculées sous le rapport de la perfection de l’art. Des longueurs, des répétitions inutiles, des images incohérentes peuvent être souvent reprochées à Shakespeare. Le spectateur était alors trop facile à intéresser, pour que l’auteur fût aussi sévère envers lui-même qu’il aurait dû l’être. Il faut, pour qu’un poète dramatique se perfectionne autant que son talent peut le permettre, qu’il ne s’attende à être jugé, ni par des vieillards blasés, ni par des jeunes gens qui trouvent leur émotion en eux-mêmes.
Les Français ont souvent condamné les scènes d’horreur que Shakespeare représente. Ce n’est pas comme excitant une trop forte émotion, mais comme détruisant quelquefois jusqu’à l’illusion théâtrale, qu’elles me paraissent susceptibles de critique. D’abord il est démontré que de certaines situations, seulement effrayantes, que les mauvais imitateurs de Shakespeare ont voulu représenter, ne produisent qu’une sensation physique désagréable, et aucun des plaisirs que la tragédie doit donner ; mais, de plus, il y a beaucoup de situations touchantes en elles-mêmes, et qui néanmoins exigent un jeu de théâtre, fait pour distraire l’attention, et par conséquent l’intérêt.
Lorsque le gouverneur de la tour où est enfermé le jeune Arthur, fait apporter un fer chaud pour lui brûler les yeux, sans parler de l’atrocité d’une telle scène, il doit se passer là sur le théâtre une action dont l’imitation est impossible, et dont le spectateur observera tellement l’exécution, qu’il en oubliera l’effet moral.
Le caractère de Caliban, dans La Tempête, est singulièrement original ; mais la forme presque animale que son costume doit lui donner, détourne l’attention de ce qu’il y a de philosophique dans la conception de ce rôle.
Une des beautés de la tragédie de Richard III, à la lecture, c’est ce qu’il dit lui-même de sa difformité naturelle. On sent que l’horreur qu’il cause doit réagir sur son âme, et la rendre plus atroce encore. Cependant qu’y a-t-il de plus difficile dans le genre noble, de plus voisin du ridicule, que l’imitation d’un homme contrefait sur la scène ? Tout ce qui est dans la nature peut intéresser l’esprit ; mais il faut, au spectacle, ménager les caprices des yeux avec le plus grand scrupule ; ils peuvent détruire sans appel tout effet sérieux.
Shakespeare représente aussi beaucoup trop souvent dans ses pièces la souffrance physique. Philoctète est le seul exemple d’un effet théâtral produit par elle ; et ce sont les causes héroïques de sa blessure qui permettent de fixer l’intérêt des spectateurs sur ses maux. La souffrance physique peut se raconter, mais non se voir ; ce n’est pas l’auteur, c’est l’acteur qui ne peut pas l’exprimer noblement ; ce n’est pas la pensée, ce sont les sens, qui se refusent à l’effet de ce genre d’imitation.
Enfin l’un des plus grands défauts de Shakespeare, c’est de n’être pas simple dans l’intervalle des morceaux sublimes. Souvent il a de l’affectation lorsqu’il n’est point exalté par son génie. L’art lui manque pour se soutenir, c’est-à-dire, pour être aussi naturel dans les scènes de transition, que dans les beaux mouvements de l’âme.
Otway, Rowe, et quelques autres poètes anglais, Addison excepté, ont fait des tragédies toutes dans le genre de Shakespeare ; et son génie a presque trouvé son égal dans Venise sauvée. Mais les deux situations les plus profondément tragiques que l’homme puisse concevoir, Shakespeare les a peintes le premier ; c’est la folie causée par le malheur, et l’isolement dans l’infortune.
Ajax est un furieux, Oreste est poursuivi par la colère des dieux, Phèdre est dévorée par la fièvre de l’amour. Mais Hamlet48, Ophélie, le roi Lear, avec des situations et des caractères différents, ont un même caractère d’égarement49. La douleur parle seule en eux ; l’idée dominante a fait disparaître toutes les idées communes de la vie ; tous les organes sont dérangés, hors ceux de la souffrance ; et ce touchant délire de l’être malheureux semble l’affranchir de la réserve timide, qui défend de s’offrir sans contrainte à la pitié. Les spectateurs refuseraient peut-être leur attendrissement à la plainte volontaire ; ils s’abandonnent à l’émotion que fait naître une douleur qui ne répond plus d’elle. La folie, telle qu’elle est peinte dans Shakespeare, est le plus beau tableau du naufrage de la nature morale, quand la tempête de la vie surpasse ses forces.
Il existe sur le théâtre français de sévères règles de convenances, même pour la douleur. Elle est en scène avec elle-même ; les amis lui servent de cortège, et les ennemis de témoins. Mais ce que Shakespeare a peint avec une vérité, avec une force d’âme admirable, c’est l’isolement. Il place à côté des tourments de la douleur, l’oubli des hommes et le calme de la nature, ou bien un vieux serviteur, seul être qui se souvienne encore que son maître a été roi. C’est là bien connaître ce qu’il y a de plus déchirant pour l’homme, ce qui rend la douleur poignante. Celui qui souffre, celui qui meurt en produisant un grand effet quelconque de terreur ou de pitié, échappe à ce qu’il éprouve pour observer ce qu’il inspire ; mais ce qui est énergique dans le talent du poète ; ce qui suppose même un caractère à l’égal du talent, c’est d’avoir conçu la douleur pesant tout entière sur la victime : et tandis que l’homme a besoin d’appuyer sur ceux qui l’entourent jusqu’au sentiment même de sa prospérité, l’énergique et sombre imagination des Anglais nous représente l’infortuné séparé par ses revers, comme par une contagion funeste, de tous les regards, de tous les souvenirs, de tous les amis. La société lui retire ce qui est la vie, avant que la nature lui ait donné la mort.
Le théâtre de la France république admettra-t-il maintenant, comme le théâtre anglais, les héros peints avec leurs faiblesses, les vertus avec leurs inconséquences, les circonstances vulgaires à côté des situations les plus élevées ? Enfin les caractères tragiques seront-ils tirés des souvenirs, ou de l’imagination, de la vie humaine, ou du beau idéal ? C’est une question que je me propose de discuter, lorsque après avoir parlé des tragédies de Racine et de Voltaire, j’examinerai, dans la seconde Partie de cet ouvrage, l’influence que doit avoir la révolution sur la littérature française.
Chapitre XIV.
De la plaisanterie anglaise §
On peut distinguer différents genres de plaisanterie dans la littérature de tous les pays ; et rien ne sert mieux à faire connaître les mœurs d’une nation, que le caractère de gaieté le plus généralement adopté par ses écrivains. On est sérieux seul, on est gai pour les autres, surtout dans les écrits ; et l’on ne peut faire rire que par des idées tellement familières à ceux qui les écoutent, qu’elles les frappent à l’instant même, et n’exigent d’eux aucun effort d’attention.
Quoique la plaisanterie ne puisse se passer aussi facilement qu’un ouvrage philosophique d’un succès national, elle est soumise comme tout ce qui tient à l’esprit, au jugement du bon goût universel. Il faut une grande finesse pour rendre compte des causes de l’effet comique ; mais il n’en est pas moins vrai que l’assentiment général doit se réunir sur les chefs-d’œuvre en ce genre comme sur tous les autres.
La gaieté, qu’on doit pour ainsi dire à l’inspiration du goût et du génie, la gaieté produite par les combinaisons de l’esprit, et la gaieté que les Anglais appellent humour, n’ont presque aucun rapport l’une avec l’autre ; et dans aucune de ces dénominations la gaieté du caractère n’est comprise, parce qu’il est prouvé, par une foule d’exemples, qu’elle n’est de rien dans le talent qui fait écrire des ouvrages gais. La gaieté de l’esprit est facile à tous les hommes qui ont de l’esprit ; mais c’est le génie d’un homme et le bon goût de plusieurs qui peuvent seuls inspirer la véritable comédie.
J’examinerai dans un des chapitres suivants par quelles raisons les Français pouvaient seuls atteindre à cette perfection de goût, de grâce, de finesse et d’observation du cœur humain, qui nous a valu les chefs-d’œuvre de Molière. Cherchons maintenant à savoir pourquoi les mœurs des Anglais s’opposent au vrai génie de la gaieté.
La plupart des hommes, absorbés par les affaires, ne cherchent, en Angleterre, le plaisir que comme un délassement ; et de même que la fatigue, en excitant la faim, rend facile sur tous les mets, le travail continuel et réfléchi prépare à se contenter de toute espèce de distraction. La vie domestique, des idées religieuses assez sévères, des occupations sérieuses, un climat lourd, rendent les Anglais assez susceptibles des maladies d’ennui ; et c’est par cette raison même que les amusements délicats de l’esprit ne leur suffisent pas. Il faut des secousses fortes à cette espèce d’abattement, et les auteurs partagent le goût des spectateurs à cet égard, ou s’y conforment.
La gaieté qui sert à faire une bonne comédie, suppose une observation très fine des caractères. Pour que le génie comique se développe, il faut vivre beaucoup en société, attacher beaucoup d’importance aux succès de société, et se connaître, et se rapprocher par cette multitude d’intérêts de vanité, qui donnent lieu à tous les ridicules, comme à toutes les combinaisons de l’amour-propre. Les Anglais sont retirés dans leurs familles, ou réunis dans des assemblées publiques pour les discussions nationales. L’intermédiaire qu’on appelle la société n’existe presque point parmi eux ; et c’est dans cet espace frivole de la vie que se forment cependant la finesse et le goût.
Les rapports politiques des hommes entre eux effacent les nuances, en prononçant fortement les caractères. La grandeur du but, la force des moyens, font disparaître l’intérêt pour tout ce qui n’a pas un résultat utile. Dans les états monarchiques, où l’on dépend du caractère et de la volonté d’un seul homme ou d’un petit nombre de ses délégués, chacun s’étudie à connaître les plus secrètes pensées des autres, les plus légères gradations des sentiments et des faiblesses individuelles50. Mais lorsque l’opinion publique et la réputation populaire ont la première influence, l’ambition délaisse ce dont l’ambition n’a pas besoin, et l’esprit ne s’exerce point à saisir ce qui est fugitif quand il n’a point d’intérêt à le deviner.
Les Anglais n’ont point parmi eux un auteur comique tel que Molière ; et s’ils le possédaient, ils ne sentiraient pas toutes ses finesses. Dans les pièces même telles que L’Avare, Le Tartufe, Le Misanthrope, qui peignent la nature humaine de tous les pays, il y a des plaisanteries délicates, des nuances d’amour-propre, que les Anglais ne remarqueraient seulement pas ; ils ne s’y reconnaîtraient point, quelque naturelles qu’elles soient ; ils ne se savent pas eux-mêmes avec tant de détails ; les passions profondes et les occupations importantes leur ont fait prendre la vie plus en masse.
Il y a quelquefois dans Congrève de l’esprit subtil et des plaisanteries fortes ; mais aucun sentiment naturel n’y est peint. Par un singulier contraste, plus les mœurs particulières des Anglais sont simples et pures, plus ils exagèrent, dans leurs comédies, la peinture de tous les vices. L’indécence des pièces de Congrève n’eût jamais été tolérée sur le théâtre français : on trouve dans le dialogue des idées ingénieuses ; mais les mœurs que ces comédies représentent sont imitées des mauvais romans français, qui n’ont jamais peint eux-mêmes les mœurs de France. Rien ne ressemble moins, aux Anglais que leurs comédies.
On dirait que, voulant être gais, ils ont cru nécessaire de s’éloigner le plus possible de ce qu’ils sont réellement, ou que, respectant profondément les sentiments qui faisaient le bonheur de leur vie domestique, ils n’ont pas permis qu’on les prodiguât sur leur théâtre.
Congrève et plusieurs de ses imitateurs entassent, sans mesure comme sans vraisemblance, des immoralités de tous les genres. Ces tableaux sont sans conséquence pour une nation telle que la nation anglaise ; elle s’en amuse comme des contes, comme des images fantasques d’un monde qui n’est pas le sien. Mais en France, la comédie, peignant véritablement les mœurs, pourrait influer sur elles, et il devient bien plus important alors de lui imposer des lois sévères.
Dans les comédies anglaises, on trouve rarement des caractères vraiment anglais : la dignité d’un peuple libre s’oppose peut-être chez les Anglais, comme chez les Romains, à ce qu’ils laissent représenter leurs propres mœurs sur le théâtre. Les Français s’amusent volontiers d’eux-mêmes. Shakespeare et quelques autres ont représenté dans leurs pièces des caricatures populaires, telles que Falstaff, Pistol, etc. ; mais la charge en exclut presque entièrement la vraisemblance. Le peuple de tous les pays est amusé par des plaisanteries grossières ; mais il n’y a qu’en France où la gaieté la plus piquante soit en même temps la plus délicate.
M. Shéridan a composé en anglais quelques comédies où l’esprit le plus brillant et le plus original se montre presque à chaque scène ; mais outre qu’une exception ne changerait rien aux considérations générales, il faut encore distinguer la gaieté de l’esprit, du talent dont Molière est le modèle. Dans tous les pays, un écrivain capable de concevoir beaucoup d’idées, est certain d’arriver à l’art de les opposer entre elles d’une manière piquante. Mais comme les antithèses ne composent pas seules l’éloquence, les contrastes ne sont pas les seuls secrets de la gaieté ; et il y a, dans la gaieté de quelques auteurs français, quelque chose de plus naturel et de plus inexplicable : la pensée peut l’analyser, mais la pensée seule ne la produit pas ; c’est une sorte d’électricité communiquée par l’esprit général de la nation.
La gaieté et l’éloquence ont quelques rapports ensemble, en cela seulement que c’est l’inspiration involontaire qui fait atteindre, en écrivant ou en parlant, à la perfection de l’une et de l’autre. L’esprit de ceux qui vous entourent, de la nation où vous vivez, développe en vous la puissance de la persuasion ou de la plaisanterie, beaucoup plus sûrement que la réflexion et l’étude. Les sensations viennent du dehors, et tous les talents qui dépendent immédiatement des sensations, ont besoin de l’impulsion donnée par les autres. La gaieté et l’éloquence ne sont point les simples résultats des combinaisons de l’esprit ; il faut être ébranlé, modifié par l’émotion qui fait naître l’une ou l’autre, pour obtenir les succès du talent dans ces deux genres. Or la disposition commune à la plupart des Anglais, n’excite point leurs écrivains à la gaieté.
Swift, dans Gulliver et Le Conte du Tonneau, de même que Voltaire dans ses écrits philosophiques, tire des plaisanteries très heureuses de l’opposition qui existe entre l’erreur reçue et la vérité proscrite, entre les institutions et la nature des choses. Les allusions, les allégories, toutes les fictions de l’esprit, tous les déguisements qu’il emprunte, sont des combinaisons avec lesquelles on produit de la gaieté ; et, dans tous les genres, les efforts de la pensée vont très loin, quoiqu’ils ne puissent jamais atteindre à la souplesse, à la facilité des habitudes, au bonheur inattendu des impressions spontanées.
Il existe cependant une sorte de gaieté dans quelques écrits anglais, qui a tous les caractères de l’originalité et du naturel. La langue anglaise a créé un mot, humour, pour exprimer cette gaieté qui est une disposition du sang presque autant que de l’esprit ; elle tient à la nature du climat et aux mœurs nationales ; elle serait tout à fait inimitable là où les mêmes causes ne la développeraient pas. Quelques écrits de Fielding et de Swift, Peregrin Pickle, Roderick Random, mais surtout les ouvrages de Sterne, donnent l’idée complète du genre appelé humour.
Il y a de la morosité, je dirais presque de la tristesse, dans cette gaieté ; celui qui vous fait rire n’éprouve pas le plaisir qu’il cause. L’on voit qu’il écrit dans une disposition sombre, et qu’il serait presque irrité contre vous de ce qu’il vous amuse. Comme les formes brusques donnent quelquefois plus de piquant à la louange, la gaieté de la plaisanterie ressort par la gravité de son auteur51. Les Anglais ont très rarement admis sur la scène le genre d’esprit qu’ils nomment humour ; son effet ne serait point théâtral.
Il y a de la misanthropie dans la plaisanterie même des Anglais, et de la sociabilité dans celle des Français : l’une doit se lire quand on est seul, l’autre frappe d’autant plus qu’il y a plus d’auditeurs. Ce que les Anglais ont de gaieté, conduit presque toujours à un résultat philosophique ou moral ; la gaieté des Français n’a souvent pour but que le plaisir même.
Ce que les Anglais peignent avec un grand talent, ce sont les caractères bizarres, parce qu’il en existe beaucoup parmi eux. La société efface les singularités, la vie de la campagne les conserve toutes.
L’imitation sied particulièrement mal aux Anglais ; leurs essais dans le genre de grâce et de gaieté qui caractérise la littérature française, manquent pour la plupart de finesse et d’agrément. Ils développent toutes les idées, ils exagèrent toutes les nuances, ils ne se croient entendus que lorsqu’ils crient, et compris qu’en disant tout. Une remarque singulière, c’est que les peuples oisifs sont beaucoup plus difficiles sur l’emploi du temps qu’ils donnent à leurs plaisirs, que les hommes occupés. Les hommes livrés aux affaires sont habitués aux longs développements ; les hommes livrés au plaisir se fatiguent bien plus promptement » et le goût très exercé éprouve la satiété très vite.
Il y a rarement de la finesse dans les esprits qui s’appliquent toujours à des résultats positifs. Ce qui est vraiment utile est très facile à comprendre, et l’on n’a pas besoin d’un regard perçant pour l’apercevoir. Un pays qui tend à l’égalité, est aussi moins sensible aux fautes de convenance. La nation étant plus une, l’écrivain prend l’habitude de s’adresser dans ses ouvrages au jugement et aux sentiments de toutes les classes ; enfin les pays libres sont et doivent être sérieux.
Quand le gouvernement est fondé sur la force, il peut ne pas craindre le penchant de la nation à la plaisanterie : mais lorsque l’autorité dépend de la confiance générale, lorsque l’esprit public en est le principal ressort, le talent et la gaieté qui font découvrir le ridicule et se plaire dans la moquerie, sont excessivement dangereux pour la liberté et l’égalité politique. Nous avons parlé des malheurs qui sont résultés pour les Athéniens de leur goût immodéré pour la plaisanterie ; et la France nous fournirait un grand exemple à l’appui de celui-là, si la puissance des événements de la révolution avait laissé les caractères à leur développement naturel.
Chapitre XV.
De l’imagination des Anglais dans leurs poésies et leurs romans §
L’invention des faits, et la faculté de sentir et de peindre la nature sont deux genres d’imagination absolument distincts : l’une appartient plus particulièrement à la littérature du Midi, l’autre à celle du Nord. J’en ai développé les diverses causes. Ce qu’il me reste à examiner maintenant, c’est le caractère particulier à l’imagination poétique des Anglais.
Ils n’ont point été inventeurs de nouveaux sujets de poésie, comme le Tasse et l’Arioste. Les romans des Anglais ne sont point fondés sur des faits merveilleux, sur des événements extraordinaires, tels que les contes arabes ou persans : ce qu’il leur reste de la religion du Nord, ce sont quelques images, et non une mythologie brillante et variée, comme celle des Grecs ; mais leurs poètes sont inépuisables dans les idées et les sentiments que fait naître le spectacle de la nature. L’invention des faits surnaturels a son terme ; ce sont des combinaisons très bornées, et peu susceptibles de cette progression qui appartient à toutes les vérités morales, de quelque genre qu’elles soient : lorsque les poètes s’attachent à revêtir des couleurs de l’imagination les pensées philosophiques et les sentiments passionnés, ils entrent en quelque manière dans cette route où les hommes éclairés avancent sans cesse, à moins que la force ignorante et tyrannique ne leur enlève toute liberté.
Les Anglais séparés du continent, semotos orbe Britannos
, s’associèrent peu, de tout temps, à l’histoire et aux mœurs des peuples voisins : ils ont un caractère à eux dans chaque genre ; leur poésie n’est semblable qu’à celle des Français, ni même à celle des Allemands : mais ils n’ont pas atteint à cette invention des fables et des faits poétiques, qui est la principale gloire de la littérature grecque et de la littérature italienne. Les Anglais observent la nature, et savent la peindre : mais ils ne sont pas créateurs. Leur supériorité consiste dans le talent d’exprimer vivement ce qu’ils voient et ce qu’ils éprouvent ; ils ont l’art d’unir intimement les réflexions philosophiques, aux sensations produites par les beautés de la campagne. L’aspect du ciel et de la terre, à toutes les heures du jour et de la nuit, réveille dans notre esprit diverses pensées ; et l’homme qui se laisse aller à ce que la nature lui inspire, éprouve une suite d’impressions toujours pures, toujours élevées, toujours analogues aux grandes idées morales et religieuses qui unissent l’homme avec l’avenir.
Au moment de la renaissance des lettres, et au commencement de la littérature anglaise, un assez grand nombre de poètes anglais s’écarta du caractère national, pour imiter les Italiens. J’ai cité Waller et Cowley pour être de ce nombre : je pourrais y joindre Downe, Chaucer, etc. Les essais dans ce genre ont encore plus mal réussi aux Anglais qu’aux autres peuples ; ils manquent essentiellement de grâce dans tout ce qui exige de la légèreté d’esprit : ils manquent de cette promptitude, de cette facilité, de cette aisance, qui s’acquiert par le commerce habituel avec les hommes réunis en société dans le seul but de se plaire.
Il y a beaucoup de fautes de goût dans un poème de Pope, qui était destiné particulièrement à montrer de la grâce, La Boucle de cheveux enlevée. La Reine des Fées de Spencer est ce qu’il y a de plus fatigant au monde ; le poème d’Hudibras, quoique spirituel, est rempli de plaisanteries prolongées jusqu’à la satiété. Les Fables de Gay ont de l’esprit, mais point de naturel ; et l’on ne peut jamais comparer sous aucun rapport les pièces fugitives des Anglais, leurs contes burlesques, etc., avec les écrits de Voltaire, de l’Arioste ou de La Fontaine. Mais n’est-ce point assez de savoir parler la langue des affections profondes ; faut-il attacher beaucoup de prix à tout le reste ?
Quelle sublime méditation que celle des Anglais ! comme ils sont féconds dans les sentiments et les idées que développe la solitude ! Quelle profonde philosophie que celle de l’Essai sur l’Homme ! Peut-on élever l’âme et l’imagination à une plus grande hauteur que dans le Paradis perdu ? Ce n’est pas l’invention poétique qui fait le mérite de cet ouvrage ; le sujet est presque entièrement tiré de la Genèse ; ce que l’auteur y a ajouté d’allégorique en quelques endroits, est réprouvé par le goût. On s’aperçoit souvent que le poète est contraint ou dirigé par sa soumission à l’orthodoxie : mais ce qui fait de Milton l’un des premiers poètes du monde, c’est l’imposante grandeur des caractères qu’il a tracés. Son ouvrage est surtout remarquable par la pensée ; la poésie qu’on y admire a été inspirée par le besoin d’égaler les images aux conceptions de l’esprit : c’est pour faire comprendre ses idées intellectuelles, que le poète a eu recours aux plus terribles tableaux qui puissent frapper l’imagination. Avant de donner une forme à Satan, il l’avait conçu immatériel ; il s’était représenté sa nature morale, avant d’accorder avec ce caractère sa gigantesque stature, et l’épouvantable aspect de l’enfer qu’il doit habiter. Avec quel talent il vous transporte de cet enfer dans le paradis ! comme il vous promène à travers toutes les sensations enivrantes de la jeunesse, de la nature et de l’innocence ! Ce n’est pas le bonheur des jouissances vives, c’est le calme qu’il met en contraste avec le crime, et l’opposition est bien plus forte ! la piété d’Adam et d’Ève, les différences primitives du caractère et de la destinée des deux sexes sont peintes comme la philosophie et l’imagination devaient les caractériser52.
Le Cimetière de Gray, l’Épître sur le collège d’Eaton, Le Village abandonné de Goldsmith, sont remplis de cette noble mélancolie qui est la majesté du philosophe sensible. Où peut-on trouver plus d’enthousiasme poétique que dans l’Ode à la Musique, de Dryden ? Quelle passion dans la Lettre d’Héloïse ! Est-il une plus délicieuse peinture de l’Amour dans le mariage, que les vers qui terminent le premier chant de Thomson, sur Le Printemps53 ? Que de réflexions profondes et terribles ne reste-t-il pas de ces Nuits d’Young, où l’homme est peint considérant le cours et le terme de sa destinée, sans cette illusion qui nous fait nous intéresser à des jours comme à des siècles, à ce qui passe comme à l’éternité !
Young juge la vie humaine, comme s’il n’en était pas ; et sa pensée s’élève au-dessus de son être pour lui marquer une place imperceptible dans l’immensité de la création :
………………… What is the world ? a grave,Where is the dust which has not been alive ?Qu’est-ce que le monde ? un tombeau. Où est le grain de poussière qui n’a pas eu de la vie ?
………………… What is life ? a warEternal war with woe…………………Qu’est-ce que la vie ? une guerre, une éternelle guerre avec le malheur.
Cette sombre imagination, quoique plus prononcée dans Young, est cependant la couleur générale de la poésie anglaise. Leurs ouvrages en vers contiennent souvent plus d’idées que leurs ouvrages en prose. Si l’on peut trouver de la monotonie dans l’Ossian, parce que ses images peu variées en elles-mêmes ne sont point mêlées à des réflexions qui puissent intéresser l’esprit, il n’en est pas ainsi des poètes anglais ; ils ne fatiguent point en s’abandonnant à leur tristesse philosophique : elle est d’accord avec la nature même de notre être, avec sa destinée. Rien ne fait éprouver une plus douce sensation que de rentrer par la lecture dans le cours habituel de ses rêveries : et si l’on veut se rappeler les morceaux qu’on aime dans les divers écrits de toutes les langues, on verra qu’ils ont presque tous un même caractère d’élévation et de mélancolie.
On se demande pourquoi les Anglais qui sont heureux par leur gouvernement et par leurs mœurs, ont une imagination beaucoup plus mélancolique que ne l’était celle des Français ? C’est que la liberté et la vertu, ces deux grands résultats de la raison humaine, exigent de la méditation : et la méditation conduit nécessairement à des objets sérieux.
En France, les personnes distinguées par leur esprit ou par leur rang, avaient, en général, beaucoup de gaieté ; mais la gaieté des premières classes de la société n’est point un signe de bonheur pour la nation. Pour que l’état politique et philosophique d’un pays réponde à l’intention de la nature, il faut que le lot de la médiocrité, dans ce pays, soit le meilleur de tous ; les hommes supérieurs, dans tous les genres, doivent être des hommes consacrés et sacrifiés même au bien général de l’espèce humaine.
Heureux le pays où les écrivains sont tristes, et les commerçants satisfaits, les riches mélancoliques, et les hommes du peuple contents !
La langue anglaise, quoiqu’elle ne soit pas aussi harmonieuse à l’oreille que les langues du Midi, a, par l’énergie de sa prononciation, de très grands avantages pour la poésie : tous les mots fortement accentués ont de l’effet sur l’âme, parce qu’ils semblent partir d’une impression vive ; la langue française exclut en poésie une foule de termes simples, qu’on doit trouver nobles en anglais par la manière dont ils sont articulés. J’en offre un exemple : lorsque Macbeth, au moment de s’asseoir à la table du festin, voit, à la place qui lui est destinée, l’ombre de Banquo qu’il vient d’assassiner, et s’écrie à plusieurs reprises avec un effroi si terrible : The table is full
, tous les spectateurs frémissent. Si l’on disait en français précisément les mêmes mots, la table est remplie, le plus grand acteur du monde ne pourrait, en les déclamant, faire oublier leur acception commune ; la prononciation française ne permettrait pas cet accent qui rend nobles tous les mots en les animant, qui rend tragiques tous les sons, parce qu’ils imitent et font partager le trouble de l’âme.
Les Anglais peuvent se permettre en tout genre beaucoup de hardiesse dans leurs écrits, parce qu’ils sont passionnés, et qu’un sentiment vrai, quel qu’il soit, a la puissance de transporter le lecteur dans les affections de l’écrivain : l’auteur de sang-froid, quelque esprit qu’il ait, doit se conformer à beaucoup d’égards au goût de ses lecteurs. Ils lui en imposent l’obligation, dès qu’ils lui en savent le pouvoir.
Les poètes anglais abusent souvent néanmoins de toutes les facilités que leur accordent, et leur langue et le génie de leur nation. Ils exagèrent les images, ils subtilisent les idées, ils épuisent tout ce qu’ils expriment, et le goût ne les avertit pas de s’arrêter. Mais il leur sera beaucoup pardonné, parce que l’on voit en eux une émotion véritable. L’on juge les défauts de leurs écrits comme ceux de la nature, et non comme ceux de l’art.
Il est un genre d’ouvrages d’imagination, dans lequel les Anglais ont une grande prééminence : ce sont les romans sans merveilleux, sans allégories, sans allusions historiques, fondés seulement sur l’invention des caractères et des événements de la vie privée. L’amour a été jusqu’à présent le sujet de ces sortes de romans. L’existence des femmes, en Angleterre, est la principale cause de l’inépuisable fécondité des écrivains anglais en ce genre. Les rapports des hommes avec les femmes se multiplient à l’infini par la sensibilité et la délicatesse.
Des lois tyranniques, des désirs grossiers, ou des principes corrompus, ont disposé du sort des femmes, soit dans les républiques anciennes, soit en Asie, soit en France. Les femmes n’ont joui nulle part, comme en Angleterre, du bonheur causé par les affections domestiques. Dans les pays pauvres, et surtout dans les classes moyennes de la société, on a souvent trouvé des mœurs très pures ; mais c’est aux premières classes qu’il appartient de rendre plus remarquables les exemples qu’elles donnent. Elles seules choisissent leur genre de vie ; les autres sont forcées de se résigner à celui que la destinée leur impose ; et quand on est amené à l’exercice d’une vertu par la privation de quelques avantages personnels, ou par le joug des circonstances, on n’a jamais toutes les idées et tous les sentiments que peut faire naître cette vertu librement adoptée. Ce sont donc, en général, les mœurs des premières classes de la société qui influent sur la littérature. Quand les mœurs de ces premières classes sont bonnes, elles conservent l’amour, et l’amour inspire les romans. Sans examiner ici philosophiquement la destinée des femmes dans l’ordre social, ce qui est certain, en général, c’est que leurs vertus domestiques obtiennent seules des hommes toute la tendresse de cœur dont ils sont capables.
L’Angleterre est le pays du monde où les femmes sont le plus véritablement aimées. Il s’en faut bien qu’elles y trouvent les agréments que la société de France promettait autrefois ; mais ce n’est pas avec le tableau des jouissances de l’amour-propre qu’on fait un roman intéressant, quoique l’histoire de la vie prouve souvent qu’on peut se contenter de ces vaines jouissances. Les mœurs anglaises fournissent à l’invention romanesque une foule de nuances délicates et de situations touchantes. On croirait d’abord que l’immoralité, ne reconnaissant point de bornes, devrait étendre la carrière de toutes les conceptions romanesques ; et l’on s’aperçoit, au contraire, que cette facilité malheureuse ne peut rien produire que d’aride. Les passions sans combat, les dénouements sans gradations, les sacrifices sans regrets, les liens sans délicatesse, ôtent aux romans tout leur charme ; et le petit nombre de ceux de ce genre que nous possédons en français, ont à peine eu quelque succès dans les sociétés qui leur avaient servi de modèle.
Il y a des longueurs dans les romans des Anglais, comme dans tous leurs écrits ; mais ces romans sont faits pour être lus par les hommes qui ont adopté le genre de vie qui y est peint, à la campagne, en famille, au milieu du loisir des occupations régulières et des affections domestiques. Si les Français supportent les détails inutiles qui sont accumulés dans ces écrits, c’est par la curiosité qu’inspirent des mœurs étrangères. Ils ne tolèrent rien de semblable dans leurs propres ouvrages. Ces longueurs, en effet, lassent quelquefois l’intérêt, mais la lecture des romans anglais attache, par une suite constante d’observations justes et morales, sur les affections sensibles de la vie. L’attention sert en toutes choses aux Anglais, soit pour peindre ce qu’ils voient, soit pour découvrir ce qu’ils cherchent.
Tom-Jones ne peut être considéré seulement comme un roman. La plus féconde des idées philosophiques, le contraste des qualités naturelles et de l’hypocrisie sociale, y est mise en action avec un art infini, et l’amour, comme je l’ai dit ailleurs54, n’est que l’accessoire d’un tel sujet. Mais Richardson, en première ligne, et après ses écrits, plusieurs romans, dont un grand nombre ont été composés par des femmes, donnent parfaitement l’idée de ce genre d’ouvrages dont l’intérêt est inexprimable.
Les anciens romans français peignent des aventures de chevalerie, qui ne rappellent en rien les événements de la vie. La Nouvelle Héloïse est un écrit éloquent et passionné, qui caractérise le génie d’un homme, et non les mœurs de la nation. Tous les autres romans français que nous aimons, nous les devons à l’imitation des Anglais. Les sujets ne sont pas les mêmes ; mais la manière de les traiter, mais le caractère général de cette sorte d’invention appartiennent exclusivement aux écrivains anglais.
Ce sont eux qui ont osé croire les premiers, qu’il suffisait du tableau des affections privées, pour intéresser l’esprit et le cœur de l’homme ; que ni l’illustration des personnages, ni l’importance des intérêts, ni le merveilleux des événements n’étaient nécessaires pour captiver l’imagination, et qu’il y avait dans la puissance d’aimer de quoi renouveler sans cesse et les tableaux et les situations, sans jamais lasser la curiosité. Ce sont les Anglais enfin qui ont fait des romans des ouvrages de morale, où les vertus et les destinées obscures peuvent trouver des motifs d’exaltation, et se créer un genre d’héroïsme.
Il règne dans ces écrits une sensibilité calme et fière, énergique et touchante. Nulle part on ne sent mieux le charme de cet amour protecteur, qui, dispensant l’être faible de veiller à sa propre destinée, concentre tous ses désirs dans l’estime et la tendresse de son défenseur.
Chapitre XVI.
De l’éloquence et de la philosophie des Anglais §
Il y a trois époques très distinctes dans la situation politique des Anglais ; les temps antérieurs à leur révolution, leur révolution même, et la constitution qu’ils possèdent depuis 1688. Le caractère de la littérature a nécessairement varié suivant ces diverses circonstances. Avant la révolution, on ne remarque en philosophie qu’un seul homme, le chancelier Bacon. La théologie absorbe entièrement les années mêmes de la révolution. La poésie a presque seule occupé les esprits sous le règne voluptueux et despotique de Charles II ; et ce n’est que depuis 1688, depuis qu’une constitution stable a donné à l’Angleterre du repos et de la liberté, qu’on peut observer avec exactitude les effets constants d’un ordre de choses durable.
Les écrits de Bacon caractérisent son génie plutôt que son siècle. Il s’élança seul dans toutes les sciences : quelquefois obscur, souvent scolastique, il eut cependant des idées nouvelles sur tous les sujets, mais il ne put rien compléter. L’homme de génie fait quelques pas dans des sentiers inconnus ; mais il ne faut pas moins que la force commune et réunie des siècles et des nations pour frayer les grandes routes.
Les querelles de religion auraient pu replonger l’Angleterre, au dix-septième siècle, dans l’état dont l’Europe était enfin sortie ; mais les lumières qui existaient déjà et dans les autres pays, et dans l’Angleterre même, s’opposèrent aux funestes effets de ces disputes vaines. Harrington, Sidney, etc., indifférents aux questions théologiques, s’efforcèrent de rattacher les esprits aux principes de la liberté, et leurs efforts ne furent pas entièrement perdus pour la raison.
Enfin la philosophie anglaise, à la fin du dix-septième siècle, prit son véritable caractère, et l’a soutenu depuis cent ans toujours avec de nouveaux succès.
La philosophie anglaise est scientifique, c’est-à-dire que ses écrivains appliquent aux idées morales le genre d’abstraction, de calcul et de développement dont les savants se servent pour parvenir aux découvertes et pour les expliquer.
La philosophie française tient davantage au sentiment et à l’imagination, sans avoir pour cela moins de profondeur ; car ces deux facultés de l’homme, lorsqu’elles sont dirigées par la raison, éclairent sa marche, et l’aident à pénétrer plus avant dans la connaissance du cœur-humain.
La religion chrétienne, telle qu’elle est professée en Angleterre, et les principes constitutionnels tels qu’ils sont établis, laissent une assez grande latitude aux recherches de la pensée, soit en morale, soit en politique. Cependant les philosophes anglais, en général, ne se permettent pas de tout examiner ; et l’utilité, qui est le mobile de leurs efforts, leur interdit en même temps un certain degré d’indépendance.
Ils ont développé d’une manière supérieure la théorie métaphysique des facultés de l’homme ; mais ils connaissent et étudient moins les caractères et les passions. La Bruyère, le cardinal de Retz, Montaigne, n’ont point d’égal en Angleterre.
Dans les pays où la tranquillité règne avec la liberté, on s’examine peu réciproquement. Les lois dirigent la plupart des relations des hommes entre eux. Tout porte l’esprit aux idées générales plutôt qu’aux observations particulières ; mais lorsque les sociétés brillantes de la cour et de la ville ont un grand crédit politique, le besoin de les observer pour y réussir développe un grand nombre de pensées fines ; et si, d’un côté, il y a moins de philosophie pratique dans un tel pays, de l’autre, les esprits sont nécessairement plus capables de pénétration et de sagacité.
Les Anglais ont traité la politique comme une science purement intellectuelle. Hobbes, Ferguson, Locke, etc., avec des systèmes différents, recherchent quel fut l’état primitif des sociétés, afin d’arriver à connaître quelles sont les lois qu’il faut instituer pour les hommes. Smith, Hume, Shaftesbury, étudient les sentiments et les caractères sous des points de vue presque entièrement métaphysiques. Ils écrivent pour l’instruction et la méditation, mais ils ne songent point à captiver l’intérêt ’ en même temps qu’ils sollicitent l’attention. Montesquieu semble donner la vie aux idées, et rappelle à chaque ligne la nature morale de l’homme au milieu des abstractions de l’esprit. Nos écrivains français ayant toujours présent à leur pensée le tribunal de la société, cherchent à obtenir le suffrage de lecteurs qui se fatiguent aisément ; ils veulent attacher le charme des sentiments à l’analyse des idées, et faire ainsi marcher simultanément un plus grand nombre de vérités.
Les Anglais ont avancé dans les sciences philosophiques comme dans l’industrie commerciale, à l’aide de la patience et du temps.
Le penchant de leurs philosophes pour les abstractions semblait devoir les entraîner dans des systèmes qui pouvaient être contraires à la raison ; mais l’esprit de calcul, qui régularise, dans leur application, les combinaisons abstraites, la moralité, qui est la plus expérimentale de toutes les idées humaines, l’intérêt du commerce, l’amour de la liberté, ont toujours ramené les philosophes anglais à des résultats pratiques. Que d’ouvrages entrepris pour servir utilement les hommes, pour l’éducation des enfants, pour le soulagement des malheureux, pour l’économie politique, la législation criminelle, les sciences, la morale, la métaphysique ! Quelle philosophie dans les conceptions ! quel respect pour l’expérience dans le choix des moyens !
C’est à la liberté qu’il faut attribuer cette émulation et cette sagesse. On pouvait si rarement se flatter en France d’influer par ses écrits sur les institutions de son pays, qu’on ne songeait qu’à montrer de l’esprit dans les discussions même les plus sérieuses. On poussait jusqu’au paradoxe un système vrai sous quelques rapports ; la raison ne pouvant avoir un effet utile, on voulait au moins que le paradoxe fût brillant. D’ailleurs sous une monarchie absolue, on pouvait, comme Rousseau l’a fait dans le Contrat social, vanter sans danger la démocratie pure ; mais on n’aurait point osé approcher des idées plus vraisemblables. Tout était jeu d’esprit en France, hors les arrêts du conseil du roi : tandis qu’en Angleterre, chacun pouvant agir d’une manière quelconque sur les résolutions de ses représentants, l’on prend l’habitude de comparer la pensée avec l’action, et l’on s’accoutume à l’amour du bien public par l’espoir d’y contribuer.
Ce principe d’utilité, qui a donné, si je puis m’exprimer ainsi, tant de corps à la littérature des Anglais, a retardé cependant chez eux un dernier perfectionnement de l’art, que les Français ont atteint ; c’est la concision dans le style. La plupart des livres anglais sont confus à force de prolixité. Le patriotisme qui règne en Angleterre, inspire une sorte d’intérêt de famille pour les questions d’une utilité générale ; on peut en entretenir les Anglais aussi longuement que de leurs affaires particulières ; et les auteurs, confiants dans cette disposition, abusent souvent de la liberté qu’elle accorde. Les Anglais donnent à toutes leurs idées des développements aussi étendus que ceux d’un instituteur parlant à ses élèves : c’est peut-être un meilleur moyen d’éclairer la masse d’une nation ; mais la méthode philosophique ne peut acquérir ainsi toute sa perfection.
Les Français feraient un livre mieux que les Anglais, en leur prenant leurs idées ; ils les présenteraient avec plus d’ordre et de précision : comme ils suppriment beaucoup d’intermédiaires, leurs ouvrages exigent plus d’attention pour être compris ; mais la classification des idées y gagne, soit par la rapidité, soit par la rectitude de la route que l’on fait suivre à l’esprit En Angleterre, c’est presque toujours par le suffrage de la multitude que commence la gloire ; elle remonte ensuite vers les classes supérieures. En France, elle descendait de la classe supérieure vers le peuple. Je n’examine point ce qui est préférable pour le bonheur national ; mais l’art d’écrire et la méthode de composer ne peuvent se perfectionner, en Angleterre, jusqu’au point où l’on devait arriver en France, lorsque les écrivains visaient toujours et presque exclusivement au suffrage des premiers hommes de leur pays.
On se livre en Angleterre aux systèmes abstraits ou aux recherches qui ont pour objet une utilité positive et pratique ; mais ce genre intermédiaire, qui réunit dans un même style la pensée et l’éloquence, l’instruction et l’intérêt, l’expression pittoresque et l’idée juste, les Anglais n’en possèdent presque point de modèles, et leurs livres n’ont qu’un but à la fois, l’utilité ou l’agrément.
Les Anglais, dans leurs poésies, portent au premier degré l’éloquence de l’âme ; ils sont de grands écrivains en vers ; mais leurs ouvrages en prose participent très rarement à la chaleur et à l’énergie qu’on trouve dans leurs poésies. Les vers blancs n’offrant que très peu de difficultés, les Anglais ont réservé pour la poésie tout ce qui tient à l’imagination ; ils considèrent la prose comme la langue de la logique, et le seul objet de leur style est de faire comprendre les raisonnements, et non d’intéresser par des expressions. La langue anglaise n’a pas encore acquis peut-être le degré de perfection dont elle est susceptible. Ayant plus souvent servi aux affaires qu’à la littérature, elle manque encore d’un très grand nombre de nuances ; et il faut beaucoup plus de finesse et de correction dans une langue pour bien écrire en prose que pour bien écrire en vers.
Quelques auteurs anglais, cependant, Bolingbroke, Shaftesbury, Addison, ont de la réputation comme bons écrivains en prose : néanmoins leur style manque d’originalité, et leurs images de chaleur : le caractère de l’écrivain n’est point empreint dans son style, et le mouvement de l’âme ne se fait point sentir à ses lecteurs. Il semble que les Anglais n’osent se livrer entièrement, que dans l’inspiration poétique : lorsqu’ils écrivent en prose, une sorte de pudeur captive leurs sentiments : comme ils sont tout à la fois timides et passionnés, ils ne peuvent se livrer à demi. Les Anglais se transportent dans le monde idéal de la poésie, mais ils ne mettent presque jamais de chaleur dans les écrits qui portent sur les objets réels. Ils reprochent avec vérité aux écrivains français leur égoïsme, leur vanité, l’importance que chacun attache à sa personne, dans un pays où l’intérêt public ne tient point de place. Mais il est cependant certain que pour qu’un auteur soit éloquent, il faut qu’il exprime ses propres sentiments ; ce n’est pas son intérêt, mais son émotion ; ce n’est pas son amour-propre, mais son caractère, qui doivent animer ses écrits ; et faire abstraction en écrivant de ce qu’on éprouve soi-même, ce serait aussi faire abstraction de ce qu’éprouve le lecteur.
Il n’y a point en Angleterre de mémoires, de confessions, de récits de soi faits par soi-même ; la fierté du caractère anglais se refuse à ce genre de détails et d’aveux : mais l’éloquence des écrivains en prose perd souvent à l’abnégation trop sévère de tout ce qui semble tenir aux affections personnelles.
On applique en Angleterre l’esprit des affaires aux principes de la littérature ; et l’on interdit dans les ouvrages raison nés tout appel à l’émotion, tout ce qui pourrait influencer le moins du monde le libre exercice du jugement. M. Burke, le plus violent ennemi de la France, a, dans son ouvrage contre elle, quelques rapports avec l’éloquence française ; mais quoiqu’il ait des admirateurs en Angleterre, on y est assez tenté d’accuser son style d’exagération autant que ses opinions, et de trouver sa manière d’écrire incompatible avec des idées justes.
Les Lettres de Junius sont l’un des écrits les plus éloquents de la prose anglaise. Peut-être aussi que la principale cause du grand plaisir attaché à cette lecture, c’est l’admiration qu’on éprouve pour la liberté d’un pays où l’on pouvait attaquer ainsi les ministres et le roi lui-même, sans que le repos et l’organisation sociale en souffrissent, sans que les dépositaires de la puissance publique eussent le droit de se soustraire à la plus véhémente expression de la censure individuelle.
Les débats parlementaires sont plus animés que le style des auteurs en prose. La nécessité d’improviser, le mouvement des débats, l’opposition, la réplique, excitent un intérêt, causent une agitation qui peuvent entraîner les orateurs : néanmoins l’argumentation est toujours le caractère principal des discours au parlement. L’éloquence populaire des anciens, celle des premiers orateurs français, produiraient dans la Chambre des communes plutôt l’étonnement que la conviction. Parcourons rapidement les causes de ces différences.
La révolution anglaise, qui devait mettre en mouvement toutes les passions populaires, s’est faite par les querelles théologiques. L’éloquence donc, au lieu de recevoir à cette époque une grande impulsion, a pris dès lors, par la nature même des objets qu’elle traitait, la forme de l’argumentation. Les intérêts de finances et de commerce ont été les premiers objets de tous les parlements d’Angleterre, et toutes les fois qu’on est appelé à discuter avec les hommes leurs intérêts de calcul, le raisonnement seul obtient leur confiance. La situation diplomatique de l’Europe, autre objet des débats parlementaires, a toujours exigé, par l’importance même de ses intérêts, une grande circonspection. Les deux partis qui ont divisé le parlement ne luttaient point comme les plébéiens et les patriciens, avec toutes les passions de l’homme ; c’était presque toujours quelques rivalités individuelles, contenues par l’ambition même, qui les excitaient ; c’étaient des débats dans lesquels l’opposition voulant donner au roi un ministre de son parti, gardait toujours, dans sa résistance même, les égards nécessaires pour arriver à ce but. Le point d’honneur met nécessairement aussi quelques bornes à la violence des attaques personnelles. Enfin les modernes ont en général un respect pour les lois qui doit nécessairement aussi changer à quelques égards le caractère de leur éloquence. Quoiqu’il existât des lois chez les anciens, l’autorité populaire avait souvent le droit et la volonté de tout détruire ou de tout recréer. Les modernes ont presque toujours été astreints à commenter le texte des lois existantes. Sans nier assurément les avantages de cette fixité, il s’ensuit néanmoins que l’esprit de discussion et d’analyse est plus important dans les assemblées actuelles que le talent d’émouvoir.
Il faut que la logique de l’orateur, au lieu de presser l’homme corps à corps, comme Démosthène, l’attaque avec de certaines armes convenues, dont l’effet est plus indirect. D’ailleurs., le gouvernement représentatif resserrant nécessairement, et le cercle des objets que l’on traite, et le nombre de ceux auxquels on s’adresse, l’éloquence de Démosthène n’aurait pas de proportion avec l’auditoire et le but : les témoins comptés et connus qui environnent de près les orateurs anglais, la table sur laquelle ils marquent, par un geste uniforme, le retour des mêmes raisonnements, tout leur rappelle un conseil d’état plutôt qu’une assemblée populaire ; tout doit les ramener à ne se servir que des armes du sang-froid, l’argumentation ou l’ironie55.
Plusieurs des causes que je viens d’énoncer devraient s’appliquer également au gouvernement représentatif en France ; mais les premières époques de la révolution ont offert à ses orateurs des sujets d’éloquence antique. Mirabeau, et quelques autres après lui, ont un talent plus entraînant, plus dramatique que celui des Anglais ; l’habitude des affaires s’y montre moins, et le besoin des succès de l’esprit beaucoup davantage. Les longs développements seraient en tout temps aussi beaucoup moins tolérés en France qu’en Angleterre. Les orateurs anglais, de même que Cicéron, répètent souvent des idées déjà comprises ; ils reviennent quelquefois aux mouvements, aux effets d’éloquence déjà employés avec succès. En France, on est si jaloux de l’admiration qu’on accorde, que si l’orateur voulait l’obtenir deux fois pour le même sentiment, pour le même bonheur d’expression, l’auditoire lui reprocherait une confiance orgueilleuse, lui refuserait un second aveu de son talent, et reviendrait presque sur le premier.
Cette disposition d’esprit, chez les Français, doit porter très haut le vrai talent ; mais elle entraîne la médiocrité dans des efforts gigantesques et ridicules. Elle favorise aussi quelquefois, d’une manière funeste, le succès des plus absurdes assertions. S’il fallait prolonger un raisonnement, sa fausseté serait plus sensible ; si l’on pouvait le réfuter avec les formes qui servent à développer les vérités élémentaires, les esprits les plus communs finiraient par comprendre quel est l’objet de la question. La dialectique des Anglais se prête beaucoup moins que la nôtre au succès des sophismes. Le style déclamateur, qui sert si bien les idées fausses, est rarement admis par les Anglais : et comme ils donnent une moins grande part aux considérations morales dans les motifs qu’ils développent, le sens positif des paroles s’écarte moins du but, et permet moins de s’égarer.
La langue de la prose étant beaucoup plus perfectionnée chez les Français, ce que nous avons eu, ce que nous pourrions avoir d’hommes vraiment éloquents, remuerait plus fortement les passions humaines ; ils sauraient réunir dans un même discours plus de talents divers. Les Anglais ont considéré l’art de la parole, comme tous les talents en général, sous le point de vue de l’utilité ; et c’est ce qui doit arriver à tous les peuples, après un certain temps de repos fondé sur la liberté.
Le repos du despotisme produirait un effet absolument contraire ; il laisserait subsister les besoins actifs de l’amour-propre individuel, et ne rendrait indifférent qu’à l’intérêt national. L’importance politique de chaque citoyen est telle dans un pays libre, qu’il attache plus de prix à ce qui lui revient du bonheur public, qu’à tous les avantages particuliers qui ne serviraient pas à la force commune.
Chapitre XVII.
De la littérature allemande56 §
La littérature allemande ne date que de ce siècle. Jusqu’alors les Allemands s’étaient occupés des sciences et de la métaphysique avec beaucoup de succès ; mais ils avaient plus écrit en latin que dans leur langue naturelle ; et l’on n’apercevait encore aucun caractère original dans les productions de leur esprit. Les causes qui ont retardé les progrès de la littérature allemande, s’opposent encore, sous quelques rapports, à sa perfection ; et c’est d’ailleurs un désavantage véritable pour une littérature, que de se former plus tard que celle de plusieurs autres peuples environnants : car l’imagination des littératures déjà existantes, tient souvent alors la place du génie national. Considérons d’abord les causes principales qui modifient l’esprit de la littérature en Allemagne, le caractère des ouvrages vraiment beaux qu’elle a produits, et les inconvénients dont elle doit se garantir.
La division des états excluant une capitale unique, où toutes les ressources de la nation se concentrent, où tous les hommes distingués se réunissent, le goût doit se former plus difficilement en Allemagne qu’en France. L’émulation multiplie ses effets dans un grand nombre de petites sphères ; mais on ne juge pas, mais on ne critique pas avec sévérité, lorsque chaque ville veut avoir des hommes supérieurs dans son sein. La langue doit aussi se fixer difficilement, lorsqu’il existe diverses universités, diverses académies d’une égale autorité, sur les questions littéraires. Beaucoup d’écrivains se croient alors le droit d’inventer sans cesse des mots nouveaux ; et ce qui semble de l’abondance, amène la confusion.
Il est reconnu, je crois, que la fédération est un système politique très favorable au bonheur et à la liberté, mais il nuit presque toujours au plus grand développement possible : des arts et des talents, pour lesquels la perfection du goût est nécessaire. La communication habituelle de tous les hommes distingués, leur réunion dans un centre commun, établit une sorte de législation littéraire, qui dirige tous les esprits dans la meilleure route.
Le régime féodal auquel l’Allemagne est soumise, ne lui permet pas de jouir de tous les avantages politiques attachés à la fédération. Néanmoins la littérature allemande porte le caractère de la littérature d’un peuple libre ; et la raison en est évidente. Les hommes de lettres d’Allemagne vivent entre eux en république ; plus il y a d’abus révoltants dans le despotisme des rangs, plus les hommes éclairés se séparent de la société et des affaires publiques. Ils considèrent toutes les idées dans leurs rapports naturels ; les institutions qui existent chez eux sont trop contraires aux plus simples notions de la philosophie, pour qu’ils puissent en rien y soumettre leur raison.
Les Anglais sont moins indépendants que les Allemands dans leur manière générale de considérer tout ce qui tient aux idées religieuses et politiques. Les Anglais trouvent le repos et la liberté dans l’ordre de choses qu’ils ont adopté, et consentent à la modification de quelques principes philosophiques. Ils respectent leur propre bonheur ; ils ménagent de certains préjugés, comme l’homme qui aurait épousé la femme qu’il aime serait enclin à soutenir l’indissolubilité du mariage. Les philosophes d’Allemagne, entourés d’institutions vicieuses, sans excuses, comme sans avantages, se sont entièrement livrés à l’examen rigoureux des vérités naturelles.
La division des gouvernements, sans donner la liberté politique, établit presque nécessairement la liberté de la presse. Il n’existe ni religion dominante, ni opinion dominante dans un pays ainsi partagé : les pouvoirs établis se maintiennent par la protection des grandes puissances ; mais l’empire de chaque gouvernement sur ses sujets est extrêmement limité par l’opinion ; et l’on peut parler sur tout, quoiqu’il ne soit possible d’agir sur rien.
La société ayant encore beaucoup moins d’agréments en Allemagne qu’en Angleterre, la plupart des philosophes vivent solitaires, et l’intérêt des affaires publiques, si puissant chez les Anglais, n’existe presque point parmi les Allemands. Les princes traitent avec distinction les hommes de lettres ; ils leur accordent souvent des marques d’honneur. Néanmoins la plupart des gouvernements n’appellent que les anciens nobles à se mêler de la politique ; et il n’y a d’ailleurs que les gouvernements représentatifs qui donnent à toutes les classes un intérêt direct aux affaires publiques. L’esprit des hommes de lettres doit donc se tourner vers la contemplation de la nature et l’examen d’eux-mêmes.
Ils excellent dans la peinture des affections douloureuses et des images mélancoliques. À cet égard, ils se rapprochent de toutes les littératures du Nord, des littératures ossianiques ; mais leur vie méditative leur inspire une sorte d’enthousiasme pour le beau ; d’indignation contre les abus de l’ordre social, qui les préserve de l’ennui dont les Anglais sont susceptibles dans les vicissitudes de leur carrière. Les hommes éclairés, en Allemagne, n’existent que pour l’étude, et leur esprit se soutient en lui-même par une sorte d’activité intérieure, plus continuelle et plus vive que celle des Anglais.
En Allemagne, les idées sont encore ce qui intéresse le plus au monde. Il n’y a rien d’assez grand ni d’assez libre dans les gouvernements, pour que les philosophes puissent préférer les jouissances du pouvoir à celles de la pensée ; et leur âme ne se refroidit point par des rapports trop continuels avec les hommes.
Les ouvrages des Allemands sont d’une utilité moins pratique que ceux des Anglais ; ils se livrent davantage aux combinaisons systématiques, parce que n’ayant point d’influence par leurs écrits sur les institutions de leurs pays, ils s’abandonnent sans but positif au hasard de leurs pensées ; ils adoptent successivement toutes les sectes mystiquement religieuses ; ils trompent de mille manières le temps et la vie, qu’ils ne peuvent employer que par la méditation. Mais il n’est point de pays où les écrivains aient mieux approfondi les sentiments de l’homme passionné, les souffrances de l’âme, et les ressources philosophiques qui peuvent aider à les supporter. Le caractère général de la littérature est le même dans tous les pays du Nord ; mais les traits distinctifs du genre allemand tiennent à la situation politique et religieuse de l’Allemagne.
Le livre par excellence que possèdent les Allemands, et qu’ils peuvent opposer aux chefs-d’œuvre des autres langues, c’est Werther. Comme on l’appelle un roman, beaucoup de gens ne savent pas que c’est un ouvrage. Mais je n’en connais point qui renferme une peinture plus frappante et plus vraie des égarements de l’enthousiasme, une vue plus perçante dans le malheur, dans cet abîme de la nature, où toutes les vérités se découvrent à l’œil qui sait les y chercher.
Le caractère de Werther ne peut être celui du grand nombre des hommes. Il représente dans toute sa force le mal que peut faire un mauvais ordre social à un esprit énergique ; il se rencontre plus souvent en Allemagne que partout ailleurs. On a voulu blâmer l’auteur de Werther de supposer au héros de son roman une autre peine que celle de l’amour, de laisser voir dans son âme la vive douleur d’une humiliation, et le ressentiment profond contre l’orgueil des rangs, qui a causé cette humiliation ; c’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de génie de l’ouvrage. Goethe voulait peindre un être souffrant par toutes les affections d’une âme tendre et fière ; il voulait peindre ce mélange de maux, qui seul peut conduire un homme au dernier degré du désespoir. Les peines de la nature peuvent laisser encore quelques ressources : il faut que la société jette ses poisons dans la blessure, pour que la raison soit tout à fait altérée, et que la mort devienne un besoin.
Quelle sublime réunion l’on trouve dans Werther, de pensées et de sentiments, d’entraînement et de philosophie ! Il n’y a que Rousseau et Goethe qui aient su peindre la passion réfléchissante, la passion qui se juge elle-même, et se connaît sans pouvoir se dompter. Cet examen de ses propres sensations, fait par celui-là même qu’elles dévorent, refroidirait l’intérêt, si tout autre qu’un homme de génie voulait le tenter. Mais rien n’émeut davantage que ce mélange de douleurs et de méditations, d’observations et de délire, qui représente l’homme malheureux se contemplant par la pensée, et succombant à la douleur, dirigeant son imagination sur lui-même, assez fort pour se regarder souffrir, et néanmoins incapable de porter à son âme aucun secours.
On a dit encore que Werther était dangereux, qu’il exaltait les sentiments au lieu de les diriger ; et quelques exemples du fanatisme qu’il a excité confirment cette assertion. L’enthousiasme que Werther a excité, surtout en Allemagne, tient à ce que cet ouvrage est tout à fait dans le caractère national. Ce n’est pas Goethe qui l’a créé, c’est lui qui l’a su peindre. Tous les esprits en Allemagne, comme je l’ai dit, sont disposés à l’enthousiasme : or, Werther fait du bien aux caractères de cette nature.
L’exemple du suicide ne peut jamais être contagieux. Ce n’est pas d’ailleurs le fait inventé dans un roman, ce sont les sentiments qu’on y développe qui laissent une trace profonde ; et cette maladie de l’âme qui prend sa source dans une nature élevée, et finit cependant par rendre la vie odieuse, cette maladie de l’âme, dis-je, est parfaitement décrite dans Werther. Tous les hommes sensibles et généreux se sont sentis quelquefois prêts d’en être atteints ; et souvent peut-être des créatures excellentes que poursuivaient l’ingratitude et la calomnie, ont dû se demander si la vie, telle qu’elle est, pouvait être supportée par l’homme vertueux, si l’organisation entière de la société ne pesait pas sur les âmes vraies et tendres, et ne leur rendait pas l’existence impossible.
La lecture de Werther apprend à connaître comment l’exaltation de l’honnêteté même peut conduire à la folie ; elle fait voir à quel degré de sensibilité l’ébranlement devient trop fort pour qu’on puisse soutenir les événements même les plus naturels. On est averti des penchants coupables, par toutes les réflexions, par toutes les circonstances, par tous les traités de morale ; mais lorsqu’on se sent une nature généreuse et sensible, on s’y confie entièrement, et l’on peut arriver au dernier degré du malheur, sans que rien vous ait fait connaître la suite d’erreurs qui vous y a conduit. C’est à ces sortes de caractères que l’exemple du sort de Werther est utile ; c’est un livre qui rappelle à la vertu la nécessité de la raison57.
La Messiade de Klopstock, à travers une foule innombrable de défauts, de longueurs, de mysticités, d’obscurités inexplicables, contient des beautés du premier ordre. Le caractère d’Abbadona, subissant les destinées d’un coupable en conservant l’amour de la vertu, unissant les facultés d’un ange avec les souffrances de l’enfer, est une idée tout à fait neuve. Cette vérité dans les expressions de l’amour et les tableaux de la nature, à travers toutes les inventions les plus bizarres, produit un effet remarquable.
L’étonnement que causerait l’idée de la mort à qui l’apprendrait pour la première fois, est peint avec une touchante énergie dans un chant de la Messiade. Un habitant d’une planète où la vie n’a point de terme, interroge un ange qui lui donne des nouvelles de notre terre, sur ce que c’est que la mort. « Quoi ! lui dit-il, il est vrai que vous connaissez un pays où le fils peut être pour jamais séparé de celle qui lui a prodigué les plus tendres marques d’affection pendant les premières années de sa vie ! où la mère peut se voir enlever l’enfant sur lequel reposait tout son avenir ! un pays où cependant on connaît l’amour, où deux êtres se dévouent l’un à l’autre, vivent longtemps à deux, puis savent exister seuls ! Se peut-il que, sur cette terre, on veuille du don de la vie, lorsqu’elle ne sert qu’à former des liens que doit briser la mort, qu’à aimer ce qu’il faut perdre, qu’à recueillir dans son cœur une image dont l’objet peut disparaître du monde où l’on reste encore après lui ! » En commençant la lecture de la Messiade, on croit entrer dans une atmosphère sombre où l’on se perd souvent, où l’on distingue quelquefois des objets admirables, mais qui vous fait éprouver constamment une sorte de tristesse dont la sensation n’est pas dépourvue de quelque douceur.
Les tragédies allemandes, et en particulier celles de Schiller, contiennent des beautés qui supposent toujours une âme forte. En France, la finesse de l’esprit, le tact des convenances, la crainte du ridicule, affaiblissent souvent, à quelques égards, la vivacité des impressions. Accoutumé à veiller sur soi-même, on perd nécessairement, au milieu de la société, ces mouvements impétueux qui développent à tous les regards ce qu’il y a de plus vrai dans les affections de l’âme. Mais en lisant les tragédies allemandes qui ont acquis de la célébrité, l’on trouve souvent des mots, des expressions, des idées qui vous révèlent en vous-même des sentiments étouffés ou contenus par la régularité des rapports et des liens de la société. Ces expressions vous raniment, vous transportent, vous persuadent un moment que vous allez vous élever au-dessus de tous les égards factices, de toutes les formes commandées, et qu’après une longue contrainte, le premier ami que vous retrouverez, c’est votre propre caractère, c’est vous-même. Les Allemands sont très distingués comme peintres de la nature. Gessner, Zacharie, plusieurs poètes dans le genre pastoral, font aimer la campagne, et paraissent inspirés par ses douces impressions. Ils la décrivent telle qu’elle doit frapper des regards attentifs, lorsque les soins de la culture, les travaux champêtres, qui rappellent la présence de l’homme et les jouissances de la vie tranquille, sont d’accord avec la disposition de l’âme. Il faut qu’elle soit dans une situation paisible pour goûter de tels écrits. Lorsque les passions agitent l’existence, le calme extérieur de la nature est un tourment de plus. Les aspects sombres et sauvages, les objets tristes qui nous environnent, aident à supporter la douleur qu’on éprouve au dedans de soi.
La tragédie de Goetz de Berlichingen, et quelques romans connus, sont remplis de ces souvenirs de chevalerie si piquants pour l’imagination, et dont les Allemands savent faire un usage intéressant et varié. Après avoir parcouru les principales beautés de la littérature des Allemands, je dois arrêter l’attention sur les défauts de leurs écrivains, et sur les conséquences que ces défauts pourraient avoir, si l’on ne parvenait pas à les corriger.
Le genre exalté est celui de tous dans lequel il est le plus aisé de se tromper ; il faut un grand talent pour ne pas s’écarter de la vérité, en peignant une nature au-dessus des sentiments habituels ; et il n’y a pas d’infériorité supportable dans la peinture de l’enthousiasme. Werther a produit plus de mauvais imitateurs qu’aucun autre chef-d’œuvre de littérature : et le manque de naturel est plus révoltant dans les écrits où l’auteur veut mettre de l’exaltation, que dans tous les autres. Wieland a très bien développé, dans son Pérégrinus Protée, les inconvénients de cet enthousiasme factice, si différent de l’inspiration du génie. Les Allemands sont beaucoup plus indulgents que nous à cet égard ; ils souffrent aussi, souvent même ils applaudissent une certaine quantité d’idées triviales en philosophie, sur la richesse, la bienfaisance, la naissance, le mérite, etc., lieux communs qui refroidiraient en France toute espèce d’intérêt. Les Allemands écoutent encore avec plaisir les pensées les plus connues, quoique leur esprit en découvre chaque jour de nouvelles.
La langue des Allemands n’est pas fixée ; chaque écrivain a son style, et des milliers d’hommes se croient écrivains. Comment la littérature peut-elle se former dans un pays où l’on publie près de trois mille volumes par an ? Il est trop aisé d’écrire l’allemand assez bien pour être imprimé ; trop d’obscurités sont permises, trop de licences tolérées, trop d’idées communes accueillies, trop de mots réunis ensemble ou nouvellement créés ; il faut que la difficulté du style soit de nature à décourager au moins les esprits tout à fait médiocres. Le vrai talent a peine à se reconnaître au milieu de cette foule innombrable de livres : il parvient à la fin, sans doute, à se distinguer ; mais le goût général se gâte de plus en plus par tant de lectures insipides, et les occupations littéraires elles-mêmes doivent finir par perdre de leur considération.
Les Allemands manquent quelquefois de goût dans les écrits qui appartiennent à leur imagination naturelle ; ils en manquent plus souvent encore par imitation. Parmi leurs écrivains, ceux qui ne possèdent pas un génie tout à fait original, empruntent, les uns les défauts de la littérature anglaise, et les autres ceux de la littérature française. J’ai déjà tâché de faire sentir, en analysant Shakespeare, que ses beautés ne pouvaient être égalées que par un génie semblable au sien, et que ses défauts devaient être soigneusement évités. Les Allemands ressemblent aux Anglais sous quelques rapports ; ce qui fait qu’ils s’égarent beaucoup moins en étudiant les auteurs anglais qu’en imitant les auteurs français. Néanmoins ils ont aussi pour système de mettre en contraste la nature vulgaire avec la nature héroïque, et ils diminuent ainsi l’effet d’un très grand nombre de leurs plus belles pièces.
À ce défaut, qui leur est commun avec les Anglais, ils joignent un certain goût pour la métaphysique des sentiments, qui refroidit souvent les situations les plus touchantes. Comme ils sont naturellement penseurs et méditatifs, ils placent leurs idées abstraites, et les développements et les définitions dont leurs têtes sont occupées, dans les scènes les plus passionnées ; et les héros, et les femmes, et les anciens, et les modernes tiennent tous quelquefois le langage, d’un philosophe allemand. C’est un défaut réel dont les écrivains doivent se préserver. Leur génie leur inspire souvent les expressions les plus simples pour les passions les plus nobles ; mais quand ils se perdent dans l’obscurité, l’intérêt ne peut plus les suivre, ni la raison les approuver.
On a souvent reproché aux écrivains allemands de manquer de grâce et de gaieté. Quelques-uns d’entre eux craignant ce reproche, dont les Anglais se glorifient, veulent imiter en littérature le goût français ; et ils tombent alors dans des fautes d’autant plus graves, qu’étant sortis de leur caractère naturel, ils n’ont plus ces beautés énergiques et touchantes qui faisaient oublier toutes les imperfections. Il ne fallait pas moins que les circonstances particulières à l’ancienne France, et dans la France, à Paris, pour atteindre à ce charme de grâce et de gaieté qui caractérisait quelques écrivains avant la révolution. Il en est une foule, parmi nous, qui ont échoué dans leurs essais au milieu des meilleurs modèles. Les Allemands ne sont pas même certains de bien choisir lorsqu’ils veulent imiter.
On peut croire, en Allemagne, que Crébillon et Dorat sont des écrivains pleins de grâce, et charger la copie d’un style déjà si maniéré, qu’il est presque insupportable aux Français. Les auteurs allemands qui trouveraient au fond de leur âme tout ce qui peut émouvoir les hommes de tous les pays, mêlant ensemble la mythologie grecque et la galanterie française, se font un genre où la nature et la vérité sont évitées avec un soin presque scrupuleux. En France, la puissance du ridicule finit toujours par ramener à la simplicité ; mais dans un pays, comme l’Allemagne, où le tribunal de la société a si peu de force et si peu d’accord, il ne faut rien risquer dans le genre qui exige l’habitude la plus constante et le tact le plus fin de toutes les contenances de l’esprit. Il faut s’en tenir aux principes universels de la haute littérature, et n’écrire que sur les sujets où il suffit de la nature et de la raison pour se guider.
Les Allemands ont quelquefois le défaut de vouloir mêler aux ouvrages philosophiques une sorte d’agrément qui ne convient en aucune manière aux écrits sérieux58. Ils croient ainsi se mettre à la portée de leurs lecteurs ; mais il ne faut jamais supposer à ceux qui nous lisent, des facultés inférieures aux nôtres : il convient mieux d’exprimer ses pensées telles qu’on les a conçues. On ne doit pas se mettre au niveau du plus grand nombre, mais tendre au plus haut terme de perfection possible : le jugement du public est toujours, à la fin, celui des hommes les plus distingués de la nation.
C’est quelquefois aussi par un désir mal entendu de plaire aux femmes, que les Allemands veulent unir ensemble le sérieux et la frivolité. Les Anglais n’écrivent point pour les femmes ; les Français les ont rendues, par le rang qu’ils leur ont accordé dans la société, d’excellents juges de l’esprit et du goût ; les Allemands doivent les aimer, comme les Germains d’autrefois, en leur supposant quelques qualités divines. Il faut mettre du culte et non de la condescendance dans les relations avec elles.
Enfin, pour faire admettre des vérités philosophiques dans un pays où elles ne sont point encore publiquement adoptées, on a cru nécessaire de les revêtir de la forme d’un conte, d’un dialogue, ou d’un apologue, et Wieland en particulier s’est acquis une grande réputation dans ce genre. Peut-être un détour était-il quelquefois nécessaire pour enseigner la vérité. Peut-être fallait-il faire dire aux anciens ce qu’on voulait apprendre aux modernes, et rappeler le passé comme servant d’allégorie pour le présent. L’on ne peut juger jusqu’à quel point les ménagements employés par Wieland sont politiquement nécessaires ; mais je répéterai59 que, sous le rapport du mérite littéraire, l’on se tromperait en croyant donner plus de piquant aux vérités philosophiques par le mélange des personnages et des aventures qui servent de prétexte aux raisonnements. On ôte à l’analyse sa profondeur, au roman son intérêt en les réunissant ensemble. Pour que les événements inventés vous captivent, il faut qu’ils se succèdent avec une rapidité dramatique ; pour que les raisonnements amènent la conviction, il faut qu’ils soient suivis et conséquents ; et quand vous coupez l’intérêt par la discussion, et la discussion par l’intérêt, loin de reposer les bons esprits, vous fatiguez leur attention ; il faudrait beaucoup moins d’efforts pour suivre le fil d’une idée aussi loin que la réflexion peut la conduire, que pour reprendre et quitter sans cesse des raisonnements interrompus et des impressions brisées.
Les succès de Voltaire ont inspiré le désir de faire, à son exemple, des contes philosophiques ; mais il n’y a point d’imitation possible pour ce qui caractérise cette sorte d’écrits dans Voltaire, la gaieté piquante et la grâce toujours variée. Il se trouve sans doute un résultat philosophique à la fin de ses contes ; mais l’agrément et la tournure du récit sont tels, que vous ne vous apercevez du but que lorsqu’il est atteint : ainsi qu’une excellente comédie, dont, à la réflexion, vous sentez l’effet moral, mais qui ne vous frappe d’abord au théâtre que par son intérêt et son action.
Le sérieux de la raison, l’éloquence de la sensibilité, voilà ce qui doit être le partage de la littérature allemande ; ses essais dans les autres genres ont toujours été moins heureux.
Il n’est point de nation plus singulièrement propre aux études philosophiques. Leurs historiens, à la tête desquels il faut mettre Schiller et Müller, sont aussi distingués qu’on peut l’être en écrivant l’histoire moderne. Le régime féodal nuit extrêmement à l’intérêt des événements et des caractères ; il semble qu’on se représente, dans ce siècle guerrier, tous les grands hommes revêtus de la même armure, et presque aussi semblables entre eux que leurs casques et leurs boucliers.
Que de travaux pour les sciences, pour la métaphysique, honorent la nation allemande ! que de recherches ! que de persévérance ! Les Allemands n’ont point une patrie politique ; mais ils se sont fait une patrie littéraire et philosophique, pour la gloire de laquelle ils sont remplis du plus noble enthousiasme.
Un joug volontaire met cependant obstacle, à quelques égards, au degré de lumières qu’on pourrait acquérir en Allemagne, c’est l’esprit de secte : il tient dans la vie oisive la place de l’esprit de parti, et il a quelques-uns de ses inconvénients. Sans doute, avant de grossir le nombre des sectateurs d’un système, on applique toute son attention à le juger, on se décide pour ou contre, par l’exercice indépendant de sa raison. Le premier choix est libre ; mais ses suites ne le sont pas. Dès que les premières bases vous conviennent, vous adoptez, pour maintenir la secte, toutes les conséquences que le maître tire de ses principes. Une secte, quelque philosophique qu’elle soit dans son but, ne l’est jamais dans ses moyens. Il faut toujours inspirer une sorte de confiance aveugle pour effacer les dissidences individuelles ; car un grand nombre d’hommes, lorsque leur raison est libre, ne donne jamais un assentiment complété toutes les opinions d’un seul.
Il est encore une observation importante contre les systèmes nouveaux dont on veut faire une secte ; l’esprit humain marche trop lentement, pour qu’une suite quelconque d’idées justes puisse être trouvée à la fois. Un siècle développe deux ou trois idées de plus ; et ce siècle, avec raison, est illustre. Comment un seul homme pourrait-il donc avoir un enchaînement de pensées entièrement nouvelles ? D’ailleurs toutes les vérités sont susceptibles d’évidence, et l’évidence ne fait pas de secte. Il faut de la bizarrerie, et surtout du mystère, pour exciter dans les hommes ce qui est le mobile de l’esprit de secte, le besoin de se distinguer. Ce besoin devient réellement utile aux progrès des lumières, lorsqu’il excite l’émulation entre tous les talents, mais non lorsqu’il jette plusieurs esprits dans la dépendance d’un seul.
On a besoin, pour conquérir les empires, que les armées disciplinées reconnaissent le pouvoir d’un chef ; mais pour faire des progrès dans la carrière de la vérité, il faut que chaque homme y marche de lui-même, guidé par les lumières de son siècle, et non par les documents de tel parti60.
Les hommes éclairés de l’Allemagne ont, pour la plupart, un amour de la vertu, du beau dans tous les genres, qui donne à leurs écrits un grand caractère. Ce qui distingue leur philosophie, c’est d’avoir substitué l’austérité de la morale à la superstition religieuse. En France, on s’est contenté de renverser l’empire des dogmes. Mais quelle serait l’utilité des lumières pour le bonheur des nations, si ces lumières ne portaient avec elles que la destruction, si elles ne développaient jamais aucun principe de vie, et ne donnaient point à l’âme de nouveaux sentiments, de nouvelles vertus à l’appui d’antiques devoirs ? Les Allemands sont éminemment propres à la liberté, puisque déjà, dans leur révolution philosophique, ils ont su mettre à la place des barrières usées qui tombaient de vétusté, les bornes immuables de la raison naturelle.
Si par quelques malheurs invincibles la France était un jour destinée à perdre pour jamais tout espoir de liberté, c’est en Allemagne que se concentrerait le foyer des lumières ; et c’est dans son sein que s’établiraient, à une époque quelconque, les principes de la philosophie politique. Nos guerres avec les Anglais ont dû les rendre ennemis de tout ce qui rappelle la France ; mais une impartialité plus équitable dirigerait les opinions des Allemands.
Ils s’entendent mieux que nous à l’amélioration du sort des hommes ; ils perfectionnent les lumières, ils préparent la conviction ; et nous, c’est par la violence que nous avons tout essayé, tout entrepris, tout manqué. Nous n’avons fondé que des haines, et les amis de la liberté marchent au milieu de la nation, la tête baissée, rougissant des crimes des uns et calomniés par les préjugés des autres. Vous, nation éclairée, vous, habitants de l’Allemagne, qui peut-être une fois serez, comme nous, enthousiastes de toutes les idées républicaines, soyez invariablement fidèles à un seul principe, qui suffit, à lui seul, pour préserver de toutes les erreurs irréparables. Ne vous permettez jamais une action que la morale puisse réprouver ; n’écoutez point ce que vous diront quelques raisonneurs misérables sur la différence qu’on doit établir entre la morale des particuliers et celle des hommes publics. Cette distinction est d’un esprit faux et d’un cœur étroit ; et si nous périssions, ce serait pour l’avoir adoptée.
Voyez ce que fait le crime au milieu d’une nation ; des persécuteurs toujours agités, des persécutés toujours implacables ; aucune opinion qui paraisse innocente, aucun raisonnement qui puisse être écouté ; une foule de faits, de calomnies, de mensonges tellement accumulés sur toutes les têtes, que, dans la carrière civile, il reste à peine une considération pure, un homme auquel un autre homme veuille marquer de la condescendance ; aucun parti fidèle aux mêmes principes ; quelques hommes réunis par le lien d’une terreur commune, lien que rompt aisément l’espérance de pouvoir se sauver seul ; enfin une confusion si terrible entre les opinions généreuses et les actions coupables, entre les opinions serviles et les sentiments généreux, que l’estime errante ne sait où se fixer, et que la conscience se repose à peine avec sécurité sur elle-même.
Il suffit d’un jour où l’on ait pu prêter un appui par quelques pensées, par quelques discours, à des résolutions qui ont amené des cruautés et des souffrances ; il suffit de ce jour pour tourmenter la vie, pour détruire au fond du cœur, et le calme, et cette bienveillance universelle que faisait naître l’espoir de trouver des cœurs amis partout où l’on rencontrait des hommes. Ah ! que les nations encore honnêtes, que les hommes doués de talents politiques, qui ne peuvent se faire aucun reproche, conservent précieusement un tel bonheur ! et si leur révolution commence, qu’ils ne redoutent au milieu d’eux que les amis perfides qui leur conseilleront de persécuter les vaincus.
La liberté donne des forces pour sa défense, le concours des intérêts fait découvrir toutes les ressources nécessaires, l’impulsion des siècles renverse tout ce qui veut lutter pour le passé contre l’avenir : mais l’action inhumaine sème la discorde, perpétue les combats, sépare en bandes ennemies la nation entière ; et ces fils du serpent de Cadmus, auxquels un dieu vengeur n’avait donné la vie qu’en les condamnant à se combattre jusqu’à la mort, ces fils du serpent, c’est le peuple, au milieu duquel l’injustice a longtemps régné.
Chapitre XVIII.
Pourquoi la nation française était-elle la nation de l’Europe qui avait le plus de grâce, de goût et de gaieté §
La gaieté française, le bon goût français, avaient passé en proverbe dans tous les pays de l’Europe, et l’on attribuait généralement ce goût et cette gaieté au caractère national ; mais qu’est-ce qu’un caractère national, si ce n’est le résultat des institutions et des circonstances qui influent sur le bonheur d’un peuple, sur ses intérêts et sur ses habitudes ? Depuis que ces circonstances et ces institutions sont changées, et même dans les moments les plus calmes de la révolution, les contrastes les plus piquants n’ont pas été l’objet d’une épigramme ou d’une plaisanterie spirituelle. Plusieurs des hommes qui ont pris un grand ascendant sur les destinées de la France, étaient dépourvus de toute apparence de grâce dans l’expression et de brillant dans l’esprit : peut-être même devaient-ils une partie de leur influence à ce qu’il y avait de sombre, de silencieux, de froidement féroce dans leurs manières comme dans leurs sentiments.
Les religions et les lois décident presque entièrement de la ressemblance ou de la différence de l’esprit des nations. Le climat peut encore y apporter quelques changements ; mais l’éducation générale des premières classes de la société est toujours le résultat des institutions politiques dominantes. Le gouvernement étant le centre de la plupart des intérêts des hommes, les habitudes et les pensées suivent le cours des intérêts. Examinons quels avantages d’ambition on trouvait en France à se distinguer par le charme de la grâce et de la gaieté, et nous saurons pourquoi ce pays offrait de l’une et de l’autre tant de parfaits modèles.
Plaire ou déplaire était la véritable source des punitions et des récompenses qui n’étaient point infligées par les lois. Il y avait dans d’autres pays des gouvernements monarchiques, des rois absolus, des cours somptueuses ; mais nulle part on ne trouvait réunies les mêmes circonstances qui influaient sur l’esprit et les mœurs des Français.
Dans les monarchies limitées, comme en Angleterre et en Suède, l’amour de la liberté, l’exercice des droits politiques, des troubles civils presque continuels, apprenaient aux rois qu’ils avaient besoin de rencontrer dans leurs favoris de certaines qualités défensives, apprenaient aux courtisans que même pour être préférés par les rois, il fallait pouvoir appuyer leur autorité sur des moyens indépendants et personnels.
En Allemagne, de longues guerres et la fédération des états prolongeaient l’esprit féodal, et n’offraient point de centre où toutes les lumières et tous les intérêts pussent se réunir.
Les despotes de l’Orient et du Nord avaient trop besoin d’inspirer la crainte pour exciter d’aucune manière l’esprit de leurs sujets ; et le désir de plaire à ses maîtres, est une sorte de familiarité avec eux qui effaroucherait leur tyrannie.
Dans les républiques, de quelque manière qu’elles fussent constituées, il était trop nécessaire aux hommes de se défendre ou de se servir les uns des autres pour établir entre eux des rapports d’agréments et de plaisir.
La galanterie des Maures, l’existence qu’elle donnait aux femmes, auraient pu approcher à quelques égards les Espagnols de l’esprit français ; mais les superstitions auxquelles ils se sont livrés, ont arrêté parmi eux tous les genres de progrès aimables ou sérieux ; et l’esprit paresseux du Midi a tout abandonné à l’activité du sacerdoce.
Ce n’était donc qu’en France où l’autorité des rois s’étant consolidée par le consentement tacite de la noblesse, le monarque avait un pouvoir sans bornes par le fait, et néanmoins incertain par le droit. Cette situation l’obligeait à ménager ses courtisans même, comme faisant partie de ce corps de vainqueurs, qui tout à la fois lui cédait et lui garantissait la France, leur conquête.
La délicatesse du point d’honneur, l’un des prestiges de l’ordre privilégié, obligeait les nobles à décorer la soumission la plus dévouée des formes de la liberté. Il fallait qu’ils conservassent, dans leurs rapports avec leur maître, une sorte d’esprit de chevalerie, qu’ils écrivissent sur leur bouclier pour ma dame et pour mon roi, afin de se donner l’air de choisir le joug qu’ils portaient ; et mêlant ainsi l’honneur avec la servitude, ils essayaient de se courber sans s’avilir. La grâce était, pour ainsi dire, dans leur situation, une politique nécessaire ; elle seule pouvait donner quelque chose de volontaire à l’obéissance.
Le roi, de son côté, devant se considérer, à quelques égards, comme le dispensateur de la gloire, comme le représentant de l’opinion, ne pouvait récompenser qu’en flattant, punir qu’en dégradant. Il fallait qu’il appuyât sa puissance sur une sorte d’assentiment public, dont sa volonté sans doute était le premier mobile, mais qui se montrait souvent indépendamment de sa volonté. Les liens délicats, les préjugés maniés avec art, formaient les rapports des premiers sujets avec leur maître : ces rapports exigeaient une grande finesse dans l’esprit ; il fallait de la grâce dans le monarque, ou tout au moins dans les dépositaires de sa puissance ; il fallait du goût et de la délicatesse dans le choix des faveurs et des favoris, pour que l’on n’aperçût ni le commencement, ni les limites de la puissance royale. Quelques-uns de ses droits devaient être exercés sans être reconnus, d’autres reconnus sans être exercés ; et les considérations morales étaient saisies par l’opinion avec une telle finesse, qu’une faute de tact était généralement sentie, et pouvait perdre un ministre, quelque appui que le gouvernement essayât de lui prêter.
Il fallait que le roi s’appelât le premier gentilhomme de son royaume, pour exercer à son aise une autorité sans bornes sur des gentilshommes ; il fallait qu’il fortifiât son autorité sur les nobles par un certain genre de flatterie pour la noblesse. L’arbitraire dans le pouvoir n’excluant point alors la liberté dans les opinions, l’on sentait le besoin de se plaire les uns aux autres, et l’on multipliait les moyens d’y réussir. La grâce et l’élégance des manières passaient des habitudes de la cour dans les écrits des hommes de lettres. Le point le plus élevé, la source de toutes les faveurs, est l’objet de l’attention générale ; et comme dans les pays libres le gouvernement donne l’impulsion des vertus publiques, dans les monarchies la cour influe sur le genre d’esprit de la nation, parce qu’on veut imiter généralement ce qui distingue la classe la plus élevée.
Lorsque le gouvernement est assez modéré pour qu’on n’ait rien de cruel à en redouter, assez arbitraire pour que toutes les jouissances du pouvoir et de la fortune dépendent uniquement de sa faveur, tous ceux qui y prétendent doivent avoir assez de calme dans l’esprit pour être aimables, assez d’habileté pour faire servir ce charme frivole à des succès importants. Les hommes de la première classe de la société, en France, aspiraient souvent au pouvoir ; mais ils ne couraient dans cette carrière aucun hasard dangereux ; ils jouaient sans jamais risquer de beaucoup perdre ; l’incertitude ne roulait que sur la mesure du gain ; l’espoir seul animait donc les efforts : de grands périls ajoutent à l’énergie de l’âme et de la pensée, la sécurité donne à l’esprit tout le charme de l’aisance et de la facilité.
La gaieté piquante, plus encore même que la grâce polie, effaçait toutes les distances sans en détruire aucune ; elle faisait rêver l’égalité aux grands avec les rois, aux poètes avec les nobles, et donnait même à l’homme d’un rang supérieur un sentiment plus raffiné de ses avantages ; un instant d’oubli les lui faisait retrouver ensuite avec un nouveau plaisir ; et la plus grande perfection du goût et de la gaieté devait naître de ce désir de plaire universel.
La recherche dans les idées et les sentiments, qui vint d’Italie gâter le goût de toutes les nations de l’Europe, nuisit d’abord à la grâce française ; mais l’esprit, en s’éclairant, revint nécessairement à la simplicité. Chaulieu, La Fontaine, madame de Sévigné, furent les écrivains les plus naturels, et se montrèrent doués d’une grâce inimitable. Les Italiens et les Espagnols étaient inspirés par le désir de plaire aux femmes ; et cependant ils étaient loin d’égaler les Français dans l’art délicat de la louange. La flatterie qui sert à l’ambition exige beaucoup plus d’esprit et d’art que celle qui ne s’adresse qu’aux femmes : ce sont toutes les passions des hommes et tous leurs genres de vanité qu’il faut savoir ménager, lorsque la combinaison du gouvernement et des mœurs est telle, que les succès des hommes entre eux dépendent de leur talent mutuel de se plaire, et que ce talent est le seul moyen d’obtenir les places éminentes du pouvoir.
Non seulement la grâce et le goût servaient en France aux intérêts les plus grands, mais l’une et l’autre préservaient du malheur le plus redouté, du ridicule. Le ridicule est, à beaucoup d’égards, une puissance aristocratique ; plus il y a de rangs dans la société, plus il existe de rapports convenus entre ces rangs, et plus l’on est obligé de les connaître et de les respecter. Il s’établit dans les premières classes de certains usages, de certaines règles de politesse et d’élégance, qui servent, pour ainsi dire, de signe de ralliement, et dont l’ignorance trahirait des habitudes et des sociétés différentes. Les hommes qui composent ces premières classes, disposant de toutes les faveurs de l’état, exercent nécessairement un grand empire sur l’opinion publique ; car à l’exception de quelques circonstances très rares, la puissance est de bon goût, le crédit a de la grâce, et les heureux sont aimés.
La classe qui dominait en France sur la nation, était exercée à saisir les nuances les plus fines ; et comme le ridicule la frappait avant tout, ce qu’il fallait éviter avant tout, c’était le ridicule. Cette crainte mettait souvent obstacle à l’originalité du talent, peut-être même pouvait-elle nuire, dans la carrière politique, à l’énergie des actions ; mais elle développait dans l’esprit des Français un genre de perspicacité singulièrement remarquable. Leurs écrivains connaissaient mieux les caractères, les peignaient mieux qu’aucune autre nation. Obligés d’étudier sans cesse ce qui pouvait nuire ou plaire en société, cet intérêt les rendait très observateurs. Molière, et même après lui quelques autres comiques, sont des hommes supérieurs, dans leur genre, à tous les écrivains des autres nations. Les Français n’approfondissent pas, comme les Anglais et les Allemands, les sentiments que le malheur fait éprouver ; ils ont trop l’habitude de s’en éloigner pour le bien connaître : mais les caractères dont on peut faire sortir des effets comiques, les hommes séduits par la vanité, trompés par amour-propre, ou trompeurs par orgueil, cette foule d’êtres asservis à l’opinion des autres, et ne respirant que par elle, aucun peuple de la terre n’a jamais su les peindre comme les Français.
La gaieté ramène à des idées naturelles ; et quoique le bon ton de la société de France fût entièrement fondé sur des relations factices, c’est à la gaieté de cette société même qu’il faut attribuer ce qu’on avait conservé de vérité dans les idées et dans la manière de les exprimer.
Il n’y avait pas sans doute beaucoup de philosophie dans la conduite de la plupart des hommes éclairés ; ils avaient souvent eux-mêmes les faiblesses qu’ils condamnaient dans leurs ouvrages : néanmoins ce qui relevait les écrits et les conversations, c’était une sorte d’hommage à la philosophie, qui avait pour but de montrer que l’on connaissait de la raison tout ce que l’esprit eu peut savoir, et qu’au besoin on pourrait se moquer de son ambition, de son orgueil, de son rang même, quoique l’on fût bien résolu à n’y point renoncer.
La cour voulait plaire à la nation, et la nation à la cour ; la cour prétendait à la philosophie, et la ville au bon ton. Les courtisans venant se mêler aux habitants de la capitale, voulaient y montrer un mérite personnel, un caractère, un esprit à eux ; et les habitants de la capitale conservaient toujours un attrait irrésistible pour les manières brillantes des courtisans. Cette émulation réciproque ne hâtait pas les progrès des vérités austères et fortes ; mais il ne restait pas une idée fine, une nuance délicate, que l’intérêt ne fît découvrir à l’esprit.
Un ouvrage assez piquant d’Agrippa d’Aubigné, distinguait, il y a plus de deux siècles, l’être et le paraître, en faisant le portrait d’un Français, le duc d’Épernon. Dans l’ancien régime, tous les Français, plus ou moins, s’occupaient extrêmement du paraître, parce que le théâtre de la société en inspire singulièrement le désir. Il faut soigner les apparences lorsqu’on ne peut faire juger que ses manières, et l’on était même excusable de souhaiter en France des succès de société, puisqu’il n’existait pas une autre arène pour faire connaître ses talents, et s’indiquer aux regards du pouvoir. Mais aussi, quels nombreux sujets de comédies ne doit-on pas rencontrer dans un pays où ce ne sont pas les actions, mais les manières qui peuvent décider de la réputation ! Toutes les grâces forcées, toutes les prétentions vaines, sont d’inépuisables sources de plaisanteries et de scènes comiques.
L’influence des femmes est nécessairement très grande, lorsque tous les événements se passent dans les salons, et que tous les caractères se montrent par les paroles ; dans un tel état de choses, les femmes sont une puissance, et l’on cultive ce qui leur plaît. Le loisir que la monarchie laissait à la plupart des hommes distingués en tous les genres, était nécessairement très favorable au perfectionnement des jouissances de l’esprit et de la conversation. Ce n’était ni par le travail, ni par l’étude qu’on parvenait au pouvoir en France : un bon mot, une certaine grâce, étaient souvent la cause de l’avancement le plus rapide ; et ces fréquents exemples inspiraient une sorte de philosophie insouciante, de confiance dans la fortune, de mépris pour les efforts studieux, qui poussait tous les esprits vers l’agrément et le plaisir. Quand l’amusement est non seulement permis, mais souvent utile, une nation doit atteindre en ce genre à ce qu’il peut y avoir de plus parfait.
On ne verra plus rien de pareil en France avec un gouvernement d’une autre nature, de quelque manière qu’il soit combiné ; et il sera bien prouvé alors que ce qu’on appelait l’esprit français, la grâce française, n’était que l’effet immédiat et nécessaire des institutions et des mœurs monarchiques, telles qu’elles existaient en France depuis plusieurs siècles.
Chapitre XIX.
De la littérature pendant le siècle de Louis XIV61 §
C’est par l’étude des anciens que le règne des lettres a recommencé en Europe ; mais ce n’est que longtemps après l’époque de leur renaissance que l’imitation des anciens a dirigé le goût littéraire. Les Français cultivaient la littérature espagnole au commencement du dix-septième siècle : cette littérature avait en elle une sorte de grandeur qui préserva les écrivains français de quelques défauts du goût italien alors répandu dans toute l’Europe ; et Corneille, qui commence l’ère du génie français, doit beaucoup à l’étude des caractères espagnols.
Le siècle de Louis XIV, le plus remarquable de tous en littérature, est très inférieur, sous le rapport de la philosophie, au siècle suivant. La monarchie, et surtout un monarque qui comptait l’admiration parmi les actes d’obéissance, l’intolérance religieuse et les superstitions encore dominantes, bornaient l’horizon de la pensée ; l’on ne pouvait concevoir aucun ensemble, ni se permettre aucune analyse dans un certain ordre d’opinions ; l’on ne pouvait suivre une idée dans tous ses développements. La littérature, dans le siècle de Louis XIV, était le chef-d’œuvre de l’imagination ; mais ce n’était point encore une puissance philosophique, puisqu’un roi absolu l’encourageait, et qu’elle ne portait point ombrage à son despotisme. Cette littérature, sans autre but que les plaisirs de l’esprit, ne peut avoir l’énergie de celle qui a fini par ébranler le trône. On voyait des écrivains saisir quelquefois, comme Achille, l’arme guerrière au milieu des ornements frivoles ; mais, en général, les livres ne traitaient point les questions vraiment importantes ; les hommes de lettres étaient relégués loin des intérêts actifs de la vie. L’analyse des principes du gouvernement, l’examen des dogmes religieux, l’appréciation des hommes puissants, tout ce qui pouvait conduire à un résultat applicable, leur était totalement interdit.
Le livre de Télémaque était alors une action courageuse ; et Télémaque ne contient cependant que des vérités modifiées par l’esprit monarchique. Massillon, Fléchier, hasardaient quelques principes indépendants à l’abri de saintes erreurs ; Pascal vivait dans le monde intellectuel des sciences et de la métaphysique religieuse ; La Rochefoucauld, La Bruyère, peignaient les hommes dans le cercle des sociétés particulières, avec une prodigieuse sagacité : mais comme il n’y avait point encore de nation, les grands traits des caractères politiques, qui ne sont formés que par les institutions libres, ne pouvaient y être dessinés. Corneille, plus rapproché des temps orageux de la Ligue, montre souvent dans ses tragédies le caractère républicain ; mais quel est l’auteur du siècle de Louis XIV dont l’indépendance philosophique peut se comparer à celle des écrits de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Raynal, etc. ?
La pureté du style ne peut aller plus loin que dans les chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV ; et, sous ce rapport, ils doivent être toujours considérés comme les modèles de la littérature française. Ils ne renferment pas (Bossuet excepté) toutes les beautés que peut produire l’éloquence ; mais ils sont exempts de tous les défauts qui altèrent l’effet des plus grandes beautés.
Une société aristocratique est singulièrement favorable à la délicatesse, à la finesse du style. Il faut, pour bien écrire, des habitudes autant que des réflexions ; et si les idées naissent dans la solitude, les formes propres à ces idées, les images dont on se sert pour les rendre sensibles, appartiennent presque toujours aux souvenirs de l’éducation, et de la société avec laquelle on a vécu. Dans tous les pays, mais principalement en France, les mots ont chacun, pour ainsi dire, leur histoire particulière ; telle circonstance frappante a pu les ennoblir, telle autre les dégrader. Un auteur peut rendre à jamais ridicule une expression dont il s’est inconvenablement servi ; un usage, une opinion, un culte, peuvent relever ou avilir par des idées accessoires l’image la plus naturelle. C’est dans le cercle resserré d’un petit nombre d’hommes supérieurs, soit par leur éducation, soit par leur mérite, que les règles et le goût du style peuvent se conserver. Comment, au milieu d’une société grossière, parviendrait-on à créer en soi cette délicatesse d’instinct qui repousse tout ce qui blesse le goût, avant même d’avoir analysé les motifs de sa répugnance ?
Le style représente, pour ainsi dire, au lecteur le maintien, l’accent, le geste de celui qui s’adresse à lui ; et, dans aucune circonstance, la vulgarité62 des manières ne peut ajouter à la force des idées, ni à celle des expressions. Il en est de même du style ; il faut toujours qu’il ait de la noblesse dans les objets sérieux. Aucune pensée, aucun sentiment ne perd pour cela de son énergie ; l’élévation du langage conserve seulement cette dignité de l’homme en présence des hommes, à laquelle ne doit jamais renoncer celui qui s’expose à leurs jugements ; car cette foule d’inconnus qu’on admet, en écrivant, à la connaissance de soi-même, ne s’attend point à la familiarité ; et la majesté du public s’étonnerait avec raison de la confiance de l’écrivain.
L’indépendance républicaine doit donc chercher à imiter la correction des auteurs du siècle de Louis XIV, pour que les pensées utiles se propagent, et que les ouvrages philosophiques soient en même temps des ouvrages classiques en littérature.
On a souvent disputé sur ce qu’il fallait préférer dans les tragédies, de l’imitation de la nature, ou du beau idéal. Je renvoie à la seconde Partie de cet ouvrage quelques réflexions sur le système tragique qui peut convenir à un état républicain ; cette discussion n’appartient pas à ce chapitre. L’auteur qui a porté au plus haut degré de perfection, et le style, et la poésie, et l’art de peindre le beau idéal, Racine, est l’écrivain qui donne le plus l’idée de l’influence qu’exerçaient les lois et les mœurs du règne de Louis XIV sur les ouvrages dramatiques. L’esprit de chevalerie avait introduit dans les principes de l’honneur un genre de délicatesse qui créait nécessairement une nature de convention ; c’est-à-dire qu’il existait un certain degré d’héroïsme, pour ainsi dire indispensable à la noblesse, et dont il n’était pas permis de supposer qu’un noble pût être privé. Ce point d’honneur si susceptible, qu’il ne tolérait pas dans les relations de la vie la plus légère expression qui pût blesser la fierté la plus exaltée, ce point d’honneur donnait aussi ses lois à l’imitation théâtrale, aux jeux de l’imagination ; et la diversité des caractères qu’on pouvait peindre devait rester dans les bornes prescrites. Il n’était pas permis d’étendre cette diversité aussi loin que la nature ; et l’on était contenu par un certain respect envers les classes supérieures, qui ne permettait pas de représenter en elles rien qui pût les avilir.
L’adulation envers le monarque élevait encore plus haut le beau idéal. La nation s’anéantit alors qu’elle n’est composée que des adorateurs d’un seul homme. La grandeur factice qu’il fallait accorder à Louis XIV portait les poètes à peindre toujours des caractères parfaits, comme celui que la flatterie avait inventé : l’imagination des écrivains devait au moins aller aussi loin que leurs louanges ; et le même modèle se répétait souvent dans les tableaux dramatiques. Le caractère d’Achille, dans Iphigénie, avait quelques traits de la galanterie française ; on retrouvait dans Titus des allusions à Louis XIV. Le plus beau génie du monde, Racine, ne se permettait pas des conceptions aussi hardies que sa pensée peut-être les lui aurait suggérées, parce qu’il avait sans cesse présents à l’esprit ceux qui devaient le juger.
Le public terrible, mais inconnu, d’une assemblée tumultueuse, inspire moins de timidité que cet aréopage de la cour dont l’auteur voudrait captiver personnellement chaque juge. Devant un tel tribunal, le goût paraît encore plus nécessaire que l’énergie. On veut arriver aux grands effets par beaucoup de nuances, et l’on ne peut alors employer les mêmes moyens dont se servait Shakespeare pour entraîner le flot populaire qui se précipitait à ses pièces.
La peinture de l’amour, sous le règne de Louis XIV, était aussi soumise à quelques règles reçues. La galanterie envers toutes les femmes, introduite par les lois de la chevalerie, la politesse des cours, le langage élégant que l’orgueil des rangs se réservait comme une distinction de plus, tout multipliait les convenances que l’on devait ménager. Ces difficultés ajoutaient souvent à l’éclat du génie qui savait les vaincre ; mais quelquefois aussi l’expression recherchée refroidissait l’émotion. Une sorte d’esprit madrigalique attestait le sang-froid lors même qu’on voulait peindre l’entraînement ; et l’on se servait souvent d’un langage qui n’appartenait ni à la raison ni à l’amour.
Il manquait quelque chose, même à Racine, dans la connaissance du cœur humain, sous les rapports que la philosophie seule peut faire découvrir. Mais s’il faut une réflexion approfondie pour démêler ce qu’on pourrait ajouter encore à de tels chefs-d’œuvre, les bornes de la philosophie, dans le siècle de Louis XIV, se font sentir d’une manière bien plus remarquable dans les ouvrages littéraires qui n’appartiennent pas à l’art dramatique. Ces bornes sont l’une des principales causes de la médiocrité des historiens.
Les guerres religieuses avaient fait naître un esprit de parti qui change plusieurs histoires en plaidoyers théologiques ; l’esprit de corps, différent encore de l’esprit de parti, mais non moins éloigné de la vérité, dénature également les faits. Enfin le code de la féodalité donnant pour base à toutes les institutions, à tous les pouvoirs, les droits antérieurs consacrés par le temps, il n’était pas permis de dire la vérité sur le passé, quelque ancien qu’il pût être ; les autorités présentes en dépendaient : des erreurs de tous les genres arrêtaient les historiens sur tous les sujets, ou, ce qui était plus fâcheux encore, les historiens adoptaient sincèrement ces erreurs mêmes.
L’homme, environné de tant d’institutions respectées, de tant de préjugés éclatants, de tant de convenances reçues, ne pouvait pas en appeler à l’indépendance de ses réflexions ; sa raison ne devait pas tout examiner, son âme n’était jamais affranchie du joug de l’opinion ; la solitude même ne ramenait pas sa réflexion aux idées naturelles ; l’ascendant du monarque et du culte monarchique avait pénétré dans la conviction intime de tous. Ce n’était pas un despotisme qui comprimait les esprits ni les âmes ; c’était un despotisme qui paraissait à tous tellement dans la nature des choses, qu’on se façonnait pour lui comme pour l’ordre invariable de ce qui existe nécessairement.
Un seul asile restait encore, la religion, et dans cet asile, un homme, Bossuet, fit entendre quelques vérités courageuses. Tous les intérêts de la vie étaient soumis au monarque ; mais, au nom de la mort, on pouvait encore lui parler d’égalité. Ces dogmes, ces cérémonies, cet appareil religieux, étaient alors la seule barrière de la puissance : on la citait devant l’éternité ; et si les hommes abandonnaient à un homme la disposition de leur existence, ils en appelaient à Dieu, qui faisait trembler les rois.
De nos jours, si le pouvoir absolu d’un seul s’établissait en France, il nous manquerait ce recours à des idées majestueuses, à des idées qui, planant sur l’espèce humaine entière, consolaient des hasards du sort ; et la raison philosophique opposerait moins de digues à la tyrannie, que l’indomptable croyance, l’intrépide dévouement de l’enthousiasme religieux.
Chapitre XX.
Du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789 §
Cette époque est celle où la littérature a donné l’impulsion à la philosophie. Après la mort de Louis XIV, les mêmes abus n’étant plus défendus par le même pouvoir, la réflexion s’est tournée vers les questions qui intéressaient la religion et la politique ; et la révolution des esprits a commencé. Les philosophes anglais, connus en France, ont été l’une des premières causes de cet esprit d’analyse qui a conduit si loin les écrivains français ; mais, indépendamment de cette cause particulière, le siècle qui succède au siècle de la littérature est dans tous les pays, comme j’ai tâché de le prouver, celui de la pensée. Heureux si les Français sont assez favorisés par la destinée, pour que le fil des progrès métaphysiques, des découvertes dans les sciences et des idées philosophiques ne se rompe pas encore entre leurs mains.
La liberté des opinions a commencé, en France, par des attaques contre la religion catholique ; d’abord, parce que c’étaient les seules hardiesses sans conséquence pour l’auteur, et, en second lieu, parce que Voltaire, le premier homme qui ait popularisé la philosophie en France, trouvait dans ce sujet un fonds inépuisable de plaisanteries, toutes dans l’esprit français, toutes dans l’esprit même des hommes de la cour.
Les courtisans ne réfléchissant pas sur la connexion intime qui doit exister entre tous les préjugés, espéraient tout à la fois se maintenir dans une situation fondée sur l’erreur, et se parer eux-mêmes d’un esprit philosophique ; ils voulaient dédaigner quelques-uns de leurs avantages, et néanmoins les conserver ; ils pensaient qu’on n’éclairerait sur les abus que leurs possesseurs, et que le vulgaire continuerait à croire, tandis qu’un petit nombre d’hommes jouissant, comme toujours, de la supériorité de leur rang, joindraient encore à cette supériorité celle de leurs lumières ; ils se flattaient de pouvoir regarder longtemps leurs inférieurs comme des dupes, sans que ces inférieurs se lassassent jamais d’une telle situation. Aucun homme ne pouvait, mieux que Voltaire, profiter de cette disposition des nobles de France ; car il se peut que lui-même il la partageât.
Il aimait les grands seigneurs, il aimait les rois ; il voulait éclairer la société plutôt que la changer. La grâce piquante, le goût exquis qui régnaient dans ses ouvrages, lui rendaient presque nécessaire d’avoir pour juge l’esprit aristocratique. Il voulait que les lumières fussent de bon ton, que la philosophie fût à la mode ; mais il ne soulevait point les sensations fortes de la nature ; il n’appelait pas du fond des forêts, comme Rousseau, la tempête des passions primitives, pour ébranler le gouvernement sur ses antiques bases. C’est avec la plaisanterie et l’arme du ridicule que Voltaire affaiblissait par degrés l’importance de quelques erreurs ; il déracinait tout autour ce que l’orage a depuis si facilement renversé ; mais il ne prévoyait pas, il ne voulait pas la révolution qu’il a préparée.
Une république fondée sur un système d’égalité philosophique n’étant point dans ses opinions, ne pouvait être son but secret. L’on n’aperçoit point dans ses écrits une idée lointaine, un dessein caché : cette clarté, cette facilité qui distinguent ses ouvrages permettent de tout voir ; et ne laissent rien à deviner.
Rousseau, portant dans son sein une âme souffrante, que l’injustice, l’ingratitude, les stupides mépris des hommes indifférents et légers avaient longtemps déchirée ; Rousseau, fatigué de l’ordre social, pouvait recourir aux idées purement naturelles. Mais la destinée de Voltaire était le chef-d’œuvre de la société, des beaux-arts, de la civilisation monarchique : il devait craindre même de renverser ce qu’il attaquait. Le mérite et l’intérêt de la plupart de ses plaisanteries tiennent à l’existence des préjugés dont il se moque.
Tous les ouvrages qui tirent un mérite quelconque des circonstances du moment, ne conservent point une gloire inaltérable. On peut les considérer comme une action de tel jour, mais non comme des livres immortels. L’écrivain qui ne cherche que dans l’immuable nature de l’homme, dans la pensée et le sentiment, ce qui doit éclairer les esprits de tous les siècles, est indépendant des événements ; ils ne changeront jamais rien à l’ordre des vérités que cet écrivain développe. Mais quelques-uns des ouvrages en prose de Voltaire sont déjà comme les Lettres provinciales : on en aime la tournure ; on en délaisse le sujet. Que nous font à présent les plaisanteries sur les Juifs ou sur la religion catholique ! Le temps en est passé : les Philippiques de Démosthène, au contraire, sont toujours contemporaines, parce qu’il parlait à l’homme, et que l’homme est resté.
Dans le siècle de Louis XIV, la perfection de l’art même d’écrire était le principal objet des écrivains ; mais, dans le dix-huitième siècle, on voit déjà la littérature prendre un caractère différent. Ce n’est plus un art seulement, c’est un moyen ; elle devient une arme pour l’esprit humain, qu’elle s’était contentée jusqu’alors d’instruire et d’amuser.
La plaisanterie était, du temps de Voltaire, comme les apologues dans l’Orient, une manière allégorique de faire entendre la vérité sous l’empire de l’erreur. Montesquieu essaya ce genre de raillerie dans ses Lettres persanes ; mais il n’avait point la gaieté naturelle de Voltaire ; et c’est à force d’esprit qu’il y suppléa. Des ouvrages d’une plus haute conception ont marqué sa place : des milliers de pensées sont nées de sa pensée. Il a analysé toutes les questions politiques sans enthousiasme, sans système positif. Il a fait voir ; d’autres ont choisi. Mais si l’art social atteint un jour en France à la certitude d’une science dans ses principes et dans son application, c’est de Montesquieu que l’on doit compter ses premiers pas.
Rousseau vint ensuite. Il n’a rien découvert, mais il a tout enflammé ; et le sentiment de l’égalité, qui produit bien plus d’orages que l’amour de la liberté, et qui fait naître des questions d’un tout autre ordre et des événements d’une plus terrible nature, le sentiment de l’égalité, dans sa grandeur comme dans sa petitesse, se peint à chaque ligne des écrits de Rousseau, et s’empare de l’homme tout entier par les vertus comme par les vices de sa nature.
Voltaire a rempli à lui seul cette époque de la philosophie, où il faut accoutumer les hommes comme les enfants à jouer avec ce qu’ils redoutent. Vient ensuite le moment d’examiner les objets de front ; puis enfin de s’en rendre maître. Voltaire, Montesquieu, Rousseau, ont parcouru ces diverses périodes des progrès de la pensée ; et, comme les dieux de l’Olympe, ils ont franchi l’espace en trois pas.
La littérature du dix-huitième siècle s’enrichit de l’esprit philosophique qui la caractérise. La pureté du style, l’élégance des expressions n’ont pu faire des progrès après Racine et Fénelon ; mais la méthode analytique donnant plus d’indépendance à l’esprit, a porté la réflexion sur une foule d’objets nouveaux. Les idées philosophiques ont pénétré dans les tragédies, dans les contes, dans tous les écrits même de pur agrément ; et Voltaire, unissant la grâce du siècle précédent à la philosophie du sien, sut embellir le charme de l’esprit par toutes les vérités dont on ne croyait pas encore l’application possible.
Voltaire a fait faire des progrès à l’art dramatique, quoiqu’il n’ait point égalé la poésie de Racine. Mais sans imiter les incohérences des tragédies anglaises, sans se permettre même de transporter sur la scène française toutes leurs beautés, il a peint la douleur avec plus d’énergie que les auteurs qui l’ont précédé. Dans ses pièces, les situations sont plus fortes, la passion est peinte avec plus d’abandon, et les mœurs théâtrales sont plus rapprochées de la vérité. Quand la philosophie fait des progrès, tout marche avec elle ; les sentiments se développent avec les idées. Un certain asservissement de l’esprit empêche l’homme d’observer ce qu’il éprouve, de se l’avouer, de l’exprimer ; et l’indépendance philosophique sert, au contraire, à mieux connaître, et la nature humaine, et la sienne propre. L’émotion produite par les tragédies de Voltaire est donc plus forte, quoiqu’on admire davantage celles de Racine. Les sentiments, les situations, les caractères que Voltaire nous présente, tiennent de plus près à nos souvenirs. Il importe au perfectionnement de la morale elle-même que le théâtre nous offre toujours quelques modèles au-dessus de nous ; mais l’attendrissement est d’autant plus profond, que l’auteur sait mieux retracer nos propres affections à notre pensée.
Quel rôle est plus touchant au théâtre que celui de Tancrède ? Phèdre vous inspire de l’étonnement, de l’enthousiasme ; mais sa nature n’est point celle d’une femme sensible et délicate. Tancrède, on se le rappelle comme un héros qu’on aurait connu, comme un ami qu’on aurait regretté. La valeur, la mélancolie, l’amour, tout ce qui fait aimer et sacrifier la vie, tous les genres de volupté de l’âme sont réunis dans cet admirable sujet. Défendre la patrie qui nous a proscrits, sauver la femme qu’on aime alors qu’on la croit coupable, l’accabler de générosité, et ne se venger d’elle qu’en se dévouant à la mort, quelle nature sublime, et cependant en harmonie avec toutes les âmes tendres ! Cet héroïsme, expliqué par l’amour, n’étonne qu’à la réflexion. L’intérêt que la pièce inspire exalte si fortement les spectateurs, qu’ils se croient tous capables du même dévouement.
Et cette admiration profonde d’Aménaïde pour Tancrède, et cette estime sacrée de Tancrède pour Aménaïde, combien elle ajoute au déchirement de la douleur ! Phèdre qui n’est point aimée, que peut-elle perdre dans la vie ? Mais ce bonheur frappé par le sort, la confiance mutuelle, ce bien suprême, flétri par la calomnie ! l’impression de cette situation est telle, que le spectateur ne pourrait la supporter, si Tancrède mourait sans apprendre d’Aménaïde qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. La scène déchirante du dénouement produit une sorte de soulagement. Tancrède expire alors qu’il eût souhaité de vivre, et néanmoins il meurt avec un sentiment plus doux.
Eh ! qui n’éprouve pas, en effet, qu’il vaut mieux descendre dans la tombe avec des affections qui font regretter la vie, que si l’isolement du cœur nous avait d’avance frappés de mort ? Dans cet avenir incertain qui se présente confusément au-delà du terme de notre être, ceux qui nous ont aimés semblent devoir encore nous suivre ; mais si nous avions cessé d’estimer leurs vertus, de croire à leur tendresse ; si nous étions déjà seuls, où serait l’appui d’une espérance ? par quelle émotion notre âme pourrait-elle s’élever jusqu’au ciel ? dans quel cœur resterait la trace de cet être passager qui implore la durée ? quels vœux s’élèveraient vers l’intelligence suprême, pour lui demander de ne pas briser la chaîne de souvenirs qui unit ensemble deux existences ?
Les pensées qui rappellent, de quelque manière, aux hommes ce qui leur est commun à tous, cause toujours une émotion profonde ; et c’est encore sous ce point de vue que les réflexions philosophiques introduites par Voltaire dans ses tragédies, lorsque ces réflexions ne sont pas trop prodiguées, rallient l’intérêt universel aux diverses situations qu’il met en scène. J’examinerai, dans la seconde Partie de cet ouvrage, si l’on ne peut pas adapter encore à notre théâtre quelques beautés nouvelles, plus rapprochées de l’imitation de la nature ; mais on ne saurait nier que Voltaire n’ait fait faire un pas de plus, sous ce rapport, à l’art dramatique, et que la puissance des effets du théâtre ne s’en soit accrue.
L’illustration littéraire du dix-huitième siècle est principalement due à ses écrivains en prose. Bossuet et Fénelon doivent sans doute être cités comme les premiers qui aient donné l’exemple de réunir dans un même langage tout ce que la prose a de justesse, et la poésie d’imagination. Mais combien Montesquieu, par l’expression énergique de la pensée ; Rousseau, par la peinture éloquente de la passion, n’ont-ils pas enrichi l’art d’écrire en français !
La régularité de la versification donne une sorte de plaisir auquel la prose ne peut atteindre ; c’est une sensation physique qui dispose à l’attendrissement ou à l’enthousiasme ; c’est une difficulté vaincue dont les connaisseurs jugent le mérite, et qui cause même aux ignorants une jouissance qu’ils ne peuvent analyser. Mais il faut aussi convenir de tout le charme, de toute la jouissance des images poétiques et des mouvements d’éloquence dont la prose perfectionnée nous offre de si beaux exemples. Racine lui-même fait à la rime, à l’hémistiche, au nombre des syllabes, des sacrifices de style ; et s’il est vrai que l’expression juste, celle qui rend jusqu’à la plus délicate nuance, jusqu’à la trace la plus fugitive de la liaison de nos idées ; s’il est vrai que cette expression soit unique dans la langue, qu’elle n’ait point d’équivalent, que jusqu’au choix des transitions grammaticales, des articles entre les mots, tout puisse servir à éclaircir une idée, à réveiller un souvenir, à écarter un rapprochement inutile, à transmettre un mouvement comme il est éprouvé, à perfectionner enfin ce talent sublime qui fait communiquer la vie avec la vie, et révèle à l’âme solitaire les secrets d’un autre cœur et les impressions intimes d’un autre être ; s’il est vrai qu’une grande délicatesse de style ne permettrait pas, dans les périodes éloquentes, le plus léger changement sans en être blessé, s’il n’est qu’une manière d’écrire le mieux possible, se peut-il qu’avec les règles des vers, cette manière unique puisse toujours se rencontrer ?
L’harmonie du style en prose a fait de grands progrès ; mais cette harmonie ne doit point imiter l’effet musical des beaux vers : si l’on vouloir l’essayer, on rendrait la prose monotone, on cesserait d’être libre dans le choix de ses expressions, sans être dédommagé par la consonance de la poésie versifiée. L’harmonie de la prose, c’est celle que la nature indique d’elle-même à nos organes. Lorsque nous sommes émus, le son de la voix s’adoucit pour implorer la pitié, l’accent devient plus sévère pour exprimer une résolution généreuse ; il s’élève, il se précipite lorsqu’on veut entraîner à son opinion les auditeurs incertains qui nous entourent : le talent, c’est la faculté d’appeler à soi, quand on le veut, toutes les ressources, tous les effets des mouvements naturels ; c’est cette mobilité d’âme qui vous fait recevoir de l’imagination l’émotion que les autres hommes ne pourraient éprouver que par les événements de leur propre vie. Les plus beaux morceaux de prose que nous connaissions sont la langue des passions évoquée par le génie. L’homme sans talent littéraire aurait trouvé ces expressions que nous admirons, si le malheur avait profondément agité son âme.
Sur les champs de Philippes, Brutus s’écrie : « Oh ! vertu, ne serais-tu qu’un fantôme ? »
Le tribun des soldats romains, les conduisant à une mort certaine pour forcer un poste important, leur dit : « Il est nécessaire d’aller là, mais il n’est pas nécessaire d’en revenir. Ire illuc necesse est, unde redire non necesse. »
Arie dit à Petus en lui remettant le poignard : « Tiens, cela ne fait point de mal. »
Bossuet, en faisant l’éloge de Charles Ier dans l’Oraison funèbre de sa femme, s’arrête, et dit en montrant son cercueil : « Ce cœur, qui n’a jamais vécu que pour lui, se réveille, tout poudre qu’il est, et devient sensible, même sous ce drap mortuaire, au nom d’un époux si cher. »
Émile, prêt à se venger de sa maîtresse, s’écrie : « Malheureux ! fais-lui donc un mal que tu ne sentes pas. »
Comment distinguer dans de tels mots ce qu’il faut attribuer à l’invention ou à l’histoire, à l’imagination ou à la réalité ? Héroïsme, éloquence, amour, tout ce qui élève l’âme, tout ce qui la soustrait à la personnalité, tout ce qui l’agrandit et l’honore, appartient à la puissance de l’émotion.
Du moment où la littérature commence à se mêler d’objets sérieux ; du moment où les écrivains entrevoient l’espérance d’influer sur le sort de leurs concitoyens par le développement de quelques principes, par l’intérêt qu’ils peuvent donner à quelques vérités, le style en prose se perfectionne.
M. de Buffon s’est complu dans l’art d’écrire, et l’a porté très loin ; mais quoiqu’il fût du dix-huitième siècle, il n’a point dépassé le cercle des succès littéraires : il ne veut faire, avec de beaux mots, qu’un bel ouvrage ; il ne demande aux hommes que leur approbation : il ne cherche point à les influencer, à les remuer jusqu’au fond de leur âme ; la parole est son but autant que son instrument ; il n’atteint donc pas au plus haut point de l’éloquence.
Dans les pays où le talent peut changer le sort des empires, le talent s’accroît par l’objet qu’il se propose : un si noble but inspire des écrits éloquents par le même mouvement qui rend susceptible d’actions courageuses. Toutes les récompenses de la monarchie, toutes les distinctions qu’elle peut offrir, ne donneront jamais une impulsion égale à celle que fait naître l’espoir d’être utile. La philosophie elle-même n’est qu’une occupation frivole dans un pays où les lumières ne peuvent pénétrer dans les institutions. Lorsque la pensée ne peut jamais conduire à l’amélioration du sort des hommes, elle devient, pour ainsi dire, une occupation efféminée ou pédantesque. Celui qui écrit sans avoir agi ou sans vouloir agir sur la destinée des autres, n’empreint jamais son style ni ses idées du caractère ni de la puissance de la volonté.
Vers le dix-huitième siècle, quelques écrivains français ont conçu, pour la première fois, l’espérance de propager utilement leurs idées spéculatives ; leur style en a pris un accent plus mâle, leur éloquence une chaleur plus vraie. L’homme de lettres, alors qu’il vit dans un pays où le patriotisme des citoyens ne peut jamais être qu’un sentiment stérile, est, pour ainsi dire, obligé de se supposer des passions pour les peindre, de s’exciter à l’émotion pour en saisir les effets, de se modifier pour écrire, et de se placer, s’il se peut, en dehors de lui-même pour examiner quel parti littéraire il peut tirer de ses opinions et de ses sentiments.
On aperçoit déjà les premières nuances du grand changement que la liberté politique doit produire dans la littérature, en comparant les écrivains du siècle de Louis XIV et ceux du dix-huitième siècle : mais quelle force le talent n’acquerrait-il pas dans un gouvernement où l’esprit serait une véritable puissance ? L’écrivain, l’orateur se sent exalté par l’importance morale ou politique des intérêts qu’il traite. S’il plaide pour la victime devant l’assassin, pour la liberté devant les oppresseurs ; si les infortunés qu’il défend écoutent en tremblant le son de sa voix, pâlissent lorsqu’il hésite, perdent tout espoir si l’expression triomphante échappe à son esprit convaincu ; si les destinées de la patrie elle-même lui sont confiées, il doit essayer d’arracher les caractères égoïstes à leurs intérêts, à leurs terreurs, de faire naître dans ses auditeurs ce mouvement du sang, cette ivresse de la vertu qu’une certaine hauteur d’éloquence peut inspirer momentanément, même à des criminels. Combien, dans une telle situation, avec un tel dessein, ne surpassera-t-il pas ses propres forces ! Il trouvera des idées, des expressions que l’ambition du bien peut seule faire découvrir ; il sentira son génie battre dans son sein, il pourra s’écrier un jour avec transport, en relisant ce qu’il aura écrit, ce qu’il aura dit dans un tel moment, comme Voltaire en entendant déclamer ses vers : « Non, ce n’est pas moi qui ai fait cela. »
Ce n’est pas, en effet, l’homme isolé, l’homme armé seulement de ses facultés individuelles, qui atteint de son propre essor à ces pensées d’éloquence dont l’irrésistible autorité dispose de tout notre être moral : c’est l’homme alors qu’il peut sauver l’innocence, c’est l’homme alors qu’il peut renverser le despotisme, c’est l’homme enfin lorsqu’il se consacre au bonheur de l’humanité : il se croit, il éprouve une inspiration surnaturelle.
La révolution permet-elle à la France tant d’émulation et tant de gloire ? C’est ce que j’examinerai dans la seconde Partie de cet ouvrage. Ici se terminent mes réflexions sur le passé. Je vais maintenant examiner l’esprit actuel, et présenter quelques conjectures sur l’avenir. Des intérêts plus animés, des passions encore vivantes jugeront ce nouvel ordre de recherches ; mais je sens néanmoins que je puis analyser le présent avec autant d’impartialité que si le temps avait dévoré les années que nous parcourons.
De toutes les abstractions que permet la méditation solitaire, la plus facile, ce me semble, c’est de généraliser ses observations sur ce qu’on voit, comme celles que l’on ferait sur l’histoire des siècles précédents. L’exercice de la pensée, plus que toute autre occupation de la vie, détache des passions personnelles. L’enchaînement des idées et la progression croissante des vérités philosophiques fixent l’attention de l’esprit bien plus que les rapports passagers, incohérents et partiels qui peuvent exister entre nos circonstances particulières et les événements de notre temps.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
Seconde partie.
De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs §
Chapitre premier.
Idée générale de la seconde Partie §
J’ai suivi l’histoire de l’esprit humain depuis Homère jusqu’en 1789. Dans mon orgueil national, je regardais l’époque de la révolution de France comme une ère nouvelle pour le monde intellectuel. Peut-être n’est-ce qu’un événement terrible ! peut-être l’empire d’anciennes habitudes ne permet-il pas que cet événement puisse amener de long temps ni une institution féconde, ni un résultat philosophique. Quoi qu’il en soit, cette seconde Partie contenant quelques idées générales sur les progrès de l’esprit humain, il peut être utile de développer ces idées, dussent-elles ne trouver leur application que dans un autre pays ou dans un autre siècle.
Je crois donc toujours intéressant d’examiner quel devrait être le caractère de la littérature d’un grand peuple, d’un peuple éclairé, chez lequel seraient établies la liberté, l’égalité politique, et les mœurs qui s’accordent avec ces institutions. Il n’est qu’une nation dans l’univers à laquelle puissent convenir dès à présent quelques-unes de ces réflexions : ce sont les Américains. Ils n’ont point encore de littérature formée : mais quand leurs magistrats sont appelés à s’adresser, de quelque manière, à l’opinion publique, ils possèdent éminemment le don de remuer toutes les affections de l’âme, par l’expression des vérités simples et des sentiments purs ; et c’est déjà connaître les plus utiles secrets du style. Qu’il soit donc admis que les considérations qu’on va lire, quoiqu’elles aient été composées pour la France en particulier, sont néanmoins susceptibles, sous divers rapports, d’une application plus générale.
Toutes les fois que je parle des modifications et des améliorations que l’on peut espérer dans la littérature française, je suppose toujours l’existence et la durée de la liberté et de l’égalité politique. En faut-il conclure que je croie à la possibilité de cette liberté et de cette égalité ? Je n’entreprends point de résoudre un tel problème. Je me décide encore moins à renoncer à un tel espoir. Mon but est de chercher à connaître quelle serait l’influence qu’auraient sur les lumières et sur la littérature les institutions qu’exigent ces principes, et les mœurs que ces institutions amèneraient.
Il est impossible de séparer ces observations, lorsqu’elles ont la France pour objet, des effets déjà produits par la révolution même : ces effets, l’on doit en convenir, sont au détriment des mœurs, des lettres et de la philosophie. Dans le cours de cet ouvrage j’ai montré comment le mélange des peuples du Nord et de ceux du Midi avait causé pendant un temps la barbarie, quoiqu’il en fût résulté, par la suite, de très grands progrès pour les lumières et la civilisation. L’introduction d’une nouvelle classe dans le gouvernement de France devait produire un effet semblable. Cette révolution peut, à la longue, éclairer une plus grande masse d’hommes ; mais, pendant plusieurs années, la vulgarité du langage, des manières, des opinions, doit faire rétrograder, à beaucoup d’égards, le goût et la raison.
Personne ne conteste que la littérature n’ait beaucoup perdu depuis que la terreur a moissonné, en France, les hommes, les caractères, les sentiments et les idées. Mais sans analyser les résultats de ce temps horrible qu’il faut considérer comme tout à fait en dehors du cercle que parcourent les événements de la vie, comme un phénomène monstrueux que rien de régulier n’explique ni ne produit, il est dans la nature même de la révolution d’arrêter, pendant quelques années, les progrès des lumières, et de leur donner ensuite une impulsion nouvelle. Il faut donc examiner d’abord les deux principaux obstacles qui se sont opposés au développement des esprits, la perte de l’urbanité des mœurs, et celle de l’émulation que pouvaient exciter les récompenses de l’opinion. Quand j’aurai présenté les diverses idées qui tiennent à ce sujet, je considérerai de quelle perfectibilité la littérature et la philosophie sont susceptibles, si nous nous corrigeons des erreurs révolutionnaires, sans abjurer avec elles les vérités qui intéressent l’Europe pensante à la fondation d’une république libre et juste.
Mes conjectures sur l’avenir seront le résultat de mes observations sur le passé. J’ai essayé de démontrer comment la démocratie de la Grèce, l’aristocratie de Rome, le paganisme des deux nations donnèrent un caractère différent aux beaux-arts et à la philosophie, comment la férocité du Nord se mêlant à l’avilissement du Midi, l’un et l’autre, modifiés par la religion chrétienne, ont été les principales causes de l’état des esprits dans le moyen âge. J’ai tenté d’expliquer les contrastes singuliers de la littérature italienne, par les souvenirs de la liberté et les habitudes de la superstition ; la monarchie la plus aristocratique dans ses mœurs, et la constitution royale la plus républicaine dans ses habitudes, m’ont paru l’origine première des différences les plus frappantes entre la littérature anglaise et la littérature française. Il me reste maintenant à examiner, d’après l’influence que les lois, les religions et les mœurs ont exercée de tout temps sur la littérature, quels changements les institutions nouvelles, en France, pourraient apporter dans le caractère des écrits. Si telles institutions politiques ont amené tels résultats en littérature, on doit pouvoir présager, par analogie, comment ce qui se ressemble ou ce qui diffère dans les causes modifierait les effets.
Les nouveaux progrès littéraires et philosophiques que je me propose d’indiquer, continueront le développement du système de perfectibilité dont j’ai tracé la marche depuis les Grecs. Il est aisé de montrer combien les pas qu’on ferait dans cette route seraient accélérés, si tous les préjugés autour desquels il faut faire passer le chemin de la vérité étaient aplanis, et s’il ne s’agissait plus, en philosophie, que d’avancer directement de démonstrations en démonstrations. Telle est la marche adoptée dans les sciences positives, qui font chaque jour une découverte de plus, et ne rétrogradent jamais.
Oui, dût cet avenir que je me complais à tracer, être encore éloigné, il sera néanmoins utile de rechercher ce qu’il pourrait être. Il faut vaincre le découragement que font éprouver de certaines époques de l’esprit public, dans lesquelles on ne juge plus rien que par des craintes ou par des calculs entièrement étrangers à l’immuable nature des idées philosophiques. C’est pour obtenir du crédit ou du pouvoir qu’on étudie la direction de l’opinion du moment ; mais qui veut penser, qui veut écrire, ne doit consulter que la conviction solitaire d’une raison méditative.
Il faut écarter de son esprit les idées qui circulent autour de nous, et ne sont, pour ainsi dire, que la représentation métaphysique de quelques intérêts personnels ; il faut tour à tour précéder le flot populaire, ou rester en arrière de lui : il vous dépasse, il vous rejoint, il vous abandonne ; mais l’éternelle vérité demeure avec vous.
La conviction de l’esprit cependant ne peut être un aussi ferme appui que la conscience de l’âme. Ce que la morale commande dans les actions n’est jamais douteux ; mais souvent on hésite, souvent on se repent de ses opinions même, lorsque des hommes odieux s’en saisissent pour les faire servir de prétexte à leurs forfaits ; et la vacillante lumière de la raison ne rassure point encore assez dans les tourmentes de la vie.
Néanmoins, ou l’esprit ne serait qu’une inutile faculté, ou les hommes doivent toujours tendre vers de nouveaux progrès qui puissent devancer l’époque dans laquelle ils vivent. Il est impossible de condamner la pensée à revenir sur ses pas, avec l’espérance de moins et les regrets de plus ; l’esprit humain, privé d’avenir, tomberait dans la dégradation la plus misérable. Cherchons-le donc cet avenir, dans les productions littéraires et les idées philosophiques. Un jour peut-être ces idées seront appliquées aux institutions avec plus de maturité ; mais en attendant, les facultés de l’esprit pourront du moins avoir une direction utile ; elles serviront encore à la gloire de la nation.
Si vous portez des talents supérieurs au milieu des passions humaines, vous vous persuaderez bientôt que ces talents mêmes ne sont qu’une malédiction du ciel ; mais vous les retrouverez comme des bienfaits, si vous pouvez croire encore au perfectionnement de la pensée, si vous entrevoyez de nouveaux rapports entre les idées et les sentiments, si vous pénétrez plus avant dans la connaissance des hommes, si vous pouvez ajouter un seul degré de force à la morale, si vous vous flattez enfin de réunir par l’éloquence les opinions éparses de tous les amis des vérités généreuses.
Chapitre II.
Du goût, de l’urbanité des mœurs, et de leur influence littéraire et politique §
L’on s’est persuadé pendant quelque temps, en France, qu’il fallait faire aussi une révolution dans les lettres, et donner aux règles du goût, en tout genre, la plus grande latitude. Rien n’est plus contraire aux progrès de la littérature, à ces progrès qui servent si efficacement à la propagation des lumières philosophiques, et par conséquent au maintien de la liberté. Rien n’est plus funeste à l’amélioration des mœurs, l’un des premiers buts que les institutions républicaines doivent se proposer. Les délicatesses exagérées de quelques sociétés de l’ancien régime n’ont aucun rapport sans doute avec les vrais principes du goût, toujours conformes à la raison ; mais l’on pouvait bannir quelques lois de convention, sans renverser les barrières qui tracent la route du génie, et conservent, dans les discours comme dans les écrits, la convenance et la dignité.
Le seul motif que l’on allègue pour changer entièrement le ton et les formes qui maintiennent les égards et servent à la considération, c’est le despotisme que les classes aristocratiques de la monarchie exerçaient sur le goût et sur les manières. Il est donc utile de caractériser les défauts qu’on peut reprocher à quelques prétentions, à quelques plaisanteries, à quelques exigences des sociétés de l’ancien régime, afin de montrer ensuite avec d’autant plus de force, quels ont été les détestables effets, littéraires et politiques, de l’audace sans mesure, de la gaieté sans grâce, et de la vulgarité avilissante qu’on a voulu introduire dans quelques époques de la révolution. De l’opposition de ces deux extrêmes, les idées factices de la monarchie et les systèmes grossiers de quelques hommes pendant la révolution, résultent nécessairement des réflexions justes sur la simplicité noble qui doit caractériser, dans la république, les discours, les écrits et les manières.
La nation française était, à quelques égards, trop civilisée ; ses institutions, ses habitudes sociales avaient pris la place des affections naturelles. Dans les républiques anciennes, et surtout à Lacédémone, les lois s’emparaient du caractère individuel de chaque citoyen, les formaient tous sur le même modèle, et les sentiments politiques absorbaient tout autre sentiment. Ce que Lycurgue avait produit par ses lois en faveur de l’esprit républicain, la monarchie française l’avait opéré par l’empire de ses préjugés en faveur de la vanité des rangs.
Cette vanité occupait seule presque toutes les classes : l’homme ne vivait que pour faire effet autour de lui, pour obtenir une supériorité de convention sur son concurrent immédiat, pour exciter l’envie qu’il ressentait à son tour. D’individus en individus, de classe en classe, la vanité souffrante n’était en repos que sur le trône ; dans toute autre situation, depuis les plus élevées jusqu’aux dernières, on passait sa vie à se comparer avec ses égaux ou ses supérieurs ; et loin de prendre en soi le sentiment de sa propre valeur, on cherchait dans les regards des autres l’idée qu’ils se faisaient de l’importance qu’on avait acquise parmi ses pareils.
Cette contention d’esprit sur des intérêts frivoles en tout, excepté par l’influence qu’ils exerçaient sur le bonheur, ce besoin de réussir, cette crainte de déplaire, altéraient, exagéraient souvent les vrais principes du goût naturel : il y avait le goût de tel jour, celui de telle classe, enfin celui qui devait naître de l’esprit général créé par de semblables rapports. Il existait des sociétés qui pouvaient, par des allusions à leurs habitudes, à leurs intérêts, même à leurs caprices, ennoblir des tours familiers, ou proscrire des beautés simples. En se montrant étranger à ces mœurs de sociétés, on se classait comme inférieur ; et l’infériorité du rang est de mauvais goût dans un pays où il existe des rangs. Le peuple se moque du peuple tant qu’il n’a point reçu l’éducation de la liberté, et l’on n’aurait fait que se rendre ridicule en France si, même avec des idées fortes, on eût voulu s’affranchir du ton qui était dicté par l’ascendant de la première classe.
Ce despotisme d’opinion, en s’étendant trop loin, pouvait nuire enfin au véritable talent. Chaque jour on mettait plus de subtilité dans les règles de la politesse et du goût ; on s’éloignait toujours plus dans les mœurs des impressions de la nature. L’aisance des manières existait sans l’abandon des sentiments, la politesse classait au lieu de réunir ; et tout le naturel, toute la simplicité nécessaire à la perfection de la grâce, n’empêchait pas de veiller avec une attention constante ou avec une distraction feinte sur le maintien des moindres signes de toutes les distinctions sociales.
On voulait cependant établir un genre d’égalité ; c’était celle qui met extérieurement au même niveau tous les esprits et tous les caractères : on voulait cette égalité qui pèse sur les hommes distingués, et soulage la médiocrité jalouse. Il fallait et parler et se taire comme les autres, connaître les usages pour ne rien inventer, ne rien hasarder ; et c’était en imitant longtemps les manières reçues qu’on acquérait enfin le droit de prétendre à une réputation à soi. L’art d’éviter les écueils de l’esprit était le seul usage de l’esprit même, et le vrai talent se sentait souvent oppressé par tous ces liens de convenance. Cette sorte de goût, plutôt efféminé que délicat, qui se blesse d’un essai nouveau, d’un bruit éclatant, d’une expression énergique, arrêtait l’essor des âmes ; le génie ne peut ménager tous ces égards artificiels ; la gloire est orageuse, et les flots tumultueux de son cortège populaire doivent briser ces légères digues.
Mais la société, c’est-à-dire, des rapports sans but, des égards sans subordination, un théâtre où l’on appréciait le mérite par les données les plus étrangères à sa véritable valeur ; la société, dis-je, en France, avait créé cette puissance du ridicule que l’homme le plus supérieur n’aurait pu braver. De tous les moyens qui peuvent déconcerter l’émulation des caractères élevés, le plus puissant est l’arme de la moquerie. L’aperçu fin et juste du petit côté d’un grand caractère, des faiblesses d’un beau talent, trouble jusqu’à cette confiance en ses propres forces, dont le génie a souvent besoin ; et la plus légère piqûre d’une raillerie froide et indifférente peut faire mourir dans un cœur généreux la vive espérance qui l’encourageait à l’enthousiasme de la gloire et de la vertu.
La nature a créé des remèdes aux grandes douleurs de l’homme ; le génie est de force avec l’adversité, l’ambition avec les périls ; la vertu avec la calomnie ; mais le ridicule peut s’insinuer dans la vie, s’attacher aux qualités même, et les miner sourdement à leur insu.
L’insouciance dédaigneuse exerce un grand pouvoir sur l’enthousiasme le plus pur ; la douleur même perd jusqu’à l’éloquence dont la nature l’a douée, lorsqu’elle rencontre un esprit moqueur ; l’expression énergique, l’accent abandonné, l’action même, l’action généreuse est inspirée par une sorte de confiance dans les sentiments de ceux qui nous environnent ; une froide plaisanterie peut la glacer.
L’esprit moqueur s’attaque à quiconque met une grande importance à quelque objet que ce soit dans le monde ; il se rit de tous ceux qui sont dans le sérieux de la vie, et croient encore aux sentiments vrais et aux intérêts graves. Sous ce rapport, il n’est pas dépourvu d’une sorte de philosophie ; mais cet esprit décourageant arrête le mouvement de l’âme qui porte à se dévouer ; il déconcerte jusqu’à l’indignation ; il flétrit l’espérance de la jeunesse. Il n’y a que le vice insolent qui soit au-dessus de ses atteintes. En effet, l’esprit moqueur essaie rarement de l’attaquer ; il est même tenté d’avoir de la considération pour le caractère qu’il n’a pas la puissance d’affliger.
Cette tyrannie du ridicule qui caractérisait éminemment les dernières années de l’ancien régime, après avoir poli le goût, finissait par user la force ; et la littérature s’en serait nécessairement ressentie. Il faut donc, pour donner aux écrits plus d’élévation, et aux caractères plus d’énergie, ne pas soumettre le goût aux habitudes élégantes et recherchées des sociétés aristocratiques, quelque remarquables qu’elles soient par la perfection de la grâce ; leur despotisme entraînerait de graves inconvénients pour la liberté, l’égalité politique, et même la haute littérature. Mais combien le mauvais goût, poussé jusqu’à la grossièreté, ne s’opposerait-il pas à la gloire littéraire, à la morale, à la liberté, à tout ce qui peut exister de bon et d’élevé dans les rapports des hommes entre eux !
Depuis la révolution, une vulgarité révoltante dans les manières s’est trouvée souvent réunie à l’exercice d’une autorité quelconque. Or, les défauts de la puissance sont contagieux. En France surtout, il semble que le pouvoir, non seulement influe sur les actions, sur les discours, mais presque sur la pensée intime des flatteurs qui entourent les hommes puissants. Les courtisans de tous les régimes imitent ceux qu’ils louent ; ils se pénètrent d’estime pour ceux dont ils ont besoin ; ils oublient que le soin même de leur intérêt n’exige que les démonstrations extérieures, et qu’il n’est pas nécessaire de fausser jusqu’à son jugement pour se montrer ce qu’on veut paraître.
Le mauvais goût, tel qu’on l’a vu dominer pendant quelques années de la révolution, n’est pas nuisible seulement aux relations de la société et à la littérature ; il porte atteinte à la morale. On se permet de plaisanter sur sa propre bassesse, sur ses propres vices, de les avouer avec impudence, de se jouer des âmes timides qui répugnent encore à cette avilissante gaieté. Ces esprits forts d’un nouveau genre se vantent de leur honte, et se croient d’autant plus spirituels, qu’ils ont excité plus d’étonnement autour d’eux.
Les paroles grossières ou cruelles que des hommes en pouvoir se sont souvent permises dans la conversation, devaient, à la longue, dépraver leur âme, en même temps qu’elles agissaient sur la morale de ceux qui les écoutaient.
Un bel usage d’Angleterre interdit aux hommes que leur profession oblige à verser le sang des animaux, la faculté d’exercer des fonctions judiciaires. En effet, indépendamment de la morale qui se fonde sur la raison, il y a celle de l’instinct naturel, celle dont les impressions sont irréfléchies et irrésistibles. Lorsqu’en s’accoutumant à voir souffrir les animaux, on parvient à vaincre la répugnance des sens pour le spectacle de la douleur, l’on devient beaucoup moins accessible à la pitié, même pour les hommes ; du moins l’on n’en éprouve plus involontairement les impressions. Les paroles tout à la fois vulgaires et féroces produisent, à quelques égards, le même effet que la vue du sang : lorsqu’on s’habitue à les prononcer, les idées qu’elles retracent deviennent plus familières. Les hommes, à la guerre, s’excitent aux mouvements de fureur qui doivent les animer, en se servant sans cesse du langage le plus grossier. La justice et l’impartialité nécessaires à l’administration civile, font un devoir d’employer des formes et des expressions qui calment celui qui s’en sert et celui qui les écoute.
Le bon goût dans le langage et dans les manières de ceux qui gouvernent, inspirant plus de respect, rend les moyens de terreur moins nécessaires. Il est difficile qu’un magistrat dont le ton révolte les âmes n’ait pas besoin de recourir à la persécution pour obtenir l’obéissance.
Un nuage d’illusions et de souvenirs environne les rois ; mais les hommes élus, commandant au nom de leur supériorité personnelle, ont besoin de tous les signes extérieurs de cette supériorité ; et quel signe plus évident que ce bon goût qui, se retrouvant dans toutes les paroles, dans tous les gestes, dans tous les accents, dans toutes les actions même, annonce une âme paisible et fière, qui saisit tous les rapports dans tous les instants, et ne perd jamais ni le sentiment d’elle-même, ni les égards qu’elle doit aux autres ! C’est ainsi que le bon goût exerce une véritable influence politique.
L’on est assez généralement convaincu que l’esprit républicain exige un changement dans le caractère de la littérature. Je crois cette idée vraie, mais dans une acception différente de celle qu’on lui donne. L’esprit républicain exige plus de sévérité dans le bon goût qui est inséparable des bonnes mœurs. Il permet aussi, sans doute, de transporter dans la littérature des beautés plus énergiques, un tableau plus philosophique et plus déchirant des grands événements de la vie. Montesquieu, Rousseau, Condillac, appartenaient d’avance à l’esprit républicain, et ils avaient commencé la révolution désirable dans le caractère des ouvrages français : il faut achever cette révolution. La république développant nécessairement des passions plus fortes, l’art de peindre doit s’accroître en même temps que les sujets s’agrandissent ; mais par un bizarre contraste, c’est surtout dans le genre licencieux et frivole qu’on a voulu profiter de la liberté que l’on croyait avoir acquise en littérature.
On se rappelait la réputation que la gaieté française avait méritée dans toute l’Europe, et l’on croyait la conserver en s’abandonnant à tout ce que réprouvent et la délicatesse et le bon goût. J’ai dit dans la première Partie de cet ouvrage toutes les causes qui ont donné naissance à la grâce française ; il n’en est aucune qui subsiste maintenant, il n’en est aucune qui puisse se renouveler, si la combinaison que l’on suppose admet la liberté et l’égalité politique.
Les modèles pleins de grâce que nous avons dans la langue, pourront servir de guide aux François, mais comme ils en servent aux nations étrangères. Ce qui renouvelait en France le même esprit, c’était le ton, les manières de ce qu’on appelait la bonne compagnie. Dans un pays où il y aura de la liberté, l’on s’occupera beaucoup plus souvent, en société, des affaires politiques que de l’agrément des formes et du charme de la plaisanterie. Dans un pays où subsistera l’égalité politique, tous les genres de mérite seront admis, et il n’existera point une société exclusive, consacrée uniquement à la perfection de l’esprit de société, et réunissant en elle tout l’ascendant de la fortune et du pouvoir. Or, sans ce tribunal toujours existant, l’esprit des jeunes gens ne peut se former au tact délicat, à la nuance fine et juste, qui seule donne aux écrits, dans le genre léger, cette grâce de convenance et ce mérite de goût tant admiré dans quelques écrivains français, et particulièrement dans les pièces fugitives de Voltaire.
La littérature se perdra complètement en France, si l’on multiplie ces essais prétendus gracieux qui ne nous rendent plus que ridicules : on peut encore trouver de la vraie gaieté dans le bon comique ; mais quant à cette gaieté badine dont on nous a accablés presque au milieu de tous nos malheurs, si l’on en excepte quelques hommes qui se souviennent encore du temps passé, toutes les tentatives nouvelles en ce genre corrompent le goût littéraire en France, et nous mettent au-dessous de tous les peuples sérieux de l’Europe.
Avant la révolution, l’on avait souvent remarqué qu’un François, étranger à la société des premières classes, se faisait reconnaître comme inférieur dès qu’il voulait plaisanter ; tandis qu’un Anglais, ayant toujours de la gravité et de la simplicité dans les manières, vous pouviez plus difficilement savoir en l’écoutant à quel rang de la société il appartenait. Il faut, malgré les différences qui existeront longtemps encore entre les deux nations, que les écrivains français se hâtent d’apercevoir qu’ils n’ont plus les mêmes moyens de succès dans l’art de la plaisanterie ; et loin de penser que la révolution leur ait donné plus de latitude à cet égard, ils doivent veiller avec plus de soin sur le bon goût, puisque la société et toutes les sociétés, confondues après une révolution, n’offrent presque plus de bons modèles, et n’inspirent pas ces habitudes de tous les jours, qui font de la grâce et du goût votre propre nature, sans que la réflexion ait besoin de vous les rappeler.
Les préceptes du goût, dans leur application à la littérature républicaine, sont d’une nature plus simple, mais non moins rigoureuse que les préceptes du goût adoptés par les écrivains du siècle de Louis XIV. Sous la monarchie, une foule d’usages substituaient quelquefois le ton de la convenance à celui de la raison, les égards de la société aux sentiments du cœur ; mais dans une république, le goût ne devant consister que dans la connaissance parfaite de tous les rapports vrais et durables, manquer aux principes de ce goût, ce serait ignorer la véritable nature des choses.
Il était souvent nécessaire, sous la monarchie, de déguiser une censure hardie, de voiler une opinion nouvelle sous la forme des préjugés reçus ; et le goût qu’il fallait apporter dans ces différentes tournures exigeait une finesse d’esprit singulièrement délicate. Mais la parure de la vérité dans un pays libre, est d’accord avec la vérité même. L’expression et le sentiment doivent dériver de la même source.
L’on n’est point astreint, dans un pays libre, à se renfermer toujours dans le cercle des mêmes opinions, et la variété des formes n’est point nécessaire pour cacher la monotonie des idées. L’intérêt de la progression existe toujours, puisque les préjugés ne mettent point de bornes à la carrière de la pensée ; l’esprit donc, n’ayant plus à lutter contre l’ennui, acquiert plus de simplicité, et ne risque point, pour ranimer l’attention, ces grâces maniérées que réprouve le goût naturel.
Un tour de force assez difficile, qu’on se permettait dans l’ancien régime, c’était l’art d’offenser les mœurs sans blesser le goût, et de jouer avec la morale, en mettant autant de délicatesse dans l’expression que d’indécence dans les principes. Rien heureusement ne convient moins que ce talent aux vertus, comme à l’esprit que doivent avoir des républicains. Dès qu’on briserait une barrière, on n’en respecterait plus aucune ; les rapports de la société n’auraient pas assez de puissance pour arrêter encore, quand les liens sacrés ne retiendraient plus.
D’ailleurs il faut, pour réussir dans ce genre dangereux, qui réunit la grâce des formes à la dépravation des sentiments, une finesse d’esprit extraordinaire ; et l’exercice un peu fort de ses facultés auquel on est appelé dans une république, fait perdre cette finesse. Le tact le plus délicat est nécessaire pour donner à l’immoralité cette grâce, sans laquelle les hommes même les plus corrompus repousseraient avec dégoût les tableaux et les principes du vice.
Je parlerai dans un autre chapitre de la gaieté des comédies, de celle qui tient à la connaissance du cœur humain ; mais il me paraît vraisemblable que les Français ne seront plus cités pour cet esprit aimable, élégant et gai qui faisait le charme de la cour. Le temps fera disparaître les hommes qui sont encore des modèles en ce genre, et l’on finira par en perdre le souvenir ; car il ne suffit pas des livres pour se le rappeler. Ce qui est plus fin que la pensée ne peut être appris que par l’habitude. Si la société qui inspirait cette sorte d’instinct, ce tact rapide, est anéantie, le tact et l’instinct doivent finir avec elle. Il faut renoncer à tout ce qui ne peut s’apprendre que par tel genre de vie, et non par des combinaisons générales, quand ce genre de vie n’existe plus.
Un homme d’esprit disait : Le bonheur est un état sérieux. On peut en affirmer autant de la liberté. La dignité d’un citoyen est plus importante que celle d’un sujet ; car, dans une république, il faut que chaque homme de talent soit un obstacle de plus à l’usurpation politique. Cette honorable mission dont on est revêtu par sa propre conscience, c’est la noblesse du caractère qui peut seule lui donner quelque force.
On a vu des hommes autrefois réunir l’élévation des manières à l’usage presque habituel de la plaisanterie ; mais cette réunion suppose une perfection de goût et de délicatesse, un sentiment de sa supériorité, de son pouvoir, de son rang même, que ne développe pas l’éducation de l’égalité. Cette grâce, tout à la fois imposante et légère, ne doit pas convenir aux mœurs républicaines ; elle caractérise trop distinctement les habitudes d’une grande fortune et d’un état élevé. La pensée est plus démocratique ; elle croit au hasard parmi tous les hommes assez indépendants pour avoir quelque loisir. C’est donc elle, avant tout, qu’il faut encourager, en se livrant moins en littérature aux objets qui appartiennent exclusivement à la grâce des formes.
Ce que notre destinée a eu de terrible, force à penser ; et si les malheurs des nations grandissent les hommes, c’est en les corrigeant de ce qu’ils avaient de frivole, c’est en concentrant, par la terrible puissance de la douleur, leurs facultés éparses.
Il faut consacrer le goût en littérature à l’ornement des idées ; son utilité n’en sera pas moins grande ; car il est prouvé que les idées les plus profondes, et les sentiments les plus nobles ne produisent aucun effet, si des défauts de goût remarquables détournent l’attention, brisent l’enchaînement des pensées, ou déconcertent la suite d’émotions qui conduit votre esprit à de grands résultats, et votre âme à des impressions durables.
On se plaindra de la faiblesse de l’esprit humain qui s’attache à telle expression déplacée, au lieu de s’occuper uniquement de ce qui est vraiment essentiel ; mais dans les plus violentes situations de la vie, au moment même de périr, on a vu plusieurs fois qu’un incident ridicule pouvait distraire les hommes de leur propre malheur. Comment espérer que des pensées, qu’un ouvrage, puissent captiver tellement l’intérêt, que l’inconvenance du style ne détourne pas l’attention du lecteur ?
C’est un miracle du talent que d’arracher ceux qui vous écoutent, ou qui vous lisent, à leur amour-propre ; mais si les défauts de goût offrent aux juges, quels qu’ils soient, une occasion de montrer, en vous critiquant, l’esprit qu’ils ont eux-mêmes, ils la saisissent nécessairement, et ne songent plus ni aux idées, ni aux sentiments de l’auteur.
Le goût nécessaire à la littérature républicaine, dans les livres sérieux comme dans les ouvrages d’imagination, n’est point un talent à part ; c’est le perfectionnement de tous les talents : et loin qu’il s’oppose en rien ni aux sentiments profonds, ni aux expressions énergiques, la simplicité qu’il commande, le naturel qu’il inspire, sont les seuls ornements qui puissent convenir à la force.
L’urbanité des mœurs, de même que le bon goût, dont elle fait partie, est d’une grande importance littéraire et politique. Quoique la littérature doive s’affranchir dans la république, beaucoup plus facilement que dans la monarchie, de l’empire du ton reçu dans la société, il est impossible que les modèles de la plupart des ouvrages d’imagination ne soient pas pris dans les exemples qui s’offrent habituellement aux regards. Or, que deviendraient les écrits qui prennent nécessairement l’empreinte des mœurs, si les manières vulgaires, ces manières qui font ressortir les défauts et les désavantages de tous les caractères, continuaient à dominer ?
Il resterait aux littérateurs français des ouvrages anciens dont ils pourraient encore se pénétrer ; mais leur imagination ne serait point inspirée par les objets qui les environneraient ; elle s’alimenterait par la lecture, mais jamais par les impressions qu’ils éprouveraient eux-mêmes. Ils ne réuniraient presque jamais dans les compositions littéraires le naturel des observations avec la noblesse des sentiments ; loin de s’aider de leurs souvenirs, ils auraient besoin de les écarter : à peine le recueillement de l’âme pourrait-il encore donner quelquefois l’idée du vrai tableau.
L’on dira peut-être que la politesse est un avantage si léger, qu’on peut en être privé sans que ce défaut porte la moindre atteinte aux grandes et véritables qualités qui constituent la force et l’élévation du caractère. Si l’on appelle politesse les formes de galanterie du siècle de Louis XIV, certes, les premiers hommes de l’antiquité n’en avaient pas la moindre idée, et ils n’en sont pas moins les modèles les plus imposants que l’histoire et l’imagination même puissent offrir à l’admiration des siècles. Mais si la politesse est la juste mesure des relations des hommes entre eux, si elle indique ce qu’on croit être et ce qu’on est, si elle apprend aux autres ce qu’ils sont ou ce qu’on les suppose, un grand nombre de sentiments et de pensées se rallient à la politesse.
Les formes varient sans doute suivant les caractères, et la même bienveillance peut s’exprimer avec douceur ou avec brusquerie ; mais pour discuter philosophiquement l’importance de la politesse, c’est dans son acception la plus étendue qu’il faut considérer le sens général de ce mot, sans vouloir s’arrêter à toutes les diversités que peut faire naître chaque caractère.
La politesse est le lien que la société a établi entre les hommes étrangers les uns aux autres. Il y a des vertus qui vous attachent à votre famille, à vos amis, aux malheureux ; mais dans tous les rapports qui n’ont point pris encore le caractère d’un devoir, l’urbanité des mœurs prépare les affections, rend la conviction plus facile, et conserve à chaque homme le rang que son mérite doit lui obtenir dans le monde. Elle marque le degré de considération auquel chaque individu s’est élevé ; et ; sous ce rapport, elle dispense le prix, objet des travaux de toute la vie. Examinons maintenant sous combien de formes diverses doivent se présenter les funestes effets de la grossièreté dans les manières, et quel doit être le caractère de la politesse qui convient à l’esprit républicain.
Les femmes et les grands hommes, l’amour et la gloire, sont les seules pensées, les seuls sentiments qui retentissent vivement à l’âme. Mais comment retrouverait-on l’image pure et fière d’une femme, dans un pays où les relations de société ne seraient pas surveillées par la plus rigoureuse décence ? Où prendrait-on le type des vertus, lorsque les femmes elles-mêmes, ces juges indépendants des combats de la vie, auraient laissé flétrir en elles le noble instinct des sentiments élevés ? Une femme perd de son charme, non seulement par les paroles sans délicatesse qu’elle pourrait se permettre, mais par ce qu’elle entend, par ce qu’on ose dire devant elle. Au sein de sa famille, la modestie et la simplicité suffisent pour maintenir les égards qu’une femme doit exiger ; mais au milieu du monde, il faut plus encore ; l’élégance de son langage, la noblesse de ses manières, font partie de sa dignité même, et commandent seules efficacement le respect.
Sous la monarchie, l’esprit chevaleresque, la pompe des rangs, la magnificence de la fortune, tout ce qui frappe l’imagination suppléait, à quelques égards, au véritable mérite ; mais, dans une république, les femmes ne sont plus rien, si elles n’en imposent pas par tout ce qui peut caractériser leur élévation naturelle. Dès qu’on écarte une illusion, il faut y substituer une qualité réelle ; dès qu’on détruit un ancien préjugé, l’on a besoin d’une nouvelle vertu : loin que la république doive donner plus de liberté dans les rapports habituels de la société, comme toutes les distinctions sont uniquement fondées sur les qualités personnelles, il faut se préserver avec bien plus de scrupule de tous les genres de fautes. Si l’on porte la moindre atteinte à sa réputation, on ne peut plus, comme dans la monarchie, relever son existence par son rang, par sa naissance, par tous les avantages étrangers à sa propre valeur.
Ce que j’ai dit pour les femmes peut s’appliquer presque également aux hommes qui jouent un rôle éclatant. Il leur sera nécessaire de veiller sur leur considération bien plus attentivement que dans un temps où les dignités aristocratiques suffisaient pour garantir à ceux qui en étaient revêtus, les égards et les respects de la multitude. Ces existences d’opinion, qui chaque jour, dans la république, seront attaquées ou défendues, doivent donner une grande importance à tout ce qui peut agir sur l’esprit ou l’imagination des hommes.
Si des faveurs de l’opinion nous passons au maintien du pouvoir légal, nous verrons que l’autorité est en elle-même un poids que les gouvernés ont peine à supporter ; les esprits qui ne sont pas créés pour la servitude, éprouvent d’abord une sorte de prévention contre la puissance. Si les formes grossières de celui qui commande aigrissent cette prévention, elle devient une véritable haine. Tout homme de goût et d’une certaine élévation d’âme doit avoir le besoin de demander presque pardon du pouvoir qu’il possède. L’autorité politique est l’inconvénient nécessaire d’un très grand bien, de l’ordre et de la sécurité ; mais le dépositaire de cette autorité doit toujours s’en justifier, en quelque sorte, par ses manières comme par ses actions.
Nous avons vu souvent, dans le cours de ces dix années, les hommes éclairés gouvernés par les hommes ignorants : l’arrogance de leur ton, la vulgarité de leurs formes, révoltaient plus encore que les bornes de leur esprit. Les opinions républicaines se confondaient dans quelques têtes avec les paroles rudes et les plaisanteries rebutantes de quelques républicains, et les affections non raisonnées s’éloignaient naturellement de la république.
Les manières rapprochent ou séparent les hommes par une force plus invincible que celle des opinions, j’oserai presque dire que celle des sentiments. Avec une certaine libéralité d’esprit, l’on peut vivre agréablement au milieu d’une société qui appartient à un parti différent du sien. Il se peut même que l’on oublie des torts graves, des craintes inspirées peut-être à juste titre par l’immoralité d’un homme, si la noblesse de son langage fait illusion sur la pureté de son âme. Mais ce qu’il est impossible de supporter, c’est une éducation grossière que trahit chaque expression, chaque geste, le ton de la voix, l’attitude du corps, tous les signes involontaires des habitudes de la vie.
Je ne parle pas ici de l’estime réfléchie, mais de cette impression involontaire qui se renouvelle à tous les instants. L’on se reconnaît, dans les grandes circonstances, aux sentiments du cœur ; mais dans les rapports détaillés de la société, on ne s’entend que par les manières ; et la vulgarité portée à un certain degré, fait éprouver à celui qui en est le témoin ou l’objet, un sentiment d’embarras, de honte même, tout à fait insupportable.
Heureusement on n’est presque jamais appelé dans la vie à supporter la vulgarité des manières en faveur de l’élévation des sentiments. Une probité sévère inspire une confiance si noble, un calme si pur, qu’il est bien rare qu’elle ne fasse pas deviner, dans quelque état que l’on soit, tout ce qu’une bonne éducation aurait appris. La grossièreté, dont nous avons été si souvent les victimes, se composait presque toujours de sentiments vicieux ; c’était l’audace, la cruauté, l’insolence, qui se montraient sous les formes les plus odieuses.
Les convenances sont l’image de la morale ; elles la supposent dans toutes les circonstances qui ne donnent pas encore l’occasion de la prouver ; elles entretiennent les hommes dans l’habitude de respecter l’opinion des hommes. Si les chefs de l’état blessent ou méprisent les convenances, ils n’inspireront plus eux-mêmes la considération dont ils ont dispersé tous les éléments.
Un autre genre d’impolitesse peut caractériser encore les hommes en pouvoir : ce n’est pas la grossièreté, c’est, si je puis m’exprimer ainsi, la fatuité politique, l’importance qu’on met à sa place, l’effet que cette place produit sur soi-même, et qu’on veut faire partager aux autres ; on a dû nécessairement en voir beaucoup d’exemples depuis la révolution. L’on n’appelait aux grandes places, dans l’ancien régime, que les individus accoutumés, dès leur enfance, aux privilèges et aux avantages d’un rang supérieur ; le pouvoir ne changeait presque rien à leurs habitudes : mais dans la révolution, des magistratures éminentes ont été remplies par des hommes d’un état inférieur, et dont le caractère n’était pas naturellement élevé : humbles alors sur leur mérite personnel, et vains de leur pouvoir, ils se sont crus obligés d’adopter de nouvelles manières, parce qu’ils occupaient un nouvel emploi. Cet effet de la vanité est le plus contraire de tous à l’affection et au respect que doivent inspirer des magistrats républicains. L’affection et le respect s’attachent au caractère individuel, et l’homme qui se croit un autre lorsqu’il a été nommé à une grande place, vous indique lui-même que, s’il la perd, votre intérêt et votre considération doivent passer à son successeur.
Comment l’homme peut-il se faire mieux connaître à l’homme que par cette dignité de manières, cette simplicité d’expressions, qui, transportées sur le théâtre ou racontées dans l’histoire, inspirent presque autant d’enthousiasme que les grandes actions ? Je dirai plus, une suite de hasards peuvent conduire un homme à se faire remarquer par quelques faits illustres, sans qu’il soit doué cependant ou d’un génie supérieur, ou d’un caractère héroïque ; mais il est impossible que les paroles, les accents, les formes qu’on emploie envers ceux qui nous environnent, ne caractérisent pas la vraie grandeur de la seule manière inimitable.
Quelques-uns ont pensé qu’il fallait substituer à l’accueil jadis bienveillant des Français la froideur et la dignité. Sans doute les premiers citoyens d’un état libre doivent avoir, dans le maintien, plus de gravité que les flatteurs d’un monarque ; mais l’exagération de la froideur serait un moyen d’arrêter l’essor de tous les mouvements généreux. L’homme froid dans ses manières impose nécessairement, parce qu’il vous donne l’idée qu’il n’attache aucune importance à vous. Mais ce sentiment pénible qu’il vous inspire ne produit rien d’utile ni rien de fécond. Ce n’est pas l’insolence familière, c’est la bonté, c’est l’élévation de l’âme, c’est la supériorité véritable que cette froideur met à la gêne. Les manières ne sont parfaites que lorsqu’elles encouragent tout ce que chaque homme a de distingué, et n’intimident que les défauts.
Il ne faut pas se tromper sur les signes extérieurs du respect : étouffer de nobles sentiments, tarir la source des pensées, c’est produire l’effet de la crainte ; mais élever les âmes jusqu’à soi, donner à l’esprit toute sa valeur, faire naître cette confiance qu’éprouvent les uns pour les autres tous les caractères généreux, tel est l’art d’inspirer un respect durable.
Il importe de créer en France des liens qui puissent rapprocher les partis, et l’urbanité des mœurs est un moyen efficace pour arriver à ce but. Elle rallierait tous les hommes éclairés ; et cette classe réunie formerait un tribunal d’opinion qui distribuerait avec quelque justice le blâme ou la louange.
Ce tribunal exercerait aussi son influence sur la littérature ; les écrivains sauraient ou retrouver un goût, un esprit national, et pourraient travailler à le peindre et à l’agrandir. Mais de toutes les confusions, la plus funeste est celle qui mêle ensemble toutes les éducations, et ne sépare que les partis.
Qu’importe de se ressembler par les opinions politiques, si l’on diffère par l’esprit et les sentiments ? Quel misérable effet des troubles civils, que d’attacher plus d’importance à telle manière de voir en affaires publiques, qu’à tous ces rapports de l’âme et de la pensée, seule fraternité dont le caractère soit ineffaçable !
L’urbanité des mœurs peut seule adoucir les aspérités de l’esprit de parti ; elle permet de se voir longtemps avant de s’aimer, de se parler longtemps avant qu’on soit d’accord ; et par degrés, cette aversion profonde qu’on ressentait pour l’homme que l’on n’avait jamais abordé, cette aversion s’affaiblit par les rapports de conversation, d’égards, de prévenance, qui raniment la sympathie, et font trouver enfin son semblable dans celui qu’on regardait comme son ennemi.
Chapitre III.
De l’émulation §
Parmi les moyens de perfectionner les productions de l’esprit humain, il faut compter pour beaucoup la nature et la grandeur du but que peuvent se promettre ceux qui se consacrent aux études intellectuelles. La vie paresseuse ou la vie active sont plus dans la nature de l’homme que la méditation ; et pour consacrer toutes les forces de sa pensée à la recherche des vérités philosophiques, il faut que l’émulation soit encouragée par l’espoir de servir son pays et d’influer sur la destinée de ses concitoyens.
Quelques esprits s’alimentent du seul plaisir de découvrir des idées nouvelles ; et dans les sciences exactes surtout, il y a beaucoup d’hommes à qui ce plaisir suffit. Mais lorsque l’exercice de la pensée tend à des résultats moraux et politiques, il doit avoir nécessairement pour objet d’agir sur le sort des hommes. Les ouvrages qui appartiennent à la haute littérature ont pour but d’opérer des changements utiles, de hâter des progrès nécessaires, de modifier enfin les institutions et les lois. Mais dans un pays où la philosophie n’aurait point d’application réelle, où l’éloquence ne pourrait obtenir qu’un succès littéraire, l’une et l’autre, à la fin, sembleraient des études oisives, et leur mobile s’affaiblirait chaque jour.
Je ne nierai certainement pas que la situation de la France, depuis quelques années, ne soit bien plus contraire au développement des talents et de l’esprit que la plupart des époques de l’histoire. Mais je crois qu’en examinant ce qui est particulièrement nécessaire à l’émulation philosophique, on verra pourquoi l’esprit révolutionnaire, pendant qu’il agit, est tout à fait décourageant pour la pensée, comment l’ancien régime abaissait en protégeant, et par quels moyens la république pourrait porter au dernier terme la noble ambition des hommes vers les progrès de la raison.
Il paraît, au premier coup d’œil, que les troubles civils, en renversant les rangs antiques, doivent donner aux facultés naturelles l’usage et le développement de toutes leurs forces : il en est ainsi, sans doute, dans les commencements ; mais au bout de très peu de temps, les factieux conçoivent pour les lumières une haine au moins égale à celle qu’éprouvaient les anciens défenseurs des préjugés. Les esprits violents se servent des hommes éclairés quand ils veulent triompher du pouvoir établi ; mais lorsqu’il s’agit de se maintenir eux-mêmes, ils s’essaient à témoigner un mépris grossier pour la raison ; ils répandent sourdement que les facultés de l’esprit, que les idées philosophiques ne peuvent appartenir qu’aux âmes efféminées, et le code féodal reparaît sous des noms nouveaux.
Tous les caractères despotiques, dans quelque sens qu’ils marchent, détestent la pensée ; et si le fanatisme aveugle est l’arme de l’autorité, ce qu’elle doit redouter le plus, c’est l’homme qui conserve la faculté de juger. Les hommes violents ne peuvent s’allier qu’avec les esprits bornés ; eux seuls se soumettent ou se soulèvent à la volonté d’un chef.
Si les mouvements révolutionnaires se prolongent au-delà du but qu’ils devaient conquérir, le pouvoir descend toujours plus bas parmi les classes ignorantes de la société. Plus les hommes sont médiocres, plus ils mettent de soin à s’assortir ; ils repoussent loin d’eux la raison éclairée, comme quelque chose d’hétérogène avec leur nature, et qui doit être éminemment nuisible à leur empire.
Si un parti veut faire triompher l’injustice, il est impossible qu’il encourage les lumières ; un homme peut déshonorer son talent, en le consacrant à défendre ce qui est injuste ; mais si l’on propage l’influence des lumières dans une nation, elles tendent nécessairement à perfectionner la moralité générale.
L’esprit révolutionnaire se trace une route, se fait un langage ; et si l’on voulait varier par l’éloquence même ces phrases commandées qu’exige l’intérêt du parti, l’on inquiéterait ses chefs : ils frémiraient en voyant s’introduire de nouveaux sentiments, de nouvelles pensées, qui serviraient aujourd’hui leur cause, mais qui pourraient s’indiscipliner une fois et se diriger vers un autre but. Il y a des formules de cruauté pour ainsi dire reçues, dont il n’est pas permis, même aux hommes dont on est sûr, de s’écarter jamais.
Les soupçons, les jalousies, les calculs de l’ambition, tout se réunit pour éloigner les esprits supérieurs des luttes révolutionnaires : les hommes violents et médiocres ne se rangent à leur place que quand l’ordre est rétabli : dans le bouleversement de toutes les idées et de tous les sentiments, ils se croient propres à perpétuer ce qui existe, la confusion ; et devenus les maîtres dans les saturnales du talent et de la vertu, ils pèsent sur la pensée captive de tout le poids de leur ignorance et de leur vanité.
Dans les crises des factions populaires, ce qu’on veut éloigner avant tout, c’est l’indépendance du jugement. La parole ne sert qu’à rédiger la colère, à fixer en décrets ses premiers mouvements. Les furieux appellent aristocratie ce qu’il y a de plus républicain au monde, l’amour des lumières et de la vertu. L’esprit sauvage lutte contre la philosophie, se défie de l’éducation, et se montre plus indulgent pour les vices du cœur que pour les talents de l’esprit.
Si cet état se prolongeait, l’on ne posséderait bientôt plus aucun homme distingué dans une autre carrière que celle des armes ; rien ne peut décourager l’ambition des succès militaires ; ils arrivent toujours à leur but, et commandent à l’opinion ce qu’ils attendent d’elle. Mais dans ce libre échange, d’où résulte la gloire des écrivains et des philosophes, les idées naissent, pour ainsi dire, de l’approbation même que les hommes sont disposés à leur accorder.
Le courage peut lutter contre l’ascendant d’une faction dominante ; mais l’inspiration du talent est étouffée par elle. La tyrannie d’un seul ne produirait pas aussi sûrement un tel effet. La tyrannie d’un parti prenant souvent la forme de l’opinion publique, porte une atteinte bien plus profonde à l’émulation.
Si l’on comparait le sort des hommes éclairés sous Louis XIV, avec celui que leur préparait la violence révolutionnaire, tout serait à l’avantage de la monarchie ; mais quel rapport pourrait-il exister entre la protection d’un roi et l’émulation républicaine, lorsqu’elle prendrait enfin son véritable caractère ?
La force de l’esprit ne se développe tout entière qu’en attaquant la puissance ; c’est par l’opposition que les Anglais se forment aux talents nécessaires pour être ministre. Lorsqu’au contraire les faveurs de l’opinion dépendent aussi des faveurs d’un homme, la pensée ne peut se sentir libre dans aucune de ses conceptions : loin de se consacrer à découvrir la vérité, ses bornes en tout genre lui sont prescrites. Il faut que l’esprit se replie sans cesse sur lui-même. À peine est-il possible, dans les ouvrages d’imagination, dans ce domaine de l’invention que la puissance légale abandonne, à peine est-il possible d’oublier que l’amusement du maître et de ses courtisans est le premier succès qu’il importe d’obtenir.
Dans toutes les langues, la littérature peut avoir des succès pendant quelque temps, sans recourir à la philosophie ; mais quand la fleur des expressions, des images, des tournures poétiques n’est plus nouvelle ; quand toutes les beautés antiques sont adaptées au génie moderne, on sent le besoin de cette raison progressive qui fait atteindre chaque jour un but utile, et qui présente un terme indéfini. Comment néanmoins pourrait-on écrire philosophiquement dans un pays où les récompenses distribuées par un roi, par un homme, seraient les simulacres de la gloire ?
L’existence subalterne qu’on accordait aux gens de lettres dans la monarchie française, ne leur donnait aucune autorité dans les questions importantes qui tiennent à la destinée des hommes. Comment pouvaient-ils acquérir quelque dignité dans un tel ordre social, si ce n’est en s’en montrant les adversaires ? Et quel misérable mélange n’ont-ils pas fait des flatteries et des vérités, ces philosophes incrédules et soumis, hardis et protégés !
Rousseau s’est affranchi dans ce siècle de la plupart des préjugés et des égards monarchiques. Montesquieu, quoique avec plus de ménagement, sut montrer, quand il le fallait, la hardiesse de la raison. Mais Voltaire, qui voulait souvent réunir les faveurs de la cour avec l’indépendance philosophique, fait sentir le contraste et la difficulté d’un tel dessein de la manière la plus frappante.
Encourager les hommes de lettres, c’est les placer au-dessous du pouvoir quelconque qui les récompense ; c’est considérer le génie littéraire à part du monde social et des intérêts politiques ; c’est le traiter comme le talent de la musique et de la peinture, d’un art enfin qui ne serait pas la pensée même, c’est-à-dire, le tout de l’homme.
L’encouragement de la haute littérature, et c’est d’elle uniquement que je parle dans ce chapitre, son encouragement, c’est la gloire, la gloire de Cicéron, de César même et de Brutus. L’un sauva sa patrie par son éloquence oratoire et ses talents consulaires ; l’autre, dans ses commentaires, écrivit ce qu’il avait fait ; l’autre enfin, par le charme de son style, l’élévation philosophique dont ses lettres portent le caractère, se fit aimer comme un homme rempli de l’humanité la plus douce, malgré l’énergique horreur de l’assassinat qu’il commit.
Ce n’est que dans les états libres qu’on peut réunir le génie de l’action à celui de la pensée. Dans l’ancien régime, on voulait que les talents littéraires supposassent presque toujours l’absence des talents politiques. L’esprit d’affaires ne peut se faire connaître par des signes certains, avant qu’on ait occupé de grandes places ; les hommes médiocres sont intéressés à persuader qu’ils possèdent seuls ce genre d’esprit ; et pour se l’attribuer, ils se fondent uniquement sur les qualités qui leur manquent : la chaleur qu’ils n’ont pas, les idées qu’ils ne comprennent pas, les succès qu’ils dédaignent ; voilà les garants de leur capacité politique.
On veut, dans les monarchies absolues, qu’une sorte de mystère soit répandue sur les qualités qui rendent propres au gouvernement, afin que l’importante et froide médiocrité puisse écarter un esprit supérieur, et le déclarer incapable de combinaisons beaucoup plus simples que celles dont il s’est toujours occupé.
Dans la langue adoptée par la coalition de certains hommes, connaître le cœur humain, c’est ne se laisser jamais guider dans son aversion ni dans ses choix par l’indignation du vice, ni par l’enthousiasme de la vertu ; posséder la science des affaires, c’est ne jamais faire entrer dans ses décisions aucun motif généreux ou philosophique. La république, discutant en commun un grand nombre de ses intérêts, soumettant tous les choix par l’élection à la volonté générale, la république doit nous affranchir de cette foi aveugle qu’on exigeait jadis pour les secrets de l’art du gouvernement.
Sans doute il faut de grands talents pour bien administrer ; mais c’est pour écarter le talent qu’on s’attachait à persuader que les pensées qui servent à former le philosophe profond, le grand écrivain, l’orateur éloquent, n’ont aucun rapport avec les principes qui doivent diriger les chefs des nations. Le chancelier Bacon, le chevalier Temple, L’Hôpital, etc., étaient des philosophes, des littérateurs, et se sont montrés les premiers des hommes d’état63. Frédéric II, Marc-Aurèle, la plupart des rois ou des héros qui ont répandu leur éclat sur les nations, étaient en même temps des esprits très éclairés en philosophie. Ce sont leurs lumières et leurs talents dans la carrière civile qui les ont rendus chers à la postérité, et leur ont fait obtenir, pendant leur vie, l’obéissance de l’admiration, cette obéissance qui donne au pouvoir absolu le plus bel attribut des gouvernements libres, l’assentiment volontaire de l’opinion publique.
Certainement il est peu de carrières plus resserrées, plus étroites, que celle de la littérature, si on la considère, comme on le fait quelquefois, à part de toute philosophie, n’ayant pour but que d’amuser les loisirs de la vie, et de remplir le vide de l’esprit. Une telle occupation rend incapable du moindre emploi qui exige des connaissances positives, ou qui force à rendre les idées applicables. Une vanité démesurée est le partage de ces littérateurs médiocres et bornés : leur raison est faussée par le prix qu’ils attachent à des mots sans idées, à des idées sans résultats ; ce sont de tous les hommes les plus occupés d’eux-mêmes, et les plus ignorants de ce qui intéresse les autres. Les lettres doivent souvent prendre un tel caractère, lorsque les hommes qui les cultivent sont éloignés de toutes les affaires sérieuses.
Ce qui dégradait les lettres, c’était leur inutilité ; ce qui rendait les maximes du gouvernement si peu libérales, c’était la séparation absolue de la politique et de la philosophie ; séparation telle, qu’on était jugé incapable de diriger les hommes, dès qu’on avait consacré ses talents à les instruire et à les éclairer. Il reste encore des traces de cette absurde opinion ; mais elles doivent s’effacer chaque jour. La philosophie ne rend impropre qu’à gouverner arbitrairement, despotiquement, et d’une manière méprisante pour l’espèce humaine. Il ne faut pas prétendre, en apportant le vieil esprit des cours dans la république nouvelle, qu’il y ait en administration quelque chose de plus nécessaire que la pensée, de plus sûr que la raison, de plus énergique que la vertu.
L’on est un grand écrivain dans un gouvernement libre, non comme sous l’empire des monarques, pour animer une existence sans but, mais parce qu’il importe de donner à la vérité son expression persuasive, lorsqu’une résolution importante peut dépendre d’une vérité reconnue. On se livre à l’étude de la philosophie, non pour se consoler des préjugés de la naissance qui, dans l’ancien régime, déshéritaient la vie de tout avenir, mais pour se rendre propre aux magistratures d’un pays qui n’accorde la puissance qu’à la raison.
Si le pouvoir militaire dominait seul dans un état, et dédaignait les lettres et la philosophie, il ferait rétrograder les lumières, à quelque degré d’influence qu’elles fussent parvenues ; il s’associerait quelques vils talents, chargés de commenter la force, quelques hommes qui se diraient penseurs pour s’arroger le droit de prostituer la pensée : mais la raison se changerait en sophisme, et les esprits deviendraient d’autant plus subtils, que les caractères seraient plus avilis ?
L’agitation inséparable d’un gouvernement républicain met souvent en péril la liberté, et si ses chefs n’offrent pas la double garantie du courage et des lumières, la force ignorante ou l’adresse perfide précipitent tôt ou tard le gouvernement dans le despotisme. Il faut, pour le bonheur du genre humain, que les grands hommes chargés de sa destinée possèdent presque également un certain nombre de qualités très différentes ; un seul genre de supériorité ne suffit pas pour captiver les diverses classes d’opinions et d’estime ; un seul genre de supériorité ne personnifie point assez, si je puis m’exprimer ainsi, l’idée qu’on aime à se faire d’un homme célèbre.
Si les paroles n’ont pas éloquemment instruit du motif des actions, si les actions n’ont pas consacré la vérité des paroles, la mémoire garde un souvenir isolé des paroles et des actions. Le guerrier sans lumières ou l’orateur sans courage n’enchaîne point votre imagination ; il reste toujours en vous des sentiments qu’il n’a pas captivés, et des idées qui le jugent. Les anciens éprouvaient une admiration passionnée pour leurs illustres chefs, dont la grandeur native imprimait son caractère à des talents divers et à des gloires différentes. Le mélange des qualités supérieures, bien que plaçant plus haut celui qui les possède, établit cependant plus de rapports entre l’homme extraordinaire et les autres hommes. Une faculté quelconque qui serait en disproportion avec toutes les autres, paraîtrait une bizarrerie de la nature, tandis que la réunion de plusieurs facultés tranquillise la pensée, et attire l’affection. L’être moral d’un grand homme doit présenter cette organisation, cette balance, cette compensation, qui seule donne l’idée, dans les caractères comme dans les gouvernements, du repos et de la stabilité.
Mais, dira-t-on, ce qu’on doit craindre avant tout dans une république, c’est l’enthousiasme pour un homme ; et loin de désirer cette parfaite réunion que vous croyez presque nécessaire, nous recherchons, au contraire, ces instruments de succès qui font des discours, des décrets ou des conquêtes, comme on exercerait une profession exclusive, sans avoir une idée de plus que celles de leur métier.
Rien n’est moins philosophique, c’est-à-dire, rien ne conduirait moins au bonheur, que ce système jaloux qui voudrait ôter aux nations leur rang dans l’histoire, en nivelant la réputation des hommes. On doit propager de tous ses efforts l’instruction générale ; mais à côté du grand intérêt de l’avancement des lumières il faut laisser le but de la gloire individuelle. La république doit donner beaucoup plus d’essor que tout autre gouvernement à ce mobile d’émulation ; elle s’enrichit des travaux multipliés qu’il inspire. Un petit nombre d’hommes arrivent au terme : mais tous l’espèrent, et si la renommée ne couronne que le succès, les essais même ont souvent une obscure utilité.
Il ne faut pas ôter aux grandes âmes leur dévotion à la gloire ; il ne faut pas ôter aux peuples le sentiment de l’admiration. De ce sentiment dérivent tous les degrés d’affection entre les magistrats et les gouvernés. Qu’est-ce qu’un jugement appréciateur et calme dans nos nombreuses associations modernes ! Des milliers d’hommes peuvent ils se décider d’après leurs propres lumières ! N’est-il pas nécessaire qu’une impulsion plus animée se communique à cette multitude qu’il est si difficile de réunir dans une même opinion ? Si vous laissez la nation froide sur l’estime, vous brisez en elle aussi le ressort du mépris ; et si quelques détracteurs libellistes confondent dans leurs écrits l’homme vertueux et le criminel, vous n’aurez point inspiré à tous les citoyens ce mouvement d’un saint amour pour leur bienfaiteur, ce mouvement qui repousse la calomnie comme un sacrilège.
Vous ne pouvez attacher le peuple à l’idée même de la vertu, qu’en la lui faisant comprendre par les actions généreuses et le caractère moral de quelques hommes. On croit assurer davantage l’indépendance d’un peuple, en s’efforçant de l’intéresser uniquement à des principes abstraits ; mais la multitude ne saisit les idées que par les événements ; elle exerce sa justice par des haines et des affections : il faut la dépraver pour l’empêcher d’aimer ; et c’est par l’estime de ses magistrats qu’elle arrive à l’amour de son gouvernement.
La gloire des grands hommes est le patrimoine d’un pays libre ; après leur mort, le peuple entier en hérite. L’amour de la patrie ne se compose que de souvenirs. Combien n’admire-t-on pas dans l’éloquence antique les sentiments respectueux que faisaient naître les regrets consacrés aux morts illustres, les hommages rendus à leur mémoire, les exemples offerts en leur nom à leurs successeurs ! La nature a tout animé ; l’homme voudrait-il tout changer en abstraction ?
Le principe d’une république où l’égalité politique est consacrée, doit être d’établir les distinctions les plus marquées entre les hommes, selon leurs talents et leurs vertus. Les nations libres doivent avoir dans leurs tribunaux des juges inébranlables, qui rendent la justice à tous, sans aucun mélange d’indignation ou d’enthousiasme. Mais lorsqu’elles ont chargé leurs magistrats de la puissance impassible des lois, elles peuvent se livrer sans danger au libre essor de l’approbation et du blâme ; elles peuvent offrir aux grands hommes le seul prix pour lequel ils veulent se dévouer, l’opinion du temps présent et de l’avenir, l’opinion, seule récompense, seule illusion dont la vertu même n’ait jamais la force de se détacher.
Et César, et Cromwell, pensez-vous, dira-t-on que l’enthousiasme qu’ils ont inspiré ne soit pas devenu fatal à la liberté de leur patrie ?
L’enthousiasme qu’inspire la gloire des armes, est le seul qui puisse devenir dangereux à la liberté ; mais cet enthousiasme même n’a de suites funestes que dans les pays où diverses causes ont détruit l’admiration méritée par les qualités morales ou les talents civils. C’est parce qu’à Rome, c’est parce qu’en Angleterre, de longs crimes, de longs malheurs avaient dégoûté la nation d’accorder son estime, que la république fut renversée.
Et cependant quelle puissance lutta seule contre César ? Ce ne furent ni les institutions politiques des Romains, ni leur sénat, ni leurs armées ; ce fut la considération d’un seul homme, ce fut le respect qu’on avait encore pour Caton. Ce respect balança les destinées, et César ne put se croire le maître que quand cet homme n’exista plus.
Caton représentait sur la terre la puissance de la vertu. Rome l’admirait, de cette admiration libre qui honore la nation qui l’éprouve, et présente à la tyrannie mille fois plus d’obstacles que la confusion des noms, des actions et des caractères. On voudrait appeler cette confusion une république philosophique ; et ce ne serait, en effet, que des combats sans victoire, des bouleversements sans but et des malheurs sans terme.
La réputation, les suffrages constamment attachés aux hommes qui ont honorablement rempli la carrière des affaires publiques, sont l’un des premiers moyens de conserver la liberté ; et ce qui peut contribuer le plus efficacement aux progrès des lumières, c’est de mêler ensemble, comme chez les anciens, la carrière des armes, celle de la législation, et celle de la philosophie. Rien n’anime et ne régularise les méditations intellectuelles, comme l’espoir de les rendre immédiatement utiles à l’espèce humaine. Lorsque la pensée peut être le précurseur de l’action, lorsqu’une réflexion heureuse peut à l’instant se transformer en une institution bienfaisante, quel intérêt l’homme ne prend-il pas au développement de son intelligence ! Il ne craint plus de consumer en lui-même le flambeau de la raison, sans pouvoir jamais porter sa lumière sur la route de la vie active ; il n’éprouve plus cette espèce de honte que ressentait le génie condamné à des occupations spéculatives devant l’homme le plus médiocre, si cet homme, revêtu d’un pouvoir quelconque, pouvait sécher des larmes, rendre un service utile, faire du bien au moins à quelqu’un sur la terre.
Lorsque la pensée peut contribuer efficacement au bonheur de l’homme, sa mission devient plus noble, son but s’agrandit ; ce n’est plus seulement une rêverie douloureuse, parcourant tous les maux de l’univers, sans pouvoir les soulager, c’est une arme puissante que la nature donne, et dont la liberté doit assurer le triomphe.
Les vainqueurs redoutent les soldats qui ont conquis leur empire avec eux ; les prêtres ont peur du fanatisme même d’où dépend tout leur pouvoir ; les ambitieux se défient de leurs instruments : mais les hommes éclairés, parvenus aux premières places de l’état, ne cessent point d’aimer et de propager les lumières. La raison n’a rien à craindre de la raison, et les esprits philosophiques fondent leur force sur leurs pareils.
Après avoir examiné les divers principes de l’émulation parmi les hommes, je crois utile de considérer quelle influence les femmes peuvent avoir sur les lumières. Ce sera l’objet du chapitre suivant.
Chapitre IV.
Des femmes qui cultivent les lettres §
« Le malheur est comme la montagne noire de Bember, aux extrémités du royaume brûlant de Lahor. Tant que vous la montez, vous ne voyez devant vous que de stériles rochers ; mais quand vous êtes au sommet, le ciel est sur votre tête, et à vos pieds le royaume de Cachemire. »
La Chaumière indienne, par Bernardin de Saint-Pierre.
L’existence des femmes en société est encore incertaine sous beaucoup de rapports. Le désir de plaire excite leur esprit ; la raison leur conseille l’obscurité ; et tout est arbitraire dans leurs succès comme dans leurs revers.
Il arrivera, je le crois, une époque quelconque, où des législateurs philosophes donneront une attention sérieuse à l’éducation que les femmes doivent recevoir, aux lois civiles qui les protègent, aux devoirs qu’il faut leur imposer, au bonheur qui peut leur être garanti ; mais, dans l’état actuel, elles ne sont, pour la plupart, ni dans l’ordre de la nature, ni dans l’ordre de la société. Ce qui réussit aux unes perd les autres ; les qualités leur nuisent quelquefois, quelquefois les défauts leur servent ; tantôt elles sont tout, tantôt elles ne sont rien. Leur destinée ressemble, à quelques égards, à celle des affranchis chez les empereurs ; si elles veulent acquérir de l’ascendant, on leur fait un crime d’un pouvoir que les lois ne leur ont pas donné ; si elles restent esclaves, on opprime leur destinée.
Certainement il vaut beaucoup mieux, en général, que les femmes se consacrent uniquement aux vertus domestiques ; mais ce qu’il y a de bizarre dans les jugements des hommes à leur égard, c’est qu’ils leur pardonnent plutôt de manquer à leurs devoirs que d’attirer l’attention par des talents distingués. Ils tolèrent en elles la dégradation du cœur en faveur de la médiocrité de l’esprit ; tandis que l’honnêteté la plus parfaite pourrait à peine obtenir grâce pour une supériorité véritable.
Je développerai les diverses causes de cette singularité. Je commence d’abord par examiner quel est le sort des femmes qui cultivent les lettres dans les monarchies, et quel est aussi leur sort dans les républiques. Je m’attache à caractériser les principales différences que ces deux situations politiques doivent produire dans la destinée des femmes qui aspirent à la célébrité littéraire, et je considère ensuite d’une manière générale quel bonheur la gloire peut promettre aux femmes qui veulent y prétendre.
Dans les monarchies, elles ont à craindre le ridicule, et dans les républiques la haine.
Il est dans la nature des choses, que, dans une monarchie où le tact des convenances est si finement saisi, toute action extraordinaire, tout mouvement pour sortir de sa place, paraisse d’abord ridicule. Ce que vous êtes forcé de faire par votre état, par votre position, trouve mille approbateurs ; ce que vous inventez sans nécessité, sans obligation, est d’avance jugé sévèrement. La jalousie naturelle à tous les hommes ne s’apaise que si vous pouvez vous excuser, pour ainsi dire, d’un succès par un devoir ; mais si vous ne couvrez pas la gloire même du prétexte de votre situation et de votre intérêt, si l’on vous croit pour unique motif le besoin de vous distinguer, vous importunerez ceux que l’ambition amène sur la même route que vous.
En effet, les hommes peuvent toujours cacher leur amour-propre et le désir qu’ils ont d’être applaudis sous l’apparence ou la réalité de passions plus fortes et plus nobles ; mais quand les femmes écrivent, comme on leur suppose en général pour premier motif le désir de montrer de l’esprit, le public leur accorde difficilement son suffrage. Il sent qu’elles ne peuvent s’en passer, et cette idée fait naître en lui la tentation de le refuser. Dans toutes les situations de la vie, l’on peut remarquer que dès qu’un homme s’aperçoit que vous avez éminemment besoin de lui, presque toujours il se refroidit pour vous. Quand une femme publie un livre, elle se met tellement dans la dépendance de l’opinion, que les dispensateurs de cette opinion lui font sentir durement leur empire.
À ces causes générales, qui agissent presque également dans tous les pays, se joignent diverses circonstances particulières à la monarchie française. L’esprit de chevalerie qui subsistait encore s’opposait, sous quelques rapports, à ce que les hommes même cultivassent trop assidûment les lettres. Ce même esprit devait inspirer plus d’éloignement encore pour les femmes qui s’occupaient trop exclusivement de ce genre d’étude, et détournaient ainsi leurs pensées de leur premier intérêt, les sentiments du cœur. La délicatesse du point d’honneur pouvait inspirer aux hommes quelque répugnance à se soumettre eux-mêmes à tous les genres de critique que la publicité doit attirer : à plus forte raison pouvait-il leur déplaire de voir les êtres qu’ils étaient chargés de protéger, leurs femmes, leurs sœurs ou leurs filles, courir les hasards des jugements du public, ou lui donner seulement le droit de parler d’elles habituellement.
Un grand talent triomphait de toutes ces considérations ; mais il était néanmoins difficile aux femmes de porter noblement la réputation d’auteur, de la concilier avec l’indépendance d’un rang élevé, et de ne perdre rien, par cette réputation, de la dignité, de la grâce, de l’aisance et du naturel qui devaient caractériser leur ton et leurs manières habituelles.
On permettait bien aux femmes de sacrifier les occupations de leur intérieur au goût du monde et de ses amusements ; mais on accusait de pédantisme toute étude sérieuse ; et si l’on ne s’élevait pas, dès les premiers pas, au-dessus des plaisanteries qui assaillaient de toutes parts, ces plaisanteries parvenaient à décourager le talent, à tarir la source même de la confiance et de l’exaltation.
Une partie de ces inconvénients ne peut se retrouver dans les républiques, et surtout dans une république qui aurait pour but l’avancement des lumières. Peut-être serait-il naturel que, dans un tel état, la littérature proprement dite devînt le partage des femmes, et que les hommes se consacrassent uniquement à la haute philosophie.
On a dirigé l’éducation des femmes, dans tous les pays libres, selon l’esprit de la constitution qui y était établie. À Sparte, on les accoutumait aux exercices de la guerre ; à Rome, on exigeait d’elles des vertus austères et patriotiques. Si l’on voulait que le principal mobile de la république française fût l’émulation des lumières et de la philosophie, il serait très raisonnable d’encourager les femmes à cultiver leur esprit, afin que les hommes pussent s’entretenir avec elles des idées qui captiveraient leur intérêt.
Néanmoins, depuis la révolution, les hommes ont pensé qu’il était politiquement et moralement utile de réduire les femmes à la plus absurde médiocrité ; ils ne leur ont adressé qu’un misérable langage sans délicatesse comme sans esprit ; elles n’ont plus eu de motifs pour développer leur raison : les mœurs n’en sont pas devenues meilleures. En bornant l’étendue des idées, on n’a pu ramener la simplicité des premiers âges ; il en est seulement résulté que moins d’esprit a conduit à moins de délicatesse, à moins de respect pour l’estime publique, à moins de moyens de supporter la solitude. Il est arrivé ce qui s’applique à tout dans la disposition actuelle des esprits : on croit toujours que ce sont les lumières qui font le mal, et l’on veut le réparer en faisant rétrograder la raison. Le mal des lumières ne peut se corriger qu’en acquérant plus de lumières encore. Ou la morale serait une idée fausse, ou il est vrai que plus on s’éclaire, plus on s’y attache.
Si les Français pouvaient donner à leurs femmes toutes les vertus des Anglaises, leurs mœurs retirées, leur goût pour la solitude, ils feraient très bien de préférer de telles qualités à tous les dons d’un esprit éclatant ; mais ce qu’ils pourraient obtenir de leurs femmes, ce serait de ne rien lire, de ne rien savoir, de n’avoir jamais dans la conversation ni une idée intéressante, ni une expression heureuse, ni un langage relevé ; loin que cette bienheureuse ignorance les fixât dans leur intérieur, leurs enfants leur deviendraient moins chers lorsqu’elles seraient hors d’état de diriger leur éducation. Le monde leur deviendrait à la fois plus nécessaire et plus dangereux ; car on ne pourrait jamais leur parler que d’amour, et cet amour n’aurait pas même la délicatesse qui peut tenir lieu de moralité.
Plusieurs avantages d’une grande importance pour la morale et le bonheur d’un pays, se trouveraient perdus si l’on parvenait à rendre les femmes tout à fait insipides ou frivoles. Elles auraient beaucoup moins de moyens pour adoucir les passions furieuses des hommes ; elles n’auraient plus, comme autrefois, un utile ascendant sur l’opinion : ce sont elles qui l’animaient dans tout ce qui tient à l’humanité, à la générosité, à la délicatesse. Il n’y a que ces êtres en dehors des intérêts politiques et de la carrière de l’ambition, qui versent le mépris sur toutes les actions basses, signalent l’ingratitude, et savent honorer la disgrâce quand de nobles sentiments l’ont causée. S’il n’existait plus en France de femmes assez éclairées pour que leur jugement pût compter, assez nobles dans leurs manières pour inspirer un respect véritable, l’opinion de la société n’aurait plus aucun pouvoir sur les actions des hommes.
Je crois fermement que dans l’ancien régime, où l’opinion exerçait un si salutaire empire, cet empire était l’ouvrage des femmes distinguées par leur esprit et leur caractère : on citait souvent leur éloquence quand un dessein généreux les inspirait, quand elles avaient à défendre la cause du malheur, quand l’expression d’un sentiment exigeait du courage et déplaisait au pouvoir.
Durant le cours de la révolution, ce sont ces mêmes femmes qui ont encore donné le plus de preuves de dévouement et d’énergie.
Jamais les hommes, en France, ne peuvent être assez républicains pour se passer entièrement de l’indépendance et de la fierté naturelle aux femmes. Elles avaient sans doute, dans l’ancien régime, trop d’influence sur les affaires : mais elles ne sont pas moins dangereuses lorsqu’elles sont dépourvues de lumières, et par conséquent de raison ; leur ascendant se porte alors sur des goûts de fortune immodérés, sur des choix sans discernement, sur des recommandations sans délicatesse ; elles avilissent ceux qu’elles aiment au lieu de les exalter. L’état y gagne-t-il ? Le danger très rare de rencontrer une femme dont la supériorité soit en disproportion avec la destinée de son sexe, doit-il priver la république de la célébrité dont jouissait la France par l’art de plaire et de vivre en société ? Or, sans les femmes, la société ne peut être ni agréable ni piquante ; et les femmes privées d’esprit, ou de cette grâce de conversation qui suppose l’éducation la plus distinguée, gâtent la société au lieu de l’embellir ;elles y introduisent une sorte de niaiserie dans les discours et de médisance de coterie, une insipide gaieté qui doit finir par éloigner tous les hommes vraiment supérieurs, et réduirait les réunions brillantes de Paris aux jeunes gens qui n’ont rien à faire et aux jeunes femmes qui n’ont rien à dire.
On peut découvrir des inconvénients à tout dans les affaires humaines. Il y en a sans doute à la supériorité des femmes, à celle même des hommes, à l’amour-propre des gens d’esprit, à l’ambition des héros, à l’imprudence des âmes grandes, à l’irritabilité des caractères indépendants, à l’impétuosité du courage, etc. Faudrait-il pour cela combattre de tous ses efforts les qualités naturelles, et diriger toutes les institutions vers l’abaissement des facultés ! À peine est-il certain que cet abaissement favorisât les autorités de famille ou celle des gouvernements. Les femmes sans esprit de conversation ou de littérature, ont ordinairement plus d’art pour échapper à leurs devoirs ; et les nations sans lumières ne savent pas être libres, mais changent très souvent de maîtres.
Éclairer, instruire, perfectionner les femmes comme les hommes, les nations comme les individus, c’est encore le meilleur secret pour tous les buts raisonnables, pour toutes les relations sociales et politiques auxquelles on veut assurer un fondement durable.
L’on ne pourrait craindre l’esprit des femmes que par une inquiétude délicate sur leur bonheur. Il est possible qu’en développant leur raison, on les éclaire sur les malheurs souvent attachés à leur destinée ; mais les mêmes raisonnements s’appliqueraient à l’effet des lumières en général sur le bonheur du genre humain, et cette question me paraît décidée.
Si la situation des femmes est très imparfaite dans l’ordre civil, c’est à l’amélioration de leur sort, et non à la dégradation de leur esprit, qu’il faut travailler. Il est utile aux lumières et au bonheur de la société que les femmes développent avec soin leur esprit et leur raison. Une seule chance véritablement malheureuse pourrait résulter de l’éducation cultivée qu’on doit leur donner : ce serait si quelques-unes d’entre elles acquéraient des facultés assez distinguées pour éprouver le besoin de la gloire ; mais ce hasard même ne porterait aucun préjudice à la société, et ne serait funeste qu’au très petit nombre de femmes que la nature dévouerait au tourment d’une importune supériorité.
S’il existait une femme séduite par la célébrité de l’esprit, et qui voulût chercher à l’obtenir, combien il serait aisé de l’en détourner s’il en était temps encore ! On lui montrerait à quelle affreuse destinée elle serait prête à se condamner. Examinez l’ordre social, lui dirait-on, et vous verrez bientôt qu’il est tout entier armé contre une femme qui veut s’élever à la hauteur de la réputation des hommes.
Dès qu’une femme est signalée comme une personne distinguée, le public en général est prévenu contre elle. Le vulgaire ne juge jamais que d’après certaines règles communes, auxquelles on peut se tenir sans s’aventurer. Tout ce qui sort de ce cours habituel, déplaît d’abord à ceux qui considèrent la routine de la vie comme la sauvegarde de la médiocrité. Un homme supérieur déjà les effarouche ; mais une femme supérieure, s’éloignant encore plus du chemin frayé, doit étonner, et par conséquent importuner davantage. Néanmoins un homme distingué ayant presque toujours une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux intérêts de ceux mêmes qui attachent le moins de prix aux charmes de la pensée. L’homme de génie peut devenir un homme puissant, et sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent ; mais une femme spirituelle n’est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés : sa célébrité n’est qu’un bruit fatigant pour eux.
La gloire même peut être reprochée à une femme, parce qu’il y a contraste entre la gloire et sa destinée naturelle. L’austère vertu condamne jusqu’à la célébrité de ce qui est bien en soi, comme portant une sorte d’atteinte à la perfection de la modestie. Les hommes d’esprit, étonnés de rencontrer des rivaux parmi les femmes, ne savent les juger, ni avec la générosité d’un adversaire, ni avec l’indulgence d’un protecteur ; et dans ce combat nouveau, ils ne suivent ni les lois de l’honneur, ni celles de la bonté.
Si, pour comble de malheur, c’était au milieu des dissensions politiques qu’une femme acquit une célébrité remarquable, on croirait son influence sans bornes alors même qu’elle n’en exercerait aucune ; on l’accuserait de toutes les actions de ses amis ; on la haïrait pour tout ce qu’elle aime, et l’on attaquerait d’abord l’objet sans défense avant d’arriver à ceux que l’on pourrait encore redouter.
Rien ne prête davantage aux suppositions vagues que l’incertaine existence d’une femme dont le nom est célèbre et la carrière obscure. Si l’esprit vain de tel homme excite la dérision, si le caractère vil de tel autre le fait succomber sous le poids du mépris, si l’homme médiocre est repoussé, tous aiment mieux s’en prendre à cette puissance inconnue qu’on appelle une femme. Les anciens se persuadaient que le sort avait traversé leurs desseins quand ils ne s’accomplissaient pas. L’amour-propre aussi de nos jours veut attribuer ses revers à des causes secrètes, et non à lui-même ; et ce serait l’empire supposé des femmes célèbres qui pourrait, au besoin, tenir lieu de fatalité.
Les femmes n’ont aucune manière de manifester la vérité ni d’éclairer leur vie. C’est le public qui entend la calomnie, c’est la société intime qui peut seule juger de la vérité. Quels moyens authentiques pourrait avoir une femme de démontrer la fausseté d’imputations mensongères ? L’homme calomnié répond par ses actions à l’univers ; il peut dire :
Ma vie est un témoin qu’il faut entendre aussi.
Mais ce témoin, quel est-il pour une femme ? quelques vertus privées, quelques services obscurs, quelques sentiments renfermés dans le cercle étroit de sa destinée, quelques écrits qui la feront connaître dans les pays qu’elle n’habite pas, dans les années où elle n’existera plus.
Un homme peut, même dans ses ouvrages, réfuter les calomnies dont il est devenu l’objet : mais pour les femmes, se défendre est un désavantage de plus ; se justifier, un bruit nouveau. Les femmes sentent qu’il y a dans leur nature quelque chose de pur et de délicat, bientôt flétri par les regards même du public : l’esprit, les talents, une âme passionnée, peuvent les faire sortir du nuage qui devrait toujours les environner ; mais sans cesse elles le regrettent comme leur véritable asile.
L’aspect de la malveillance fait trembler les femmes, quelque distinguées qu’elles soient. Courageuses dans le malheur, elles sont timides contre l’inimitié ; la pensée les exalte, mais leur caractère reste faible et sensible. La plupart des femmes auxquelles des facultés supérieures ont inspiré le désir de la renommée, ressemblent à Herminie revêtue des armes du combat : les guerriers voient le casque, la lance, le panache étincelant ; ils croient rencontrer la force, ils attaquent avec violence, et dès les premiers coups, ils atteignent au cœur.
Non seulement les injustices peuvent altérer entièrement le bonheur et le repos d’une femme ; mais elles peuvent détacher d’elle jusqu’aux premiers objets des affections de son cœur. Qui sait si l’image offerte par la calomnie ne combat pas quelquefois contre la vérité des souvenirs ? Qui sait si les calomniateurs, après avoir déchiré la vie, ne dépouilleront pas jusqu’à la mort des regrets sensibles qui doivent accompagner la mémoire d’une femme aimée ?
Dans ce tableau, je n’ai encore parlé que de l’injustice des hommes envers les femmes distinguées : celle des femmes aussi n’est-elle point à craindre ? N’excitent-elles pas en secret la malveillance des hommes ? Font-elles jamais alliance avec une femme célèbre pour la soutenir, pour la défendre, pour appuyer ses pas chancelants ?
Ce n’est pas tout encore : l’opinion semble dégager les hommes de tous les devoirs envers une femme à laquelle un esprit supérieur serait reconnu : on peut être ingrat, perfide, méchant envers elle, sans que l’opinion se charge de la venger. N’est-elle pas une femme extraordinaire ? Tout est dit alors ; on l’abandonne à ses propres forces, on la laisse se débattre avec la douleur. L’intérêt qu’inspire une femme, la puissance qui garantit un homme, tout lui manque souvent à la fois : elle promène sa singulière existence, comme les Parias de l’Inde, entre toutes les classes dont elle ne peut être, toutes les classes qui la considèrent comme devant exister par elle seule, objet de la curiosité, peut-être de l’envie, et ne méritant en effet que la pitié.
Chapitre V.
Des ouvrages d’imagination §
Il est facile de signaler les défauts que le bon goût fait toujours une loi d’éviter dans les ouvrages littéraires ; mais il ne l’est pas également d’indiquer quelle est la route que l’imagination doit se tracer à l’avenir pour produire de nouveaux effets. Il est de certains moyens de succès en littérature dont la révolution a nécessairement détruit les causes. Commençons par examiner quels sont ces moyens, et nous serons conduits naturellement à quelques aperçus sur les ressources nouvelles qui peuvent encore se découvrir.
Les ouvrages d’imagination agissent sur les hommes de deux manières : en leur présentant des tableaux piquants qui font naître la gaieté, ou en excitant les émotions de l’âme. Les émotions de l’âme ont leur source dans les rapports inhérents à la nature humaine ; la gaieté n’est souvent que le résultat des relations diverses, et quelquefois bizarres, établies dans la société. Les émotions de l’âme ont donc une cause durable qui subit peu de changements par les événements politiques, tandis qu’à plusieurs égards la gaieté est dépendante des circonstances.
Plus vous simplifiez les institutions, plus vous effacez les contrastes dont l’esprit philosophique sait faire ressortir des oppositions frappantes. Voltaire est de tous les écrivains celui dont les ouvrages servent le mieux à démontrer combien un ordre politique raisonnable ôterait de ressources à la plaisanterie. Voltaire met sans cesse en opposition ce qui devrait être et ce qui était, la pédanterie des formes et la frivolité des esprits, l’austérité des dogmes religieux et les mœurs faciles de ceux qui les enseignaient, l’ignorance des grands et leur pouvoir. Enfin la plupart de ses écrits supposent des institutions toujours contraires à la raison, et des institutions assez puissantes pour donner à la plaisanterie qui les attaque le mérite de la hardiesse. Si telle religion n’était pas en autorité dans un pays, il ne serait pas plus piquant de s’en moquer, qu’il ne le serait en Europe de tourner en ridicule les cérémonies des Brames. Il en est de même du préjugé de la naissance, et des abus révoltants qu’il peut entraîner. Les habitants d’un pays dans lequel ces abus n’existeraient pas, accorderaient à peine un léger sourire aux dérisions qui auraient ces préjugés pour objet.
Les Américains sentiraient bien faiblement le mérite d’une situation comique qui ferait allusion à des institutions tout à fait étrangères à leur gouvernement ; ils écouteraient peut-être encore ce qu’on en peut dire à cause de leurs rapports avec l’Europe ; mais jamais leurs écrivains ne penseraient à s’exercer sur un tel sujet. Toutes les plaisanteries qui portent sur les institutions civiles et politiques contraires à la raison naturelle, perdent leur effet dès qu’elles atteignent leur but, la réformation de l’ordre social.
Les Grecs se moquaient de leurs magistrats, mais non pas de leurs institutions. Leur religion poétique enchaînait leur imagination ; ils étaient toujours gouvernés, ou par une autorité de leur choix, ou par un tyran qui les asservissait entièrement. Ils n’ont jamais été, comme les Français, dans cette sorte de situation intermédiaire, la plus féconde de toutes en contrastes spirituels.
La nation française prenait ses propres souffrances pour l’objet de ses plaisanteries, couvrait de ridicule par son esprit ce qu’elle encensait par ses formes, affectait de se montrer étrangère à ses intérêts les plus importants, et consentait à tolérer le despotisme, pourvu qu’elle pût se moquer d’elle-même comme l’ayant supporté.
Les philosophes grecs ne se sont point mis, comme les philosophes des pays monarchiques, en opposition avec les institutions de leur pays ; ils n’avaient pas l’idée de ces droits d’héritage qui fondent la plupart des pouvoirs chez les nations modernes depuis l’invasion des peuples du Nord. L’autorité des magistrats, en Grèce, devait sa force à l’assentiment de la nation même. Rien n’aurait donc paru plus singulier que de chercher à rendre ridicule un ordre politique entièrement dépendant de la volonté générale. D’ailleurs les peuples libres mettent trop d’importance aux institutions qui les gouvernent, pour les livrer au hasard d’une insouciante moquerie.
Si la constitution de France est libre, et si ses institutions sont philosophiques, les plaisanteries sur le gouvernement n’ayant plus d’utilité, n’auront plus d’intérêt. Celles même qui ont pour but, comme dans Candide, de se moquer de l’espèce humaine, ne conviennent point sous plusieurs rapports dans un gouvernement républicain.
Quand le despotisme existe, il faut consoler les esclaves, en flétrissant à leurs yeux le sort de tous les hommes ; mais l’exaltation nécessaire à la liberté républicaine doit inspirer de l’éloignement pour tout ce qui peut tendre à dégrader la nature humaine. Dégoûter de la vie, ce n’est point fortifier le courage. Ce qui importe, c’est de placer au-dessus d’elle les jouissances de la vertu, et de donner à tous les sentiments de l’âme une grande valeur, pour relever d’autant plus le sentiment suprême, l’amour du bien et des hommes.
Le secret de la plaisanterie est, en général, de rabattre tous les genres d’essor, de porter des coups de bas en haut, et de déjouer la passion par le sang-froid. Ce secret sert puissamment contre l’orgueil et les préjugés ; mais il faut que la liberté, il faut que la vertu patriotique se soutiennent par un intérêt très actif pour le bonheur et la gloire de la nation, et vous flétrissez la vivacité de ce sentiment ; si vous inspirez aux hommes distingués cette sorte d’appréciation dédaigneuse de toutes les choses humaines, qui porte à l’indifférence pour le bien comme pour le mal.
Lorsque la société marche dans la route de la raison, c’est le découragement surtout qu’il faut éviter ; et ces plaisanteries qui, après avoir utilement détruit la force des préjugés, ne pourraient plus agir que sur la puissance des sentiments vrais, ces plaisanteries attaqueraient le principe d’existence morale qui doit soutenir les individus et les hommes. Ainsi donc Candide et les écrits de ce genre qui se jouent, par une philosophie moqueuse, de l’importance attachée aux intérêts même les plus nobles de la vie, de tels écrits sont nuisibles dans une république, où l’on a besoin d’estimer ses pareils, de croire au bien qu’on peut faire, et de s’animer aux sacrifices de tous les jours par la religion de l’espérance.
Il existe sans doute, dans les ouvrages d’esprit, un autre genre de gaieté que celle qui tient presque uniquement à des plaisanteries sur l’ordre social ou sur la destinée humaine ; c’est l’observation juste et fine des passions et des caractères. Le génie de Molière est le plus sublime modèle de ce talent supérieur. Voltaire n’a pu produire en ce genre aucun effet théâtral, quelque piquante que soit la tournure habituelle de son esprit. Il reste donc à examiner quels sont les sujets de comédie qui peuvent le mieux réussir dans un état libre.
Il y a deux sortes de ridicules très distincts parmi les hommes, ceux qui tiennent à la nature même, et ceux qui se diversifient selon les différentes modifications de la société. Les ridicules de ce dernier genre doivent être en beaucoup moins grand nombre dans les pays où l’égalité politique est établie ; les relations sociales se rapprochant davantage des rapports naturels, les convenances sont plus d’accord avec la raison. On pouvait être un homme de beaucoup de mérite sous l’ancien régime, et cependant se rendre ridicule par une ignorance absolue des usages. Les véritables convenances, dans un état libre, ne peuvent être blessées que par les défauts réels de l’esprit ou du caractère.
Souvent il fallait, sous la monarchie, savoir concilier sa dignité et son intérêt, l’extérieur du courage et le calcul secret de la flatterie, l’air de l’insouciance et la persistance de l’intérêt personnel, la réalité de la servitude et l’affectation de l’indépendance. Toutes ces difficultés à vaincre pouvaient rendre très aisément ridicule celui qui ne connaissait pas l’art de les éviter. Plus de simplicité dans les manières et dans les situations fournirait aux écrivains, sous la république, beaucoup moins de scènes de comédies.
Parmi les pièces de Molière, il en est qui se fondent uniquement sur des préjugés établis, telles que Le Bourgeois gentilhomme, George Dandin, etc. ; mais il en est aussi, telles que L’Avare, Le Tartufe, etc. qui peignent l’homme de tous les pays et de tous les temps ; et celles-là pourraient convenir à un gouvernement libre, si ce n’est dans chaque détail, au moins par l’ensemble.
Le comique qui porte sur les vices du cœur humain est plus frappant, mais plus amer que celui qui retrace de simples ridicules ou de bizarres institutions. On éprouve un sentiment confus de tristesse dans les scènes les plus comiques du Tartufe, parce qu’elles rappellent la méchanceté naturelle à l’homme ; mais quand les plaisanteries se portent sur les travers qui résultent de certains préjugés, ou sur ces préjugés eux-mêmes, l’espoir que vous conservez toujours de les corriger, répand une gaieté plus douce sur l’impression causée par le ridicule. L’on ne peut avoir ni le talent, ni l’occasion de ce genre de gaieté légère dans un gouvernement fondé sur la raison, et les esprits doivent plutôt se tourner vers la haute comédie, le plus philosophique de tous les ouvrages d’imagination, et celui qui suppose l’étude la plus approfondie du cœur humain. La république peut exciter une émulation nouvelle dans cette carrière.
Ce qu’on se plaît à tourner en dérision, sous une monarchie, ce sont les manières qui font disparate avec les usages reçus ; ce qui doit être l’objet, dans une république, des traits de la moquerie, ce sont les vices de l’âme qui nuisent au bien général. Je vais rappeler un exemple remarquable des sujets nouveaux que peut traiter la comédie, et du nouveau but qu’elle doit se proposer.
Dans Le Misanthrope, c’est Philinte qui est l’homme raisonnable, et c’est d’Alceste que l’on rit. Un auteur moderne, développant ces deux caractères dans la suite de leur vie, nous a fait voir Alceste généreux et dévoué dans l’amitié, et Philinte avide en secret et tyranniquement égoïste. L’auteur a saisi, je crois, dans sa pièce, le point de vue sous lequel il faut présenter désormais la comédie : ce sont les vices pour ainsi dire négatifs, ceux qui se composent de la privation des qualités, qu’il faut maintenant attaquer au théâtre. Il faut signaler de certaines formes derrière lesquelles tant d’hommes se retirent pour être personnels en paix, ou perfides avec décence. L’esprit républicain exige des vertus positives, des vertus connues. Beaucoup d’hommes vicieux n’ont d’autre ambition que d’échapper au ridicule ; il faut leur apprendre, il faut avoir le talent de leur prouver que le succès du vice prête plus à la moquerie que la maladresse de la vertu.
Depuis quelque temps, on appelle un caractère décidé celui qui marche à son intérêt, au mépris de tous ses devoirs ; un homme spirituel, celui qui trahit successivement avec art tous les liens qu’il a formés. On veut donner à la vertu l’air de la duperie, et faire passer le vice pour la grande pensée d’une âme forte ; il faut que la comédie s’attache à faire sentir avec talent que l’immoralité du cœur est aussi la preuve des bornes de l’esprit ; il faut qu’elle parvienne à mettre en souffrance l’amour-propre des hommes corrompus, et qu’elle fasse prendre au ridicule une direction nouvelle. On aimait jadis à peindre la grâce de certains défauts, la niaiserie des qualités estimables ; mais ce qui est désirable aujourd’hui, c’est de consacrer l’esprit à tout rétablir dans le sens vrai de la nature, à montrer réunis ensemble le vice et la stupidité, le génie et la vertu.
Quels seront nos contrastes, dira-t-on, et d’où naîtront nos effets ? Il en doit sortir de très inattendus de ce nouveau genre. On n’a cessé, par exemple, de nous présenter au théâtre la conduite immorale des hommes envers les femmes, avec l’intention de se moquer des femmes trompées. La confiance que peuvent avoir les femmes dans les sentiments qu’elles inspirent, peut être, avec raison, l’objet de la raillerie ; mais le talent se montrerait plus fort, le sujet serait pris de plus haut, si c’était au trompeur que s’attachât le ridicule, si l’on savait le faire porter sur l’oppresseur, et non sur la victime. Il est facile d’attaquer sérieusement ce qui est coupable en soi ; mais ce qui est piquant, c’est de jeter habilement sur l’immoralité le vernis de la sottise ; et cela se peut.
Les hommes qui veulent faire recevoir leurs vices et leurs bassesses comme des grâces de plus, dont la prétention à l’esprit est telle qu’ils se vanteraient presque à vous-même de vous avoir habilement trahi, s’ils n’espéraient pas que vous le saurez un jour, ces hommes qui veulent cacher leur incapacité par leur scélératesse, se flattant que l’on ne découvrira jamais qu’un esprit si fort contre la morale universelle est si faible dans ses conceptions politiques, ces caractères si indépendants de l’opinion des hommes honnêtes, et si tremblants devant celle des hommes puissants, ces charlatans de vices, ces frondeurs de principes élevés, ces moqueurs des âmes sensibles, c’est eux qu’il faut vouer au ridicule qu’ils préparent, les dépouiller comme des êtres misérables, et les abandonner à la risée des enfants. Ce n’est rien que de tourner contre eux la puissance énergique de l’indignation ; il faut savoir leur ôter jusqu’à cette réputation d’adresse et d’insolence sur laquelle ils comptaient, comme compensation de la perte de l’estime.
Dans les pays où les institutions politiques sont raisonnables, le ridicule doit être dirigé dans le même sens que le mépris. Il faut livrer le vice élégant, le vice réservé, le vice habile aux sarcasmes de la moquerie, seul vengeur qui s’introduise au milieu même de la prospérité des méchants, seule arme qui blesse encore celui qui ne connaît plus ni la honte, ni les remords.
Ce qui pervertit la moralité en France, c’est le besoin de faire effet d’une manière quelconque, et surtout par son esprit. Quand les qualités qu’on possède ne suffisent pas pour atteindre à ce but, l’on a recours au vice pour se faire remarquer ; il donne des formes confiantes, une sorte d’assurance et de fermeté, du moins contre le malheur des autres, qui peut faire quelque illusion. La comédie doit combattre cette disposition détestable, en lui faisant manquer son objet. L’indignation attaque le vice comme une puissance. La comédie doit le ranger parmi les faiblesses du plus misérable esprit.
La littérature des pays libres a été, comme je l’ai dit, rarement célèbre en bonnes comédies, la facilité de réussir par des allusions aux circonstances du moment, et le sérieux des grands intérêts politiques, ont également nui tour à tour, chez divers peuples, à l’art de la comédie. Mais en France, la puissance de l’amour-propre conserve une telle activité, qu’elle fournira pendant longtemps encore aux combinaisons des comédies. Horace a peint l’homme juste restant debout sur les ruines du monde. Il en est ainsi de l’opinion qu’un François a de lui-même. Elle survit intacte à toutes les fautes qu’il commet comme à tous les bouleversements qui l’environnent. Tant que ce trait du caractère national ne sera point effacé parmi nous, les auteurs comiques auront toujours des sujets piquants à traiter, et le ridicule sera toujours une puissance qui peut servir aux progrès de la philosophie, comme la raison et le sentiment.
La tragédie appartient à des affections toujours les mêmes ; et comme elle peint la douleur, la source de ses effets est inépuisable. Néanmoins elle est modifiée, comme toutes les productions de l’esprit humain, par les institutions sociales et les mœurs qui en dépendent.
Les sujets antiques et leurs imitateurs produisent moins d’effet dans la république que dans la monarchie : les distinctions de rang rendaient encore plus sensibles les peines attachées aux revers du sort, elles mettaient entre l’infortune et le trône un immense intervalle que la pensée ne pouvait franchir qu’en frémissant. L’ordre social qui, chez les anciens, créait des esclaves, creusait encore plus avant l’abîme de la misère, élevait encore plus haut la fortune, et donnait à la destinée humaine des proportions vraiment théâtrales. On peut s’intéresser sans doute aux situations dont on n’a pas des exemples analogues dans son propre pays ; mais néanmoins l’esprit philosophique qui doit résulter à la longue des institutions libres et de l’égalité politique, cet esprit diminue tous les jours la puissance des illusions sociales.
La royauté avait été souvent bannie, souvent détruite par les gouvernements anciens ; mais de nos jours elle a été analysée, et c’est ce qu’il peut y avoir de plus contraire aux effets de l’imagination. La splendeur de la puissance, le respect qu’elle inspire, la pitié qu’on ressent pour ceux qui la perdent quand on leur suppose un droit à la posséder, tous ces sentiments agissent sur l’âme, indépendamment du talent de l’auteur, et leur force s’affaiblirait extrêmement dans l’ordre politique que je suppose. Déjà même l’homme a trop souffert comme homme pour que les dignités, le pouvoir, les circonstances enfin qui sont particulières à quelques destinées seulement, ajoutent beaucoup à l’émotion causée par le malheur.
Il faut cependant éviter de faire de la tragédie un drame ; et pour se préserver de ce défaut, on doit chercher à se rendre compte de la différence de ces deux genres. Cette différence ne consiste pas, je le crois, uniquement dans le rang des personnages que l’on représente, mais dans la grandeur des caractères et la force des passions que l’on sait peindre.
Plusieurs tentatives ont été faites pour adapter à la scène française des beautés du génie anglais, des effets du théâtre allemand ; et si l’on en excepte un très petit nombre64, ces essais ont obtenu des succès momentanés, et nulle réputation durable. C’est que l’attendrissement dans les tragédies, comme le rire dans la comédie, n’est qu’une impression passagère. Si vous n’avez pas acquis une idée de plus par la cause même de votre impression, si la tragédie qui vous a fait pleurer ne laisse après elle ni le souvenir d’une observation morale, ni celui d’une situation nouvelle tirée du mouvement même des passions, l’émotion qu’elle excite en vous est un plaisir plus innocent que le combat des gladiateurs ; mais cette émotion n’agrandit pas davantage la pensée et le sentiment.
Il y a dans un ouvrage allemand une observation qui me paraît parfaitement juste, c’est que les belles tragédies doivent rendre l’âme plus forte après l’avoir déchirée. En effet, la véritable grandeur du caractère, dans quelque situation douloureuse qu’on la représente, inspire aux spectateurs un mouvement d’admiration qui les rend plus capables de braver l’adversité. Le principe de l’utilité se retrouve dans ce genre comme dans tous les autres. Ce qui est vraiment beau, c’est ce qui rend l’homme meilleur ; et sans étudier les régies du goût, si l’on sent qu’une pièce de théâtre agit sur notre propre caractère en le perfectionnant, on est assuré qu’elle contient de véritables traits de génie. Ce ne sont pas des maximes de morale, c’est le développement des caractères et la combinaison des événements naturels qui produisent un semblable effet au théâtre ; et c’est en prenant cette opinion pour guide, qu’on pourrait juger quelles sont les pièces étrangères dont nous pouvons nous enrichir.
Il ne suffit pas de remuer l’âme ; il faut l’éclairer ; et tous les effets qui frappent seulement les yeux, les tombeaux, les supplices, les ombres, les combats, on ne peut se les permettre, que s’ils servent directement à la peinture philosophique d’un grand caractère ou d’un sentiment profond. Toutes les affections des hommes pensants tendent vers un but raisonnable. Un écrivain ne mérite de gloire véritable, que lorsqu’il fait servir l’émotion à quelques grandes vérités morales.
Les circonstances de la vie privée suffisent à l’effet du drame, tandis qu’il faut, en général, que les intérêts des nations soient compromis dans un événement, pour qu’il puisse devenir le sujet d’une tragédie. Néanmoins, c’est bien plutôt dans la hauteur des idées et la profondeur des sentiments que dans les souvenirs et les allusions historiques, que l’on doit chercher la dignité tragique.
Vauvenargues a dit que les grandes pensées viennent du cœur
. La tragédie met en action cette sublime vérité. La pièce de Fénelon est fondée sur un fait qui est entièrement du genre du drame : cependant il suffît du rôle et du souvenir de ce grand homme pour faire de cette pièce une tragédie. Le nom de M. de Malesherbes, sa noble et terrible destinée, seraient le sujet de la tragédie du monde la plus touchante. Une haute vertu, un génie vaste, voilà les dignités nouvelles qui doivent caractériser la tragédie, et plus que tout encore le sentiment du malheur, tel que nous avons appris à l’éprouver.
Il ne me paraît pas douteux que la nature morale est plus énergique dans ses impressions que nos tragiques français, les plus admirables d’ailleurs, ne l’ont encore exprimée. Toutes les splendeurs qui dérivent des rangs suprêmes introduisent dans les sujets tragiques une sorte de respect qui ne permet pas à l’homme de lutter corps à corps avec l’homme ; ce respect doit jeter quelquefois du vague dans la manière de caractériser les mouvements de l’âme. Les expressions voilées, les sentiments contenus, les convenances ménagées supposent un genre de talent très remarquable ; mais les passions ne peuvent être peintes au milieu de toutes ces difficultés, avec l’énergie déchirante, la pénétration intime que la plus complète indépendance doit inspirer.
Sous un gouvernement républicain, ce qu’il doit y avoir de plus imposant pour la pensée, c’est la vertu, et ce qui frappe le plus l’imagination, c’est le malheur. Je ne sais si la gloire même, seule pompe de la vie que l’esprit philosophique puisse honorer, je ne sais si le tableau de la gloire même remuerait aussi puissamment des spectateurs républicains, que la peinture des émotions qui répondent à tout notre être par leur analogie avec la nature humaine.
L’esprit philosophique qui généralise les idées, et le système de l’égalité politique, doivent donner un nouveau caractère à nos tragédies. Ce n’est pas une raison pour rejeter les sujets historiques ; mais il faut peindre les grands hommes avec les sentiments qui réveillent pour eux la sympathie de tous les cœurs, et relever les faits obscurs par la dignité du caractère ; il faut ennoblir la nature, au lieu de perfectionner les idées de convention. Ce n’est point l’irrégularité ni l’inconséquence des pièces anglaises et allemandes qu’il faut imiter ; mais ce serait un genre de beautés nouvelles pour nous, et pour les étrangers eux-mêmes, que de trouver l’art de donner de la dignité aux circonstances communes, et de peindre avec simplicité les grands événements.
Le théâtre est la vie noble ; mais il doit être la vie ; et si la circonstance la plus vulgaire sert de contraste à de grands effets, il faut employer assez de talent à la faire admettre, pour reculer les bornes de l’art sans choquer le goût. On n’égalera jamais, dans le genre des beautés idéales, nos premiers tragiques. Il faut donc tenter, avec la mesure de la raison, avec la sagesse de l’esprit, de se servir plus souvent des moyens dramatiques qui rappellent aux hommes leurs propres souvenirs ; car rien ne les émeut aussi profondément65.
La nature de convention, au théâtre, est inséparable de l’aristocratie des rangs dans le gouvernement : vous ne pouvez soutenir l’une sans l’autre. L’art dramatique, privé de toutes ces ressources factices, ne peut s’accroître que par la philosophie et la sensibilité : mais, dans ce genre, il n’a point de bornes ; car la douleur est un des plus puissants moyens de développement pour l’esprit humain.
La vie s’écoule, pour ainsi dire, inaperçue des hommes heureux ; mais lorsque l’âme est en souffrance, la pensée se multiplie pour chercher un espoir, ou pour découvrir un motif de regret, pour approfondir le passé, pour deviner l’avenir, et cette faculté d’observation, qui, dans le calme et le bonheur, se porte presque entièrement sur les objets extérieurs, ne s’exerce dans l’infortune que sur nos propres impressions. L’action infatigable de la peine fait passer et repasser sans cesse dans notre cœur des idées et des sentiments qui tourmentent notre être en dedans de nous-mêmes, comme si chaque instant amenait un événement nouveau. Quelle inépuisable source de réflexions pour le génie !
Les préceptes de l’art tragique ne mettent pas aux sujets que l’on peut choisir autant d’entraves que les difficultés mêmes attachées à l’exigence de la poésie. Ce qui serait sensible et vrai dans la langue usuelle, peut être ridicule en vers. La mesure, l’harmonie, la rime, interdisent des expressions qui, dans telle situation donnée, pourraient produire un grand effet. Les véritables convenances du théâtre ne sont que la dignité de la nature morale ; les convenances poétiques tiennent à l’art des vers en lui-même, et si elles augmentent souvent l’impression d’un genre de beautés, elles mettent des bornes à la carrière que le génie, observateur du cœur humain, pourrait parcourir.
On ne croirait pas, dans la réalité, à la douleur d’un homme qui pourrait exprimer en vers ses regrets pour la mort d’un être qu’il aurait beaucoup aimé. Tel degré de passion inspire la poésie : un degré de plus la repousse. Il y a donc nécessairement une profondeur de peine, un genre de vérité que l’expression poétique affaiblirait, et des situations simples dans la vie que la douleur rend terribles, mais que l’on ne peut soumettre à la rime, et revêtir des images qu’elle exige, sans y porter des idées étrangères à la suite naturelle des sentiments. On ne saurait nier cependant qu’une tragédie en prose, quelque éloquente qu’elle pût être, n’excitât d’abord beaucoup moins d’admiration que nos chefs-d’œuvre en vers. Le mérite de la difficulté vaincue, et le charme d’un rythme harmonieux, tout sert à relever le double mérite du poète et de l’auteur dramatique. Mais c’est la réunion même de ces deux talents qui a été l’une des principales causes des grandes différences qui existent entre la tragédie française et la tragédie anglaise.
Les personnages obscurs de Shakespeare parlent en prose, ses scènes de transition sont en prose ; et lors même qu’il se sert de la langue des vers, ces vers n’étant point rimés, n’exigent point, comme en français, une splendeur poétique presque continue. Je ne conseille pas cependant d’essayer en France des tragédies en prose, l’oreille aurait de la peine à s’y accoutumer ; mais il faut perfectionner l’art des vers simples, et tellement naturels, qu’ils ne détournent point, même par des beautés poétiques, de l’émotion profonde qui doit absorber toute autre idée. Enfin, pour ouvrir une nouvelle source d’émotions théâtrales, il faudrait trouver un genre intermédiaire entre la nature de convention des poètes français et les défauts de goût des écrivains du Nord.
La philosophie s’étend à tous les arts d’imagination, comme à tous les ouvrages de raisonnement ; et l’homme, dans ce siècle, n’a plus de curiosité que pour les passions de l’homme. Au dehors, tout est vu, tout est jugé ; l’être moral, dans ses mouvements intérieurs, reste seul encore un objet de surprise, peut seul causer une impression forte. La tragédie, toute puissante sur le cœur humain, ce n’est point celle qui nous retracerait les idées communes de l’existence vulgaire ; ni celle qui nous peindrait des caractères et des situations presque aussi loin de la nature que le merveilleux de la féerie : ce serait celle qui pourrait entretenir l’homme dans les sentiments les plus purs qu’il ait jamais éprouvés, et rappeler l’âme des auditeurs, quels qu’ils soient, au plus noble mouvement de leur vie.
La poésie d’imagination ne fera plus de progrès en France : l’on mettra dans les vers des idées philosophiques, ou des sentiments passionnés ; mais l’esprit humain est arrivé, dans notre siècle, à ce degré qui ne permet plus ni les illusions, ni l’enthousiasme qui crée des tableaux et des fables propres à frapper les esprits. Le génie français n’a jamais été très remarquable en ce genre ; et maintenant on ne peut ajouter aux effets de la poésie, qu’en exprimant, dans ce beau langage, les pensées nouvelles dont le temps doit nous enrichir.
Si l’on voulait se servir encore de la mythologie des anciens, ce serait véritablement, retomber dans l’enfance par la vieillesse : le poète peut se permettre toutes les créations d’un esprit en délire ; mais il faut que vous puissiez croire à la vérité de ce qu’il éprouve. Or, la mythologie n’est pour les modernes ni une invention, ni un sentiment. Il faut qu’ils recherchent dans leur mémoire ce que les anciens trouvaient dans leurs impressions habituelles. Ces formes poétiques, empruntées du paganisme, ne sont pour nous que l’imitation de l’imitation ; c’est peindre la nature à travers l’effet qu’elle a produit sur d’autres hommes.
Quand les anciens personnifiaient l’amour et la beauté, loin d’affaiblir l’idée qu’on en pouvait concevoir, ils la rendaient plus sensible, ils l’animaient aux regards des hommes, qui n’avaient encore qu’une idée confuse de leurs propres sensations. Mais les modernes ont observé les mouvements de l’âme avec une telle pénétration, qu’il leur suffit de savoir les peindre pour être éloquents et passionnés ; et s’ils adoptaient les fictions antérieures à cette profonde connaissance de l’homme et de la nature, ils ôteraient à leurs tableaux l’énergie, la nuance et la vérité.
Dans les ouvrages des anciens même, combien ne préfère-t-on pas ce qu’on y trouve d’observations sur le cœur humain, à tout l’éclat des fictions les plus brillantes ? L’image de l’Amour prenant les traits d’Ascagne pour enflammer Didon en jouant avec elle, peint-elle aussi bien l’origine d’un sentiment passionné, que les vers si beaux qui nous expriment les affections et les mouvements que la nature inspire à tous les cœurs ?
Tout ce qui environnait les anciens leur rappelant sans cesse les dieux du paganisme, ils devaient en mêler le souvenir et l’image à toutes leurs impressions ; mais quand les modernes imitent à cet égard les anciens, on ne peut ignorer qu’ils puisent dans les livres des ressources pour embellir ce que le sentiment seul suffisait pour animer. Le travail de l’esprit se fait toujours apercevoir, avec quelque habileté qu’il soit ménagé ; et l’on n’est plus entraîné par ce talent, pour ainsi dire involontaire, qui reçoit une émotion au lieu de la chercher, qui s’abandonne à ses impressions au lieu de choisir ses moyens d’effet. Le véritable objet du style poétique doit être d’exciter, par des images tout à la fois nouvelles et vraies, l’intérêt des hommes pour les idées et les sentiments qu’ils éprouvaient à leur insu ; la poésie doit suivre, comme tout ce qui tient à la pensée, la marche philosophique du siècle.
Il faut étudier les modèles de l’antiquité pour se pénétrer du goût et du genre simple, mais non pour alimenter sans cesse les ouvrages modernes des idées et des fictions des anciens : l’invention qui se mêle à de semblables réminiscences, est presque toujours en disparate avec elles. À quelque perfection que l’on portât l’étude des ouvrages des anciens, on pourrait les imiter ; mais il serait impossible de créer comme eux dans leur genre. Pour les égaler, il ne faut point s’attacher à suivre leurs traces ; ils ont moissonné dans leurs champs : il vaut mieux défricher le nôtre.
Le petit nombre des idées mythologiques des poètes du Nord sont plus analogues à la poésie française, parce qu’elles s’accordent mieux, comme j’ai tâché de le prouver, avec les idées philosophiques. L’imagination, dans notre siècle, ne peut s’aider d’aucune illusion : elle peut exalter les sentiments vrais ; mais il faut toujours que la raison approuve et comprenne ce que l’enthousiasme fait aimer66.
Un nouveau genre de poésie existe dans les ouvrages en prose de J. J. Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre ; c’est l’observation de la nature dans ses rapports avec les sentiments qu’elle fait éprouver à l’homme. Les anciens, en personnifiant chaque fleur, chaque rivière, chaque arbre, avaient écarté les sensations simples et directes, pour y substituer des chimères brillantes ; mais la Providence a mis une telle relation entre les objets physiques et l’être moral de l’homme, qu’on ne peut rien ajouter à l’étude des uns qui ne serve en même temps à la connaissance de l’autre.
On ne sépare pas dans son souvenir le bruit des vagues, l’obscurité des nuages, les oiseaux épouvantés, et le récit des sentiments qui remplissaient l’âme de Saint-Preux et de Julie, lorsque sur le lac qu’ils traversaient ensemble, leurs cœurs s’entendirent pour la dernière fois.
La nature féconde de l’île de France, cette végétation active et multipliée que l’on retrouve sous la ligne, ces tempêtes effrayantes qui succèdent rapidement aux jours les plus calmes, s’unissent dans notre imagination avec le retour de Paul et Virginie revenant ensemble, portés par leur nègre fidèle, pleins de jeunesse, d’espérance et d’amour, et se livrant avec confiance à la vie, dont les orages allaient bientôt les anéantir.
Tout se lie dans la nature, dès qu’on en bannit le merveilleux ; et les écrits doivent imiter l’accord et l’ensemble de la nature. La philosophie, en généralisant davantage les idées, donne plus de grandeur aux images poétiques. La connaissance de la logique rend plus capable de faire parler la passion. Une progression constante dans les idées, un but d’utilité doit se faire sentir dans tous les ouvrages d’imagination. On ne veut plus de mérite relatif, on ne met plus d’intérêt même aux difficultés vaincues, lorsqu’elles ne font avancer en rien l’esprit humain. Il faut analyser l’homme, ou le perfectionner. Les romans, la poésie, les pièces dramatiques, et tous les écrits qui semblent n’avoir pour objet que d’intéresser, ne peuvent atteindre à cet objet même qu’en remplissant un but philosophique. Les romans qui n’offriraient que des événements extraordinaires, seraient bientôt délaissés67. La poésie qui ne contiendrait que des fictions, les vers qui n’auraient que de la grâce, fatigueraient les esprits avides, avant tout, des découvertes que l’on peut faire dans les mouvements et dans les caractères des hommes.
Le déchaînement des passions qu’amènent les troubles civils, ne laisse subsister qu’une seule curiosité, celle que font éprouver les écrits qui pénètrent dans les pensées et dans les sentiments de l’homme, ou servent à vous faire connaître la force et la direction de la multitude. On n’est donc curieux que des ouvrages qui peignent les caractères, qui les mettent en action de quelque manière, et l’on n’admire que les écrits qui développent dans notre cœur la puissance de l’exaltation.
Le célèbre métaphysicien allemand, Kant, en examinant la cause du plaisir que font éprouver l’éloquence, les beaux-arts, tous les chefs-d’œuvre de l’imagination, dit que ce plaisir tient au besoin de reculer les limites de la destinée humaine ; ces limites qui resserrent douloureusement notre cœur, une émotion vague, un sentiment élevé les fait oublier pendant quelques instants ; l’âme se complaît dans la sensation inexprimable que produit en elle ce qui est noble et beau ; et les bornes de la terre disparaissent quand la carrière immense du génie et de la vertu s’ouvre à nos yeux. En effet, l’homme supérieur ou l’homme sensible se soumet avec effort aux lois de la vie, et l’imagination mélancolique rend heureux un moment, en faisant rêver l’infini.
Le dégoût de l’existence, quand il ne porte pas au découragement, quand il laisse subsister une belle inconséquence, l’amour de la gloire, le dégoût de l’existence peut inspirer de grandes beautés de sentiment ; c’est d’une certaine hauteur que tout se contemple ; c’est avec une teinte forte que tout se peint. Chez les anciens, on était d’autant meilleur poète, que l’imagination s’enchantait plus facilement. De nos jours, l’imagination doit être aussi détrompée de l’espérance que la raison : c’est ainsi que cette imagination philosophe peut encore produire de grands effets.
Il faut qu’au milieu de tous les tableaux de la prospérité même, un appel aux réflexions du cœur vous fasse sentir le penseur dans le poète. À l’époque où nous vivons, la mélancolie est la véritable inspiration du talent : qui ne se sent pas atteint par ce sentiment, ne peut prétendre à une grande gloire comme écrivain ; c’est à ce prix qu’elle est achetée.
Enfin, dans le siècle du monde le plus corrompu, en ne considérant les idées de morale que sous le rapport littéraire, il est vrai de dire qu’on ne peut produire aucun effet très remarquable par les ouvrages d’imagination, si ce n’est en les dirigeant dans le sens de l’exaltation de la vertu. Nous sommes arrivés à une période qui ressemble, sous quelques rapports, à l’état des esprits au moment de la chute de l’empire romain, et de l’invasion des peuples du Nord. Dans cette période, le genre humain eut besoin de l’enthousiasme et de l’austérité. Plus les mœurs de France sont dépravées maintenant, plus on est près d’être lassé du vice, d’être irrité contre les interminables malheurs attachés à l’immoralité. L’inquiétude qui nous dévore finira par un sentiment vif et décidé, dont les grands écrivains doivent se saisir d’avance. L’époque du retour à la vertu n’est pas éloignée, et déjà l’esprit est avide des sentiments honnêtes, si la raison ne les a pas encore fait triompher.
Pour réussir par les ouvrages d’imagination, il faut peut-être présenter une morale facile au milieu des mœurs sévères ; mais au milieu des mœurs corrompues, le tableau d’une morale austère est le seul qu’il faille constamment offrir. Cette maxime générale est encore susceptible d’une application plus particulière à notre siècle.
Tant que l’imagination d’un peuple est tournée vers les fictions, toutes les idées peuvent se confondre au milieu des créations bizarres de la rêverie ; mais quand toute la puissance qui reste à l’imagination consiste dans l’art d’animer, par des sentiments et des tableaux, les vérités morales et philosophiques, que peut-on puiser dans ces vérités qui convienne à l’exaltation poétique ? Une seule pensée sans bornes, un seul enthousiasme que la réflexion ne désavoue pas, l’amour de la vertu, cette inépuisable source, peut féconder tous les arts, toutes les productions de l’esprit, et réunir à la fois dans un même sujet, dans un même ouvrage, les délices de l’émotion et l’assentiment de la sagesse.
Chapitre VI.
De la philosophie §
Il ne faut point se lasser de le dire : la philosophie ne doit être considérée que comme la recherche de la vérité par le secours de la raison ; et sous ce rapport, le seul qu’indique le sens primitif de ce mot, la philosophie ne peut avoir pour antagonistes que ceux qui admettent ou des contradictions dans les idées ou des causes surnaturelles dans les faits. L’on pourrait dire avec justesse, qu’il n’existe que deux manières d’appuyer ses raisonnements sur les objets au dehors de nous, la philosophie ou les miracles. Or, personne, de nos jours, ne se flattant d’être éclairé par les miracles, je n’entends pas ce qu’on peut mettre à la place de la philosophie : la raison, dira-t-on ? Mais la philosophie n’est autre chose que la raison généralisée. On a l’art d’exciter une dispute sur deux propositions identiques, et l’on croit avoir deux idées, parce qu’en se servant d’un langage équivoque on fait paraître les objets doubles. Les idées religieuses ne sont point contraires à la philosophie, puisqu’elles sont d’accord avec la raison ; le maintien des principes qui font la base de l’ordre social ne peut être contraire à la philosophie, puisque ces principes sont d’accord avec la raison ; mais les défenseurs des préjugés, c’est-à-dire, des droits injustes, des doctrines superstitieuses, des privilèges oppressifs, essaient de faire naître une opposition apparente entre la raison et la philosophie, afin de pouvoir soutenir qu’il existe des raisonnements qui interdisent le raisonnement, des vérités auxquelles il faut croire sans les approfondir, des principes qu’il faut admettre en se gardant de les analyser, enfin une sorte d’exercice de la pensée qui doit servir uniquement à convaincre de l’inutilité de la pensée. Je ne concevrai jamais, je l’avoue, par quel procédé de l’esprit l’on peut arriver à donner à la moitié de ses facultés le droit de proscrire l’autre : et si l’organisation morale pouvait se peindre aux yeux par des images sensibles, je croirais devoir représenter l’homme employant toutes ses forces sous la direction de ses regards et de son jugement, plutôt que se servant d’un de ses bras pour enchaîner l’autre. La Providence ne nous a donné aucune faculté morale dont il nous soit interdit de faire usage ; et plus notre esprit a de lumières, plus il pénètre dans l’essence des choses, du moins si nous avons soumis ces lumières à la méthode qui les réunit et les dirige : cette méthode n’est elle-même que le résultat de l’ensemble des connaissances et des réflexions humaines : c’est à l’étude des sciences physiques que l’on doit cette rectitude de discussion et d’analyse qui donne la certitude d’arriver à la vérité lorsqu’on le désire sincèrement ; c’est donc en appliquant, autant qu’il est possible, la philosophie des sciences positives à la philosophie des idées intellectuelles, que l’on pourra faire d’utiles progrès dans cette carrière morale et politique dont les passions ne cessent d’obstruer la route.
Nous possédons dans les sciences, et particulièrement dans les mathématiques, les plus grands hommes de l’Europe. Nos troubles civils, loin de décourager l’émulation dans cette carrière, ont inspiré le désir de s’y réfugier. Inestimable avantage de l’époque où nous nous trouvons ! Lorsque les passions intestines mettent le désordre dans toutes les idées morales, il reste encore des vérités dont la route est connue et la méthode fixée. Les penseurs, repoussés de toutes parts par la folie de l’esprit de parti, s’attachent à ces études ; et comme la puissance de la raison est toujours la même, à quelque objet qu’elle s’applique, l’esprit humain qui serait peut-être menacé d’une longue décadence, s’il n’avait eu que les querelles des factions pour aliment, l’esprit humain se conserve par les sciences exactes, jusqu’à ce que l’on puisse appliquer de nouveau la force de la pensée aux objets qui intéressent la gloire et le bonheur des sociétés.
Les erreurs de tout genre, en politique et en morale, ne peuvent à la longue subsister à côté de cette masse imposante de connaissances et de découvertes qui, dans l’ordre physique, porte partout la lumière. Les superstitions et les préjugés, les abstractions fausses et les principes inapplicables, finiront par s’anéantir devant cette raison calme et positive qui ne se mêle point, il est vrai, des intérêts du monde moral, mais enseigne à tous les hommes comment il faut procéder à la recherche de la vérité.
En examinant l’état actuel des lumières, l’on reconnaît aisément que nos véritables richesses ce sont les sciences. J’ai montré comment, en littérature, le goût a dû s’altérer ; et clans la politique, les événements ayant devancé les idées, les idées rétrogradent par-delà leur point de départ. C’est un effet naturel des institutions précipitées, qui ne sont pas le résultat de l’instruction, et par conséquent du désir général.
Si l’imagination, justement frappée des crimes dont nous avons été témoins, les attribue à quelques causes abstraites, ou devient passionné contre des principes, comme on pourrait l’être contre des individus ; et cette vaste prévention, dont un principe peut être l’objet, s’étend à toutes les pensées qui en dépendent par les rapports les plus éloignés. Si l’on jugeait à ces signes de l’état des lumières, on croirait l’esprit humain reculé de plus d’un siècle en dix années ; mais la nature des arguments dont on se sert en faveur des préjugés mêmes, est une preuve incontestable des progrès qu’a faits la raison.
Pour justifier tous les genres de servitude vers lesquels divers sentiments peuvent rappeler, l’on a recours du moins à des idées générales, à des motifs tirés du bonheur des nations, à des raisonnements que l’on fonde sur la volonté des peuples. Quand l’esprit a pris une fois cette marche, soit que momentanément il avance ou rétrograde, ses progrès futurs sont assurés ; il se sert de l’analyse ; il ne saurait longtemps défendre l’erreur. Dans la période où nous nous trouvons, nous n’avons pas encore conquis la connaissance des vérités politiques et morales ; mais presque tous les partis, même les plus opposés, reconnaissent le raisonnement pour base de leurs discussions, et l’utilité publique comme le seul droit et le seul but des institutions sociales.
Lorsque la génération qui a si cruellement souffert fera place à une génération qui ne cherchera plus à se venger des hommes sur les idées, il est impossible que l’esprit humain ne recommence pas à parcourir sa carrière philosophique. Considérons donc quelle sera cette carrière, seul avenir qui soutienne encore la pensée prête à s’abîmer dans la douloureuse contemplation du passé.
Il y avait dans la philosophie des anciens plus d’imagination et moins de méthode que dans la philosophie des modernes. Celle des anciens s’emparait plus vivement de l’âme ; mais elle pouvait l’égarer beaucoup plus facilement par l’esprit de système, et elle était bien moins susceptible de progrès certains et positifs.
L’analyse n’avait point encore établi un enchaînement de principes depuis l’origine des idées métaphysiques jusqu’à leur terme indéfini. Locke et Condillac ont beaucoup moins d’imagination que Platon ; mais ils sont entrés dans la route de la démonstration géométrique ; et cette méthode présente seule des progrès réguliers et sans bornes.
En parlant du style, j’examinerai s’il n’est pas possible, s’il n’est pas même nécessaire à la marche ultérieure de la raison de faire concorder ce qui frappe l’imagination et ce qui persuade l’entendement. Il s’agit seulement ici de considérer l’application possible et les résultats vraisemblables de la philosophie, comme science.
Descartes a trouvé une manière de faire servir l’algèbre à la solution des problèmes de la géométrie. Si l’on pouvait découvrir un jour dans le calcul des probabilités, une méthode qui pût convenir aux objets purement moraux, ce serait faire un pas immense dans la carrière de la raison. L’on est déjà parvenu, sous quelques rapports, à appliquer avec succès la méthode des mathématiques à la métaphysique de l’entendement humain. L’on a employé les formes de la démonstration pour expliquer la théorie des facultés intellectuelles ; c’est une conquête pour l’esprit philosophique. Si l’on suivait la même route dans les sciences morales, cette conquête aurait encore des effets bien plus utiles. Si les questions de politique, par exemple, pouvaient jamais arriver à un degré d’évidence tel que la grande majorité des hommes y donnât son assentiment comme aux vérités de calcul, combien le bonheur et le repos du genre humain n’y gagneraient-ils pas ?
Sans doute il sera difficile de soumettre au calcul, même à celui des probabilités, ce qui tient aux combinaisons morales. Dans les sciences exactes, toutes les bases sont invariables ; dans les idées morales, tout dépend des circonstances : l’on ne peut se décider que par une multitude de considérations, parmi lesquelles il en est de si fugitives qu’elles échappent souvent même à la parole, à plus forte raison au calcul. Néanmoins M. de Condorcet, dans son ouvrage sur les probabilités, a très bien fait sentir comment il serait possible de connaître à l’avance, avec une presque certitude, quelle serait l’opinion d’une assemblée sur un sujet quelconque. Le calcul des probabilités, quand il s’applique à un très grand nombre de chances, présente un résultat moralement infaillible ; il sert de guide à tous les joueurs, quoique son objet, dans ce cas, paraisse livré à tous les caprices du hasard. Il pourrait de même avoir son application relativement à la multitude de faits dont se composent les sciences politiques.
La table des morts et des naissances présente des résultats certains et invariables, aussi longtemps que subsiste l’ordre régulier des circonstances habituelles ; le nombre des divorces qui auront lieu chaque année, le nombre des vols et des meurtres qui se commettront dans un pays de telle population, et de telle situation religieuse et politique, ce nombre peut se calculer d’une manière précise ; et ces événements qui dépendent cependant du concours journalier de toutes les passions humaines, ces événements arrivent aussi exactement que ceux qui sont uniquement soumis aux lois physiques de la nature.
En prenant la moyenne proportionnelle de dix années, l’on sait, à Berne, que tous les ans il se fait tant de divorces ; à Rome, que tous les ans il se commet tant d’assassinats ; et l’on ne se trompe point dans ce calcul. S’il en est ainsi, n’est-il donc pas possible de prouver que les combinaisons de l’ordre moral sont aussi régulières que les combinaisons de l’ordre physique, et de fonder des calculs positifs d’après ces combinaisons ?
Il faut que ces calculs aient pour base l’uniformité constante de la masse, et non pas la diversité de chaque exemple : un à un, tout diffère dans l’ordre moral ; mais si vous admettez cent mille chances, si vous calculez d’après cent mille hommes pris au hasard, vous saurez, par une approximation juste, quelle est dans ce nombre la proportion des hommes éclairés, des hommes faibles, des scélérats et des esprits distingués. Vous le saurez encore plus exactement, si vous faites entrer dans vos combinaisons la force des intérêts de chaque classe, comme en physique, l’impulsion que donne telle pente au mouvement. En joignant à ce calcul la connaissance éprouvée des effets de telle ou telle institution, l’on pourrait fonder les pouvoirs politiques sur des bases à peu près certaines, mesurer la résistance qu’ils doivent rencontrer, et les balancer entre eux, d’après leur action réelle, et l’influence des obstacles sur cette action.
Pourquoi ne parviendrait-on pas un jour à dresser des tables qui contiendraient la solution de toutes les questions politiques, d’après les connaissances de statistique, d’après les faits positifs que l’on recueillerait sur chaque pays ? L’on dirait : — pour administrer telle population, il faut exiger tel sacrifice de la liberté individuelle : — donc telles lois, tel gouvernement conviennent à tel empire. — Pour telle richesse, telle étendue de pays, il faut tel degré de force dans le pouvoir exécutif : — donc telle autorité est nécessaire dans telle contrée, et tyrannique dans telle autre. — Tel équilibre est nécessaire entre les pouvoirs, pour qu’ils puissent se défendre mutuellement : — donc telle constitution ne peut se maintenir, et telle autre est nécessairement despotique. — On pourrait prolonger ces exemples ; mais comme la véritable difficulté de cette idée n’est pas de la concevoir abstraitement, mais de l’appliquer avec précision, il suffit de l’indiquer.
L’on a eu tort de blâmer nos publicistes, lorsqu’ils ont voulu appliquer le calcul à la politique ; l’on a eu tort de leur reprocher d’avoir tenté de généraliser les causes : mais on a souvent eu raison de les accuser de n’avoir pas assez observé les faits qui peuvent seuls conduire à la découverte des causes.
C’est une science à créer que la politique. L’on n’aperçoit encore que dans un lointain obscur cette combinaison de l’expérience et des principes, qui amènerait des résultats tellement positifs, qu’on pourrait parvenir à soumettre tous les problèmes des sciences morales à l’enchaînement, à la conséquence, à l’évidence pour ainsi dire mathématique. Les éléments de la science ne sont point fixés. Ce que nous appelons des idées générales, ne sont que des faits particuliers, et ne présentent qu’un côté d’une question, sans en laisser voir l’ensemble. Ainsi donc chaque fait nouveau nous imprime une impulsion nouvelle et désordonnée.
Une année, toutes les déclamations sont contre la puissance exécutive ; une autre, contre les assemblées législatives ; une année, contre la liberté de la presse ; une autre, contre son asservissement. Aussi longtemps qu’existera ce désordre, des circonstances favorables, des hasards heureux pourront établir, dans quelques pays, des institutions conformes à la raison ; mais les principes généraux de la politique n’y seront pas fixés, l’application de ces principes aux différentes modifications de l’état social n’y sera pas assurée.
C’est ainsi qu’en Amérique beaucoup de problèmes politiques paraissent résolus ; car les citoyens y vivent heureux et libres. Mais ce favorable hasard tient à des circonstances particulières, et ne préjuge en rien, ni quels sont les principes invariables en eux-mêmes, ni de quelle application ils sont susceptibles dans d’autres pays.
On peut encore moins présenter comme une preuve des progrès de l’esprit humain en politique, la longue durée et la stabilité presque indestructible de quelques gouvernements de l’Europe, qui, se soutenant par leur puissance et maintenant chez eux la paix et le calme, garantissent aux hommes quelques avantages de l’association. Le despotisme dispense de la science politique, comme la force dispense des lumières, comme l’autorité rend la persuasion superflue ; mais ces moyens ne peuvent être admis lorsqu’on discute les intérêts des hommes. La force est une combinaison du hasard, destructive de tout ce qui tient à la pensée et au raisonnement ; car l’exercice de l’une et de l’autre suppose toujours la liberté.
Le despotisme ne peut donc être l’objet des calculs de l’entendement, l’examine ici les ressources naturelles que l’esprit humain possède pour éviter de s’égarer, tout en avançant dans sa marche ; et non les moyens d’abrutissement et de violence qui ne le préservent des erreurs qu’en arrêtant tous ses progrès.
L’analyse et l’enchaînement des idées dans un ordre mathématique, a cet avantage inappréciable, qu’il éloigne des esprits jusqu’à l’idée même de l’opposition. Tout sujet qui devient susceptible d’évidence, sort du domaine des passions, qui perdent l’espoir de s’en emparer. Déjà dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique, de certaines vérités sont à l’abri de leur empire. Depuis Newton, l’on ne fait plus de système nouveau sur l’origine des couleurs, ni sur les forces qui font mouvoir la terre. Depuis Locke, l’on ne parle plus des idées innées, l’on est convenu que toutes les idées nous viennent des sens. Il est plus difficile de faire reconnaître l’évidence dans les questions politiques ; les passions ont plus d’intérêt à les dénaturer68. Il est cependant de ces questions qui, déjà résolues, n’offrent plus à l’esprit de parti l’espérance d’aucun débat.
L’esclavage, la féodalité, les querelles religieuses elles-mêmes n’exciteront plus aucune guerre ; la lumière est assez généralement répandue sur ces objets, pour qu’il ne reste plus aux hommes véhéments l’espoir de les présenter sous des aspects différents, de former deux partis fondés sur deux manières diverses de juger et de faire voir les mêmes idées. Chaque progrès nouveau dans ce sens met une partie de plus du bonheur social en sûreté.
Les philosophes doivent donc, en politique, se proposer de soumettre à des combinaisons positives tous les faits qui leur sont connus, pour en tirer des résultats certains d’après le nombre et la nature des chances.
Les algébristes ne vous disent pas : Vous allez amener tel dé ; mais ils calculent en combien de coups tel dé doit revenir. Il en serait de même des politiques ; ils ne pourraient pas dire : Telle révolution arrivera tel jour ; mais ils seraient assurés du retour des mêmes circonstances dans un temps donné, si les institutions restaient les mêmes.
Aucun calcul, il est vrai, n’exigerait une plus grande multiplicité de combinaisons différentes. Si une expérience physique peut manquer, parce qu’on ne s’est pas rendu compte d’une légère différence dans les procédés, d’un léger degré de plus ou de moins dans le froid ou la chaleur, quelle étude du cœur humain ne faut-il pas pour déterminer la considération qu’on doit donner au gouvernement, afin qu’il soit obéi sans pouvoir être injuste, et l’action nécessaire aux législateurs pour réunir la nation dans un même esprit, sans entraver l’essor individuel ? De quel coup d’œil exercé n’a-t-on pas besoin pour marquer le point juste où l’autorité exécutive cesse d’être un bien, comme celui où son absence serait un mal ? Il n’est point de problème composé d’un plus grand nombre de termes, il n’en est point où l’erreur soit d’une conséquence plus dangereuse.
Une opinion abstraite qui devient l’objet d’un sentiment fanatique, produit dans l’homme les effets les plus remarquables. Des idées diamétralement opposées les unes aux autres s’établissent dans la même tête, et y existent simultanément. L’esprit admet une à une chaque proposition, sans avoir essayé de les juger ; il crée ensuite des rapports factices dont l’apparente vérité lui plaît et l’exalte ; car l’imagination est saisie par ce qui est abstrait, tout aussi fortement que par les tableaux les plus animés. Le vague des idées sans bornes est singulièrement propre à l’exaltation.
Les dogmes ou les systèmes métaphysiques une fois adoptés, on en défend tout alors, même l’idée que l’on croit fausse ; et par un singulier effet de la dispute, ce que l’on soutient finit par devenir ce que l’on croit. À force de chercher toujours des raisonnements dans le même sens, on ne voit plus les arguments qui les combattent ; l’irritation d’amour-propre que fait éprouver la contradiction exalte la passion, engage la vanité. Lorsque, après une suite d’actions que votre opinion vous a d’abord inspirées, votre intérêt se trouve intimement uni avec le succès de cette opinion, et que cet intérêt vous engage toujours plus avant, il se passe dans les réflexions intérieures des combats que l’on se nie à soi-même, et que l’on parvient à étouffer.
Les dévots portent le scrupule au fond de leurs pensées les plus intimes ; ils finissent par se faire un crime de ces incertitudes passagères qui traversent quelquefois leur esprit. Il en est de même de tous les fanatismes ; l’imagination a peur du réveil de la raison, comme d’un ennemi étranger qui pourrait venir troubler le bon accord de ses chimères et de ses faiblesses.
Le fanatisme, en politique comme en religion, est agité par ces lueurs de vérité qui apparaissent par intervalle aux croyances les plus fermes. L’on poursuit dans les autres l’incertitude dont on a soi-même la première idée ; et la faculté de croire, bizarre dans sa véhémence, s’irrite de ses propres doutes, au lieu de s’en servir pour examiner de plus près la vérité.
Dans cette disposition de l’esprit humain, il y a des arguments pour tout, dans la langue même du raisonnement. Les opinions les plus absurdes, les maximes les plus détestables entrent dans la tête des hommes, dès qu’on leur a donné la forme d’une idée générale. Les contradictions se concilient par une sorte de logique purement grammaticale, qui, lorsqu’on ne l’analyse pas avec soin, semble revêtue de toute la sévérité du raisonnement.
« La loi, disait Couthon, en proposant celle du 22 prairial, accorde pour défenseurs aux innocents des jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. »
N’y a-t-il pas dans cette maxime toutes les parties du discours assez bien coordonnées ? et fut-il jamais possible cependant de réunir en aussi peu de mots autant d’atroces absurdités ? Cet enlacement du discours, qui enchaîne l’esprit le plus droit, et dont la raison la plus forte ne sait comment s’affranchir, est un des plus grands fléaux de la métaphysique imparfaite. Le raisonnement devient alors l’arme du crime et de la sottise, le charlatanisme des formes abstraites s’unit aux fureurs de la persécution, et l’homme combine, par un monstrueux mélange, tout ce que la superstition a de furieux avec tout ce que la philosophie a d’aride.
Il est impossible de ne pas éprouver le besoin d’une doctrine nouvelle, qui porte la lumière dans cet affreux amas de prétextes informes, derrière lesquels se retranche l’esprit faux, ou l’homme vil ou l’homme coupable, comme si la transformation d’erreurs en principes, et de sophismes en conséquences, changeait rien à la fausseté radicale d’une première assertion, et palliait les effets détestables de cette logique de scélératesse.
La philosophie maintenant doit reposer sur deux bases, la morale et le calcul. Mais il est un principe dont il ne faut jamais s’écarter : c’est que toutes les fois que le calcul n’est pas d’accord avec la morale, le calcul est faux, quelque incontestable que paraisse au premier coup d’œil son exactitude.
L’on a dit que, dans la révolution de France, des spéculateurs barbares avaient pris pour bases de leurs sanglantes lois, des calculs mathématiques, dans lesquels ils avaient froidement sacrifié la vie de plusieurs milliers d’individus, à ce qu’ils regardaient comme le bonheur du plus grand nombre.
Ces hommes atroces, en retranchant de leur calcul les souffrances, les sentiments, l’imagination, croyaient le simplifier ; ils ne se faisaient nulle idée de la nature des vérités générales. Ces vérités se composent de chaque fait et de chaque existence particulière. Le calcul n’est beau, n’est utile, que lorsqu’il saisit toutes les exceptions, et régularise toutes les variétés. Si vous laissez échapper une seule circonstance, votre résultat sera faux, comme la plus légère erreur de chiffre rend impossible la solution d’un problème.
La preuve des combinaisons de l’esprit, est dans l’expérience et le sentiment ; et le raisonnement, sous quelques formes qu’on le présente, ne peut jamais ni changer, ni modifier la nature des choses : il analyse ce qui est.
On présente comme une vérité mathématique, le sacrifice que l’on doit faire du petit nombre au plus grand : rien n’est plus erroné, même sous le rapport des combinaisons politiques. L’effet des injustices est tel dans un état, qu’il le désorganise nécessairement.
Quand vous dévouez des innocents à ce que vous croyez l’avantage de la nation, c’est la nation même que vous perdez. D’action en réaction, de vengeance en vengeance, les victimes qu’on avait immolées sous le prétexte du bien général, renaissent de leurs cendres, se relèvent de leur exil ; et tel qui restait obscur si l’on fût demeuré juste envers lui, reçoit un nom, une puissance par les persécutions mêmes de ses ennemis. Il en est ainsi de tous les problèmes politiques dans lesquels la vertu est intéressée. Il est toujours possible de prouver, par le simple raisonnement, que la solution de ces problèmes est fausse comme calcul, si elle s’écarte en rien des lois de la morale.
La morale doit être placée au-dessus du calcul. La morale est la nature des choses dans l’ordre intellectuel ; et comme dans l’ordre physique, le calcul part de la nature des choses, et ne peut y apporter aucun changement, il doit, dans l’ordre intellectuel, partir de la même donnée, c’est-à-dire de la morale.
Cette réflexion nous explique la cause de tant d’erreurs atroces ou absurdes, qui ont décrédité l’usage des idées abstraites dans la politique. C’est qu’au lieu de prendre la morale pour base inébranlable et pour législateur suprême, on l’a considérée, tout au plus, comme l’un des éléments du calcul, et non comme sa règle éternelle. Souvent même on l’a regardée comme un accessoire qu’on pouvait modifier ou sacrifier à son gré.
Établissons donc, en premier lieu, la morale comme point fixe. Soumettons ensuite la politique à des calculs partant de ce point, et nous verrons disparaître tous les inconvénients reprochés jusqu’à ce jour, à juste titre, à la métaphysique appliquée aux institutions sociales et aux intérêts du genre humain.
La politique est soumise au calcul, parce que s’appliquant toujours aux hommes réunis en masse, elle est fondée sur une combinaison générale, et par conséquent abstraite ; mais la morale ayant pour but la conservation particulière des droits et du bonheur de chaque homme, est nécessaire pour forcer la politique à respecter, dans ses combinaisons générales, le bonheur des individus. La morale doit diriger nos calculs, et nos calculs doivent diriger la politique.
Cette place que nous assignons à la morale, au-dessus du calcul, convient également à la morale publique et à la morale individuelle. C’est sous le premier rapport surtout que l’idée contraire a causé de grands maux. En soumettant la morale publique à ce qui devait lui être subordonné, l’on a souvent fait le malheur de chacun, sous le prétexte du bonheur de tous. Certains systèmes philosophiques menacent aussi la morale individuelle d’une dégradation semblable.
Tout doit être soumis, en dernier ressort, à la vertu ; et quoique la vertu soit susceptible d’une démonstration fondée sur le calcul de l’utilité, ce n’est pas assez de ce calcul pour lui servir de base. Comme elle rencontre beaucoup d’obstacles, elle a reçu de la nature beaucoup de soutiens.
Les sciences morales ne sont susceptibles que du calcul des probabilités, et ce calcul ne peut se fonder que sur un très grand nombre de faits, desquels vous pouvez extraire un résultat approximatif. La science politique s’appliquant toujours aux hommes réunis en nation, les probabilités, dans cette science, peuvent équivaloir à une certitude, vu la multiplicité des chances dont elles sont tirées ; et les institutions que vous établissez d’après ces bases, s’appliquant elles-mêmes aussi au bonheur de la multitude, ne peuvent manquer leur objet. Mais la morale a pour but chaque homme en particulier, chaque fait, chaque circonstance ; et quoiqu’il soit vrai que la très grande majorité des exemples prouve qu’une conduite vertueuse est en même temps la meilleure conduite à tenir pour le succès des intérêts de la vie, on ne peut affirmer qu’il n’y ait point d’exception à cette règle générale.
Or, si vous voulez soumettre ces exceptions aux mêmes lois, si vous voulez inspirer la morale à chaque individu en particulier, dans quelque situation qu’il puisse être, vous ne pouvez trouver que dans un sentiment la source vive et constante qui se renouvelle chaque jour, pour chaque homme, dans chaque moment
La morale est la seule des pensées humaines qui ait encore besoin d’un autre régulateur que le calcul de la raison. Toutes les idées qui embrassent le sort de plusieurs hommes à la fois, se fondent sur leur intérêt bien entendu ; mais lorsqu’on veut donner à chaque homme, pour guide de sa propre conduite, son intérêt personnel, quand même ce guide ne l’égarerait pas, il en résulterait toujours que l’effet d’une telle opinion serait de tarir dans son âme la source des belles actions.
Sans doute il est évident que la morale est presque toujours conforme aux intérêts des hommes ; mais lui donner pour point d’appui cette sorte de motif, c’est ôter à l’âme l’énergie nécessaire pour les sacrifices de la vertu.
On peut arriver, par un raisonnement subtil, à représenter le dévouement le plus généreux comme un égoïsme bien entendu ; mais c’est prendre l’acception grammaticale d’un mot plutôt que le sentiment qu’il réveille dans le cœur de ceux qui l’écoutent. Tout revient à l’intérêt, puisque tout revient à soi ; mais de même qu’on ne dirait pas : La gloire est de mon intérêt, l’héroïsme est de mon intérêt, le sacrifice de ma vie est de mon intérêt ; c’est tout à fait dégrader la vertu, que de dire seulement à l’homme qu’elle est de son intérêt, car si vous reconnaissez que ce doit être son premier motif pour être honnête, vous ne pouvez pas lui refuser quelque liberté dans le jugement de ce qui le concerne ; et il existe une foule de circonstances dans lesquelles il est impossible de ne pas croire que l’intérêt et la morale se contrarient.
Comment convaincre un homme que tel événement tout à fait nouveau, tout à fait inattendu a été prévu par ceux qui lui ont présenté des maximes générales sur la conduite qu’il devait tenir ? Les règles de la prudence (et la vertu, fondée seulement sur l’intérêt, n’est plus qu’une haute prudence), les règles de la prudence les plus reconnues, souffrent une multitude d’exceptions ; pourquoi la vertu, considérée comme le calcul de l’intérêt personnel, n’en aurait-elle point ? Il n’existe aucune manière de prouver qu’elle est toujours d’accord avec cet intérêt, à moins d’en revenir à placer le bonheur de l’homme dans le repos de sa conscience ; ce qui signifie simplement que les jouissances intérieures de la vertu sont préférables à tous les avantages de l’égoïsme.
Il n’est pas vrai que l’intérêt personnel soit le mobile le plus puissant de la conduite des hommes ; l’orgueil, l’amour-propre, la colère leur font très aisément sacrifier cet intérêt ; et dans les âmes vertueuses, il existe un principe d’action tout à fait différent d’un calcul individuel quelconque.
J’ai tâché de développer dans ce chapitre combien il importait de soumettre à la démonstration mathématique toutes les idées humaines ; mais quoiqu’on puisse appliquer aussi ce genre de preuve à la morale, c’est à la source de la vie qu’elle se rattache ; son impulsion précède toute espèce de raisonnement. La même puissance créatrice qui fait couler le sang vers le cœur, inspire le courage et la sensibilité, deux jouissances, deux sensations morales dont vous détruisez l’empire en les analysant par l’intérêt personnel, comme vous flétririez le charme de la beauté, en la décrivant comme un anatomiste.
Les éléments de notre être, la pitié, le courage, l’humanité, agissent en nous avant que nous soyons capables d’aucun calcul. En étudiant chacune des parties de la nature, il faut supposer des données antérieures à l’examen de l’homme ; l’impulsion de la vertu doit partir de plus haut que le raisonnement. Notre organisation, le développement que les habitudes de l’enfance ont donné à cette organisation, voilà la véritable cause des belles actions humaines, des délices que l’âme éprouve en faisant le bien. Les idées religieuses qui plaisent tant aux âmes pures, animent et consacrent cette élévation spontanée, la plus noble et la plus sûre garantie de la morale. « Dans le sein de l’homme vertueux, disait Sénèque, je ne sais quel Dieu ; mais il habite un Dieu. »
Si ce sentiment était traduit dans la langue de l’égoïsme le plus éclairé, quel effet produirait-il ?
C’est l’imagination, pourrait-on dire, qui fait préférer ce genre d’expressions, et le véritable sens de cette idée, comme de toutes, est soumis au raisonnement. Sans doute la raison est la faculté qui juge toutes les autres ; mais ce n’est pas elle qui constitue l’identité de l’être moral. Quand on s’étudie soi-même, ou reconnaît que l’amour de la vertu précède en nous la faculté de la réflexion, que ce sentiment est intimement lié à notre nature physique, et que ses impressions sont souvent involontaires. La morale doit être considérée dans l’homme, comme une inclination, comme une affection dont le principe est dans notre être, et que notre jugement doit diriger. Ce principe peut être fortifié par tout ce qui agrandit l’âme et développe l’esprit.
Il existe sûrement des moyens d’améliorer, par la réflexion et le calcul, la théorie même de la morale, d’indiquer de nouveaux rapports de délicatesse et de dévouement entre les hommes ; mais ces moyens, utiles lorsqu’on les considère comme accessoires, deviendraient insuffisants et funestes, si l’on prétendait les substituer au sentiment ; ils rétréciraient la sphère de la morale, au lieu de l’agrandir.
La philosophie, dans ses observations, reconnaît des causes premières, des forces préexistantes. La vertu est de ce nombre ; elle est fille de la création, et non de l’analyse ; elle naît presque en même temps que l’instinct conservateur de la vie, et la pitié pour les autres se développe presque aussitôt que la crainte du mal qui peut nous arriver à nous-mêmes. Je ne désavoue certainement pas tout ce que la saine philosophie peut ajouter à la morale de sentiment ; mais comme on ferait injure à l’amour maternel, en le croyant le résultat de la raison seulement, il faut conserver dans toutes les vertus ce qu’elles ont de purement naturel, en se réservant de jeter ensuite de nouvelles lumières sur la meilleure direction de ces mouvements irréfléchis.
La philosophie peut découvrir la cause des sentiments que nous éprouvons ; mais elle ne doit marcher que dans la route que ces sentiments lui tracent. L’instinct et la raison nous enseignent la même morale : la Providence a répété deux fois à l’homme les vérités les plus importantes, afin qu’elles ne pussent échapper ni aux émotions de son âme, ni aux recherches de son esprit.
L’homme qui s’égare dans les sciences physiques, est ramené à la vérité par l’application qu’il doit faire de ses combinaisons aux faits matériels ; mais celui qui se consacre aux idées abstraites dont se composent les sciences morales, comment peut-il s’assurer si ce qu’il imagine sera juste et bon dans l’exécution ? comment peut-il diminuer les frais de l’expérience, et prévoir l’avenir avec quelque certitude ? Ce n’est qu’en soumettant la raison à la vertu. Sans la vertu, rien ne peut subsister : rien ne peut réussir contre elle. La consolante idée d’une Providence éternelle peut tenir lieu de toute autre réflexion ; mais il faut que les hommes déifient la morale elle-même, quand ils refusent de reconnaître un Dieu pour son auteur.
Chapitre VII.
Du style des écrivains et de celui des magistrats §
Avant que la carrière des idées philosophiques excitât en France l’émulation de tous les hommes éclairés, les livres où l’on discutait avec finesse des questions de littérature ou de morale, lorsqu’ils étaient écrits avec élégance et correction, obtenaient un succès du premier ordre. Il existait, avant la révolution, plusieurs écrivains qui avaient acquis une grande réputation, sans jamais considérer les objets sous un point de vue général, et en ramenant toutes les idées morales et politiques à la littérature, au lieu de rattacher la littérature à toutes les idées morales et politiques.
Maintenant il est impossible de s’intéresser fortement à ces ouvrages, qui ne sont que spirituels, n’embrassent point les sujets qu’ils traitent dans leur ensemble, et ne les présentent jamais que par un côté, que par des détails qui ne se rallient ni aux idées premières, ni aux impressions profondes dont se compose la nature de l’homme.
Le style donc doit subir des changements, par la révolution qui s’est opérée dans les esprits et dans les institutions ; car le style ne consiste point seulement dans les tournures grammaticales : il tient au fond des idées, à la nature des esprits ; il n’est point une simple forme. Le style des ouvrages est comme le caractère d’un homme ; ce caractère ne peut être étranger ni à ses opinions, ni à ses sentiments ; il modifie tout son être.
Examinons donc quel style doit convenir à des écrivains philosophes, et chez une nation libre.
Les images, les sentiments et les idées représentent les mêmes vérités à l’homme sous trois formes différentes ; mais le même enchaînement, la même conséquence subsistent dans ces trois règles de l’entendement. Quand vous découvrez une pensée nouvelle, il y a dans la nature une image qui sert à la peindre, et dans le cœur un sentiment qui correspond à cette pensée par des rapports que la réflexion fait découvrir. Les écrivains ne portent au plus haut degré la conviction et l’enthousiasme, que lorsqu’ils savent toucher à la fois ces trois cordes, dont l’accord n’est autre chose que l’harmonie de la création.
C’est d’après la réunion plus ou moins complète de ces moyens d’influer sur le sentiment, l’imagination ou le jugement, que nous pouvons apprécier le mérite des différents auteurs. Il n’y a point de style digne de louange, s’il ne contient au moins deux des trois qualités qui, réunies, sont la perfection de l’art d’écrire.
Les aperçus fins, les pensées subtiles et déliées qui n’entrent point dans la grande chaîne des vérités générales, l’art de saisir des rapports ingénieux, mais qui exercent l’esprit à se séparer de l’âme, au lieu de puiser en elle sa principale force, cet art ne place point un auteur au premier rang. Si vous détaillez trop les idées, elles échappent aux images et aux sentiments, qui rassemblent au lieu de diviser. Les expressions abstraites qui ne rappellent en rien les mouvements du cœur de l’homme, et dessèchent son imagination, ne conviennent pas davantage à cette nature universelle dont un beau style doit représenter le sublime ensemble. Les images qui ne répandent de lumière sur aucune idée, ne sont que de bizarres fantômes ou des tableaux de simple amusement. Les sentiments qui ne réveillent dans la pensée aucune idée morale aucune réflexion générale, sont probablement des sentiments affectés qui ne répondent à rien de vrai dans aucun genre.
Marivaux, par exemple, ne présentant jamais que le côté recherché des aperçus de l’esprit, il n’y a ni philosophie, ni tableaux frappants dans ses écrits. Les sentiments qui ne peuvent se rapporter à des idées justes, ne sont point susceptibles d’images naturelles. Les pensées qui peuvent être offertes sous le double aspect du sentiment et de l’imagination, sont des pensées premières dans l’ordre moral ; mais les idées trop fines n’ont point de termes de comparaison dans la nature animée.
Dans les sciences exactes, vous n’avez besoin que des formes abstraites ; mais dès que vous traitez tout autre sujet philosophique, il faut rester dans cette région, où vous pouvez vous servir à la fois de toutes les facultés de l’homme, la raison, l’imagination et le sentiment ; facultés qui toutes concourent également, par divers moyens, au développement des mêmes vérités.
Fénelon accorde ensemble les sentiments doux et purs avec des images qui doivent leur appartenir ; Bossuet, les pensées philosophiques avec les tableaux imposants qui leur conviennent ; Rousseau, les passions du cœur avec les effets de la nature qui les rappellent ; Montesquieu est bien près, surtout dans le Dialogue d’Eucrate et de Sylla, de réunir toutes les qualités du style, l’enchaînement des idées, la profondeur des sentiments et la force des images. On trouve, dans ce dialogue, ce que les grandes pensées ont d’autorité et d’élévation avec l’expression figurée nécessaire au développement complet de l’aperçu philosophique ; et l’on éprouve, en lisant les belles pages de Montesquieu, non l’attendrissement ou l’ivresse que l’éloquence passionnée doit faire naître, mais l’émotion que cause ce qui est admirable en tout genre, l’émotion que les étrangers ressentent lorsqu’ils entrent pour la première fois dans Saint-Pierre de Rome, et qu’ils découvrent à chaque instant une nouvelle beauté qu’absorbaient, pour ainsi dire, la perfection et l’effet imposant de l’ensemble.
Malebranche a essayé de réunir, dans ses ouvrages de métaphysique, les images aux idées ; mais comme ses idées n’étaient pas justes, on n’a pu sentir que très imparfaitement la liaison qu’il voulait établir entre elles et ses images brillantes. Garat, dans ses Leçons aux Écoles normales, modèle de perfection en ce genre, et Rivarol, malgré quelques expressions recherchées, font concevoir parfaitement la possibilité de cette concordance entre l’image tirée de la nature physique, et l’idée qui sert à former la chaîne des principes et de leurs déductions dans l’ordre moral. Qui sait jusqu’où l’on pourra porter cette puissance d’analyse, qui, réunie à l’imagination, loin de rien détruire, donne à tout une nouvelle force, et, semblable à la nature, concentre dans un même foyer les éléments divers de la vie ?
Cette réunion, sans doute, est nécessaire à la perfection du style ; mais faut-il en conclure qu’on doive bannir absolument les ouvrages de pensée qui sont privés d’imagination dans le style, ou les livres d’imagination dépourvus de pensée ? Il ne faut rien exclure ; mais on doit convenir que les livres philosophiques qui n’en appellent jamais ni au sentiment, ni à l’imagination, servent d’une manière beaucoup moins utile à la propagation des idées, et que les ouvrages de littérature qui ne sont point remplis d’idées philosophiques, ou de cette mélancolie sensible qui retrace les grandes pensées, captivent tous les jours moins le suffrage des hommes éclairés.
Un livre sur les principes du goût, sur la peinture, sur la musique, peut être un livre philosophique, s’il parle à l’homme tout entier, s’il réveille en lui les sentiments et les pensées qui agrandissent toutes les questions. Un discours sur les intérêts les plus importants de la société humaine, peut fatiguer l’esprit, s’il ne contient que des idées de circonstance, s’il ne présente que les rapports étroits des objets les plus importants, s’il ne ramène pas la pensée aux considérations générales qui l’intéressent.
Le charme du style dispense de l’effort qu’exige la conception des idées abstraites ; les expressions figurées réveillent en vous tout ce qui a vie, les tableaux animés vous donnent la force de suivre la chaîne des pensées et des raisonnements. On n’a plus besoin de lutter contre les distractions, quand l’imagination qui les donne est captivée, et sert elle-même à la puissance de l’attention.
Les ouvrages purement littéraires, s’ils ne contiennent point cette sorte d’analyse qui agrandit tous les sujets qu’elle traite, s’ils ne caractérisent pas les détails, sans perdre de vue l’ensemble ; s’ils ne prouvent pas en même temps la connaissance des hommes et l’étude de la vie, paraissent, pour ainsi dire, des travaux puérils. On veut qu’un homme, dans un état libre, alors qu’il se fait remarquer par un livre, indique dans ce livre les qualités importantes que la république peut un jour réclamer d’un de ses citoyens, quel qu’il soit. Un ouvrage qui n’est pas écrit avec philosophie, classe son auteur parmi les artistes, mais non parmi les penseurs.
Depuis la révolution, on s’est jeté dans un défaut singulièrement destructeur de toutes les beautés du style ; on a voulu rendre toutes les expressions abstraites, abréger toutes les phrases par des verbes nouveaux qui dépouillent le style de toute sa grâce, sans lui donner même plus de précision69. Rien n’est plus contraire au véritable talent d’un grand écrivain. La concision ne consiste pas dans l’art de diminuer le nombre des mots ; elle consiste encore moins dans la privation des images. La concision qu’il faut envier, c’est celle de Tacite, celle qui est tout à la fois éloquente et énergique ; et loin que les images nuisent à cette brièveté de style justement admirée, les expressions figurées sont celles qui retracent le plus de pensées avec le moins de termes.
Ce n’est pas non plus perfectionner le style, que d’inventer des mots nouveaux. Les maîtres de l’art peuvent en faire recevoir quelques-uns, lorsqu’ils les créent involontairement, et comme entraînés par l’impulsion de leur pensée ; mais il n’est point, en général, de symptôme plus sûr de la stérilité des idées, que l’invention des mots. Lorsqu’un auteur se permet un mot nouveau, le lecteur qui n’y est point accoutumé, s’arrête pour le juger ; et cette distraction nuit à l’effet général et continu du style70.
Tout ce que nous avons dit sur le mauvais goût, peut s’appliquer également à tous les défauts du langage employé par plusieurs écrivains depuis dix ans ; cependant il est quelques-uns de ces défauts qui tiennent plus directement à l’influence des événements politiques. Je me propose de les relever en parlant de l’éloquence.
Le style se perfectionnera nécessairement ; d’une manière très remarquable, si la philosophie fait de nouveaux progrès. Les principes littéraires qui peuvent s’appliquer à l’art d’écrire, ont été presque tous développés ; mais la connaissance et l’étude du cœur humain doivent ajouter chaque jour au tact sûr et rapide des moyens qui font effet sur les esprits. En général, toutes les fois que le public impartial n’est pas ému, n’est pas entraîné, par un discours ou par un ouvrage, l’auteur a tort ; mais c’est presque toujours à ce qu’il lui manquait comme moraliste, qu’il faut attribuer ses fautes comme écrivain.
Il arrive sans cesse en société, lorsqu’on écoute des hommes qui ont le dessein de faire croire à leurs vertus ou à leur sensibilité, de remarquer combien ils ont mal observé la nature, dont ils veulent imiter les signes caractéristiques. Les écrivains font sans cesse des fautes semblables, quand ils veulent développer des sentiments profonds ou des vérités morales. Sans doute il est des sujets dans lesquels l’art ne peut suppléer à ce que l’on éprouve réellement ; mais il en est d’autres que l’esprit pourrait toujours traiter avec succès, si l’on avait profondément réfléchi sur les impressions que ressentent la plupart des hommes, et sur les moyens de les faire naître.
C’est la gradation des termes, la convenance et le choix des mots, la rapidité des formes, le développement de quelques motifs, le style enfin qui s’insinue dans la persuasion des hommes. Une expression qui ne change rien au fond des idées, mais dont l’application n’est pas naturelle, doit devenir l’objet principal pour la plupart des lecteurs. Une épithète trop forte peut détruire entièrement un argument vrai ; la plus légère nuance déroute entièrement l’imagination prête à vous suivre ; une obscurité de rédaction que la réflexion pénétrerait bien aisément, lasse tout à coup l’intérêt que vous inspiriez ; enfin le style exige quelques-unes des qualités nécessaires pour conduire les hommes. Il faut connaître leurs défauts, tantôt les ménager, tantôt les dominer ; mais se bien garder de cet amour-propre qui, accusant une nation plutôt que soi-même, ne veut pas prendre l’opinion générale pour juge suprême du talent.
Les idées en elles-mêmes sont indépendantes de l’effet qu’elles produisent ; mais le style ayant précisément pour but de faire adopter aux hommes les idées qu’il exprime, si l’auteur n’y réussit pas, c’est que sa pénétration n’a pas encore su découvrir la route qui conduit à ces secrets de l’âme, à ces principes du jugement dont il faut se rendre maître pour ramener à son opinion celle des autres.
C’est dans le style surtout que l’on remarque cette hauteur d’esprit et d’âme qui fait reconnaître le caractère de l’homme dans l’écrivain. La convenance, la noblesse, la pureté du langage ajoutent beaucoup dans tous les pays, et particulièrement dans un état où l’égalité politique est établie, à la considération de ceux qui gouvernent. La vraie dignité du langage est le meilleur moyen de prononcer toutes les distances morales, d’inspirer un respect qui améliore celui qui l’éprouve. Le talent d’écrire peut devenir l’une des puissances d’un état libre.
Lorsque les premiers magistrats d’un pays possèdent cette puissance, elle forme un lien volontaire entre les gouvernants et les gouvernés. Sans doute les actions sont la meilleure garantie de la moralité d’un homme : néanmoins je croirais qu’il existe un accent dans les paroles, et par conséquent un caractère dans les formes du style, qui atteste les qualités de l’âme avec plus de certitude encore que les actions même. Cette sorte de style n’est point un art que l’on puisse acquérir avec de l’esprit, c’est soi, c’est l’empreinte de soi.
Les hommes à imagination, en se transportant dans le rôle d’un autre, ont pu découvrir ce qu’un autre aurait dit ; mais quand on parle en son propre nom, ce sont ses propres sentiments que l’on montre, même alors que l’on fait des efforts pour les cacher. Il n’existe pas un seul auteur qui ait, en parlant de lui, su donner de lui-même une idée supérieure à la vérité : un mot, une transition fausse, une expression exagérée révèlent à l’esprit ce qu’on voulait lui dérober.
Si l’homme du plus grand talent, comme orateur, était accusé devant un tribunal, il serait impossible de ne pas juger, à sa manière de se défendre, s’il est innocent ou coupable. Toutes les fois que les paroles sont appelées en témoignage, on ne peut dénaturer dans le langage le caractère de vérité que la nature y a gravé ; ce n’est plus un art mensonger, c’est un signe irrécusable ; et ce qu’on éprouve échappe, de mille manières, dans ce qu’on dit.
L’homme vertueux serait trop à plaindre, s’il ne lui restait pas quelques preuves que le méchant ne pût lui dérober, un sceau divin que ses pareils ne dussent jamais méconnaître. L’expression calme d’un sentiment élevé, l’énonciation claire d’un fait, ce style de la raison qui ne convient qu’à la vertu, l’esprit ne peut le feindre : non seulement ce langage est le résultat des sentiments honnêtes, mais il les inspire encore avec plus de force.
La beauté noble et simple de certaines expressions en impose même à celui qui les prononce, et parmi les douleurs attachées à l’avilissement de soi-même, il faudrait compter aussi la perte de ce langage, qui cause à l’homme digne de s’en servir l’exaltation la plus pure et la plus douce émotion.
Ce style de l’âme, si je puis m’exprimer ainsi, est un des premiers moyens de l’autorité dans un gouvernement libre. Ce style provient d’une telle suite de sentiments en accord avec les vœux de tous les hommes honnêtes, d’une telle confiance et d’un tel respect pour l’opinion publique, qu’il est la preuve de beaucoup de bonheur précédent, et la garantie de beaucoup de bonheur à venir.
Quand un Américain, en annonçant la mort de Washington, disait : Il a plu à la divine Providence de retirer du milieu de nous cet homme, le premier dans la guerre, le premier dans la paix, le premier dans les affections de son pays
, que de pensées, que de sentiments étaient rappelés par ces expressions ! Ce retour vers la Providence ne nous indique-t-il pas qu’aucun ridicule n’est jeté dans ce pays éclairé, ni sur les idées religieuses, ni sur les regrets exprimés avec l’attendrissement du cœur. Cet éloge si simple d’un grand homme, cette gradation qui donne pour dernier terme de la gloire les affections de son pays, fait éprouver à l’âme la plus profonde émotion.
Que de vertus, en effet, l’amour d’une nation libre pour son premier magistrat ne suppose-t-il pas ! l’amour constant pour une réputation de près de vingt années, pour un homme qui, redevenu par son choix simple particulier, a traversé le pouvoir dans le voyage de la vie, comme une route qui conduisait à la retraite, à la retraite honorée par les plus nobles et les plus doux souvenirs !
Jamais, dans nos crises révolutionnaires, jamais aucun homme n’aurait parlé cette langue dont j’ai cité quelques mots remarquables ; mais dans tout ce qui nous est parvenu des rapports qui ont existé par écrit entre les magistrats d’Amérique et les citoyens, l’on retrouve ce style vrai, noble et pur dont la conscience de l’honnête homme est le génie inspirateur.
J’oserai dire que mon père est le premier, et jusqu’à présent le plus parfait modèle de l’art d’écrire, pour les hommes publics, de ce talent d’en appeler à l’opinion, de s’aider de son secours pour soutenir le gouvernement, de ranimer dans le cœur des hommes les principes de la morale, puissance dont les magistrats doivent se regarder comme les représentai, puissance qui leur donne seule le droit de demander à la nation des sacrifices. Malgré nos pertes en tout genre, il existe un progrès sensible, depuis M. Necker, dans la langue dont se servent les chefs de plusieurs gouvernements. Ils sont entrés en discussion avec la raison, quelquefois même avec le sentiment ; mais alors ils ont été, ce me semble, inférieurs à cette éloquence persuasive, dans laquelle aucun homme n’a, jusqu’à présent, encore égalé M. Necker.
Les gouvernements libres sont appelés sans cesse, par la forme même de leurs institutions, à développer et à commenter les motifs de leurs résolutions. Lorsque, dans les moments de péril, les magistrats n’adressaient aux François que les phrases banales, l’éloquence usitée par les partis entre eux, ils n’agissaient en rien sur l’opinion. L’esprit public s’affaiblissait à chaque inutile effort qu’on tentait pour le relever ; on sollicitait l’enthousiasme, et l’enthousiasme était plus que jamais loin de renaître, par cela même qu’on l’avait en vain évoqué.
Quand une fois la puissance de la parole est admise dans les intérêts politiques, elle devient de la plus haute importance. Dans les états où la loi despotique frappe silencieusement sur les têtes, la considération appartient précisément à ce silence, qui laisse tout supposer au gré de la crainte ou de l’espoir ; mais quand le gouvernement entre avec la nation dans l’examen de ses intérêts, la noblesse et la simplicité des expressions qu’il emploie peuvent seules lui valoir la confiance nationale.
Sans doute les plus grands hommes connus n’ont pas tous été distingués comme écrivains ; mais il en est très peu qui n’aient exercé l’empire de la parole. Tous les beaux discours, tous les mots célèbres des héros de l’antiquité, sont les modèles des grandes qualités du style : ce sont ces expressions inspirées par le génie ou la vertu que le talent s’efforce de recueillir ou d’imiter. Le laconisme des Spartiates, les mots énergiques de Phocion, réunissaient autant, et souvent mieux que les discours les plus soutenus, les attributs nécessaires à la puissance du langage ; cette manière de s’exprimer agissait sur l’imagination du peuple, caractérisait les motifs des actions du gouvernement, et faisait connaître avec force les sentiments des magistrats.
Tels sont les principaux secours que l’autorité politique peut retirer de l’art de parler aux hommes ; tels sont les avantages qu’assure à l’ordre, à la morale, à l’esprit public, le style mesuré, solennel et quelquefois touchant des hommes qui sont appelés à gouverner l’état. Mais ce n’est là qu’une partie encore de la puissance du langage ; et les bornes de la carrière que nous parcourons vont reculer au loin devant nous ; nous allons voir cette puissance s’élever à un bien plus haut degré, si nous la considérons lorsqu’elle défend la liberté, lorsqu’elle protège l’innocence, lorsqu’elle lutte contre l’oppression ; si nous l’examinons, en un mot, sous le rapport de l’éloquence.
Chapitre VIII.
De l’éloquence §
Dans les pays libres, la volonté des nations décidant de leur destinée politique, les hommes recherchent et acquièrent au plus haut degré les moyens d’influer sur cette volonté ; et le premier de tous, c’est l’éloquence. Les efforts s’accroissent toujours en proportion de la récompense ; et lorsque la nature du gouvernement promet à l’homme de génie la puissance et la gloire, des vainqueurs dignes de remporter un tel prix ne tardent point à se présenter. L’émulation développe des talents, qui seraient demeurés inconnus, dans les états où l’on ne pourrait offrir à une âme fière aucun but qui fut digne d’elle.
Examinons cependant pourquoi, depuis les premières années de la révolution, l’éloquence s’altère et se détériore en France, au lieu de suivre les progrès naturels dans les assemblées délibérantes ; examinons comment elle pourrait renaître et se perfectionner, et terminons par un aperçu général sur l’utilité dont elle est aux progrès de l’esprit humain et au maintien de la liberté.
La force dans les discours ne peut être séparée de la mesure. Si tout est permis, rien ne peut produire un grand effet. Ménager les convenances morales, c’est respecter les talents, les services et les vertus ; c’est honorer dans chaque homme les droits que sa vie lui donne à l’estime publique. Si vous confondez par une égalité grossière et jalouse ce que distingue l’inégalité naturelle, votre état social ressemble à la mêlée d’un combat dans lequel l’on n’entend plus que des cris de guerre ou de fureur. Quels moyens reste-t-il alors à l’éloquence pour frapper les esprits par des pensées ou des expressions heureuses, par le contraste du vice et de la vertu, par la louange ou par le blâme distribués avec justice ? Dans ce chaos de sentiments et d’idées qui a existé pendant quelque temps en France, aucun orateur ne pouvait flatter par son estime, ni flétrir par son mépris, aucun homme ne pouvait être honoré ni dégradé.
Dans un tel état de choses, comment tomber ? comment s’élever ? À quoi sert-il d’accuser ou de défendre ? où est le tribunal qui peut absoudre ou condamner ? Qu’y a-t-il d’impossible ? qu’y a-t-il de certain ? Si vous êtes audacieux, qui étonnerez-vous ? si vous vous taisez, qui le remarquera ? Où est la dignité, si rien n’est à sa place ? Quelles difficultés a-t-on à vaincre, s’il n’existe aucune barrière ? mais aussi quels monuments peut-on fonder, si l’on n’a point de base ? On peut parcourir en tout sens l’injure et l’éloge, sans faire naître l’enthousiasme ni la haine. On ne sait plus ce qui doit fixer l’appréciation des hommes ; les calomnies commandées par l’esprit de parti, les louanges inspirées par la terreur ont tout révoqué en doute, et la parole errante frappe l’air sans but et sans effet.
Quand Cicéron voulut défendre Murena contre l’autorité de Caton, il fut éloquent, parce qu’il sut à la fois honorer et combattre la réputation d’un homme tel que Caton. Mais dans nos assemblées, où toutes les invectives étaient admises contre tous les caractères, qui aurait saisi la nuance délicate des expressions de Cicéron ? à qui viendrait-il dans l’esprit de s’imposer une contrainte inutile, puisque personne n’en comprendrait le motif et n’en recevrait l’impression ? Une voix de Stentor criant à la tribune : Caton est un contre-révolutionnaire, un stipendié de nos ennemis ; et je demande que la mort de ce grand coupable satisfasse enfin la justice nationale, ferait oublier l’éloquence de Cicéron.
Dans un pays où l’on anéantit tout l’ascendant des idées morales, la crainte de la mort peut seule remuer les âmes. La parole conserve encore la puissance d’une arme meurtrière ; mais elle n’a plus de force intellectuelle. On s’en détourne, on en a peur comme d’un danger, mais non comme d’une insulte ; elle n’atteint plus la réputation de personne. Cette foule d’écrivains calomniateurs émoussent jusqu’au ressentiment qu’ils inspirent ; ils ôtent successivement à tous les mots dont ils se servent, leur puissance naturelle. Une âme délicate éprouve une sorte de dégoût pour la langue dont les expressions se trouvent dans les écrits de pareils hommes. Le mépris des convenances prive l’éloquence de tous les effets qui tiennent à la sagesse de l’esprit et à la connaissance des hommes, et le raisonnement ne peut exercer aucun empire dans un pays où l’on dédaigne jusqu’à l’apparence même du respect pour la vérité.
À plusieurs époques de notre révolution, les sophismes les plus révoltants remplissaient seuls de certains discours ; les phrases de parti, que répétaient à l’envi les orateurs, fatiguaient les oreilles et flétrissaient les cœurs. Il n’y a de variété que dans la nature ; les sentiments vrais inspirent seuls des idées neuves. Quel effet pouvaient produire cette violence monotone, ces termes si forts, qui laissaient l’âme si froide ? Il est temps de vous révéler la vérité tout entière. La nation était ensevelie dans un sommeil pire que la mort : mais la représentation nationale était là. Le peuple est debout, etc. Ou dans un autre sens : Le temps des abstractions est passé ; l’ordre social est raffermi sur ses bases, etc. Je m’arrête ; car cette imitation deviendrait aussi fatigante que la réalité même : mais on pourrait extraire des adresses, des journaux et des discours, des pages nombreuses, dans lesquelles on verrait la parole marcher sans la pensée, sans le sentiment, sans la vérité, comme une espèce de litanie, comme si l’on exorcisait avec des phrases convenues l’éloquence et la raison.
Quel talent pouvait s’élever à travers tant de mots absurdes, insignifiants, exagérés ou faux, ampoulés ou grossiers ? Comment arriver à l’âme endurcie contre les paroles par tant d’expressions mensongères ? Comment convaincre la raison fatiguée par l’erreur, et devenue soupçonneuse par les sophismes ? Les individus des mêmes partis, liés entre eux par des intérêts d’une importante solidarité, se sont accoutumés en France à ne regarder les discours que comme le mot d’ordre qui doit rallier des soldats servant dans la même cause.
L’esprit serait moins faussé, l’éloquence ne serait point perdue, si l’on s’était contenté de commander, dans les délibérations comme à la guerre, par le simple signe de la volonté. Mais en France, la force, en recourant à la terreur, a voulu cependant y joindre encore une espèce d’argumentation ; et la vanité de l’esprit s’unissant à la véhémence du caractère, s’est empressée de justifier par des discours les doctrines les plus absurdes et les actions les plus injustes. À qui ces discours étaient-ils destinés ? Ce n’était pas aux victimes ; il était difficile de les convaincre de l’utilité de leur malheur : ce n’était pas aux tyrans ; ils ne se décidaient par aucun des arguments dont ils se servaient eux-mêmes : ce n’était pas à la postérité ; son inflexible jugement est celui de la nature des choses. Mais on voulait s’aider du fanatisme politique, et mêler dans quelques têtes ce que certains principes ont de vrai, avec les conséquences iniques et féroces que les passions savaient en tirer. Ainsi l’on créait un despotisme raisonneur mortellement fatal à l’empire des lumières.
Le son pur de la vérité qui fait éprouver à l’âme un sentiment si doux et si exalté, ces expressions justes et nobles d’un cœur content de lui, d’un esprit de bonne foi, d’un caractère sans reproches, on ne savait à quels hommes, à quelles opinions les adresser, sous quelle voûte les faire entendre ; et la fierté, naturelle à la franchise, portait au silence bien plutôt qu’à d’inutiles efforts.
La première des vérités, la morale, est aussi la source la plus féconde de l’éloquence ; mais lorsqu’une philosophie licencieuse se plaît à tout rabaisser pour tout confondre, quelle vertu votre voix peut-elle encore honorer ? Que rendrez-vous éclatant dans ces ténèbres ? que ferez-vous sortir de cette poussière ? comment donnerez-vous de l’enthousiasme aux hommes qui ne craignent ni n’espèrent rien de la renommée, et ne reconnaissent plus entre eux les mêmes principes pour juges des mêmes actions.
La morale est inépuisable en sentiments, en idées heureuses pour l’homme de génie qui sait s’en pénétrer ; c’est avec cet appui qu’il se sent fort, et s’abandonne sans crainte à sou inspiration. Ce que les anciens appelaient l’esprit divin, c’était sans doute la conscience de la vertu dans l’âme du juste, la puissance de la vérité réunie à l’éloquence du talent. Mais, de nos jours, tant d’hommes craignaient de se livrer à la morale, de peur de la trouver accusatrice de leur propre vie ! tant d’hommes n’admettaient aucune idée générale avant de l’avoir comparée avec leurs actions et leurs intérêts particuliers ! D’autres sans inquiétudes sur eux-mêmes, mais ne voulant point blesser les souvenirs de quelques-uns de leurs auditeurs, n’osaient parler avec enthousiasme de la justice et de l’équité ; ils essayaient de présenter la morale avec détour, de lui donner la forme de l’utilité politique, de voiler les principes, de transigera la fois avec l’orgueil et les remords qui s’avertissent mutuellement de leurs irritables intérêts.
Le crime pouvait troubler le jugement, dérouter la raison à force de véhémence ; mais la vertu n’osait se développer tout entière : elle voulait convaincre, et craignait d’offenser. On ne peut être éloquent, dès qu’il faut s’abstenir de la vérité.
Les barrières imposées par des convenances respectables servent, comme je l’ai dit, aux succès mêmes de l’éloquence ; mais lorsque, par condescendance pour l’injustice ou l’égoïsme, l’on est obligé de réprimer les mouvements d’une âme élevée, lorsque ce sont non seulement les faits et leur application qu’il faut éviter, mais jusqu’aux considérations générales qui pourraient offrir à la pensée tout l’ensemble des idées vraies, toute l’énergie des sentiments honnêtes, aucun homme soumis à de telles contraintes ne peut être éloquent, et l’orateur encore estimable, qui doit parler dans de telles circonstances, choisira naturellement les phrases usées, celles sur lesquelles l’expérience des passions a été déjà faite, celles qui, reconnues inoffensives, passent à travers toutes les fureurs sans les exciter.
Les factions servent au développement de l’éloquence, tant que les factieux ont besoin de l’opinion des hommes impartiaux, tant qu’ils se disputent entre eux l’assentiment volontaire de la nation ; mais quand les mouvements politiques sont arrivés à ce terme où la force seule décide entre les partis, ce qu’ils y adjoignent de moyens de parole, de ressources de discussion, perd l’éloquence et dégrade l’esprit au lieu de le développer. Parler dans le sens du pouvoir injuste, c’est s’imposer la servitude la plus détaillée. Il faut soutenir chaque absurdité dont est formée la longue chaîne qui conduit à la résolution coupable ; et le caractère resterait, s’il est possible, plus intact encore après des actions blâmables que la colère aurait inspirées, qu’après ces discours dans lesquels la bassesse ou la cruauté se distillent goutte à goutte avec une sorte d’art que l’on s’efforce de rendre ingénieux.
Quelle honte cependant que de montrer de l’esprit à l’appui des actes de rigueur ou de servitude ! quelle honte d’avoir encore de l’amour-propre quand on n’a plus de fierté ! de penser à ses succès quand on sacrifie le bonheur des autres ! de mettre enfin au service du pouvoir injuste cette sorte de talent sans conscience, qui prête aux hommes puissants les idées et les expressions comme des satellites de la force, chargés de faire faire place en avant de l’autorité !
Personne ne contestera que l’éloquence ne soit tout à fait dénaturée en France depuis plusieurs années ; mais beaucoup affirmeront qu’il est impossible qu’elle renaisse et se perfectionne. D’autres prétendront que le talent oratoire est nuisible au repos, à la liberté même d’un pays. Ce sont ces deux erreurs que je crois utile de réfuter.
Dans quel espoir désirez-vous, pourrait-on me dire, que des hommes éloquents se fassent entendre ? L’éloquence ne peut se composer que d’idées morales et de sentiments vertueux : et dans quels cœurs retentiraient maintenant des paroles généreuses ? Après dix ans de révolution, qui s’émeut encore pour la vertu, la délicatesse, ou même la bonté ? Cicéron, Démosthène, les plus grands orateurs de l’antiquité, s’ils existaient de nos jours, pourraient-ils agiter l’imperturbable sang-froid du vice ? feraient-ils baisser ces regards que la présence d’un honnête homme ne trouble plus ? Dites à ces tranquilles possesseurs des jouissances de la vie que leurs intérêts sont menacés, et vous inquiéterez leur âme impassible ; mais que leur apprendrait l’éloquence ? Elle invoquerait contre eux le mépris de la vertu : eh ! depuis longtemps ne savent-ils pas que chacun de leurs jours en est couvert ? Vous adresserez-vous aux hommes avides d’acquérir de la fortune, nouveaux qu’ils sont aux habitudes comme aux jouissances qu’elle permet ? Si vous leur inspiriez un instant de nobles desseins, le courage leur manquerait pour les accomplir. N’ont-ils pas à rougir de leur déplorable vie ? Il est sans force, l’homme à qui l’on peut reprocher des bassesses : ne craint-il pas toutes les voix qui peuvent l’accuser ? Ne craint-il pas la justice, la liberté, la morale, tout ce qui rend à l’opinion sa force et à la vérité son rang ? Voulez-vous du moins faire entendre aux caractères haineux quelques paroles de bienveillance : vous serez également repoussé. Si vous parlez au nom de la puissance, ils vous écouteront avec respect, quel que soit votre langage ; mais si vous réclamez pour le faible, si votre nature généreuse vous fait préférer la cause délaissée par la faveur et recueillie par l’humanité, vous n’exciterez que le ressentiment de la faction dominante. Vous vivez dans un temps où l’on est indigné contre le malheur, irrité contre l’opprimé, où la colère s’enflamme à l’aspect du vaincu, où l’on s’attendrit, où l’on s’exalte pour le pouvoir, dès qu’on entre en partage avec lui.
Que fera l’éloquence au milieu de tels sentiments, l’éloquence à laquelle il faut, pour être touchante et sublime, un péril à braver, un malheureux à défendre, et la gloire pour prix du courage ? En appellera-t-elle à la nation ? Hélas ! cette nation malheureuse n’a-t-elle pas entendu prodiguer les noms de toutes les vertus pour défendre tous les crimes ? Pourra-t-elle encore reconnaître l’accent de la vérité ? Les meilleurs citoyens reposent dans la tombe, et la multitude qui reste ne vit plus ni pour l’enthousiasme, ni pour la gloire, ni pour la morale ; elle vit pour le repos que troubleraient presque également et les fureurs du crime, et les généreux élans de la vertu.
Ces objections pourraient décourager pendant quelque temps mon espérance ; néanmoins il me paraît impossible que tout ce qui est bien en soi n’acquière pas à la fin un grand ascendant, et je crois toujours que ce sont les orateurs ou les écrivains qu’il faut accuser, lorsque des discours prononcés au milieu d’un très grand nombre d’hommes, ou des livres qui ont le public entier pour juge, ne produisent aucun effet.
Sans doute quand vous vous adressez à quelques individus réunis par le lien d’un intérêt commun, ou d’une crainte commune, aucun talent ne peut agir sur eux ; ils ont depuis longtemps tari dans leurs cœurs la source naturelle qui peut sortir du rocher même à la voix d’un prophète divin ; mais quand vous êtes entourés d’une multitude qui contient tous les éléments divers, les hommes impartiaux, les hommes sensibles, les hommes faibles qui se rassurent à côté des hommes forts ; si vous parlez à la nature humaine, elle vous répondra ; si vous savez donner cette commotion électrique dont l’être moral contient aussi le principe, ne craignez plus ni le sang-froid de l’insouciant, ni la moquerie du perfide, ni le calcul de l’égoïste, ni l’amour-propre de l’envieux ; toute cette multitude est à vous. Échappe-t-elle aux beautés de l’art tragique, aux sons divins d’une musique céleste, à l’enthousiasme des chants guerriers ? pourquoi donc se refuserait-elle à l’éloquence ? L’âme a besoin d’exaltation ; saisissez ce penchant, enflammez ce désir, et vous enlèverez l’opinion.
Quand on se rappelle les visages froids et composés que l’on rencontre dans le monde, j’en conviens, on croit impossible de remuer les cœurs ; mais la plupart des hommes connus sont engagés par leurs actions passées, par leurs intérêts, par leurs relations politiques. Jetez les yeux sur une foule nombreuse ; combien de fois ne vous arrive-t-il pas de rencontrer des traits dont l’expression amie, dont la douceur, dont la bonté vous présagent une âme encore ignorée, qui entendrait la vôtre, et céderait à vos sentiments ! Eh bien ! cette foule vous représente la véritable nation. Oubliez ce que vous savez, ce que vous redoutez de tels ou tels hommes ; livrez-vous à vos pensées, à vos émotions ; voguez à pleines voiles, et malgré tous les écueils, tous les obstacles, vous arriverez ; vous entraînerez avec vous toutes les affections libres, tous les esprits qui n’ont reçu ni l’empreinte d’aucun joug, ni le prix de la servitude.
Mais par quels moyens peut-on se flatter de perfectionner l’éloquence, s’il est vrai que l’on puisse encore en espérer quelques succès ? L’éloquence appartenant plus aux sentiments qu’aux idées, paraît moins susceptible que la philosophie de progrès indéfinis. Cependant, comme les pensées nouvelles développent de nouveaux sentiments, les progrès de la philosophie doivent fournir à l’éloquence de nouveaux moyens.
Les idées intermédiaires peuvent être tracées d’une manière plus rapide, lorsque l’enchaînement d’un très grand nombre de vérités est généralement connu ; l’intervalle des morceaux de mouvement peut être rempli par des raisonnements forts, l’esprit peut être constamment soutenu dans la région des pensées hautes ; et l’on peut l’intéresser par des réflexions morales, universellement comprises, sans être devenues communes. Ce qui est sublime dans quelques discours anciens, ce sont les mots que l’on ne peut ni prévoir, ni oublier, et qui laissent trace dans les siècles, comme de belles actions. Mais si la méthode et la précision du raisonnement, le style, les idées accessoires sont susceptibles de perfectionnement, les discours des modernes peuvent acquérir, par leur ensemble, une grande supériorité sur les modèles de l’antiquité ; et ce qui appartient à l’imagination même produirait nécessairement plus d’effet, si rien n’affaiblissait cet effet, si tout servait au contraire à l’accroître.
Dans ce qui caractérise l’éloquence, le mouvement qui l’inspire, le génie qui la développe, il faut une grande indépendance, au moins momentanée, de tout ce qui nous environne ; il faut s’élever au-dessus du danger, s’il existe, au-dessus de l’opinion que l’on attaque, des hommes que l’on combat, de tout, hors sa conscience et la postérité. Les pensées philosophiques vous placent naturellement à cette élévation où l’expression de la vérité devient si facile, où l’image, où la parole énergique qui peut la peindre se présentent aisément à l’esprit animé du feu le plus pur.
Cette élévation n’ôte rien à la vivacité des sentiments, à cette ardeur si nécessaire à l’éloquence, à cette ardeur qui seule lui donne un accent, une énergie irrésistibles, un caractère de domination que les hommes reconnaissent souvent malgré eux, que souvent ils contestent, mais dont ils ne peuvent jamais se défendre.
Si vous supposez un homme que la réflexion ait rendu tout à fait insensible aux événements qui l’environnent, un caractère semblable à celui d’Épictète ; son style, s’il écrit, ne sera point éloquent :mais lorsque l’esprit philosophique règne dans la classe éclairée de la société, il s’unit aux passions les plus véhémentes ; ce n’est pas le résultat du travail de chaque homme sur lui-même ; c’est une opinion établie dès l’enfance, une opinion qui, se mêlant à tous les sentiments de la nature, agrandit les idées sans refroidir les âmes. Un très petit nombre d’hommes se vouait, chez les anciens, à cette morale stoïcienne qui réprimait tous les mouvements du cœur : la philosophie des modernes, quoiqu’elle agisse plus sur l’esprit que sur le caractère, n’est qu’une manière de considérer tous les objets de la vie. Cette manière de voir étant adoptée par les hommes éclairés, influe sur la teinte générale des idées, mais ne triomphe pas des affections ; elle ne parvient à détruire ni l’amour, ni l’ambition, ni aucun de ces intérêts instantanés dont l’imagination des hommes ne cesse point de s’occuper, alors même que leur raison en est détrompée : mais cette philosophie purement méditative jette dans la peinture des passions un caractère de mélancolie qui donne à leur langage un nouveau degré de profondeur et d’éloquence.
Ce sentiment de mélancolie que chaque siècle doit développer de plus en plus dans le cœur humain, peut donner à l’éloquence un très grand caractère. L’homme le plus ardent pour ce qu’il souhaite, lorsqu’il est doué d’un génie supérieur, se sent au-dessus du but quelconque qu’il poursuit ; et cette idée vague et sombre revêt les expressions d’une couleur qui peut être à la fois imposante et sensible.
Mais si les vérités morales parviennent un jour à la démonstration, et que la langue qui doit les exprimer arrive presque à la précision mathématique, que deviendra l’éloquence ? Tout ce qui tient à la vertu dérivant d’une autre source, ayant un autre principe que le raisonnement, l’éloquence régnera toujours dans l’empire qu’elle doit posséder. Elle ne s’exercera plus sur tout ce qui a rapport aux sciences politiques et métaphysiques, sur toutes les idées abstraites de quelque nature qu’elles soient ; mais elle n’en sera que plus honorée : car on ne pourra plus la présenter comme dangereuse, si elle se concentre dans son foyer naturel, dans la puissance des sentiments sur notre âme.
Il s’établit depuis quelque temps un système absurde relativement à l’éloquence. Frappé de tous les abus qu’on a faits de la parole depuis la révolution, l’on déclame contre l’éloquence ; l’on veut nous prémunir contre ce danger qui, certes, n’est pas encore imminent ; et comme si la nation française était condamnée à parcourir sans cesse tout le cercle des idées fausses, parce que des hommes ont soutenu violemment et souvent même grossièrement de très injustes causes, on ne veut plus que des esprits droits appellent les sentiments au secours des idées justes.
Je crois, au contraire, qu’on pourrait soutenir que tout ce qui est éloquent est vrai ; c’est-à-dire que dans un plaidoyer en faveur d’une mauvaise cause, ce qui est faux, c’est le raisonnement ; mais que l’éloquence proprement dite est toujours fondée sur une vérité : il est facile ensuite de dévier dans l’application, ou dans les conséquences de cette vérité ; mais c’est alors dans le raisonnement que consiste l’erreur. L’éloquence ayant toujours besoin du mouvement de l’âme, ne s’adresse qu’aux sentiments des hommes, et les sentiments de la multitude sont toujours pour la vertu. Il est souvent arrivé de séduire un individu, en lui parlant seul, par des motifs malhonnêtes ; mais l’homme, en présence des hommes, ne cède qu’à ce qu’il peut avouer sans rougir.
Le fanatisme de la religion ou de la politique a fait commettre d’horribles excès, en remuant les assemblées par des paroles incendiaires ; mais c’était la fausseté du raisonnement, et non le mouvement de l’âme, qui rendait ces paroles funestes.
Ce qui est éloquent dans le fanatisme de la religion, ce sont les sentiments qui conseillent le sacrifice de soi-même pour ce qui est bien, pour ce qui peut plaire à l’être bienfaisant, protecteur de cet univers ; mais ce qui est faux, c’est le raisonnement qui vous persuade qu’il est bien d’assassiner ceux qui diffèrent de vos opinions, et qu’une intelligence d’une vertu suprême exige de tels attentats.
Ce qui est vrai dans le fanatisme politique, c’est l’amour de son pays, de la liberté, de la justice, égale pour tous les hommes, comme la Providence éternelle ; mais ce qui est faux, c’est le raisonnement qui justifie tous les crimes pour arriver au but que l’on croit utile.
Examinez tous les sujets de discussion parmi les hommes, tous les discours célèbres qui ont fait partie de ces discussions, et vous verrez que l’éloquence se fondait toujours sur ce qu’il y avait de vrai dans la question, et que le raisonnement seul la dénaturait, parce que le sentiment ne peut errer en lui-même, et que les conséquences que l’argumentation tire du sentiment sont les seules erreurs possibles. Ces erreurs subsisteront tant que la langue de la logique ne sera pas fixée de la manière la plus positive, et mise à la portée du plus grand nombre.
Il est encore, je le sais, beaucoup d’arguments qu’on pourrait essayer de diriger contre l’éloquence. Néanmoins il en est d’elle comme de tous les biens que permet notre destinée : ils ont tous des inconvénients, que l’on fait ressortir seuls, si le vent de la faction souffle dans ce sens ; mais en se livrant ainsi à l’examen des choses, quel don de la nature paraîtrait exempt de maux ? L’imperfection humaine laisse toujours un côté sans défense ; et la raison n’a d’autre usage que de nous décider pour la majorité des avantages contre telle ou telle objection partielle.
Le raisonnement, dans ses formes didactiques, ne suffit point pour défendre la liberté dans toutes les circonstances ; lorsqu’il faut braver un danger quelconque pour prendre une résolution généreuse, l’éloquence est seule assez puissante pour donner l’impulsion nécessaire dans les grands périls. Un très petit nombre de caractères vraiment distingués pourrait se décider dans le calme de la retraite par le seul sentiment de la vertu ; mais lorsqu’il faut du courage pour accomplir un devoir, la plupart des hommes, même bons, ne se confient en leurs forces que quand leur âme est émue, et n’oublient leurs intérêts que quand leur sang est agité. L’éloquence tient lieu de la musique guerrière ; elle précipite les âmes contre le danger. Les assemblées ont alors le courage et les vertus de l’homme le plus distingué qui soit dans leur sein. Ce n’est que par l’éloquence que les vertus d’un seul deviennent communes à tous ceux qui l’entourent. Si vous interdisiez l’éloquence, une réunion d’hommes serait toujours conduite par les sentiments les plus vulgaires ; car dans l’état habituel, ces sentiments sont ceux du plus grand nombre, et c’est au talent de la parole que l’on a dû toutes les résolutions nobles et intrépides que les hommes rassemblés ont jamais adoptées.
Si vous interdisiez l’éloquence, vous détruiriez la gloire ; il faut que l’on puisse s’abandonner à l’expression de l’enthousiasme pour faire naître ce sentiment dans les autres ; il faut que tout soit libre pour que la louange le soit, pour qu’elle ait ce caractère qui commande à la raison et à la postérité.
Enfin, quand on persisterait à croire l’éloquence dangereuse, que l’on réfléchisse un moment sur tout ce qu’il faut faire pour l’étouffer, et l’on verra qu’il en est d’elle comme des lumières, comme de la liberté, comme de tous les grands développements de l’esprit humain. Il se peut que des malheurs soient attachés à ces avantages ; mais pour se préserver de ces malheurs, il faut anéantir tout ce qu’il y a d’utile, de grand et de généreux dans l’exercice des facultés morales. C’est la dernière pensée que je me propose de développer en terminant cet ouvrage.
Chapitre IX et dernier.
Conclusion §
La perfectibilité de l’espèce humaine est devenue l’objet des sourires indulgents et moqueurs de tous ceux qui regardent les occupations intellectuelles comme une sorte d’imbécillité de l’esprit, et ne considèrent que les facultés qui s’appliquent instantanément aux intérêts de la vie. Ce système de perfectibilité est aussi combattu par quelques penseurs ; mais il a surtout contre lui dans ce moment, en France, ces sentiments irréfléchis, ces affections passionnées qui confondent ensemble les idées les plus contraires, et servent merveilleusement les hommes criminels, en leur supposant des prétextes honorables. Lorsqu’on accuse la philosophie des forfaits de la révolution, l’on rattache d’indignes actions à de grandes pensées, dont le procès est encore pendant devant les siècles. Il vaudrait mieux rendre plus profond encore l’abîme qui sépare le vice de la vertu, réunir l’amour des lumières à celui de la morale, attirer à elle tout ce qu’il y a d’élevé parmi les hommes, afin de livrer le crime à tous les genres de honte, d’ignorance et d’avilissement ; mais, quelle que soit l’opinion qu’on ait adoptée sur ces conquêtes du temps, sur cet empire indéfini de la raison, il me semble qu’il est un argument qui convient également à toutes les manières de voir. L’on dit que les lumières et tout ce qui dérive d’elles, l’éloquence, la liberté politique, l’indépendance des opinions religieuses, troublent le repos et le bonheur de l’espèce humaine. Mais que l’on réfléchisse sur les moyens qu’il faut employer pour arrêter la tendance des hommes vers les lumières ! Que l’on se demande comment empêcher ce mal, si c’en est un, à moins de recourir à des moyens affreux en eux-mêmes, et définitivement infructueux !
J’ai tenté de montrer avec quelle force la raison philosophique, malgré tous les obstacles, après tous les malheurs, a toujours su se frayer une route, et s’est développée successivement dans tous les pays, dès qu’une tolérance quelconque, quelque modifiée qu’elle pût être, a permis à l’homme de penser. Comment donc forcer l’esprit humain à rétrograder, et lors même qu’on aurait obtenu ce triste succès, comment prévenir toutes les circonstances qui pourront donner aux facultés morales une impulsion nouvelle ? On désire d’abord, et les rois même sont de cet avis, que la littérature et les arts fassent des progrès. Or, ces progrès tiennent nécessairement à toutes les pensées qui doivent mener la réflexion beaucoup au-delà des sujets qui l’ont fait naître. Dès que les ouvrages de littérature ont pour but de remuer l’âme, ils approchent nécessairement des idées philosophiques, et les idées philosophiques conduisent à toutes les vérités. Quand on imiterait l’inquisition d’Espagne et le despotisme de Russie, il faudrait encore être assuré que dans aucun pays de l’Europe, il ne s’établira d’autres institutions ; car les simples rapports de commerce, même lorsqu’on interdirait les autres, finiraient par communiquer à un pays les lumières des pays voisins.
Les sciences physiques ayant pour but une utilité immédiate, aucun gouvernement ne veut ni ne peut les interdire ; et comment l’étude de la nature ne bannirait-elle pas la croyance de certains dogmes ? comment l’indépendance religieuse ne conduirait-elle pas au libre examen de toutes les autorités de la terre ? On peut, dira-t-on, réprimer les excès sans entraver la raison. Qui réprimera ces excès ? — le gouvernement. — Peut-il jamais être considéré comme une puissance impartiale ? et les bornes qu’il voudra poser aux recherches de la pensée ne seront-elles pas précisément celles que les esprits ardents voudront franchir ?
Si vous portez une nation vers les amusements et les voluptés, si vous énervez en elle toutes les qualités fortes et courageuses pour la détourner de la pensée, qui vous défendra contre des voisins belliqueux ? Si vous échappez à la conquête, tous les vices néanmoins s’introduiront chez vous, parce qu’il n’existera plus parmi les hommes que le seul intérêt du plaisir, et par conséquent de la fortune. Or, parmi les mobiles d’action, il n’en est point qui avilisse et déprave davantage. Si vous inspirez à tous l’amour de la guerre, peut-être ferez-vous renaître le mépris de la pensée ; mais tous les maux de la féodalité pèseront sur vous. Il y a plus, la passion des armes trompera bientôt votre espoir. Dès que vous donnez à l’âme une impulsion forte, vous ne pouvez arrêter son essor. La valeur guerrière, cette qualité qui produit toujours un enthousiasme nouveau, cette qualité qui réunit tout ce qui peut frapper l’imagination, enivrer l’âme, la valeur guerrière que vous appelez à l’aide du despotisme, inspire l’amour de la gloire, et l’amour de la gloire devient bientôt le plus terrible ennemi de ce despotisme. Les mots les plus remarquables, les discours les plus éclatants ont été prononcés à la veille des batailles, au milieu de leurs dangers, dans ces circonstances périlleuses qui élèvent l’homme courageux et développent en lui toutes ses facultés à la fois. Cette éloquence des combats est bientôt imitée dans les luttes civiles. Dès que les sentiments généreux, de quelque nature qu’ils soient, peuvent s’exprimer sans contrainte, l’éloquence, ce talent qu’il semble si facile d’étouffer, puisqu’il est si rare d’y atteindre, renaît, grandit, se développe et s’empare de tous les sujets importants.
Partout où il a existé quelques institutions sages, soit pour améliorer l’administration, soit pour garantir la liberté civile ou la tolérance religieuse, soit pour exciter le courage et la fierté nationale, les progrès des lumières se sont aussitôt signalés. Ce n’est que par la servitude et l’avilissement le plus absolu, qu’on peut les combattre avec succès. Les tremblements de terre de la Calabre, la peste de la Turquie, les glaces éternelles de la Russie et du Kamtschatka, tous les fléaux de la nature enfin, sont les véritables alliés du système qui voudrait arrêter le développement des facultés de l’homme. Il faut invoquer tous les malheurs et tous les vices pour empêcher les nations de s’éclairer.
Tout ce que l’on dit pour et contre les lumières ressemble aux inconvénients et aux avantages qu’on peut attribuer à la vie. Si l’on pouvait faire goûter à l’homme la sorte de repos dont jouissent les êtres qui n’ont reçu de la nature que l’existence physique, ce serait un bien peut-être, puisque la faculté de souffrir serait diminuée. Mais pour réduire l’homme à cet état, il faut le tourmenter sans cesse ; car tendant toujours à y échapper par la force même de la nature, pour arrêter cette tendance, il faut le précipiter par la douleur dans l’abrutissement. L’on peut donc dire aux ennemis comme aux partisans des lumières, qu’il est un point sur lequel ils doivent également s’accorder, s’ils sont amis de l’humanité ; c’est sur l’impossibilité de contraindre le cours naturel de l’esprit humain, sans accabler les hommes de maux bien plus funestes encore que tous ceux dont on peut accuser les progrès des lumières.
Ces progrès, au contraire, sagement conduits, ne sont jamais qu’une source de biens et de jouissances : si la plupart des hommes ont senti le besoin d’un avenir par-delà cette vie, d’un appel à l’inconnu dans les tourments de l’âme, ne faut-il pas, dans les intérêts même du monde, un principe de décision entre les opinions diverses, qui n’ont aucun rapport direct avec la morale, et sur lesquelles elle ne prononce point ? Les vérités philosophiques ont sur l’esprit éclairé qui les admet le même empire que la vertu sur une âme honnête. Ces vérités sont un mobile d’émulation indépendant des circonstances, un but qui console des revers, et ne soumet pas le bonheur au succès. Si la route de la pensée vers le perfectionnement des facultés n’était pas impérieusement tracée, il faudrait donc observer sans cesse l’opinion qui domine chaque jour, se consumer dans le calcul qui peut démontrer l’avantage actuel d’une résolution, se consumer aussi dans le regret, si cette résolution n’a point d’effets immédiatement utiles ; quel travail pourrait-on faire alors sur soi-même qui n’avilit et ne dégradât la raison ? Qu’est-ce que l’homme s’il se soumet à suivre les passions des hommes ; s’il ne recherche pas la vérité pour elle-même, s’il ne marche pas toujours vers les hauteurs des pensées et des sentiments ? Il faut à toutes les carrières un avenir lumineux vers lequel l’âme s’élance ; il faut aux guerriers la gloire, aux penseurs la liberté, aux hommes sensibles un Dieu. Il ne faut point étouffer ces mouvements d’enthousiasme, il ne faut rabaisser aucun genre d’exaltation ; le législateur doit se proposer pour but de réunir ce qui est bien dans une carrière, à ce qui est bien encore dans une autre, de contenir la liberté par la vertu, l’ambition par la gloire. Il doit diriger les lumières par le raisonnement, soumettre le raisonnement à l’humanité, et rassembler dans un même foyer tout ce que la nature a de forces utiles, de bons sentiments, de facultés efficaces, pour combiner ensemble tous les pouvoirs de l’âme, au lieu de réduire l’esprit à combattre contre son propre développement, d’enchaîner une passion non par une vertu, mais par une passion contraire, et d’opposer le mal au mal, tandis que le sentiment de la moralité peut tout réunir.
Quel présent du ciel que la moralité ! C’est elle qui sert à connaître tout ce qu’il y a de bien dans la nature ; c’est elle qui peut seule ajouter à tous les biens de la vie la durée et le repos. Ce que l’on admire dans les grands hommes, ce n’est jamais que la vertu sous la forme de la gloire. Plusieurs, il est vrai, ont commis des actes criminels, et la médiocrité qui confond tout, se persuade que les forfaits d’un homme de génie ont illustré sa destinée. Mais si l’on examine la cause de l’admiration, l’on verra que c’est toujours de la morale qu’elle dérive. Dans cette imperfection, à laquelle la nature humaine est condamnée, des qualités fortes et généreuses font oublier des égarements terribles, pourvu que le caractère de la grandeur reste encore imprimé sur le front du coupable, que vous sentiez les vertus à travers les passions, que votre âme enfin se confie à ces hommes extraordinaires, souvent condamnables, souvent redoutés ; mais qui, néanmoins, fidèles à quelques nobles idées, n’ont jamais trahi le malheur, ni frémi devant le danger. Oui, tout est moralité dans les sources de l’enthousiasme ; le courage militaire, c’est le sacrifice de soi ; l’amour de la gloire, c’est le besoin exalté de l’estime ; l’exercice des hautes facultés de l’esprit, c’est le bonheur des hommes qu’il a pour but ; car on ne trouve que dans le bien un espace suffisant pour la pensée. Enfin, qu’on se rappelle les noms illustres que les siècles nous ont transmis, et l’on verra qu’il n’en est aucun dont l’histoire n’enseigne au moins une vertu.
La morale et les lumières, les lumières et la morale s’entraident mutuellement. Plus votre esprit s’élève, plus vous avez honte d’avoir cru qu’il existait quelque sagacité dans ce qui n’était pas la morale, quelque grandeur dans les résolutions qui ne l’avaient pas pour objet, quelque stabilité dans les plans dont elle n’était pas le but. Quand le cercle des relations s’agrandit, la moralité devient du talent, puis du génie, puis le sublime du caractère et de la raison. Sans doute on ne peut se promettre avec certitude de marcher sans faiblesse dans cette noble carrière ; mais ce qu’on peut, ce qu’on doit à l’espèce humaine, c’est de diriger tous ses moyens, c’est d’invoquer tous ceux des autres, pour répéter aux hommes, qu’étendue d’esprit et profondeur de morale, sont deux qualités inséparables ; et que, loin que la destinée vous condamne à faire un choix entre le génie et la vertu, elle se plaît à renverser successivement, de mille manières, tous les talents qui voguent au hasard sans ce guide assuré.
Il n’est pas vrai non plus que la morale existe d’une manière plus stable parmi les hommes peu éclairés ; il suffit de la probité sans des talents supérieurs, pour se diriger dans les circonstances ordinaires de la vie ; mais dans les places éminentes, les lumières véritables sont la meilleure garantie de la morale. On se trompe sans cesse sur l’esprit dans ses rapports avec les grandes conceptions politiques. Est-ce de l’esprit que l’art de tromper ? est-ce de l’esprit que l’art de tourmenter les individus et les nations ? est-ce de l’esprit que de gouverner sa fortune selon les intérêts d’une avide personnalité ? Que reste-t-il de tous ces efforts ? Souvent des revers et toujours du malheur au dedans de soi ; mais l’esprit vraiment remarquable, mais une intelligence éclairée, c’est l’homme qui choisit le bien et sait le faire, pour qui la vérité est une puissance de gouvernement, et la générosité un moyen de force. Tels on nous peint les grands hommes de l’antiquité, ils ennoblissaient, ils élevaient la nation qui voulait suivre leurs pas, et leurs contemporains croyaient à la vertu ; c’est à ces signes qu’on peut reconnaître un esprit transcendant ; et pour former cet esprit, il faut la plus imposante des réunions, les lumières et la morale.
J’ai tâché de rassembler, dans cet ouvrage, tous les motifs qui peuvent faire aimer les progrès des lumières, convaincre de l’action nécessaire de ces progrès, et par conséquent engager les bons esprits à diriger cette force irrésistible, dont la cause existe dans la nature morale, comme dans la nature physique est renfermé le principe du mouvement. L’avouerai-je cependant ? à chaque page de ce livre où reparaissait cet amour de la philosophie et de la liberté, que n’ont encore étouffé dans mon cœur ni ses ennemis, ni ses amis, je redoutais sans cesse qu’une injuste et perfide interprétation ne me représentât comme indifférente aux crimes que je déteste, aux malheurs que j’ai secourus de toute la puissance que peut avoir encore l’esprit sans adresse, et l’âme sans déguisement.
D’autres bravent la malveillance, d’autres opposent à ses calomnies, ou la froideur, ou le dédain ; pour moi, je ne puis me vanter de ce courage, je ne puis dire à ceux qui m’accuseraient injustement, qu’ils ne troubleraient, point ma vie. Non, je ne puis le dire, et soit que j’excite ou que je désarme l’injustice, en avouant sa puissance sur mon bonheur, je n’affecterai point une force d’âme que démentirait chacun de mes jours. Je ne sais quel caractère il a reçu du ciel, celui qui ne désire pas le suffrage des hommes, celui qu’un regard bienveillant ne remplit pas du sentiment le plus doux, et qui n’est pas contristé par la haine, longtemps avant de retrouver la force qu’il faut pour la mépriser.
Néanmoins cette faiblesse de cœur ne doit altérer en rien le jugement que l’on porte sur les idées générales. À quelque peine que l’on puisse s’exposer en l’exprimant, il faut la braver ; l’on ne développe utilement que les principes dont on est intimement convaincu. Les opinions que vous voudriez soutenir contre votre persuasion, vous ne pourriez ni les approfondir par l’analyse, ni les animer par l’expression. Plus l’esprit est naturel, plus il est incapable de conserver aucune force, quand l’appui de la conviction lui manque. L’on doit donc s’affranchir, s’il se peut, des craintes douloureuses qui pourraient troubler l’indépendance des méditations, confier sa vie à la morale, son bonheur à ceux qu’on aime, et ses pensées au temps, au temps, l’allié fidèle de la conscience et de la vérité.
Quel triste et douloureux appel toutefois, pour les âmes qui auraient besoin d’obtenir chaque jour l’approbation constante de tous ceux qui les environnent ! Ah ! qu’on était heureux il y a dix années, lorsque entrant dans le monde plein de confiance dans ses forces, dans les amis qui s’offraient à vous, dans la vie qui n’avait point encore démenti ses promesses, on ne rencontrait ni des partis injustes, ni des haines envenimées, ni des rivaux, ni des jaloux ! l’on n’était alors, aux regards de tous, qu’une espérance ; et qui n’accueille pas l’espérance ! Mais, dix ans après, la route de l’existence est déjà profondément tracée, les opinions qu’on a montrées ont heurté des intérêts, des passions, des sentiments, et votre âme et votre pensée n’osent plus s’abandonner en présence de tous ces juges irrités : l’imagination peut-elle résister à cette foule de souvenirs pénibles qui vous assiègent à tous les moments ? La réflexion les domine ; mais je le crains bien, il n’est plus possible de conserver ce caractère jeune, ce cœur ouvert à l’amitié, cette âme, non encore blessée, qui colorait le style, quelque imparfait qu’il pût être, par des expressions sensibles et confiantes.
Tel qu’il est cependant, je le publie, cet ouvrage : alors qu’on a cessé d’être inconnue, encore vaut-il mieux donner de ce qu’on peut être une idée vraie, que de s’en remettre au perfide hasard des inventions calomnieuses. Mais qu’on voudrait, au prix de la moitié de la vie qui reste à parcourir, ne pas être entrée dans la carrière des lettres et de la publicité qu’elles entraînent ! Les premiers pas qu’on fait dans l’espoir d’atteindre à la réputation sont pleins de charmes, on est satisfaite de s’entendre nommer, d’obtenir un rang dans l’opinion, d’être placée sur une ligne à part ; mais si l’on y parvient, quelle solitude, quel effroi n’éprouve-t-on pas ! on veut rentrer dans l’association commune, il n’est plus temps. L’on peut aisément perdre le peu d’éclat qu’on avait acquis ; mais il n’est plus possible de retrouver l’accueil bienveillant qu’obtiendrait l’être ignoré. Qu’il importe de veiller sur la première impulsion qu’on donne au cours de sa destinée ! c’est elle qui peut sans retour éloigner du bonheur. Vainement les goûts se modifient, les inclinations changent ainsi que le caractère ; il faut rester la même puisqu’on vous croit la même ; il faut tâcher d’avoir quelques succès nouveaux puisqu’on vous hait encore pour les succès passés ; il faut traîner cette chaîne des souvenirs de vos premières années, des jugements qu’on a portés sur vous, de l’existence enfin telle qu’on vous la suppose, telle qu’on croit que vous la voulez. Vie malheureuse et trois fois malheureuse ! qui éloigne peut-être de vous des êtres que vous auriez aimés, qui se seraient attachés à vous, si de vains bruits n’avaient épouvanté les affections qui se nourrissent du calme et du silence. Il faut néanmoins user la trame de cette vie telle qu’elle est formée, puisque l’imprudence de la jeunesse en a tissu les premiers fils, et chercher dans les liens chéris qui nous restent et dans les plaisirs de la pensée, quelques secours contre les blessures du cœur.
Je sais combien il est facile de me blâmer de mêler ainsi les affections de mon âme aux idées générales que doit contenir ce livre ; mais je ne puis séparer mes idées de mes sentiments ; ce sont les affections qui nous excitent à réfléchir, ce sont elles qui peuvent seules donner à l’esprit une pénétration rapide et profonde. Les affections modifient toutes nos opinions sur tous les sujets : l’on aime tels ouvrages parce qu’ils répondent à des douleurs, à des souvenirs qui disposent de nous-mêmes à notre insu ; l’on admire avant tout certains écrits, parce que seuls ils ont ému toutes les puissances morales de notre être. Les esprits froids voudraient qu’on ne leur représentât que les aperçus de la raison, sans y joindre ces mouvements, ces regrets, ces égarements de la rêverie qui n’exciteront jamais leur intérêt ; je me résigne à leur critique. En effet, comment pourrais-je l’éviter ? comment distinguer son talent de son âme ? comment écarter ce qu’on éprouve, et se retracer ce que l’on pense ? comment imposer silence aux sentiments qui vivent en nous, et ne perdre cependant aucune des idées que ces sentiments nous ont fait découvrir ? quels seraient les écrits qui pourraient résulter de ces continuels efforts ? et ne vaut-il pas mieux se livrer à tous les défauts que peut entraîner l’irrégularité de l’abandon naturel ?