Stendhal

1827

Armance

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Préface de l’éditeur §

Jamais livre n’eut plus besoin de préface. On ne le comprend pas sans explication. L’auteur y parle sans cesse d’un secret qu’il ne révèle jamais, afin de raconter honnêtement une histoire assez scabreuse. Il se félicitait de sa décence, mais il l’exagéra à tel point qu’elle apparaît comme une sorte de défaut dans une œuvre par ailleurs pleine d’intérêt. Amusante erreur qu’il faut bien relever une fois de plus : ce Stendhal que les Manuels représentent comme un cynique effronté, pèche ici encore par excès de pudeur.

Il est vrai qu’en 1827 on imprimait un peu moins crûment qu’aujourd’hui, ce qui avait rapport à certains détails physiologiques. Ce n’est exactement qu’un siècle après la publication d’Armance que son thème initial, sous un titre fort clair emprunté à Térence et à La Fontaine, fit les beaux jours d’une scène parisienne : le drame était travesti en bouffonnerie, et le dialogue d’une telle transparence que pas un spectateur ne pouvait ignorer la disgrâce d’un mari voué auprès de son épouse à l’abstention la plus obligée.

Qu’eût dit Henri Beyle, lorsque dans ses rêveries de jeunesse, il se voyait à Paris écrivant des comédies comme Molière, si quelqu’un fût venu lui proposer ce sujet même qu’il devait plus tard aborder dans son premier roman ? Sans doute eût-il répondu qu’il ne voyait point la matière à quelque étude de mœurs ou de caractère comme celles qu’il goûtait dans le Misanthrope ou dans les Précieuses. En revanche, à quarante-deux ans, devenu homme de lettres parce que la chute de Napoléon lui faisait des loisirs, il détesta moins jouer la difficulté. Il savait par surcroît que le roman, genre le plus libre qui soit et où toutes les préparations sont permises, peut souffrir des audaces partout ailleurs trop périlleuses. Il lui fallait néanmoins prendre toutes sortes de précautions pour traiter sous le règne vertueux de Charles X ce qu’il nommait lui-même dans sa Correspondance : « la plus grande des impossibilités de l’amour. »

Sa résolution n’était pas sans hardiesse. Il n’avait cependant pas, en la prenant, le mérite de la nouveauté.

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La duchesse de Duras venait de publier deux petits ouvrages dont on avait beaucoup parlé : Ourika en 1824, et Édouard en 1825. « Elle semblait, selon Sainte-Beuve même, avoir pris à tâche de mettre en scène toutes les impossibilités sociales : l’union d’une négresse avec un jeune homme de bonne famille, le mariage d’un roturier avec une grande dame. On alla même jusqu’à lui attribuer une troisième impossibilité. » Elle avait écrit en effet une autre nouvelle intitulée Olivier ou le Secret. Comme elle le disait à une amie « C’est un défi, un sujet qu’on prétendait ne pouvoir être traité. » On y voyait, affirmait-on, Olivier, pour cause d’insuffisance physique, s’éloigner de la femme dont il était épris.

Sans doute, Madame de Duras avait-elle emprunté son titre, M. Pierre Martino nous l’apprend, à un roman de Caroline Pichler, traduit librement de l’allemand en 1823 par Mme de Montolieu. Olivier de Hautefort, défiguré par la petite vérole, s’attirait, de la part de la jeune fille qu’il aimait, cette cruelle réplique : « Rendez-vous justice, Monsieur, pouvez-vous jamais inspirer l’amour ? » Cette phrase, répétée sur le frontispice de l’ouvrage, aurait aussi bien pu, détournée légèrement de son sens, servir d’épigraphe au livre de la duchesse, comme ensuite à celui de Stendhal.

Mme de Duras n’imprima jamais cette nouvelle, mais elle l’avait lue à quelques amis. Des indiscrétions en firent durant une saison la fable des milieux littéraires et mondains, à tel point que H. de la Touche en conçut l’idée d’une fort piquante mystification.

Hyacinthe Thabaud de la Touche n’est guère connu aujourd’hui que pour avoir établi la première édition d’André Chénier et pour avoir peut-être inspiré ses plus beaux vers à la plaintive Desbordes-Valmore. Il passait alors pour un conteur des plus distingués et pour un redoutable causeur.

Il se hâta de bâtir un petit roman sur la donnée spécieuse de Mme de Duras et il l’intitula tout naturellement Olivier. Le livre parut dans les derniers jours de 1825 ou au début de 1826. Le Journal de Librairie l’annonçait le 28 janvier 1826, mais le Mercure du XIXe siècle, dans son dernier numéro de 1825, le présentait déjà par une note telle qu’on put croire que c’était là le nouvel ouvrage, fameux avant même que d’avoir vu le jour, et dont les salons s’inquiétaient tant. Comme Ourika et comme Édouard, le roman de La Touche ne portait pas de nom d’auteur. Il avait en outre le même éditeur, la même présentation, le même format ; il arborait, à leur imitation, une épigraphe empruntée à la littérature étrangère et l’annonce que sa publication était faite au profit d’un établissement de charité.

Tant de soins égarèrent les lecteurs dans le sens voulu par l’adroit faussaire. Le scandale fut énorme. Mais bientôt, soupçonné à bon droit de la supercherie, La Touche dut publier dans la presse une lettre où il affirmait sur l’honneur qu’Olivier n’était point de lui mais qu’il en connaissait l’auteur, et que ce n’était pas celui d’Édouard et d’Ourika.

Stendhal qui fréquentait assidûment les salons littéraires, avait dû fort se réjouir de cette petite comédie. Dès le 18 janvier 1826, il envoie au New-Monthly Magazine un article dans lequel il rend copieusement compte d’Olivier comme d’une œuvre fort originale, et il feint de l’attribuer à la duchesse de Duras.

Ce fut alors qu’il résolut sans aucun doute d’entrer en personne dans le jeu et de publier une aventure analogue en affectant lui aussi de laisser croire à l’œuvre d’une femme. Il projetait même d’appeler son livre Olivier, d’autant plus que c’était, disait-il, faire « exposition et exposition non indécente. Si je mettais Edmond ou Paul, beaucoup de gens ne devineraient pas. »

Au moment où il écrivait, la précaution pouvait en effet paraître assez claire et suffisante aux yeux de quelques initiés. Mais plus tard, le principal personnage s’étant appelé Octave, une explication, devenue aujourd’hui indispensable, manqua du coup, même aux contemporains.

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Croira-t-on cependant que l’idée seule de reprendre une gageure, de prolonger une plaisanterie, ait suffi pour faire choisir à Henri Beyle le canevas dangereux de Mme de Duras et de La Touche ? En réalité, il ne détestait pas de faire allusion au délicat problème posé par ses devanciers. Il avait consacré déjà tout un chapitre de l’Amour à l’explication de ces histoires tragiques qui, d’après Mme de Sévigné, remplissent l’empire amoureux. Et il a rapporté dans ses Souvenirs d’Égotisme comment il fut lui-même victime de certaines défaillances passagères qui le firent ranger par quelques-uns dans cette caste infortunée à laquelle appartient le héros d’Armance. Injure dont, hâtons-nous de l’ajouter, des témoins non suspects l’ont depuis lors complètement lavé.

Quoi qu’il en soit, c’est en toute connaissance de cause que Beyle entreprit d’exposer la crise passionnelle d’un babilan. (Babilan est un mot d’origine italienne, emprunté au Président de Brosses et au Voyage en Italie de Lalande, et que l’on a proposé de traduire ainsi « Amoureux platonique par décret de la nature. »)

Dans le roman de Stendhal, Octave est donc un babilan, et ce qui semble à première vue paradoxal : un babilan amoureux. Jeune homme assez bizarre au demeurant et dont les singularités augmentent du jour où il aime sa cousine Armance. Il n’avoue son amour que parce que, blessé en duel, il se croit aux portes du tombeau. Guéri contre toute espérance, il essaie de rattraper son aveu. Mais Armance paraissant compromise, il l’épouse et se tue peu de jours après son mariage.

L’auteur n’a pas voulu seulement tenter dans ce livre l’analyse d’un caractère difficile, il a entendu peindre du même coup les mœurs de son temps. Ce fut toujours son ambition. Et, pour exceptionnels que soient des êtres comme Julien Sorel, Lucien Leuwen, Fabrice del Dongo, ou comme Lamiel, on peut dire qu’il ne les considère jamais qu’en fonction de leur époque. M. Raymond Lebègue, dans la sagace introduction d’Armance qu’il écrivit pour l’édition Champion, fait remarquer très justement que dans les articles adressés par Beyle au London Magazine, en 1825, et au New Monthly Magazine en 1825, il se préoccupait déjà beaucoup de l’état de la société parisienne. Les jeunes gens y sont tristes, disait-il, les femmes inoccupées se jettent dans le mysticisme et la philosophie, « la haute société française est actuellement le repaire favori de l’ennui… ». Or ce sont bien là les idées que Stendhal ne fera que reprendre et développer quand il songera dans Armance à donner un tableau des salons de la Restauration.

En outre il peignit plusieurs portraits individuels d’après nature : « J’ai copié Armance, écrira-t-il, d’après la dame de compagnie de la maîtresse de M. de Strogonoff qui, l’an passé, était toujours aux Bouffes. » Voilà pour le physique tout au moins. Pour l’âme pudique de cette suave jeune fille, il faut peut-être retrouver en elle quelque nouvelle copie de cette fière Métilde qui avait inspiré déjà les plus frappants exemples de l’Amour. Mme d’Aumale (nous l’apprenons encore par une lettre de Stendhal à Mérimée sans laquelle l’histoire d’Armance serait pleine de lacunes) est en quelque sorte une image de cette grande dame qui fut l’amie de Chateaubriand et qui fit tourner un moment la tête de Balzac : la duchesse de Castries, mais faite sage. Enfin Mme de Bonnivet a bien des chances d’être un portrait composite de la duchesse de Broglie, de Mme Swetchine et de Mme de Krudener. Plus tard l’auteur se servira des mêmes traits un peu fardés pour dessiner Mme de Fervaques dans le Rouge et le Noir.

Quant à la description du grand monde, qui sert de fond à tout le roman, Beyle la brossa en grande partie d’imagination. Il fréquentait les principaux salons littéraires, mais non point ces salons de la haute société qu’il entendait représenter et qu’il ne connaissait que par reflet. Aussi ses peintures furent-elles très critiquées quand le livre parut. Aujourd’hui on peut les juger comme ces toiles qui ne passent point pour ressemblantes quand vivent les modèles, mais qui, à mesure que le temps fait son œuvre, prennent rang parmi les documents utiles et acquièrent en fin de compte une autorité qu’on ne leur conteste plus.

Le livre de Stendhal est surtout plein de souvenirs. Beaucoup de noms de personnages y sont empruntés à ces villages dauphinois que Beyle entendait nommer dans son enfance ou à ces environs de Paris qui lui rappelaient des souvenirs agréables. Les souffrances d’Armance et les désespoirs d’Octave sont retracés, toujours au témoignage de l’auteur, d’après sa propre expérience quand se rompit sa liaison avec la comtesse Curial.

Pour une grande part il donne son caractère au héros comme il le donnera successivement, il est banal de le répéter, à tous ceux de ses autres romans. Rappelons ce qu’il dit d’Octave de Malivert : « Il dédaigne de se présenter dans un salon avec sa mémoire, et son esprit dépend des sentiments qu’on fait naître en lui. » Nous retrouvons précisément là cet Henri Beyle tel qu’il apparaît à travers tous ses ouvrages autobiographiques, tel qu’il est campé encore dans les Souvenirs de Delécluze ou dans le petit livre de Mme Ancelot sur les salons de Paris.

N’oublions pas davantage qu’Octave et Beyle ont les mêmes idées libérales qu’Octave est polytechnicien, comme Beyle faillit l’être ; enfin qu’il adore sa mère et n’aime pas son père.

Outre ces premiers traits pris en soi-même, Stendhal complète le portrait d’Octave suivant la mode du temps ; il le dessine à la ressemblance de lord Byron. Rêveur, sombre, fatal, ce jeune homme a les mêmes violences de caractère et les mêmes sautes d’humeur qu’un Manfred ou qu’un Lara. Gardons-nous cependant de ne voir en lui qu’un enfant du siècle, un de ces jeunes romantiques à tout crin victimes d’une attitude qu’ils ont imprudemment fabriquée. Octave de Malivert est tout autre chose. Nous savons à quoi nous en tenir puisque nous avons dévoilé son sort malheureux. Mais quand, au cours du roman il laisse plus d’une fois entendre à sa cousine qu’il est un monstre et qu’il lui doit l’aveu d’un secret affreux, Armance à qui personne n’a dit le mot, ne comprend absolument pas : le lecteur non prévenu fait comme elle.

Octave est un fou, un enragé suivant l’expression même de l’auteur. Il y a de telles gens par le monde et il était légitime d’en mettre un en scène. Si quelque chose nous choque en lui, ce n’est pas qu’il soit si fantasque, c’est que nous n’apercevions pas nettement la nature de son déséquilibre. Nous serions en droit d’exiger qu’on nous dît de quel mal, à la fois si violemment affiché et si profondément caché, souffre ce personnage. Est-ce un simple nerveux, un écorché à vif, ou un psychasthénique avancé ? Quelle est sa tare morale, ou son crime ? Toutes les hypothèses sont plausibles et nous pourrions errer longtemps si d’une part nous ne connaissions les origines du roman, et si d’autre part nous n’étions aujourd’hui en possession de la fameuse lettre à Mérimée du 23 décembre 1826, à laquelle nous avons déjà fait allusion. Beyle avait confié son manuscrit à son ami. Sans doute en reçut-il diverses objections, et il les discute dans cette lettre essentielle qui éclaire entièrement la matière. Malheureusement sa longueur, sa crudité d’expression nous interdisent de la reproduire ici. Du moins, nous apprend-elle de manière irréfutable l’infirmité d’Octave et nous n’avons plus qu’à nous demander si les répercussions de cette déficience sur son caractère ont été bien mises en valeur.

Fervent lecteur de Cabanis, Stendhal devait connaître depuis longtemps ce passage des Rapports du Physique et du Moral de l’Homme : « Dans les cas d’impuissance précoce, ainsi que dans certaines maladies, on remarque que toute l’existence en est singulièrement affectée. » Cabanis cite ensuite quelques exemples, et Stendhal de son côté a cherché, dans l’art et dans la vie, des prédécesseurs à Octave. Il lui en a trouvé plus d’un, au premier rang desquels le célèbre auteur de Gulliver, Swift, à qui Walter Scott avait consacré une importante étude qui ne fut certainement pas étrangère à Stendhal.

On a soutenu, et c’était l’opinion de Romain Colomb, qu’il était livresque d’imaginer un impuissant amoureux, et que son infirmité devait interdire à Octave de ressentir un sentiment qu’il était incapable de satisfaire. Ce raisonnement est contredit par les faits. Beyle le savait, et il ne craignit pas de donner à ses censeurs un démenti formel. Lui-même n’était pas babilan, nous l’avons avancé, mais il savait d’expérience personnelle que l’amour et le désir, ou tout au moins l’amour et l’assouvissement du désir, ne marchent pas toujours de pair. Cette dissociation lui était familière.

Le personnage d’Octave pour rare qu’il soit, existe dans la nature. Nous avons là-dessus des observations médicales nombreuses et, au-dessus de tout autre témoignage, celui de M. André Gide.

La physiologie d’Octave solidement établie, sa psychologie apparaît aussitôt logique et bien observée. L’idée d’aimer ne lui inspire que de l’horreur quand il songe qu’il ne peut ni se déclarer, ni conclure. Son bonheur n’a plus de limites au contraire quand, se croyant près de mourir, il s’abandonne à la joie de l’aveu sans craindre de devoir un jour dévoiler sa honte. Le voyons-nous fréquenter des maisons de joie, c’est qu’il veut à la fois douter de son infirmité et l’éprouver, c’est qu’il veut surtout donner le change à son entourage. Il aime mieux passer aux yeux de tous pour un débauché que se laisser deviner. Tout cela nous paraît, maintenant que nous connaissons la clef de son caractère, d’une parfaite évidence et d’une impeccable analyse.

Une note du 6 juin 1828, écrite de la main de Stendhal sur l’exemplaire qui a servi à établir l’édition Champion, demeure à ce propos d’un haut intérêt :

Le manque de mode fait que le vulgaire ne cristallise pas pour mon roman et, réellement, ne le sent pas. Tant pis pour le vulgaire. Quoique la mode les empêche de comprendre ce roman, qui n’a de ressemblance qu’avec des ouvrages très anciennement à la mode, tels que la Princesse de Clèves, les romans de madame de Tencin, etc., quoi de plus simple que le plan ?

Le protagoniste est troublé et enragé, parce qu’il se sent impuissant, ce dont il s’est assuré en allant chez Madame A u gusta avec ses amis, puis seul, etc. Son malheur lui ôte la ra i son précisément dans les moments où il est à même de voir de plus près les grâces féminines.

Deux millions lui arrivent.

1° Il se voit méprisé de la seule personne à laquelle il parle de tout avec sincérité.

2° Il cherche à regagner cette estime. Cette circonstance est absolument nécessaire pour qu’il puisse prendre de l’amour et en inspirer sans s’en douter. Condition sine qua non puisqu’il est honnête homme, et que je n’en fais pas un sot.

3° Une circonstance lui apprend qu’il aime. Et de plus, j’ai fait cette circonstance gentille c’est l’action de l’aimable et folle comtesse d’Aumale.

4° Il veut parler.

5° Un duel et des blessures l’en empêchent.

6° Se croyant prêt à mourir, il avoue son amour.

7° Le hasard le sert, sa maîtresse lui fait donner sa parole de ne jamais la demander en mariage.

8° Elle se compromet pour lui de façon à être déshonorée s’il ne l’épouse pas.

9° Il se détermine à lui avouer qu’il a un défaut physique comme Louis XVIII, M. de Maurepas, M. de la Tournelle.

10° Il est détourné de ce devoir par une lettre.

11° Il épouse et se tue.

J’avoue que ce plan me semble irréprochable.

Comment ne pas donner raison à Stendhal ? En possession du secret d’Octave rien ne nous semble plus naturel et mieux agencé que ce continuel marivaudage entre Armance et lui. Les retours incessants, les balancements de leur passion illustrent à merveille les phases diverses de la cristallisation, que coupe le travail destructeur du doute mais qui renaît à chaque fois plus consciente, plus irrésistible.

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Stendhal, nous l’avons vu, songea à écrire Armance en janvier 1826 après avoir lu le roman de La Touche : Olivier.

Il en commença la rédaction le 30 ou le 31, et il la poussa fort activement jusqu’au 8 février. À ce jour, le premier jet en étant à peu près terminé, il s’arrêta brusquement sans que nous sachions au juste pour quelle cause, et si son impuissance à travailler lui vient des difficultés de son sujet ou de ses chagrins intimes.

Car cette même année voyait la fin de ses amours avec la comtesse Curial qu’il appelle d’ordinaire Menti. Il était en froid avec elle depuis octobre 1825 déjà. Le désaccord ne fit ensuite que s’accentuer. Il est même fort croyable que Stendhal n’entreprit, de fin juin à septembre 1826, son troisième voyage en Angleterre que pour trouver dans l’éloignement un palliatif à une situation qui chaque jour empirait. Néanmoins la rupture définitive lui fut signifiée peu après son retour. Le 15 septembre marque le point culminant de la crise sentimentale de Beyle. Alors, complètement désespéré, il songe au pistolet. Il lui faut un dérivatif, une puissante distraction : dès le 19 septembre il reprend Armance et se sauve à force de travail. Le 10 octobre il a terminé son livre ; il n’aura plus ensuite qu’à le polir.

Soulignons en passant la rapidité que Stendhal met toujours à composer ses œuvres d’imagination il les écrit ou les dicte à bride abattue. Du 31 janvier au 8 février : neuf jours. Du 19 septembre au 10 octobre : vingt-deux jours. Il ne lui en faut pas davantage pour mettre son roman sur pied. Encore semble-t-il à qui parcourt ses notes que durant la première période il jette sur le papier une fiévreuse rédaction plus ou moins achevée au moment où il l’abandonne, et que durant la seconde période il se remet à une nouvelle et définitive version.

De toute façon le 15 octobre il commence à revoir son manuscrit pour le style, mais il y ajoute désormais fort peu. Lui-même s’étonne du petit nombre de corrections qu’il y apporte en quatre ou cinq mois. Du moins dut-il soigneusement en surveiller la langue, et c’est certainement dans ce livre qu’elle est le plus châtiée. Plus tard, se relisant, il approuvera fréquemment la tournure choisie et la concision de sa pensée.

Paul-Jean Toulet a fait remarquer combien, en dépit d’un lui répété, la dernière phrase demeure belle, émouvante même, comme tout le paragraphe qui termine Armance : « Et à minuit, le 3 mars, comme la lune se levait derrière le mont Kalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui, délivra doucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. »

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Beyle dut composer cette œuvre au numéro 10 de la rue Richepanse où il logea toute l’année 1826. L’année suivante, après quelques mois de séjour au numéro 6 de la rue Le Peletier, il occupait rue d’Amboise une belle chambre qui donnait sur la rue Richelieu quand l’éditeur Canel lui paya mille francs le droit de publier Armance. Cette somme lui permit de partir bientôt pour l’Italie. Auparavant il s’occupa de la correction de ses épreuves dont il revoyait environ deux feuilles par semaine. Sans doute jetait-il aussi un dernier regard sur son manuscrit, car il ne fournissait sa copie qu’au fur et à mesure des besoins de l’impression. Toujours est-il que le 17 juillet il avait terminé la correction du second tome et il envoyait à l’éditeur les quelques pages signées du nom de Stendhal qui devaient servir d’introduction à l’ouvrage anonyme. Il y attribuait son roman à une femme d’esprit dont il n’aurait pour sa part que corrigé le style. Trois jours plus tard il quittait Paris.

Armance, qui parut en trois tomes et sans nom d’auteur, chez Urbain Canel, 9, rue Saint-Germain-des-Prés, fut annoncée le 18 août dans le Journal de la Librairie.

Mérimée avait rendu à Stendhal le service de chercher les épigraphes du livre, et il avait réussi à en pourvoir presque tous les chapitres. Mais il conseilla en vain à son ami de signer son roman pour ne pas sembler en avoir honte ni donner à entendre qu’il était mauvais. Il obtint seulement que le héros fut débaptisé : Olivier lui semblait avec raison un peu suranné. Ce nom fut donc changé contre celui d’Octave et l’ouvrage s’appela désormais Armance. Stendhal avait d’abord projeté d’adjoindre au titre cette mention Anecdotes du XIXe siècle. Mérimée de son côté proposait d’ajouter un mot qui laisserait entendre que le roman était en quelque sorte une illustration des deux volumes publiés antérieurement sur l’amour. Mais c’est Urbain Canel qui trouva le sous-titre définitif : Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827, qu’il jugeait meilleur pour la vente.

Armance fut accueillie très froidement. On n’en comprit pas l’énigme et la peinture des milieux choqua toute la société parisienne. Madame de Broglie, s’étant plus ou moins reconnue, déclara que l’auteur était un homme de mauvais ton. Lamartine aurait été désappointé par le style : Stendhal lui-même nous en fait part. Sans doute le poète des Méditations fit-il entendre à son confrère sa libre opinion au cours des entretiens qu’ils eurent à Florence à la fin de 1827. Les intimes de l’auteur ne furent pas les moins sévères, au point qu’il affirmait un jour en parlant de son roman : « Tous mes amis le trouvent détestable ; moi, je les trouve grossiers. »

La presse garda un silence à peu près complet. Quatre ou cinq journaux tout au plus parlèrent de ce livre. Et si la Pandore et la Revue Encyclopédique lui furent assez indulgentes, le Globe ne le ménagea guère. Il lui consacra plusieurs colonnes anonymes mais dues, paraît-il, à la plume de Vitet. Stendhal y était accusé d’avoir pris ses personnages à Charenton. Cette même épigramme se retrouvait dans le Nouveau Journal de Paris et des Départements où l’écrivain qui signait P. relevait avec acrimonie les scènes extravagantes qui se passent dans un salon de Paris : « Je veux bien convenir que l’auteur quel qu’il soit a écouté aux portes, mais c’était assurément à celles de Charenton. » (Cité par Daniel Müller dans Le Divan, décembre 1925.)

Plus tard Sainte-Beuve ne fut pas beaucoup plus tendre : « Ce roman, énigmatique par le fond, dit-il, et sans vérité dans le détail, n’annonçait nulle invention et nul génie. » Mais Sainte-Beuve fut d’ailleurs aussi injuste pour le Rouge et La Chartreuse. Il est plus comique de voir Monselet se donner le luxe, onze ans après la mort de Beyle, de préfacer une nouvelle édition d’Armance qu’il compare à « un coco d’Amérique creusé avec un mauvais couteau ». Du moins y veut-il bien reconnaître « l’éclair soudain dans l’observation ».

La critique et les amis de Stendhal ne furent pas les seuls à bouder. La vente fut des plus médiocres. Aussi quand en août 1828 une seconde édition fut annoncée chez Auguste Boulant, 10, quai des Augustins, se contenta-t-on de brocher avec une nouvelle couverture et de nouveaux titres, faux-titres et titres de départ, les exemplaires restants de la première édition qui avait été tirée à 800 ou 1.000 exemplaires. On en profita pour supprimer partout la mention en 1827 et pour inscrire en revanche au-dessous du titre le nom de lettres de l’auteur : Stendhal.

Beyle, dans une lettre datée de Florence le 19 novembre 1827, avait demandé à son cousin Romain Colomb de faire relier quelques exemplaires d’Armance avec une feuille blanche entre chaque feuillet imprimé. Un de ces exemplaires interfoliés, couvert de nombreuses notes manuscrites, devint à sa mort, avec toute sa bibliothèque de Civita-Vecchia, la propriété de son ami Donato Bucci. Il a servi pour établir le texte de l’édition Champion où Monsieur Lebègue a incorporé les additions et corrections relevées. À mon avis, à part quelques rares changements heureux, ces corrections dans leur ensemble abîment et alourdissent presque toujours le premier texte. Stendhal les eût-il maintenues ? Rien de moins certain. Aussi fidèle au plan primitif de ces petits livres, je n’ai fait état de ces retouches ou des variantes de l’édition Lévy que lorsqu’elles réparent une erreur évidente ou quelques fautes d’impression de l’édition originale que j’ai suivie presque continuellement ici.

Le lecteur y trouvera des malheurs d’Armance et d’Octave une version plus simple et moins ampoulée que celle qui tiendrait compte de toutes les surcharges un peu tumultueuses dont l’auteur plus tard a noirci les marges de son œuvre primitive. Exactement à cent ans de distance il paraît bien préférable de redonner dans toute sa fraîcheur et dans son équilibre primitif ce petit roman tel qu’il fut établi par les soins de Stendhal et tel qu’il parut pour la première fois à l’ombre du clocher de Saint-Germain-des-Prés.

Henri MARTINEAU.

Avant-propos §

Une femme d’esprit, qui n’a pas des idées bien arrêtées sur les mérites littéraires, m’a prié, moi indigne, de corriger le style de ce roman. Je suis loin d’adopter certains sentiments politiques qui semblent mêlés à la narration ; voilà ce que j’avais besoin de dire au lecteur. L’aimable auteur et moi nous pensons d’une manière opposée sur bien des choses, mais nous avons également en horreur ce qu’on appelle des applications. On fait à Londres des romans très-piquants : Vivian Grey, Almak’s, High Life, Matilda, etc., qui ont besoin d’une clé. Ce sont des caricatures fort plaisantes contre des personnes que les hasards de la naissance ou de la fortune ont placées dans une position qu’on envie.

Voilà un genre de mérite littéraire dont nous ne voulons point. L’auteur n’est pas entré, depuis 1814 au premier étage du palais des Tuileries ; il a tant d’orgueil, qu’il ne connaît pas même de nom les personnes qui se font sans doute remarquer dans un certain monde.

Mais il a mis en scène des industriels et des privilégiés, dont il a fait la satire. Si l’on demandait des nouvelles du jardin des Tuileries aux tourterelles qui soupirent au faîte des grands arbres, elles diraient : « C’est une immense plaine de verdure où l’on jouit de la plus vive clarté. » Nous, promeneurs, nous répondrions : « C’est une promenade délicieuse et sombre où l’on est à l’abri de la chaleur et surtout du grand jour désolant en été. »

C’est ainsi que la même chose, chacun la juge d’après sa position ; c’est dans des termes aussi opposés que parlent de l’état actuel de la société des personnes également respectables qui veulent suivre des routes différentes pour nous conduire au bonheur. Mais chacun prête des ridicules au parti contraire.

Imputerez-vous à un tour méchant dans l’esprit de l’auteur les descriptions malveillantes et fausses que chaque parti fait des salons du parti opposé ? Exigerez-vous que des personnages passionnés soient de sages philosophes, c’est-à-dire n’aient point de passions ? En 1760 il fallait de la grâce, de l’esprit et pas beaucoup d’humeur, ni pas beaucoup d’honneur, comme disait le régent, pour gagner la faveur du maître et de la maîtresse.

Il faut de l’économie, du travail opiniâtre, de la solidité et l’absence de toute illusion dans une tête, pour tirer parti de la machine à vapeur. Telle est la différence entre le siècle qui finit en 1789 et celui qui commença vers 1815.

Napoléon chantonnait constamment en allant en Russie ces mots qu’il avait entendus si bien dits par Porto (dans la Molinara) :

Si batte nel mio cuore

L’inchiostro e la farina1.

C’est ce que pourraient répéter bien des jeunes gens qui ont à la fois de la naissance et de l’esprit.

En parlant de notre siècle, nous nous trouvons avoir esquissé deux des caractères principaux de la Nouvelle suivante. Elle n’a peut-être pas vingt pages qui avoisinent le danger de paraître satiriques ; mais l’auteur suit une autre route ; mais le siècle est triste, il a de l’humeur, et il faut prendre ses précautions avec lui, même en publiant une brochure qui, je l’ai déjà dit à l’auteur, sera oubliée au plus tard dans six mois, comme les meilleures de son espèce.

En attendant, nous sollicitons un peu de l’indulgence que l’on a montrée aux auteurs de la comédie des Trois Quartiers. Ils ont présenté un miroir au public ; est-ce leur faute si des gens laids ont passé devant ce miroir ? De quel parti est un miroir ?

On trouvera dans le style de ce roman des façons de parler naïves, que je n’ai pas eu le courage de changer. Rien d’ennuyeux pour moi comme l’emphase germanique et romantique. L’auteur disait : « Une trop grande recherche des tournures nobles produit à la fin du respect et de la sécheresse ; elles font lire avec plaisir une page, mais ce précieux charmant fait fermer le livre au bout du chapitre, et nous voulons qu’on lise je ne sais combien de chapitres ; laissez-moi donc ma simplicité agreste ou bourgeoise. »

Notez que l’auteur serait au désespoir que je lui crusse un style bourgeois. Il y a de la fierté à l’infini dans ce cœur-là. Ce cœur appartient à une femme qui se croirait vieillie de dix ans si l’on savait son nom. D’ailleurs un tel sujet !…

STENDHAL.

Chapitre I §

It is old and plain
It is silly sooth
And dallies with the innocence of love.
Twelfth Night, act. II.

À peine âgé de vingt ans, Octave venait de sortir de l’École Polytechnique*. Son père, le marquis de Malivert, souhaita retenir son fils unique à Paris. Une fois qu’Octave se fut assuré que tel était le désir constant d’un père qu’il respectait et de sa mère qu’il aimait avec une sorte de passion, il renonça au projet d’entrer dans l’artillerie. Il aurait voulu passer quelques années dans un régiment, et ensuite donner sa démission jusqu’à la première guerre qu’il lui était assez égal de faire comme lieutenant ou avec le grade de colonel. C’est un exemple des singularités qui le rendaient odieux aux hommes vulgaires.

Beaucoup d’esprit, une taille élevée, des manières nobles, de grands yeux noirs les plus beaux du monde auraient marqué la place d’Octave parmi les jeunes gens les plus distingués de la société, si quelque chose de sombre, empreint dans ces yeux si doux, n’eût porté à le plaindre plus qu’à l’envier. Il eût fait sensation s’il eût désiré parler ; mais Octave ne désirait rien, rien ne semblait lui causer ni peine ni plaisir. Fort souvent malade durant sa première jeunesse, depuis qu’il avait recouvré des forces et de la santé, on l’avait toujours vu se soumettre sans balancer à ce qui lui semblait prescrit par le devoir ; mais on eût dit que si le devoir n’avait pas élevé la voix, il n’y eût pas eu chez lui de motif pour agir. Peut-être quelque principe singulier, profondément empreint dans ce jeune cœur, et qui se trouvait en contradiction avec les événements de la vie réelle, tels qu’il les voyait se développer autour de lui, le portait-il à se peindre sous des images trop sombres, et sa vie à venir et ses rapports avec les hommes. Quelle que fût la cause de sa profonde mélancolie, Octave semblait misanthrope avant l’âge. Le commandeur de Soubirane, son oncle, dit un jour devant lui qu’il était effrayé de ce caractère.

– Pourquoi me montrerais-je autre que je ne suis ? répondit froidement Octave. Votre neveu sera toujours sur la ligne de la raison.

– Mais Jamais en deçà ni au delà, reprit le commandeur avec sa vivacité provençale ; d’où je conclus que si tu n’es pas le Messie attendu par les Hébreux, tu es Lucifer en personne, revenant exprès dans ce monde pour me mettre martel en tête. Que diable es-tu ? Je ne puis te comprendre ; tu es le devoir incarné.

– Que je serais heureux de n’y jamais manquer ! dit Octave ; que je voudrais pouvoir rendre mon âme pure au Créateur comme je l’ai reçue !

– Miracle ! s’écria le commandeur : voilà depuis un an, le premier désir que je vois exprimer par cette âme si pure qu’elle en est glacée !

Et fort content de sa phrase le commandeur quitta le salon en courant.

Octave regarda sa mère avec tendresse, elle savait si cette âme était glacée. On pouvait dire de Mme de Malivert qu’elle était restée jeune quoiqu’elle approchât de cinquante ans. Ce n’est pas seulement parce qu’elle était encore belle, mais avec l’esprit le plus singulier et le plus piquant, elle avait conservé une sympathie vive et obligeante pour les intérêts de ses amis, et même pour les malheurs et les joies des jeunes gens. Elle entrait naturellement dans leurs raisons d’espérer ou de craindre, et bientôt elle semblait espérer ou craindre elle-même. Ce caractère perd de sa grâce depuis que l’opinion semble l’imposer comme une convenance aux femmes d’un certain âge qui ne sont pas dévotes, mais jamais l’affectation n’approcha de Mme de Malivert.

Ses gens remarquaient depuis un certain temps qu’elle sortait en fiacre, et souvent, en rentrant, elle n’était pas seule. Saint-Jean, un vieux valet de chambre curieux, qui avait suivi ses maîtres dans l’émigration, voulut savoir quel était un homme que plusieurs fois Mme de Malivert avait amené chez elle. Le premier jour, Saint-Jean perdit l’inconnu dans une foule ; à la seconde tentative, la curiosité de cet homme eut plus de succès : il vit le personnage qu’il suivait entrer à l’hôpital de la Charité, et apprit du portier que cet inconnu était le célèbre docteur Duquerrel. Les gens de Mme de Malivert découvrirent que leur maîtresse amenait successivement chez elle les médecins les plus célèbres de Paris, et presque toujours elle trouvait l’occasion de leur faire voir son fils.

Frappée des singularités qu’elle observait chez Octave, elle redoutait pour lui une affection de poitrine. Mais elle pensait que si elle avait le malheur de deviner juste, nommer cette maladie cruelle, ce serait hâter ses progrès. Des médecins, gens d’esprit, dirent à Mme de Malivert que son fils n’avait d’autre maladie que cette sorte de tristesse mécontente et jugeante qui caractérise les jeunes gens de son époque et de son rang ; mais ils l’avertirent qu’elle-même devait donner les plus grands soins à sa poitrine. Cette nouvelle fatale fut divulguée dans la maison par un régime auquel il fallut se soumettre, et M. de Malivert, auquel on voulut en vain cacher le nom de la maladie, entrevit pour sa vieillesse la possibilité de l’isolement.

Fort étourdi et fort riche avant la révolution, le marquis de Malivert, qui n’avait revu la France qu’en 1814, à la suite du roi, se trouvait réduit, par les confiscations, à vingt ou trente mille livres de rente. Il se croyait à la mendicité. La seule occupation de cette tête qui n’avait jamais été bien forte, était maintenant de chercher à marier Octave. Mais encore plus fidèle à l’honneur qu’à l’idée fixe qui le tourmentait, le vieux marquis de Malivert ne manquait jamais de commencer par ces mots les ouvertures qu’il faisait dans la société : « Je puis offrir un beau nom, une généalogie certaine depuis la croisade de Louis le Jeune, et je ne connais à Paris que treize familles qui puissent marcher la tête levée à cet égard ; mais du reste je me vois réduit à la misère, à l’aumône, je suis un gueux. »

Cette manière de voir chez un homme âgé n’est pas faite pour produire cette résignation douce et philosophique qui est la gaieté de la vieillesse ; et sans les incartades du vieux commandeur de Soubirane, méridional un peu fou et assez méchant, la maison où vivait Octave eût marqué, par sa tristesse, même dans le faubourg Saint-Germain. Mme de Malivert, que rien ne pouvait distraire de ses inquiétudes sur la santé de son fils, pas même ses propres dangers, prit occasion de l’état languissant où elle se trouvait pour faire sa société habituelle de deux médecins célèbres. Elle voulut gagner leur amitié. Comme ces messieurs étaient l’un le chef, et l’autre l’un des plus fervents promoteurs de deux sectes rivales, leurs discussions, quoique sur un sujet si triste pour qui n’est pas animé par l’intérêt de la science et du problème à résoudre amusaient quelquefois Mme de Malivert, qui avait conservé un esprit vif et curieux. Elle les engageait à parler, et grâce à eux, au moins, de temps à autre quelqu’un élevait la voix dans le salon si noblement décoré, mais si sombre, de l’hôtel de Malivert.

Une tenture de velours vert, surchargée d’ornements dorés, semblait faite exprès pour absorber toute la lumière que pouvaient fournir deux immenses croisées garnies de glaces au lieu de vitres. Ces croisées donnaient sur un jardin solitaire divisé en compartiments bizarres par des bordures de buis. Une rangée de tilleuls taillés régulièrement trois fois par an, en garnissait le fond, et leurs formes immobiles semblaient une image vivante de la vie morale de cette famille. La chambre du jeune vicomte, pratiquée au-dessus du salon et sacrifiée à la beauté de cette pièce essentielle, avait à peine la hauteur d’un entre-sol. Cette chambre était l’horreur d’Octave, et vingt fois, devant ses parents, il en avait fait l’éloge. Il craignait que quelque exclamation involontaire ne vînt le trahir et montrer combien cette chambre et toute la maison lui étaient insupportables.

Il regrettait vivement sa petite cellule de l’École Polytechnique. Le séjour de cette école lui avait été cher, parce qu’il lui offrait l’image de la retraite et de la tranquillité d’un monastère. Pendant longtemps Octave avait pensé à se retirer du monde et à consacrer sa vie à Dieu. Cette idée avait alarmé ses parents et surtout le marquis, qui voyait dans ce dessein le complément de toutes ses craintes relativement à l’abandon qu’il redoutait pour ses vieux jours. Mais en cherchant à mieux connaître les vérités de la religion, Octave avait été conduit à l’étude des écrivains qui depuis deux siècles ont essayé d’expliquer comment l’homme pense et comment il veut, et ses idées étaient bien changées ; celles de son père ne l’étaient point. Le marquis voyait avec une sorte d’horreur un jeune gentilhomme se passionner pour les livres ; il craignait toujours quelque rechute, et c’était un de ses grands motifs pour désirer le prompt mariage d’Octave.

On jouissait des derniers beaux jours de l’automne qui, à Paris, est le printemps ; Mme de Malivert dit à son fils :

– Vous devriez monter à cheval.

Octave ne vit dans cette proposition qu’un surcroît de dépense, et comme les plaintes continuelles de son père lui faisaient croire la fortune de sa famille bien plus réduite qu’elle ne l’était en effet, il refusa longtemps :

– À quoi bon, chère maman ? répondait-il toujours ; je monte fort bien à cheval, mais je n’y trouve aucun plaisir.

Mme de Malivert fit amener dans l’écurie un superbe cheval anglais dont la jeunesse et la grâce firent un étrange contraste avec les deux anciens chevaux normands qui, depuis douze ans, s’acquittaient du service de la maison. Octave fut embarrassé de ce cadeau ; pendant deux jours il en remercia sa mère ; mais le troisième, se trouvant seul avec elle, comme on vint à parler du cheval anglais :

– Je t’aime trop pour te remercier encore, dit-il en prenant la main de Mme de Malivert et la pressant contre ses lèvres ; faut-il qu’une fois en sa vie ton fils n’ait pas été sincère avec la personne qu’il aime le mieux au monde ? Ce cheval vaut 4000 francs, tu n’es pas assez riche pour que cette dépense ne te gêne pas.

Mme de Malivert ouvrit le tiroir d’un secrétaire.

– Voilà mon testament, dit-elle, je te donnais mes diamants, mais sous une condition expresse, c’est que tant que durerait le produit de leur vente, tu aurais un cheval que tu monterais quelquefois par mon ordre. J’ai fait vendre en secret deux de ces diamants pour avoir le bonheur de te voir un joli cheval de mon vivant. L’un des plus grands sacrifices que m’ait imposé ton père, c’est l’obligation de ne pas me défaire de ces ornements qui me conviennent si peu. Il a je ne sais quelle espérance politique peu fondée selon moi, et il se croirait deux fois plus pauvre et plus déchu le jour où sa femme n’aurait plus de diamants.

Une profonde tristesse parut sur le front d’Octave, et il replaça dans le tiroir du secrétaire ce papier dont le nom rappelait un événement si cruel et peut-être si prochain. Il reprit la main de sa mère et la garda entre les siennes, ce qu’il se permettait rarement.

– Les projets de ton père, continua Mme de Malivert, tiennent à cette loi d’indemnité dont on nous parle depuis trois ans.

– Je désire de tout mon cœur qu’elle soit rejetée, dit Octave.

– Et pourquoi, reprit sa mère ravie de le voir s’animer pour quelque chose et lui donner cette preuve d’estime et d’amitié, pourquoi voudrais-tu la voir rejeter ?

– D’abord parce que, n’étant pas complète, elle me semble peu juste ; en second lieu, parce qu’elle me mariera. J’ai par malheur un caractère singulier, je ne me suis pas créé ainsi ; tout ce que j’ai pu faire, c’est de me connaître. Excepté dans les moments où je jouis du bonheur d’être seul avec toi, mon unique plaisir consiste à vivre isolé, et sans personne au monde qui ait le droit de m’adresser la parole.

– Cher Octave, ce goût singulier est l’effet de ta passion désordonnée pour les sciences ; tes études me font trembler ; tu finiras comme le Faust de Gœthe. Voudrais-tu me jurer, comme tu le fis dimanche, que tu ne lis pas uniquement de bien mauvais livres ?

– Je lis les ouvrages que tu m’as désignés, chère maman, en même temps que ceux qu’on appelle de mauvais livres.

– Ah ! ton caractère a quelque chose de mystérieux et de sombre qui me fait frémir ; Dieu sait les conséquences que tu tires de tant de lectures !

– Chère maman, je ne puis me refuser à croire vrai ce qui me semble tel. Un être tout-puissant et bon pourrait-il me punir d’ajouter foi au rapport des organes que lui-même il m’a donnés ?

– Ah ! j’ai toujours peur d’irriter cet être terrible, dit Mme de Malivert les larmes aux yeux ; il peut t’enlever à mon amour. Il est des jours où la lecture de Bourdaloue me glace de terreur. Je vois dans la Bible que cet être tout-puissant est impitoyable dans ses vengeances, et tu l’offenses sans doute quand tu lis les philosophes du XVIIIe siècle. Je te l’avoue, avant-hier je suis sortie de Saint-Thomas d’Aquin dans un état voisin du désespoir. Quand la colère du Tout-Puissant contre les livres impies ne serait que la dixième partie de ce qu’annonce M. l’abbé Fay***, je pourrais encore trembler de te perdre. Il est un journal abominable que M. l’abbé Fay*** n’a pas même osé nommer dans son sermon et que tu lis tous les jours, j’en suis sûre.

– Oui, maman, je le lis, mais je suis fidèle à la promesse que je t’ai faite, je lis immédiatement après le journal dont la doctrine est la plus opposée à la sienne.

– Cher Octave, c’est la violence de tes passions qui m’alarme, et surtout le chemin qu’elles font en secret dans ton cœur. Si je te voyais quelques-uns des goûts de ton âge pour faire diversion à tes idées singulières, je serais moins effrayée. Mais tu lis des livres impies et bientôt tu en viendras à douter même de l’existence de Dieu. Pourquoi réfléchir sur ces sujets terribles ? Te souvient-il de ta passion pour la chimie ? Pendant dix-huit mois, tu n’as voulu voir personne, tu as indisposé par ton absence nos parents les plus proches ; tu manquais aux devoirs les plus indispensables.

 Mon goût pour la chimie, reprit Octave, n’était pas une passion, c’était un devoir que je m’étais imposé ; et Dieu sait, ajouta-t-il en soupirant, s’il n’eût pas été mieux d’être fidèle à ce dessein et de faire de moi un savant retiré du monde !

Ce soir-là, Octave resta chez sa mère jusqu’à une heure. Vainement l’avait-elle pressé d’aller dans le monde ou du moins au spectacle.

– Je reste où je suis le plus heureux, disait Octave.

– Il y a des moments où je te crois, et c’est quand je suis avec toi, répondait son heureuse mère ; mais si pendant deux jours je ne t’ai vu que devant le monde, la raison reprend le dessus. Il est impossible qu’une telle solitude convienne à un homme de ton âge. J’ai là pour soixante-quatorze mille francs de diamants inutiles, et ils le seront longtemps, puisque tu ne veux pas te marier encore ; dans le fait, tu es bien jeune, vingt ans et cinq jours ! et Mme de Malivert se leva de sa chaise longue pour embrasser son fils. J’ai bien envie de faire vendre ces diamants inutiles, je placerai le prix, et le revenu de cette somme je l’emploierai à augmenter ma dépense ; je prendrais un jour, et, sous prétexte de ma mauvaise santé, je ne recevrais absolument que des gens contre lesquels tu n’aurais pas d’objection.

– Hélas ! chère maman, la vue de tous les hommes m’attriste également ; je n’aime que toi au monde…

Lorsque son fils l’eut quittée, malgré l’heure avancée, Mme de Malivert, troublée par de sinistres pressentiments, ne put trouver le sommeil. Elle essayait en vain d’oublier combien Octave lui était cher, et de le juger comme elle eût fait d’un étranger. Toujours au lieu de suivre un raisonnement, son âme s’égarait dans des suppositions romanesques sur l’avenir de son fils ; le mot du commandeur lui revenait. « Certainement, disait-elle, je sens en lui quelque chose de surhumain ; il vit comme un être à part, séparé des autres hommes. » Revenant ensuite à des idées plus raisonnables, Mme de Malivert ne pouvait concevoir que son fils eût les passions les plus vives ou du moins les plus exaltées, et cependant une telle absence de goût pour tout ce qu’il y a de réel dans la vie. On eût dit que ses passions avaient leur source ailleurs et ne s’appuyaient sur rien de ce qui existe ici-bas. Il n’y avait pas jusqu’à la physionomie si noble d’Octave qui n’alarmât sa mère ; ses yeux si beaux et si tendres lui donnaient de la terreur. Ils semblaient quelquefois regarder au ciel et réfléchir le bonheur qu’ils y voyaient. Un instant après, on y lisait les tourments de l’enfer.

On éprouve une sorte de pudeur à interroger un être dont le bonheur paraît aussi fragile, et sa mère le regardait bien plus qu’elle n’osait lui parler. Dans les moments plus calmes, les yeux d’Octave semblaient songer à un bonheur absent ; on eût dit une âme tendre séparée par un long espace d’un objet uniquement chéri. Octave répondait avec sincérité aux questions que lui adressait sa mère, et cependant elle ne pouvait deviner le mystère de cette rêverie profonde et souvent agitée. Dès l’âge de quinze ans, Octave était ainsi, et Mme de Malivert n’avait jamais pensé sérieusement à la possibilité de quelque passion secrète. Octave n’était-il pas maître de lui et de sa fortune ?

Elle observait constamment que la vie réelle, loin d’être une source d’émotions pour son fils, n’avait d’autre effet que de l’impatienter, comme si elle fût venue le distraire et l’arracher d’une façon importune à sa chère rêverie. Au malheur près de cette manière de vivre qui semblait étrangère à tout ce qui l’environnait, Mme de Malivert ne pouvait s’empêcher de reconnaître chez Octave une âme droite et forte, toute de génie et d’honneur. Mais cette âme savait fort bien quels étaient ses droits à l’indépendance et à la liberté, et ses nobles qualités s’alliaient étrangement avec une profondeur de dissimulation incroyable à cet âge. Cette cruelle réalité vint détruire, en un instant, tous les rêves de bonheur qui avaient porté le calme dans l’imagination de Mme de Malivert.

Rien n’était plus importun à son fils, et l’on peut dire plus odieux, car il ne savait pas aimer ou haïr à demi, que la société de son oncle le commandeur, et cependant tout le monde croyait à la maison qu’il aimait par-dessus tout faire la partie d’échecs de M. de Soubirane, ou aller avec lui flâner sur le boulevard. Ce mot était du commandeur, qui, malgré ses soixante ans, avait autant de prétentions pour le moins qu’en 1789 ; seulement la fatuité du raisonnement et de la profondeur avait remplacé les affectations de la jeunesse qui ont du moins pour excuse les grâces et la gaieté. Cet exemple d’une dissimulation aussi facile effrayait Mme de Malivert. « J’ai questionné mon fils sur le plaisir qu’il trouve à vivre avec son oncle, et il m’a répondu par la vérité ; mais, se disait-elle, qui sait si quelque étrange dessein ne se cache pas au fond de cette âme singulière ? Et si jamais je ne l’interroge à ce sujet, jamais de lui-même il n’aura l’idée de m’en parler. Je suis une simple femme, se disait Mme de Malivert, éclairée uniquement sur quelques petits devoirs à ma portée. Comment oserais-je me croire faite pour donner des conseils à un être aussi fort et aussi singulier ? Je n’ai point pour le consulter d’ami doué d’une raison assez supérieure ; d’ailleurs, puis-je trahir la confiance d’Octave ; ne lui ai-je pas promis un secret absolu ? »

Après que ces tristes pensées l’eurent agitée jusqu’au jour, Mme de Malivert conclut, comme de coutume, qu’elle devait employer toute l’influence qu’elle avait sur son fils pour l’engager à aller beaucoup chez Mme la marquise de Bonnivet. C’était son amie intime et sa cousine, femme de la plus haute considération, et dont le salon réunissait souvent ce qu’il y a de plus distingué dans la bonne compagnie. « Mon métier à moi, se disait Mme de Malivert, c’est de faire la cour aux gens de mérite que je vois chez Mme de Bonnivet afin de savoir ce qu’ils pensent d’Octave. » On allait chercher dans ce salon le plaisir d’être de la société de Mme de Bonnivet, et l’appui de son mari, courtisan habile chargé d’ans et d’honneurs, et presque aussi bien venu de son maître que cet aimable amiral de Bonnivet, son aïeul, qui fit faire tant de sottises à François Ier et s’en punit si noblement2.

Chapitre II §

Melancholy mark’d him for her own, whose ambitions heart overrates the happiness he cannot enjoy.

MARLOW

Le lendemain, dès huit heures du matin, il se fit un grand changement dans la maison de Mme de Malivert. Toutes les sonnettes se trouvèrent tout à coup en mouvement. Bientôt le vieux marquis se fit annoncer chez sa femme qui était encore au lit ; lui-même ne s’était pas donné le temps de s’habiller. Il vint l’embrasser les larmes aux yeux :

– Ma chère amie, lui dit-il, nous verrons nos petits-enfants avant que de mourir, et le bon vieillard pleurait à chaudes larmes. Dieu sait, ajouta-t-il, que ce n’est pas l’idée de cesser d’être un gueux qui me met en cet état… La loi d’indemnité est certaine et vous aurez deux millions.

À ce moment Octave, que le marquis avait fait appeler, fit demander la permission d’entrer ; son père se leva pour aller se jeter dans ses bras. Octave vit des larmes et peut-être se méprit sur leur cause ; car une rougeur presque imperceptible parut sur ses joues si pâles.

– Ouvrez les rideaux tout à fait ; grand jour ! dit sa mère avec vivacité. Approche-toi, regarde-moi, ajouta-t-elle du même ton, et, sans répondre à son mari, elle examinait la rougeur imperceptible qui était venue se placer sur le haut des joues d’Octave. Elle savait, par ses conversations avec les médecins, que la couleur rouge cernée sur les joues est un signe des maladies de poitrine ; elle tremblait pour la santé de son fils, et ne songeait plus aux deux millions d’indemnité.

Quand Mme de Malivert fut rassurée :

– Oui, mon fils, dit enfin le marquis, un peu impatienté de tout ce tracas, je viens d’obtenir la certitude que la loi d’indemnité sera proposée, et nous avons 319 voix sûres sur 420. Ta mère a perdu un bien que j’estime à plus de six millions, et quels que soient les sacrifices que la crainte des jacobins impose à la justice du roi, nous pouvons compter largement sur deux millions. Ainsi je ne suis plus un gueux, c’est-à-dire tu n’es plus un gueux, ta fortune va se trouver de nouveau en rapport avec ta naissance et je puis maintenant te chercher et non plus te mendier une épouse.

– Mais, mon cher ami, dit Mme de Malivert, prenez garde que votre empressement à croire ces grandes nouvelles ne vous expose aux petites remarques de notre parente Mme la duchesse d’Ancre et de sa société. Elle jouit réellement, elle, de tous ces millions que vous nous promettez ; n’allez pas vendre la peau de l’ours.

– Il y a déjà vingt-cinq minutes, dit le vieux marquis en tirant sa montre, que je suis sûr, mais ce qu’on appelle sûr, que la loi d’indemnité passera.

Il fallait bien que le marquis eût raison, car le soir lorsque l’impassible Octave parut chez Mme de Bonnivet, il trouva une nuance d’empressement dans l’accueil qu’il reçut de tout le monde. Il y eut aussi une nuance de hauteur dans sa manière de répondre à cet intérêt subit ; au moins la vieille duchesse d’Ancre en fit-elle la remarque. L’impression d’Octave fut tout à la fois de déplaisance et de mépris. Il se voyait mieux accueilli à cause de l’espérance de deux millions dans la société de Paris et du monde où il était reçu avec le plus d’intimité. Cette âme ardente, aussi juste et presque aussi sévère envers les autres que pour elle-même, finit par tirer une profonde impression de mélancolie de cette triste vérité. Ce n’est pas que la hauteur d’Octave s’abaissât jusqu’à en vouloir aux êtres que le hasard avait réunis dans ce salon ; il avait pitié de son sort et de celui de tous les hommes. « Je suis donc si peu aimé, se disait-il, que deux millions changent tous les sentiments qu’on avait pour moi ; au lieu de chercher à mériter d’être aimé, j’aurais dû chercher à m’enrichir par quelque commerce. » En faisant ces tristes réflexions, Octave se trouvait placé sur un divan, vis-à-vis une petite chaise qu’occupait Armance de Zohiloff, sa cousine, et par hasard ses yeux s’arrêtèrent sur elle. Il remarqua qu’elle ne lui avait pas adressé la parole de toute la soirée. Armance était une nièce assez pauvre de Mmes de Bonnivet et de Malivert, à peu près de l’âge d’Octave, et comme ces deux êtres n’avaient que de l’indifférence l’un pour l’autre, ils se parlaient avec toute franchise. Depuis trois quarts d’heure le cœur d’Octave était abreuvé d’amertume, il fut saisi de cette idée : « Armance ne me fait pas de compliment, elle seule ici est étrangère à ce redoublement d’intérêt que je dois à de l’argent, elle seule ici a quelque noblesse d’âme. » Et ce fut pour lui une consolation que de regarder Armance. « Voilà donc un être estimable », se dit-il, et comme la soirée s’avançait, il vit avec un plaisir égal au chagrin qui d’abord avait inondé son cœur qu’elle continuait à ne point lui parler.

Une seule fois, comme un provincial, membre de la Chambre des députés, faisait à Octave un compliment gauche sur les deux millions qu’il allait lui voter (ce furent les mots de cet homme), Octave surprit un regard d’Armance qui arrivait jusqu’à lui. L’expression de ce regard était impossible à méconnaître ; du moins la raison d’Octave, plus sévère qu’on ne peut se l’imaginer, en décida ainsi ; ce regard était destiné à l’observer, et ce qui lui fit un plaisir sensible, ce regard s’attendait à être obligé de mépriser. Le député qui se préparait à voter des millions fut la victime d’Octave ; le mépris du jeune vicomte fut trop évident même pour un provincial.

– Voilà comme ils sont tous, dit le député du département de *** au commandeur de Soubirane qu’il joignit un instant après. Ah ! messieurs de la noblesse de cour, si nous pouvions nous voter nos indemnités sans passer les vôtres, vous n’en tâteriez, morbleu, qu’après nous avoir donné des garanties. Nous ne voulons plus, comme autrefois, vous voir colonels à vingt-trois ans et nous capitaines à quarante. Sur les 319 députés pensant bien, nous sommes 212 de cette noblesse de province sacrifiée jadis…

Le commandeur, très-flatté de se voir adresser une telle plainte, se mit à justifier les gens de qualité. Cette conversation, que l’importance de M. de Soubirane appelait politique, dura toute la soirée, et malgré le vent de nord le plus perçant, elle s’établit dans l’embrasure d’une croisée, position de rigueur pour parler politique.

Le commandeur ne la quitta qu’une minute, en suppliant le député de l’excuser et de l’attendre.

– Il faut que je demande à mon neveu ce qu’il a fait de ma voiture, et il vint dire à l’oreille d’Octave :

– Parlez, on remarque votre silence ; ce n’est point par de la hauteur que cette nouvelle fortune doit marquer chez vous. Songez que ces deux millions sont une restitution et rien de plus. Où en seriez-vous donc si le roi vous avait fait cordon bleu ?

Et le commandeur regagna l’embrasure de sa fenêtre en courant comme un jeune homme, et répétant à demi-haut :

– Ah ! les chevaux à onze heures et demie.

Octave parla, et s’il n’atteignit pas à l’aisance et à l’enjouement qui font les succès parfaits, sa beauté remarquable et le sérieux profond de ses manières donnèrent aux yeux de bien des femmes un prix singulier aux mots qu’il leur adressait. Ses idées étaient vives, claires, et de celles qui grandissent à mesure qu’on les regarde. Il est vrai que la simplicité pleine de noblesse avec laquelle il s’énonçait lui faisait perdre l’effet de quelques traits piquants ; on ne s’en étonnait qu’une seconde après. La hauteur de son caractère ne lui permit jamais de dire d’un ton marqué ce qui lui semblait joli. C’était un de ces esprits que leur fierté met dans la position d’une jeune femme qui arrive sans rouge dans un salon où l’usage du rouge est général ; pendant quelques instants sa pâleur la fait paraître triste. Si Octave eut des succès, c’est que le mouvement d’esprit et l’excitation qui lui manquaient souvent étaient suppléés ce soir-là par le sentiment de l’ironie la plus amère.

Cette apparence de méchanceté engagea les femmes d’un certain âge à lui pardonner la simplicité de ses manières, et les sots auxquels il fit peur se hâtèrent de l’applaudir. Octave, exprimant finement tout le mépris dont il était dévoré, trouvait dans la société le seul bonheur qu’elle pût lui donner, lorsque la duchesse d’Ancre s’approcha du divan sur lequel il était assis, et dit, non à lui, mais pour lui, et à voix très-basse, à Mme de la Ronze son amie intime :

– Voyez cette petite sotte d’Armance, ne s’avise-t-elle pas d’être jalouse de la fortune qui tombe des nues à M. de Malivert ? Dieu ! que l’envie sied mal à une femme !

L’amie devina la duchesse et saisit le regard fixe d’Octave qui, tout en ayant l’air de ne voir que la figure vénérable de M. l’évêque de *** qui lui parlait en cet instant, avait tout entendu. En moins de trois minutes, le silence de Mlle de Zohiloff se trouva expliqué, et elle convaincue, dans l’esprit d’Octave, de tous les sentiments bas dont on venait de l’accuser. « Grand Dieu, se dit-il, il n’y a donc plus d’exception à la bassesse de sentiments de toute cette société ! Et sous quel prétexte m’imaginerais-je que les autres sociétés sont différentes de celle-ci ? Si l’on ose afficher une telle adoration pour l’argent dans l’un des salons les mieux composés de France, et où chacun ne peut ouvrir l’histoire sans retrouver un héros de son nom, que sera-ce parmi de malheureux marchands millionnaires aujourd’hui, mais dont hier encore le père portait la balle ? Dieu ! que les hommes sont vils ! »

Octave s’enfuit du salon de Mme de Bonnivet, le monde lui faisait horreur ; il laissa la voiture de famille à son oncle le commandeur et revint à pied chez lui. Il pleuvait à verse, la pluie lui faisait plaisir. Bientôt il ne s’aperçut plus de l’espèce de tempête qui inondait Paris en cet instant. La seule ressource contre cet avilissement général, pensait-il, serait de trouver une belle âme, non encore avilie par la prétendue sagesse des duchesses d’Ancre, de s’y attacher pour jamais, de ne voir qu’elle, de vivre avec elle et uniquement pour elle et pour son bonheur. Je l’aimerais avec passion… Je l’aimerais ! moi, malheureux !… » En ce moment, une voiture qui débouchait au galop de la rue de Poitiers dans la rue de Bourbon, faillit écraser Octave. La roue de derrière serra fortement sa poitrine et déchira son gilet, il resta immobile ; la vue de la mort lui avait rafraîchi le sang.

« Dieu ! que n’ai-je été anéanti ! » dit-il en regardant le ciel. Et la pluie qui tombait par torrents ne lui fit point baisser la tête ; cette pluie froide lui faisait du bien. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il se remit à marcher. Il monta chez lui en courant, changea d’habits, et demanda si sa mère était visible. Comme elle ne l’attendait pas, elle s’était couchée de bonne heure. Seul avec lui-même, tout lui devint importun, même le sombre Alfieri, dont il essaya de lire une tragédie. Il se promena longtemps dans sa chambre si vaste et si basse. « Pourquoi ne pas en finir ? se dit-il enfin ; pourquoi cette obstination à lutter contre le destin qui m’accable ? J’ai beau faire les plans de conduite les plus raisonnables en apparence, ma vie n’est qu’une suite de malheurs et de sensations amères. Ce mois-ci ne vaut pas mieux que le mois passé ; cette année-ci ne vaut pas mieux que l’autre année ; d’où vient cette obstination à vivre ? Manquerais-je de fermeté ? Qu’est-ce que la mort ? se dit-il en ouvrant la caisse de ses pistolets et les considérant. Bien peu de chose en vérité ; il faut être fou pour s’en passer. Ma mère, ma pauvre mère se meurt de la poitrine ; encore un peu de temps et je devrai la suivre. Je puis aussi partir avant elle si la vie est pour moi une douleur trop amère. Si une telle permission pouvait se demander, elle me l’accorderait… Le commandeur, mon père lui-même ! ils ne m’aiment pas ; ils aiment le nom que je porte, ils chérissent en moi un prétexte d’ambition. C’est un bien petit devoir qui m’attache à eux… » Ce mot devoir fut comme un coup de foudre pour Octave. « Un petit devoir ! s’écria-t-il en s’arrêtant, un devoir de peu d’importance !… Est-il de peu d’importance, si c’est le seul qui me reste ? Si je ne surmonte pas les difficultés que le hasard me présente dans ma position actuelle, de quel droit osé-je me croire si sûr de vaincre toutes celles qui pourront s’offrir par la suite ? Quoi ! j’ai l’orgueil de me croire supérieur à tous les dangers, à toutes les sortes de maux qui peuvent attaquer un homme, et cependant je prie la douleur qui se présente de prendre une nouvelle forme, de choisir une figure qui puisse me convenir, c’est-à-dire de se diminuer de moitié. Quelle petitesse ! et je me croyais si ferme ! je n’étais qu’un présomptueux. »

Avoir ce nouvel aperçu et se faire le serment de surmonter la douleur de vivre ne fut qu’un instant. Bientôt le dégoût qu’Octave éprouvait pour toutes choses fut moins violent ; et il se parut à lui-même un être moins misérable. Cette âme, affaissée et désorganisée en quelque sorte par l’absence si longue de tout bonheur, reprit un peu de vie et de courage avec l’estime pour elle-même. Des idées d’un autre genre se présentèrent à Octave. Le plafond si écrasé de sa chambre lui déplaisait mortellement ; il envia le magnifique salon de l’hôtel de Bonnivet. « Il a au moins vingt pieds de haut, se dit-il ; comme j’y respirerais à l’aise ! Ah ! s’écria-t-il avec la surprise gaie d’un enfant, voilà un emploi pour ces millions. J’aurai un salon magnifique comme celui de l’hôtel de Bonnivet ; et moi seul j’y entrerai. Tous les mois, à peine, oui, le 1er du mois, un domestique pour épousseter, mais sous mes yeux ; qu’il n’aille pas chercher à deviner mes pensées par le choix de mes livres, et surprendre ce que j’écris pour guider mon âme dans ses moments de folie… J’en porterai toujours la clé à ma chaîne de montre, une petite clé d’acier imperceptible, plus petite que celle d’un portefeuille. J’y ferai placer trois glaces de sept pieds de haut chacune. J’ai toujours aimé cet ornement sombre et magnifique. Quelle est la dimension des plus grandes glaces que l’on fabrique à Saint-Gobain ? » Et l’homme qui pendant trois quarts d’heure venait de songer à terminer sa vie, à l’instant même montait sur une chaise pour chercher dans sa bibliothèque le tarif des glaces de Saint-Gobain. Il passa une heure à écrire le devis de la dépense de son salon. Il sentait qu’il faisait l’enfant, mais n’en écrivait qu’avec plus de rapidité et de sérieux. Cette besogne terminée et l’addition vérifiée, qui portait à 57 350 fr. la dépense de la salle à établir en élevant le toit de sa chambre à coucher, « si ce n’est pas là vendre la peau de l’ours, se dit Octave en riant, jamais on n’eut ce ridicule… Eh bien ! je suis malheureux ! reprit-il en se promenant à grands pas ; oui, je suis malheureux, mais je serai plus fort que mon malheur. Je me mesurerai avec lui, et je serai plus grand. Brutus sacrifia ses enfants, c’était la difficulté qui se présentait à lui, moi je vivrai. » Il écrivit sur un petit mémento caché dans le secret de son bureau : 14 décembre 182… Agréable effet de deux m. – Redoublement d’amitié. – Envie chez Ar. – Finir. – Je serai plus grand que lui. – Glaces de Saint-Gobain.

Cette amère réflexion était notée en caractères grecs. Ensuite il déchiffra sur son piano tout un acte de Don Juan, et les accords si sombres de Mozart lui rendirent la paix de l’âme.

Chapitre III §

As the most forward bud
Is eaten by the canker ere it blow,
Even so by love the young and tender wit
Is turn’d to folly…
… So eating love
Inhabits in the finest wits of all.
Two Gentlemen of Verona, act. I.

Ce n’était pas toujours de nuit et seul qu’Octave était saisi par ces accès de désespoir. Une violence extrême, une méchanceté extraordinaire marquaient alors toutes ses actions, et sans doute, s’il n’eût été qu’un pauvre étudiant en droit, sans parents ni protection, on l’eût enfermé comme fou. Mais aussi dans cette position sociale, il n’eût pas eu l’occasion d’acquérir cette élégance de manières qui, venant polir un caractère aussi singulier, faisait de lui un être à part, même dans la société de la cour. Octave devait un peu cette extrême distinction à l’expression de ses traits ; elle avait de la force et de la douceur et non point de la force et de la dureté, comme il arrive parmi le vulgaire des hommes qui doivent un regard à leur beauté. Il possédait naturellement l’art difficile de communiquer sa pensée, quelle qu’elle fût, sans jamais offenser ou du moins sans jamais infliger d’offense inutile, et grâces à cette mesure parfaite dans les relations ordinaires de la vie, l’idée de folie était éloignée.

Il n’y avait pas un an qu’un jeune laquais, effrayé de la figure d’Octave, ayant eu l’air de s’opposer à son passage, un soir qu’il sortait en courant du salon de sa mère, Octave, furieux, s’était écrié :

– Qui es-tu pour t’opposer à moi ! si tu es fort, fais preuve de force.

Et en disant ces mots, il l’avait saisi à bras-le-corps et jeté par la fenêtre. Ce laquais tomba dans le jardin sur un vase de laurier-rose et se fit peu de mal. Pendant deux mois Octave se constitua le domestique du blessé ; il avait fini par lui donner trop d’argent, et chaque jour il passait plusieurs heures à faire son éducation. Toute la famille désirant le silence de cet homme, il reçut des présents, et se vit l’objet de complaisances excessives qui en firent un mauvais sujet que l’on fut obligé de renvoyer dans son pays avec une pension. On peut comprendre maintenant les chagrins de Mme de Malivert.

Ce qui l’avait surtout effrayée lors de ce funeste événement, c’est que le repentir d’Octave, quoique extrême, n’avait éclaté que le lendemain. La nuit en rentrant, comme on lui rappelait par hasard le danger que cet homme avait couru :

– Il est jeune, avait-il dit, pourquoi ne s’est-il pas défendu ? Quand il a voulu m’empêcher de sortir, ne lui ai-je pas dit de se défendre ?

Mme de Malivert croyait avoir observé que ces accès de fureur saisissaient son fils précisément dans les instants où il paraissait avoir le plus oublié cette rêverie sombre qu’elle lisait toujours dans ses traits. C’était, par exemple, au milieu d’une charade en action, et lorsqu’il jouait gaiement depuis une heure avec quelques jeunes gens et cinq ou six jeunes personnes de sa connaissance intime, qu’il s’était enfui du salon en jetant le domestique par la fenêtre.

Quelques mois avant la soirée des deux millions, Octave s’était échappé d’une façon à peu près aussi brusque d’un bal que donnait Mme de Bonnivet. Il venait de danser avec une grâce remarquable quelques contredanses et des valses. Sa mère était ravie de ses succès, et il ne pouvait les ignorer ; plusieurs femmes, à qui leur beauté avait valu dans le monde une grande célébrité, lui adressaient la parole de l’air le plus flatteur. Ses cheveux du plus beau blond qui retombaient en grosses boucles sur le front qu’il avait superbe, avaient surtout frappé la célèbre Mme de Claix. Et à propos des modes suivies par les jeunes gens à Naples, d’où elle arrivait, elle lui faisait un compliment fort vif, lorsque tout à coup les traits d’Octave se couvrirent de rougeur, et il quitta le salon d’un pas dont il cherchait en vain à dissimuler la rapidité. Sa mère, alarmée, le suivit et ne le trouva plus. Elle l’attendit inutilement toute la nuit, il ne reparut que le lendemain et dans un état singulier ; il avait reçu trois coups de sabre, à la vérité peu dangereux. Les médecins pensaient que cette monomanie était tout à fait morale, c’était leur mot, et devait provenir non point d’une cause physique, mais de l’influence de quelque idée singulière. Aucun signe n’annonçait les migraines de M. le vicomte Octave, comme disaient les gens. Ces accès avaient été bien plus rapprochés durant la première année de son séjour à l’École Polytechnique et avant qu’il n’eût songé à se faire prêtre. Ses camarades avec lesquels il avait des querelles fréquentes, le croyaient alors complètement fou, et souvent cette idée lui évita des coups d’épée.

Retenu dans son lit par les blessures légères dont nous venons de parler, il avait dit à sa mère, simplement comme il disait tout :

– J’étais furieux, j’ai cherché querelle à des soldats qui me regardaient en riant, je me suis battu et n’ai trouvé que ce que je mérite.

Après quoi il avait parlé d’autre chose. Avec Armance de Zohiloff, sa cousine, il était entré dans de plus grands détails.

– J’ai des moments de malheur et de fureur qui ne sont pas de la folie, lui disait-il un soir, mais qui me feront passer pour fou dans le monde comme à l’École Polytechnique. C’est un malheur comme un autre ; mais ce qui est au-dessus de mon courage, c’est la crainte de me trouver tout à coup avec un sujet de remords éternel, ainsi qu’il faillit m’arriver lors de l’accident de ce pauvre Pierre.

– Vous l’avez noblement réparé, vous lui donniez non pas seulement votre pension, mais votre temps, et s’il se fût trouvé les moindres principes d’honnêteté, vous auriez fait sa fortune. Que pouviez-vous de plus ?

– Rien sans doute, une fois l’accident arrivé, ou je serais un monstre de ne l’avoir pas fait. Mais ce n’est pas tout, ces accès de malheur qui sont de la folie à tous les yeux, semblent faire de moi un être à part. Je vois les plus pauvres, les plus bornés, les plus malheureux, en apparence, des jeunes gens de mon âge, avoir un ou deux amis d’enfance qui partagent leurs joies et leurs chagrins. Le soir, je les vois s’aller promener ensemble, et ils se disent tout ce qui les intéresse ; moi seul, je me trouve isolé sur la terre. Je n’ai et je n’aurai jamais personne à qui je puisse librement confier ce que je pense. Que serait-ce de mes sentiments si j’en avais qui me serrent le cœur ! Suis-je donc destiné à vivre toujours sans amis, et ayant à peine des connaissances ! Suis-je donc un méchant ? ajouta-t-il en soupirant.

– Non sans doute, mais vous fournissez des prétextes aux personnes qui ne vous aiment pas, lui dit Armance du ton sévère de l’amitié, et cherchant à cacher la pitié trop réelle que lui inspiraient ses chagrins. Par exemple, vous qui êtes d’une politesse parfaite avec tout le monde, pourquoi n’avoir pas paru avant-hier au bal de Mme de Claix ?

– Parce que ce sont ses sots compliments au bal d’il y a six mois, qui m’ont valu la honte d’avoir tort avec de jeunes paysans portant un sabre.

– À la bonne heure, reprit Mlle de Zohiloff ; mais remarquez que vous trouvez toujours des raisons pour vous dispenser de voir la société. Il ne faudrait pas ensuite vous plaindre de l’isolement où vous vivez.

– Ah ! c’est d’amis que j’ai besoin, et non pas de voir la société. Est-ce dans les salons que je rencontrerai un ami ?

– Oui, puisque vous n’avez pas su le trouver à l’École Polytechnique.

– Vous avez raison, répondit Octave après un long silence ; je vois comme vous en ce moment, et demain, lorsqu’il sera question d’agir, j’agirai d’une manière opposée à ce qui me semble raisonnable aujourd’hui, et tout cela par orgueil ! Ah ! si le ciel m’avait fait le fils d’un fabricant de draps, j’aurais travaillé au comptoir dès l’âge de seize ans ; au lieu que toutes mes occupations n’ont été que de luxe ; j’aurais moins d’orgueil et plus de bonheur… Ah ! que je me déplais à moi-même !…

Ces plaintes, quoique égoïstes en apparence, intéressaient Armance ; les yeux d’Octave exprimaient tant de possibilité d’aimer et quelquefois ils étaient si tendres !

Elle, sans se le bien expliquer, sentait qu’Octave était la victime de cette sorte de sensibilité déraisonnable qui fait les hommes malheureux et dignes d’être aimés. Une imagination passionnée le portait à s’exagérer les bonheurs dont il ne pouvait jouir. S’il eût reçu du ciel un cœur sec, froid, raisonnable, avec tous les autres avantages qu’il réunissait d’ailleurs, il eût pu être fort heureux. Il ne lui manquait qu’une âme commune.

C’était seulement en présence de sa cousine qu’Octave osait quelquefois penser tout haut. On voit pourquoi il avait été si péniblement affecté en trouvant que les sentiments de cette aimable cousine changeaient avec la fortune.

Le lendemain du jour où Octave avait souhaité la mort, dès sept heures du matin il fut réveillé en sursaut par son oncle le commandeur qui entra dans sa chambre en affectant de faire un tapage effroyable. Cet homme n’était jamais hors de l’affectation. La colère que ce bruit donna à Octave ne dura pas trois secondes ; l’idée du devoir lui apparut, et il reçut M. de Soubirane du ton plaisant et léger qui pouvait le mieux lui convenir.

Cette âme vulgaire qui, avant ou après la naissance, ne voyait au monde que l’argent, expliqua longuement au noble Octave qu’il ne fallait pas être tout à fait fou de bonheur, quand de vingt-cinq mille livres de rente on passait à l’espoir d’en avoir cent. Ce discours philosophique et presque chrétien se termina par le conseil de jouer à la bourse dès qu’on aurait touché un vingtième sur les deux millions. Le marquis ne manquerait pas de mettre à la disposition d’Octave une partie de cette augmentation de fortune ; mais il fallait n’opérer à la Bourse que d’après les avis du commandeur ; il connaissait Mme la comtesse de ***, et l’on pourrait jouer sur la rente à coup sûr. Ce mot à coup sûr fit faire un haut-le-corps à Octave.

– Oui, mon ami, dit le commandeur, qui prit ce mouvement pour un signe de doute, à coup sûr. J’ai un peu négligé la comtesse depuis son procédé ridicule chez M. le prince de S… ; mais enfin nous sommes un peu parents, et je te quitte pour aller chercher notre ami commun, le duc de *** qui nous rapatriera.

Chapitre IV §

Half a dupe, half duping, the first deceived perhaps by her deceit and fair words, as all those philosophers. Philosophers they say ? mark this, Diego, the devil can cite scripture for his purpose. O, what a goodly outside falsehood hath !

MASSINGER.

La sotte apparition du commandeur faillit replonger Octave dans sa misanthropie de la veille. Son dégoût pour les hommes était au comble, quand son domestique lui remit un gros volume enveloppé avec beaucoup de soin dans du papier vélin d’Angleterre. L’empreinte du cachet était supérieurement gravée, mais l’objet peu attrayant ; sur un champ de sable on voyait deux os en sautoir. Octave qui avait un goût parfait, admira la vérité du dessin de ces deux tibias et la perfection de la gravure. « C’est de l’école de Pikler, se dit-il ; ce sera quelque folie de ma cousine la dévote Mme de C***. » Il fut détrompé en voyant un magnifique exemplaire de la Bible, relié par Thouvenin. « Les dévotes ne donnent pas la Bible », dit Octave en ouvrant la lettre d’envoi ; mais il chercha en vain la signature, il n’y en avait pas, et il jeta la lettre sous la cheminée. Un moment après, son domestique, le vieux Saint-Jacques, entra avec un petit air malin.

– Qui a remis ce paquet ? dit Octave.

– C’est un mystère, on veut se cacher de M. le vicomte ; mais c’est tout simplement le vieux Perrin qui l’a déposé chez le portier, et s’est sauvé comme un voleur.

– Et qu’est-ce que le vieux Perrin ?

– C’est un homme de Mme la marquise de Bonnivet, qu’elle a renvoyé en apparence, et qui est passé aux commissions secrètes.

– Est-ce qu’on soupçonne Mme de Bonnivet de quelque galanterie ?

– Ah ! mon Dieu, non, monsieur. Les commissions secrètes sont pour la nouvelle religion. C’est une Bible peut-être que Mme la marquise envoie à Monsieur en grand secret. Monsieur a pu reconnaître l’écriture de Mme Rouvier, la femme de chambre de Mme la marquise. » Octave regarda sous la cheminée et se fit donner la lettre qui avait volé au delà de la flamme et n’était point brûlée. Il vit avec surprise que l’on savait fort bien qu’il lisait Helvétius, Bentham, Bayle et autres mauvais livres. On lui en faisait un reproche. « La vertu la plus pure ne saurait en garantir, se dit-il à lui-même ; dès qu’on est sectaire, l’on descend à employer l’intrigue et l’on a des espions. C’est apparemment depuis la loi d’indemnité que je suis devenu digne que l’on s’occupe de mon salut et de l’influence que je puis avoir un jour. »

Pendant le reste de la journée, la conversation du marquis de Malivert, du commandeur et de deux ou trois amis véritables que l’on envoya chercher pour dîner, fut une allusion presque continuelle et d’assez mauvais goût au mariage d’Octave et à sa nouvelle position. Encore ému de la crise morale qu’il avait eue à soutenir pendant la nuit, il fut moins glacial que de coutume. Sa mère le trouvait plus pâle, et il s’imposa le devoir, sinon d’être gai, du moins de ne paraître s’occuper que d’idées conduisant à des images agréables ; il y mit tant d’esprit, qu’il parvint à faire illusion aux personnes qui l’entouraient. Rien ne put l’arrêter, pas même les plaisanteries du commandeur sur l’effet prodigieux que deux millions produisaient sur l’esprit d’un philosophe. Octave profita de son étourderie prétendue pour dire que, fût-il prince, il ne se marierait pas avant vingt-six ans, c’était l’âge où son père s’était marié.

– Il est évident que ce garçon-là nourrit la secrète ambition de se faire évêque ou cardinal, dit le commandeur aussitôt qu’Octave fut sorti ; sa naissance et sa doctrine le porteront au chapeau.

Ce propos, qui fit sourire Mme de Malivert, donna de vives inquiétudes au marquis.

– Vous avez beau dire, répondit-il au sourire de sa femme, mon fils ne voit avec quelque intimité que des ecclésiastiques ou de jeunes savants de même acabit, et, chose qui ne s’est jamais rencontrée dans ma famille, il montre un dégoût marqué pour les jeunes militaires.

– Il y a quelque chose d’étrange dans ce jeune homme, reprit M. de Soubirane.

Cette réflexion fit soupirer à son tour Mme de Malivert.

Octave, excédé de l’ennui que lui avait donné l’obligation de parler, était sorti de bonne heure pour aller au Gymnase ; il ne pouvait souffrir l’esprit des jolies pièces de M. Scribe. « Mais, se disait-il, rien n’a pourtant un succès plus véritable, et mépriser sans connaître, est un ridicule trop commun dans ma société pour que j’aie du mérite à l’éviter. » Ce fut en vain qu’il se mit en expérience pendant deux des plus jolies esquisses du théâtre de Madame. Les mots les plus agréables et les plus fins lui semblaient entachés de grossièreté, et la clef que l’on rend dans le second acte du Mariage de raison le chassa du spectacle. Il entra chez un restaurateur, et, fidèle au mystère qui marquait toutes ses actions, il demanda des bougies et un potage ; le potage venu, il s’enferma à clef, lut avec intérêt deux journaux qu’il venait d’acheter, les brûla sous la cheminée avec le plus grand soin, paya et sortit. Il vint s’habiller, et se trouva ce soir-là une sorte d’empressement à paraître chez Mme de Bonnivet. « Qui pourrait m’assurer, pensait-il, que cette méchante duchesse d’Ancre n’a pas calomnié Mlle de Zohiloff ? Mon oncle croit bien que j’ai la tête tournée de ces deux millions. » Cette idée, qui était venue à Octave à propos d’un mot indifférent qu’il avait trouvé dans ses journaux, le rendait heureux. Il songeait à Armance, mais comme à son seul ami, ou plutôt comme au seul être qui fût pour lui presque un ami.

Il était bien loin de songer à aimer, il avait ce sentiment en horreur. Ce jour-là, son âme fortifiée par la vertu et le malheur, et qui n’était que vertu et force, éprouvait simplement la crainte d’avoir condamné trop légèrement un ami.

Octave ne regarda pas une seule fois Armance ; mais de toute la soirée ses yeux ne laissèrent échapper aucun de ses mouvements. Il débuta à son entrée dans le salon par faire une cour marquée à la duchesse d’Ancre ; il lui parlait avec une attention si profonde que cette dame eut le plaisir de le croire converti aux égards dus à son rang.

– Depuis qu’il a l’espoir d’être riche, ce philosophe est des nôtres, dit-elle tout bas à Mme de la Ronze.

Octave voulait s’assurer du degré de perversité de cette femme ; la trouver bien méchante, c’était en quelque sorte voir Mlle de Zohiloff innocente. Il observa que le seul sentiment de la haine portait quelque vie dans le cœur desséché de Mme d’Ancre ; mais en revanche, ce n’étaient que les choses généreuses et nobles qui lui inspiraient de l’éloignement. On eût dit qu’elle éprouvait le besoin de s’en venger. L’ignoble et le bas dans les sentiments, mais l’ignoble revêtu de l’expression la plus élégante, avait seul le privilège de faire briller les petits yeux de la duchesse.

Octave songeait à se débarrasser de l’intérêt avec lequel on l’écoutait quand il entendit Mme de Bonnivet désirer son jeu d’échecs. C’était un petit chef-d’œuvre de sculpture chinoise que M. l’abbé Dubois avait rapporté de Canton. Octave saisit cette occasion de s’éloigner de Mme d’Ancre, et pria sa cousine de lui confier la clef du serre-papier où la crainte de la maladresse des gens faisait déposer ce magnifique jeu d’échecs. Armance n’était plus dans le salon ; elle l’avait quitté peu d’instants auparavant avec Méry de Tersan, son amie intime ; si Octave n’eût pas réclamé la clef du serre-papier, on se fût aperçu désagréablement de l’absence de Mlle de Zohiloff, et à son retour elle aurait peut-être eu à essuyer quelque petit regard fort mesuré, mais fort dur. Armance était pauvre, elle n’avait que dix-huit ans, et Mme de Bonnivet avait trente ans passés ; elle était fort belle encore, mais Armance aussi était belle.

Les deux amies s’étaient arrêtées devant la cheminée d’un grand boudoir voisin du salon. Armance avait voulu montrer à Méry un portrait de lord Byron dont M. Philips, le peintre anglais, venait d’envoyer une épreuve à sa tante. Octave entendit très-distinctement ces mots comme il passait dans le dégagement près du boudoir :

– Que veux-tu ? Il est comme tous les autres ! Une âme que je croyais si belle être bouleversée par l’espoir de deux millions !

L’accent qui accompagnait ces mots si flatteurs, que je croyais si belle, frappa Octave comme un coup de foudre ; il resta immobile. Quand il continua à marcher, ses pas étaient si légers que l’oreille la plus fine n’aurait pu les entendre. Comme il repassait près du boudoir avec le jeu d’échecs à la main, il s’arrêta un instant ; bientôt il rougit de son indiscrétion et rentra au salon. Les paroles qu’il venait de surprendre n’étaient pas décisives dans un monde où l’envie sait revêtir toutes les formes ; mais l’accent de candeur et d’honnêteté qui les avait accompagnées retentissait dans son cœur. Ce n’était pas là le ton de l’envie.

Après avoir remis le jeu chinois à la marquise, Octave se sentit le besoin de réfléchir ; il alla se placer dans un coin du salon derrière une table de wisk, et là son imagination lui répéta vingt fois le son des paroles qu’il venait d’entendre. Cette profonde et délicieuse rêverie l’occupait depuis longtemps, lorsque la voix d’Armance frappa son oreille. Il ne songeait pas encore aux moyens à employer pour regagner l’estime de sa cousine ; il jouissait avec délices du bonheur de l’avoir perdue. Comme il se rapprochait du groupe de Mme de Bonnivet, et revenait du coin éloigné occupé par les tranquilles joueurs de wisk, Armance remarqua l’expression de ses regards ; ils s’arrêtaient sur elle avec cette sorte d’attendrissement et de fatigue qui, après les grandes joies, rend les yeux comme incapables de mouvements trop rapides.

Octave ne devait pas trouver un second bonheur ce jour-là ; il ne put adresser le moindre mot à Armance. « Rien n’est plus difficile que de me justifier », se disait-il en ayant l’air d’écouter les exhortations de la duchesse d’Ancre qui, sortant la dernière du salon avec lui, insista pour le ramener. Il faisait un froid sec et un clair de lune magnifique ; Octave demanda son cheval et alla faire quelques milles sur le boulevard neuf. En rentrant vers les trois heures du matin, sans savoir pourquoi et sans le remarquer, il vint passer devant l’hôtel de Bonnivet.

Chapitre V §

Her glossy hair was cluster’d o’er a brow
Bright with intelligence, and fair and smooth ;
Her eyebrow’s shape was like the aerial bow,
Her cheek all purple with the beam of youth,
Mounting, at times, to a transparent glow,
As if her veins ran lightning…
Don Juan, c. I.

« Comment pourrai-je prouver à Mlle de Zohiloff, par des faits et non par de vaines paroles, que le plaisir de voir quadrupler la fortune de mon père ne m’a pas absolument tourné la tête ? » Chercher une réponse à cette question fut pendant vingt-quatre heures l’unique occupation d’Octave. Pour la première fois de sa vie, son âme était entraînée à son insu.

Depuis bien des années il avait toujours eu la conscience de ses sentiments, et commandait à leur attention les objets qui lui semblaient raisonnables. C’était au contraire avec toute l’impatience d’un jeune homme de vingt ans qu’il attendait l’heure à laquelle il devait rencontrer Mlle de Zohiloff. Il n’avait pas le plus petit doute sur la possibilité de parler à une personne qu’il voyait deux fois presque tous les jours ; il n’était embarrassé que par le choix des paroles les plus propres à la convaincre. « Car, enfin, disait-il, je ne puis pas trouver en vingt-quatre heures d’action prouvant d’une manière décisive que je suis au-dessus de la petitesse dont elle m’accuse au fond de son cœur, et il doit m’être permis de protester d’abord par des paroles. » Beaucoup de paroles en effet se présentaient successivement à lui ; tantôt elles lui semblaient avoir trop d’emphase ; tantôt il craignait de traiter avec trop de légèreté une imputation aussi grave. Il n’était point encore décidé sur ce qu’il devait dire à Mlle de Zohiloff, lorsque onze heures sonnèrent, et il arriva l’un des premiers dans le salon de l’hôtel de Bonnivet. Mais quel ne fut pas son étonnement quand il remarqua que Mlle de Zohiloff qui lui adressa la parole plusieurs fois pendant la soirée, et en apparence comme à l’ordinaire, lui ôtait cependant toutes les occasions de lui dire un mot destiné à n’être entendu que d’elle ! Octave fut vivement piqué, cette soirée passa comme un éclair.

Le lendemain, il fut aussi malheureux ; le surlendemain, les jours suivants, il ne put pas davantage parler à Armance. Chaque jour il espérait trouver l’occasion de dire ce mot si essentiel pour son honneur, et chaque jour, sans qu’on pût apercevoir la moindre affectation dans la conduite de Mlle de Zohiloff, il voyait son espoir s’évanouir. Il perdait l’amitié et l’estime de la seule personne qui lui semblât digne de la sienne, parce qu’on lui croyait des sentiments opposés à ceux qu’il avait réellement. Rien assurément n’était plus flatteur au fond, mais rien aussi n’était plus impatientant. Octave fut profondément préoccupé de ce qui lui arrivait ; il eut besoin de plusieurs jours pour s’accoutumer à sa nouvelle position. Sans y songer, lui qui avait tant aimé le silence, prit l’habitude de parler beaucoup lorsque Mlle de Zohiloff était à portée de l’entendre. À la vérité, peu lui importait de paraître bizarre ou décousu. À quelque femme brillante ou considérable qu’il adressât la parole, il ne parlait jamais en effet qu’à Mlle de Zohiloff et pour elle.

Par ce malheur réel Octave fut distrait de sa noire tristesse, il oublia l’habitude de chercher toujours à juger de la quantité de bonheur dont il jouissait dans le moment présent. Il perdait son unique amie, il se voyait refuser une estime qu’il était si sûr de mériter ; mais ces malheurs, quelque cruels qu’ils fussent, n’allaient point jusqu’à lui inspirer ce profond dégoût pour la vie qu’il éprouvait autrefois. Il se disait : « Quel homme n’a pas été calomnié ? La sévérité dont on use envers moi est un gage de l’empressement avec lequel on réparera ce tort quand la vérité sera enfin connue. »

Octave voyait un obstacle qui le séparait du bonheur, mais il voyait le bonheur, ou du moins la fin de sa peine et d’une peine à laquelle il songeait uniquement. Sa vie eut un but nouveau, il désirait passionnément reconquérir l’estime d’Armance ; ce n’était pas une entreprise aisée. Cette jeune fille avait un caractère singulier. Née sur les confins de l’empire russe vers les frontières du Caucase, à Sébastopol où son père commandait, Mlle de Zohiloff cachait sous l’apparence d’une douceur parfaite une volonté ferme, digne de l’âpre climat où elle avait passé son enfance. Sa mère, proche parente de Mmes de Bonnivet et de Malivert, se trouvant à la cour de Louis XVIII à Mittau, avait épousé un colonel russe. M. de Zohiloff appartenait à l’une des plus nobles familles du gouvernement de Moscou ; mais le père et le grand-père de cet officier, ayant eu le malheur de s’attacher à des favoris bientôt après envoyés en Sibérie, avaient vu rapidement diminuer leur fortune.

La mère d’Armance mourut en 1811 ; elle perdit bientôt après le général de Zohiloff, son père, tué à la bataille de Montmirail. Mme de Bonnivet, apprenant qu’elle avait une parente isolée dans une petite ville au fond de la Russie, avec cent louis de rente pour toute fortune, n’hésita pas à la faire venir en France. Elle l’appelait sa nièce et comptait la marier en obtenant quelque grâce de la cour ; le bisaïeul maternel d’Armance avait été cordon bleu. On voit qu’à peine âgée de dix-huit ans, Mlle de Zohiloff avait déjà éprouvé d’assez grands malheurs. C’est pour cela peut-être que les petits événements de la vie semblaient glisser sur son âme sans parvenir à l’émouvoir. Quelquefois il n’était pas impossible de lire dans ses yeux qu’elle pouvait être vivement affectée, mais on voyait que rien de vulgaire ne parviendrait à la toucher. Cette sérénité parfaite, qu’il eût été si flatteur de lui faire oublier un instant, s’alliait chez elle à l’esprit le plus fin, et lui valait une considération au-dessus de son âge.

Elle devait à ce singulier caractère, et surtout à de grands yeux bleus foncés qui avaient ces regards enchanteurs, l’amitié de tout ce qui se trouvait de femmes distinguées dans la société de Mme de Bonnivet ; mais Mlle de Zohiloff avait aussi beaucoup d’ennemies. C’est en vain que sa tante avait cherché à la corriger de l’impossibilité où elle était de faire attention aux gens qu’elle n’aimait pas. On voyait trop qu’en leur parlant elle songeait à autre chose. Il y avait d’ailleurs bien des petites façons de dire et d’agir qu’Armance n’eût pas osé désapprouver chez les autres femmes ; peut-être même ne songeait-elle pas à se les interdire ; mais si elle se les fût permises, pendant longtemps elle eût rougi toutes les fois qu’elle s’en serait souvenue. Dès son enfance, ses sentiments pour des bagatelles de son âge avaient été si violents qu’elle se les était vivement reprochés. Elle avait pris l’habitude de se juger peu relativement à l’effet produit sur les autres, mais beaucoup relativement à ses sentiments d’aujourd’hui, dont demain peut-être le souvenir pouvait empoisonner sa vie.

On trouvait quelque chose d’asiatique dans les traits de cette jeune fille, comme dans sa douceur et sa nonchalance qui, malgré son âge, semblaient encore tenir à l’enfance. Aucune de ses actions ne réveillait d’une façon directe l’idée du sentiment exagéré de ce qu’une femme se doit à elle-même, et cependant un certain charme de grâce et de retenue enchanteresse se répandait autour d’elle. Sans chercher en aucune façon à se faire remarquer, et en laissant échapper à chaque instant des occasions de succès, cette jeune fille intéressait. On voyait qu’Armance ne se permettait pas une foule de choses que l’usage autorise et que l’on trouve journellement dans la conduite des femmes les plus distinguées. Enfin, je ne doute pas que sans son extrême douceur et sa jeunesse, les ennemies de Mlle de Zohiloff ne l’eussent accusée de pruderie.

L’éducation étrangère qu’elle avait reçue, et l’époque tardive de son arrivée en France, servaient encore d’excuse à ce que l’œil de la haine aurait pu découvrir de légèrement singulier dans sa manière d’être frappée des événements, et même dans sa conduite.

Octave passait sa vie avec les ennemies que ce singulier caractère avait suscitées à Mlle de Zohiloff ; la faveur marquée dont elle jouissait auprès de Mme de Bonnivet était un grief que les amies de cette femme, si considérable dans le monde, ne pouvaient lui pardonner. Sa droiture impassible leur faisait peur. Comme il est assez difficile d’attaquer les actions d’une jeune fille, on attaquait sa beauté. Octave était le premier à convenir que sa jeune cousine aurait pu facilement être beaucoup plus jolie. Elle était remarquable par ce que j’appellerais, si je l’osais, la beauté russe : c’était une réunion de traits, qui tout en exprimant à un degré fort élevé une simplicité et un dévouement que l’on ne trouve plus chez les peuples trop civilisés, offraient, il faut l’avouer, un singulier mélange de la beauté circassienne la plus pure et de quelques formes allemandes un peu trop tôt prononcées. Rien n’était commun dans le contour de ces traits si profondément sérieux, mais qui avaient un peu trop d’expression, même dans le calme, pour répondre exactement à l’idée que l’on se fait en France de la beauté qui convient à une jeune fille.

C’est un grand avantage auprès des âmes généreuses pour ceux qu’on accuse devant elles, que leurs défauts soient d’abord indiqués par une bouche ennemie. Quand la haine des bonnes amies de Mme de Bonnivet daignait descendre jusqu’à être ouvertement jalouse de la pauvre petite existence d’Armance, elles se moquaient beaucoup du mauvais effet produit par les fronts trop avancés et par des traits qui, aperçus de face, étaient peut-être un peu trop marqués.

La seule prise réelle que pût donner à ses ennemies l’expression de la physionomie d’Armance, c’était un regard singulier qu’elle avait quelquefois lorsqu’elle y songeait le moins. Ce regard fixe et profond était celui de l’extrême attention ; il n’avait rien, certes, qui pût choquer la délicatesse la plus sévère ; on n’y voyait ni coquetterie, ni assurance ; mais on ne peut nier qu’il ne fût singulier, et à ce titre, déplacé chez une jeune personne. Les complaisantes de Mme de Bonnivet, lorsqu’elles étaient sûres d’en être regardées, contrefaisaient quelquefois ce regard, en se parlant d’Armance entre elles ; mais ces âmes vulgaires en ôtaient ce qu’elles n’avaient garde d’y voir. « C’est ainsi, leur dit un jour Mme de Malivert impatientée de leur méchanceté, que deux anges exilés parmi les hommes, et obligés de se cacher sous des formes mortelles, se regarderaient entre eux pour se reconnaître. »

L’on conviendra qu’auprès d’un caractère aussi ferme dans ses croyances et aussi franc, ce n’était pas chose facile que de se justifier d’un tort grave par des demi-mots adroits. Il eût fallu à Octave, pour y parvenir, une présence d’esprit et surtout un degré d’assurance qui n’étaient pas de son âge.

Sans le vouloir, Armance lui laissait-elle voir, par un mot, qu’elle ne le regardait plus comme un ami intime, son cœur se serrait, il en perdait la parole pour un quart d’heure. Il était bien loin de trouver dans la forme de la phrase d’Armance un prétexte pour y répondre et reconquérir ses droits. Quelquefois il essayait de parler, mais il était trop tard, et sa réplique manquait d’à-propos ; toutefois elle avait un certain air pénétré. En cherchant en vain les moyens de se justifier de l’accusation qu’Armance lui adressait en secret, Octave laissait voir, sans s’en douter, combien profondément il en était touché ; c’était peut-être la manière la plus adroite de mériter son pardon.

Depuis que le parti pris à l’égard de la loi d’indemnité n’était plus un secret, même pour le gros de la société, Octave, à son grand étonnement, se trouvait une sorte de personnage. Il se voyait l’objet de l’attention des gens graves. On le traitait d’une façon toute nouvelle, surtout de fort grandes dames qui pouvaient voir en lui un époux pour leurs filles. Cette manie des mères de ce siècle, d’être constamment à la chasse au mari, choqua Octave à un point difficile à exprimer. La duchesse de *** dont il avait l’honneur d’être un peu parent et qui lui parlait à peine avant la loi, jugea nécessaire de s’excuser de ne pas lui avoir réservé de place dans une loge retenue au Gymnase pour le lendemain.

– Je sais, mon cher cousin, lui disait-elle, toute votre injustice pour ce joli théâtre, le seul qui m’amuse.

– Je conviens de mes torts, dit Octave, les auteurs ont raison, et leurs mots piquants ne sont point entachés de grossièreté ; mais cette palinodie n’a point pour objet de vous demander une place. J’avoue que je ne suis fait ni pour le monde, ni pour ce genre de comédie qui, apparemment, en est une copie agréable.

Ce ton de misanthropie, chez un aussi beau jeune homme, parut fort ridicule aux deux petites filles de la duchesse, qui en firent des plaisanteries toute la soirée, mais le lendemain n’en furent pas moins avec Octave d’une simplicité parfaite. Il remarqua ce changement et haussa les épaules.

Étonné de ses succès, et encore plus du peu de peine qu’ils lui coûtaient, Octave, très-fort sur la théorie de la vie, s’attendit à éprouver les attaques de l’envie ; car il faut bien, se dit-il, que cette indemnité me procure aussi ce plaisir-là. Il ne l’attendit pas trop longtemps ; peu de jours après, on lui apprit que quelques jeunes officiers de la société de Mme de Bonnivet plaisantaient volontiers sur sa nouvelle fortune :

– Quel malheur pour ce pauvre Malivert, disait l’un, que ces deux millions qui lui tombent sur la tête comme une tuile ! il ne pourra plus se faire prêtre ! cela est dur !

– L’on ne conçoit pas, reprenait un second, que dans ce siècle où la noblesse est si rudement attaquée, l’on ose porter un titre et se soustraire au baptême de sang.

– C’est pourtant la seule vertu que le parti jacobin ne se soit pas encore avisé d’accuser d’hypocrisie, ajoutait un troisième.

À la suite de ces propos, Octave se répandit davantage, parut dans tous les bals, fut très-hautain, et même, autant qu’il était en lui, impertinent envers les jeunes gens ; mais cela ne produisit rien. À son grand étonnement (il n’avait que vingt ans), il trouva qu’on l’en respectait un peu plus. À la vérité il fut décidé que l’indemnité lui avait absolument tourné la tête ; mais la plupart des femmes ajoutaient : « Il ne lui manquait que cet air libre et fier ! » C’était le nom que l’on voulait bien donner à ce qui lui semblait à lui-même de l’insolence, et qu’il ne se fût jamais permis si on ne lui eût rendu les mauvais propos tenus sur son compte. Octave jouissait de l’accueil étonnant qu’il recevait dans le monde et qui allait si bien à cette disposition à se tenir à l’écart qui lui était naturelle. Ses succès lui plaisaient surtout à cause du bonheur qu’il lisait dans les yeux de sa mère ; c’était sur les instances réitérées de Mme de Malivert qu’il avait abandonné sa chère solitude. Mais l’effet le plus ordinaire des attentions dont il se voyait l’objet était de lui rappeler sa disgrâce auprès de Mlle de Zohiloff. Elle semblait augmenter chaque jour. Il y eut des moments où cette disgrâce alla presque jusqu’à l’impolitesse, c’était du moins l’éloignement le mieux décidé et qui marquait d’autant plus que la nouvelle existence qu’Octave devait à l’indemnité n’était nulle part plus évidente qu’à l’hôtel de Bonnivet.

Depuis qu’il pouvait un jour se trouver à la tête d’un salon influent, la marquise voulait absolument l’arracher à cette aride philosophie de l’utile. C’était le nom qu’elle donnait depuis quelques mois à ce qu’on appelle ordinairement la philosophie du dix-huitième siècle.

– Quand jetterez-vous au feu, lui disait-elle, les livres de ces hommes si tristes que vous seul lisez encore parmi les jeunes gens de votre âge et de votre rang ?

C’était à une sorte de mysticisme allemand que Mme de Bonnivet espérait convertir Octave. Elle daignait examiner avec lui s’il possédait le sentiment religieux. Octave mit cet essai de conversion au nombre des choses les plus singulières qui lui fussent arrivées, depuis qu’il avait quitté la vie solitaire. « Voilà de ces folies, pensait-il, que jamais on ne prévoirait. »

Mme la Marquise de Bonnivet pouvait passer pour l’une des femmes les plus remarquables de la société. Des traits d’une régularité parfaite, de fort grands yeux et qui avaient le regard le plus imposant, une taille superbe et des manières fort nobles, un peu trop nobles, peut-être, la mettaient au premier rang dans quelque lieu qu’elle se trouvât. Les salons un peu vastes étaient extrêmement favorables à Mme de Bonnivet, et, par exemple, le jour de l’ouverture de la dernière session des chambres, elle avait été citée la première parmi les femmes les plus brillantes. Octave vit avec plaisir l’effet qu’allaient produire les recherches sur le sentiment religieux. Cet être, qui se croyait si exempt de fausseté, ne sut pas se défendre d’un mouvement de plaisir à la vue d’une fausseté que le public allait se figurer sur son compte.

La haute vertu de Mme de Bonnivet était au-dessus de la calomnie. Son imagination ne s’occupait que de Dieu et des anges, ou tout au plus de certains êtres intermédiaires entre Dieu et l’homme, et qui, suivant les plus modernes des philosophes allemands, voltigent à quelques pieds au-dessus de nos têtes. C’est de ce poste élevé, quoique rapproché, qu’ils magnétisent nos âmes, etc., etc. « Cette réputation de sagesse dont Mme de Bonnivet jouissait à si juste titre depuis son entrée dans le monde, et que n’avaient pu entamer les savants demi-mots des jésuites de robe courte, elle va la hasarder pour moi », se disait Octave, et le plaisir d’attirer d’une façon marquée l’attention d’une femme aussi considérable lui faisait supporter avec patience les longues explications qu’elle jugeait nécessaires à sa conversion.

Bientôt, parmi ses nouvelles connaissances, Octave fut désigné comme l’inséparable de cette marquise de Bonnivet, si célèbre dans un certain monde, et qui, à ce qu’elle pensait, faisait sensation à la cour quand elle daignait y paraître. Quoique la marquise fût une fort grande dame tout à fait à la mode, et d’ailleurs fort belle encore, ces avantages ne faisaient aucune impression sur Octave ; il avait le malheur de voir un peu d’affectation dans ses manières, et dès qu’il apercevait ce défaut quelque part, son esprit n’était plus disposé qu’à se moquer. Mais ce sage de vingt ans était loin de pénétrer la véritable cause du plaisir qu’il trouvait à se laisser convertir. Lui, qui tant de fois s’était fait des serments contre l’amour, que l’on peut dire que la haine de cette passion était la grande affaire de sa vie, il allait avec plaisir à l’hôtel de Bonnivet parce que toujours cette Armance qui le méprisait, qui le haïssait peut-être, était à quelques pas de sa tante. Octave n’avait aucune présomption ; la principale erreur de son caractère était même de s’exagérer ses désavantages, mais s’il s’estimait un peu, c’était sous le rapport de l’honneur et de la force d’âme. Il s’était dégagé sans ostentation et sans faiblesse aucune de plusieurs opinions ridicules mais agréables à avoir, et qui sont des principes pour la plupart des jeunes gens de sa classe et de son âge.

Ces victoires qu’il ne pouvait se dissimuler, par exemple son amour pour l’état militaire, indépendant de toute ambition de grade et d’avancement, ces victoires, dis-je, lui avaient inspiré une grande confiance dans sa fermeté. « C’est par lâcheté et non par manque de lumières que nous ne lisons pas dans notre cœur », disait-il quelquefois, et à l’aide de ce beau principe, il comptait un peu trop sur sa clairvoyance. Un mot qui lui eût dénoncé qu’un jour il pourrait avoir de l’amour pour Mlle de Zohiloff, lui eût fait quitter Paris à l’instant ; mais dans sa position actuelle, il était loin de cette idée. Il estimait Armance beaucoup et pour ainsi dire uniquement ; il se voyait méprisé par elle, et il l’estimait précisément à cause de ce mépris. N’était-il pas tout simple de vouloir regagner son estime ? Il n’y avait là nul désir suspect de plaire à cette jeune fille. Ce qui était fait pour éloigner jusqu’à la naissance du moindre soupçon d’aimer, c’est que quand Octave se trouvait avec les ennemies de Mlle de Zohiloff, il était le premier à convenir de ses défauts. Mais l’état d’inquiétude et d’espérance sans cesse déçue où le retenait le silence que sa cousine observait à son égard, l’empêchait de voir qu’il n’était aucun de ces défauts qu’on lui reprochait en sa présence, qui dans son esprit ne tînt à quelque grande qualité.

Un jour, par exemple, on attaquait la prédilection d’Armance pour les cheveux courts et retombant en fort grosses boucles autour de la tête, comme on les porte à Moscou.

– Mlle de Zohiloff trouve cet usage commode, dit une des complaisantes de la marquise ; elle ne veut pas sacrifier trop de temps à sa toilette.

La malignité d’Octave vit avec plaisir tout le succès que ce raisonnement obtenait auprès des femmes de la société. Elles laissaient entendre qu’Armance avait raison de tout sacrifier aux devoirs que lui imposait son dévouement pour sa tante, et leurs regards semblaient dire de tout sacrifier à ses devoirs de dame de compagnie. La fierté d’Octave était bien loin de songer à répliquer à cette insinuation. Pendant que la malignité en jouissait, il se livrait en silence et avec délices à un petit mouvement d’admiration passionnée. Il sentait plutôt qu’il ne se le disait : « Cette femme ainsi attaquée par toutes les autres est cependant la seule ici digne de mon estime ! Elle est aussi pauvre que ces autres femmes sont riches, et à elle seule il pourrait être permis de s’exagérer l’importance de l’argent. Elle le méprise pourtant, elle qui n’a pas mille écus de rente ; et il est uniquement et bassement adoré par ces femmes qui toutes jouissent de la plus grande aisance. »

Chapitre VI §

Cromwell, I charge thee, fling away ambition ;
By that sin fell the angels, how can man then
The image of his Maker, hope to win by’t ?
King Henry VIII, act. III.

Un soir, après l’établissement des parties et l’arrivée des grandes dames pour lesquelles Mme de Bonnivet se dérangeait, elle parlait à Octave avec un intérêt singulier :

– Je ne conçois pas votre être, lui répétait-elle pour la centième fois.

– Si vous me juriez, lui répondit-il, de ne jamais trahir mon secret, je vous le confierais, et personne ne l’a jamais su.

– Quoi ! pas même Mme de Malivert ?

– Mon respect me défend de l’inquiéter.

Mme de Bonnivet, malgré toute l’idéalité de sa croyance, ne fut point insensible au charme de savoir le grand secret d’un des hommes qui à ses yeux approchaient le plus de la perfection ; d’ailleurs ce secret n’avait jamais été confié.

Sur le mot d’Octave qui demandait une discrétion éternelle, Mme de Bonnivet sortit du salon et revint quelque temps après portant à la chaîne d’or qui retenait sa montre un ornement singulier : c’était une sorte de croix de fer fabriquée à Kœnigsberg ; elle la prit dans sa main gauche et dit à Octave d’une voix basse et solennelle :

– Vous me demandez un secret éternel, dans toutes les circonstances, envers tous. Je vous le déclare par Jehovah, oui, je garderai ce secret.

– Eh bien, madame, dit Octave, amusé par cette petite cérémonie et l’air sacramentel de sa noble cousine, ce qui souvent me met du noir dans l’âme, ce que je n’ai jamais confié à personne, c’est cet horrible malheur : je n’ai point de conscience. Je ne trouve en moi rien de ce que vous appelez le sens intime, aucun éloignement instinctif pour le crime. Quand j’abhorre le vice, c’est tout vulgairement par l’effet d’un raisonnement et parce que je le trouve nuisible. Et ce qui me prouve qu’il n’est absolument rien chez moi de divin ou d’instinctif, c’est que je puis toujours me rappeler toutes les parties du raisonnement en vertu duquel je trouve le vice horrible.

– Ah ! que je vous plains, mon cher cousin ! vous me navrez, dit Mme de Bonnivet d’un ton qui décelait le plus vif plaisir, vous êtes précisément ce que nous appelons l’être rebelle.

En ce moment, son intérêt pour Octave fut évident aux yeux de quelques observateurs malins, car ils étaient observés. Son geste perdit toute affectation et prit quelque chose de solennel et de vrai ; ses yeux jetaient une douce flamme en écoutant ce beau jeune homme et surtout en le plaignant. Les bonnes amies de Mme de Bonnivet, qui la regardaient de loin, se livraient aux jugements les plus téméraires, tandis qu’elle n’était transportée que du plaisir d’avoir enfin trouvé un être rebelle. Octave lui annonçait une victoire mémorable si elle parvenait à réveiller en lui la conscience et le sens intime. Un médecin célèbre du dernier siècle appelé chez un grand seigneur, son ami, après avoir examiné les symptômes du mal, pendant longtemps et en silence, s’écria tout à coup transporté de joie :

– Ah ! monsieur le marquis, c’est une maladie perdue depuis les anciens ! la pituite vitrée ! maladie superbe, mortelle au premier chef ; ah ! je l’ai retrouvée, je l’ai retrouvée !

Telle était la joie de Mme de Bonnivet ; c’était en quelque sorte une joie d’artiste.

Depuis qu’elle s’occupait à propager le nouveau protestantisme, qui doit succéder au christianisme dont le temps est passé, et qui, comme on sait, est sur le point de subir sa quatrième métamorphose, elle entendait parler d’êtres rebelles ; ils forment la seule objection au système du mysticisme allemand, fondé sur l’existence de la conscience intime du bien et du mal. Elle avait le bonheur d’en découvrir un ; elle seule au monde connaissait son secret, et cet être rebelle était parfait ; car sa conduite morale se trouvant strictement honnête, aucun soupçon d’intérêt personnel ne venait attaquer la pureté de son diabolicisme.

Je ne répéterai point toutes les bonnes raisons que Mme de Bonnivet donna ce jour-là à Octave pour lui persuader qu’il avait un sens intime. Le lecteur n’a peut-être pas le bonheur de se trouver à trois pas d’une cousine charmante qui le méprise de tout son cœur et dont il brûle de reconquérir l’amitié. Ce sens intime, comme son nom l’indique, ne peut se manifester par aucun signe extérieur.

– Mais rien de plus simple et de plus facile à comprendre, disait Mme de Bonnivet, vous êtes un être rebelle, etc., etc. Ne voyez-vous pas, ne sentez-vous pas que, hors l’espace et la durée, il n’y a rien de réel ici-bas ?…

Pendant tous ces beaux raisonnements, une joie réellement un peu diabolique brillait dans les regards du vicomte de Malivert, et Mme de Bonnivet, femme d’ailleurs fort clairvoyante, s’écriait :

– Ah ! mon cher Octave, la rébellion est évidente dans vos yeux.

Il faut avouer que ces grands yeux noirs, ordinairement si découragés et dont les traits de flamme s’échappaient à travers les boucles des plus beaux cheveux blonds du monde, étaient bien touchants en ce moment. Ils avaient ce charme mieux senti en France peut-être que partout ailleurs : ils peignaient une âme que l’on a crue glacée pendant bien des années et qui s’anime tout à coup pour vous. L’effet électrique produit sur Mme de Bonnivet par cet instant de beauté parfaite et le naturel plein de sentiment qu’il communiquait à ses accents, la rendirent vraiment séduisante. En cet instant, elle eût marché au martyre pour assurer le triomphe de sa nouvelle religion ; la générosité et le dévouement brillaient dans ses yeux. Quel triomphe pour la malignité qui l’observait !

Et ces deux êtres, les plus remarquables du salon, où sans s’en douter ils formaient spectacle, ne songeaient nullement à se plaire, et rien ne les occupait moins. C’est ce qui eût semblé parfaitement incroyable à Mme la duchesse d’Ancre et à ses voisines, les femmes de France les plus fines. Voilà comment on juge dans le monde des choses de sentiment.

Armance avait mis une constance parfaite dans son parti pris à l’égard de son cousin. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis qu’elle ne lui adressait plus la parole pour des choses personnelles à eux. Souvent elle ne lui parlait pas de toute une soirée, et Octave commençait à remarquer les jours où elle avait daigné s’apercevoir de sa présence.

Attentif à ne pas paraître déconcerté par la haine de Mlle de Zohiloff, Octave ne marquait plus dans le monde par son silence invincible et par l’air singulier et parfaitement noble avec lequel autrefois ses yeux si beaux avaient l’air de s’ennuyer. Il parlait beaucoup et sans se soucier en aucune façon des absurdités auxquelles il pouvait être entraîné. Il devint ainsi, sans y songer, l’un des hommes les plus à la mode dans les salons qui dépendaient en quelque sorte de celui de Mme de Bonnivet. Il devait au désintérêt parfait qu’il portait en toutes choses, une supériorité réelle sur ses rivaux ; il arrivait sans prétentions au milieu de gens qui en étaient dévorés. Sa gloire, descendant du salon de l’illustre marquise de Bonnivet dans les sociétés où cette dame était enviée, l’avait placé sans nul effort dans une position fort agréable. Sans avoir encore rien fait, il se voyait dès son début dans le monde classé comme un être à part. Il n’y avait pas jusqu’au dédaigneux silence que lui inspirait tout à coup la présence des gens qu’il croyait incapables de comprendre les façons de sentir élevées, qui ne passât pour une singularité piquante. Mlle de Zohiloff vit ce succès et en fut étonnée. Depuis trois mois Octave n’était plus le même homme. Il n’était pas étonnant que sa conversation, si brillante pour tout le monde, eût un charme secret pour Armance ; elle n’avait pour but que de lui plaire.

Vers le milieu de l’hiver, Armance crut qu’Octave allait faire un grand mariage, et il fut facile de juger de la position sociale où peu de mois avaient suffi pour porter le jeune vicomte de Malivert. On voyait quelquefois dans le salon de Mme de Bonnivet un fort grand seigneur qui toute sa vie avait été à l’affût des choses ou des personnes qui allaient être à la mode. Sa manie était de s’y attacher, et il avait dû à cette idée singulière d’assez grands succès ; homme fort commun, il s’était tiré du pair. Ce grand seigneur, servile envers les ministres comme un commis, était au mieux avec eux, et il avait une petite fille, son héritière unique, au mari de laquelle il pouvait faire passer les plus grands honneurs et les plus grands avantages dont puisse disposer le gouvernement monarchique. Tout l’hiver il avait paru remarquer Octave, mais on était loin de prévoir le vol qu’allait prendre la faveur du jeune vicomte. M. le duc de *** donnait une grande partie de chasse à courre dans ses forêts de Normandie. C’était une distinction que d’y être admis ; et depuis trente ans il n’avait pas fait une invitation dont les habiles n’eussent pu deviner le pourquoi.

Tout à coup et sans en avoir prévenu, il écrivit un billet charmant au vicomte de Malivert et l’invita à venir chasser avec lui.

Il fut décidé, dans la famille d’Octave, parfaitement au fait des allures et du caractère du vieux duc de ***, que s’il réussissait pendant sa visite au château de Ranville, on le verrait un jour duc et pair. Il partit chargé des bons avis du commandeur et de toute la maison ; il eut l’honneur de voir un cerf et quatre chiens excellents se précipiter dans la Seine du haut d’un rocher de cent pieds de haut, et le troisième jour il était de retour à Paris.

– Vous êtes fou apparemment, lui dit Mme de Bonnivet en présence d’Armance. Est-ce que la demoiselle vous déplaît ?

– Je l’ai peu examinée, répondit-il d’un grand sang-froid, elle me semble même fort bien ; mais quand arrivait l’heure où je viens ici, je me sentais du noir dans l’âme.

Les discussions religieuses reprirent de plus belle après ce grand trait de philosophie. Octave semblait un être étonnant à Mme de Bonnivet. Enfin, l’instinct des convenances, si je puis hasarder cette expression, ou quelques sourires surpris, firent comprendre à la belle marquise qu’un salon où se réunissent cent personnes tous les soirs, n’est pas précisément le lieu du monde le mieux choisi pour l’investigation de la rébellion. Elle dit un jour à Octave de venir chez elle, le lendemain à midi, après le déjeuner. Ce mot, depuis longtemps Octave l’attendait.

Le lendemain fut une des plus brillantes journées du mois d’avril. Le printemps s’annonçait par une brise délicieuse et des bouffées de chaleur. Mme de Bonnivet eut l’idée de transporter dans son jardin la conférence théologique. Elle comptait bien puiser dans le spectacle toujours nouveau de la nature, quelque argument frappant en faveur d’une des idées fondamentales de sa philosophie : Ce qui est fort beau est nécessairement toujours vrai. La marquise parlait en effet fort bien et depuis assez longtemps, lorsqu’une femme de chambre vint la chercher pour un devoir à rendre à une princesse étrangère. C’était un rendez-vous pris depuis huit jours ; mais l’intérêt de la nouvelle religion, dont on croyait qu’Octave serait un jour le saint Paul, avait tout fait oublier. Comme la marquise se sentait en verve, elle pria Octave d’attendre son retour.

– Armance vous tiendra compagnie, ajouta-t-elle.

Dès que Mme de Bonnivet se fut éloignée :

– Savez-vous, ma cousine, ce que me dit ma conscience ? reprit aussitôt Octave sans nulle timidité, car la timidité est fille de l’amour qui se connaît et qui prétend ; c’est que depuis trois mois vous me méprisez comme un esprit vulgaire qui a la tête absolument tournée par l’espoir d’une augmentation de fortune. J’ai longtemps cherché à me justifier auprès de vous, non par de vaines paroles mais par des actions. Je n’en trouve aucune qui soit décisive ; moi aussi, je ne puis avoir recours qu’à votre sens intime. Or voici ce qui m’est arrivé. Pendant que je parlerai, voyez dans mes yeux si je mens.

Et Octave se mit à raconter à sa jeune parente, avec beaucoup de détails et une naïveté parfaite, toute la suite des sentiments et des démarches que nous avons fait connaître au lecteur. Il n’eut garde d’oublier le mot adressé par Armance à son amie Méry de Tersan, et qu’il avait surpris en allant chercher le jeu d’échecs chinois.

– Ce mot a disposé de ma vie ; depuis ce moment je n’ai pensé qu’à regagner votre estime.

Ce souvenir toucha profondément Armance, et quelques larmes silencieuses commencèrent à couler le long de ses joues.

Elle n’interrompit point Octave ; quand il eut cessé de parler, elle se tut encore pendant longtemps.

– Vous me croyez coupable ! dit Octave extrêmement touché de ce silence.

Elle ne répondit pas.

– J’ai perdu votre estime, s’écria-t-il, et les larmes tremblaient dans ses yeux. Indiquez-moi une action au monde par laquelle je puisse regagner la place que j’avais autrefois dans votre cœur, et à l’instant elle est accomplie.

Ces derniers mots, prononcés avec une énergie contenue et profonde furent trop forts pour le courage d’Armance ; il ne lui fut plus possible de feindre, ses larmes la gagnèrent, et elle pleura ouvertement. Elle craignit qu’Octave n’ajoutât quelque mot qui aurait augmenté son trouble et lui aurait fait perdre le peu d’empire qu’elle avait encore sur elle-même. Elle redoutait surtout de parler. Elle se hâta de lui donner la main ; et faisant un effort pour parler et ne parler qu’en amie :

– Vous avez toute mon estime, lui dit-elle.

Elle fut bien heureuse de voir venir de loin une femme de chambre ; la nécessité de cacher ses larmes à cette fille lui fournit un prétexte pour quitter le jardin.

Chapitre VII §

But passion most dissembles yet betrays
Even by its darkness ; as the blackest sky
Foretells the heaviest tempest, it displays
Its workings through the vainly guarded eye,
And in whatever aspect it arrays
Itself,’tis still the same hypocrisy ;
Coldness or anger, even disdain or hate,
Are masks it often wears, and still too late.
Don Juan, c. I.

Octave resta immobile, les yeux remplis de larmes, et ne sachant s’il devait se réjouir ou s’affliger. Après une si longue attente, il avait donc pu livrer enfin cette bataille tant désirée, mais l’avait-il perdue ou gagnée ? « Si elle est perdue, se dit-il, tout est fini pour moi. Armance me croit tellement coupable qu’elle feint de se payer de la première excuse que je présente, et ne daigne pas entrer en explication avec un homme si peu digne de son amitié. Que veulent dire ces paroles si brèves : Vous avez toute mon estime ? Peut-on rien voir de plus froid ? Est-ce un retour parfait à l’ancienne intimité ? Est-ce une manière polie de couper court à une explication désagréable ? » Le départ d’Armance, si brusque, lui semblait surtout de bien mauvais augure.

Pendant qu’Octave en proie à un étonnement profond tâchait de se rappeler exactement ce qui venait de lui arriver, essayait d’en tirer des conséquences, et tremblait, au milieu de ses efforts pour raisonner juste, d’arriver tout à coup à quelque découverte décisive qui finît toute incertitude en lui prouvant que sa cousine le trouvait indigne de son estime, Armance était en proie à la plus vive douleur. Ses larmes la suffoquaient ; mais elles étaient de honte et non plus de bonheur.

Elle se hâta de se renfermer dans sa chambre. « Grand Dieu, se disait-elle dans l’excès de sa confusion, qu’est-ce qu’Octave va penser de l’état où il m’a vue ? A-t-il compris mes larmes ? Hélas, puis-je en douter ? Depuis quand une simple confidence de l’amitié fait-elle répandre des pleurs à une fille de mon âge ? Ô Dieu ! après une telle honte comment oser reparaître devant lui ? Il manquait à l’horreur de ma situation d’avoir mérité ses mépris. Mais, se dit Armance, ce n’est pas aussi une simple confidence ; il y a trois mois que j’évitais de lui parler ; c’est une sorte de réconciliation entre amis qui étaient brouillés, et l’on dit qu’on pleure dans ces sortes de réconciliations ; oui, mais on ne prend pas la fuite, mais on n’est pas jeté dans le trouble le plus extrême.

» Au lieu de me trouver renfermée et fondant en larmes chez moi, je devrais être au jardin et continuer à lui parler, heureuse du simple bonheur de l’amitié. Oui, se dit Armance, je dois retourner au jardin ; Mme de Bonnivet n’est peut-être pas encore revenue. » En se levant elle se regarda dans une glace et vit qu’elle était hors d’état de paraître devant Octave. « Ah ! s’écria-t-elle en se laissant tomber de désespoir sur une chaise, je suis une malheureuse perdue d’honneur et perdue aux yeux de qui ? aux yeux d’Octave. » Ses sanglots et son désespoir l’empêchèrent de penser.

« Quoi ! se dit-elle, après quelques moments, si tranquille, si heureuse même, malgré mon fatal secret, il y a une demi-heure, et perdue maintenant ! perdue à jamais, sans ressource ! un homme d’autant d’esprit aura vu toute l’étendue de ma faiblesse, et cette faiblesse est du nombre de celles qui doivent le plus choquer sa sévère raison. » Les larmes d’Armance la suffoquaient. Cet état violent se prolongea pendant plusieurs heures ; il produisit un léger mouvement de fièvre qui valut à Armance la permission de ne pas quitter sa chambre de la soirée.

La fièvre augmenta, bientôt parut une idée : « Je ne suis qu’à demi méprisable, car enfin je n’ai pas avoué en propres termes mon fatal amour. Mais d’après ce qui vient d’arriver, je ne puis répondre de rien. Il faut élever une barrière éternelle entre Octave et moi. Il faut me faire religieuse, je choisirai l’ordre qui laisse le plus de solitude, un couvent situé au milieu de montagnes élevées, avec une vue pittoresque. Là jamais je n’entendrai parler de lui. Cette idée est le devoir », se dit la malheureuse Armance. Dès ce moment le sacrifice fut fait. Elle ne se disait pas, elle sentait (le dire en détail eût été comme en douter), elle sentait cette vérité : « Du moment que j’ai aperçu le devoir, ne pas le suivre à l’instant, en aveugle, sans débats, c’est agir comme une âme vulgaire, c’est être indigne d’Octave. Que de fois ne m’a-t-il pas dit que tel est le signe secret auquel on reconnaît les âmes nobles ! Ah ! je me soumettrai à votre arrêt, mon noble ami, mon cher Octave ! » La fièvre lui donnait l’audace de prononcer ce nom à demi-voix, et elle trouvait du bonheur à le répéter.

Bientôt Armance se vit religieuse. Il y eut des moments où elle était étonnée des ornements mondains qui paraient sa petite chambre. « Cette belle gravure de la madone de San Sisto que m’a donnée Mme de Malivert, il faudra la donner à mon tour, se dit-elle ; elle a été choisie par Octave, il l’a préférée au Mariage de la Madone, le premier tableau de Raphaël. Déjà dans ce temps-là je me souviens que je disputais avec lui sur la bonté de son choix, uniquement pour avoir le plaisir de le voir le défendre. L’aimais-je donc sans le savoir ? l’ai-je toujours aimé ? Ah ! il faut arracher de mon cœur cette passion affreuse. Et la malheureuse Armance, cherchant à oublier son cousin, trouvait son souvenir mêlé à toutes les actions de sa vie même les plus indifférentes. Elle était seule, elle avait renvoyé sa femme de chambre afin de pouvoir pleurer sans contrainte. Elle sonna et fit transporter ses gravures dans la pièce voisine. Bientôt la petite chambre fut dépouillée et seulement ornée de son joli papier bleu lapis. « Est-il permis à une religieuse, se dit-elle, d’avoir un papier dans sa cellule ? » Elle pensa longtemps à cette difficulté ; son âme avait besoin de se figurer exactement l’état où elle serait réduite dans sa cellule ; l’incertitude à cet égard était au delà de tous les maux, car c’était l’imagination qui se chargeait de les peindre. « Non, se dit-elle enfin, les papiers ne doivent pas être permis, ils n’étaient pas inventés du temps des fondatrices des ordres religieux ; ces ordres viennent d’Italie ; le prince Touboskine nous disait qu’une muraille blanchie chaque année avec de la chaux est le seul ornement de tant de beaux monastères. Ah ! reprit-elle dans son délire, il faut peut-être aller prendre le voile en Italie ; le prétexte serait la santé.

» Oh ! non. Du moins ne pas quitter la patrie d’Octave, du moins entendre toujours parler sa langue. » En ce moment Méry de Tersan entra dans sa chambre ; la nudité des murailles frappa cette jeune fille, elle pâlit, en s’approchant de son amie. Armance, exaltée par la fièvre et par un certain enthousiasme de vertu qui était encore une manière d’aimer Octave, voulut se lier par une confidence.

– Je veux me faire religieuse, dit-elle à Méry.

– Quoi ! la sécheresse d’âme d’une certaine personne serait-elle allée jusqu’à blesser ta délicatesse ?

– Ah ! mon Dieu non, je n’ai rien à reprocher à Mme de Bonnivet ; elle a autant d’amitié pour moi qu’elle peut en sentir pour une fille pauvre et qui n’est rien dans le monde. Même elle me chérit quand elle a du chagrin, et ne pourrait être pour personne meilleure que pour moi. Je serais injuste, et j’aurais l’âme de ma position, si je lui faisais le moindre reproche.

Un des derniers mots de cette réponse fit pleurer Méry qui était riche et qui avait les nobles sentiments qui distinguent son illustre famille. Sans se parler autrement que par leurs larmes et leurs serrements de mains, les deux amies passèrent ensemble une grande partie de la soirée. Armance dit enfin à Méry toutes les raisons qu’elle avait pour se retirer au couvent, hors une seule : que pouvait devenir dans le monde une fille pauvre, et qu’après tout on ne pouvait pas marier à un petit marchand du coin de la rue ? quel sort l’attendait ? Dans un couvent on ne dépend que de la règle. S’il n’y a pas ces distractions que l’on doit aux beaux-arts ou à l’esprit des gens du monde et dont elle jouissait auprès de Mme de Bonnivet, jamais aussi il n’y a nécessité absolue de plaire à une seule personne, et humiliation si l’on n’y réussit pas. Armance serait morte de honte plutôt que de prononcer le nom d’Octave. « Tel est le comble de mon malheur, pensait-elle en pleurant et se jetant dans les bras de Méry, je ne puis demander de conseils même à l’amitié la plus dévouée, et la plus vertueuse. »

Pendant qu’Armance pleurait dans sa chambre, Octave, par un mouvement que, malgré sa philosophie, il était loin de s’expliquer, sachant que de toute la soirée il ne verrait pas Mlle de Zohiloff, se rapprocha des femmes qu’il négligeait ordinairement pour les arguments religieux de Mme de Bonnivet. Il y avait déjà plusieurs mois qu’Octave se voyait poursuivi par des avances fort polies et qui n’en étaient que plus contrariantes. Il était devenu misanthrope et chagrin ; chagrin comme Alceste, sur l’article des filles à marier. Dès qu’on lui parlait d’une femme de la société qu’il ne connaissait pas, son premier mot était :

– A-t-elle une fille à marier ?

Depuis peu même, sa prudence avait appris à ne plus se contenter d’une première réponse négative.

– Madame une telle n’a pas de fille à marier, disait-il, mais n’aurait-elle point quelque nièce ?

Pendant qu’Armance était dans une sorte de délire, Octave, qui cherchait à se distraire de l’incertitude où le plongeait l’événement du matin, non seulement parla à toutes les femmes qui avaient des nièces, mais encore il aborda quelques-unes de ces mères redoutables qui ont jusqu’à trois filles. Peut-être tant de courage était-il rendu facile par la vue de la petite chaise où s’asseyait ordinairement Armance près du fauteuil de Mme de Bonnivet ; elle venait d’être occupée par une des demoiselles de Claix dont les belles épaules allemandes, favorisées par le peu d’élévation de la petite chaise d’Armance, profitaient de l’occasion pour étaler toute leur fraîcheur. « Quelle différence ! pensait ou plutôt sentait Octave ; comme ma cousine serait humiliée de ce qui fait le triomphe de Mlle de Claix ! pour celle-ci, ce n’est que de la coquetterie permise ; ce n’est pas même une faute ; là encore on peut dire : Noblesse oblige. » Octave se mit à faire la cour à Mlle de Claix. Il eût fallu avoir quelque intérêt à le deviner ou plus d’habitude de la simplicité habituelle de son expression, pour voir dans sa prétendue gaieté tout ce qu’elle avait d’amer et de méprisant. On fut assez bon pour trouver du trait dans ce qu’il disait ; ses mots les plus applaudis lui semblaient à lui-même fort communs et quelquefois même entachés de grossièreté. Comme il ne s’était point arrêté ce soir-là auprès de Mme de Bonnivet, quand elle passait près de lui, elle le grondait à voix basse, et Octave justifiait sa désertion par des mots qui semblaient charmants à la marquise. Elle était fort contente de l’esprit de son futur prosélyte et de l’aplomb qu’il prenait dans le monde.

Elle fit son éloge avec la bonhomie de l’innocence, si le mot bonhomie ne rougissait pas de se voir employé à l’occasion d’une femme qui avait de si belles poses dans sa bergère et des mouvements d’yeux si pittoresques en regardant le ciel. Il faut avouer que quelquefois, en regardant fixement une moulure d’or du plafond de son salon, elle parvenait à se dire : « Là, dans cet espace vide, dans cet air, il y a un génie qui m’écoute, magnétise mon âme et lui donne les sentiments singuliers et pour moi bien réellement imprévus que j’exprime quelquefois avec tant d’éloquence. » Ce soir-là Mme de Bonnivet, fort contente d’Octave et du rôle auquel son disciple pourrait s’élever un jour, disait à Mme de Claix :

– Il ne manquait réellement au jeune vicomte que l’assurance que donne la fortune. Quand je n’aimerais pas cette excellente loi d’indemnité, parce qu’elle est si juste envers nos pauvres émigrés, je l’aimerais pour l’âme nouvelle qu’elle donne à mon cousin.

Mme d’Ancre regarda Mme de Claix et Mme la comtesse de la Ronze ; et comme Mme de Bonnivet quittait ces dames pour aller au-devant d’une jeune duchesse qui entrait :

– Il me semble que tout ceci est fort clair, dit-elle à Mme de Claix.

– Trop clair, répondit celle-ci ; nous arrivons au scandale ; encore un peu plus d’amabilité de la part de l’étonnant Octave, et notre chère marquise ne pourra s’empêcher de nous prendre tout à fait pour ses confidentes.

– C’est toujours ainsi, reprit Mme d’Ancre, que j’ai vu finir ces grandes vertus qui s’avisent de dogmatiser sur la religion. Ah ! ma belle marquise, heureuse la femme qui écoute tout bonnement le curé de sa paroisse et rend le pain bénit !

– Cela vaut mieux assurément que de faire relier des Bibles par Thouvenin, reprit Mme de Claix.

Mais toute la prétendue amabilité d’Octave avait disparu en un clin d’œil. Il venait de voir Méry qui revenait de la chambre d’Armance parce que sa mère avait demandé sa voiture, et Méry avait la figure renversée. Elle partit si vite qu’Octave ne put lui parler. Il sortit lui-même à l’instant. Il lui eût été impossible désormais de dire une parole à qui que ce soit. L’air affligé de Mlle de Tersan lui apprenait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; peut-être Mlle de Zohiloff allait-elle quitter Paris pour le fuir. Ce qui est admirable, c’est que notre philosophe n’eut pas la moindre idée qu’il aimait Armance d’amour. Il s’était fait les serments les plus forts contre cette passion, et comme il manquait de pénétration et non pas de caractère, il eût probablement tenu ses serments.

Chapitre VIII §

What shall I do the while ? Where bide ? How live ?
Or in my life what comfort, when I am
Dead to him ?
Cymbeline, act. III.

Armance était loin de se faire une semblable illusion. Il y avait déjà longtemps que voir Octave était le seul intérêt de sa vie. Lorsqu’un hasard imprévu était venu changer la position sociale de son jeune parent, que de combats avaient déchiré son âme ! Que d’excuses n’avait-elle pas inventées pour le changement soudain qui avait paru dans la conduite d’Octave ! Elle se demandait sans cesse : « A-t-il une âme vulgaire ? »

Lorsque enfin elle fut parvenue à se prouver qu’Octave était fait pour sentir d’autres bonheurs que ceux de l’argent et de la vanité, un nouveau sujet de chagrins était venu s’emparer de son attention. « Je serais doublement méprisée, se disait-elle, si l’on soupçonnait mon sentiment pour lui ; moi la plus pauvre de toutes les jeunes filles qui paraissent dans le salon de Mme de Bonnivet. » Ce profond malheur qui la menaçait de toutes parts, et qui aurait dû engager Armance à se guérir de sa passion, ne fit, en la portant à une mélancolie profonde, que la livrer plus aveuglément au seul plaisir qui lui restât dans le monde, celui de songer à Octave.

Tous les jours elle le voyait pendant plusieurs heures, et les petits événements de chaque journée venaient changer sa manière de penser sur son cousin ; comment eût-elle pu guérir ? C’est par crainte de se trahir et non par mépris, qu’elle avait mis tant d’attention à n’avoir jamais avec lui de conversation intime.

Le lendemain de l’explication dans le jardin, Octave vint deux fois à l’hôtel de Bonnivet, mais Armance ne parut point. Cette absence singulière augmenta beaucoup l’incertitude qui l’agitait sur le résultat favorable ou funeste de la démarche qu’il s’était permise. Le soir, il vit son arrêt dans l’absence de sa cousine et n’eut pas le courage de se distraire par le son de vaines paroles ; il ne put prendre sur lui de parler à qui que ce soit.

À chaque fois qu’on ouvrait la porte du salon il lui semblait que son cœur était sur le point de se briser ; enfin une heure sonna, il fallut partir. En sortant de l’hôtel de Bonnivet, le vestibule, la façade, le marbre noir au-dessus de la porte, le mur antique du jardin, toutes ces choses assez communes lui semblèrent avoir une physionomie particulière qu’elles devaient à la colère d’Armance. Ces formes vulgaires devinrent chères à Octave, par la mélancolie qu’elles lui inspiraient. Oserai-je dire qu’elles acquirent rapidement à ses yeux une sorte de noblesse tendre ? Il tressaillit le lendemain en trouvant une ressemblance entre le vieux mur du jardin de sa maison couronné de quelques violiers jaunes en fleur et le mur d’enceinte de l’hôtel de Bonnivet.

Le troisième jour après celui où il avait osé parler à sa cousine, il vint chez Mme de Bonnivet, bien convaincu qu’il était à jamais relégué au rang des simples connaissances. Quel ne fut pas son trouble en apercevant Armance au piano ! Elle le salua avec amitié. Il la trouva pâle et fort changée. Et cependant, ce qui l’étonna beaucoup et fut sur le point de lui rendre un peu d’espoir, il crut apercevoir dans ses yeux un certain air de bonheur.

Le temps était magnifique et Mme de Bonnivet voulut profiter d’une des plus jolies matinées de printemps pour faire quelque longue promenade.

– Êtes-vous des nôtres, mon cousin ? dit-elle à Octave.

– Oui, madame, s’il ne s’agit ni du bois de Boulogne ni de Mousseaux.

Octave savait que ces buts de promenade déplaisaient à Armance.

– Le jardin du Roi, si l’on y va par le boulevard, trouvera-t-il grâce à vos yeux ?

– Il y a plus d’un an que je n’y suis allé.

– Je n’ai pas vu le jeune éléphant, dit Armance, en sautant de joie, et allant chercher son chapeau.

On partit gaiement. Octave était comme hors de lui ; Mme de Bonnivet passa en calèche devant Tortoni avec son bel Octave. C’est ainsi que parlèrent les hommes de la société qui les aperçurent. Ceux dont la santé n’était pas en bon état se livrèrent, à cette occasion, à de tristes réflexions sur la légèreté des grandes dames qui reprenaient les façons d’agir de la cour de Louis XV. « Dans les circonstances graves vers lesquelles nous marchons, ajoutaient ces pauvres gens, il est bien maladroit de donner au tiers état et à l’industrie l’avantage de la régularité des mœurs et de la décence des manières. Les jésuites ont bien raison de débuter par la sévérité. »

Armance dit que le libraire venait d’envoyer trois volumes intitulés : Histoire de ***.

 Me conseillez-vous cet ouvrage ? dit la marquise à Octave ; il est si effrontément prôné dans les journaux que je m’en méfie.

– Vous le trouverez cependant fort bien fait ; l’auteur sait raconter et il ne s’est encore vendu à aucun parti.

– Mais est-il amusant ? dit Armance.

– Ennuyeux comme la peste, répondit Octave.

On parla de certitude historique, puis de monuments.

– Ne me disiez-vous pas, un de ces jours, reprit Mme de Bonnivet, qu’il n’y a de certain que les monuments.

– Oui, pour l’histoire des Romains et des Grecs, gens riches qui eurent des monuments ; mais les bibliothèques renferment des milliers de manuscrits sur le moyen âge, et c’est paresse toute pure chez nos prétendus savants si nous n’en profitons pas.

– Mais ces manuscrits sont écrits en si mauvais latin, reprit Mme de Bonnivet.

– Peu intelligible peut-être pour nos savants, mais pas si mauvais. Vous seriez fort contente des lettres d’Héloïse à Abailard.

– Leur tombeau était, dit-on, au Musée Français, dit Armance, qu’en a-t-on fait ?

– On l’a mis au Père-Lachaise.

– Allons le voir, dit Mme de Bonnivet.

Et quelques minutes après on arriva à ce jardin anglais, le seul vraiment beau par sa position qui existe à Paris. On visita le monument d’Abailard, l’obélisque de Masséna ; on chercha la tombe de Labédoyère. Octave vit le lieu où repose la jeune B*** et lui donna des larmes.

La conversation était sérieuse, grave, mais d’un intérêt touchant. Les sentiments osaient se montrer sans aucun voile. À la vérité, on ne parlait que de sujets peu capables de compromettre, mais le charme céleste de la candeur n’en était pas moins vivement senti par les promeneurs, quand ils virent s’avancer de leur côté un groupe où régnait la spirituelle comtesse de G*** Elle venait en ce lieu chercher des inspirations, dit-elle à Mme de Bonnivet.

Ce mot fit presque sourire nos amis ; jamais ce qu’il a de commun et d’affecté ne leur avait paru si choquant. Mme de G***, comme tout ce qu’il y a de vulgaire en France, exagérait ses impressions pour arriver à l’effet, et les personnes dont elle troublait l’entretien diminuaient un peu leurs sentiments en les exprimant, non par fausseté, mais par une sorte de pudeur instinctive, inconnue des gens communs, quelque esprit qu’ils aient.

Après quelques mots de conversation générale, comme l’allée était fort étroite, Octave et Armance se trouvèrent un peu en arrière :

– Vous avez été indisposée avant-hier, dit Octave, et même la pâleur de votre amie Méry, en sortant de chez vous, me fit craindre que vous ne fussiez très-souffrante.

– Je n’étais point malade, dit Armance d’un ton de légèreté un peu marqué, et l’intérêt que prend à ce qui me regarde votre vieille amitié, pour parler comme Mme de G***, me fait un devoir de vous apprendre la cause de mes petits chagrins. Depuis quelque temps il est question d’un mariage pour moi ; avant-hier, on a été sur le point de tout rompre, et c’est pourquoi j’étais un peu troublée au jardin. Mais je vous demande un secret absolu, dit Armance effrayée d’un mouvement de Mme de Bonnivet qui se rapprochait d’eux. Je compte sur un secret éternel, même avec madame votre mère, et surtout envers ma tante.

Cet aveu étonna beaucoup Octave ; Mme de Bonnivet s’étant éloignée de nouveau :

– Voulez-vous me permettre une question, reprit-il ; est-ce un mariage de convenance toute seule ?

Armance, à qui le mouvement et le grand air avaient donné les plus belles couleurs, pâlit tout à coup. La veille, en formant son projet héroïque, elle n’avait pas prévu cette question si simple. Octave vit qu’il était indiscret, et cherchait une plaisanterie pour changer de discours, lorsque Armance lui dit en essayant de dominer sa douleur :

– J’espère que la personne qu’on propose méritera votre amitié ; elle a toute la mienne. Mais si vous voulez, ne parlons plus de cet arrangement, peut-être encore assez éloigné.

Peu après, on remonta en calèche et Octave, qui ne trouvait plus rien à dire, se fit descendre au Gymnase.

Chapitre IX §

Que la paix habite dans ton sein, pauvre logis, qui te gardes toi-même.

Cymbeline.

La veille, après une journée affreuse, et dont on ne pourrait se former qu’une faible idée en pensant à l’état d’un malheureux dépourvu de courage, et qui se prépare à subir une opération de chirurgie souvent mortelle, une idée était apparue à Armance : « Je suis assez liée avec Octave pour lui dire qu’un ancien ami de ma famille songe à me marier. Si mes larmes m’ont trahie, cette confidence me rétablira dans son estime. Ce mariage prochain et les inquiétudes qu’il me cause, feront attribuer mes larmes à quelque allusion un peu trop directe à la situation où je me trouvais. S’il a un peu d’amour pour moi, hélas ! il s’en guérira, mais du moins je pourrai être son amie ; je ne serai pas exilée dans un couvent et condamnée à ne plus le voir, même une seule fois, dans toute ma vie. »

Armance comprit, les jours suivants, qu’Octave cherchait à deviner quelle était la personne préférée. « Il faut qu’il connaisse l’homme dont il s’agit, se dit-elle en soupirant ; mon cruel devoir s’étend jusque-là ; ce n’est qu’à ce prix qu’il peut m’être permis de le voir encore. »

Elle pensa au baron de Risset, ancien chef vendéen, personnage héroïque, qui paraissait assez souvent dans le salon de Mme de Bonnivet, mais qui y paraissait pour se taire.

Dès le lendemain Armance parla au baron des Mémoires de Mme de la Rochejaquelein ; elle savait qu’il en était jaloux ; il en parla fort mal et fort au long. « Mlle de Zohiloff aime-t-elle un neveu du baron, se dit Octave, ou serait-il possible que les hauts faits du vieux général fissent oublier ses cinquante-cinq ans ? » Ce fut en vain qu’Octave essaya de faire parler le taciturne baron, encore plus silencieux et méfiant depuis qu’il se voyait l’objet de ces singulières prévenances.

Je ne sais quelle politesse trop marquée, qui fut adressée à Octave par une mère qui avait des filles à marier, effaroucha sa misanthropie et lui fit dire à sa cousine, qui faisait l’éloge de ces demoiselles, qu’eussent-elles une protectrice encore plus éloquente, il s’était, grâce à Dieu, interdit toute admiration exclusive jusqu’à l’âge de vingt-six ans. Ce mot imprévu frappa Armance comme un coup de foudre ; de sa vie elle n’avait été aussi heureuse. Dix fois peut-être depuis sa nouvelle fortune, Octave avait parlé devant elle de l’époque où il songerait à se marier. À la surprise que lui causa le mot de son cousin, elle s’aperçut qu’elle l’avait oublié.

Cet instant de bonheur fut délicieux. Tout occupée la veille de la douleur extrême que cause un grand sacrifice à faire au devoir, Armance avait entièrement oublié cette admirable source de consolation. C’étaient ces sortes d’oublis qui la faisaient accuser de manquer d’esprit par ces gens du monde à qui les mouvements de leur cœur laissent le loisir d’être attentifs à tout. Comme Octave venait d’avoir vingt ans, Armance pouvait espérer d’être sa meilleure amie encore pendant six années et de l’être sans remords. « Et qui sait, se disait-elle, j’aurai peut-être le bonheur de mourir avant la fin de ces six années ? »

Une nouvelle manière d’être commença pour Octave. Autorisé par la confiance qu’Armance lui témoignait, il osait la consulter sur les petits événements de sa vie. Presque chaque soir il avait le bonheur de pouvoir lui parler sans être précisément entendu des voisins. Il vit avec délices que ses confidences, quelque minutieuses qu’elles fussent, n’étaient jamais à charge. Pour donner du courage à sa méfiance, Armance lui parlait aussi de ses chagrins, et il s’établit entre eux une intimité fort singulière.

L’amour le plus heureux a ses orages ; on peut même dire qu’il vit autant de ses terreurs que de ses félicités. Ni les orages, ni les inquiétudes ne troublèrent jamais l’amitié d’Armance et d’Octave. Il sentait qu’il n’avait aucun titre auprès de sa cousine ; il n’aurait pu se plaindre de rien.

Bien loin de s’exagérer la gravité de leurs relations, jamais ces âmes délicates ne s’étaient dit un mot à ce sujet ; le mot d’amitié même n’avait pas été prononcé entre elles depuis la confidence de mariage, faite auprès du tombeau d’Abailard. Comme, se voyant sans cesse, ils pouvaient se parler rarement sans être entendus, ils avaient toujours dans leurs courts moments de liberté tant de choses à s’apprendre, tant de faits à se communiquer rapidement, que toute vaine délicatesse était bannie de leurs discours.

Il faut convenir qu’Octave aurait difficilement pu trouver un sujet de plainte. Tous les sentiments que l’amour le plus exalté, le plus tendre, le plus pur, peut faire naître dans un cœur de femme, Armance les éprouvait pour lui. L’espoir de la mort, qui formait toute la perspective de cet amour, donnait même à son langage quelque chose de céleste et de résigné, tout à fait d’accord avec le caractère d’Octave.

Le bonheur tranquille et parfait dont le pénétrait la douce amitié d’Armance, fut si vivement senti par lui qu’il espéra changer de caractère.

Depuis qu’il avait fait la paix avec sa cousine, il n’était plus retombé dans des moments de désespoir tel que celui qui lui fit regretter de n’avoir pas été tué par la voiture qui débouchait au galop dans la rue de Bourbon. Il dit à sa mère :

– Je commence à croire que je n’aurai plus de ces accès de fureur qui te faisaient craindre pour ma raison.

Octave était plus heureux, il eut plus d’esprit. Il s’étonnait de voir dans la société bien des choses qui ne l’avaient jamais frappé auparavant, quoique depuis longtemps elles fussent sous ses yeux. Le monde lui semblait moins haïssable et surtout moins occupé de lui nuire. Il se disait qu’excepté dans la classe des femmes dévotes ou laides, chacun songeait beaucoup plus à soi, et beaucoup moins à nuire au voisin qu’il n’avait cru l’apercevoir autrefois.

Il reconnut qu’une légèreté de tous les moments rend tout esprit de suite impossible ; il s’aperçut enfin que ce monde qu’il avait eu le fol orgueil de croire arrangé d’une manière hostile pour lui n’était tout simplement que mal arrangé.

– Mais, disait-il à Armance, tel qu’il est, il est à prendre ou à laisser. Il faut ou tout finir rapidement et sans délai par quelques gouttes d’acide prussique ou prendre la vie gaiement.

En parlant ainsi, Octave cherchait à se convaincre bien plus qu’il n’exprimait une conviction. Son âme était séduite par le bonheur qu’il devait à Armance.

Ses confidences n’étaient pas toujours sans péril pour cette jeune fille. Quand les réflexions d’Octave prenaient une couleur sombre ; quand il était malheureux par la perspective de l’isolement à venir, Armance avait bien de la peine à lui cacher combien elle eût été malheureuse de se figurer qu’un instant dans sa vie elle pourrait être séparée de lui.

– Quand on n’a pas d’amis à mon âge, lui disait Octave un soir, peut-on espérer d’en acquérir encore ? Aime-t-on par projet ?

Armance qui sentait ses larmes prêtes à la trahir, fut obligée de le quitter brusquement.

– Je vois, lui dit-elle, que ma tante veut me dire un mot.

Octave, appuyé contre la fenêtre, continua tout seul le cours de ses réflexions sombres. « Il ne faut pas bouder le monde, se dit-il enfin. Il est si méchant, qu’il ne daignerait pas s’apercevoir qu’un jeune homme, enfermé à double tour dans un second étage de la rue Saint-Dominique, le hait avec passion. Hélas ! un seul être s’apercevrait que je manque dans le monde, et son amitié en serait navrée. » Et il se mit à regarder de loin Armance ; elle était assise sur sa petite chaise auprès de la marquise, et lui parut dans cet instant d’une beauté ravissante. Tout le bonheur d’Octave qu’il croyait si ferme et si bien assuré, ne tenait cependant qu’à ce seul petit mot amitié qu’il venait de prononcer. On échappe difficilement à la maladie de son siècle : Octave se croyait philosophe et profond.

Tout à coup Mlle de Zohiloff se rapprocha de lui avec l’air de l’inquiétude et presque de la colère.

– On vient de raconter à ma tante, lui dit-elle, une singulière calomnie sur votre compte. Une personne grave, et qui jusqu’ici ne s’est point montrée votre ennemie, est venue lui dire que souvent à minuit, quand vous sortez d’ici, vous allez finir la soirée dans d’étranges salons qui ne sont à peu près que des maisons de jeu.

» Et ce n’est pas tout ; dans ces lieux où règne le ton le plus avilissant, vous vous distinguez par des excès qui étonnent leurs plus anciens habitués. Non seulement vous vous trouvez environné de femmes dont la vue est une tache, mais vous parlez, vous tenez le dé dans leur conversation. L’on est allé jusqu’à dire que vous brillez en ces lieux et par des plaisanteries dont le mauvais goût passe toute croyance. Les gens qui s’intéressent à vous, car il s’en est rencontré même dans ces salons, vous ont d’abord fait l’honneur de prendre ces mots pour de l’esprit appris. Le vicomte de Malivert est jeune, se sont-ils dit, il aura vu employer ces plaisanteries dans quelque réunion vulgaire pour raviver l’attention et faire briller le plaisir dans les yeux de quelques hommes grossiers. Mais vos amis ont remarqué avec douleur que vous vous donniez la peine d’inventer sur place vos mots les plus révoltants. Enfin le scandale incroyable de votre prétendue conduite vous aurait valu une célébrité malheureuse parmi ce que Paris renferme de jeunes gens du plus mauvais ton.

» La personne qui vous calomnie, continua Armance que le silence obstiné d’Octave commençait à déconcerter un peu, a fini par des détails que l’étonnement seul de ma tante l’a empêchée de contredire. »

Octave remarquait avec délices que la voix d’Armance tremblait pendant ce long récit.

– Tout ce qu’on vous a raconté est vrai, lui dit-il enfin, mais ne le sera plus à l’avenir. Je ne reparaîtrai pas dans des lieux où jamais l’on n’aurait dû voir votre ami.

L’étonnement et l’affliction d’Armance furent extrêmes. Un instant elle éprouva un sentiment qui ressemblait à du mépris. Mais le lendemain, lorsqu’elle revit Octave, sa manière de voir sur ce qui est convenable dans la conduite d’un homme était bien changée. Elle trouvait dans le noble aveu de son cousin, et surtout dans ce serment si simple fait à elle, une raison de l’aimer davantage. Armance crut être assez sévère envers elle-même en faisant le vœu de quitter Paris et de ne jamais revoir Octave s’il reparaissait dans ces maisons si peu dignes de lui.

Chapitre X §

O conoscenza ! non è senza il suo perché che il fedel prete ti chiamò : il più gran dei mali. Egli era tutto disturbato, e però non dubitava ancora, al più al più, dubitava di esser presto sul punto di dubitare. O conoscenza ! tu sei fatale a quelli nei quali l’oprar segue da vicino il credo.

IL CARDINAL GERDIL.

Faut-il dire qu’Octave fut fidèle à sa promesse ? Il abandonna des plaisirs proscrits par Armance.

Le besoin d’agir et le désir d’observer des choses nouvelles l’avaient poussé à voir la mauvaise compagnie, souvent moins ennuyeuse que la bonne. Dès qu’il était heureux, une sorte d’instinct le portait à se mêler avec les hommes ; il voulait les dominer.

Pour la première fois, Octave avait entrevu l’ennui des manières trop parfaites et des excès de la froide politesse : le mauvais ton permet de parler de soi, à tort et à travers, et l’on est moins isolé. Lorsqu’on a servi du punch dans ces brillants salons de l’extrémité de la rue de Richelieu, que les étrangers prennent pour la bonne compagnie, on n’a pas cette sensation : je suis ici dans un désert d’hommes. Au contraire, on peut se croire vingt amis intimes, dont on ne sait pas le nom. Oserons-nous le dire au risque de compromettre, à la fois, et nous et notre héros ? Octave regretta quelques-uns de ses compagnons de souper.

La partie de sa vie qui s’était écoulée avant son intimité avec les habitants de l’hôtel de Bonnivet, commençait à lui paraître folle et entachée de duperie. « Il pleuvait, se disait-il dans ses façons de penser originales et vives ; au lieu de prendre un parapluie, je m’irritais follement contre l’état du ciel, et dans des moments d’enthousiasme pour le beau et le juste, qui n’étaient au fond que des accès de folie, je m’imaginais que la pluie tombait exprès pour me jouer un mauvais tour. »

Charmé de pouvoir parler à Mlle de Zohiloff des observations qu’il avait faites, comme un autre Philibert, dans de certains bals fort élégants :

– J’y trouvais un peu d’imprévu, lui disait-il. Je ne suis plus content de cette bonne compagnie par excellence, que j’ai tant aimée. Il me semble que sous des mots adroits elle proscrit toute énergie, toute originalité. Si l’on n’est copie, elle vous accuse de mauvaises manières. Et puis la bonne compagnie usurpe. Elle avait autrefois le privilège de juger de ce qui est bien ; mais depuis qu’elle se croit attaquée, elle condamne, non plus ce qui est grossier et désagréable sans compensation, mais ce qu’elle croit nuisible à ses intérêts.

Armance écoutait froidement son cousin, elle lui dit enfin :

– De ce que vous pensez aujourd’hui, au jacobinisme il n’y a qu’un pas.

– J’en serais au désespoir, reprit vivement Octave.

– Au désespoir de quoi ? de connaître la vérité, dit Armance. Car apparemment, vous ne vous laisseriez pas convertir par une doctrine entachée de fausseté.

Pendant tout le reste de la soirée, Octave ne put s’empêcher de paraître rêveur.

Depuis qu’il voyait un peu plus la société telle qu’elle est, Octave commençait à soupçonner que Mme de Bonnivet, avec la prétention suprême de ne songer jamais au monde et de mépriser les succès, était l’esclave d’une ambition sans bornes.

Certaines calomnies des ennemies de la marquise, que le hasard avait portées jusqu’à lui et qui lui paraissaient le comble de l’horreur, quelques mois auparavant, ne furent plus à ses yeux que des exagérations perfides ou de mauvais goût. « Ma belle cousine n’est point satisfaite, se disait-il, d’une naissance illustre, d’une fortune immense. La grande existence que lui assurent sa conduite irréprochable, la prudence de son esprit, sa bienfaisance savante est peut-être pour elle un moyen et non pas un but.

» Mme de Bonnivet a besoin de pouvoir. Mais elle est fort délicate sur l’espèce de ce pouvoir. Les respects qu’on obtient par le grand état dans le monde, par le crédit à la cour, par tous les avantages que l’on peut réunir dans une monarchie, ne sont plus rien pour elle, elle en jouit depuis trop longtemps, ils l’ennuient. Quand on est roi, que peut-il manquer ? – d’être Dieu.

» Elle est blasée sur les plaisirs donnés par les respects des intérêts, il lui faut les respects du cœur. Elle a besoin de la sensation qu’éprouve Mahomet quand il parle à Seïde, et il me semble que j’ai été fort près de l’honneur d’être Seïde.

» Ma belle cousine ne peut remplir sa vie avec la sensibilité qui lui manque. Il lui faut, non pas des illusions touchantes ou sublimes, non pas le dévouement et la passion d’un seul homme, mais se voir regarder comme une prophétesse par une foule d’adeptes, et surtout si l’un d’eux se révolte, pouvoir le briser à l’instant. Elle a trop de positif dans le caractère, pour se contenter d’illusions ; il lui faut la réalité de la puissance, et si je continue à lui parler à cœur ouvert sur bien des choses, un jour ce pouvoir absolu pourra s’exercer à mes dépens.

» Il ne se peut pas qu’elle ne soit bientôt assiégée par des lettres anonymes ; on lui reprochera mes visites trop fréquentes. La duchesse d’Ancre, piquée de mes négligences pour son salon, se permettra, peut-être, de la calomnie directe. Ma faveur ne peut résister à ce double danger. Bientôt en gardant soigneusement tous les dehors de l’amitié la plus empressée, et en m’accablant de reproches sur la rareté de mes visites, Mme de Bonnivet me mettrait dans la nécessité de les rendre fort rares.

» Par exemple j’ai l’air d’être à demi converti au mysticisme allemand ; elle me demandera quelque démarche publique et par trop ridicule. Si je m’y soumets par amitié pour Armance, bientôt l’on me proposera quelque chose de tout à fait impossible. »

Chapitre XI §

Somewhat light as air.
There’s language in her eye, her cheek, her lip,
Nay, her foot speaks ; her wanton spirits look out
At every joint and motive of her body.
O these encounterers, so glib of tongue,
That give a ccosting welcome ere it comes.
Troilus and Cressida, act. IV.

Il était peu de salons agréables appartenant à la société, qui trois fois par an va chez le roi, dans lesquels Octave ne fût admis et fêté. Il remarqua la célébrité de Mme la comtesse d’Aumale. C’était la coquette la plus brillante et peut-être la plus spirituelle de l’époque. Un étranger de mauvaise humeur a dit que les femmes de la haute société en France ont un peu le tour d’esprit d’un vieil ambassadeur. C’était le caractère de l’enfance qui brillait dans les manières de Mme d’Aumale. La naïveté de ses reparties et la gaieté folle de ses actions, toujours inspirées par la circonstance du moment, faisaient le désespoir de ses rivales. Elle avait des caprices d’un imprévu admirable, et comment imiter un caprice ?

Le naturel et l’imprévu n’étaient point la partie brillante de la conduite d’Octave. C’était un être tout mystère. Jamais d’étourderie chez lui, si ce n’est quelquefois dans ses conversations avec Armance. Mais il lui fallait la certitude de n’être pas interrompu à l’improviste. On ne pouvait lui reprocher de la fausseté ; il eût dédaigné de mentir, mais jamais il n’allait directement à son but.

Octave prit à son service un valet de pied qui sortait de chez Mme d’Aumale ; cet homme, ancien soldat, était intéressé et très-fin. Octave le faisait monter à cheval avec lui, dans de grandes promenades de sept à huit lieues, qu’il faisait dans les bois qui entourent Paris, et il y avait des moments d’ennui apparent où il lui permettait de parler. En moins de quelques semaines, Octave eut les renseignements les plus certains sur la conduite de Mme d’Aumale. Cette jeune femme, qui s’était fort compromise par une étourderie sans bornes, méritait réellement toute l’estime que quelques personnes ne lui accordaient plus.

Octave calcula la quantité de temps et de soins que lui prendrait la société de Mme d’Aumale, et il espéra, sans trop se gêner, pouvoir passer bientôt pour amoureux de cette femme brillante. Il arrangea si bien les choses, que ce fut Mme de Bonnivet elle-même qui, au milieu d’une fête qu’elle donnait à son château d’Andilly, le présenta à Mme d’Aumale ; et la manière fut pittoresque et frappante pour l’étourderie de la jeune comtesse.

Dans le dessein d’égayer une promenade que l’on faisait, de nuit, sous les bois charmants qui couronnent les hauteurs d’Andilly, Octave parut tout à coup déguisé en magicien, et éclairé par des feux du Bengale adroitement cachés derrière le tronc de quelques vieux arbres. Octave était fort beau ce soir-là, et Mme de Bonnivet, sans s’en douter, parlait de lui avec une sorte d’exaltation. Moins d’un mois après cette première entrevue, on commença à dire que le vicomte de Malivert avait succédé à M. de R*** et à tant d’autres dans l’emploi d’ami intime de Mme d’Aumale.

Cette femme si légère que ni elle-même ni personne ne savait jamais ce qu’elle ferait le quart d’heure d’après, avait remarqué que la pendule d’un salon, en sonnant minuit, renvoie chez eux la plupart des ennuyeux, gens fort rangés ; et elle recevait de minuit à deux heures. Octave sortait toujours le dernier du salon de Mme de Bonnivet et crevait ses chevaux pour arriver plus tôt chez Mme d’Aumale, qui habitait la chaussée d’Antin. Là il trouvait une femme qui remerciait le ciel de sa haute naissance et de sa fortune, uniquement à cause du privilège qu’elle en tirait, de faire à chaque minute de la journée ce que lui inspirait le caprice du moment.

À la campagne, à minuit, quand tout le monde quitte le salon, Mme d’Aumale remarquait-elle, en traversant le vestibule, un temps doux et un clair de lune agréable, elle prenait le bras du jeune homme qui, ce soir-là, lui semblait le plus amusant, et allait courir les bois. Un sot se proposait-il pour la suivre dans sa promenade ; elle le priait sans façon de se diriger d’un autre côté ; mais le lendemain, pour peu que son promeneur de la veille l’eût ennuyée, elle ne lui reparlait pas. Il faut convenir qu’en présence d’un esprit aussi vif, au service d’une aussi mauvaise tête, il était fort difficile de ne pas paraître un peu terne.

C’est ce qui fit la fortune d’Octave ; la partie amusante de son caractère était parfaitement invisible aux gens qui avant que d’agir songent toujours à un modèle à suivre et aux convenances. En revanche personne ne devait y être plus sensible que la plus jolie femme de Paris toujours courant après quelque idée nouvelle qui pût lui faire passer la soirée d’une manière piquante. Octave suivait partout Mme d’Aumale et par exemple au théâtre Italien.

Pendant les deux ou trois dernières représentations de Mme Pasta où la mode avait amené tout Paris, il se donna la peine de parler très-haut à la jeune comtesse, et de façon à troubler entièrement le spectacle. Mme d’Aumale, amusée par ce qu’il lui disait, fut ravie de l’air simple avec lequel il était impertinent.

Rien ne semblait de plus mauvais goût à Octave ; mais il commençait à ne se point mal tirer des sottises. La double attention qu’en se permettant une chose ridicule, il donnait malgré lui à l’impertinence qu’il faisait et à la démarche sage dont elle prenait la place, mettait dans ses yeux un certain feu qui amusait Mme d’Aumale. Octave trouvait plaisant de faire répéter partout qu’il était amoureux fou de la comtesse, et de ne jamais rien dire à cette jeune et charmante femme, avec laquelle il passait sa vie, qui ressemblât le moins du monde à de l’amour.

Mme de Malivert, étonnée de la conduite de son fils, alla quelquefois dans les salons où il se trouvait à la suite de Mme d’Aumale. Un soir en sortant de chez Mme de Bonnivet, elle la pria de lui céder Armance pour la journée du lendemain :

– J’ai beaucoup de papiers à mettre en ordre, et il me faut les yeux de mon Armance.

Le lendemain, dès onze heures du matin, avant le déjeuner, ainsi qu’on en était convenu, la voiture de Mme de Malivert vint chercher Armance. Ces dames déjeunèrent seules. Quand la femme de chambre de Mme de Malivert les quitta :

– Souvenez-vous, dit sa maîtresse, que je n’y suis pour personne, pas plus pour Octave que pour M. de Malivert.

Elle poussa la précaution jusqu’à fermer elle-même le verrou de son antichambre.

Quand elle fut bien établie dans sa bergère, et Armance assise devant elle sur sa petite chaise :

– Ma petite, lui dit-elle, je vais te parler d’une chose à laquelle je suis décidée depuis longtemps. Tu n’as que cent louis de rente, voilà tout ce que mes ennemis pourront dire contre le désir passionné que j’ai de te faire épouser mon fils.

En disant ces mots, Mme de Malivert se jeta dans les bras d’Armance. Ce moment fut le plus beau de la vie de cette pauvre fille ; de douces larmes inondaient son visage.

Chapitre XII §

Estavas, linda Ignez, posta em socego
De teus annos colhendo doce fruto
Naquelle engano da alma ledo e cego
Que a fortuna, naô deixa durar muito.
Os Lusiadas, cant. III.

– Mais, chère maman, dit Armance longtemps après et lorsqu’on eut repris un peu la faculté de parler raison, Octave ne m’a jamais dit qu’il me fût attaché comme il me semble qu’un mari doit l’être à sa femme.

– S’il ne fallait pas me lever pour te conduire devant un miroir, répondit Mme de Malivert, je te ferais voir tes yeux brillants de bonheur en ce moment, et je te prierais de me redire que tu n’es pas sûre du cœur d’Octave. J’en suis sûre, moi, qui ne suis que sa mère. Au reste, je ne me fais point illusion sur les défauts que peut avoir mon fils, et je ne veux pas de ta réponse avant huit grands jours.

Je ne sais si c’est au sang sarmate qui circulait dans ses veines, ou à ses malheurs si précoces qu’Armance devait la faculté d’apercevoir d’un coup d’œil tout ce qu’un changement soudain dans la vie renfermait de conséquences. Et que cette nouvelle position des choses pût décider de son sort ou de celui d’un indifférent, elle en voyait les suites avec la même netteté. Cette force de caractère ou d’esprit lui valait à la fois les confidences de tous les jours et les réprimandes de Mme de Bonnivet. La marquise la consultait volontiers sur ses projets les plus intimes ; et dans d’autres moments :

– Avec cet esprit-là, lui disait-elle, une jeune fille n’est jamais bien.

Après le premier moment de bonheur et de profonde reconnaissance, Armance pensa qu’elle ne devait rien dire à Mme de Malivert de la fausse confidence qu’elle avait faite à Octave relativement à un prétendu mariage, « Mme de Malivert n’a pas consulté son fils, pensa-t-elle, ou bien il lui a caché l’obstacle qui s’oppose à son dessein. » Cette seconde possibilité jeta beaucoup de sombre dans l’âme d’Armance.

Elle voulait croire qu’Octave n’avait pas d’amour pour elle ; chaque jour elle avait besoin de cette certitude pour justifier à ses propres yeux bien des prévenances que se permettait sa tendre amitié, et cependant cette preuve terrible de l’indifférence de son cousin, qui lui arrivait tout à coup, accablait son cœur d’un poids énorme, et lui ôtait jusqu’à la force de parler.

Par combien de sacrifices Armance n’eût-elle pas acheté en cet instant le pouvoir de pleurer en liberté ! « Si ma cousine surprend une larme dans mes yeux, se disait-elle, quelle conséquence décisive ne se croirait-elle pas en droit d’en tirer ? Qui sait même si, dans son empressement pour ce mariage, elle ne citera pas mes larmes à son fils, comme une preuve que je réponds à sa prétendue tendresse ? » Mme de Malivert ne fut point étonnée de l’air de rêverie profonde qui s’empara d’Armance à la fin de cette journée.

Ces dames retournèrent ensemble à l’hôtel de Bonnivet, et quoique Armance n’eût pas vu son cousin de toute la journée, même sa présence, quand elle l’aperçut dans le salon, ne put l’arracher à sa noire tristesse. À peine lui répondait-elle ; elle n’en avait pas la force. Sa préoccupation parut évidente à Octave, non moins que son indifférence pour lui ; il lui dit tristement :

– Aujourd’hui, vous n’avez pas le temps de songer que je suis votre ami.

Pour toute réponse, Armance le regarda fixement et ses yeux prirent, sans qu’elle y songeât, cette expression sérieuse et profonde qui lui valait de si belles morales de la part de sa tante.

Ce mot d’Octave lui perçait le cœur ; il ignorait donc la démarche de sa mère, ou plutôt n’y prenait aucun intérêt, et ne voulait être qu’ami. Quand après avoir vu partir la société et reçu les confidences de Mme de Bonnivet sur l’état où se trouvaient tous ses divers projets, Armance put enfin se voir seule dans sa petite chambre, elle se trouva en proie à la plus sombre douleur. Jamais elle ne s’était sentie aussi malheureuse ; jamais vivre ne lui avait fait tant de mal. Avec quelle amertume ne se reprocha-t-elle pas les romans dans lesquels elle laissait quelquefois son imagination s’égarer ! Dans ces moments heureux, elle osait se dire : « Si j’étais née avec de la fortune et qu’Octave eût pu me choisir pour la compagne de sa vie, d’après son caractère tel que je le connais, il eût rencontré plus de bonheur auprès de moi qu’auprès d’aucune autre femme au monde. »

Elle payait cher maintenant ces suppositions dangereuses. La profonde douleur d’Armance ne diminua point les jours suivants ; elle ne pouvait s’abandonner un instant à la rêverie, sans arriver au plus parfait dégoût de toutes choses, et elle avait le malheur de sentir vivement son état. Les obstacles étrangers à un mariage auquel, dans toutes les suppositions, elle n’eût jamais consenti, semblaient s’aplanir ; mais le cœur seul d’Octave n’était point pour elle.

Mme de Malivert, après avoir vu naître la passion de son fils pour Armance, avait été alarmée de ses assiduités auprès de la brillante comtesse d’Aumale. Mais il lui avait suffi de les voir ensemble, pour deviner que cette relation était un devoir que la bizarrerie de son fils s’était imposé ; Mme de Malivert savait bien que si elle l’interrogeait à cet égard, il lui répondrait par la vérité ; mais elle s’était soigneusement abstenue des questions même les plus indirectes. Ses droits ne lui semblaient pas aller jusque-là. Par égard pour ce qu’elle croyait devoir à la dignité de son sexe, elle avait voulu parler de ce mariage à Armance, avant de s’en ouvrir avec son fils, de la passion duquel elle était sûre.

Après avoir fait part de son projet à Mlle de Zohiloff, Mme de Malivert s’arrangea pour se trouver des heures entières dans le salon de Mme de Bonnivet. Elle crut voir qu’il se passait quelque chose d’étrange entre Armance et son fils. Armance était évidemment fort malheureuse. « Serait-il possible, se dit Mme de Malivert, qu’Octave qui l’adore et la voit sans cesse ne lui eût jamais dit qu’il l’aime ? »

Le jour où Mlle de Zohiloff devait donner sa réponse était arrivé. Le matin, de bonne heure, Mme de Malivert lui envoya sa voiture et un petit billet par lequel elle la priait de venir passer une heure avec elle. Armance arriva avec la physionomie qu’on a après une longue maladie ; elle n’eût pas eu la force de venir à pied. Dès qu’elle fut seule avec Mme de Malivert, elle lui dit avec une douceur parfaite, au fond de laquelle on entrevoyait cette fermeté que donne le désespoir :

– Mon cousin a de l’originalité dans le caractère ; son bonheur exige, et peut-être le mien, ajouta-t-elle en rougissant beaucoup, que jamais mon adorable maman ne lui parle d’un projet que lui a inspiré son extrême prévention en ma faveur.

Mme de Malivert affecta d’accorder avec beaucoup de peine son consentement à ce qu’on lui demandait.

– Je puis mourir plus tôt que je ne le pense, disait-elle à Armance, et alors mon fils n’obtiendra pas la seule femme au monde qui puisse adoucir le malheur de son caractère. Je suis sûre que c’est la raison d’argent qui te décide, disait-elle, en d’autres moments ; Octave, qui a sans cesse quelque confidence à te faire, n’a pas été dupe au point de ne pas t’avouer ce dont je suis sûre, c’est qu’il t’aime avec toute la passion dont il est capable, et c’est beaucoup dire, mon enfant. Si certains moments d’exaltation, qui deviennent plus rares tous les jours, peuvent donner lieu à quelques objections contre le caractère du mari que je t’offre, tu auras la douceur d’être aimée comme peu de femmes le sont aujourd’hui. Dans les temps orageux qui peuvent survenir, la fermeté de caractère chez un homme sera une grande probabilité de bonheur pour sa famille.

» Tu sais toi-même, mon Armance, que les obstacles extérieurs qui écrasent les hommes vulgaires ne sont rien pour Octave. Si son âme est paisible, le monde entier ligué contre lui ne lui donnerait pas un quart d’heure de tristesse. Or, je suis certaine que la paix de son âme dépend de ton consentement. Juge toi-même de l’ardeur avec laquelle je dois le solliciter ; de toi dépend le bonheur de mon fils. Depuis quatre ans je pense jour et nuit au moyen de l’assurer, je n’avais pu le découvrir : enfin il t’a aimée. Quant à moi, je serai la victime de ta délicatesse excessive. Tu ne veux pas encourir le blâme d’épouser un mari beaucoup plus riche que toi, et je mourrai avec les plus grandes inquiétudes sur l’avenir d’Octave, et sans avoir vu mon fils uni à la femme que, de ma vie, j’ai le plus estimée. »

Ces assurances de l’amour d’Octave étaient déchirantes pour Armance. Mme de Malivert remarquait dans les réponses de sa jeune parente un fonds d’irritation et de fierté blessée. Le soir, chez Mme de Bonnivet, elle observa que la présence de son fils n’ôtait point à Mlle de Zohiloff cette sorte de malheur qui vient de la crainte de n’avoir pas eu assez d’orgueil envers ce qu’on aime, et d’avoir peut-être ainsi perdu de son estime. « Est-ce une fille pauvre et sans famille, se disait Armance, qui doit tomber dans ces sortes d’oublis ? »

Mme de Malivert elle-même était fort inquiète. Après bien des nuits passées sans sommeil, elle s’arrêta enfin à l’idée singulière, mais probable à cause de l’étrange caractère de son fils, que réellement, ainsi qu’Armance l’avait dit, il ne lui avait point parlé de son amour.

« Est-il possible, pensait Mme de Malivert, qu’Octave soit timide à ce point ? Il aime sa cousine ; elle est la seule personne au monde qui puisse le garantir des accès de mélancolie qui m’ont fait trembler pour lui. »

Après y avoir bien réfléchi, elle prit son parti ; un jour elle dit à Armance d’un ton assez indifférent :

– Je ne sais pas ce que tu as fait à mon fils, afin de le décourager ; mais tout en m’avouant qu’il a pour toi l’attachement le plus profond, l’estime la plus parfaite, et qu’obtenir ta main serait à ses yeux le premier des biens, il ajoute que tu opposes un obstacle invincible à ses vœux les plus chers, et que certainement il ne voudrait pas te devoir aux persécutions que nous te ferions subir en sa faveur.

Chapitre XIII §

Ay ! que ya siento en mi cuidoso pecho
Labrarme poco a poco un vivo fuego
Y desde alli con movimiento blando
Ir por venas y huesos penetrando.
Araucana, c. XXII.

L’extrême bonheur qui se peignit dans les yeux d’Armance consola Mme de Malivert, qui sentait bien quelque remords de mêler un petit mensonge à une négociation aussi grave. « Après tout, se disait-elle, quel mal peut-il y avoir de hâter le mariage de deux enfants charmants, mais un peu fiers, et qui ont l’un pour l’autre une passion telle qu’on en voit si rarement dans le monde ? Conserver la raison de mon fils, n’est-ce pas mon premier devoir ? »

Le singulier parti auquel venait de se résoudre Mme de Malivert avait délivré Armance de la plus profonde douleur qu’elle eût éprouvée de sa vie. Un peu auparavant elle désirait la mort ; et ce mot, qu’on supposait prononcé par Octave, la plaçait au comble de la félicité. Elle était bien résolue à ne jamais accepter la main de son cousin ; mais ce mot charmant lui permettait de nouveau l’espoir de bien des années de bonheur. « Je pourrai l’aimer en secret, se disait-elle, pendant les six années qui s’écouleront avant son mariage, et je serai aussi heureuse et peut-être bien plus que si j’étais sa compagne. Ne dit-on pas que le mariage est le tombeau de l’amour, qu’il peut y avoir des mariages agréables, mais qu’il n’en est aucun de délicieux ? Je tremblerais d’épouser mon cousin. Si je ne le voyais pas le plus heureux des hommes, je serais moi-même au comble du désespoir. Vivant au contraire dans notre pure et sainte amitié, aucun des petits intérêts de la vie ne pourra jamais atteindre à la hauteur de nos sentiments et venir les flétrir. »

Armance pesa avec tout le calme du bonheur les raisons qu’elle s’était données autrefois pour ne jamais accepter la main d’Octave. Je passerais dans le monde pour une dame de compagnie qui a séduit le fils de la maison. J’entends d’ici ce que dirait Mme la duchesse d’Ancre et même les femmes les plus respectables, par exemple la marquise de Seyssins qui voit dans Octave un époux pour l’une de ses filles.

» La perte de ma réputation serait d’autant plus rapide, que j’ai vécu dans l’intimité de plusieurs des femmes les plus accréditées de Paris. Elles peuvent tout dire sur mon compte, elles seront crues. Ciel ! dans quel abîme de honte elles peuvent me précipiter ! Et Octave pourrait un jour m’ôter son estime, car je n’ai aucun moyen de défense. Où est le salon où je pourrais élever la voix ? Où sont mes amis ? Et d’ailleurs, d’après la bassesse évidente d’une telle action, quelle justification serait possible ? Quand j’aurais une famille, un frère, un père, croiraient-ils jamais que si Octave était à ma place et moi fort riche, je lui serais aussi dévouée que je le suis en ce moment ? »

Armance avait une raison pour sentir vivement le genre d’indélicatesse qui a rapport à l’argent. Fort peu de jours auparavant, Octave lui avait dit, à propos d’une certaine majorité qui fit du bruit :

– J’espère, quand j’aurai pris ma place dans la vie active, ne pas me laisser acheter comme ces messieurs. Je puis vivre avec cinq francs par jour, et sous un nom supposé il m’est possible en tout pays de gagner le double de cette somme, en qualité de chimiste attaché à quelque manufacture.

Armance était si heureuse, qu’elle ne se refusa l’examen d’aucune objection, quelque périlleuse qu’en fût la discussion. « Si Octave me préférait à la fortune et à l’appui qu’il peut attendre de la famille d’une épouse, son égale pour le rang, nous pourrions aller vivre dans la solitude. Pourquoi ne pas passer dix mois de l’année dans cette jolie terre de Malivert, en Dauphiné, dont il me parle souvent ? Le monde nous oublierait bien vite. Oui ; mais moi, je n’oublierais pas qu’il est un lieu sur la terre où je suis méprisée, et méprisée par les âmes les plus nobles.

» Voir l’amour s’éteindre dans le cœur d’un époux qu’on adore est le plus grand de tous les malheurs pour une jeune personne née avec de la fortune, eh bien, ce malheur si affreux ne serait encore rien pour moi. Même quand il continuerait à me chérir, chaque jour serait empoisonné par la crainte qu’Octave ne vînt à penser que je l’ai préféré à cause de la différence de nos fortunes. Cette idée ne se présentera pas à lui, je veux le croire ; des lettres anonymes, comme celles qu’on adresse à Mme de Bonnivet, viendront la mettre sous ses yeux. Je tremblerai à chaque paquet qu’il recevra de la poste. Non, quoi qu’il puisse arriver, il ne faut jamais accepter la main d’Octave, et le parti commandé par l’honneur est aussi le plus sûr pour notre bonheur. »

Le lendemain du jour qui fut si heureux pour Armance, Mmes de Malivert et de Bonnivet allèrent s’établir dans un joli château caché dans les bois qui couronnent les hauteurs d’Andilly. Les médecins de Mme de Malivert lui avaient recommandé des promenades à cheval et au pas ; et dès le lendemain de son arrivée à Andilly, elle voulut essayer deux charmants petits poneys qu’elle avait fait venir d’Écosse pour Armance et pour elle. Octave accompagna ces dames dans leur première promenade. On avait à peine fait un quart de lieue, qu’il crut remarquer un peu plus de réserve dans les manières de sa cousine à son égard, et surtout une disposition marquée à la gaieté.

Cette découverte lui donna beaucoup à penser, et ce qu’il observa pendant le reste de la promenade le confirma dans ses soupçons. Armance n’était plus la même pour lui. Il était clair qu’elle allait se marier ; il allait perdre le seul ami qu’il eût au monde. En aidant Armance à descendre de cheval, il trouva l’occasion de lui dire, sans être entendu de Mme de Malivert :

– Je crains bien que ma jolie cousine ne change bientôt de nom ; cet événement va m’enlever la seule personne au monde qui voulût bien m’accorder quelque amitié.

– JAMAIS, lui dit Armance, je ne cesserai d’avoir pour vous l’amitié la plus dévouée et la plus exclusive.

Mais pendant qu’elle prononçait rapidement ces mots, il y avait tant de bonheur dans ses yeux qu’Octave prévenu y vit la certitude de toutes ses craintes.

La bonté, l’air d’intimité, en quelque sorte, qu’Armance eut avec lui pendant la promenade du lendemain, achevèrent de lui ôter toute tranquillité : « Je vois, se disait-il, un changement décidé dans la manière d’être de Mlle de Zohiloff ; elle était fort agitée il y a quelques jours, elle est maintenant fort heureuse. J’ignore la cause de ce changement, donc il ne peut être que contre moi.

» Qui eut jamais la sottise de choisir pour amie intime une jeune fille de dix-huit ans ? Elle se marie et tout est fini. C’est mon exécrable orgueil qui fait que je mourrais plutôt mille fois que d’oser dire à un homme ce que je confie à Mlle de Zohiloff.

» Le travail pourrait être une ressource ; mais n’ai-je pas abandonné toute occupation raisonnable ? À vrai dire, depuis six mois, tâcher de me rendre aimable aux yeux d’un monde égoïste et plat, n’est-ce pas mon seul travail ? » Pour se livrer au moins à ce genre de gêne utile, tous les jours, après la promenade de sa mère, Octave quittait Andilly et venait faire des visites à Paris. Il cherchait des habitudes nouvelles pour occuper le vide que laisserait dans sa vie cette charmante cousine quand elle quitterait sa société pour suivre son mari ; cette idée lui donnait le besoin d’un exercice violent.

Plus son cœur était serré de tristesse, plus il parlait et cherchait à plaire ; ce qu’il redoutait, c’était de se trouver seul avec lui-même ; c’était surtout la vue de l’avenir. Il se répétait sans cesse : « J’étais un enfant de choisir une jeune fille pour amie. » Ce mot, par son évidence, devint bientôt une sorte de proverbe à ses yeux, et l’empêcha de pousser plus avant ses recherches dans son propre cœur.

Armance, qui voyait sa tristesse, en était attendrie, et se reprochait souvent la fausse confidence qu’elle lui avait faite. Il ne se passait pas de jour qu’en le voyant partir pour Paris, elle ne fût tentée de lui dire la vérité. « Mais ce mensonge fait toute ma force contre lui, se disait-elle ; si je lui avoue seulement que je ne suis pas engagée, il me suppliera de céder aux vœux de sa mère, et comment résister ? Cependant, jamais et sous aucun prétexte je ne dois consentir ; non, ce mariage prétendu avec un inconnu que je préfère est ma seule défense contre un bonheur qui nous perdrait tous deux. »

Pour dissiper la tristesse de ce cousin trop chéri, Armance se permettait avec lui les petites plaisanteries de l’amitié la plus tendre. Il y avait tant de grâce et de gaieté naïve dans les assurances d’éternelle amitié de cette jeune fille si naturelle dans toutes ses actions, que souvent la noire misanthropie d’Octave en était désarmée. Il était heureux en dépit de lui-même ; et dans ces moments rien aussi ne manquait au bonheur d’Armance.

« Qu’il est doux, se disait-elle, de faire son devoir ! Si j’étais l’épouse d’Octave, moi, fille pauvre et sans famille, serais-je aussi contente ? Mille soupçons cruels m’assiégeraient sans cesse. » Mais après ces moments où elle était si satisfaite d’elle-même et des autres, Armance finissait par traiter Octave mieux qu’elle n’aurait voulu. Elle veillait bien sur ses paroles, et jamais ses paroles n’exprimaient autre chose que la plus sainte amitié. Mais le ton dont certains mots étaient dits ! les regards qui quelquefois les accompagnaient ! tout autre qu’Octave eût su y voir l’expression de la passion la plus vive. Il en jouissait sans les comprendre.

Dès qu’il pouvait songer sans cesse à sa cousine, sa pensée ne s’arrêtait plus avec passion sur rien autre au monde. Il redevint juste et même indulgent et son bonheur lui fit déserter ses raisonnements sévères sur bien des choses : les sots ne lui semblaient plus que des êtres malheureusement nés.

– Est-ce la faute d’un homme s’il a les cheveux noirs ? disait-il à Armance. Mais c’est à moi de fuir soigneusement cet homme, si la couleur de ses cheveux me fait mal.

Octave passait pour méchant dans quelques sociétés, et les sots avaient de lui une peur instinctive ; à cette époque ils se réconcilièrent avec lui. Souvent il portait dans le monde tout le bonheur qu’il devait à sa cousine. On le craignit moins, on trouva son amabilité plus jeune. Il faut avouer que dans toutes ses démarches il y avait un peu de l’enivrement que donne ce genre de bonheur que l’on ne s’avoue pas à soi-même ; la vie coulait pour lui rapidement et avec délices. Ses raisonnements sur lui-même ne portaient plus l’empreinte de cette logique inexorable, dure, et se complaisant dans sa dureté, qui pendant sa première jeunesse avait dirigé toutes ses actions. Prenant souvent la parole sans savoir comment il finirait sa phrase, il parlait beaucoup mieux.

Chapitre XIV §

Il giovin cuore o non vede affatto i difetti di chi li sta vicino o li vede immensi. Error commune ai giovinetti che portono fuoco nell’interno dell’anima.

LAMPUGNANI.

Un jour Octave apprit à Paris qu’un des hommes qu’il voyait le plus souvent et avec le plus d’agrément, qu’un de ses amis, comme on dit dans le monde, devait la belle fortune qu’il dépensait avec grâce à l’action la plus basse à ses yeux (un héritage capté). Mlle de Zohiloff, à laquelle il se hâta, dès son arrivée à Andilly, de faire part de cette fâcheuse découverte, trouva qu’il la supportait fort bien. Il n’eut point d’accès de misanthropie, il ne voulut point rompre outrageusement avec cet homme.

Un autre jour, il revint de fort bonne heure d’un château de Picardie où il devait passer toute la soirée.

– Que ces conversations sont insipides ! dit-il à Armance. Toujours la chasse, la beauté de la campagne, la musique de Rossini, les arts ! et encore ils mentent en s’y intéressant. Ces gens ont la sottise d’avoir peur, ils se croient dans une ville assiégée et s’interdisent de parler des nouvelles du siège. La pauvre espèce ! et que je suis contrarié d’en être !

– Eh bien ! allez voir les assiégeants, dit Armance, leurs ridicules vous aideront à supporter ceux de l’armée au milieu de laquelle vous a jeté votre naissance.

– C’est une grande question, dit Octave. Dieu sait si je souffre quand je vois dans un de nos salons un de nos amis ouvrir un avis ou absurde ou cruel, mais enfin je puis me taire avec honneur. Ma douleur est tout invisible. Mais si je me fais présenter au banquier Martigny…

– Eh bien ! dit Armance, cet homme si fin, si spirituel, si esclave de sa vanité, vous recevra à bras ouverts.

– Sans doute, mais de mon côté, quelque modéré, quelque modeste, quelque silencieux, que je cherche à me faire, je finirai par exprimer mon avis sur quelque chose ou sur quelqu’un. Une seconde après, la porte du salon s’ouvre avec fracas ; on annonce Monsieur un tel, fabricant à …, qui d’une voix de stentor, s’écrie dès la porte : « Croiriez-vous, mon cher Martigny, qu’il y a des ultras assez bêtes, assez plats, assez stupides pour dire que … » Et là-dessus, ce brave fabricant répète, mot pour mot, le petit bout d’opinion que je viens d’énoncer en toute modestie. Que faire ?

– Ne pas entendre.

– Tel serait mon goût. Je ne suis pas en ce monde pour corriger les manières grossières ni les esprits de travers ; encore moins veux-je donner à cet homme, en lui parlant, le droit de me serrer la main dans la rue, quand il me rencontrera. Mais dans ce salon, j’ai le malheur de ne pas être exactement comme un autre. Plût à Dieu que je pusse y trouver l’égalité dont ces messieurs font tant de bruit ! Par exemple, que voulez-vous que je fasse du titre que je porte quand on m’annonce chez M. Martigny ?

– Mais vous avez le projet de quitter ce titre si jamais vous le pouvez sans choquer Monsieur votre père.

– Sans doute ; mais l’oubli de ce titre, en disant mon nom au laquais de M. Martigny, n’aurait-il pas l’air d’une lâcheté ? C’est comme Rousseau qui appelait son chien Turc au lieu de Duc, parce qu’il y avait un duc dans la chambre3.

– Mais l’on ne hait pas tant les titres chez les banquiers libéraux, dit Armance ; l’autre jour Mme de Claix, qui va partout, s’est trouvée au bal de M. Montange, et vous savez bien que le soir elle nous a fait rire en prétendant qu’ils aiment tant les titres qu’elle avait entendu annoncer : madame la colonelle.

– Depuis que la machine à vapeur est la reine du monde, un titre est une absurdité, mais enfin, je suis affublé de cette absurdité. Elle m’écrasera si je ne la soutiens. Ce titre attire l’attention sur moi. Si je ne réplique pas à cette voix tonnante du fabricant qui crie dès la porte que ce que je viens de dire est une ânerie, quelques regards ne me chercheront-ils pas ? Telle est la faiblesse de mon caractère. Je ne puis secouer les oreilles et me moquer de tout, comme le veut Mme d’Aumale. Si j’aperçois ces regards, tout plaisir va me fuir pour le reste de la soirée. La discussion qui s’établira au dedans de moi, pour savoir si l’on a voulu m’insulter, peut m’ôter la paix de l’âme pour trois jours.

– Mais êtes-vous bien sûr, dit Armance, de cette prétendue grossièreté de manières dont vous gratifiez si généreusement le parti contraire ? N’avez-vous pas vu l’autre jour que les enfants de Talma et les fils d’un duc sont élevés dans le même pensionnat ?

– Ce sont les hommes de quarante-cinq ans, enrichis pendant la révolution, qui tiennent le dé dans les salons, et non les camarades des enfants de Talma.

– Je gagerais qu’ils ont plus d’esprit que beaucoup des nôtres. Qui est-ce qui brille dans la chambre des Pairs ? L’autre jour vous-même vous en faisiez la remarque douloureuse.

– Ah ! si je donnais encore des leçons de logique à ma jolie cousine, comme je me moquerais d’elle ! Que me fait l’esprit d’un homme ? ce sont ses manières qui peuvent me donner de la tristesse. L’homme le plus sot parmi nous, M. de *** par exemple, peut être fort ridicule, mais il n’est jamais offensant. L’autre jour je racontais chez les d’Aumale mon petit voyage à Liancourt ; je parlais des dernières machines que le bon duc a fait venir de Manchester. Un homme qui était là dit tout à coup : Ça n’est pas ça, ça n’est pas vrai. Je m’assurai qu’il ne voulait pas me donner un démenti ; mais cette grossièreté m’a rendu muet pour une heure.

– Et cet homme était banquier ?

– Il n’était pas des nôtres. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que j’ai écrit au contremaître de la carderie de Liancourt, et il se trouve que mon homme au démenti n’a pas même raison.

– Je ne trouve point que M. Montange, le jeune banquier qui vient chez Mme de Claix, ait des manières rudes.

– Il les a mielleuses, c’est une métamorphose des manières rudes, quand elles ont peur.

– Leurs femmes me semblent bien jolies, reprit Armance. Je voudrais savoir si leur conversation est gâtée par cette nuance de haine ou de dignité qui craint qu’on la blesse, qui se montre quelquefois parmi nous. Ah ! que je voudrais qu’un bon juge comme mon cousin pût me raconter ce qui se passe dans ces salons-là ! Quand je vois les dames banquières dans leurs loges, au Théâtre-Italien, je meurs d’envie d’entendre ce qu’elles se disent, et de me mêler à leur conversation. Si j’en aperçois une jolie, et il y en a de charmantes, je meurs d’envie de lui sauter au cou. Tout cela vous paraîtra de l’enfantillage ; mais à vous, monsieur le philosophe, si fort sur la logique, je vous dirai : comment connaître les hommes si vous ne voyez qu’une classe ? Et la classe la moins énergique parce qu’elle est la plus éloignée des besoins réels !

– Et la classe qui a le plus d’affectation, parce qu’elle se croit regardée. Avouez que pour un philosophe il est beau de fournir des arguments à son adversaire, dit Octave en riant. Croiriez-vous que hier, chez les Saint-Imier, M. le marquis de *** qui, l’autre jour, ici, se moquait tant des petits journaux dont il prétendait ignorer jusqu’à l’existence, était aux anges, parce que l’Aurore donne une plaisanterie sale contre son ennemi, M. le comte de *** qui vient d’être fait conseiller d’État ? Il avait le numéro dans sa poche.

– C’est un des malheurs de notre position, voir des sots faire les mensonges les plus ridicules et n’oser leur dire : beau masque, je te connais.

– Il faut nous priver des plaisanteries les plus gaies, parce qu’elles pourraient faire rire le parti contraire s’il les entendait.

– Je ne connais les banquiers, dit Armance, que par notre doucereux Montange et par la charmante comédie du Roman ; mais je doute que pour le fond de l’adoration de l’argent, ils l’emportent sur certains des nôtres. Savez-vous qu’il est dur de prendre l’entreprise de la perfection de toute une classe. Je ne vous parlerai plus du plaisir que j’aurais à savoir des nouvelles de ces dames. Mais, comme disait le vieux duc de *** à Pétersbourg, quand il faisait venir le Journal de l’Empire à si grands frais, et au risque de choquer l’empereur Alexandre : Ne faut-il pas lire le Mémoire de sa partie adverse ?

– Je vous dirai bien plus, mais avec confidence, comme dit si bien Talma dans Polyeucte : Au fond, vous et moi, nous ne voulons certainement pas vivre avec ces gens-là ; mais sur beaucoup de questions nous pensons comme eux.

– Et il est triste à notre âge, reprit Armance, de se résoudre à être toute sa vie du parti battu.

– Nous sommes comme les prêtres des idoles du paganisme, au moment où la religion chrétienne allait l’emporter. Nous persécutons encore aujourd’hui, nous avons encore la police et le budget pour nous, mais demain peut-être, nous serons persécutés par l’opinion.

– Vous nous faites bien de l’honneur de nous comparer à ces bons prêtres du paganisme. Je vois quelque chose de plus faux dans notre position, à vous et à moi. Nous ne sommes de ce parti que pour en partager les malheurs.

– Il est trop vrai, nous voyons ses ridicules sans oser en rire et ses avantages nous pèsent. Que me fait l’ancienneté de mon nom ? Il faudrait me gêner pour tirer parti de cet avantage.

– Les discours des jeunes gens de votre espèce vous donnent quelquefois envie de hausser les épaules, et de peur de céder à la tentation, vous vous hâtez de parler du bel album de Mlle de Claix ou du chant de Mme Pasta. D’un autre côté, votre titre et les manières peut-être un peu raboteuses des gens qui pensent comme vous sur les trois quarts des questions, vous empêchent de les voir.

– Ah ! que je voudrais commander un canon ou une machine à vapeur ! que je serais heureux d’être un chimiste attaché à quelque manufacture ; car peu m’importe la rudesse des manières, on s’y fait en huit jours.

– Outre que vous n’êtes point si sûr qu’elles soient si rudes, dit Armance.

– Le fussent-elles dix fois plus, reprit Octave, cela a le piquant de jouer la langue étrangère ; mais il faudrait s’appeler M. Martin ou M. Lenoir.

– Ne pourriez-vous pas trouver un homme de sens qui eût fait une campagne de découverte dans les salons libéraux ?

– Plusieurs de mes amis y vont danser, ils disent que les glaces y sont parfaites, et voilà tout. Un beau jour je me hasarderai moi-même, car rien de sot comme de penser un an de suite à un danger qui peut-être n’existe pas.

Armance finit par obtenir l’aveu qu’il avait songé à un moyen pour paraître dans les sociétés où c’est la richesse qui donne le pas et non la naissance :

– Eh bien ! oui, je l’ai trouvé, disait Octave ; mais le remède serait pire que le mal, car il me coûterait plusieurs mois de ma vie, qu’il me faudrait passer loin de Paris.

– Quel est ce moyen ? dit Armance, devenue tout à coup fort sérieuse.

– J’irais à Londres, j’y verrais naturellement tout ce qu’il y a de distingué dans la haute société. Comment aller en Angleterre et ne pas se faire présenter au marquis de Lansdowne, à M. Brougham, à lord Holland ? Ces messieurs me parleront de nos gens célèbres de France ; ils s’étonneront de ce que je ne les connais pas ; j’en témoignerai beaucoup de regret, et à mon retour, je me ferai présenter à tout ce qu’il y a de populaire en France. Ma démarche, si l’on me fait l’honneur d’en parler chez la duchesse d’Ancre, n’aura point l’air d’une désertion des idées que l’on peut croire inséparables de mon nom : ce serait tout simplement le désir bien naturel de connaître les gens supérieurs du siècle où l’on vit. Je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pas vu M. le général Foy.

Armance se taisait.

– N’est-ce pas une chose humiliante, reprit Octave, que tous nos soutiens, et enfin jusqu’aux écrivains monarchiques chargés de prôner tous les matins dans le journal les avantages de la naissance et de la religion, nous soient fournis par cette classe qui a tous les avantages, excepté la naissance ?

– Ah ! si M. de Soubirane vous entendait !

– Ne m’attaquez pas sur le plus grand de mes malheurs, être obligé de mentir toute la journée…

Le ton de l’intimité parfaite tolère des parenthèses à l’infini, qui plaisent parce qu’elles prouvent une confiance sans bornes, mais peuvent fort bien ennuyer un tiers. Il nous suffit d’avoir indiqué que la position brillante du vicomte de Malivert, était bien loin d’être pour lui une source de plaisirs sans mélange.

Ce n’est pas sans danger que nous aurons été historiens fidèles. La politique venant couper un récit aussi simple, peut faire l’effet d’un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ensuite Octave n’est point un philosophe et il a caractérisé fort injustement les deux nuances qui, de son temps, divisaient la société. Quel scandale qu’Octave ne raisonne pas comme un sage de cinquante ans4 ?

Chapitre XV §

How am I glutted with conceit of this ?
Shall I make spirits fetch me what I please ?
Resolve me of all ambiguities ?
Perform what desperate enterprise I will ?
Doctor FAUSTUS.

Octave partait si souvent d’Andilly pour aller chercher Mme d’Aumale à Paris, que quelques légers sentiments de jalousie vinrent un jour éteindre la gaieté d’Armance. Au retour de son cousin, le soir, elle fit acte de souveraineté.

– Voulez-vous obliger madame votre mère sur une chose dont jamais elle ne vous parlera ?

– Sans doute.

– Eh bien ! pendant trois mois, ce qui veut dire pendant quatre-vingt-dix jours, ne refusez aucune invitation de bal, et ne quittez un bal qu’après avoir dansé.

– J’aimerais mieux quinze jours d’arrêts, dit Octave.

– Vous n’êtes pas difficile, reprit Armance, mais promettez-vous ou non ?

– Je promets tout, excepté les trois mois de constance. Puisque l’on me tyrannise ici, dit Octave en riant, moi, je déserterai. J’ai une ancienne idée qui, malgré moi, m’a occupé exclusivement hier toute la soirée, à la fête magnifique de M. de ***, où j’ai dansé comme si j’eusse deviné vos ordres. Si j’abandonnais Andilly pour six mois, j’ai deux projets plus amusants que d’aller en Angleterre.

» Le premier est de me faire appeler M. Lenoir ; sous ce beau nom, j’irais en province donner des leçons d’arithmétique, de géométrie appliquée aux arts, de tout ce qu’on voudra. Je prendrais ma route par Bourges, Aurillac, Cahors ; j’aurais facilement des lettres de plusieurs pairs, membres de l’Institut, qui recommanderaient aux préfets le savant et royaliste Lenoir, etc.

» Mais l’autre projet vaut mieux. En ma qualité de professeur, je ne verrais que de petits jeunes gens enthousiastes et changeants qui bientôt m’ennuieraient, et quelques intrigues de la congrégation.

» J’hésite à vous avouer le plus beau de mes projets ; je prendrais le nom de Pierre Gerlat, j’irais débuter à Genève ou à Lyon et je me ferais le valet de chambre de quelque jeune homme destiné à jouer à peu près le même rôle que moi dans le monde. Pierre Gerlat serait porteur d’excellents certificats du vicomte de Malivert qu’il a servi avec fidélité pendant six ans. En un mot je prendrais le nom et l’existence de ce pauvre Pierre que j’ai une fois jeté par la fenêtre. Deux ou trois de mes connaissances m’accorderont des certificats de complaisance. Ils les scelleront de leurs armes avec des paquets de cire énormes, et, par ce moyen, j’espère me placer chez quelque jeune Anglais fort riche ou fils de pair. J’aurai soin de me gâter les mains avec un acide étendu d’eau. J’ai appris à cirer les bottes, de mon domestique actuel le vaillant caporal Voreppe. Depuis trois mois je lui ai volé tous ses talents. »

– Un soir votre maître, en rentrant ivre, donnera des coups de pied à Pierre Gerlat.

– Quand il me jetterait par la fenêtre, j’ai prévu cette objection. Je me défendrai, et le lendemain demanderai mon congé, et ne lui en voudrai nullement.

– Vous vous rendriez coupable d’un abus de confiance fort condamnable. On laisse voir les défauts de son caractère à un jeune paysan qui est incapable d’en comprendre les traits les plus singuliers, mais on se garderait bien, je suppose, d’agir ainsi devant un homme de sa classe.

– Jamais je ne répéterai ce que j’aurai surpris. D’ailleurs un maître, pour parler comme Pierre Gerlat, court bien la chance de tomber sur un fripon, il n’aura qu’un curieux. Connaissez mes misères, poursuivit Octave. Mon imagination est tellement sotte en de certains moments, et s’exagère si fort ce que je dois à ma position que, sans être souverain, j’ai soif de l’incognito. Je suis souverain par le malheur, par le ridicule, par l’extrême importance que j’attache à certaines choses. J’éprouve un besoin impérieux de voir agir un autre vicomte de Malivert. Puisque malheureusement je suis embarqué dans ce rôle, puisqu’à mon grand et sincère regret je ne puis pas être le fils du premier contremaître de la fabrique de cardes de M. de Liancourt, il me faut six mois de domesticité pour corriger le vicomte de Malivert de plusieurs de ses faiblesses.

» Ce moyen est le seul ; mon orgueil élève un mur de diamant entre moi et les autres hommes. Votre présence, chère cousine, fait disparaître ce mur de diamant. Devant vous, je ne prendrais rien en mauvaise part ; mais par malheur je n’ai pas le tapis magique pour vous transporter en tous lieux. Je ne puis vous voir en tiers quand je monte à cheval au bois de Boulogne avec un de mes amis. Bientôt après la première connaissance, il n’en est aucun que mes discours n’étrangent de moi. Quand enfin au bout d’un an, et bien malgré moi, ils me comprennent tout à fait, ils s’enveloppent dans la réserve la plus sévère et aimeraient mieux, je crois, que leurs actions et leurs pensées intimes fussent connues du diable que de moi. Je ne voudrais pas jurer que plusieurs ne me prennent pour Lucifer lui-même, comme dit M. de Soubirane dont c’est un des bons mots, incarné tout exprès pour leur mettre martel en tête. »

Octave racontait ces étranges idées à sa cousine en se promenant dans les bois de Montlignon, à quelques pas de Mmes de Bonnivet et de Malivert. Ces folies occupèrent beaucoup Armance. Le lendemain, après que son cousin fut parti pour Paris, l’air libre et enjoué qui allait souvent jusqu’à la folie fut remplacé par ces regards attendris et fixes, desquels, quand Octave était présent, il ne pouvait détacher les siens.

Mme de Bonnivet invita beaucoup de monde, et Octave n’eut plus l’occasion de partir si souvent pour Paris, car Mme d’Aumale vint s’établir à Andilly. En même temps qu’elle, arrivèrent sept ou huit femmes fort à la mode, et la plupart remarquables par le brillant de l’esprit ou l’influence qu’elles avaient obtenue dans la société. Mais leur amabilité ne fit qu’ajouter au triomphe de la charmante comtesse ; sa seule présence dans un salon vieillissait ses rivales.

Octave avait trop d’esprit pour ne pas le sentir, et les moments de rêverie d’Armance devinrent plus fréquents. « De qui pourrais-je me plaindre, se disait-elle ? De personne, et surtout d’Octave moins que de personne. Ne lui ai-je pas dit que je préfère un autre homme ? et il a trop de fierté dans le caractère pour se contenter de la seconde place dans un cœur. Il s’attache à Mme d’Aumale ; c’est une beauté brillante et citée partout, et moi, je ne suis pas même jolie. Ce que je puis dire à Octave est d’un intérêt bien pâle, je suis sûre que souvent je l’ennuie, ou je l’intéresse comme une sœur. La vie de Mme d’Aumale est gaie, singulière ; jamais rien ne languit dans les lieux où elle se trouve, et il me semble que je m’ennuierais souvent dans le salon de ma tante si j’écoutais ce qu’on y dit. » Armance pleurait, mais cette âme noble ne s’abaissa point jusqu’à avoir de la haine pour Mme d’Aumale. Elle observait chacune des actions de cette femme aimable avec une attention profonde et qui la conduisait souvent à des moments fort vifs d’admiration. Mais chaque acte d’admiration était un coup de poignard pour son cœur. Le bonheur tranquille disparut, Armance fut en proie à toutes les angoisses des passions. La présence de Mme d’Aumale en vint à la troubler plus que celle d’Octave lui-même. Le tourment de la jalousie est surtout affreux quand il déchire des cœurs à qui leur penchant comme leurs positions interdisent également tous les moyens de plaire un peu hasardés.

Chapitre XVI §

Let Rome in Tyber melt ! and the wide arch
Of the rang’d empire fall ! Here is my space ;
Kingdoms are clay : our dungy earth alike
Feeds beast as man : the nobleness of life
Is to love thus.
Antony and Cleopatra, act. I.

Un soir, après une journée d’une accablante chaleur, on se promenait lentement dans les jolis bosquets de châtaigniers qui couronnent les hauteurs d’Andilly. Quelquefois de jour, ces bois sont gâtés par la présence des curieux. Dans cette nuit charmante qu’éclairait la lumière tranquille d’une belle lune d’été, ces collines solitaires offraient des aspects enchanteurs. Une brise douce se jouait parmi les arbres, et complétait les charmes de cette soirée délicieuse. Par je ne sais quel caprice, Mme d’Aumale voulait, ce jour-là, avoir toujours Octave auprès d’elle ; elle lui rappelait avec complaisance et sans nul ménagement pour les hommes qui l’entouraient, que c’était dans ces bois qu’elle l’avait vu pour la première fois :

– Vous étiez déguisé en magicien, et jamais première entrevue ne fut plus prophétique, ajoutait-elle, car jamais vous ne m’avez ennuyée, et il n’est pas d’homme de qui je puisse en dire autant.

Armance, qui se promenait avec eux, ne pouvait s’empêcher de trouver ces souvenirs fort tendres. Rien n’était aimable comme cette brillante comtesse, ordinairement si gaie, daignant parler d’une voix sérieuse des grands intérêts de la vie et des routes à suivre pour arriver au bonheur. Octave s’éloigna du groupe de Mme d’Aumale, et se trouvant bientôt avec Armance à quelques pas du reste des promeneurs, il se mit à lui raconter avec les plus grands détails tout l’épisode de sa vie, où Mme d’Aumale se trouvait mêlée.

– J’ai cherché cette liaison brillante, lui dit-il, pour ne pas choquer la prudence de Mme de Bonnivet qui, sans cette précaution, aurait bien pu finir par m’éloigner de son intimité.

Une chose si tendre fut dite sans parler d’amour.

Quand Armance put espérer que sa voix ne trahirait plus le trouble extrême où ce récit l’avait jetée :

– Je crois, mon cher cousin, lui dit-elle, je crois, comme je le dois, tout ce que vous me racontez, ce sont pour moi paroles d’Évangile. Je remarque pourtant que jamais vous n’avez attendu, pour me faire confidence d’une de vos démarches, qu’elle fût aussi avancée.

– À cela j’ai une réponse toute prête. Mlle Méry de Tersan et vous, vous prenez quelquefois la licence de vous moquer de mes succès : il y a deux mois, par exemple, un certain soir, vous m’avez presque accusé de fatuité. J’aurais bien pu dès ce temps-là vous confier le sentiment décidé que j’ai pour Mme d’Aumale ; mais il fallait en être bien traité sous vos yeux. Avant le succès, votre esprit malin n’eût pas manqué de se moquer de mes petits projets. Aujourd’hui la seule présence de Mlle de Tersan manque à mon bonheur.

Il y avait dans l’accent profond et presque attendri avec lequel Octave disait ces vaines paroles, une si grande impossibilité d’aimer les grâces un peu hasardées de la jolie femme dont il parlait, et un dévouement si passionné pour l’amie à laquelle il se confiait, qu’elle n’eut pas le courage de résister au bonheur de se voir aimée ainsi. Elle s’appuyait sur le bras d’Octave et l’écoutait comme ravie en extase. Tout ce que sa prudence pouvait obtenir d’elle, c’était de ne pas parler ; le son de sa voix eût fait connaître à son cousin toute la passion qu’il inspirait. Le bruissement léger des feuilles agitées par le vent du soir, semblait prêter un nouveau charme à leur silence.

Octave regardait les grands yeux d’Armance qui se fixaient sur les siens. Tout à coup ils comprirent un certain bruit qui depuis quelque temps frappait leur oreille sans attirer leur attention. Mme d’Aumale, étonnée de l’absence d’Octave, et trouvant qu’il lui manquait, l’appelait de toutes ses forces :

– On vous appelle, dit Armance.

Et le ton de voix brisé avec lequel elle dit ces mots si simples, eût appris à tout autre qu’Octave l’amour qu’on avait pour lui. Mais il était si étonné de ce qui se passait dans son cœur, si troublé par le beau bras d’Armance à peine voilé d’une gaze légère qu’il tenait contre sa poitrine, qu’il n’avait d’attention pour rien. Il était hors de lui, il goûtait les plaisirs de l’amour le plus heureux, et se l’avouait presque. Il regardait le chapeau d’Armance qui était charmant, il regardait ses yeux. Jamais Octave ne s’était trouvé dans une position aussi fatale à ses serments contre l’amour. Il avait cru plaisanter comme de coutume avec Armance, et la plaisanterie avait pris tout à coup un tour grave et imprévu. Il se sentait entraîné, il ne raisonnait plus, il était au comble du bonheur. Ce fut un de ces instants rapides que le hasard accorde quelquefois, comme compensation de tant de maux, aux âmes faites pour sentir avec énergie. La vie se presse dans les cœurs, l’amour fait oublier tout ce qui n’est pas divin comme lui, et l’on vit plus en quelques instants que pendant de longues périodes.

On entendait encore de temps en temps la voix de Mme d’Aumale qui appelait Octave ; et le son de cette voix achevait d’ôter toute prudence à la pauvre Armance. Octave sentait qu’il devait quitter le beau bras qu’il pressait un peu contre sa poitrine ; il devait se séparer d’Armance ; il s’en fallut de bien peu qu’en la quittant il n’osât lui prendre la main et la presser contre ses lèvres. S’il se fût permis cette marque d’amour, Armance était si troublée en ce moment qu’elle lui eût laissé voir et peut-être avoué tout ce qu’elle sentait pour lui.

Ils se rapprochèrent des autres promeneurs. Octave marchait un peu en avant. À peine Mme d’Aumale le revit-elle, qu’elle lui dit d’un petit air boudeur et sans qu’Armance pût l’entendre :

– Je suis étonnée de vous revoir sitôt, comment avez-vous pu quitter Armance pour moi ? Vous êtes amoureux de cette belle cousine, ne vous en défendez pas, je m’y connais.

Octave n’était pas encore remis de l’ivresse qui venait de s’emparer de lui ; il voyait toujours ce beau bras d’Armance pressé contre sa poitrine. Le mot de Mme d’Aumale fut un coup de foudre pour lui, il se sentit frappé.

Cette voix frivole lui sembla comme un arrêt du destin qui tombait d’en haut. Il lui trouva un son extraordinaire. Ce mot imprévu, en découvrant à Octave la véritable situation de son cœur, le précipita du comble de la félicité dans un malheur affreux et sans espoir.

Chapitre XVII §

What is a man,
If his chief good, and market of his time,
Be but to sleep, and feed : a beast, no more.
… Rightly to be great
Is, not to stir without great argument ;
But greatly to find quarrel in a straw,
When honour’s at the stake.
Hamlet, act. IV.

Il avait donc eu la faiblesse de violer les serments qu’il s’était faits tant de fois ! Un instant avait renversé l’ouvrage de toute sa vie. Il venait de perdre tous les droits à sa propre estime. Le monde désormais était fermé pour lui : il n’avait pas assez de vertu pour y vivre. Il ne lui restait que la solitude et l’habitation au fond de quelque désert. L’excès de la douleur et son arrivée imprévue auraient pu causer un peu de trouble à l’âme la plus ferme. Heureusement Octave vit à l’instant que s’il ne répondait pas rapidement et de l’air le plus calme à Mme d’Aumale, la réputation d’Armance pouvait souffrir. Il passait sa vie avec elle, et le mot de Mme d’Aumale avait été saisi par deux ou trois personnages qui le détestaient ainsi qu’Armance.

– Moi, aimer ! dit-il à Mme d’Aumale. Hélas ! c’est un avantage qu’apparemment le ciel m’a refusé ; je ne l’ai jamais mieux senti, ni plus vivement regretté. Je vois tous les jours et moins souvent que je ne le voudrais la femme la plus séduisante de Paris ; lui plaire est sans doute le plus beau projet que puisse former un jeune homme de mon âge. Sans doute elle n’eût pas accepté mes hommages ; mais enfin jamais je ne me suis senti le degré de folie qui m’eût rendu digne de les lui présenter. Jamais je n’ai perdu auprès d’elle le plus beau sang-froid. Après un tel trait de sauvagerie et d’insensibilité, je désespère de jamais perdre terre auprès d’aucune femme.

Jamais Octave n’avait tenu ce langage. Cette explication presque parlementaire fut adroitement prolongée et avidement écoutée. Il y avait là deux ou trois hommes faits pour plaire et qui croyaient souvent voir un rival heureux dans Octave. Celui-ci eut le bonheur de rencontrer quelques mots piquants. Il parla beaucoup, continua d’alarmer les amours-propres, et enfin eut lieu d’espérer que personne ne songeait plus au mot trop vrai qui venait d’échapper à Mme d’Aumale.

Elle l’avait dit d’un air senti ; Octave pensa qu’il devait l’occuper fortement d’elle-même. Après avoir prouvé qu’il ne pouvait pas aimer, pour la première fois de sa vie il se permit avec Mme d’Aumale les demi-mots presque tendres ; elle en fut étonnée.

À la fin de la soirée, Octave était tellement certain d’avoir éloigné tout soupçon, qu’il commença à avoir le temps de penser à lui. Il redoutait le moment où l’on se séparerait, et où il aurait la liberté de regarder son malheur en face. Il commençait à compter les heures que marquait l’horloge du château ; minuit était déjà sonné depuis longtemps, mais la soirée était si belle qu’on aimait à la prolonger. Une heure sonna et Mme d’Aumale renvoya ses amis.

Octave eut encore un moment de répit. Il fallait aller chercher le valet de chambre de sa mère pour lui dire qu’il allait coucher à Paris. Ce devoir rempli, il rentra dans le bois, et ici les expressions me manquent pour donner quelque idée de la douleur qui s’empara de ce malheureux. « J’aime ! se dit-il d’une voix étouffée, moi aimer ! grand Dieu ! » et le cœur serré, la gorge contractée, les yeux fixes et levés au ciel, il resta immobile comme frappé d’horreur ; bientôt après il marchait à pas précipités. Incapable de se soutenir, il se laissa tomber sur le tronc d’un vieil arbre qui barrait le chemin, et dans ce moment il lui sembla voir encore plus clairement toute l’étendue de son malheur.

« Je n’avais pour moi que ma propre estime, se dit-il ; je l’ai perdue. » L’aveu de son amour qu’il se faisait bien nettement et sans trouver aucun moyen de le nier, fut suivi de transports de rage et de cris de fureur inarticulés. La douleur morale ne peut aller plus loin.

Une idée, ressource ordinaire des malheureux qui ont du courage, lui apparut bien vite ; mais il se dit : « Si je me tue, Armance sera compromise ; toute la société recherchera curieusement pendant huit jours les plus petites circonstances de cette soirée ; et chacun de ces messieurs qui étaient présents, sera autorisé à faire un récit différent. »

Rien d’égoïste, rien de ce qui se rattache aux intérêts vulgaires de la vie ne se rencontra dans cette âme noble, pour s’opposer aux transports de l’affreuse douleur qui la déchirait. Cette absence de tout intérêt commun, capable de faire diversion en de tels moments, est une des punitions que le ciel semble prendre plaisir à infliger aux âmes élevées.

Les heures s’écoulaient rapidement sans diminuer le désespoir d’Octave. Quelquefois immobile pendant plusieurs minutes, il sentait cette affreuse douleur qui comble la torture des plus grands criminels : il se méprisait parfaitement lui-même.

Il ne pouvait pleurer. La honte dont il se trouvait si digne l’empêchait d’avoir pitié de lui-même, et séchait ses larmes. « Ah ! s’écria-t-il dans un de ces instants cruels, si je pouvais en finir ! » Et il s’accorda la permission de savourer en idée le bonheur de cesser de sentir. Avec quel plaisir il se serait donné la mort, en punition de sa faiblesse et comme pour se faire réparation d’honneur ! « Oui, se disait-il, mon cœur est digne de mépris parce qu’il a commis une action que je m’étais défendue sous peine de la vie, et mon esprit est, s’il se peut, encore plus méprisable que mon cœur. Je n’ai pas vu une chose évidente : j’aime Armance, et je l’aime depuis que je me suis soumis à entendre les dissertations de Mme de Bonnivet sur la philosophie allemande.

» J’avais la folie de me croire philosophe. Dans ma présomption sotte, je m’estimais infiniment supérieur aux vains raisonnements de Mme de Bonnivet, et je n’ai pas su voir dans mon cœur ce que la plus faible femme aurait lu dans le sien : une passion puissante, évidente, et qui dès longtemps a détruit tout l’intérêt que je prenais autrefois aux choses de la vie.

» Tout ce qui ne peut pas me parler d’Armance est pour moi comme non existant. Je me jugeais sans cesse moi-même et je n’ai pas vu ces choses ! Ah ! que je suis méprisable ! »

La voix du devoir qui commençait à se faire entendre prescrivait à Octave de fuir Mlle de Zohiloff à l’instant ; mais loin d’elle, il ne pouvait voir aucune action qui valût la peine de vivre. Rien ne lui semblait digne de lui inspirer le moindre intérêt. Tout lui paraissait également insipide, l’action la plus noble comme l’occupation la plus vulgairement utile : marcher au secours de la Grèce, et aller se faire tuer à côté de Fabvier, comme faire obscurément des expériences d’agriculture au fond d’un département.

Son imagination parcourait rapidement toute l’échelle des actions possibles, pour retomber ensuite avec plus de douleur sur le désespoir le plus profond, le plus sans ressource, le plus digne de son nom ; ah ! que la mort eût été agréable dans ces instants !

Octave se disait à haute voix des choses folles et de mauvais goût, dont il observait curieusement le mauvais goût et la folie. « À quoi bon m’abuser encore ? s’écria-t-il tout à coup, dans un moment où il se détaillait à lui-même des expériences d’agriculture à faire parmi les paysans du Brésil. À quoi bon avoir la lâcheté de m’abuser encore ? Pour comble de douleur, je puis me dire qu’Armance a de l’amour pour moi, et mes devoirs n’en sont que plus sévères. Quoi ! si Armance était engagée, l’homme à qui elle a promis sa main eût-il souffert qu’elle passât sa vie uniquement avec moi ? Et sa joie si calme en apparence mais si profonde et si vraie, quand hier soir je lui ai révélé le plan de ma conduite avec Mme d’Aumale, à quoi faut-il l’attribuer ? N’est-ce pas là une preuve plus claire que le jour ? Et j’ai pu m’abuser ! Mais j’étais donc hypocrite avec moi-même ? Mais j’étais donc sur le chemin qu’ont suivi les plus vils scélérats ? Quoi ! hier soir, à dix heures, je n’ai pas aperçu une chose qui, quelques heures plus tard, me semble de la dernière évidence ? Ah ! que je suis faible et méprisable !

» Avec tout l’orgueil d’un enfant, en toute ma vie je ne me suis élevé à aucune action d’homme ; et non-seulement j’ai fait mon propre malheur, mais j’ai entraîné dans l’abîme l’être du monde qui m’était le plus cher. Ô ciel ! comment s’y prendrait-on pour être plus vil que moi ? » Ce moment produisit presque le délire. La tête d’Octave était comme désorganisée par une chaleur brûlante. À chaque pas que faisait son esprit, il découvrait une nouvelle nuance de malheur, une nouvelle raison pour se mépriser.

Cet instinct de bien-être qui existe toujours chez l’homme, même dans les instants les plus cruels, même au pied de l’échafaud, fit qu’Octave voulut comme s’empêcher de penser. Il se serrait la tête des deux mains, il faisait comme des efforts physiques pour ne pas penser.

Peu à peu tout lui devint indifférent, excepté le souvenir d’Armance qu’il devait fuir pour toujours, et ne jamais revoir sous quelque prétexte que ce fût. L’amour filial même, si profondément empreint dans son âme, en avait disparu.

Il n’eut plus que deux idées, quitter Armance et ne jamais se permettre de la revoir ; supporter ainsi la vie un an ou deux, jusqu’à ce qu’elle fût mariée ou que la société l’eût oublié. Après quoi, comme on ne songerait plus à lui, il serait libre de finir. Tel fut le dernier sentiment de cette âme épuisée par les souffrances. Octave s’appuya contre un arbre et tomba évanoui.

Lorsqu’il revint à la vie, il éprouvait un sentiment de froid extraordinaire. Il ouvrit les yeux. Le jour commençait à poindre. Il se trouva soigné par un paysan qui tâchait de le faire revenir à lui, en l’inondant de l’eau froide qu’il allait prendre, dans son chapeau à une source voisine. Octave eut un instant de trouble, ses idées n’étaient pas nettes : il se trouvait placé sur le revers d’un fossé, au milieu d’une clairière, dans un bois ; il voyait de grandes masses arrondies de brouillards qui passaient rapidement devant lui. Il ne reconnaissait point le lieu où il était.

Tout à coup tous ses malheurs se présentèrent à sa pensée. On ne meurt pas de douleur, ou il fût mort en cet instant. Il lui échappa quelques cris qui alarmèrent le paysan. La frayeur de cet homme rappela Octave au sentiment du devoir. Il ne fallait pas que ce paysan parlât. Octave prit sa bourse pour lui offrir quelque argent ; il dit à cet homme, qui paraissait avoir pitié de son état, qu’il se trouvait dans le bois à cette heure, par suite d’un pari imprudent, et qu’il était fort important pour lui qu’on ne sût pas que la fraîcheur de la nuit l’avait incommodé.

Le paysan avait l’air de ne pas comprendre.

– Si l’on sait que je me suis évanoui, dit Octave, on se moquera de moi.

– Ah ! j’entends, dit le paysan, comptez que je ne soufflerai mot, il ne sera pas dit que je vous ai fait perdre votre pari. Il est heureux pour vous cependant que je sois passé, car ma foi vous aviez l’air mort.

Octave, au lieu de l’écouter, regardait sa bourse. C’était une nouvelle douleur, c’était un présent d’Armance ; il avait du plaisir à sentir sous ses doigts chacune des petites perles d’acier qui étaient attachées au tissu sombre.

Dès que le paysan l’eut quitté, Octave rompit une jeune tige de châtaignier, avec laquelle il fit un trou dans la terre ; il se permit de donner un baiser à la bourse, présent d’Armance, et il l’enterra au lieu même où il s’était évanoui. « Voilà, se dit-il, ma première action vertueuse. Adieu, adieu, pour la vie, chère Armance ! Dieu sait si je t’ai aimée ! »

Chapitre XVIII §

Sur son sein d’albâtre elle porte une croix brillante où l’enfant de Jacob imprimerait ses lèvres avec respect, et que l’infidèle adorerait.

SCHILLER.

Un mouvement instinctif le précipita vers le château. Il sentait confusément que raisonner avec lui-même était le plus grand des maux ; mais il avait vu quel était son devoir, et il comptait se trouver le courage nécessaire pour accomplir les actions qui se présenteraient quelles qu’elles fussent. Il justifia son retour au château, que lui inspirait l’horreur de se trouver seul, par l’idée que quelque domestique pouvait arriver de Paris, et dire qu’on ne l’avait pas vu dans la rue Saint-Dominique, ce qui aurait pu faire découvrir sa folie et donner de l’inquiétude à sa mère.

Octave se trouvait assez loin du château : « Ah ! se dit-il en traversant le bois pour y revenir, hier encore il y avait ici des enfants qui chassaient ; si quelque enfant maladroit, en tirant un oiseau derrière une haie, pouvait me tuer, je n’aurais aucun reproche à me faire. Dieu ! quelles délices de recevoir un coup de fusil dans cette tête brûlante ! Comme je le remercierais avant que de mourir si j’en avais le temps ! »

On voit qu’il entrait un peu de folie dans la manière d’être d’Octave, ce matin-là. L’espérance romanesque d’être tué par un enfant lui fit ralentir le pas, et son âme, par l’effet d’une petite faiblesse à demi aperçue, se refusa à considérer la légitimité de cette action. Enfin il rentra au château par la petite porte du jardin, et la première personne qu’il aperçut, ce fut Armance. Il demeura immobile, son sang se glaça, il ne croyait pas la rencontrer sitôt. Dès qu’elle l’aperçut de loin, Armance accourut en souriant ; elle avait la grâce et la légèreté d’un oiseau : jamais il ne l’avait trouvée si jolie ; elle songeait à ce qu’il lui avait dit la veille sur sa liaison avec Mme d’Aumale.

« Je la vois donc pour la dernière fois ! » se dit Octave, et il la regardait avidement. Le grand chapeau de paille d’Armance, sa taille noble, les grosses boucles de cheveux qui s’échappaient sur ses joues, et faisaient un contraste charmant avec ses regards si pénétrants et cependant si doux, il cherchait à tout graver dans son âme. Mais ces regards si riants à mesure qu’Armance approchait, perdaient bien vite leur air de bonheur. Elle trouvait quelque chose de sinistre dans la manière d’être d’Octave. Elle remarqua que ses vêtements étaient trempés d’eau.

Elle lui dit d’une voix que l’émotion faisait trembler :

– Qu’avez-vous, mon cousin ?

En prononçant ces mots si simples, elle put à peine retenir ses larmes, tant elle apercevait une étrange expression dans ses regards.

– Mademoiselle, lui répondit-il d’un air glacial, vous me permettrez de n’être pas fort sensible à un intérêt qui s’attache à moi comme pour me priver de toute liberté. Il est vrai, j’arrive de Paris, et mes habits sont mouillés : si ces explications ne suffisent pas à la curiosité, j’en donnerai de plus détaillées…

Ici la cruauté d’Octave fut arrêtée malgré lui.

Armance, dont les traits étaient d’une mortelle pâleur, semblait faire de vains efforts pour s’éloigner ; elle chancelait visiblement et était sur le point de tomber. Il s’approcha pour lui donner le bras ; Armance le regardait avec des yeux mourants, mais qui d’ailleurs semblaient incapables d’aucune idée.

Octave prit sa main avec assez de brusquerie, la plaça sous son bras et marcha vers le château. Mais il sentait que les forces lui manquaient aussi ; prêt à tomber lui-même, il eut cependant le courage de lui dire :

– Je vais partir, je dois partir pour un long voyage en Amérique ; j’écrirai ; je compte sur vous pour consoler ma mère ; dites-lui que je reviendrai certainement. Quant à vous, mademoiselle, on a prétendu que j’avais de l’amour pour vous ; je suis bien éloigné d’avoir une telle prétention. D’ailleurs, l’ancienne amitié qui nous unit devait suffire, ce me semble, pour s’opposer à la naissance de l’amour. Nous nous connaissons trop bien pour avoir l’un pour l’autre ces sortes de sentiments qui supposent toujours un peu d’illusion.

En ce moment Armance se trouva hors d’état de marcher ; elle releva ses yeux baissés et regarda Octave ; ses lèvres tremblantes et pâles semblaient vouloir prononcer quelques mots. Elle voulut s’appuyer sur la caisse d’un oranger, mais elle n’eut pas la force de se retenir ; elle glissa et tomba près de cet oranger, privée de tout sentiment.

Sans la secourir aucunement, Octave resta immobile à la regarder ; elle était profondément évanouie, ses yeux si beaux étaient encore à demi ouverts, les contours de cette bouche charmante avaient conservé l’expression d’une douleur profonde. Toute la rare perfection de ce corps délicat se trahissait sous un simple vêtement du matin. Octave remarqua une petite croix de diamants qu’Armance portait ce jour-là pour la première fois.

Il eut la faiblesse de prendre sa main. Toute sa philosophie avait disparu. Il vit que la caisse de l’oranger le dérobait à la curiosité des habitants du château ; il se mit à genoux à côté d’Armance :

– Pardon, ô mon cher ange, dit-il à voix basse et en couvrant de baisers cette main glacée, jamais je ne t’ai tant aimée !

Armance fit un mouvement ; Octave se releva comme par un effort convulsif : bientôt Armance put marcher, et il la reconduisit au château sans oser la regarder. Il se reprochait amèrement l’indigne faiblesse à laquelle il venait d’être entraîné ; si Armance l’avait aperçue, toute la cruauté de ses propos devenait inutile. Elle se hâta de le quitter en rentrant au château.

Dès que Mme de Malivert fut visible, Octave se fit annoncer chez elle et se précipita dans ses bras.

– Chère maman, donne-moi la permission de voyager, c’est la seule ressource qui me reste pour éloigner un mariage abhorré, sans manquer au respect que je dois à mon père.

Mme de Malivert, fort étonnée, essaya en vain d’obtenir de son fils quelques mots plus positifs sur ce prétendu mariage :

– Quoi ! lui disait-elle, ni le nom de la demoiselle, ni l’indication de la famille, je ne puis rien savoir de toi ! Mais il y a de la folie !

Bientôt Mme de Malivert n’osa plus se servir de ce mot, qui lui semblait trop vrai. Tout ce qu’elle put obtenir de son fils, qui semblait déterminé à partir dans la journée, ce fut qu’il n’irait pas en Amérique. Le but du voyage était égal à Octave, il n’avait songé qu’à la douleur du départ.

En parlant à sa mère, comme il s’efforçait, pour ne pas l’effrayer, d’avoir des idées plus modérées, une raison plausible lui vint tout à coup :

– Chère maman, un homme qui porte le nom de Malivert et qui a le malheur de n’avoir encore rien fait à vingt ans, doit commencer par aller à la croisade comme nos aïeux. Je te prie de permettre que je passe en Grèce. Si tu l’exiges, je dirai à mon père que je vais à Naples ; là, comme par hasard, la curiosité m’entraînera vers la Grèce, et n’est-il pas naturel qu’un gentilhomme la voie l’épée à la main ? Cette manière d’annoncer mon voyage le dépouillera de tout air de prétention…

Ce projet donna de vives inquiétudes à Mme de Malivert ; mais il avait quelque chose de généreux et il était d’accord avec ses idées sur le devoir. Après une conversation de deux heures, qui fut un moment de repos pour Octave, il obtint le consentement de sa mère. Pressé dans les bras de cette tendre amie, il eut pendant un court moment le bonheur de pouvoir pleurer. Il consentit à des conditions qu’il eût refusées en entrant chez elle. Il lui promit que, si elle l’exigeait, douze mois après le jour de son débarquement en Grèce, il viendrait passer quinze jours avec elle.

– Mais, chère maman, pour ne pas avoir le désagrément de voir mon voyage dans le journal, consens à recevoir ma visite dans ta terre de Malivert, en Dauphiné.

Tout fut arrangé suivant ses désirs, et des larmes de tendresse scellèrent les conditions de ce départ imprévu.

Au sortir de chez sa mère, ayant accompli ses devoirs à l’égard d’Armance, Octave se trouva le sang-froid nécessaire pour entrer chez le marquis.

– Mon père, dit-il après l’avoir embrassé, permets à ton fils de te faire une question : quelle fut la première action d’Enguerrand de Malivert, qui vivait en 1147, sous Louis le Jeune ?

Le marquis ouvrit son bureau avec empressement, en tira un beau parchemin roulé qui ne le quittait jamais : c’était la généalogie de sa famille. Il vit avec un extrême plaisir que la mémoire de son fils l’avait bien servi.

– Mon ami, dit le vieillard en déposant ses lunettes, Enguerrand de Malivert partit en 1147 pour la croisade avec son roi.

– N’est-ce pas dix-neuf ans qu’il avait alors ? reprit Octave.

– Précisément dix-neuf ans, dit le marquis de plus en plus satisfait du respect dont le jeune vicomte faisait preuve pour l’arbre généalogique de la famille.

Quand Octave eut donné au contentement de son père le temps de se développer et de bien s’établir dans son âme :

– Mon père, lui dit-il d’une voix ferme, Noblesse oblige ! J’ai vingt ans passés, je me suis assez occupé de livres. Je viens vous demander votre bénédiction et la permission de voyager en Italie et en Sicile. Je ne vous cacherai point, mais c’est à vous seul que je ferai cet aveu, que de Sicile je serai entraîné à passer en Grèce ; je tâcherai d’assister à un combat et reviendrai auprès de vous, un peu plus digne peut-être du beau nom que vous m’avez transmis.

Le marquis, quoique fort brave, n’avait point l’âme de ses aïeux du temps de Louis le Jeune ; il était père et un tendre père du XIXe siècle. Il resta tout interdit de la soudaine résolution d’Octave ; il se fût volontiers accommodé d’un fils moins héroïque. Toutefois l’air austère de ce fils, et la fermeté de résolution que trahissaient ses manières, lui imposèrent. La vigueur de caractère n’avait jamais été son fort, et il n’osa refuser une permission qu’on lui demandait d’un air à s’en passer s’il la refusait.

– Tu me perces le cœur, dit le bon vieillard en s’approchant de son bureau.

Et sans que son fils le lui eût demandé, d’une main tremblante, il écrivit un bon d’une somme assez forte sur un notaire qui avait des fonds à lui.

– Prends, dit-il à Octave, et plaise à Dieu que ce ne soit pas le dernier argent que je te donne !

Le déjeuner sonna. Heureusement Mmes d’Aumale et de Bonnivet se trouvaient à Paris, et cette triste famille ne fut pas obligée de cacher sa douleur par de vaines paroles.

Octave, un peu fortifié par la conscience d’avoir fait son devoir, se sentit le courage de continuer ; il avait eu l’idée de partir avant le déjeuner ; il pensa qu’il était mieux d’agir exactement comme à l’ordinaire. Les domestiques pouvaient parler. Il se plaça à la petite table du déjeuner, vis-à-vis d’Armance.

« C’est pour la dernière fois de ma vie que je la vois », se disait-il. Armance eut le bonheur de se brûler d’une manière assez douloureuse en faisant le thé. Ce hasard aurait servi d’excuse à son trouble, si quelqu’un dans cette petite salle se fût trouvé assez de sang-froid pour le remarquer. M. de Malivert avait la voix tremblante ; pour la première fois de sa vie, il ne trouvait rien d’agréable à dire. Il cherchait si quelque prétexte compatible avec le grand mot Noblesse oblige ! que son fils lui avait cité si à propos, ne pourrait point lui fournir le moyen de retarder ce départ.

Chapitre XIX §

He unworthy you say ?
‘Tis impossible. It would
Be more easy to die.
DECKAR.

Octave crut remarquer que Mlle de Zohiloff le regardait quelquefois avec assez de tranquillité. En dépit de sa farouche vertu, qui lui défendait hautement de songer à des rapports qui n’existaient plus, il ne put s’empêcher de penser que c’était la première fois qu’il la revoyait depuis qu’il s’était avoué qu’il l’aimait ; le matin, dans le jardin, il était troublé par la nécessité d’agir. « C’est donc là, se disait-il, l’impression que fait la vue d’une femme qu’on aime. Mais il est possible qu’Armance n’ait pour moi que de l’amitié. Cette nuit, c’était encore un mouvement de présomption qui me faisait penser le contraire. »

Durant ce pénible déjeuner, on ne dit pas un mot du sujet qui occupait tous les cœurs. Pendant qu’Octave était chez son père, Mme de Malivert avait fait appeler Armance pour lui apprendre l’étrange projet de voyage. Cette pauvre fille avait besoin de sincérité ; elle ne put s’empêcher de dire à Mme de Malivert :

– Eh bien, maman, vous voyez si vos idées étaient fondées !

Ces deux aimables femmes étaient plongées dans la plus amère douleur.

– Quelle est la cause de ce départ ? répétait Mme de Malivert, car ce ne peut être un trait de folie, tu l’en as guéri.

Il fut convenu qu’on ne parlerait à personne du voyage d’Octave, pas même à Mme de Bonnivet. Il ne fallait pas le lier à son projet.

– Et peut-être, disait Mme de Malivert, nous est-il encore permis d’espérer. Il abandonnera un dessein si brusquement conçu.

Cette conversation rendit plus cruelle, s’il est possible, la douleur d’Armance ; toujours fidèle au silence éternel qu’elle croyait devoir au sentiment qui existait entre elle et son cousin, elle portait la peine de sa discrétion. Les paroles de Mme de Malivert, de cette amie si prudente, et qui l’aimait si tendrement, portant sur des faits qu’elle ne connaissait que d’une manière imparfaite, n’étaient d’aucune consolation pour Armance.

Et cependant quel besoin n’eût-elle pas eu de consulter une amie sur les diverses causes qui lui semblaient avoir pu amener également la conduite si bizarre de son cousin ! Mais rien au monde, pas même la douleur atroce qui déchirait son âme, ne pouvait lui faire oublier ce qu’une femme se doit à elle-même. Elle serait morte de honte plutôt que de répéter les paroles que l’homme qu’elle préférait lui avait adressées le matin. « Si je faisais une telle confidence, se disait-elle, et qu’Octave le sût, il cesserait de m’estimer. »

Après le déjeuner, Octave se hâta de partir pour Paris. Il agissait brusquement, il avait renoncé à se rendre raison de ses mouvements. Il commençait à sentir toute l’amertume de son projet de départ et redoutait le danger de se trouver seul avec Armance. Si son angélique bonté n’était pas irritée de l’effroyable dureté de sa conduite, si elle daignait lui parler, pouvait-il se promettre de ne pas s’attendrir en disant un éternel adieu à cette cousine si belle et si parfaite ?

Elle verrait qu’il l’aimait, il n’en faudrait pas moins partir ensuite, et avec le remords éternel de n’avoir pas fait son devoir même en ce moment suprême. Ses devoirs les plus sacrés n’étaient-ils pas envers l’être qui lui était le plus cher au monde, et dont peut-être il avait compromis la tranquillité ?

Octave sortit de la cour du château avec le sentiment qu’on aurait en marchant à la mort ; et, à vrai dire, il eût été heureux de n’avoir que la douleur d’un homme qu’on mène au supplice. Il avait redouté la solitude du voyage, il ne souffrit presque pas ; il s’étonna de ce moment de répit que lui donnait le malheur.

Il venait d’avoir une leçon de modestie trop sévère pour attribuer cette tranquillité à cette vaine philosophie qui faisait autrefois son orgueil. À cet égard le malheur avait fait de lui un homme nouveau. Ses forces étaient épuisées par tant d’efforts et de sentiments violents ; il ne pouvait plus sentir. À peine fut-il descendu d’Andilly dans la plaine, qu’il tomba dans un sommeil léthargique, et il fut étonné, en arrivant à Paris, de se trouver conduit par le domestique qui, en partant, était derrière son cabriolet.

Armance, cachée dans les combles du château, derrière une persienne, avait suivi de l’œil tous les détails de ce départ. Lorsque le cabriolet d’Octave eut disparu derrière les arbres, immobile à sa place, elle se dit : « Tout est fini, il ne reviendra pas. »

Vers le soir, après qu’elle eut longtemps pleuré, une question qui se présenta fit un peu diversion à sa douleur. « Comment cet Octave si distingué par la politesse de ses manières, et dont l’amitié était si attentive, si dévouée, peut-être même si tendre, ajouta-t-elle en rougissant, hier soir lorsque nous nous promenions ensemble, a-t-il pu prendre un ton si dur, si insultant, si étranger à toute sa manière d’être, dans l’intervalle de quelques heures ? Certainement il n’a pu rien apprendre de moi qui pût l’offenser. »

Armance cherchait à se rappeler tous les détails de sa conduite, avec le désir secret de rencontrer quelque faute qui pût justifier le ton bizarre qu’Octave avait pris avec elle. Elle ne trouvait rien de répréhensible ; elle était malheureuse de ne se voir aucun tort, lorsque tout à coup une ancienne idée se réveilla.

Octave n’avait-il point éprouvé une rechute de cette fureur qui autrefois l’avait porté à plusieurs violences singulières ? Ce souvenir, quoique fort pénible d’abord, fut un trait de lumière. Armance était si malheureuse, que tous les raisonnements qu’elle put faire lui prouvèrent bientôt que cette explication était la plus probable. Ne pas voir Octave injuste, quelle que pût être son excuse, était pour elle une extrême consolation.

Quant à sa folie, s’il était fou, elle ne l’en aimait qu’avec plus de passion. « Il aura besoin de tout mon dévouement, et jamais ce dévouement ne lui manquera, ajoutait-elle les larmes aux yeux, et son cœur palpitait de générosité et de courage. Peut-être en ce moment Octave s’exagère-t-il l’obligation où se trouve un jeune gentilhomme qui n’a encore rien fait, d’aller au secours de la Grèce. Son père ne voulait-il pas, il y a quelques années, lui faire prendre la croix de Malte ? Plusieurs membres de sa famille ont été chevaliers de Malte. Peut-être, comme il hérite de leur illustration, se croit-il obligé à tenir les serments qu’ils ont faits de combattre les Turcs ? »

Armance se souvint qu’Octave lui avait dit le jour où l’on apprit la prise de Missolonghi :

– Je ne conçois pas la belle tranquillité de mon oncle le commandeur, lui qui a fait des serments et qui, avant la révolution, touchait les fruits d’un bénéfice considérable. Et nous voulons être respectés du parti industriel !

À force de songer à cette manière consolante d’expliquer la conduite de son cousin, Armance se dit : « Peut-être quelque motif personnel est-il venu se joindre à cette obligation générale par laquelle il est fort possible que l’âme noble d’Octave se croie liée ?

» L’idée de se faire prêtre qu’il a eue autrefois, avant les succès d’une partie du clergé, a peut-être fait tenir sur son compte quelque propos récent. Peut-être croit-il plus digne de son nom d’aller montrer en Grèce qu’il n’a pas dégénéré de ses ancêtres que de chercher à Paris quelque affaire obscure dont le motif serait toujours pénible à expliquer et pourrait faire tache ?

» Il ne me l’a pas dit, parce que ces sortes de choses ne se racontent pas à une femme. Il a craint que l’habitude de confiance qu’il a pour moi ne le portât à me l’avouer ; de là la dureté de ses paroles. Il ne voulait pas être entraîné à me faire quelque confidence peu convenable… »

C’est ainsi que l’imagination d’Armance s’égarait dans des suppositions consolantes, puisqu’elles lui peignaient Octave innocent et généreux. « Ce n’est que par excès de vertu, se disait-elle, les larmes aux yeux, qu’une telle âme peut avoir l’apparence d’un tort. »

Chapitre XX §

A fine woman ! a fair woman ! a sweet woman !
– Nay, you must forget that.
– O, the world has not a sweeter creature.
Othello, act. IV.

Pendant qu’Armance se promenait seule dans une partie du bois d’Andilly inaccessible à tous les yeux, Octave était à Paris occupé des préparatifs de son départ. Il éprouvait des alternatives d’une sorte de tranquillité étonnée d’elle-même, suivie d’instants du désespoir le plus poignant. Essayerons-nous de rappeler les différents genres de douleur qui marquaient chaque instant de sa vie ? Le lecteur ne se lassera-t-il pas de ces tristes détails ?

Il lui semblait entendre constamment parler tout près de son oreille, et cette sensation étrange et imprévue l’empêchait d’oublier un instant son malheur.

Les objets les plus indifférents lui rappelaient Armance. Sa folie allait au point de ne pouvoir apercevoir à la tête d’une affiche ou sur une enseigne de boutique un A ou un Z, sans être violemment entraîné à penser à cette Armance de Zohiloff qu’il s’était juré d’oublier. Cette pensée s’attachait à lui comme un feu dévorant et avec tout cet attrait de nouveauté, avec tout l’intérêt qu’il y eût mis, si depuis des siècles l’idée de sa cousine ne lui fût apparue.

Tout conspirait contre lui ; il aidait son domestique, le brave Voreppe, à emballer des pistolets ; le bavardage de cet homme, enchanté de partir seul avec son maître, et de disposer de tous les détails, le distrayait un peu. Tout à coup, il aperçoit ces mots gravés en caractères abrégés sur la garniture d’un des pistolets : Armance essaye de faire feu avec cette arme, le 3 septembre 182*.

Il prend une carte de la Grèce ; en la dépliant, il fait tomber une de ces aiguilles garnies d’un petit drapeau rouge, avec lesquelles Armance marquait les positions des Turcs lors du siège de Missolonghi.

La carte de la Grèce lui échappa des mains. Il resta immobile de désespoir. « Il m’est donc défendu de l’oublier ! » s’écria-t-il en regardant le ciel. C’était en vain qu’il cherchait à se donner quelque fermeté. Tous les objets qui l’environnaient portaient les marques du souvenir d’Armance. L’abrégé de ce nom chéri, suivi de quelque date intéressante, était écrit partout.

Octave errait à l’aventure dans sa chambre ; il donnait des ordres qu’il révoquait à l’instant. « Ah ! je ne sais ce que je veux, se dit-il, au comble de la douleur. Ô ciel ! comment peut-on souffrir davantage ? »

Il ne trouvait de soulagement dans aucune position. Il faisait les mouvements les plus bizarres. S’il en recueillait un peu d’étonnement et de douleur physique, pendant une demi-seconde, il était distrait de l’image d’Armance. Il essaya de se causer une douleur physique assez violente toutes les fois que son esprit lui rappelait Armance. De toutes les ressources qu’il imagina, celle-ci fut la moins inefficace.

« Ah ! se disait-il en d’autres moments, il ne faut jamais la revoir ! cette douleur l’emporte sur toutes les autres. C’est une arme acérée dont il faut user la pointe à force de m’en percer le cœur. »

Il envoya son domestique acheter quelqu’une des choses nécessaires au voyage ; il avait besoin d’être débarrassé de sa présence autour de lui ; il voulait pendant quelques instants se livrer à son affreuse douleur. La contrainte semblait l’envenimer encore.

Il n’y avait pas cinq minutes que ce domestique était hors de la chambre, qu’il lui sembla qu’il aurait trouvé du soulagement à pouvoir lui adresser la parole ; souffrir dans la solitude était devenu le pire des tourments. « Et ne pouvoir se tuer ! » s’écria-t-il. Il se mit à la fenêtre pour tâcher de voir quelque chose qui pût l’occuper un instant.

Le soir vint, l’ivresse ne lui fut d’aucun secours. Il en avait espéré un peu de sommeil, elle ne lui donna que de la folie.

Effrayé des idées qui se présentaient à lui, et qui pouvaient le rendre la fable de la maison et compromettre Armance indirectement : « il vaudrait mieux, se dit-il, m’accorder la permission de finir », et il s’enferma à clé.

La nuit était avancée ; immobile sur le balcon de sa fenêtre, il regardait le ciel. Le moindre bruit attirait son attention ; mais peu à peu tous les bruits cessèrent. Ce parfait silence, en le laissant tout entier à lui-même, lui parut ajouter encore à l’horreur de sa position. L’extrême fatigue lui procurait-elle un instant de demi-repos, le bourdonnement confus de paroles humaines qu’il lui semblait entendre auprès de son oreille, le réveillait en sursaut.

Le lendemain, lorsqu’on entra chez lui, le tourment moral qui le poussait à agir était si atroce, qu’il se sentit l’envie de sauter au cou du coiffeur qui lui coupait les cheveux, et de lui dire combien il était à plaindre. C’est par un cri sauvage que le malheureux que torture le bistouri du chirurgien croit soulager sa douleur.

Dans les moments les plus supportables, Octave se trouvait le besoin de faire la conversation avec son domestique. Les minuties les plus puériles semblaient absorber toute son attention, et il s’y appliquait avec un soin marqué.

Son malheur lui avait donné une excessive modestie. Sa mémoire lui rappelait-elle quelqu’un de ces petits différends que l’on rencontre dans le monde ? il s’étonnait toujours de l’énergie peu polie qu’il avait déployée ; il lui semblait que son adversaire avait eu toute raison et lui tous les torts.

L’image de chacun des malheurs qu’il avait rencontrés dans sa vie, se représentait à lui avec une intensité douloureuse ; et parce qu’il ne devait plus voir Armance, le souvenir de cette foule de petits maux qu’un de ses regards lui eût fait oublier se réveillait plus acerbe que jamais il n’avait été. Lui qui avait tant abhorré les visites ennuyeuses, il les désirait maintenant. Un sot qui vint le voir fut son bienfaiteur pendant une heure. Il eut à écrire une lettre de politesse à une parente éloignée ; cette parente fut tentée d’y voir une déclaration d’amour, tant il parlait de lui-même avec sincérité et profondeur, et tant on y voyait que l’auteur avait besoin de pitié.

Au milieu de ces alternatives douloureuses, Octave était arrivé au soir du second jour depuis qu’il avait quitté Armance ; il sortait de chez son sellier. Tous ses préparatifs allaient enfin être terminés dans la nuit, et dès le lendemain matin il pourrait partir.

Devait-il retourner à Andilly ? Telle était la question qu’il agitait avec lui-même. Il voyait avec horreur qu’il n’aimait plus sa mère, car elle n’entrait pour rien dans les raisons qu’il se donnait pour revoir Andilly. Il redoutait la vue de Mlle de Zohiloff, et d’autant plus que dans de certains moments il se disait : « Mais toute ma conduite n’est-elle pas une duperie ? »

Il n’osait se répondre : « oui », mais alors le parti de la tentation disait : « N’est-ce pas un devoir sacré de revoir ma pauvre mère à qui je l’ai promis ? » – « Non, malheureux, s’écriait la conscience ; cette réponse n’est qu’un subterfuge, tu n’aimes plus ta mère. »

Dans ce moment d’angoisses ses yeux s’arrêtèrent machinalement sur une affiche de spectacle, il y vit le mot Otello écrit en fort gros caractères. Ce mot lui rappela l’existence de Mme d’Aumale. « Peut-être sera-t-elle venue à Paris pour Otello ; en ce cas, il est de mon devoir de lui parler encore une fois. Il faut lui faire envisager mon voyage si subit comme l’idée d’un homme qui s’ennuie. J’ai longtemps dérobé ce projet à mes amis ; mais depuis plusieurs mois mon départ n’était retardé que par ces sortes de difficultés d’argent dont on ne peut parler à des amis riches. »

Chapitre XXI §

Durate, et vosmet rebus servate secundis.

VIRGILE.

Octave entra au Théâtre-Italien ; il y trouva en effet Mme d’Aumale et dans sa loge un marquis de Crêveroche ; c’était un des fats qui obsédaient le plus cette femme aimable ; mais avec moins d’esprit ou plus de suffisance que les autres, il se croyait distingué. À peine Octave parut-il, que Mme d’Aumale ne vit plus que lui, et le marquis de Crêveroche, outré de dépit, sortit sans que son départ fût même remarqué.

Octave s’établit sur le devant de la loge, et, par habitude prise, car, ce jour-là, il était loin de chercher à affecter quoi que ce soit, il se mit à parler à Mme d’Aumale d’une voix qui quelquefois couvrait celle des acteurs. Nous avouerons qu’il outrepassa un peu le degré d’impertinence toléré, et si le parterre du Théâtre-Italien eût été composé comme celui des autres spectacles, il eût eu la distraction d’une scène publique.

Au milieu du second acte d’Otello, le petit commissionnaire qui vend les libretti d’opéra et les annonce d’une voix nasillarde, vint lui apporter le billet suivant :

« J’ai naturellement, Monsieur, assez de mépris pour toutes les affectations ; on en voit tant dans le monde, que je ne m’en occupe que lorsqu’elles me gênent. Vous me gênez par le tapage que vous faites avec la petite d’Aumale. Taisez-vous.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» Le marquis DE CRÊVEROCHE.

» Rue de Verneuil, n° 54 »

Octave fut profondément étonné de ce billet qui le rappelait aux intérêts vulgaires de la vie ; il fut d’abord comme un homme qu’on aurait tiré de l’enfer pour un instant. Sa première idée fut d’affecter la joie qui bientôt inonda son âme. Il pensa que la lorgnette de M. de Crêveroche devait être dirigée vers la loge de Mme d’Aumale, et que ce serait un avantage pour son rival, si elle avait l’air de moins s’amuser après son billet.

Ce mot de rival qu’il employa en se parlant à lui-même le fit pouffer de rire ; son regard était étrange.

– Qu’avez-vous donc ? dit Mme d’Aumale.

– Je pense à mes rivaux. Peut-il y avoir sur la terre un homme qui prétende vous plaire autant que je le fais ?

Une aussi belle réflexion valait mieux pour la jeune comtesse que les accents les plus passionnés de la sublime Pasta.

Le soir, fort tard, après avoir reconduit chez elle Mme d’Aumale qui voulut souper, Octave, rendu à lui-même, était tranquille et gai. Quelle différence avec l’état où il se trouvait depuis la nuit passée dans la forêt !

Il était assez malaisé pour lui d’avoir un témoin. Ses manières tenaient tellement à distance, et il avait si peu d’amis, qu’il craignait beaucoup d’être indiscret en priant un de ses compagnons de vie de l’accompagner chez M. de Crêveroche. Il se souvint enfin d’un M. Dolier, officier à demi-solde, qu’il voyait fort peu, mais qui était son parent.

Il envoya à trois heures du matin un billet chez le portier de M. Dolier ; à cinq heures et demie, il y était lui-même, et peu après, ces messieurs se présentèrent chez M. de Crêveroche, qui les reçut avec une politesse un peu maniérée, mais enfin, fort pure de formes.

– Je vous attendais, messieurs, leur dit-il d’un air libre ; j’ai eu l’espérance que vous voudriez bien me faire l’honneur de prendre du thé avec mon ami M. de Meylan que j’ai l’honneur de vous présenter et moi.

On prit du thé. En se levant de table, M. de Crêveroche nomma le bois de Meudon.

– La politesse affectée de ce monsieur-là commence à me donner de l’humeur pour mon compte, dit l’officier de l’ancienne armée, en remontant dans le cabriolet d’Octave. Laissez-moi mener, ne vous gâtez pas la main. Combien y a-t-il de temps que vous n’êtes entré dans une salle d’armes ?

– Trois ou quatre ans, dit Octave, c’est du plus loin qu’il me souvienne.

– Quand avez-vous tiré le pistolet en dernier lieu ?

– Il y a six mois peut-être, mais jamais je n’ai songé à me battre au pistolet.

– Diable, dit M. Dolier, six mois ! ceci me contrarie. Tendez le bras vers moi. Vous tremblez comme la feuille.

– C’est un malheur que j’ai toujours eu, dit Octave.

M. Dolier, fort mécontent, ne dit plus mot. L’heure silencieuse que l’on mit pour aller de Paris à Meudon fut pour Octave l’instant le plus doux qu’il eût trouvé depuis son malheur. Il n’avait nullement cherché ce combat. Il comptait se défendre vivement ; mais enfin, s’il était tué, il n’aurait aucun reproche à se faire. Dans l’état où étaient ses affaires, la mort était pour lui le premier des bonheurs.

On arriva dans un lieu reculé du bois de Meudon ; mais M. de Crêveroche, plus affecté et plus dandy qu’à l’ordinaire, trouva des objections ridicules contre deux ou trois places. M. Dolier se contenait à peine ; Octave avait beaucoup de peine à le retenir.

– Laissez-moi du moins le témoin, dit M. Dolier, je veux lui faire entendre ce que je pense de tous les deux.

– Renvoyez ces idées à demain, reprit Octave d’un ton sévère ; songez qu’aujourd’hui vous avez eu la bonté de me promettre de me rendre un service.

Le témoin de M. de Crêveroche nomma les pistolets avant de parler d’épées. Octave trouva la chose de mauvais goût et fit un signe à M. Dolier qui accepta sur-le-champ. Enfin l’on fit feu : M. de Crêveroche, tireur fort habile, eut le premier coup ; Octave fut blessé à la cuisse ; le sang coulait avec abondance.

– J’ai le droit de tirer, dit-il froidement ; et M. de Crêveroche eut une jambe effleurée.

– Serrez-moi la cuisse avec mon mouchoir et le vôtre, dit Octave à son domestique ; il faut que le sang ne coule pas pendant quelques minutes.

– Quel est donc votre projet ? dit M. Dolier.

– De continuer, reprit Octave, je ne me sens point faible, j’ai autant de force qu’en arrivant ; je finirais toute autre affaire, pourquoi ne pas terminer celle-ci ?

– Mais elle me semble plus que terminée, dit M. Dolier.

– Et votre colère d’il y a dix minutes, qu’est-elle devenue ?

– Cet homme n’a voulu nous insulter en rien, reprit M. Dolier ; c’est un sot tout simplement.

Les témoins, après s’être parlé, s’opposèrent nettement à un nouveau feu. Octave s’était aperçu que le témoin de M. de Crêveroche était un être subalterne peut-être poussé dans le monde par sa bravoure, mais au fond en état d’adoration constante devant le marquis ; il adressa quelques mots piquants à celui-ci. M. de Meylan fut réduit au silence par un mot ferme de son ami, et le témoin d’Octave ne put plus décemment ouvrir la bouche. Tout en parlant, Octave était peut-être plus heureux qu’il ne l’avait été de sa vie entière. Je ne sais quel espoir vague et criminel il fondait sur sa blessure qui allait le retenir quelques jours chez sa mère, et par conséquent pas fort loin d’Armance. Enfin, M. de Crêveroche, rouge de colère, et Octave le plus heureux des hommes, obtinrent au bout d’un quart d’heure qu’on rechargerait les pistolets.

M. de Crêveroche, furieux de la crainte de ne pouvoir danser de quelques semaines, à cause de son écorchure à la jambe, proposa en vain de tirer à bout portant ; les témoins menacèrent de les planter là avec leurs domestiques, et d’emporter les pistolets s’ils se rapprochaient d’un pas. Le sort favorisa encore M. de Crêveroche ; il visa longtemps et fit à Octave une blessure grave au bras droit.

– Monsieur, lui cria Octave, vous devez attendre mon feu, permettez que je fasse serrer mon bras.

Cette opération rapidement terminée, et le domestique d’Octave, ancien soldat, ayant mouillé le mouchoir avec de l’eau-de-vie, ce qui le fit serrer très-ferme :

– Je me sens assez fort, dit Octave à M. Dolier.

Il tira, M. de Crêveroche tomba et mourut deux minutes après.

Octave, appuyé sur son domestique, se rapprocha de son cabriolet, et monta sans dire un seul mot. M. Dolier ne put s’empêcher de plaindre ce beau jeune homme expirant, et dont on voyait les membres se roidir à quelques pas d’eux.

– Ce n’est qu’un fat de moins, dit froidement Octave.

Au bout de vingt minutes, quoique le cabriolet n’allât qu’au pas :

– Le bras me fait bien mal, dit Octave à M. Dolier, le mouchoir me serre trop.

Et tout à coup il s’évanouit. Il ne reprit connaissance qu’une heure après, dans la chaumière d’un jardinier, bonhomme fort humain et que M. Dolier avait commencé par bien payer en entrant chez lui.

– Vous savez, mon cher cousin, lui dit Octave, combien ma mère est souffrante ; quittez-moi, passez rue Saint-Dominique ; si vous ne trouvez pas ma mère à Paris, ayez l’extrême bonté d’aller jusqu’à Andilly ; apprenez-lui, avec tous les ménagements possibles, que j’ai fait une chute de cheval et me suis cassé un os du bras droit. Ne parlez ni de duel ni de balle. J’ai lieu d’espérer que certaines circonstances, que je vous conterai plus tard, empêcheront que cette légère blessure ne mette ma mère au désespoir ; ne parlez de duel qu’à la police s’il le faut, et envoyez-moi un chirurgien. Si vous allez jusqu’au château d’Andilly, qui est à cinq minutes du village, faites demander Mlle Armance de Zohiloff, elle préparera ma mère au récit que vous avez à lui faire.

Nommer Armance fit une révolution dans la situation d’Octave. Il osait donc prononcer ce nom, chose qu’il s’était tant défendue ! il ne la quitterait pas d’un mois peut-être ! Cet instant fut rempli de délices.

Pendant le combat, Octave avait souvent entrevu l’idée d’Armance, mais il se la défendait sévèrement. Après l’avoir nommée, il osa penser à elle un instant ; peu après, il se sentit bien faible. « Ah ! si j’allais mourir », se dit-il avec joie, et il se permit de penser à Armance comme avant la fatale découverte de l’amour qu’il avait pour elle. Octave remarqua que les paysans qui l’entouraient paraissaient fort alarmés ; les signes de leur inquiétude diminuèrent ses remords de la permission qu’il se donnait de penser à sa cousine. « Si mes blessures tournent mal, se dit-il, il me sera permis de lui écrire, j’ai été bien cruel envers elle. »

L’idée d’écrire à Armance ayant paru une fois, s’empara tout à fait de l’esprit d’Octave. « Si je me sens mieux, se dit-il enfin pour calmer les reproches qu’il se faisait, je serai toujours le maître de brûler ma lettre. » Octave souffrait beaucoup, il était survenu un violent mal de tête : « Je puis mourir tout à coup, se dit-il gaiement et en s’efforçant de se rappeler quelques idées d’anatomie. Ah ! il doit m’être permis d’écrire ! »

Enfin il eut la faiblesse de demander une plume, du papier et de l’encre. On put bien lui procurer une feuille de gros papier d’écolier et une mauvaise plume ; mais il n’y avait pas d’encre dans la maison. Oserons-nous l’avouer ? Octave eut l’enfantillage d’écrire avec son sang qui coulait encore un peu à travers le bandage de son bras droit. Il écrivit de la main gauche, et avec plus de facilité qu’il ne l’espérait :

« Ma chère cousine,

« Je viens de recevoir deux blessures qui peuvent me retenir à la maison quinze jours chacune. Comme vous êtes, après ma mère, ce que je révère le plus au monde, je vous fais ces lignes pour vous annoncer ce que dessus. Si je courais quelque danger, je vous le dirais. Vous m’avez accoutumé aux preuves de votre tendre amitié ; auriez-vous la bonté de vous trouver comme par hasard chez ma mère, à laquelle M. Dolier va parler d’une simple chute de cheval et d’une fracture du bras droit ? Savez-vous, ma chère Armance, que nous avons deux os à la partie du bras qui joint la main ? C’est un de ces os qui est cassé. Parmi les blessures qui retiennent un mois à la maison, c’est la plus simple que j’aie pu imaginer. Je ne sais si les convenances permettent que vous me voyiez pendant ma maladie ; je crains que non. J’ai envie de commettre une indiscrétion : à cause de mon petit escalier, on proposera peut-être de placer mon lit dans le salon qu’il faut traverser pour aller à la chambre de ma mère, et j’accepterai. Je vous prie de brûler ma lettre à l’instant même… Je viens de m’évanouir, c’est l’effet naturel et nullement dangereux de l’hémorragie ; me voilà déjà dans les termes savants. Vous avez été ma dernière pensée en perdant connaissance, et ma première en revenant à la vie. Si vous le trouvez convenable, venez à Paris avant ma mère ; le transport d’un blessé, quand il ne s’agirait que d’une simple entorse, a toujours quelque chose de sinistre qu’il faut lui épargner. Un de vos malheurs, chère Armance, c’est de n’avoir plus vos parents ; si je meurs par hasard, et contre toute apparence, vous serez séparée de qui vous aimait mieux qu’un père n’aime sa fille. Je prie Dieu qu’il vous accorde le bonheur dont vous êtes digne. C’est beaucoup, beaucoup dire.

» OCTAVE.

» P. S. Pardonnez des mots durs, qui alors étaient nécessaires. »

L’idée de la mort étant venue à Octave, il fit chercher une seconde feuille de papier, au milieu de laquelle il écrivit :

« Je lègue la propriété de tout ce que je possède maintenant à Mlle Armance de Zohiloff, ma cousine, comme un faible témoignage de ma reconnaissance pour les soins que je suis sûr qu’elle donnera à ma mère lorsque je ne serai plus.

» Fait à Clamart, le… 182*.

» OCTAVE DE MALIVERT. »

Et il fit signer deux témoins, la qualité de l’encre lui donnant quelques doutes sur la validité d’un tel acte.

Chapitre XXII §

To the dull plodding man whose vulgar soul is awake only to the gross and paltry interests of every day life, the spectacle of a noble being plunged in misfortune by the resistless force of passion, serves only as an object of scorn and ridicule.

DECKAR.

Comme les témoins achevaient de signer, il s’évanouit de nouveau ; les paysans fort inquiets étaient allés chercher leur curé. Enfin deux chirurgiens arrivèrent de Paris et jugèrent qu’Octave était fort mal. Ces messieurs furent frappés de l’ennui qu’il y aurait pour eux à venir chaque jour à Clamart, et décidèrent que le blessé serait transporté à Paris.

Octave avait expédié sa lettre à Armance par un jeune paysan de bonne volonté qui prit un cheval à la poste et promit d’être, en moins de deux heures, au château d’Andilly. Cette lettre précéda M. Dolier qui était resté longtemps à Paris pour trouver des chirurgiens. Le jeune paysan sut fort bien se faire introduire auprès de Mlle de Zohiloff sans faire de bruit dans la maison. Elle lut la lettre. À peine eut-elle la force de faire quelques questions. Tout son courage l’avait abandonnée.

Elle se trouvait, en recevant cette fatale nouvelle, dans cette disposition au découragement qui suit les grands sacrifices commandés par le devoir, mais qui n’ont produit qu’une situation tranquille et sans mouvement. Elle cherchait à s’accoutumer à la pensée de ne jamais revoir Octave, mais l’idée de sa mort ne s’était point présentée à elle. Cette dernière rigueur de la fortune la prit au dépourvu.

En écoutant les détails fort alarmants que donnait le jeune paysan, ses sanglots l’étouffaient, et Mmes de Bonnivet et de Malivert étaient dans la pièce voisine ! Armance frémit de l’idée d’en être entendue et de paraître à leurs yeux dans l’état où elle se trouvait. Cette vue eût donné la mort à Mme de Malivert, et plus tard, Mme de Bonnivet en eût fait une anecdote tragique et touchante fort désagréable pour l’héroïne.

Mlle de Zohiloff ne pouvait, dans aucun cas, laisser voir à une mère malheureuse cette lettre écrite avec le sang de son fils. Elle s’arrêta à l’idée de venir à Paris et de se faire accompagner par une femme de chambre. Cette femme l’encouragea à prendre le jeune paysan avec elle dans la voiture. Je ne dirai rien des tristes détails qui lui furent répétés pendant ce voyage. On arriva dans la rue Saint-Dominique.

Elle frémit en apercevant de loin la maison dans une chambre de laquelle Octave rendait peut-être le dernier soupir. Il se trouva qu’il n’était point encore arrivé ; Armance n’eut plus de doutes, elle le crut mort dans la chaumière du paysan de Clamart. Son désespoir l’empêchait de donner les ordres les plus simples ; elle parvint enfin à dire qu’il fallait préparer un lit dans le salon. Les domestiques étonnés lui obéissaient sans la comprendre.

Armance avait envoyé chercher une voiture, et ne songeait qu’à trouver un prétexte qui lui permît d’aller à Clamart. Tout lui parut devoir céder à l’obligation de secourir Octave dans ses derniers moments s’il vivait encore. « Que me fait le monde et ses vains jugements ? se disait-elle, je ne le ménageais que pour lui ; et d’ailleurs, si l’opinion est raisonnable, elle doit m’approuver. »

Comme elle allait partir, à un grand bruit qui se fit à la porte cochère, elle comprit qu’Octave arrivait. La fatigue causée par le mouvement du voyage l’avait fait retomber dans un état d’insensibilité complète. Armance, entr’ouvrant une fenêtre qui donnait sur la cour, aperçut entre les épaules des paysans qui portaient le brancard, la figure pâle d’Octave profondément évanoui. Cette tête inanimée qui suivait le mouvement du brancard et allait de côté et d’autre sur l’oreiller, fut un spectacle trop cruel pour Armance, qui tomba sans mouvement sur la fenêtre.

Lorsque les chirurgiens, après avoir posé le premier appareil, vinrent lui rendre compte de l’état du blessé comme à la seule personne de la famille qui fût dans la maison, ils la trouvèrent silencieuse, les regardant fixement, ne pouvant répondre, et dans un état qu’ils jugèrent voisin de la folie.

Elle n’ajouta pas la moindre foi à tout ce qu’ils lui dirent ; elle croyait ce qu’elle avait vu. Cette personne si raisonnable avait perdu tout empire sur elle-même. Étouffée par ses sanglots, elle relisait sans cesse la lettre d’Octave. Dans l’égarement de sa douleur, en présence d’une femme de chambre, elle osait la porter à ses lèvres. À force de relire cette lettre, Armance y vit l’ordre de la brûler.

Jamais sacrifice ne fut plus pénible ; il fallait donc se séparer de tout ce qui lui resterait d’Octave ; mais il l’avait désiré. Malgré ses sanglots, Armance entreprit de copier cette lettre, elle s’interrompait à chaque ligne, pour la presser contre ses lèvres. Enfin, elle eut le courage de la brûler sur le marbre de sa petite table ; elle en recueillit les cendres précieusement.

Le domestique d’Octave, le fidèle Voreppe, sanglotait auprès de son lit ; il se souvint qu’il avait une seconde lettre écrite par son maître : c’était le testament. Ce papier avertit Armance qu’elle n’était pas seule à souffrir. Il fallait repartir pour Andilly, et aller porter des nouvelles d’Octave à sa mère. Elle passa devant le lit du blessé dont l’extrême pâleur et l’immobilité semblaient annoncer la mort prochaine, cependant il respirait encore. L’abandonner en cet état aux soins des domestiques et d’un petit chirurgien du voisinage, qu’elle avait fait appeler, fut le sacrifice le plus pénible de tous.

En arrivant à Andilly, Armance trouva M. Dolier qui n’avait pas encore vu la mère d’Octave ; Armance avait oublié que ce matin-là toute la société avait fait la partie d’aller au château d’Écouen. On attendit longtemps le retour de ces dames, et M. Dolier eut le temps de dire ce qui s’était passé le matin : il ne savait pas l’objet de la querelle avec M. de Crêveroche.

Enfin on entendit les chevaux rentrant dans la cour. M. Dolier voulut se retirer pour ne paraître que dans le cas où M. de Malivert désirerait sa présence. Armance, de l’air le moins alarmé qu’elle put prendre, annonça à Mme de Malivert que son fils venait de faire une chute de cheval dans une promenade du matin et s’était cassé un os du bras droit. Mais ses sanglots, que dès la seconde phrase elle ne fut plus maîtresse de retenir, démentaient son récit à chaque mot.

Il serait superflu de parler du désespoir de Mme de Malivert ; le pauvre marquis était atterré. Mme de Bonnivet, fort touchée elle-même, et qui voulut absolument les suivre à Paris, ne pouvait lui rendre le moindre courage. Mme d’Aumale s’était échappée au premier mot de l’accident d’Octave, et galopait sur la route de la barrière de Clichy ; elle arriva rue Saint-Dominique longtemps avant la famille, apprit toute la vérité du domestique d’Octave, et disparut quand elle entendit la voiture de Mme de Malivert s’arrêter à la porte.

Les chirurgiens avaient dit que dans l’état de faiblesse extrême où se trouvait le blessé, toute émotion forte devait être soigneusement évitée. Mme de Malivert passa derrière le lit de son fils de manière à le voir sans en être aperçue.

Elle se hâta de faire appeler son ami, le célèbre chirurgien Duquerrel ; le premier jour, cet homme habile augura bien des blessures d’Octave ; on espéra dans la maison. Pour Armance, elle avait été frappée dès le premier instant, et ne se fit jamais la moindre illusion. Octave, ne pouvant lui parler en présence de tant de témoins, une fois essaya de lui serrer la main.

Le cinquième jour le tétanos parut. Dans un moment où un redoublement de fièvre lui donnait des forces, Octave pria fort sérieusement M. Duquerrel de lui dire toute la vérité.

Ce chirurgien, homme d’un vrai courage et plus d’une fois atteint lui-même sur les champs de bataille par la lance du Cosaque, lui répondit :

– Monsieur, je ne vous cacherai pas qu’il y a du danger, mais j’ai vu plus d’un blessé dans votre état résister au tétanos.

– Dans quelle proportion ? reprit Octave.

– Puisque vous voulez finir en homme, dit M. Duquerrel, il y a deux à parier contre un que dans trois jours vous ne souffrirez plus ; si vous avez à vous réconcilier avec le ciel, c’est le moment.

Octave resta pensif après cette déclaration ; mais bientôt un sentiment de joie et un sourire très-marqué succédèrent à ses réflexions. L’excellent Duquerrel fut alarmé de cette joie qu’il prit pour un commencement de délire.

Chapitre XXIII §

Tu sei un niente, o morte ! Ma sarebbe mai dopo sceso il primo gradino della mia tomba, che mi verrebbe dato di veder la vita come ella è realmente ?

GUASCO.

Jusqu’à ce moment, Armance n’avait jamais vu son cousin qu’en présence de sa mère. Ce jour-là, après la sortie du chirurgien, Mme de Malivert crut apercevoir dans les yeux d’Octave une force inusitée et le désir de parler à Mlle de Zohiloff. Elle pria sa jeune parente de la remplacer un instant auprès de son fils, pendant qu’elle irait écrire dans la pièce voisine un mot indispensable.

Octave suivit sa mère des yeux ; dès qu’il ne la vit plus :

– Chère Armance, dit-il, je vais mourir ; ce moment a quelques privilèges, et vous ne vous offenserez pas de ce que je vais vous dire pour la première fois de ma vie ; je meurs comme j’ai vécu, en vous aimant avec passion ; et la mort m’est douce, parce qu’elle me permet de vous faire cet aveu.

Le saisissement d’Armance l’empêcha de répondre ; les larmes inondèrent ses yeux, et, chose étrange, ces larmes étaient de bonheur.

– L’amitié la plus dévouée et la plus tendre, lui dit-elle enfin, attache ma destinée à la vôtre.

– J’entends, reprit Octave, je suis doublement heureux de mourir. Vous m’accordez votre amitié, mais votre cœur appartient à un autre, à cet homme heureux qui a reçu la promesse de votre main.

L’accent d’Octave était trop plein de malheur ; Armance n’eut pas le courage de l’affliger en ce moment suprême.

– Non, mon cher cousin, lui dit-elle, je ne puis avoir pour vous que de l’amitié ; mais personne sur la terre ne m’est plus cher que vous ne l’êtes.

– Et le mariage dont vous m’aviez parlé ? dit Octave.

– Je ne me suis permis dans toute ma vie que ce seul mensonge, et je vous supplie de me le pardonner. Je n’ai vu que ce moyen de résister à un projet qu’avait inspiré à Mme de Malivert l’excès de sa prévention pour moi. Jamais je ne serai sa fille, mais jamais je n’aimerai personne plus que je ne vous aime ; c’est à vous, mon cousin, de voir si vous voulez de mon amitié à ce prix.

– Si je devais vivre, je serais heureux.

– J’ai encore une condition à faire, ajouta Armance. Pour que j’ose goûter sans contrainte le bonheur d’être parfaitement sincère avec vous, promettez-moi que si le ciel nous accorde votre guérison, jamais il ne sera question de mariage entre nous.

– Quelle étrange condition ! dit Octave. Voudriez-vous encore me jurer que vous n’avez d’amour pour personne ?

– Je vous jure, reprit Armance les larmes aux yeux, que de ma vie je n’ai aimé qu’Octave, et qu’il est de bien loin ce que je chéris le plus au monde ; mais je ne puis avoir pour lui que de l’amitié, ajouta-t-elle en rougissant beaucoup du mot qui venait de lui échapper, et jamais je ne pourrai lui accorder ma confiance, s’il ne me donne sa parole d’honneur que quoi qu’il puisse arriver, de sa vie il ne fera aucune démarche directe ou indirecte pour obtenir ma main.

– Je vous le jure, dit Octave profondément étonné… mais Armance me permettra-t-elle de lui parler de mon amour ?

– Ce sera le nom que vous donnerez à notre amitié, dit Armance avec un regard enchanteur.

– Il n’y a que peu de jours, reprit Octave, que je sais que je vous aime. Ce n’est pas que depuis bien longtemps, jamais cinq minutes aient passé sans que le souvenir d’Armance ne vînt décider si je devais m’estimer heureux ou malheureux ; mais j’étais aveugle.

» Un instant après notre conversation dans le bois d’Andilly, une plaisanterie de Mme d’Aumale me prouva que je vous aimais. Cette nuit-là, j’éprouvai ce que le désespoir a de plus cruel, je croyais devoir vous fuir, je pris la résolution de vous oublier et de partir. Le matin, en rentrant de la forêt, je vous rencontrai dans le jardin du château, et je vous parlai avec dureté, afin que votre juste indignation contre un procédé si atroce me donnât des forces contre le sentiment qui me retenait en France. Si vous m’aviez adressé une seule de ces paroles si douces que vous me disiez quelquefois, si vous m’aviez regardé, jamais je n’aurais retrouvé le courage qu’il me fallait pour partir. Me pardonnez-vous ?

– Vous m’avez rendue bien malheureuse, mais je vous avais pardonné avant l’aveu que vous venez de me faire.

Il y avait une heure qu’Octave goûtait pour la première fois de sa vie le bonheur de parler de son amour à l’être qu’il aimait.

Un seul mot venait de changer du tout au tout la position d’Octave et d’Armance ; et comme depuis longtemps, penser l’un à l’autre occupait tous les instants de leur existence, un étonnement rempli de charmes leur faisait oublier le voisinage de la mort ; ils ne pouvaient se dire un mot sans découvrir de nouvelles raisons de s’aimer.

Plusieurs fois Mme de Malivert était venue sur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre. Elle n’avait point été aperçue par deux êtres qui avaient tout oublié, jusqu’à la mort cruelle prête à les séparer. Elle craignit à la fin que l’agitation d’Octave n’augmentât le danger ; elle s’approcha et leur dit presque en riant :

– Savez-vous, mes enfants, qu’il y a plus d’une heure et demie que vous vous parlez, cela peut augmenter ta fièvre.

– Chère maman, je puis t’assurer, répondit Octave, que depuis quatre jours je ne me suis pas senti aussi bien.

Il dit à Armance :

– Une chose m’agite quand j’ai la fièvre très-fort. Ce pauvre marquis de Crêveroche avait un chien fort beau qui paraissait lui être très-attaché. Je crains que cette pauvre bête ne soit négligée depuis que son maître n’est plus. Voreppe ne pourrait-il pas se déguiser en braconnier et aller acheter ce beau chien braque ? Je voudrais du moins avoir la certitude qu’il est bien traité. J’espère le voir. Dans tous les cas, je vous le donne, ma chère cousine.

Après cette journée si agitée, Octave tomba dans un profond sommeil, mais le lendemain le tétanos reparut. M. Duquerrel se crut obligé de parler au marquis, et le désespoir fut au comble dans cette maison. Malgré la roideur de son caractère, Octave était chéri des domestiques ; on aimait sa fermeté et sa justice.

Pour lui, quoiqu’il souffrît quelquefois d’une manière atroce, plus heureux qu’il ne l’avait été dans le cours de toute sa vie, l’approche de la fin de cette vie la lui faisait juger enfin d’une manière raisonnable et qui redoublait son amour pour Armance. C’était à elle qu’il devait le peu d’instants heureux qu’il apercevait au milieu de cet océan de sensations amères et de malheurs. Par ses conseils, au lieu de bouder le monde, il avait agi, et s’était guéri de beaucoup de faux jugements qui augmentaient sa misère. Octave souffrait beaucoup mais au grand étonnement du bon Duquerrel, il vivait, il avait même des forces.

Il eut besoin de huit jours entiers pour renoncer au serment de ne jamais aimer qui avait été la grande affaire de toute sa vie. Le voisinage de la mort l’engagea d’abord à se pardonner sincèrement la violation de ce serment. « On meurt comme on peut, se disait-il, moi je meurs au comble du bonheur ; le hasard me devait peut-être cette compensation après avoir fait de moi un être constamment si misérable.

» Mais je puis vivre », pensait-il, et alors il était plus embarrassé. Enfin il arriva à se dire que dans le cas peu probable où il survivrait à ses blessures, le manque de caractère consisterait à tenir ce vœu téméraire qu’il avait fait dans sa jeunesse, et non pas à le violer. « Car enfin, ce serment ne fut fait que dans l’intérêt de mon bonheur et de mon honneur. Pourquoi, si je vis, ne pas continuer à goûter auprès d’Armance les douceurs de cette amitié si tendre qu’elle m’a jurée ? Est-il en mon pouvoir de ne pas sentir l’amour passionné que j’ai pour elle ? »

Octave était étonné de vivre ; quand enfin, après huit jours de combats, il eut résolu tous les problèmes qui troublaient son âme, et qu’il se fut entièrement résigné à accepter le bonheur imprévu que le ciel lui envoyait, en vingt-quatre heures son état changea du tout au tout, et les médecins les plus pessimistes osèrent répondre à Mme de Malivert de la vie de son fils. Peu après, la fièvre cessa, et il tomba dans une faiblesse extrême, il ne pouvait presque parler.

À son retour à la vie, Octave fut saisi d’un long étonnement ; tout était changé pour lui.

– Il me semble, disait-il à Armance, qu’avant cet accident j’étais fou. À chaque instant je songeais à vous, et j’avais l’art de tirer du malheur de cette idée charmante. Au lieu de conformer ma conduite aux événements que je rencontrais dans la vie, je m’étais fait une règle antérieure à toute expérience.

– Voilà de la mauvaise philosophie, disait Armance en riant, voilà pourquoi ma tante voulait absolument vous convertir. Vous êtes vraiment fous par excès d’orgueil, messieurs les gens sages ; je ne sais pourquoi nous vous préférons, car vous n’êtes point gais. Pour moi, je m’en veux de ne pas avoir de l’amitié pour quelque jeune homme bien inconséquent et qui ne parle que de son tilbury.

Quand il eut toute sa tête, Octave se fit bien encore quelques reproches d’avoir violé ses serments ; il s’estimait un peu moins. Mais le bonheur de tout dire à Mlle de Zohiloff, même les remords qu’il éprouvait de l’aimer avec passion, formait pour cet être, qui de la vie ne s’était confié à personne, un état de félicité tellement au-dessus de tout ce qu’il avait pensé, qu’il n’eut jamais l’idée sérieuse de reprendre ses préjugés et sa tristesse d’autrefois.

« En me promettant à moi-même de ne jamais aimer, je m’étais imposé une tâche au-dessus des forces de l’humanité ; aussi ai-je été constamment malheureux. Et cet état violent a duré cinq années ! J’ai trouvé un cœur tel que jamais je n’avais eu la moindre idée qu’il pût en exister un semblable sur la terre. Le hasard, déjouant ma folie, me fait rencontrer le bonheur, et je m’en offense, j’en suis presque en colère ! En quoi est-ce que j’agis contre l’honneur ? Qui a connu mon vœu pour me reprocher de le violer ? Mais c’est une habitude méprisable que celle d’oublier ses serments ; n’est-ce donc rien que d’avoir à rougir à ses propres yeux ? Mais il y a là cercle vicieux ; ne me suis-je pas donné à moi-même d’excellentes raisons pour violer ce serment téméraire fait par un enfant de seize ans ? L’existence d’un cœur comme celui d’Armance répond à tout. »

Toutefois, tel est l’empire d’une longue habitude : Octave n’était parfaitement heureux qu’auprès de sa cousine. Il avait besoin de sa présence.

Un doute venait quelquefois troubler le bonheur d’Armance. Il lui semblait qu’Octave ne lui faisait pas une confidence bien complète des motifs qui l’avaient porté à la fuir et à quitter la France après la nuit passée dans le bois d’Andilly. Elle trouvait au-dessous de sa dignité de faire des questions, mais elle lui dit un jour, et même d’un air assez sévère :

– Si vous voulez que je me livre au penchant que je me sens à avoir pour vous beaucoup d’amitié, il faut que vous me rassuriez contre la crainte d’être abandonnée tout à coup, en vertu de quelque idée bizarre qui vous aura passé par la tête. Promettez-moi de ne jamais quitter le lieu où je serai avec vous, Paris ou Andilly peu importe, sans me dire tous vos motifs.

Octave promit.

Le soixantième jour après sa blessure, il put se lever, et la marquise, qui sentait vivement l’absence de Mlle de Zohiloff, la redemanda à Mme de Malivert, à qui ce départ fit une sorte de plaisir.

On s’observe moins dans l’intimité de la vie domestique et pendant l’inquiétude d’une grande douleur. Le vernis brillant d’une extrême politesse est alors moins sensible, et les vraies qualités de l’âme reprennent tout leur avantage. Le manque de fortune de cette jeune parente et son nom étranger, que M. de Soubirane avait soin de toujours mal prononcer, avaient porté le commandeur et même quelquefois M. de Malivert, à lui parler un peu comme à une dame de compagnie.

Mme de Malivert tremblait qu’Octave ne s’en aperçût. Le respect qui lui fermait la bouche à l’égard de son père, ne lui eût fait prendre la chose qu’avec plus de hauteur envers M. de Soubirane, et l’amour-propre irritable du commandeur n’eût pas manqué de se venger par quelque histoire fâcheuse qu’il aurait fait courir sur le compte de Mlle de Zohiloff.

Ces propos pouvaient revenir à Octave, et avec la violence de son caractère, Mme de Malivert prévoyait les scènes les plus pénibles et peut-être les moins possibles à cacher. Heureusement, rien de ce qu’avait rêvé son imagination un peu vive n’arriva, Octave ne s’était aperçu de rien. Armance avait repris l’égalité envers M. de Soubirane par quelques épigrammes détournées sur la vivacité de la guerre que dans les derniers temps les chevaliers de Malte faisaient aux Turcs, tandis que les officiers russes avec leurs noms peu connus dans l’histoire prenaient Ismaïloff.

Mme de Malivert, songeant d’avance aux intérêts de sa belle-fille et au désavantage immense d’entrer dans le monde sans fortune et sans nom, fit à quelques amis intimes des confidences destinées à discréditer d’avance tout ce que la vanité blessée pourrait inspirer à M. de Soubirane. Ces précautions excessives n’eussent peut-être pas été déplacées ; mais le commandeur, qui jouait à la bourse depuis l’indemnité de sa sœur, et qui jouait à coup sûr, fit une perte assez considérable, qui lui fit oublier ses velléités de haine.

Après le départ d’Armance, Octave, qui ne la voyait plus qu’en présence de Mme de Bonnivet, eut des idées sombres ; il songeait de nouveau à son ancien serment. Comme sa blessure au bras le faisait souffrir constamment, et même quelquefois lui donnait la fièvre, les médecins proposèrent de l’envoyer aux eaux de Barèges ; mais M. Duquerrel, qui savait ne pas traiter tous ses malades de la même manière, prétendit qu’un air un peu vif suffirait au rétablissement du malade, et lui ordonna de passer l’automne sur les coteaux d’Andilly.

Ce lieu était cher à Octave ; dès le lendemain il y fut établi. Ce n’est pas qu’il eût l’espoir d’y retrouver Armance ; Mme de Bonnivet parlait depuis longtemps d’un voyage au fond du Poitou. Elle faisait rétablir à grands frais l’antique château où l’amiral de Bonnivet avait jadis eu l’honneur de recevoir François Ier, et Mlle de Zohiloff devait l’accompagner.

Mais la marquise eut l’avis secret d’une promotion prochaine dans l’ordre du Saint-Esprit. Le feu roi avait promis le cordon bleu à M. de Bonnivet. En conséquence, l’architecte poitevin écrivit bientôt que la présence de Madame serait sans objet dans le moment présent, parce qu’on manquait d’ouvriers, et peu de jours après l’arrivée d’Octave, Mme de Bonnivet vint s’établir à Andilly.

Chapitre XXIV §

Le bruit des domestiques, logés dans les mansardes, pouvant incommoder Octave, Mme de Bonnivet les établit dans la maison d’un paysan voisin. C’était dans ces sortes d’égards matériels pour ainsi dire que triomphait le génie de la marquise ; elle y portait une grâce parfaite, et savait fort adroitement employer sa fortune à étendre la réputation de son esprit.

Le fond de sa société était composé de ces gens qui pendant quarante ans n’ont jamais fait que ce qui est de la convenance la plus exacte, de ces gens qui font la mode et ensuite s’en étonnent. Ils déclarèrent que Mme de Bonnivet s’imposant le sacrifice de ne pas aller dans ses terres et de passer l’automne à Andilly pour faire compagnie à son amie intime Mme de Malivert, il était de devoir étroit pour tous les cœurs sensibles de venir partager sa solitude.

Elle fut telle, cette solitude, que la marquise fut obligée de prendre des chambres dans le petit village à mi-côte pour loger ses amis qui accouraient en foule. Elle y faisait mettre des papiers et des lits. Bientôt la moitié du village fut embellie par ses ordres et occupée. On se disputait les logements, on lui écrivait de tous les châteaux des environs de Paris pour solliciter une chambre. Il devint convenable de venir tenir compagnie à cette admirable marquise qui soignait cette pauvre Mme de Malivert, et Andilly fut brillant pendant le mois de septembre comme un village d’eaux. Il fut question de cette mode même à la cour. « Si nous avions vingt femmes d’esprit comme Mme de Bonnivet, dit quelqu’un, on pourrait risquer d’aller habiter Versailles. »

Et le cordon bleu de M. de Bonnivet parut assuré.

Jamais Octave n’avait été aussi heureux. La duchesse d’Ancre trouvait ce bonheur bien naturel.

– Octave, disait-elle, peut se croire en quelque sorte le centre de tout ce mouvement d’Andilly : le matin chacun envoie chercher des nouvelles de sa santé ; quoi de plus flatteur à son âge ! Ce petit homme est bien heureux, ajoutait la duchesse, il va être connu de tout Paris, et son impertinence en sera augmentée de moitié.

Ce n’était pas là précisément la cause du bonheur d’Octave.

Il voyait parfaitement heureuse cette mère chérie à laquelle il venait de causer tant d’inquiétudes. Elle jouissait de la manière brillante dont son fils débutait dans le monde. Depuis ses succès, elle commençait à ne plus se dissimuler que son genre de mérite avait trop de singularité, et se trouvait trop peu copie des mérites connus pour ne pas avoir besoin d’être soutenu par la toute-puissante influence de la mode. Privé de ce secours, il eût passé inaperçu.

Un des grands bonheurs de Mme de Malivert à cette époque fut un entretien qu’elle eut avec le fameux prince de R*** qui vint passer vingt-quatre heures au château d’Andilly.

Ce courtisan si délié et dont les aperçus faisaient loi dans le monde, eut l’air de remarquer Octave.

– Avez-vous observé comme moi, madame, dit-il à Mme de Malivert, que monsieur votre fils ne dit jamais un mot de cet esprit appris qui est le ridicule de notre âge ? Il dédaigne de se présenter dans un salon avec sa mémoire, et son esprit dépend des sentiments qu’on fait naître chez lui. C’est pourquoi les sots en sont quelquefois si mécontents et leur suffrage lui manque. Quand on intéresse le vicomte de Malivert, son esprit paraît jaillir tout à coup de son cœur ou de son caractère, et ce caractère me semble des plus grands. Ne pensez-vous pas, madame, que le caractère est un organe usé chez les hommes de notre siècle ? Monsieur votre fils me semble appelé à jouer un rôle singulier. Il aura justement le mérite le plus rare parmi ses contemporains : c’est l’homme le plus substantiel et le plus clairement substantiel que je connaisse. Je voudrais qu’il parvînt de bonne heure à la pairie ou que vous le fissiez maître des requêtes.

– Mais, reprit Mme de Malivert, respirant à peine du plaisir que lui faisait le suffrage d’un si bon juge, le succès d’Octave n’est rien moins que général.

– C’est un avantage de plus, reprit en souriant M. de R*** ; il faudra peut-être trois ou quatre ans aux nigauds de ce pays-ci pour comprendre Octave, et vous pourrez avant l’apparition de l’envie le pousser tout près de sa place ; je ne vous demande qu’une chose : empêchez monsieur votre fils d’imprimer, il a trop de naissance pour cela.

Le vicomte de Malivert avait bien des progrès à faire avant d’être digne du brillant horoscope qu’on traçait pour lui ; il avait à vaincre bien des préjugés. Son dégoût pour les hommes était profondément enraciné dans son âme ; heureux, ils lui inspiraient de l’éloignement ; malheureux, leur vue ne lui en était que plus à charge. Il n’avait pu que rarement essayer de se guérir de ce dégoût par la bienfaisance. S’il y fût parvenu, une ambition sans bornes l’eût précipité au milieu des hommes et dans les lieux où la gloire s’achète par les plus grands sacrifices.

À l’époque où nous sommes parvenus, Octave était loin de se promettre des destinées brillantes. Mme de Malivert avait eu le bon esprit de ne pas lui parler de l’avenir singulier que lui prédisait M. le prince de R*** ; ce n’était qu’avec Armance qu’elle osait se livrer au bonheur de discuter cette prédiction.

Armance avait l’art suprême d’éloigner de l’esprit d’Octave tous les chagrins que lui donnait le monde. Maintenant qu’il osait les lui avouer, elle était de plus en plus étonnée de ce singulier caractère. Il y avait encore des journées où il tirait les conséquences les plus noires des propos les plus indifférents. On parlait beaucoup de lui à Andilly :

– Vous éprouvez la conséquence immédiate de la célébrité, lui disait Armance ; on dit beaucoup de sottises sur votre compte. Voulez-vous qu’un sot, par cela seul qu’il a l’honneur de parler de vous, trouve des choses d’esprit ?

L’épreuve était singulière pour un homme ombrageux.

Armance exigea qu’il lui fît une confidence entière et prompte de tous les mots offensants pour lui qu’il pourrait surprendre dans la société. Elle lui prouvait facilement qu’on n’avait pas songé à lui en les disant, ou qu’ils ne présentaient que ce degré de malveillance que tout le monde a avec tout le monde.

L’amour-propre d’Octave n’avait plus de secrets pour Armance, et ces deux jeunes cœurs étaient arrivés à cette confiance sans bornes qui fait peut-être le plus doux charme de l’amour. Ils ne pouvaient parler de rien au monde sans comparer secrètement le charme de leur confiance actuelle avec l’état de contrainte où ils se trouvaient quelques mois auparavant en parlant des mêmes choses. Et cette contrainte elle-même, dont le souvenir était si vif et malgré laquelle ils étaient déjà si heureux à cette époque, était une preuve de l’ancienneté et de la vivacité de leur amitié.

Le lendemain, en arrivant à Andilly, Octave n’était pas sans quelque espoir qu’Armance y viendrait ; il se dit malade et ne sortit pas du château. Peu de jours après, Armance arriva en effet avec Mme de Bonnivet. Octave arrangea sa première sortie de manière qu’elle pût avoir lieu précisément à sept heures du matin. Armance le rencontra dans le jardin, et il la conduisit auprès d’un oranger placé sous les fenêtres de sa mère. Là, quelques mois auparavant, Armance, le cœur navré par les paroles étranges qu’il lui adressait, était tombée dans un évanouissement d’un moment. Elle reconnut cet arbre, elle sourit et s’appuya contre la caisse de l’oranger en fermant les yeux. À la pâleur près, elle était presque aussi belle que le jour où elle se trouva mal par amour pour lui. Octave sentit vivement la différence de position. Il reconnut cette petite croix de diamant qu’Armance avait reçue de Russie et qui était un vœu de sa mère. Elle était cachée ordinairement, elle parut par le mouvement que fit Armance. Octave eut un moment d’égarement ; il prit sa main comme le jour où elle s’était évanouie et ses lèvres osèrent effleurer sa joue. Armance se releva vivement et rougit beaucoup. Elle se reprocha amèrement ce badinage.

– Voulez-vous me déplaire ? lui dit-elle. Voulez-vous me forcer à ne sortir qu’avec une femme de chambre ?

Une brouillerie de quelques jours fut la suite de l’indiscrétion d’Octave. Mais entre deux êtres qui avaient l’un pour l’autre un attachement parfait, les sujets de querelle étaient rares : quelque démarche qu’Octave eût à faire, avant de songer si elle lui serait agréable à lui-même, il cherchait à deviner si Armance pourrait y voir une nouvelle preuve de son dévouement.

Le soir, quand ils étaient aux deux extrémités opposées de l’immense salon où Mme de Bonnivet réunissait ce qu’il y avait alors de plus remarquable et de plus influent à Paris, si Octave avait à répondre à une question, il se servait de tel mot qu’Armance venait d’employer, et elle voyait que le plaisir de répéter ce mot lui faisait oublier l’intérêt qu’il pouvait prendre à ce qu’il disait. Sans projet il s’établissait ainsi pour eux au milieu de la société la plus agréable et la plus animée, non pas une conversation particulière, mais comme une sorte d’écho qui, sans rien exprimer bien distinctement, semblait parler d’amitié parfaite et de sympathie sans bornes.

Oserons-nous accuser d’un peu de sécheresse l’extrême politesse que le moment présent croit avoir héritée de cet heureux dix-huitième siècle où il n’y avait rien à haïr ?

En présence de cette civilisation si avancée qui pour chaque action, si indifférente qu’elle soit, se charge de vous fournir un modèle qu’il faut suivre, ou du moins auquel il faut faire son procès, ce sentiment de dévouement sincère et sans bornes est bien près de donner le bonheur parfait.

Armance ne se trouvait jamais seule avec son cousin qu’à la promenade au jardin, sous les fenêtres du château dont on habitait le rez-de-chaussée, ou dans la chambre de Mme de Malivert et en sa présence. Mais cette chambre était fort grande, et souvent la faible santé de Mme de Malivert lui faisait un besoin de quelques instants de repos ; elle engageait alors ses enfants, c’était le nom qu’elle leur donnait toujours, à aller se placer dans l’embrasure de la croisée qui donnait sur le jardin, afin de ne pas l’empêcher de reposer par le bruit de leurs paroles. Cette manière de vivre tranquille et toute d’intimité du matin, était remplacée le soir par la vie du plus grand monde.

Outre la société habitant au village, beaucoup de voitures arrivaient de Paris, et y retournaient après souper. Ces jours sans nuage passèrent rapidement. Ces cœurs bien jeunes encore étaient loin de se dire qu’ils jouissaient d’un des bonheurs les plus rares que l’on puisse rencontrer ici-bas ; ils croyaient au contraire avoir encore bien des choses à désirer. Sans expérience, ils ne voyaient pas que ces moments fortunés ne pouvaient être que de bien courte durée. Tout au plus ce bonheur tout de sentiment et auquel la vanité et l’ambition ne fournissaient rien, eût-il pu subsister au sein de quelque famille pauvre et ne voyant personne. Mais ils vivaient dans le grand monde, ils n’avaient que vingt ans, ils passaient leur vie ensemble, et pour comble d’imprudence on pouvait deviner qu’ils étaient heureux, et ils avaient l’air de fort peu songer à la société. Elle devait se venger.

Armance ne songeait point à ce péril. Elle n’était troublée de temps en temps que par la nécessité de se faire de nouveau le serment de ne jamais accepter la main de son cousin, quoi qu’il pût arriver. Mme de Malivert, de son côté, était fort tranquille ; elle ne doutait pas que la manière de vivre actuelle de son fils ne préparât un événement qu’elle souhaitait avec passion.

Malgré les jours heureux dont Armance remplissait la vie d’Octave, en son absence il avait des moments plus sombres où il rêvait à sa destinée, et il arriva à ce raisonnement : « L’illusion la plus favorable pour moi règne dans le cœur d’Armance. Je pourrais lui avouer les choses les plus étranges sur mon compte, et, loin de me mépriser, ou de me prendre en horreur, elle me plaindrait. »

Octave dit à son amie que dans sa jeunesse il avait eu la passion de voler. Armance fut atterrée des détails affreux dans lesquels l’imagination d’Octave se plut à entrer sur les suites funestes de cette étrange faiblesse. Cet aveu bouleversa son existence ; elle tomba dans une profonde rêverie dont on lui fit la guerre ; mais à peine huit jours s’étaient écoulés depuis cette étrange confidence, qu’elle plaignait Octave et était, s’il se peut, plus douce envers lui. « Il a besoin de mes consolations », se disait-elle, pour se pardonner à lui-même.

Octave, assuré par cette expérience du dévouement sans bornes de ce qu’il aimait, et n’ayant plus à dissimuler de sombres pensées, devint bien plus aimable dans le monde. Avant l’aveu de son amour amené par le voisinage de la mort, c’était un jeune homme fort spirituel et très-remarquable plutôt qu’aimable ; il plaisait surtout aux personnes tristes. Elles croyaient voir en lui le tous les jours d’un homme appelé à faire de grandes choses. L’idée du devoir paraissait trop dans sa manière d’être, et allait quelquefois jusqu’à lui donner une physionomie anglaise. Sa misanthropie passait pour de la hauteur et de l’humeur auprès de la partie âgée de la société, et fuyait sa conquête. S’il eût été pair à cette époque, on lui eût fait une réputation.

C’est l’école du malheur qui manque souvent au mérite des jeunes gens faits pour être les plus aimables un jour. Octave venait d’être façonné par les leçons de ce maître terrible. On peut dire qu’à l’époque dont nous parlons, rien ne manquait à la beauté du jeune vicomte et à l’existence brillante dont il jouissait dans le monde. Il y était prôné comme à l’envi par Mmes d’Aumale et de Bonnivet et par les gens âgés.

Mme d’Aumale avait raison de dire que c’était l’homme le plus séduisant qu’elle eût jamais rencontré, car il n’ennuie jamais, disait-elle étourdiment. Avant de le voir, je n’avais pas même rêvé ce genre de mérite, et le principal est d’être amusé.

« Et moi, se disait Armance en entendant ce propos naïf, je refuse à cet homme si bien accueilli ailleurs la permission de me serrer la main ; c’est un devoir, ajoutait-elle en soupirant, et jamais je n’y manquerai. »

Il y eut des soirées où Octave se livra au suprême bonheur de ne pas parler, et de voir Armance agir sous ses yeux. Ces moments ne furent perdus ni pour Mme d’Aumale, piquée de ce qu’on négligeait de l’amuser, ni pour Armance, ravie de voir l’homme qu’elle adorait s’occuper d’elle uniquement.

La promotion dans l’ordre du Saint-Esprit paraissait retardée ; il fut question du départ de Mme de Bonnivet pour le vieux château situé au fond du Poitou, qui donnait son nom à la famille. Un nouveau personnage devait être du voyage, c’était M. le chevalier de Bonnivet, le plus jeune des fils que le marquis avait eus d’un premier mariage.

Chapitre XXV §

Totus mundus stult.

HUNGARIÆ R***.

À peu près à l’époque de la blessure d’Octave, un nouveau personnage était arrivé de Saint-Acheul dans la société de la marquise. C’était le chevalier de Bonnivet, troisième fils de son mari.

Si l’ancien régime eût encore existé, on l’eût destiné à l’ordre épiscopal, et quoique bien des choses soient changées, une sorte d’habitude de famille avait persuadé à tout le monde et à lui-même qu’il devait appartenir à l’Église.

Ce jeune homme, à peine âgé de vingt ans, passait pour fort savant ; il annonçait surtout une sagesse au-dessus de son âge. C’était un être petit, fort pâle ; il avait le visage gros, et au total quelque chose de l’air prêtre.

Un soir on apporta l’Étoile. L’unique bande de papier qui ferme ce journal se trouvait mal posée ; il était évident que le portier l’avait lue.

– Et ce journal aussi ! s’écria involontairement le chevalier de Bonnivet, pour faire la plate économie d’une seconde bande de papier gris qui couperait l’autre en forme de croix, il ne craint pas de courir la chance que le peuple le lise, comme si le peuple était fait pour lire ! comme si le peuple pouvait distinguer le bon du mauvais ! Que faut-il attendre des journaux jacobins quand on voit les feuilles monarchiques se conduire ainsi ?

Ce mouvement d’éloquence involontaire fit beaucoup d’honneur au chevalier. Il lui concilia sur-le-champ les gens âgés et tout ce qui dans la société d’Andilly avait plus de prétention que d’esprit. Le silencieux baron de Risset, dont le lecteur se souvient à peine, se leva gravement et vint embrasser le chevalier sans mot dire. Cette action mit pendant quelques minutes de la solennité dans le salon et amusa Mme d’Aumale. Elle appela le chevalier, chercha à le faire parler, et le prit en quelque sorte sous sa protection.

Toutes les jeunes femmes suivirent ce mouvement. On fit du chevalier une sorte de rival pour Octave, qui alors était blessé et retenu chez lui, à Paris.

Mais bientôt on éprouvait auprès du chevalier de Bonnivet, quoique si jeune, une sorte de repoussement. On sentait en lui une singulière absence de sympathie pour tout ce qui nous intéresse ; ce jeune homme avait un avenir à part. On devinait en lui quelque chose de profondément perfide pour tout ce qui existe.

Le lendemain du jour où il avait brillé aux dépens de l’Étoile, le chevalier de Bonnivet, qui vit Mme d’Aumale dès le matin, débuta avec elle à peu près comme Tartuffe lorsqu’il offre un mouchoir à Dorine afin qu’elle couvre des choses que l’on ne saurait voir. Il lui fit une réprimande sérieuse sur je ne sais quel propos léger qu’elle venait de se permettre au sujet d’une procession.

La jeune comtesse lui répliqua vivement, l’engagea beaucoup à revenir, et fut enchantée de ce ridicule. « C’est absolument comme mon mari, pensait-elle. Quel dommage que le pauvre Octave ne soit pas ici, comme nous ririons ! »

Le chevalier de Bonnivet était surtout choqué de la sorte d’éclat qui s’attachait au vicomte de Malivert, dont il retrouvait le nom dans toutes les bouches. Octave vint à Andilly et reparut dans le monde. Le chevalier le crut amoureux de Mme d’Aumale, et sur cette idée, lui-même forma le projet de prendre une passion pour la jolie comtesse auprès de laquelle il était fort aimable.

La conversation du chevalier était une allusion perpétuelle et fort spirituelle aux chefs-d’œuvre des grands écrivains et des grands poètes des littératures française et latine. Mme d’Aumale, qui savait peu, se faisait expliquer l’allusion, et rien ne l’amusait davantage. La mémoire réellement prodigieuse du chevalier le servait bien ; il disait sans hésiter les vers de Racine ou les phrases de Bossuet qu’il avait voulu rappeler, et montrait avec clarté et élégance le genre de rapport de l’allusion qu’il avait voulu faire avec le sujet de la conversation. Tout cela avait le charme de la nouveauté aux yeux de Mme d’Aumale.

Un jour, le chevalier dit :

– Un seul petit article de la Pandore est fait pour gâter tout le plaisir que donne le pouvoir.

Ceci passa pour très-profond.

Mme d’Aumale admira beaucoup le chevalier ; mais à peine quelques semaines étaient-elles passées, qu’il lui fit peur.

– Vous me faites l’effet, lui dit-elle, d’une bête venimeuse que je rencontrerais dans un lieu solitaire au fond des bois. Plus vous avez d’esprit, plus vous avez de pouvoir pour me faire du mal.

Elle lui dit un autre jour qu’elle gagerait qu’il avait deviné tout seul ce grand principe : que la parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée.

Le chevalier avait de grands succès auprès des autres personnes de la société. Par exemple, séparé de son père depuis huit années qu’il avait passées à Saint-Acheul, à Brigg, et en d’autres lieux, souvent ignorés du marquis lui-même, à peine revenu auprès de lui, en moins de deux mois il parvint à s’emparer complètement de l’esprit de ce vieillard, l’un des fins courtisans de l’époque.

M. de Bonnivet avait toujours craint de voir finir la restauration de France comme celle d’Angleterre ; mais depuis un an ou deux la peur en avait fait un véritable avare. On fut donc très-étonné dans le monde de lui voir donner trente mille francs à son fils le chevalier pour contribuer à l’établissement de quelques maisons de jésuites.

Tous les soirs, à Andilly, le chevalier faisait la prière en commun avec les quarante ou cinquante domestiques attachés aux personnes qui logeaient au château ou dans les maisons de paysans arrangées pour les amis de la marquise. Cette prière était suivie d’une courte exhortation improvisée et fort bien faite.

Les femmes âgées commencèrent par se rendre dans l’orangerie, où avait lieu cet exercice du soir. Le chevalier y fit placer des fleurs charmantes et souvent renouvelées qu’on apportait de Paris. Bientôt cette exhortation pieuse et sévère excita un intérêt général ; elle faisait bien contraste avec la manière frivole dont on employait le reste de la soirée.

Le commandeur de Soubirane se déclara l’un des fauteurs les plus chauds de cette façon de ramener aux bons principes tous les subalternes qui environnent nécessairement les gens considérables et qui, ajoutait-il, ont montré tant de cruauté lors de la première apparition du régime de la terreur. C’était une des façons de parler du commandeur, qui allait annonçant partout qu’avant dix ans, si l’on ne rétablissait l’ordre de Malte et les jésuites, on aurait un second Robespierre.

Mme de Bonnivet n’avait pas manqué d’envoyer aux exercices pieux de son beau-fils ceux de ses gens dont elle était sûre. Elle fut bien étonnée d’apprendre qu’il distribuait de l’argent aux domestiques qui venaient lui confier en particulier qu’ils éprouvaient des besoins.

La promotion dans l’ordre du Saint-Esprit paraissant différée, Mme de Bonnivet annonça que son architecte lui mandait de Poitou qu’il avait réussi à rassembler un nombre suffisant d’ouvriers. Elle se prépara au voyage ainsi qu’Armance. Elle ne fut que médiocrement satisfaite du projet qu’annonça le chevalier de l’accompagner à Bonnivet, afin de revoir, disait-il, l’antique château, berceau de sa famille.

Le chevalier vit bien que sa présence contrariait sa belle-mère ; ce fut une raison de plus pour lui de l’accompagner dans ce voyage. Il espérait faire valoir auprès d’Armance le souvenir de la gloire de ses aïeux ; car il avait remarqué qu’Armance était l’amie du vicomte de Malivert, et il voulait la lui enlever. Ces projets, médités de longue main, ne parurent qu’au moment de l’exécution.

Aussi heureux avec les jeunes gens qu’auprès de la partie grave de la société, avant de quitter Andilly, le chevalier de Bonnivet avait eu l’art d’inspirer beaucoup de jalousie à Octave. Après le départ d’Armance, Octave alla jusqu’à penser que ce chevalier de Bonnivet, qui affichait pour elle une estime et un respect sans bornes, pourrait bien être cet époux mystérieux que lui avait trouvé un ancien ami de sa mère.

En se quittant, Armance et son cousin étaient tous les deux tourmentés par de sombres soupçons. Armance sentait qu’elle laissait Octave auprès de Mme d’Aumale, mais elle ne crut pas pouvoir se permettre de lui écrire.

Durant cette absence cruelle, Octave ne put qu’adresser à Mme de Bonnivet deux ou trois lettres fort jolies ; mais d’un ton singulier. Si un homme étranger à cette société les avait vues, il eût pensé qu’Octave était amoureux fou de Mme de Bonnivet et n’osait lui avouer son amour.

Pendant cette absence d’un mois, Mlle de Zohiloff, dont le bon sens n’était plus troublé par le bonheur de vivre sous le même toit que son ami et de le voir trois fois par jour, fit des réflexions sévères. Quoique sa conduite fût parfaitement convenable, elle ne put se dissimuler qu’il devait être facile de lire dans ses yeux quand elle regardait son cousin.

Les hasards du voyage lui permirent de surprendre quelques mots des femmes de Mme de Bonnivet qui lui firent verser bien des larmes. Ces femmes, comme tout ce qui approche les personnes considérables, ne voyant partout que l’intérêt d’argent, attribuaient à ce motif les apparences de passion qu’Armance se donnait, disaient-elles, afin de devenir vicomtesse de Malivert ; ce qui n’était pas mal pour une pauvre demoiselle de si petite naissance.

L’idée d’être calomniée à ce point n’était jamais venue à Armance. « Je suis une fille perdue, se dit-elle ; mon sentiment pour Octave est plus que soupçonné, et ce n’est pas même le plus grand des torts que l’on me suppose ; je vis dans la même maison que lui, et il n’est pas possible qu’il m’épouse… » Dès cet instant, l’idée des calomnies dont elle était l’objet, qui survivait à tous les raisonnements d’Armance, empoisonna sa vie.

Il y eut des moments où elle crut avoir oublié jusqu’à son amour pour Octave. « Le mariage n’est pas fait pour ma position, je ne l’épouserai pas, pensait-elle, et il faut vivre beaucoup plus séparée de lui. S’il m’oublie, comme il est fort possible, j’irai finir mes jours dans un couvent ; ce sera un asile fort convenable et fort désiré pour le reste de mon existence. Je penserai à lui, j’apprendrai ses succès. Les souvenirs de la société offrent bien des existences semblables à celle que je mènerai. »

Ces prévoyances étaient justes ; mais l’idée affreuse pour une jeune fille de pouvoir, avec quelque apparence de justice, être exposée à la calomnie de toute une maison, et encore de la maison où vivait Octave, jeta sur la vie d’Armance un sombre que rien ne put dissiper. Si elle entreprenait de se soustraire au souvenir de ses torts, car c’est le nom qu’elle donnait au genre de vie qu’elle avait suivi à Andilly, elle songeait à Mme d’Aumale, et s’exagérait son amabilité sans qu’elle s’en aperçût ; la société du chevalier de Bonnivet contribuait à lui faire voir encore plus irrémédiables qu’ils ne le sont en effet tous les maux que peut infliger la société quand on l’a choquée. Vers la fin de son séjour dans l’antique château de Bonnivet, Armance passait toutes ses nuits à pleurer. Sa tante s’aperçut de cette tristesse et ne lui cacha pas toute l’humeur qu’elle en ressentait.

Ce fut pendant son séjour en Poitou qu’Armance apprit un événement qui la toucha peu. Elle avait trois oncles au service de Russie ; ces jeunes gens périrent par le suicide durant les troubles de ce pays. On cacha leur mort ; mais enfin, après plusieurs mois, des lettres que la police ne parvint pas à supprimer furent remises à Mlle de Zohiloff. Elle héritait d’une fortune agréable et qui pouvait la rendre un parti sortable pour Octave.

Cet événement n’était pas fait pour diminuer l’humeur de Mme de Bonnivet, à laquelle Armance était nécessaire. Cette pauvre fille eut à essuyer un mot fort dur sur la préférence qu’elle accordait au salon de Mme de Malivert. Les grandes dames n’ont pas plus de méchanceté que le vulgaire des femmes riches ; mais on acquiert auprès d’elles plus de susceptibilité, et l’on sent plus profondément et plus irrémédiablement, si j’ose parler ainsi, les mots désagréables.

Armance croyait que rien ne manquait à son malheur, lorsque le chevalier de Bonnivet lui apprit, un matin, de cet air indifférent que l’on a pour une nouvelle déjà ancienne, qu’Octave était de nouveau assez mal, et que sa blessure au bras s’était rouverte et donnait des inquiétudes. Depuis le départ d’Armance, Octave, qui était devenu difficile en bonheur, s’ennuyait souvent au salon. Il commit des imprudences à la chasse qui eurent des suites graves. Il avait eu l’idée de tirer de la main gauche un petit fusil fort léger ; il obtint des succès qui l’encouragèrent.

Un jour, en poursuivant un perdreau blessé, il sauta un fossé et se heurta le bras contre un arbre, ce qui lui redonna la fièvre. Durant cette fièvre et l’état de malaise qui la suivit, le bonheur artificiel, pour ainsi dire, dont il avait joui sous les yeux d’Armance, sembla ne plus avoir que la consistance d’un rêve.

Mlle de Zohiloff revint enfin à Paris, et dès le lendemain, au château d’Andilly, les amants se revirent, mais ils étaient fort tristes, et cette tristesse était de la pire espèce, elle venait de doutes réciproques. Armance ne savait quel ton prendre avec son cousin, et ils ne se parlèrent presque pas le premier jour.

Pendant que Mme de Bonnivet se donnait le plaisir de bâtir des tours gothiques en Poitou, et de croire reconstruire le douzième siècle, Mme d’Aumale avait fait une démarche décisive pour le grand succès qui venait enfin de couronner la vieille ambition de M. de Bonnivet. Elle était l’héroïne d’Andilly. Pour ne pas se séparer d’une amie si utile, pendant l’absence de la marquise, Mme de Bonnivet avait obtenu de la comtesse d’Aumale qu’elle occuperait un petit appartement dans les combles du château, tout près de la chambre d’Octave. Et Mme d’Aumale paraissait à tout le monde se souvenir beaucoup que c’était en quelque sorte pour elle qu’Octave avait reçu la blessure qui lui donnait la fièvre. Il était de bien mauvais goût de rappeler le souvenir de cette affaire, qui avait coûté la vie au marquis de Crêveroche ; cependant, Mme d’Aumale ne pouvait s’empêcher d’y faire souvent allusion : c’est que l’usage du monde est à la délicatesse d’âme à peu près ce que la science est à l’esprit. Ce caractère tout en dehors et pas du tout romanesque était surtout frappé des choses réelles. À peine Armance eut-elle passé quelques heures à Andilly, que ce retour fréquent aux mêmes idées, dans une âme ordinairement si légère, la frappa vivement.

Elle arrivait fort triste et fort découragée ; elle sentit pour la seconde fois de sa vie les atteintes d’un sentiment affreux, surtout quand il se rencontre dans le même cœur avec le sentiment exquis des convenances. Armance croyait avoir à cet égard de graves reproches à se faire. « Je dois veiller sur moi d’une manière sévère », se disait-elle en détournant ses regards, qui s’arrêtaient sur Octave, et les portant sur la brillante comtesse d’Aumale. Et chacune des grâces de la comtesse était pour Armance l’occasion d’un acte d’humilité excessive. « Comment Octave ne lui donnerait-il pas la préférence ? se disait-elle ; moi-même, je sens qu’elle est adorable. »

Des sentiments aussi pénibles réunis aux remords qu’Armance éprouvait, sans doute à tort, mais qui n’en étaient pas moins cruels, la rendirent fort peu aimable pour Octave. Le lendemain de son arrivée, elle ne descendit point au jardin de bonne heure, c’était son habitude autrefois ; et elle savait bien qu’Octave l’y attendait.

Dans la journée, Octave lui adressa la parole deux ou trois fois. Une extrême timidité qui la saisit, en songeant que tout le monde les observait, la rendit immobile, et elle répondit à peine.

Ce jour-là, au dîner, on parla de la fortune que le hasard venait d’envoyer à Armance, et elle remarqua que cette annonce était sans doute peu agréable à Octave, qui, sur cet événement, ne lui dit pas un mot. Ce mot qui ne fut pas prononcé, si son cousin le lui eût adressé, n’eût pas fait naître dans son cœur un plaisir égal à la centième partie de la douleur que son silence lui causa.

Octave n’écoutait pas, il pensait à la singulière manière d’être qu’Armance avait envers lui depuis son retour. « Sans doute elle ne m’aime plus, se disait-il, ou elle a pris des engagements définitifs avec le chevalier de Bonnivet. » L’indifférence d’Octave à l’annonce de la fortune d’Armance ouvrit à cette pauvre fille une source de malheurs nouvelle et immense. Pour la première fois, elle pensa longuement et sérieusement à cet héritage qui lui arrivait du Nord, et qui, si Octave l’eût aimée, aurait fait d’elle un parti à peu près convenable pour lui.

Octave, pour avoir un prétexte de lui écrire une page, lui avait envoyé en Poitou un petit poème sur la Grèce que venait de publier lady Nelcombe, une jeune Anglaise amie de Mme de Bonnivet. Il n’y avait en France que deux exemplaires de ce poème dont on parlait beaucoup. Si l’exemplaire qui avait fait le voyage de Poitou eût paru dans le salon, vingt demandes indiscrètes se seraient avancées pour l’intercepter. Octave pria sa cousine de le faire porter chez lui. Armance, fort intimidée, ne se sentit pas le courage de donner une telle commission à sa femme de chambre. Elle monta au second étage du château et plaça ce petit poème anglais sur la poignée de la porte d’Octave, de manière à ce qu’il ne pût pas rentrer chez lui sans l’apercevoir.

Octave était fort troublé ; il voyait qu’Armance décidément ne voulait pas lui parler. Ne se sentant nullement d’humeur à lui parler lui-même, il quitta le salon avant dix heures. Il était agité de mille pensées sinistres. Mme d’Aumale se déplut bientôt au salon ; on parlait politique et d’une façon dolente ; elle parla, elle, de mal de tête, et avant dix heures et demie était rentrée dans son appartement. Probablement Octave et Mme d’Aumale se promenaient ensemble ; cette idée, qui vint à tout le monde, fit pâlir Armance. Ensuite elle se reprocha sa douleur même comme une inconvenance qui la rendait moins digne de l’estime de son cousin.

Le lendemain matin de bonne heure, Armance se trouvait chez Mme de Malivert, qui eut besoin d’un certain chapeau. Sa femme de chambre était allée au village ; Armance courut à la chambre où se trouvait le chapeau ; il fallait passer devant la chambre d’Octave. Elle resta comme frappée de la foudre en apercevant le petit poème anglais appuyé sur la poignée de la porte, ainsi qu’elle l’avait placé la veille au soir. Il était clair qu’Octave n’était pas rentré chez lui.

Rien n’était plus vrai. Il était allé à la chasse malgré le dernier accident de son bras, et afin de pouvoir se lever matin et n’être pas aperçu, il avait passé la nuit chez le garde-chasse. Il voulait rentrer au château à onze heures, à la cloche du déjeuner, et éviter ainsi les reproches qu’on lui aurait adressés sur son imprudence.

En rentrant chez Mme de Malivert, Armance eut besoin de dire qu’elle se trouvait mal. De ce moment elle ne fut plus la même. « Je porte une juste peine, se dit-elle, de la fausse position dans laquelle je me suis placée, et qui est si inconvenante pour une jeune personne. J’en suis venue à avoir des douleurs que je ne puis pas même m’avouer. »

Lorsqu’elle revit Octave, Armance n’eut pas le courage de lui faire la moindre question sur le hasard qui l’avait empêché de voir le poème anglais ; elle eût cru manquer à tout ce qu’elle se devait. Ce troisième jour fut encore plus sombre que les précédents.

Chapitre XXVI §

Octave, consterné du changement qu’il voyait dans la manière d’être d’Armance, pensa que, même en sa qualité d’ami, il pouvait espérer qu’elle lui confierait le sujet de ses inquiétudes ; car elle était malheureuse, Octave ne pouvait en douter. Il était également évident pour lui que le chevalier de Bonnivet cherchait à leur ôter toutes les occasions de se dire un mot qu’auraient pu leur offrir les hasards de la promenade ou du salon.

Les demi-mots qu’Octave hasardait quelquefois n’obtenaient pas de réponse. Pour qu’elle avouât sa douleur et renonçât au système de retenue parfaite qu’elle s’était imposé, il aurait fallu qu’Armance fût profondément émue. Octave était trop jeune et trop malheureux lui-même pour faire cette découverte et en profiter.

Le commandeur de Soubirane était venu dîner à Andilly ; le soir il y eut de l’orage, il plut beaucoup. On engagea le commandeur à rester, et on le logea dans une chambre voisine de celle qu’Octave venait de prendre au second étage du château. Ce soir-là Octave avait entrepris de rendre à Armance un peu de gaieté ; il avait besoin de la voir sourire ; il eût vu dans ce sourire une image de l’ancienne intimité. Sa gaieté réussit fort mal et déplut fort à Armance. Comme elle ne répondait pas, il était obligé d’adresser ses discours à Mme d’Aumale qui était présente et qui riait beaucoup, tandis qu’Armance gardait un silence morne.

Octave se hasarda à lui faire une question qui semblait exiger une assez longue réponse : on répondit en deux mots fort secs. Désespéré de l’évidence de sa disgrâce, il quitta le salon à l’instant. En prenant l’air dans le jardin, il rencontra le garde-chasse à qui il dit qu’il chasserait le lendemain de bonne heure.

Mme d’Aumale, ne voyant au salon que des gens graves, dont la conversation lui était à charge, prit son parti et disparut. Ce second rendez-vous sembla trop clair à la malheureuse Armance. Indignée surtout de la duplicité d’Octave, qui, le soir même, en passant d’une pièce à l’autre, lui avait dit quelques mots fort tendres, elle monta chez elle pour prendre un volume qu’elle eut l’idée de placer, comme le petit poème anglais, sur la poignée de la porte d’Octave. En avançant dans le corridor qui conduisait à la chambre de son cousin, elle entendit du bruit chez lui ; sa porte était ouverte, et il arrangeait son fusil. Il y avait un très-petit cabinet servant de dégagement à la chambre que l’on venait de préparer pour le commandeur, et la porte de ce cabinet donnait sur le corridor. Par malheur cette porte était ouverte. Octave se rapprocha de la porte de sa chambre comme Armance s’avançait et fit un mouvement comme pour entrer dans le passage. Il eût été affreux pour Armance d’être rencontrée par Octave en ce moment. Elle n’eut que le temps de se jeter dans cette porte ouverte qui se présentait à elle. « Dès qu’Octave sera sorti, se dit-elle, je placerai le livre. » Elle était si troublée par l’idée de la démarche qu’elle osait se permettre, et qui était une grande faute, qu’à peine faisait-elle des raisonnements suivis.

Octave sortit en effet de sa chambre, il passa devant la porte ouverte du petit cabinet où se trouvait Armance ; mais il n’alla que jusqu’au bout du corridor. Il se mit à une fenêtre et siffla deux fois, comme pour donner un signal. Le garde-chasse, qui buvait à l’office, ne répondant pas, Octave resta à la fenêtre. Le silence qui régnait dans cette partie du château, la société se trouvant au salon du rez-de-chaussée et les domestiques dans l’étage souterrain, était si profond, qu’Armance, dont le cœur battait avec force, n’osa faire aucun mouvement. D’ailleurs, la malheureuse Armance ne pouvait se dissimuler qu’Octave venait de donner un signal ; et quelque peu féminin qu’il fût, il lui semblait que Mme d’Aumale pouvait fort bien l’avoir choisi.

La fenêtre sur laquelle Octave s’appuyait était à la tête du petit escalier qui descendait au premier, il était impossible de passer. Octave siffla une troisième fois comme onze heures venaient de sonner ; le garde-chasse qui était à l’office avec les domestiques ne répondit pas. Vers les onze heures et demie Octave rentra chez lui.

Armance, qui de la vie ne s’était trouvée engagée dans une démarche dont elle eût à rougir, était si troublée qu’elle se trouvait hors d’état de marcher. Il était évident qu’Octave donnait un signal, on allait y répondre, ou bientôt il sortirait de nouveau. Onze heures trois quarts sonnèrent à l’horloge du château, ensuite minuit. Cette heure indue augmenta les remords d’Armance ; elle se décida à quitter le cabinet qui lui avait servi de refuge, et comme minuit achevaient de sonner, elle se mit en marche. Elle était tellement troublée qu’elle, qui avait ordinairement la démarche si légère, faisait assez de bruit.

En s’avançant dans le corridor, elle aperçut dans l’ombre, à la fenêtre près de l’escalier, une figure qui se dessinait sur le ciel, elle reconnut bientôt M. de Soubirane. Il attendait son domestique qui lui apportait une bougie, et au moment où Armance immobile regardait la figure du commandeur qu’elle venait de reconnaître, la lumière de la bougie qui commençait à monter l’escalier parut au plafond du corridor.

Avec du sang-froid Armance aurait pu essayer de se cacher derrière une grande armoire qui était dans le coin du corridor, près de l’escalier, peut-être elle eût été sauvée. Immobile de terreur, elle perdit deux secondes, et le domestique arrivant sur la dernière marche de l’escalier, la lumière de la bougie donna en plein sur elle, et le commandeur la reconnut. Un sourire affreux parut sur ses lèvres. Ses soupçons sur l’intelligence d’Armance et de son neveu étaient confirmés, mais en même temps il avait un moyen de les perdre à jamais.

– Saint-Pierre, dit-il à son domestique, n’est-ce pas là Mlle Armance de Zohiloff ?

– Oui, monsieur, dit le domestique tout interdit.

– Octave va mieux, mademoiselle, j’espère ? dit le commandeur d’un ton goguenard et grossier, et il passa.

Chapitre XXVII §

Armance, au désespoir, se vit à la fois déshonorée à jamais, et trahie par son amant. Elle s’assit un instant sur la dernière marche de l’escalier. Elle eut l’idée d’aller frapper à la porte de la femme de chambre de Mme de Malivert. Cette fille dormait et ne répondit pas. Mme de Malivert, craignant vaguement que son fils ne fût malade, prit sa veilleuse et vint elle-même ouvrir la porte de sa chambre ; elle fut effrayée de la figure d’Armance.

– Qu’est-il arrivé à Octave ? s’écria Mme de Malivert.

– Rien, madame, rien au monde à Octave, il se porte bien, ce n’est que moi qui suis malheureuse et au désespoir de troubler votre sommeil. Mon projet était de parler à Mme Dérien et de ne me présenter chez vous que si l’on me disait que vous ne dormiez pas encore.

– Ma petite, tu redoubles ma frayeur avec ton mot de madame. Il y a quelque chose d’extraordinaire. Octave est-il malade ?

– Non, maman, dit Armance en fondant en larmes, ce n’est que moi qui suis une fille perdue.

Mme de Malivert la fit entrer dans sa chambre, et elle raconta ce qui venait de lui arriver, sans rien dissimuler ni passer sous silence, pas même sa jalousie. Le cœur d’Armance, épuisé par tant de malheurs, n’avait plus la force de rien cacher.

Mme de Malivert fut épouvantée. Tout à coup :

– Il ne faut pas perdre de temps, s’écria-t-elle, donne-moi ma pelisse, ma pauvre fille, ma chère fille, et elle lui donna deux ou trois baisers avec toute la passion d’une mère. Allume mon bougeoir ; toi, reste ici.

Mme de Malivert courut chez son fils ; la porte heureusement n’était pas fermée ; elle entre doucement, éveille Octave et lui raconte ce qui vient de se passer.

– Mon frère peut nous perdre, dit Mme de Malivert, et suivant les apparences il n’y manquera pas. Lève-toi, entre dans sa chambre, dis-lui que j’ai eu une sorte de coup de sang chez toi. Trouves-tu quelque chose de mieux ?

– Oui, maman, dès demain épouser Armance si cet ange veut encore de moi.

Ce mot imprévu comble les vœux de Mme de Malivert, elle embrasse son fils ; mais elle ajoute par réflexion :

– Ton oncle n’aime pas Armance, il pourra parler ; il promettra le silence, mais il a son domestique qui par son ordre parlera, et qu’il chassera ensuite pour avoir parlé. Je tiens à mon idée de coup de sang. Cette comédie nous occupera désagréablement pendant trois jours, mais l’honneur de ta femme est plus précieux que tout. Songe que tu dois te montrer très-effrayé. Dès que tu auras averti le commandeur, descends chez moi, fais part de notre idée à Armance. Quand le commandeur l’a rencontrée sur l’escalier, j’étais dans ta chambre, et elle allait chercher Mme Dérien.

Octave courut avertir son oncle qu’il trouva fort éveillé. Le commandeur le regarda d’un air goguenard qui changea en colère toute son émotion. Octave quitta M. de Soubirane pour voler dans la chambre de sa mère :

– Est-il possible, dit-il à Armance, que vous n’aimiez pas le chevalier de Bonnivet et qu’il ne soit pas cet époux mystérieux dont vous m’aviez parlé autrefois ?

– Le chevalier me fait horreur. Mais vous, Octave, n’aimez-vous pas Mme d’Aumale ?

– De ma vie je ne la reverrai ni ne penserai à elle, dit Octave. Chère Armance, daignez dire que vous m’acceptez comme époux. Le ciel me punit de vous avoir fait un secret de mes parties de chasse, je sifflais le garde-chasse qui ne m’a pas répondu.

Les protestations d’Octave avaient toute la chaleur, mais non pas toute la délicatesse de la vraie passion ; Armance croyait voir qu’il accomplissait un devoir en pensant à autre chose.

– Vous ne m’aimez pas dans ce moment, lui dit-elle.

– Je vous aime de toute la force de mon âme, mais je suis transporté de colère contre cet ignoble commandeur, homme vil, sur le silence duquel on ne peut pas compter.

Octave renouvelait ses sollicitations.

– Est-il sûr que ce soit l’amour qui parle, lui dit Armance, peut-être n’est-ce que la générosité, et aimez-vous Mme d’Aumale ? Vous abhorriez le mariage, cette conversion subite m’est suspecte.

– Au nom du ciel, chère Armance, ne perdons pas de temps ; tout le reste de ma vie te répondra de mon amour.

Il était si persuadé de ce qu’il disait qu’il finit par persuader à son tour. Il remonta rapidement, il trouva le commandeur auprès de sa mère à qui sa joie du prochain mariage d’Octave donnait le courage de fort bien jouer la comédie. Toutefois le commandeur ne semblait pas très-persuadé de l’accident de sa sœur. Il se permit une plaisanterie sur les courses nocturnes d’Armance.

– Monsieur, j’ai encore un bon bras, s’écria Octave en se levant tout à coup et se précipitant sur lui ; si vous ajoutez un seul mot, je vous jette par la fenêtre que voilà.

La fureur contenue d’Octave fit pâlir le commandeur, il se souvint à propos des accès de folie de son neveu et vit qu’il était irrité au point de commettre un crime.

Armance parut en ce moment, mais Octave ne trouva rien à lui dire. Il ne put même la regarder avec amour, le calme l’avait mis hors de lui. Le commandeur, pour faire bonne contenance, ayant voulu dire quelques mots gais, Octave craignit qu’il ne blessât Mlle de Zohiloff.

– Monsieur, lui dit-il, en lui serrant fortement le bras, je vous engage à vous retirer à l’instant chez vous.

Le commandeur hésitant, Octave le saisit par le bras, l’entraîna dans sa chambre, l’y jeta, ferma la porte à clef, et mit la clef dans sa poche.

À son retour auprès des dames, il était furieux.

– Si je ne tue cette âme mercenaire et basse, s’écriait-il comme se parlant à lui-même, il osera parler mal de ma femme. Malheur à lui !

– Pour moi, j’aime M. de Soubirane, dit Armance effrayée et qui voyait la peine qu’Octave faisait à sa mère. J’aime M. de Soubirane, et si vous continuez à être furieux, je pourrai penser que vous avez de l’humeur à cause d’un certain engagement un peu prompt que nous venons de lui annoncer.

– Vous ne le croyez pas, dit Octave en l’interrompant, j’en suis sûr. Mais vous avez raison comme toujours. À le bien prendre, je dois des actions de grâce à cette âme basse.

Et peu à peu sa colère disparut. Mme de Malivert se fit transporter chez elle jouant fort bien la comédie du coup de sang. Elle envoya chercher son médecin à Paris.

Le reste de la nuit fut charmant. La gaieté de cette heureuse mère se communiqua à Octave et à son amie. Engagée par les paroles gaies de Mme de Malivert, Armance, encore toute troublée et qui avait perdu tout empire sur elle-même, osait montrer à Octave combien il lui était cher. Elle avait le plaisir extrême de le voir jaloux du chevalier de Bonnivet. C’était ce sentiment fortuné qui expliquait d’une manière si heureuse pour elle son apparente indifférence des jours précédents. Mmes d’Aumale et de Bonnivet, qu’on avait réveillées malgré les ordres de Mme de Malivert, ne vinrent que fort tard et tout le monde alla se coucher au petit jour.

Chapitre XXVIII §

This is the state of man ; to-day he puts forth
The tender leaves of hope, to-morrow blossoms,
And bears his blushing honours thick upon him ;
The third day, comes a frost, a killing frost ;
And then he falls – see his character.
King Henry VIII, act. III.

Dès le lendemain de fort bonne heure, Mme de Malivert vint à Paris proposer à son mari le mariage d’Octave. Il batailla pendant toute la journée.

– Ce n’est pas, disait le marquis, que je ne m’attende depuis longtemps à cette fâcheuse proposition. C’est à tort que je ferais l’étonné. Mlle de Zohiloff ne manque pas absolument de fortune, j’en conviens, ses oncles russes sont morts fort à propos pour elle. Mais cette fortune n’excède pas ce que nous pourrions trouver ailleurs, et ce qui est de la plus grande conséquence pour mon fils, il n’y a pas de famille dans cette alliance ; je n’y vois qu’une funeste analogie de caractères. Octave n’a pas assez de parents dans la société, et sa manière d’être tout en dedans ne lui donne pas d’amis. Il sera pair après son cousin et après moi, voilà tout, et comme vous le savez, ma bonne amie, en France, tant vaut l’homme, tant vaut la place. Je suis de la vieille génération, comme disent ces insolents ; je disparaîtrai bientôt, et avec moi tous les liens que mon fils peut avoir avec la société ; car il est un instrument de notre chère marquise de Bonnivet, mais n’est pas un objet pour elle. Il fallait chercher, en mariant Octave, des appuis dans le monde plutôt même que de la fortune. Je lui vois un de ces mérites distingués, si vous voulez, pour réussir tout seul. J’ai toujours vu que ces gens si sublimes ont besoin d’être prônés, et mon fils, loin de flatter les faiseurs de réputation, semble trouver un malin plaisir à les braver et à leur rompre en visière. Ce n’est pas ainsi qu’on réussit. Avec une famille nombreuse et bien établie il eût passé dans la société pour être digne du ministère ; il n’est vanté par personne, il ne sera qu’un original.

Mme de Malivert se récria beaucoup sur ce mot. Elle voyait que quelqu’un avait chambré son mari.

Il continua de plus belle.

– Oui, ma bonne amie, je ne voudrais pas jurer que la facilité à se piquer que montre Octave, et sa passion pour ce qu’on appelle des principes depuis que les jacobins ont tout changé parmi nous, même notre langue, ne le jettent un jour dans la pire des sottises, dans ce que vous appelez l’opposition. Le seul homme marquant qu’ait eu votre opposition, le comte de Mirabeau, a fini par se vendre ; c’est un vilain dénoûment et que je ne voudrais pas non plus pour mon fils.

– Et c’est aussi ce que vous ne devez pas craindre, répliqua vivement Mme de Malivert.

– Non, c’est dans le précipice opposé qu’ira s’engloutir la fortune de mon fils. Ce mariage-ci n’en fera qu’un bourgeois vivant au fond de sa province, claquemuré dans son château. Son caractère sombre ne le porte déjà que trop à ce genre de vie. Notre chère Armance a de la bizarrerie dans la manière de voir ; loin de tendre à changer ce que je trouve à reprendre chez Octave, elle fortifiera ses habitudes bourgeoises, et par ce mariage vous abîmez notre famille.

– Octave est appelé à la chambre des Pairs, il y sera un noble représentant de la jeunesse française, et par son éloquence conquerra de la considération personnelle.

– Il y a presse ; tous ces jeunes Pairs prétendent à l’éloquence. Eh mon Dieu ! ils seront dans leur chambre comme dans le monde, parfaitement polis, fort instruits, et voilà tout. Tous ces jeunes représentants de la jeunesse française seront les plus grands ennemis d’Octave qui a au moins une manière de sentir originale.

Mme de Malivert revint fort tard à Andilly, avec une lettre charmante pour Armance, dans laquelle M. de Malivert lui demandait sa main pour Octave.

Quoique bien fatiguée de sa journée, Mme de Malivert s’empressa de passer chez Mme de Bonnivet qui ne devait apprendre ce mariage que par elle. Elle lui fit voir la lettre de M. de Malivert à Armance ; elle était bien aise de prendre cette précaution contre les gens qui pourraient faire changer l’opinion de son mari. Cette démarche était d’ailleurs nécessaire, la marquise était en quelque sorte la tutrice d’Armance. Ce titre lui ferma la bouche. Mme de Malivert fut reconnaissante de l’amitié dont Mme de Bonnivet fit preuve pour Octave en n’ayant point l’air au fond d’approuver ce mariage. La marquise se renferma dans les grandes louanges du caractère de Mlle de Zohiloff. Mme de Malivert n’eut garde d’oublier la démarche qu’elle avait faite auprès d’Armance plusieurs mois auparavant, et le noble refus de la jeune orpheline, alors sans fortune.

– Eh ! ce ne sont pas les nobles qualités d’Armance sur lesquelles mon amitié pour Octave a besoin d’être ranimée, dit la marquise. Elle ne tient à quelque chose que par nous. Ces mariages de famille ne conviennent qu’avec des banquiers puissamment riches ; comme leur principal but est l’argent, ils sont certains de le trouver et sans procès.

– Nous marchons vers un temps, répliquait Mme de Malivert, où la faveur de la Cour, à moins qu’on ne veuille l’acheter par des soins personnels de tous les instants, ne sera qu’un objet secondaire pour un homme de grande naissance, Pair de France, et fort riche. Voyez notre ami milord N*** ; son immense crédit dans son pays provient de ce qu’il nomme onze membres de la chambre des communes. Du reste, il ne voit jamais le roi.

Telle fut aussi la réponse de Mme de Malivert aux objections de son frère dont l’opposition fut beaucoup plus vive. Furieux de la scène de la veille et comptant bien ne pas laisser échapper l’occasion de feindre une grande colère, il voulait, lorsqu’il se laisserait apaiser, placer son neveu sous le poids d’une reconnaissance éternelle.

Il eût pardonné à Octave tout seul, car enfin il fallait ou pardonner ou renoncer aux rêves de fortune qui l’occupaient exclusivement depuis un an. À l’égard de la scène de la nuit, sa vanité aurait eu pour consolation auprès de ses intimes, la folie bien reconnue d’Octave qui jetait par les fenêtres les laquais de sa mère.

Mais l’idée d’Armance toute-puissante sur le cœur d’un mari qui l’aimait à la folie décida M. de Soubirane à déclarer que de sa vie il ne reparaîtrait à Andilly. On était fort heureux à Andilly, on le prit au mot en quelque sorte, et après lui avoir fait toutes sortes d’excuses et d’avances, on l’oublia.

Depuis qu’il s’était vu fortifié par l’arrivée du chevalier de Bonnivet qui le fournissait de bonnes raisons, et dans l’occasion, de phrases toutes faites, son éloignement pour Mlle de Zohiloff était devenu de la haine. Il ne lui pardonnait pas ses allusions à la bravoure russe déployée devant les murs d’Ismaïloff, tandis que les chevaliers de Malte, ennemis jurés des Turcs, se reposaient sur leur rocher. Le commandeur eût oublié une épigramme qu’il avait provoquée ; mais le fait est qu’il y avait de l’argent au fond de toute cette colère contre Armance. La tête assez faible du commandeur était absolument tournée de l’idée de faire une grande fortune à la Bourse. Comme chez toutes les âmes communes, vers les cinquante ans, l’intérêt qu’il prenait aux choses de ce monde s’était anéanti, et l’ennui avait paru ; comme de coutume encore, le commandeur avait voulu être successivement homme de lettres, intrigant politique et dilettante de l’opéra italien. Je ne sais quel malentendu l’avait empêché d’être jésuite de robe courte.

Enfin le jeu de la Bourse avait paru et s’était trouvé un souverain remède à un immense ennui. Mais pour jouer à la Bourse il ne lui manquait que des fonds et du crédit. L’indemnité s’était présentée fort à propos, et le commandeur avait juré qu’il dirigerait facilement son neveu qui n’était qu’un philosophe. Il comptait fermement porter à la Bourse une bonne part de ce qu’Octave recevrait pour l’indemnité de sa mère.

Au plus beau de sa passion pour les millions, Armance s’était présentée au commandeur comme un obstacle invincible. Maintenant son admission dans la famille anéantissait à jamais son crédit sur son neveu et ses châteaux en Espagne. Le commandeur ne perdait pas son temps à Paris, et allait ameutant contre le mariage de son neveu chez Mme la duchesse de C***, protectrice de la famille, Mme la duchesse d’Ancre, Mme de la Ronze, Mme de Claix avec lesquelles il passait sa vie. L’inconvenance de cette alliance fut bientôt décidée par tous les amis de la famille.

En moins de huit jours le mariage du jeune vicomte fut connu de tout le monde et non moins généralement blâmé. Les grandes dames qui avaient des filles à marier étaient furieuses.

« Mme de Malivert, disait la comtesse de Claix, a la cruauté de forcer ce pauvre Octave à épouser sa dame de compagnie, apparemment pour épargner les gages qu’elle aurait dû payer à cette fille, c’est à faire pitié. »

Au milieu de tout cela le commandeur se croyait oublié à Paris où il mourait d’ennui. Le cri général contre le mariage d’Octave ne pouvait pas être plus éternel qu’autre chose. Il fallait profiter de ce déchaînement universel pendant qu’il existait. On ne rompt les mariages arrêtés que de fort près.

Enfin toutes ces bonnes raisons et l’ennui plus qu’elles firent qu’un beau matin l’on vit arriver le commandeur à Andilly, où il reprit sa chambre et son train de vie ordinaire comme si de rien n’eût été.

On fut très-poli envers le nouvel arrivant, qui ne manqua pas de faire à sa future nièce les avances les plus empressées.

– L’amitié a ses illusions non moins que l’amour, dit-il à Armance, et si j’ai blâmé d’abord un certain arrangement, c’est que moi aussi j’aime Octave avec passion.

Chapitre XXIX §

Ses maux les plus cruels sont ceux qu’il se fait lui-même.

BALZAC.

Armance eût pu être trompée par ces avances polies, mais elle ne s’arrêta pas à penser au commandeur ; elle avait d’autres sujets d’inquiétude.

Depuis que rien ne s’opposait plus à son mariage, Octave avait des accès d’humeur noire qu’il pouvait à peine dissimuler ; il prenait le prétexte de maux de tête violents et allait se promener seul dans les bois d’Écouen et de Senlis. Il faisait quelquefois sept ou huit lieues de suite au galop. Ces symptômes parurent funestes à Armance ; elle remarqua qu’en de certains moments il la regardait avec des yeux où le soupçon se peignait plus que l’amour.

Il est vrai que ces accès d’humeur sombre se terminaient souvent par des transports d’amour et par un abandon passionné qu’elle ne lui avait jamais vu du temps de leur bonheur. C’est ainsi qu’elle commençait à appeler en écrivant à Méry de Tersan le temps qui s’était écoulé entre la blessure d’Octave et la fatale imprudence qu’elle avait faite en se cachant dans le cabinet près de la chambre du commandeur.

Depuis la déclaration de son mariage, Armance avait eu la consolation de pouvoir ouvrir son cœur à son amie intime. Méry, élevée dans une famille fort désunie et toujours agitée par des intrigues nouvelles, était fort capable de lui donner des conseils sensés.

Pendant une de ces longues promenades qu’elle faisait avec Octave dans le jardin du château et sous les fenêtres de Mme de Malivert, Armance lui dit un jour :

– Votre tristesse a quelque chose de si extraordinaire, que moi, qui vous aime uniquement au monde, j’ai eu besoin de prendre conseil d’une amie, avant d’oser vous parler comme je vais le faire. Vous étiez plus heureux avant cette nuit cruelle où je fus si imprudente, et je n’ai pas besoin de vous dire que tout mon bonheur a disparu bien plus rapidement que le vôtre. J’ai une proposition à vous faire : revenons à un état parfaitement heureux et à cette douce intimité qui a fait le charme de ma vie, depuis que j’ai su que vous m’aimiez, jusqu’à cette fatale idée de mariage. Je prendrai sur moi toute la bizarrerie du changement. Je dirai au monde que j’ai fait vœu de ne jamais me marier. On blâmera cette idée, elle nuira à l’opinion que quelques amis veulent bien avoir de moi ; que m’importe ? l’opinion après tout n’est importante pour une fille riche qu’autant qu’elle songe à se marier ; or, certainement jamais je ne me marierai.

Pour toute réponse, Octave lui prit la main, et d’abondantes larmes s’échappèrent de ses yeux.

– Ô mon cher ange, lui dit-il, combien vous valez mieux que moi !

La vue de ces larmes chez un homme peu sujet à une telle faiblesse, et ce mot si simple déconcertèrent toute la résolution d’Armance.

Enfin elle lui dit avec effort :

– Répondez-moi, mon ami. Acceptez une proposition qui va me rendre le bonheur. Nous n’en passerons pas moins notre vie ensemble.

Elle vit un domestique s’avancer.

– Le déjeuner va sonner, ajouta-t-elle avec trouble, monsieur votre père arrivera de Paris, ensuite je ne pourrai plus vous parler, et si je ne vous parle pas, je serai malheureuse et agitée encore toute cette journée, car je douterai un peu de vous.

– Vous ! douter de moi ! dit Octave avec un regard qui pour un instant dissipa toutes les craintes d’Armance.

Après quelques minutes de promenade silencieuse :

– Non, Octave, reprit Armance, je ne doute pas de vous ; si je doutais de votre amour, j’espère que Dieu me ferait la grâce de mourir ; mais enfin vous êtes moins heureux depuis que votre mariage est décidé.

– Je vous parlerai comme à moi-même, dit Octave avec impétuosité. Il y a des moments où je suis beaucoup plus heureux, car enfin j’ai la certitude que rien au monde ne pourra me séparer de vous ; je pourrai vous voir et vous parler à toute heure, mais, ajouta-t-il…

Et il tomba dans un de ces moments de silence sombre qui faisaient le désespoir d’Armance.

La crainte de la cloche du déjeuner qui allait les séparer pour toute la journée peut-être, lui donna pour la seconde fois le courage d’interrompre la rêverie l’Octave :

– Mais quoi, cher ami ? lui dit-elle, dites-moi tout ; ce mais affreux va me rendre cent fois plus malheureuse que tout ce que vous pourriez ajouter.

– Eh bien ! dit Octave en s’arrêtant, se tournant vers elle et la regardant fixement, non plus comme un amant, mais de façon à voir ce qu’elle allait penser, vous saurez tout ; la mort me serait moins pénible que le récit que je dois vous faire, mais aussi je vous aime bien plus que la vie. Ai-je besoin de vous jurer non plus comme votre amant (et dans ce moment ses regards n’étaient plus en effet ceux d’un amant), mais en honnête homme et comme je le jurerais à monsieur votre père si la bonté du ciel nous l’eût conservé, ai-je besoin de vous jurer que je vous aime uniquement au monde, comme jamais je n’ai aimé, comme jamais je n’aimerai ? Être séparé de vous serait la mort pour moi et cent fois plus que la mort ; mais j’ai un secret affreux que jamais je n’ai confié à personne, ce secret va vous expliquer mes fatales bizarreries.

En disant ces mots mal articulés, les traits d’Octave se contractèrent, il y avait de l’égarement dans ses yeux ; on eût dit qu’il ne voyait plus Armance ; des mouvements convulsifs agitaient ses lèvres. Armance, plus malheureuse que lui, s’appuya sur une caisse d’oranger ; elle tressaillit en reconnaissant cet oranger fatal auprès duquel elle s’était évanouie lorsque Octave lui parla durement après la nuit passée dans la forêt. Octave était arrêté droit devant elle comme frappé d’horreur et n’osant continuer. Ses yeux effrayés regardaient fixement devant lui comme s’il eût eu la vision d’un monstre.

– Cher ami, lui dit Armance, j’étais plus malheureuse quand vous me parlâtes avec cruauté auprès de ce même oranger il y a plusieurs mois ; alors je doutais de votre amour. Que dis-je ? reprit-elle avec passion, ce jour fatal j’eus la certitude que vous ne m’aimiez pas. Ah ! mon ami, que je suis plus heureuse aujourd’hui !

L’accent de vérité avec lequel Armance prononça ces derniers mots, sembla diminuer la douleur aigre et méchante à laquelle Octave était en proie. Armance, oubliant sa retenue ordinaire, lui serrait la main avec passion et le pressait de parler ; la figure d’Armance se trouva un moment si près de celle d’Octave qu’il sentit la chaleur de sa respiration. Cette sensation l’attendrit ; parler lui devint facile.

– Oui, chère amie, lui dit-il en la regardant enfin, je t’adore, tu ne doutes pas de mon amour ; mais quel est l’homme qui t’adore ? c’est un monstre.

À ces mots, l’attendrissement d’Octave sembla l’abandonner ; tout à coup il devint comme furieux, se dégagea des bras d’Armance qui essaya en vain de le retenir, et prit la fuite. Armance resta sans mouvement. Au même instant la cloche du déjeuner sonna. Plus morte que vive, elle n’eut besoin que de paraître devant Mme de Malivert pour obtenir la permission de ne pas rester à table. Le domestique d’Octave vint dire bientôt après qu’une affaire venait d’obliger son maître à partir au galop pour Paris.

Le déjeuner fut silencieux et froid ; le seul être heureux était le commandeur. Frappé de cette absence simultanée des deux jeunes gens, il surprit des larmes d’inquiétude dans les yeux de sa sœur ; il eut un moment de joie. Il lui sembla que l’affaire du mariage n’allait plus aussi bien ; on en rompt de plus avancés, se dit-il à lui-même, et l’excès de sa préoccupation l’empêchait d’être aimable pour Mmes d’Aumale et de Bonnivet. L’arrivée du marquis qui venait de Paris malgré un ressentiment de goutte, et qui montra beaucoup d’humeur lorsqu’il ne vit pas Octave qu’il avait prévenu de son voyage augmenta la joie du commandeur. Le moment est favorable, se dit-il, pour faire entendre le langage de la raison. À peine le déjeuner fini, Mmes d’Aumale et de Bonnivet remontèrent chez elles ; Mme de Malivert passa dans la chambre d’Armance, et le commandeur fut animé, c’est-à-dire heureux, pendant cinq quarts d’heure qu’il employa à tâcher d’ébranler la résolution de son beau-frère relativement au mariage d’Octave.

Il y avait un grand fond de probité dans tout ce que répondait le vieux marquis. « L’indemnité appartient à votre sœur, disait-il ; moi, je suis un gueux. C’est cette indemnité qui nous met à même de songer à un établissement pour Octave ; votre sœur désire plus que lui, je crois, ce mariage avec Armance, qui d’ailleurs ne manque pas de fortune ; en tout cela, je ne puis, en honnête homme, que donner des avis ; je ne saurais ici faire parler mon autorité ; j’aurais l’air de vouloir priver ma femme de la douceur de passer sa vie avec son amie intime. »

Mme de Malivert avait trouvé Armance fort agitée, mais peu communicative. Pressée par l’amitié, Armance parla assez vaguement d’une petite querelle comme il s’en élève quelquefois entre les gens qui s’aiment le mieux.

– Je suis sûre qu’Octave a tort, dit Mme de Malivert en se levant, autrement tu me dirais tout.

Et elle laissa Armance seule. C’était lui rendre un grand service. Il devint bientôt évident pour elle qu’Octave avait commis quelque grand crime dont peut-être encore il s’exagérait les funestes conséquences, et en honnête homme il ne voulait pas permettre qu’elle liât son sort à celui d’un assassin peut-être, sans lui faire connaître toute la vérité.

Oserons-nous dire que cette façon d’expliquer la bizarrerie d’Octave rendit à sa cousine une sorte de tranquillité ? Elle descendit au jardin, espérant un peu le rencontrer. Elle se sentait en ce moment entièrement guérie de la jalousie profonde que lui avait inspirée Mme d’Aumale ; elle ne s’avouait pas, il est vrai, cette source de l’état d’attendrissement et de bonheur où elle se trouvait. Elle se sentait transportée par la pitié la plus tendre et la plus généreuse. « S’il faut quitter la France, se disait-elle, et nous exiler au loin, fût-ce même en Amérique, eh bien, nous partirons, se disait-elle avec joie, et le plus tôt sera le mieux. » Et son imagination s’égara dans des suppositions de solitude complète et d’île déserte, trop romanesques et surtout trop usées par les romans pour être rapportées. Ni ce jour-là, ni le suivant, Octave ne parut ; seulement le soir du second jour, Armance reçut une lettre datée de Paris. Jamais elle n’avait été plus heureuse. La passion la plus vive et la plus abandonnée respirait dans cette lettre. « Ah ! s’il eût été ici dans le moment où il a écrit, se dit-elle, il m’eût tout avoué. » Octave lui faisait entendre qu’il était retenu à Paris par la honte de lui dire son secret. « Ce n’est pas dans tous les moments, ajoutait-il, que j’aurai le courage de dire cette parole fatale, même à vous, car elle peut diminuer les sentiments que vous daignez m’accorder et qui sont tout pour moi. Ne me pressez pas à ce sujet, chère amie. » Armance se hâta de lui répondre par un domestique qui attendait. « Votre plus grand crime, lui disait-elle, est de vous tenir loin de nous », et sa surprise fut égale à sa joie, quand, une demi-heure après avoir écrit, elle vit paraître Octave qui était venu attendre sa réponse à Labarre près d’Andilly.

Les jours qui suivirent furent parfaitement heureux. Les illusions de la passion qui animait Armance étaient si singulières, que bientôt elle se trouva habituée à aimer un assassin. Il lui semblait que tel devait être au moins le crime dont Octave hésitait à s’avouer coupable. Son cousin parlait trop bien pour exagérer ses idées, et il avait dit ces propres mots : Je suis un monstre.

Dans la première lettre d’amour qu’elle lui eût écrite de sa vie, elle lui avait promis de ne pas lui faire de questions ; ce serment fut sacré pour elle. La lettre qu’Octave lui avait répondue était un trésor pour elle. Elle l’avait relue vingt fois, elle prit l’habitude d’écrire tous les soirs à l’homme qui allait être son époux ; et comme elle aurait eu quelque honte de prononcer son nom devant sa femme de chambre, elle cacha sa première lettre dans la caisse de cet oranger qu’Octave devait bien connaître.

Elle le lui dit d’un mot un matin comme on se mettait à table pour déjeuner. Il disparut sous prétexte d’un ordre à donner, et Armance eut le plaisir inexprimable, lorsqu’il rentra un quart d’heure après, de trouver dans ses yeux l’expression du bonheur le plus vif et de la plus douce reconnaissance.

Quelques jours après, Armance osa lui écrire : « Je vous crois coupable de quelque grand crime ; l’affaire de toute notre vie sera de le réparer, s’il est réparable ; mais, chose singulière, je vous suis peut-être plus tendrement dévouée encore qu’avant cette confidence.

» Je sens ce qu’a dû vous coûter cet aveu, c’est le premier grand sacrifice que vous m’ayez jamais fait, et, vous le dirai-je, ce n’est que depuis cet instant que je suis guérie d’un vilain sentiment que moi aussi je n’osais presque vous avouer. Je me figure ce qu’il y a de pis. Ainsi il me semble que vous n’avez pas à me faire un aveu plus détaillé avant une certaine cérémonie. Vous ne m’aurez point trompée, je vous le déclare. Dieu pardonne au repentir, et je suis sûre que vous vous exagérez votre faute ; fût-elle aussi grave qu’elle puisse l’être, moi qui ai vu vos anxiétés, je vous pardonne. Vous me ferez une entière confidence d’ici à un an, peut-être alors je vous inspirerai moins de crainte… Je ne puis pas cependant vous promettre de vous aimer davantage. »

Plusieurs lettres écrites de ce ton d’angélique bonté avaient presque déterminé Octave à confier par écrit à son amie le secret qu’il lui devait ; mais la honte, l’embarras d’écrire une telle lettre le retenaient encore.

Il alla à Paris consulter M. Dolier, ce parent qui lui avait servi de témoin. Il savait que M. Dolier avait beaucoup d’honneur, un sens fort droit et point assez d’esprit pour composer avec le devoir ou se faire des illusions. Octave lui demanda s’il devait absolument confier à Mlle de Zohiloff un secret fatal, qu’il n’eût pas hésité à avouer avant son mariage au père ou au tuteur d’Armance. Il alla jusqu’à montrer à M. Dolier la partie de la lettre d’Armance citée plus haut.

– Vous ne pouvez vous dispenser de parler, lui répondit ce brave officier, ceci est de devoir étroit. Vous ne pouvez vous prévaloir de la générosité de Mlle de Zohiloff. Il serait indigne de vous de tromper qui que ce soit, et il serait encore plus au-dessous du noble Octave de tromper une pauvre orpheline qui n’a peut-être que lui pour ami parmi tous les hommes de la famille.

Octave s’était dit toutes ces choses mille fois, mais elles prirent une force toute nouvelle en passant par la bouche d’un homme honnête et ferme.

Octave crut entendre la voix du destin.

Il prit congé de M. Dolier en se jurant d’écrire la lettre fatale dans le premier café qu’il rencontrerait à sa main droite en sortant de chez son parent ; il tint parole. Il écrivit une lettre de dix lignes et y mit l’adresse de Mlle de Zohiloff, au château de *** près Andilly.

En sortant du café, il chercha des yeux une boîte aux lettres, le hasard voulut qu’il n’en vît pas. Bientôt un reste de ce sentiment pénible qui le portait à retarder un tel aveu le plus possible, vint lui persuader qu’une lettre de cette importance ne devait pas être confiée à la poste, qu’il était mieux de la placer lui-même dans la caisse d’oranger du jardin d’Andilly. Octave n’eut pas l’esprit de reconnaître dans l’idée de ce retard une dernière illusion d’une passion à peine vaincue.

L’essentiel, dans sa position, était de ne pas céder d’un pas à la répugnance que les conseils sévères de M. Dolier venaient de l’aider à surmonter. Il monta à cheval pour porter sa lettre à Andilly.

Depuis la matinée où le commandeur avait eu le soupçon de quelque mésintelligence entre les amants, la légèreté naturelle de son caractère avait fait place à un désir de nuire assez constant.

Il avait pris pour confident le chevalier de Bonnivet. Tout le temps que le commandeur employait naguère à rêver à des spéculations de Bourse et à écrire des chiffres dans un carnet, il le consacrait maintenant à chercher les moyens de rompre le mariage de son neveu.

Ses projets d’abord n’étaient pas fort raisonnables ; le chevalier de Bonnivet régularisa ses moyens d’attaque. Il lui suggéra de faire suivre Armance, et au moyen de quelques louis, le commandeur fit des espions de tous les domestiques de la maison. On lui dit qu’Octave et Armance s’écrivaient et cachaient leurs lettres dans l’intérieur de la caisse d’un oranger portant tel numéro.

Une telle imprudence parut incroyable au chevalier de Bonnivet ; il laissa le commandeur y rêver. Voyant au bout de huit jours que M. de Soubirane ne trouvait rien au delà de l’idée commune de lire les phrases d’amour de deux amants, il le fit souvenir adroitement que parmi vingt goûts différents il avait eu, pendant six mois, celui des lettres autographes ; le commandeur employait alors un calqueur fort habile. Cette idée parut dans cette tête, mais ne produisit rien. Elle y était cependant à côté d’une haine très-vive.

Le chevalier hésitait beaucoup à se hasarder avec un tel homme. La stérilité de son associé le décourageait. D’ailleurs, au premier revers il pouvait tout avouer. Heureusement le chevalier se souvint d’un roman vulgaire où le personnage méchant fait imiter l’écriture des amants et fabrique de fausses lettres. Le commandeur ne lisait guère, mais il avait adoré les belles reliures. Le chevalier se résolut à tenter un dernier essai ; s’il ne réussissait pas, il abandonnait le commandeur à toute l’aridité de ses moyens. Un ouvrier de Thouvenin magnifiquement payé travailla nuit et jour et revêtit d’une reliure superbe le roman où l’on employait l’artifice de fabriquer des lettres. Le chevalier prit ce livre magnifique, l’apporta à Andilly et tacha avec du café la page où la supposition des lettres était expliquée.

– Je suis au désespoir, dit-il un matin au commandeur, en entrant dans sa chambre. Mme de *** qui est folle de ses livres, comme vous savez, a fait relier d’une manière admirable ce roman pitoyable. J’ai eu la sottise de le prendre chez elle, j’ai taché une page. Vous qui avez rassemblé ou inventé des secrets étonnants pour tout, ne pourriez-vous pas m’indiquer le moyen de fabriquer une page nouvelle ?

Le chevalier, après avoir beaucoup parlé et employé les mots les plus voisins de l’idée qu’il voulait inspirer, laissa le volume dans la chambre du commandeur.

Il lui en parla bien dix fois avant que M. de Soubirane eût l’idée de brouiller les deux amants par de fausses lettres.

Il en fut si fier que d’abord il s’exagéra son importance ; il en parla dans ce sens au chevalier qui eut horreur d’un moyen si immoral, et le soir partit pour Paris. Deux jours après, le commandeur en lui parlant revint sur cette idée.

– Une supposition de lettre est atroce, s’écria le chevalier. Aimez-vous votre neveu avec une affection assez vive pour que la fin puisse justifier le moyen ?

Mais le lecteur est peut-être aussi las que nous de ces tristes détails ; détails où l’on voit les produits gangrenés de la nouvelle génération lutter avec la légèreté de l’ancienne.

Le commandeur prenant toujours en pitié la candeur du chevalier lui prouva que, dans une cause à peu près désespérée, le moyen le plus sûr d’être battu était de ne rien tenter.

M. de Soubirane prit sans affectation sur la cheminée de sa sœur plusieurs échantillons de l’écriture d’Armance, et obtint facilement de son calqueur des copies qu’il était difficile de distinguer des originaux. Il bâtissait déjà pour la rupture du mariage d’Octave les suppositions les plus décisives sur les intrigues de l’hiver, les distractions du bal, les propositions avantageuses qu’il pourrait faire faire à la famille. Le chevalier de Bonnivet admirait ce caractère. « Que cet homme-là n’est-il ministre, se disait-il, les plus hautes dignités seraient à moi. Mais avec cette exécrable charte, les discussions publiques, la liberté de la presse, jamais un tel être ne serait ministre, de quelque haute naissance qu’il pût se vanter. » Enfin après quinze jours de patience, le commandeur eut l’idée de composer une lettre d’Armance à Méry de Tersan, son amie intime. Le chevalier fut pour la seconde fois sur le point de tout abandonner. M. de Soubirane avait employé deux jours à faire un modèle de lettre pétillant d’esprit et surchargé d’idées fines, réminiscence de celles qu’il écrivait en 1789.

– Notre siècle est plus sérieux que cela, lui dit le chevalier, soyez plutôt pédant, grave, ennuyeux… Votre lettre est charmante ; le chevalier de Laclos ne l’eût pas désavouée, mais elle ne trompera personne aujourd’hui.

– Toujours aujourd’hui, aujourd’hui ! reprit le commandeur, votre Laclos n’était qu’un fat. Je ne sais pourquoi vous autres jeunes gens vous en faites un modèle. Ses personnages écrivent comme des perruquiers, etc., etc.

Le chevalier fut enchanté de la haine du commandeur pour M. de Laclos ; il défendit ferme l’auteur des Liaisons dangereuses, fut battu complètement, et enfin obtint un modèle de lettre point assez emphatique et allemand, mais enfin à peu près raisonnable. Le modèle de lettre arrêté après une discussion si orageuse, fut présenté par le commandeur à son calqueur d’autographes qui, croyant qu’il ne s’agissait que de propos galants, n’opposa que la difficulté nécessaire pour se faire bien payer, et imita à s’y tromper l’écriture de Mlle de Zohiloff. Armance était supposée écrire à son amie Méry de Tersan une longue lettre sur son prochain mariage avec Octave.

En arrivant à Andilly avec la lettre écrite d’après les conseils de M. Dolier, l’idée dominante d’Octave pendant toute la route avait été d’obtenir d’Armance qu’elle ne lirait sa lettre que le soir après qu’ils se seraient séparés. Octave comptait partir le lendemain de grand matin ; il était bien sûr qu’Armance lui répondrait. Il espérait ainsi diminuer un peu l’embarras d’une première entrevue après un tel aveu. Octave ne s’y était déterminé que parce qu’il trouvait de l’héroïsme dans la façon de penser d’Armance. Depuis bien longtemps il n’avait pas surpris un quart d’heure de la vie d’Armance qui ne fût dominé par le bonheur ou par le chagrin produits par le sentiment qui les unissait. Octave ne doutait pas qu’elle n’eût pour lui une passion violente. En arrivant à Andilly il sauta de son cheval, courut au jardin et en cachant sa lettre sous quelques feuilles dans le coin de la caisse d’oranger, il en trouva une d’Armance.

Chapitre XXX §

Il s’enfonça rapidement sous une allée de tilleuls pour pouvoir la lire sans être interrompu. Il vit par les premières lignes que cette lettre était écrite pour Mlle Méry de Tersan (c’était la lettre composée par le commandeur). Mais les premières lignes l’avaient tellement inquiété qu’il continua et lut :

« Je ne sais comment répondre à tes reproches. Tu as raison, ma bonne amie, je suis folle de me plaindre. Cet arrangement est sous tous les rapports bien au-dessus de ce que pouvait espérer une pauvre fille riche de la veille, et sans famille pour l’établir et la protéger. C’est un homme d’esprit et de la plus haute vertu : peut-être en a-t-il trop pour moi. Te l’avouerai-je ? les temps sont bien changés ; ce qui eût comblé ma félicité il y a quelques mois n’est plus qu’un devoir ; le ciel m’a-t-il refusé la faculté d’aimer constamment ? Je termine un arrangement raisonnable et avantageux, je me le dis sans cesse, mais mon cœur n’éprouve plus ces doux transports que me donnait la vue de l’homme le plus parfait qui à mes yeux existât sur la terre, du seul être qui méritât d’être aimé. Je vois aujourd’hui que son humeur est inégale, ou plutôt pourquoi l’accuser ? Il n’a pas changé lui ; tout mon malheur c’est qu’il y ait de l’inégalité dans mon cœur. Je vais faire un mariage avantageux, honorable, de toutes manières ; mais, chère Méry, je rougis de te l’avouer ; je n’épouse plus l’être que j’aimais par-dessus tout ; je le trouve sérieux et quelquefois peu amusant, et c’est avec lui que je vais passer toute ma vie ! probablement dans quelque château solitaire au fond de quelque province où nous propagerons l’enseignement mutuel et la vaccine. Peut-être, chère amie, regretterai-je le salon de Mme de Bonnivet ; qui nous l’eût dit il y a six mois ? Cette étrange légèreté de mon caractère est ce qui m’afflige le plus. Octave n’est-il pas le jeune homme le plus remarquable que nous ayons vu cet hiver ? Mais j’ai passé une jeunesse si triste ! Je voudrais un mari amusant. Adieu. Après-demain l’on me permet d’aller à Paris ; à onze heures je serai à ta porte. »

Octave resta frappé d’horreur. Tout à coup il se réveilla comme d’un songe, et courut reprendre la lettre qu’il venait de déposer dans la caisse d’oranger : il la déchira avec rage, et mit les fragments dans sa poche.

« J’avais besoin, se dit-il froidement, de la passion la plus folle et la plus profonde pour qu’on pût me pardonner mon fatal secret. Contre toute raison, contre ce que je m’étais juré pendant toute ma vie, j’ai cru avoir rencontré un être au-dessus de l’humanité. Pour mériter une telle exception, il eût fallu être aimable et gai, et c’est ce qui me manque. Je me suis trompé ; il ne me reste qu’à mourir.

» Ce serait sans doute pécher contre l’honneur que de ne pas faire d’aveu, si j’enchaînais pour toujours la destinée de Mlle de Zohiloff. Mais je puis la laisser libre dans un mois. Elle sera une veuve jeune, riche, fort belle, sans doute fort recherchée ; et le nom de Malivert lui vaudra mieux pour trouver un mari amusant que le nom encore peu connu de Zohiloff. »

Ce fut dans ces sentiments qu’Octave entra chez sa mère où il trouva Armance qui parlait de lui et songeait à son prochain retour ; bientôt elle fut aussi pâle et presque aussi malheureuse que lui, et cependant il venait de dire à sa mère qu’il ne pouvait supporter les délais qui retardaient son mariage.

– Bien des gens voudraient troubler mon bonheur, avait-il ajouté ; j’en ai la certitude. Quel besoin avons-nous de tant de préparatifs ? Armance est plus riche que moi, et il n’est pas probable que des robes ou des bijoux lui manquent jamais. J’ose espérer qu’avant la fin de la seconde année de notre union elle sera gaie, heureuse, jouissant de tous les plaisirs de Paris, et qu’elle ne se repentira jamais de la démarche qu’elle va faire. Je pense que jamais elle ne sera claquemurée à la campagne dans quelque vieux château.

Il y avait quelque chose de si étrange dans le son des paroles d’Octave, et de si peu d’accord avec le vœu qu’elles exprimaient, que presque en même temps Armance et Mme de Malivert sentirent leurs yeux se remplir de larmes. Armance eut à peine la force de répondre :

– Ah ! cher ami, que vous êtes cruel !

Fort mécontent de ne pas savoir jouer le bonheur, Octave sortit brusquement. La résolution de terminer son mariage par la mort donnait à ses manières quelque chose de sec et de cruel.

Après avoir pleuré avec Armance de ce qu’elle appelait la folie de son fils, Mme de Malivert conclut que la solitude ne valait rien à un caractère naturellement sombre.

– L’aimes-tu toujours malgré ce défaut dont il est le premier à souffrir ? dit Mme de Malivert ; consulte ton cœur, ma fille, je ne veux pas te rendre malheureuse, tout peut se rompre encore.

– Ah ! maman, je crois que je l’aime encore davantage depuis que je ne le crois plus si parfait.

– Eh bien ! ma petite, reprit Mme de Malivert, je ferai ton mariage dans huit jours. D’ici là sois indulgente pour lui, il t’aime, tu n’en peux douter. Tu sais quelle idée il a de ses devoirs envers ses parents, et cependant tu as vu sa fureur quand il te crut en butte aux mauvais propos de mon frère. Sois douce et bonne, ma chère fille, avec cet être que rend malheureux quelque préjugé bizarre contre le mariage.

Armance, à laquelle ces paroles jetées au hasard présentaient un sens si vrai, redoubla d’attentions et de dévouement tendre pour Octave.

Le lendemain, de grand matin, Octave vint à Paris, et dépensa une somme fort considérable, à peu près les deux tiers de tout ce dont il pouvait disposer, pour acheter des bijoux de grand prix qu’il fit placer dans la corbeille de mariage.

Il passa chez le notaire de son père et fit ajouter au contrat de mariage des clauses extrêmement avantageuses à la future épouse et qui, en cas de veuvage, lui assuraient la plus brillante indépendance.

Ce fut par des soins de ce genre qu’Octave remplit les dix jours qui s’écoulèrent entre la découverte de la prétendue lettre d’Armance et son mariage. Ces jours furent pour Octave plus tranquilles qu’il n’eût osé l’espérer. Ce qui pour les âmes tendres rend le malheur si cruel, c’est une petite lueur d’espérance qui quelquefois subsiste encore.

Octave n’en avait aucune. Son parti était arrêté, et pour les âmes fermes, quelque dur que soit le parti pris, il dispense de réfléchir sur son sort et ne demande plus que le courage d’exécuter exactement ; et c’est peu de chose.

Ce qui frappait le plus Octave, quand les préparatifs nécessaires et les soins de tout genre le laissaient à lui-même, c’était un long étonnement : Quoi ! Mlle de Zohiloff n’était plus rien pour lui ! Il s’était tellement accoutumé à croire fermement à l’éternité de son amour et de leur liaison intime, qu’à chaque instant il oubliait que tout était changé, il ne pouvait se figurer la vie sans Armance. Chaque matin presque, il avait besoin à son réveil de s’apprendre son malheur. Il y avait un moment cruel. Mais bientôt l’idée de la mort venait le consoler et rendre le calme à son cœur.

Toutefois, vers la fin de cet intervalle de dix jours, l’extrême tendresse d’Armance lui donna quelques moments de faiblesse. Dans leurs promenades solitaires, se croyant autorisée par leur mariage si prochain, Armance se permit une ou deux fois de prendre la main d’Octave qu’il avait fort belle, et de la porter à ses lèvres. Ce redoublement de soins tendres qu’Octave remarqua fort bien et auquel, malgré lui, il était extrêmement sensible, rendit souvent vive et poignante une douleur qu’il croyait avoir surmontée.

Il se figurait ce qu’eussent été ces caresses venant d’un être qui l’eût véritablement aimé, venant d’Armance, telle que d’après son propre aveu, dans la lettre fatale à Méry de Tersan, elle était encore deux mois auparavant. « Et mon peu d’amabilité et de gaieté a pu faire cesser son amour, se disait Octave avec amertume. Hélas ! c’était l’art de me faire bien venir dans le monde qu’il fallait apprendre au lieu de me livrer à tant de vaines sciences ! À quoi m’ont-elles servi ? À quoi m’ont servi mes succès auprès de Mme d’Aumale ? elle m’eût aimé si je l’eusse voulu. Je n’étais pas fait pour plaire à ce que je respecte. Apparemment qu’une timidité malheureuse me rend triste, peu aimable, quand je désire passionnément de plaire.

» Armance m’a toujours fait peur. Je ne l’ai jamais approchée sans sentir que je paraissais devant le maître de ma destinée. Il aurait fallu demander à l’expérience et à ce que je voyais se passer dans le monde, des idées plus justes sur l’effet que produit un homme aimable qui veut intéresser une jeune fille de vingt ans…

» Mais tout cela est inutile désormais, disait Octave en souriant tristement et s’interrompant : ma vie est finie. Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi5. »

Dans certains moments d’humeur sombre, Octave allait jusqu’à voir dans les manières tendres d’Armance si peu d’accord avec l’extrême retenue qui lui était si naturelle, l’accomplissement d’un devoir désagréable qu’elle s’imposait. Rien alors n’était comparable à la rudesse de sa conduite qui réellement avoisinait l’apparence de la folie.

Moins malheureux dans d’autres instants, il se laissait toucher par la grâce séduisante de cette jeune fille qui allait être son épouse. Il eût été difficile, en effet, de rien imaginer de plus touchant et de plus noble que les manières caressantes de cette jeune fille ordinairement si réservée, faisant violence aux habitudes de toute sa vie pour essayer de rendre un peu de calme à l’homme qu’elle aimait. Elle le croyait victime de remords et cependant éprouvait pour lui une passion violente. Depuis que la grande affaire de la vie d’Armance n’était plus de cacher son amour et de se le reprocher, Octave lui était devenu encore plus cher.

Un jour, dans une promenade vers les bois d’Écouen, émue elle-même par les mots tendres qu’elle se permettait, Armance alla jusqu’à lui dire, et elle était de bonne foi dans ce moment :

– J’ai quelquefois des idées de commettre un crime égal au tien pour mériter que tu ne me craignes plus.

Octave, séduit par l’accent de la vraie passion et comprenant toute sa pensée, s’arrêta pour la regarder fixement et peu s’en fallut qu’il ne lui remît la lettre d’aveu dont il portait toujours les fragments sur lui. En portant la main dans la poche de son habit, il sentit le papier plus fin de la prétendue lettre destinée à Méry de Tersan, et sa bonne intention fut glacée.

Chapitre XXXI §

If he be turn’d to earth, let me but give him one hearty kiss, and you shall put us both into one coffin.

WEBSTER.

Octave était tenu à un grand nombre de démarches nécessaires auprès de grands-parents qu’il savait désapprouver extrêmement son mariage. Dans des circonstances ordinaires, rien n’eût été plus pénible pour lui. Il fût sorti malheureux et presque dégoûté du bonheur, des hôtels de ses illustres parents. À son grand étonnement, il observa, en remplissant ces devoirs, que rien ne lui était pénible ; c’est que rien ne lui inspirait plus d’intérêt. Il était mort au monde.

Depuis l’inconstance d’Armance, les hommes étaient pour lui des êtres d’une espèce étrangère. Rien ne pouvait l’émouvoir, pas plus les malheurs de la vertu que la prospérité du crime. Une voix secrète lui disait : « Ces malheureux le sont moins que toi. »

Octave s’acquitta avec une indifférence admirable de ce que la civilisation moderne a entassé de démarches sottes pour gâter un beau jour. Le mariage se fit.

Profitant d’un usage qui commence à s’établir, Octave partit aussitôt avec Armance pour la terre de Malivert, située en Dauphiné ; et dans le fait il la conduisit à Marseille. Là il lui apprit qu’il avait fait vœu d’aller montrer en Grèce que malgré son dégoût pour les manières militaires, il pouvait manier une épée. Armance était si heureuse depuis son mariage, qu’elle consentit sans désespoir à cette séparation momentanée. Octave lui-même, ne pouvant se dissimuler le bonheur d’Armance, eut la faiblesse, bien grande à ses yeux, de retarder son départ de huit jours, qu’il employa à visiter avec elle la sainte Baume, le château Borelli et les environs de Marseille. Il était attendri du bonheur de sa jeune épouse. « Elle joue la comédie, se disait-il, et sa lettre de Méry me le prouve évidemment ; mais elle la joue si bien ! » Il eut des moments d’illusion où la félicité parfaite d’Armance finissait par le rendre heureux. « Quelle autre femme au monde, se disait Octave, même par des sentiments plus sincères, pourrait me donner autant de bonheur ? »

Enfin, il fallut se séparer ; à peine embarqué, Octave paya cher ces moments d’illusion. Pendant quelques jours il ne se trouva plus le courage de mourir. « Je serais le dernier des hommes, se disait-il, et un lâche à mes propres yeux, si d’après ma condamnation prononcée par le sage Dolier, je ne rends pas bientôt Armance à la liberté. Je perds peu de chose à quitter la vie, ajoutait-il en soupirant ; si Armance joue l’amour avec tant de grâce, ce n’est qu’une réminiscence, elle se rappelle ce qu’elle sentait pour moi autrefois. Je n’aurais pas tardé à l’ennuyer. Elle m’estime probablement, mais n’a plus pour moi de sentiment passionné, et ma mort l’affligera sans la mettre au désespoir. » Cette cruelle certitude finit par faire oublier à Octave la divine beauté d’Armance enivrée de bonheur, et se pâmant dans ses bras la veille de son départ. Il reprit du courage, et dès le troisième jour de navigation, avec le courage la tranquillité reparut. Le vaisseau se trouvait par le travers de l’île de Corse. Le souvenir d’un grand homme mort si malheureux apparut à Octave et vint lui rendre de la fermeté. Comme il pensait à lui sans cesse, il l’eut presque pour témoin de sa conduite. Il feignit une maladie mortelle. Heureusement le seul officier de santé qu’on eût à bord était un vieux charpentier qui prétendait se connaître à la fièvre, et il fut le premier trompé par le délire et l’état affreux d’Octave. Grâce à quelques moments d’affectation, Octave vit au bout de huit jours qu’on désespérait de son retour à la vie. Il fit appeler le capitaine dans ce qu’on appelait un de ses moments lucides, et dicta son testament, que signèrent comme témoins les neuf personnes composant l’équipage.

Octave avait eu le soin de déposer un testament semblable chez un notaire de Marseille. Il laissait tout ce dont il pouvait disposer à sa femme, sous la condition bizarre qu’elle se remarierait dans les vingt mois qui suivraient son décès. Si Mme Octave de Malivert ne jugeait pas à propos de remplir cette condition, il priait sa mère d’accepter sa fortune.

Après avoir signé son testament en présence de tout l’équipage, Octave tomba dans une grande faiblesse et demanda les prières des agonisants, que quelques matelots italiens récitèrent auprès de lui. Il écrivit à Armance, et mit dans sa lettre celle qu’il avait eu le courage de lui écrire dans un café de Paris, et la lettre à son amie Méry de Tersan qu’il avait surprise dans la caisse de l’oranger. Jamais Octave n’avait été sous le charme de l’amour le plus tendre comme dans ce moment suprême. Excepté le genre de sa mort, il s’accorda le bonheur de tout dire à son Armance. Octave continua à languir pendant plus d’une semaine, chaque jour il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie. Il confia ses lettres à plusieurs matelots, qui lui promirent de les remettre eux-mêmes à son notaire à Marseille.

Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C’était le sol de la Grèce et les montagnes de la Morée que l’on apercevait à l’horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapidité. Le nom de la Grèce réveilla le courage d’Octave : « Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! » Et à minuit, le 3 de mars, comme la lune se levait derrière le mont Kalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui délivra doucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. Au point du jour, on le trouva sans mouvement sur le pont, couché sur quelques cordages. Le sourire était sur ses lèvres, et sa rare beauté frappa jusqu’aux matelots chargés de l’ensevelir. Le genre de sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance. Peu après, le marquis de Malivert étant mort, Armance et Mme de Malivert prirent le voile dans le même couvent.