Thibaudeau, Antoine-Clair (1765-1854)

Le Consulat et l’Empire, tome I

Antoine-Clair Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, ou Histoire de la France et de Napoléon Bonaparte, de 1799 à 1815, tome I : Consulat, tome premier, Paris, Jules Renouard, 1834, IV-446 p. PDF : Bayerische StaatsBibliothek.

Avertissement de l’éditeur. §

Pendant les grands événements dont la France a été le théâtre, depuis 1789 jusqu’à 1815, l’auteur de cet ouvrage a presque toujours exercé des fonctions publiques : membre de la Convention nationale, du conseil des Cinq-Cents ; préfet à Bordeaux, lors de l’établissement des préfectures ; conseiller d’état ; préfet à Marseille ; dans les Cent-Jours, rappelé au conseil d’état, membre de la Chambre des pairs. Sa carrière politique, interrompue un moment, en 1814, par la première restauration, se termina après les malheurs de 1815, par une proscription de quinze ans. Il a employé ce long exil à des travaux littéraires ; il s’est principalement occupé de l’histoire des 26 ans, pendant lesquels il a été appelé à prendre part aux affaires de son pays. Il a publié, en 1827, deux volumes de Mémoires sur la Convention et le Directoire et un volume de Mémoires sur le Consulat.

En 1823, pour des raisons de famille et avec autorisation, M. Thibaudeau quitta l’Autriche dont il était prisonnier, pour se rendre dans les Pays-Bas. À son passage en Bavière, il trouva deux littérateurs allemands, occupés, sous les auspices de M. Cotta, l’un des principaux libraires de l’Allemagne, à composer une immense collection de documents historiques sur Napoléon Bonaparte ; c’était un monument qu’ils voulaient élever à sa mémoire. Ils en avaient déjà publié quelques volumes à Stuttgard. Effrayés de la grande tâche qu’ils avaient entreprise, ils proposèrent à M. Thibaudeau de s’en charger. Le plan primitif de l’ouvrage lui parut présenter beaucoup de difficultés et d’inconvénients ; on le reconnut, et on traita avec lui pour composer une Histoire générale de Napoléon.

Imprimée à Paris, elle commença à paraître en 1827. Six volumes avaient été publiés lorsqu’en 1829, par des motifs auxquels l’auteur était entièrement étranger, l’impression fut interrompue. Nous nous proposons aujourd’hui de la reprendre et de conduire rapidement cet important ouvrage à sa fin.

Sur les six volumes qui ont déjà paru, nous laissons à part et comme ouvrage séparé, les cinq qui contiennent l’histoire des campagnes d’Italie et d’Égypte, et nous commençons la publication nouvelle, sous le titre de : Le Consulat et l’Empire, ou Histoire de la France et de Napoléon Bonaparte, de 1799 à 1815, par le premier volume de l’histoire du Consulat déjà publié en 1828. Il sera suivi de deux volumes qui compléteront cette période de notre histoire, de cinq volumes pour l’Empire, et enfin d’un neuvième et dernier volume qui contiendra l’histoire de la restauration de 1814, des Cent-Jours, et de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène jusqu’à sa mort.

L’histoire de Napoléon, pendant les campagnes d’Italie et d’Égypte, semble être plus militaire que civile, plutôt la sienne que celle de l’époque. Cependant ce général avait une immense influence sur les affaires intérieures de son pays, sur ses relations extérieures. Le législateur de l’Italie agissait puissamment sur les institutions de la France. En retraçant cette influence, cette action, l’auteur a été nécessairement conduit à traiter les objets divers auxquels elles s’appliquaient.

Mais à compter du 18 brumaire, lorsque Napoléon arrive au pouvoir, son histoire est réellement celle de la France dans tous ses rapports intérieurs et extérieurs ; c’est ainsi que l’auteur l’a considérée. C’est le complément nécessaire des histoires de la révolution qui s’arrêtent à la fin du Directoire. Dans toutes les publications qui, sous divers titres, ont traité plus ou moins spécialement du Consulat et de l’Empire, on s’est attaché particulièrement aux campagnes, aux victoires, aux faits les plus saillants de la politique intérieure et extérieure. On a négligé ou traité superficiellement beaucoup de matières qui ne paraissaient pas fournir aux écrivains l’occasion d’exercer leur talent, d’employer les riches couleurs du style, de parler à l’imagination et de produire des émotions. L’auteur a cru reconnaître que l’histoire civile du Consulat et de l’Empire restait encore à faire ; il l’a entreprise, sans omettre les parties qui ont été exploitées avant lui, la politique extérieure et la guerre.

L’histoire civile, c’est la manière d’être du pays, la véritable vie de l’état. Napoléon s’y personnifie autant et plus peut-être que dans l’histoire militaire. Son gouvernement n’était pas, comme on l’a dit avec autant de légèreté que de passion, celui du sabre. Nul homme ne sut mieux apprécier la nécessité du pouvoir civil et celle de sa suprématie. Par un exposé méthodique, l’auteur fait connaître les codes, toutes les branches de la législation civile et criminelle, les règlements d’administration publique, et la part que l’Empereur prit à leur discussion dans le conseil d’état ; les finances, les recettes et les dépenses ; les institutions, les organisations civiles, militaires, religieuses ; les travaux publics, les monuments, les encouragements aux sciences, aux arts, à l’industrie, leurs productions ; l’action des grands corps de l’État, celle des partis et de l’opinion ; en un mot tout l’ensemble du gouvernement intérieur.

Dans cet ouvrage, comme dans les écrits qu’il a déjà publiés, la révolution de 1789 est le point de départ de l’auteur, et reste toujours son point de vue. C’est d’après les principes de cette grande transformation du peuple français auxquels il est resté inébranlablement fidèle, qu’il forme ses jugements sur les choses et les hommes. C’est sous leur constante inspiration qu’il a écrit l’histoire du Consulat et de l’Empire qui fait l’objet de cette nouvelle publication.

Introduction. §

En 1789, une ère nouvelle avait commencé pour la France. Tombant de vétusté, sans confiance en elle-même, la monarchie de quinze siècles avait ouvert la voie à la révolution et, sans le prévoir, s’était suicidée. Appelée pour concourir à des palliatifs, à fournir de faibles étais à un vieil édifice, la nation, réveillée d’un long assoupissement, s’était levée, avait senti sa force, et réclamé ses droits. Toutes les âmes furent exaltées par l’enthousiasme de la liberté. Tous les bras travaillèrent à son établissement, à son triomphe. Les privilèges, la féodalité s’offrirent eux-mêmes en sacrifice ; l’égalité fut proclamée sur leur ruine. La révolution avait le suffrage presque unanime, en peu de temps elle fut accomplie. Mais la royauté, la cour et la majorité des privilégiés, ne l’avaient pas voulue. Surprises et débordées, elles avaient en vain tenté de la prévenir, ensuite de l’arrêter ; elles ne lui avaient cédé que de mauvaise grâce, et avec l’arrière-pensée de lui disputer, de lui reprendre ses conquêtes.

Une aussi grande révolution n’avait pu s’opérer sans blesser des vanités, des habitudes, des intérêts. À l’entraînement de l’enthousiasme succédèrent des calculs personnels, des regrets ; des mécontents se rallièrent à la cour. Dès lors commença le combat entre les intérêts anciens et les intérêts nouveaux le trône et la nation, la minorité et la majorité, la contre-révolution et la révolution. Dans cette guerre, réduite à l’intérieur, la victoire ne pouvait être un instant douteuse. Elle se compliqua bientôt par le rôle qu’y prit l’étranger. Surprises aussi par la révolution, toutes les cours de l’Europe en étaient d’abord restées paisibles spectatrices. Elles commencèrent à s’émouvoir en voyant ses progrès et ses conséquences. Elles sympathisaient naturellement avec la minorité ; elle rechercha leur appui, elles lui tendirent les bras. Convaincue de sa faiblesse et de son impuissance, elle courut s’y jeter, et déserta la France. Le grand complot de l’émigration s’exécuta. Menacée au-dedans et au-dehors, la révolution s’irrita et prépara ses armes.

En face de ces dangers, au milieu de ces orages, l’assemblée nationale prétendit fixer les destinées de la nation par l’établissement d’une monarchie constitutionnelle. Après avoir juré les principes fondamentaux de la constitution, Louis XVI s’enfuit vers la frontière, laissant un manifeste où il révoquait ses serments. Par sa dignité, et son calme, la France se montra une grande nation. Tous les insignes de la royauté furent effacés. Le sentiment républicain fit explosion. Louis XVI fut repris et suspendu de ses fonctions. Pendant trois mois la France, sans roi, fut de fait en république ; jamais, depuis deux ans, elle ne fut plus tranquille.

La fuite de Louis XVI était combinée avec l’étranger et l’émigration. Déjà des préparatifs de coalition s’étaient révélés par des actes de l’empereur Léopold, les déclarations de Pavie et de Mantoue. Après l’arrestation du roi, l’empereur écrivit sa circulaire de Padoue. Ensuite eurent lieu l’entrevue et la déclaration de Pilnitz.

L’assemblée nationale, dont l’attitude avait été si belle en apprenant la fuite de Louis XVI, fut embarrassée de son retour et se montra faible et inconséquente. Le parti républicain demanda la déchéance du roi. On discuta dans le comité de constitution l’établissement de la république, qui lui paraissait adoptée par la majorité des départements, et la déposition de Louis XVI en faveur du dauphin avec un conseil de régence. L’assemblée, en grande majorité monarchique, se décida pour la conservation de la monarchie, et quant à la royauté, pour le maintien de Louis XVI, parce que, par la vacillation de sa conduite, il était incapable de devenir pour la contre-révolution un chef tant soit peu redoutable. Les républicains pétitionnèrent contre les décrets. La force publique fut déployée contre eux au Champ-de-Mars, ils furent mitraillés et dispersés. L’assemblée révisa et acheva la constitution. Elle devait être présentée à l’acceptation de Louis XVI ; elle lui répugnait. Il consulta à l’avance ses amis du dedans et du dehors. Dans les cours on fut d’avis qu’il l’acceptât comme un pis-aller, pour se conserver une position qui lui permît de réparer les pertes que le trône avait éprouvées. Il vainquit donc sa répugnance, accepta et jura la constitution. L’assemblée décréta une amnistie, déclara la révolution terminée, et se retira.

Dans les circonstances où se trouvait la France, la constitution la plus parfaite n’aurait pu se soutenir. Elle avait à la tête de ses ennemis le roi chargé de la défendre. S’il avait cédé à sa conscience, s’il l’avait osé, il l’aurait refusée ; il fut au désespoir de l’avoir acceptée. Quelle confiance, quel respect pouvait inspirer à une nation révolutionnée, un roi constitutionnel, élevé dans les principes du droit divin, de la légitimité, accoutumé à regarder la France comme son patrimoine ? Un roi faible, sans caractère, défloré, vaincu par le peuple, le 14 juillet, le 6 octobre ; un roi fugitif, arrêté, prisonnier, faisant, révoquant des serments ; amnistié, qui haïssait, qui devait avoir en horreur la révolution ? L’assemblée nationale voulut l’impossible. En décrétant que la révolution était terminée, si elle le crut, elle se trompa grossièrement. Entre les Bourbons, les privilèges, l’émigration, les rois d’une part, et la nation française de l’autre, il y avait antipathie, guerre déclarée et flagrante.

La révolution n’était pas terminée puisque, contestée, menacée, trahie, provoquée, elle était forcée de se tenir debout, de se continuer, de se protéger à sa manière, c’est-à-dire de marcher en avant ; car s’arrêter, s’endormir, c’était pour elle la défaite et la mort.

La constitution de 1791 fut une transaction imposée par droit de conquête. Elle ne pouvait pas terminer le grand procès, parce que la partie qui perdait ne voulait pas de bonne foi s’y soumettre. Cette constitution était une déclaration de droits ; elle consacrait l’émancipation du peuple français ; ce n’était qu’un beau et solennel programme de ses libertés. Désormais il ne pouvait plus rien en céder ; essayer de les reprendre, les contester, c’était le pousser à en excéder les limites.

Jetée sur un fond mouvant, comme une ancre de salut pendant la tempête, la constitution de 1791 fut mise en activité. L’assemblée législative ouvrit sa session. Elle avait été nommée en vue de la République et surtout en défiance, de la royauté, de Louis XVI, de l’aristocratie, et de l’étranger.

Le dehors n’était pas rassurant. Le roi avait notifié aux cours étrangères son acceptation de la constitution. La Prusse et l’Autriche firent des réponses vagues et conditionnelles. Le roi d’Espagne refusa en termes injurieux de répondre. Le roi de Suède et l’impératrice de Russie renvoyèrent la dépêche. À tout évènement les puissances maintinrent leur coalition.

L’époque où le roi accepta la constitution fut précisément celle de la plus grande émigration ; elle fut hautement prêchée comme une croisade contre ta révolution. Les nobles accoururent en foule à Coblentz, annonçant qu’ils rentreraient victorieux dans quelques mois, en avant-garde de l’étranger.

En présence du parti contre-révolutionnaire, représenté au-dedans par Louis XVI, au dehors par l’émigration en armes et les puissances, il était impossible que l’assemblée législative restât stationnaire dans les limites de la constitution. Un petit parti, les feuillants, l’essaya. Naturellement la cour s’appuyait sur le parti constitutionnel modéré, mais par nécessité, et de mauvaise grâce, tout en le méprisant. Elle reprit ses habitudes, et suivit ses penchants. Elle recommença ses correspondances secrètes avec l’étranger, ses intrigues, ses corruptions, ses trahisons, ses misérables complots, ses doléances, ses dénigrements, ses libelles, ses pamphlets.

Dans l’assemblée, dans la nation, le parti de la révolution s’irritait, et employait tous ses moyens, tous ses efforts pour conjurer les dangers dont elle était menacée. Outre l’émigration, elle avait pour ennemis déclarés toute la partie du clergé qui n’avait pas prêté serment à la constitution. Les émigrés furent sommés de rentrer, ils se moquèrent des injonctions. On réclama contre leurs armements, les puissances éludèrent toutes satisfactions, ou n’en donnèrent que d’illusoires. Un décret les frappa dans leurs biens et leurs personnes. Un autre priva de leur traitement et soumit à une surveillance les prêtres réfractaires. Le roi refusa sa sanction aux décrets.

Dans ce conflit entre ses frères, les princes de sa famille, les émigrés, les prêtres et la révolution formulée dans la constitution qu’il n’avait acceptée que dans l’espoir de la renverser, Louis XVI ne pouvait pas agir autrement. Entraîné d’un côté par ses sympathies, ses affections, sa conscience, et le sentiment de ce qu’il croyait ses droits ; retenu de l’autre par les engagements qu’il avait contractés envers la nation, par ses serments, par la crainte de compromettre son trône, tantôt il résistait à la révolution, mollement, mais assez pour l’effrayer ; tantôt il lui cédait en se laissant forcer la main ; quelquefois il la prévenait brusquement par des démarches trop spontanées et hors de propos pour ne pas inspirer la défiance ; il jouait constamment un double rôle. Impuissant auprès des partis, il les caressait, s’offrait à eux, les trompait, incapable d’en soutenir aucun, un embarras pour tous.

Enchaînée par la constitution, gênée par une royauté que les constituants lui avaient léguée flétrie, par un roi qui avait perdu toute confiance, poussée par les exigences de la révolution qui, dans ses alarmes, son irritation et sa fougue, débordait tous les pouvoirs constitués, que pouvait faire l’assemblée législative ? Comme à l’assemblée constituante il y eut division, les constituants avaient voulu arrêter la révolution ; les constitutionnels s’efforçaient de la renfermer dans la constitution. Cette fausse position n’était pas tenable ; ils y perdaient leur peine.

La révolution avait une représentation autrement nombreuse et forte, qui s’était elle-même constituée. C’étaient les sociétés populaires répandues dans toute la France : c’était à Paris la société-mère des jacobins, et dans une sphère plus avancée, celle des Cordeliers ; c’était la commune de Paris composée de ces éléments. Voilà désormais où se trouvait la puissance. Elle était formidable. Elle fut le point de mire de tout ce qui voulait rester stationnaire, négocier, transiger, ainsi que de tout ce qui voulait la contre-révolution. La coalition, pour diviser la nation, lança son manifeste contre les jacobins. La nation répondit par la guerre. Le roi la proposa, elle fut déclarée. Il y eut accord parfait, mais par un motif différent. Pour la contre-révolution, la guerre était le grand moyen d’arriver à son but, pour la révolution le moyen de déchaîner le peuple et d’écraser ses ennemis ; pour les deux partis d’obtenir une solution. La rupture vint de la révolution, mais depuis deux ans les puissances étaient en état d’hostilité. Sa cause fut fortifiée par le juste orgueil contre elle de l’indépendance nationale. Louis XVI appelait de tous ses vœux la coalition, car elle allait marcher pour lui rendre sa puissance et châtier la nation. Il n’osait pas tendre ouvertement la main à l’étranger, il ne pouvait pas franchement le combattre. Il concourait secrètement à l’exécution de ses plans, en lui indiquant les moyens d’en assurer le succès.

La guerre remettait tout en jeu, constitution, royauté, révolution. La campagne s’ouvrit, son début ne fut pas heureux. Les armées étaient commandées par des nobles, on cria à la trahison. On accusa le ministère, la cour, le roi. Il se jeta entre les bras de la gironde, c’est-à-dire des jacobins, mais à contrecœur. Aucunes concessions de bonne foi n’auraient pu lui profiter, parce que depuis 1789 il les avait toujours faites trop tard.

Le parti révolutionnaire avait un instinct sûr et ne se trompait pas. Il voyait en Louis XVI son principal ennemi, lui déclara ouvertement la guerre, travailla à le désarmer, et demanda sa déchéance. Le 20 juin, le peuple envahit tumultueusement son palais. C’était un essai de forces, le présage d’une bataille, elle était inévitable. Nulle puissance ne pouvait plus la prévenir ; on s’y prépara publiquement. Le manifeste insolent du duc de Brunswick exaspéra les révolutionnaires. Ils n’avaient plus qu’à vaincre ou mourir. Il souleva tous les Français. En vain le parti constitutionnel, civil et militaire, se serra autour de la royauté qui n’acceptait qu’en rechignant ses services. En vain Louis XVI réunit autour de lui quelques amis fidèles, tout ce qu’il avait de forces disponibles. Le 10 août, on courut aux armes. La royauté et le peuple, la révolution et la contre-révolution se trouvèrent en présence. C’était une question de vie ou de mort, un combat décisif ; la royauté fut vaincue, la révolution triompha.

À la fin de cette lutte intestine de trois ans, la France éprouva, ce que, dans son exaltation de 89, elle n’avait pas pu prévoir, qu’une grande révolution sociale froisse et révolte une foule d’intérêts, et lui suscite de vives et longues oppositions ; qu’irritée des obstacles, elle s’arme de tous les moyens pour les surmonter ; qu’un monarque dépouillé du pouvoir absolu ne peut jamais se résigner à n’être qu’un roi constitutionnel.

Sans pouvoirs pour remédier à la situation extraordinaire et provisoire, où la révolution du 10 août avait jeté la France, l’assemblée législative suspendit le roi de ses fonctions, établit un gouvernement provisoire, et fit un appel à la souveraineté du peuple. Une convention nationale fut convoquée.

La France tomba dans un interrègne. L’assemblée législative ne fut plus qu’une représentation nominale. La puissance passa dans les mains des jacobins et de la commune de Paris, vainqueurs de la royauté et de la contre-révolution. La nation et les armées adhérèrent à la victoire du 10 août ; un seul général essaya de l’opposition. Pour délivrer Louis XVI, Lafayette voulut marcher sur Paris. Son armée l’abandonna. Victime d’un dévouement que la cour n’avait point accepté, il fut obligé de chercher son salut chez l’étranger qui l’hospitalisa dans un cachot.

La France fut envahie par l’ennemi. Longwy tomba en son pouvoir, il menaça Verdun. Il s’avançait comme un torrent, marchant droit sur Paris. Avec le parti constitutionnel et Louis XVI sur le trône, c’en était fait de la révolution, ou du moins elle était dans un danger imminent ; mais, débarrassée de tout intermédiaire, elle se leva énergique, furieuse, terrible, et vomit ses nombreux bataillons sur la frontière. Malheureusement ce grand, ce sublime mouvement national, fut ensanglanté par les massacres de septembre.

Le jour même où la convention nationale ouvrait sa session, la victoire de Valmy arrêtait les Prussiens. L’armée de la révolution commença ses preuves et gagna ses éperons.

La convention nationale l’ignorait encore, lorsque, le 21 septembre, elle décréta l’abolition de la royauté et l’établissement de la république à la face des coalisés et de leurs armées victorieuses.

Rétablir Louis XVI, c’eût été une insulte déhontée à la révolution, une œuvre insensée, que personne ne pouvait tenter, contre laquelle toute puissance se serait brisée. En face de la révolution, appeler au trône le dauphin, un enfant, une minorité, une régence, le fils de Louis XVI accusé de parjure, détrôné, prisonnier de Marie Antoinette en butte à l’indignation publique ; un jeune roi dont les plus proches parents étaient émigrés, et faisaient avec l’étranger la guerre à leur patrie ? C’eût été une absurde utopie. Parmi les princes, un seul, le duc d’Orléans, avait embrassé le parti de la révolution. Mais il était aussi de la famille ennemie et désormais proscrite. Il n’avait jamais eu le courage de sa situation ; il lui manquait une chose encore plus nécessaire à un roi que l’amour de la nation, son estime. La République convenait-elle à la France ? Question oiseuse. C’était alors son vœu, celui de tout ce qui parlait. C’était de plus une nécessité impérieuse, il n’y avait plus de monarchie possible.

Après cette violente tempête, rentrer paisiblement dans le port, établir le règne régulier des lois, jouir des libertés conquises depuis 1789, rien n’eût été plus désirable. Par la victoire du dix août, la révolution avait dans l’intérieur, abattu son ennemi le plus dangereux, son action était plus libre, mais elle y avait toujours des adversaires. Au-dehors, elle n’était point reconnue. La coalition et l’émigration lui continuaient la guerre, et avec plus d’acharnement encore. D’abord armées pour la réprimer, elles combattaient maintenant pour venger la royauté de sa défaite et la relever de sa ruine. La révolution était donc forcée à se défendre, et la nation à se lever tout entière pour sauver son indépendance, Dans cette situation il était impossible de constituer la république et d’imprimer au gouvernement une marche régulière. La gravité des circonstances exigeait impérieusement une dictature révolutionnaire.

Dans l’interrègne qui suivit le dix août, la commune de Paris s’était emparée du pouvoir. La Convention voulut le recouvrer. Les partis s’attaquèrent, se défendirent sur la question de la dictature ; vaine querelle de mots, elle était inévitable ; de fait elle existait. Au fond ils se disputaient la puissance, la suprématie.

Les partis se formulaient par deux dénominations, la gironde et la montagne. La montagne avait fait le 10 août, la gironde y avait assisté l’arme au bras. La gironde, parti révolutionnaire modéré, voulait arrêter le mouvement ; la montagne, parti énergique, poussait le char révolutionnaire. Les divisions politiques s’envenimèrent par des questions de personnes. La gironde attaqua la montagne sur les excès qui avaient ensanglanté l’interrègne, sur les massacres de septembre, et demanda qu’on en punît les auteurs. Ce fût un brandon de discorde, il alluma la guerre. Des haines profondes se mêlèrent à toutes les questions.

Il y en avait une grande à résoudre, le sort de Louis XVI. Après l’avoir, au mépris de sa désertion et de ses intelligences avec les ennemis de la révolution, conservé roi constitutionnel, l’Assemblée-Constituante avait légué cette anomalie à ses successeurs. À son tour l’Assemblée-Législative avait légué aux siens un roi renversé du trône, suspendu de ses fonctions, prisonnier. Qu’en fera la Convention ? Après avoir aboli la royauté, léguera-t-elle aussi le fardeau royal à la première assemblée qui viendra la remplacer ? En vain elle l’aurait voulu, elle ne le pouvait pas. Toute la France avait adhéré au dix août. De toutes parts arrivaient des accusations contre le roi ; on demandait, on exigeait son jugement. Pas une voix ne s’élevait en sa faveur. On était dans une de ces circonstances graves, périlleuses, où il est impossible de méconnaître, d’éluder le vœu national, il fut satisfait. Le roi subit son jugement. La France l’approuva. Personne ne fit entendre un blâme. La condamnation de Louis XVI est un sujet trop vaste pour trouver ici la place nécessaire à son examen, on se borne à rapporter l’évènement le plus tragique de la révolution ; on ne pouvait le passer sous silence.

Dans une assemblée livrée à de vives dissensions, le procès d’un roi n’était pas propre à les calmer. On avait été d’accord pour retenir le jugement, pour le déclarer coupable. On se divisa sur la peine, l’appel au peuple, le sursis à l’exécution. La gironde vota pour les mesures dilatoires et les moins sévères ; la montagne pour les plus rigoureuses et les plus expéditives. La gironde fut accusée d’avoir voulu sauver Louis XVI.

Par son jugement, la Convention et le peuple français avaient rompu avec les rois, et s’étaient mis dans la nécessité de combattre à outrance et de vaincre. La guerre devint générale. La propagande révolutionnaire se mit en campagne avec les armées. La bataille de Valmy leur avait donné de l’assurance. Revenus de leur confiance présomptueuse, les Prussiens s’étaient retirés plus vite qu’ils ne s’étaient avancés, évacuant Longwy et Verdun. Les Français s’étaient emparés de Chambéry et de Nice. Les Autrichiens avaient levé le siège de Lille. Custine avait pris Mayence et poussé jusqu’à Francfort sur le Mein. Dumouriez avait remporté la victoire de Jemmapes qui lui donna la Belgique. La Convention ordonna une levée de trois cent mille hommes ; elle promit protection et secours à tous les peuples contre leurs gouvernements. Sur leur demande, la Savoie et le comté de Nice furent réunis à la France.

Au mois de mars 1793, elle avait huit armées, celles du Nord, des Ardennes, de la Moselle, du Bas-Rhin, des Alpes, d’Italie, des Pyrénées, des Côtes. Elles furent bientôt portées à onze. La coalition comprenait l’Autriche, la Prusse, l’Empire d’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne, le Portugaises Deux-Siciles, l’État Ecclésiastique et le Roi de Sardaigne. Quelques puissances secondaires restaient neutres. La France n’avait pas un seul allié. Il fallait qu’elle trouvât en elle seule son salut.

Dans l’intérieur, la révolution n’était pas moins énergique contre ses ennemis. Les émigrés étaient bannis sous peine de mort, leurs biens confisqués et mis en vente ; les prêtres réfractaires condamnés au bannissement. Un tribunal spécial avait été créé pour les conspirateurs royalistes du dix août. Un tribunal révolutionnaire fut établi pour juger les conspirateurs et les contre-révolutionnaires. Il y eut des comités de surveillance dans toutes les sections de Paris. Le désarmement des nobles et des prêtres, et l’armement des citoyens avec des piques à défaut d’armes furent prescrits dans toute la France.

Dans des circonstances les plus graves où jamais une nation se fût trouvée, une assemblée de sept cent cinquante membres, investie de tous les pouvoirs, ne pouvait en gouvernant elle-même, que perdre la chose publique, ou l’exposer, en déléguant le gouvernement, aux complots et aux trahisons. On le répète, la dictature était nécessaire, il la fallait dans les mains de la Convention. Elle créa dans son sein un comité de sûreté générale et un comité de salut public chargé de surveiller et de diriger l’action du pouvoir exécutif. Les ministres ne furent que ses commis.

Après l’échec de Lafayette, on devait croire que nul général n’oserait tenter de séduire son armée pour venir dans l’intérieur dicter la loi. Cependant Dumouriez l’osa. Après la perte de la bataille de Nerwinde, il traita avec les Autrichiens, et annonça à son armée qu’il allait marcher sur Paris pour renverser la République et rétablir la monarchie. Son projet était de placer la famille d’Orléans sur le trône. La Convention envoya quatre de ses membres et le ministre de la guerre, pour arrêter ce général. Lui-même les arrêta et les livra aux Autrichiens. Mais menacé par ses propres soldats, il s’échappa de son quartier-général et se sauva à l’ennemi.

Les armées restaient donc fidèles à la révolution, à la République, au drapeau tricolore. Mais la défection des deux généraux les plus populaires commandait des précautions. La Convention envoya aux armées des représentants du peuple, investis de pouvoirs illimités, auxquels les généraux et toutes les autorités civiles et militaires étaient tenus d’obéir.

La guerre extérieure n’avait point ralenti celle que les partis se faisaient dans la Convention. Cette assemblée avait assez de vigueur et d’énergie pour se déchirer de ses propres mains, comprimer les ennemis de l’intérieur, et tenir tête à l’Europe. Mais si ses divisions n’avaient pas un terme, elle devait succomber.

Les girondins se trouvaient dans la même situation où s’était trouvé le parti constitutionnel dans l’Assemblée-Constituante et dans l’Assemblée-Législative ; ils étaient les feuillants de l’époque. Ils auraient voulu modérer le torrent de la révolution, régler sa marche par les principes du droit, de la justice, de la morale, et la renfermer le plus tôt possible dans une constitution.

Les montagnards pensaient qu’avant de constituer la République, il fallait combattre, anéantir ses ennemis ; qu’avec une constitution et les principes on compromettait la révolution ; qu’on ne pouvait gouverner avec modération au milieu des tempêtes ; que la France ne pouvait déployer trop d’énergie, que tous les moyens étaient justifiés par le salut public.

Lois, mesures de gouvernement, de sûreté, évènement s, tout se traduisait en complots, en crimes, en accusations, en récriminations, en provocations, en injures, en menaces. La tribune était une arène, on se disputait, on s’arrachait les décrets. Dans le combat des théories, des systèmes, on enveloppait les personnes. Il n’y avait plus de conciliation possible. Il fallait qu’un des deux partis renversât l’autre.

La gironde était appuyée par la partie de la nation qu’effrayaient l’audace et la durée du mouvement révolutionnaire, et par la jalousie qu’avait allumée dans les départements l’influence prépondérante de la capitale. La montagne avait derrière elle le peuple et la commune de Paris, les passions populaires déchaînées dans toute la France et les armées. La gironde eut un instant de triomphe, triste avant-coureur de sa chute. Elle emporta un décret d’accusation contre Marat, il fut acquitté. Elle décréta l’établissement d’une commission de douze membres, investie de grands pouvoirs, pour examiner les actes de la commune et des sections de Paris. Elle lança des mandats d’arrêt. Le gant était jeté, l’attaque sérieuse. Il y allait de l’existence. La montagne et la commune acceptèrent le combat, et appelèrent le peuple à leur secours ; il s’insurgea ; investit la Convention le 31 mai, demanda vengeance, et exigea l’arrestation des membres de la commission des douze, et de vingt-deux représentants ; elle fut prononcée ou plutôt arrachée. La montagne triompha, et resta seule sur le champ de bataille. Victoire fatale à l’indépendance de la représentation nationale et qui couvrit la France de deuil ? Victoire qui, si elle fit chèrement payer au pays son indépendance, peut-être la sauva et avec elle la révolution ! Car elles n’avaient pas encore été aussi gravement menacées ; et pour sortir d’une situation aussi périlleuse, jamais l’unité de vues, la liberté et l’énergie d’action ne furent plus nécessaires.

Dans l’intérieur, la guerre civile allumée dans la Vendée par les nobles et les prêtres, et secourue par l’Angleterre, embrasait plusieurs départements de l’ouest. Les populations simples, ignorantes, fanatisées, se levaient en masse et combattaient des armées. La ville de Lyon insurgée contre les jacobins, était tombée sous l’influence du royalisme, et appelait l’armée piémontaise. Les girondins qui s’étaient soustraits à l’arrestation organisaient en Normandie une résistance armée aux lois de la Convention. Caen était le chef-lieu de ce nouveau gouvernement. Huit départements le reconnurent et se préparèrent à marcher sur Paris. Bordeaux, Marseille, Lyon, soixante départements entrèrent dans cette coalition. On nommait des commissaires pour former à Bourges une espèce de représentation nationale.

Au-dehors la victoire avait abandonné les drapeaux de la République. Le Roussillon était envahi, Bellegarde se rendait aux Espagnols, Mayence, aux Prussiens, Condé et Valenciennes aux Autrichiens qui en prenaient possession au nom de l’Empereur,

La Convention décréta que la République était une et indivisible, improvisa une constitution démocratique et la soumit à l’acceptation du peuple ; renvoya la reine Marie-Antoinette au tribunal révolutionnaire ; ordonna la déportation de tous les Bourbons, excepté les deux enfants de Louis XVI, rendit la loi des suspects, établit le maximum, un emprunt forcé d’un milliard.

Tous les Français de vingt à vingt-cinq ans furent mis en réquisition pour les armées ; une fabrication extraordinaire d’armes de guerre, de salpêtre et de poudre, fut improvisée. Des contributions en nature furent frappées pour les approvisionnements. Les chevaux furent requis pour tous les services ; la France ne fut plus qu’un camp, toute la nation, corps et biens, fut dévouée à la guerre.

Le fantôme de fédéralisme s’évanouit. Marseille fut soumise et cruellement châtiée ; les insurgés se retirèrent à Toulon et le livrèrent aux Anglais ; Louis XVIII y fut proclamé. Lyon persista dans sa résistance. On mit le siège devant ces deux places. Toutes les horreurs de la guerre civile ravageaient la Vendée. À Nantes, impatient de la lenteur de la guillotine, Carrier confiait à la Loire l’exécution de ses arrêts.

Le pouvoir révolutionnaire n’avait d’autres bornes, d’autres règles, d’autres principes que ses besoins, ses alarmes, sa colère. Dans son désordre, il se précipitait avec audace vers son but, broyant impitoyablement toutes les résistances, tous les intérêts. Depuis la défaite de la gironde, rien ne le gênait plus dans la Convention. On ne se crut pas encore assez libre, assez fort. Une loi déclara le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. Le conseil exécutif, les autorités, les fonctionnaires civils et militaires furent placés sous la surveillance immédiate des deux comités, de salut public pour les mesures de gouvernement, de sûreté générale pour la police. Tous les pouvoirs leur furent délégués ; le comité de salut public eut la dictature. Deux hommes l’y exerçaient, Robespierre pour l’intérieur, Carnot pour la guerre. Dès ce moment la Convention abdiqua, ou ne fut plus qu’un instrument.

Lyon se rendit après soixante-dix jours de siège ; la vengeance y fut horrible. À Paris, condamnés par le tribunal révolutionnaire, la reine, Marie-Antoinette, vingt-et-un députés girondins, le duc d’Orléans, des généraux accusés de trahison ou de faiblesse, des ex-constituants, des citoyens distingués par leur rang, leur opinion, leur esprit, leur talent, portèrent leur tête sur l’échafaud. D’autres représentants furent mis hors la loi. Soixante-treize furent arrêtés et détenus. Toute la France fut couverte de tribunaux révolutionnaires et d’échafauds.

Au milieu des embarras qui assiégeaient le gouvernement révolutionnaire, et des perturbations que causaient ses violences, il était difficile de songer à fonder des institutions durables. Les besoins de la guerre occupaient la plupart des capacités intellectuelles. Les hommes d’état ne pouvaient produire leurs pensées d’organisation. Cependant deux grandes institutions signalèrent cette époque, l’uniformité des poids et mesures et le nouveau calendrier qui substitua l’ère républicaine à l’ère grégorienne.

Les prêtres réfractaires avaient été poursuivis ; mais les lois de 1791 sur la religion étaient restées. La commune de Paris proclama l’athéisme, abolit les cultes et établit le culte de la raison. Les prêtres abjurèrent ; les dépouilles des églises furent portées à la monnaie. L’exemple fut imité dans toute la France. La Convention laissa faire et fut entraînée. Ces saturnales, ces violences faites aux cultes, la frénésie qui présidait aux exécutions, trouvèrent des improbateurs dans le parti révolutionnaire. Se voyant débordés ils sentirent la nécessité de mettre un frein à ces excès. Une lutte commença entre les modérés et les ultra-révolutionnaires.

La guerre n’avait point de résultats décisifs. Mais commandées par des généraux qu’elle avait fait surgir, les armées réparaient leurs revers. Dans le nord, elles gagnaient les batailles de Hondschoot et de Watignies, et débloquaient Dunkerque et Maubeuge. Sur le Rhin elles recouvraient les lignes de Wissembourg et délivraient Landau. Dans le midi, elles tenaient en échec les Austro-Sardes ; elles reprenaient Toulon ; Bonaparte y commandait l’artillerie. Aux Pyrénées orientales les Espagnols avaient entamé le territoire. On avait maintenu la défensive aux Pyrénées occidentales. Dans la Vendée, après de sanglants et déplorables combats, l’avantage était resté à la République.

La lutte continuait avec acharnement entre les indulgents, représentés par Danton et Camille Desmoulins, et les ultra-révolutionnaires, dont les chefs Ronsin, Vincent, Hébert, Chaumette, régnaient à la commune et aux Cordeliers. Il n’y avait pas de conciliation possible. Dès le principe, évoquant la querelle aux jacobins, Robespierre se présenta comme arbitre suprême ; maniant avec adresse la défense et l’accusation, il livra les deux partis à l’échafaud. Il commença par les forcenés, plus résolus, plus menaçants, et pour calmer leurs adhérents, finit par les modérés. Ainsi il débarrassa le gouvernement de deux ennemis qui l’auraient renversé, l’un par la marche rétrograde, l’autre en le dépassant. Robespierre se sauva lui-même, car il régnait au comité de salut public ; il resta le maître. Rien ne fut changé. Les rigueurs révolutionnaires continuèrent. Le pouvoir du comité fut seulement plus raffermi, plus concentré, plus formidable. Les ministres furent remplacés par douze commissions ou bureaux. Tous les foyers d’action révolutionnaire qui rivalisaient avec les autorités constituées s’éteignirent. La société des jacobins fut disciplinée.

En confondant dans ses immolations politiques, les athées et les corrompus, Robespierre s’était élevé dans ses discours, à la plus sublime morale. La probité, la justice, et toutes les vertus, avaient été mises officiellement à l’ordre du jour. Au nom du comité de salut public, il fit un rapport éloquent sur la religion. Sur sa proposition, la Convention décréta que le peuple français reconnaissait l’existence de l’être suprême et l’immortalité de l’âme ; que le culte le plus digne de l’être suprême était la pratique des devoirs de l’homme. Sa fête fut célébrée. Robespierre présidait, il en fut l’orateur, le grand prêtre. Ce fut à la fois son apogée et le commencement de son déclin.

La campagne se rouvrit. La France avait fait des efforts prodigieux, et se présentait avec huit cent mille hommes. Les Espagnols furent chassés de son territoire, on leur enleva la vallée de Bastan. Victorieux sur toute la chaîne des Alpes, les Français l’occupèrent depuis les premiers mamelons de l’Apennin jusqu’au Montblanc. C’était au nord qu’étaient réservés les grands coups : Pendant un mois on s’était battu à Maubeuge jusqu’à la mer avec acharnement et sans succès décisifs. L’ennemi conçut un plan de destruction. Il fut déjoué par la victoire de Turcoing où cent mille alliés furent défaits par soixante-dix mille Français. Ils s’avançaient sur deux ailes en Flandre et sur la Sambre. Au Rhin il ne s’était rien passé d’important. Partout on avait résisté à la coalition ; sur plusieurs points elle avait été battue. Les armées de la République furent moins heureuses sur mer. Après avoir combattu tout un jour, la flotte de Brest fut battue par l’amiral Howe. Sa défaite fut immortalisée par le dévouement héroïque du vaisseau le Vengeur. Cet échec fut effacé par la bataille de Fleurus qui décida la retraite des Autrichiens et livra la Belgique aux Français. Les deux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse allaient se joindre à Bruxelles.

Les dangers de la République avaient été la cause ou le prétexte des rigueurs révolutionnaires. Elle était victorieuse, et loin de se ralentir, les exécutions se multipliaient. Une loi, conçue par Robespierre, aggravait le sort des accusés. Sa généralité effraya la Convention pour elle-même. Une vive opposition se manifesta. Elle ne fut pas moins adoptée. Le lendemain, en l’absence des membres du comité de salut public, la garantie des membres de la Convention fut décrétée par amendement. Robespierre s’indigna ; l’amendement fut rapporté. Les opposants furent frappés de terreur : c’était les dantonistes. Depuis la mort de leur chef, ils tremblaient pour eux-mêmes. On annonçait des listes de proscription. La dictature de Robespierre avait excité la jalousie et porté l’effroi jusque dans les comités de gouvernement. De sourdes divisions s’y manifestèrent. Elles éclatèrent par la découverte d’une secte mystique qui vénérait Robespierre comme son prophète. N’ayant pu étouffer cette affaire, il eut de l’humeur, se retira du comité de salut public, et prit son point d’appui chez les jacobins et dans la commune. La guerre commença dans les discours. La terreur plana plus que jamais sur toutes les têtes. Après avoir épuisé les premiers rangs de la société, le supplice descendit dans les dernières classes. Les départements suivaient l’exemple de Paris.

Les conventionnels menacés se coalisèrent pour se défendre. Un rapprochement fut tenté ; des explications eurent lieu entre Robespierre et les comités ; on ne se fit que des concessions insignifiantes. La division continua : Robespierre méditait un 31 mai. L’orage grondait, on attendait l’explosion. Le 8 thermidor, Robespierre prononça à la Convention un discours depuis longtemps préparé, une justification de sa personne, une accusation de ses ennemis, un manifeste de guerre et de proscription. Il fut écouté dans un morne silence. L’impression en fut demandée, quelques voix osèrent s’y opposer, elle fut ordonnée. Des membres des deux comités, accusés, demandèrent à la fois la parole, se justifièrent, accusèrent à leur tour Robespierre. La Convention rapporta son décret et ordonna le renvoi du discours aux deux comités. Robespierre courut ameuter les jacobins.

La bataille était engagée. Des deux côtés pendant la nuit on se prépara à la soutenir le lendemain. Le neuf thermidor, Saint-Just monta à la tribune. À peine avait-il commencé à parler que Tallien l’interrompit, et demanda que le voile fût enfin déchiré. De triples applaudissements éclatèrent. Alors commencèrent les accusations contre Robespierre ; il essaya en vain d’y répondre, on lui ferma la bouche par les cris, à bas le tyran ! son arrestation fut proposée, mise aux voix et décrétée, aux cris de vive la liberté ! vive la République ! les tyrans ne sont plus ! Saint-Just, Couthon, Lebas et Robespierre jeune, les deux derniers, sur leur demande, furent compris dans la même mesure.

La commune se mit en insurrection, et les délivra de prison. Avec plus de résolution, Robespierre aurait pu opprimer la Convention, y reprendre son empire et abattre ses ennemis. Il hésita, perdit du temps, lui donna celui de rassembler des forces et de le mettre hors la loi avec ses complices. Ils furent abandonnés, dans leur désespoir ils voulurent se donner la mort, et vécurent encore assez pour périr le lendemain sur l’échafaud.

Si Robespierre avait triomphé, que serait-il arrivé ? Pendant sa domination quel était son but ? En eut-il un bien déterminé ? La réponse est renfermée dans sa tombe.

Le mouvement ascendant de la révolution fut arrêté, il devint rétrograde. Le gouvernement révolutionnaire fut maintenu ; mais son ressort tendu outre mesure se relâcha. Une réaction était inévitable, juste et nécessaire. Il était à craindre qu’elle ne fût trop rapide, et qu’elle n’entraînât trop loin. Pour la diriger avec sagesse il fallait de l’accord dans la Convention, il n’y en avait pas. La masse s’était soulevée contre la tyrannie de Robespierre, une partie de la montagne contre le dictateur plus que contre son système. Dans l’ivresse de la victoire du 9 thermidor, la liberté fut prodigalement rendue aux détenus, le tribunal révolutionnaire suspendu, les comités de gouvernement furent réorganisés et avec moins d’indépendance ; les thermidoriens y furent nommés. Le pouvoir fut disséminé ; le nombre et l’action des comités révolutionnaires furent réduits ; les autorités épurées. La liberté de la presse fut déclarée. La loi du maximum fut violée, le cours des assignats avili. Écrivains, nobles, bourgeois, marchands, victimes de la terreur, se déchaînèrent contre elle, et attaquèrent ses agents, les représentants du peuple en mission, et jusqu’à la Convention elle-même comme complice ou instrument.

La montagne, les collègues de Robespierre au comité de salut public, criaient à la contre-révolution et accusaient les thermidoriens d’encourager la réaction. C’était un échange continuel de reproches et d’attaques. Les partis, bien que chacun à son tour eût perdu ses chefs les plus illustres, n’existaient pas moins. La société des jacobins, un moment fermée, s’était reconstituée, après une épuration illusoire, avec ses mêmes éléments. Les cordeliers existaient sous le nom de club électoral. C’était les deux refuges des agents de la terreur.

Une accusation formelle fut portée dans la Convention contre des anciens membres des comités de gouvernement. C’était remettre en discussion tout le passé et faire indirectement le procès à la Convention ; car dans chaque fait incriminé, on la trouvait instrument ou complice. L’accusation fut repoussée.

L’activité des opérations militaires avait un peu souffert des évènements de l’intérieur. Cependant les quatre places que les coalisés avaient prises dans la campagne précédente, Landrecies, Valenciennes, Condé, le Quesnoy, furent reconquises. Les Français étaient maîtres de toute la Belgique jusqu’à la Meuse et Anvers. Pour les armées, c’était l’époque de la gloire la plus pure : soldats, officiers, généraux supportaient les mêmes privations et se dévouaient avec le même désintéressement à la liberté et à l’indépendance de la patrie. Les armées se remirent en mouvement ; celle de Sambre-et-Meuse chassa les Autrichiens des bords de la Meuse, de l’Ourthe, de la Roër. La bataille d’Aldenhoven les rejeta au-delà du Rhin ; celle du Nord repoussait le duc d’York avec ses Anglais, s’emparait de Bois-le-Duc, de Wenloo, passait la Meuse, arrivait sur le Wahl, et menaçait la Hollande ; celles de la Moselle et du Haut-Rhin, favorisées par les victoires de l’armée de Sambre-et-Meuse, avaient vu les Prussiens se retirer des Vosges et abandonner le Palatinat ; aux Alpes se préparait un plan d’invasion conçu par Bonaparte ; aux Pyrénées, la République avait des succès : tels étaient les immenses résultats des gigantesques efforts du gouvernement révolutionnaire.

La Convention travaillait à guérir les plaies qu’il avait faites, trop lentement pour les réactionnaires, trop vite pour les jacobins. Chaque parti avait avec lui des conventionnels : le premier les thermidoriens, le second les montagnards fidèles. Dans les lieux publics, dans les spectacles, dans les sections, on s’attaquait de paroles, on en venait aux mains. Les départements n’étaient pas moins agités que la capitale ; l’autorité des commissaires de la Convention y avait été méconnue. Les réactionnaires avaient une sorte d’armée composée de jeunes gens nobles ou bourgeois ; on l’appelait la jeunesse dorée, ou de Fréron qu’elle reconnaissait pour chef. C’était l’aristocratie du temps. Les jacobins avaient une organisation plus solide. Depuis qu’ils se voyaient déchus de leur puissance et menacés, ils avaient resserré leurs liens. Ils conservaient de la sympathie dans les masses ; un choc était inévitable. Entre deux écueils, la Convention ne pouvait rester impassible ; en majorité, elle était thermidorienne, elle se prononça contre le parti qui lui parut le plus dangereux, le plus menaçant. Elle défendit l’affiliation des sociétés populaires.

Les thermidoriens ne se bornèrent pas à ce succès ; ils firent la même faute que la gironde. Elle avait poursuivi avec acharnement la punition des excès qui avaient suivi le 10 août. Ils prétendirent faire justice de ceux de la terreur bien autrement sanglants et compliqués. En 1792, il ne s’agissait que de la commune de Paris et de quelques-uns de ses membres nommés à la Convention. En remuant la terreur, on retrouvait les représentants du peuple envoyés en mission, la Convention tout entière des milliers d’agents, de fonctionnaires : ces considérations n’arrêtèrent pas ; on était emporté par le flot de l’opinion. La majorité, croyait que, par des sacrifices, elle se rendrait irréprochable ; elle sacrifia Carrier.

L’accusation de ce représentant excita aux jacobins la plus violente tempête. Billaud-Varenne s’écria : « Le lion n’est pas mort quand il sommeille, à son réveil il extermine tous ses ennemis. » L’orage se communiqua à la Convention ; la jeunesse dorée fut lancée sur la salle des jacobins, ils firent des sorties, après des escarmouches on allait livrer bataille ; la Convention fit fermer la salle, ainsi finit cette société fameuse. Les soixante-treize représentants détenus à la suite du 31 mai furent rendus à leurs fonctions.

Après avoir, par l’accusation de Carrier, entamé la représentation nationale et le procès de la terreur, il était évident qu’on n’en resterait pas là. L’accusation deux fois proposée, deux fois rejetée contre les membres des anciens comités, fut reproduite et décrétée contre Billaud-Varenne, Barrère et Collot-d’Herbois ; Carrier fut condamné à mort ; pour les nouveaux accusés, c’était un sinistre présage ; la réaction en grande marche descendait des chefs aux subalternes.

Après avoir conquis Nimègue, l’armée du Nord, en proie à tous les besoins, avait pris ses quartiers d’hiver, remettant à un temps plus favorable l’invasion de la Hollande. Il ne se fit pas attendre. Un froid vif se déclara, il monta à 17 degrés, et gela les rivières et les canaux. Les troupes alliées se mirent en pleine retraite. Les Français, malgré leur détresse et leur nudité, se répandirent comme un torrent, accueillis en libérateurs par les Hollandais irrités contre la maison d’Orange. Aux Pyrénées, les armées s’étaient emparées de Figuières, de Fontarabie, Saint-Sébastien et Tolosa.

La coalition des rois, formée contre la révolution, comprit enfin la puissance du peuple français, et le roi de Prusse vint le premier proposer la paix à la République victorieuse. Des conférences s’ouvrirent à Bâle. La diète de l’empire d’Allemagne, déclarant que son intention n’avait jamais été de se mêler du gouvernement intérieur de la France, se prononça pour la paix. La Convention avait offert une amnistie à la Vendée, elle se montrait disposée à une pacification, on la négociait.

Le danger n’était plus du côté de la guerre, il était tout dans l’intérieur. La Convention rapportait, adoucissait les lois révolutionnaires, s’occupait d’institutions et de régulariser le gouvernement et l’administration ; mais elle était à chaque instant débordée, agitée, troublée par la fougue de la réaction thermidorienne, la résistance que lui opposaient les jacobins, et les collisions qui en résultaient : il en éclata une très grave au sujet des bustes de Marat, qui avait été divinisé et porté au Panthéon. Ils furent partout renversés ; les jacobins le vengèrent en portant son image en triomphe. On menaçait d’en venir aux mains. Les comités intervinrent et donnèrent tort aux jacobins ; la Convention retira à Marat l’immortalité qu’elle lui avait décernée.

Une cause de trouble enlevée, il en surgissait une autre. Il y en avait une très grave, la rareté des subsistances et le discrédit des assignats. Pour y remédier, on avait adouci la rigueur du maximum, bientôt on l’abolit tout à fait. Pour les assignats, la question n’était pas aussi simple ; les systèmes abondaient, on se perdait en discussions. La liberté du commerce ne suppléa pas de suite les effets du maximum. La pénurie des subsistances s’empira. C’était, pour les jacobins, un excellent moyen d’agiter le peuple. Au milieu de l’effervescence et de justes alarmes, on reprit la dénonciation des membres des anciens comités. Leur accusation fut proposée, et leur arrestation décrétée. En même temps ; la Convention rappela cinq députés qui, le 31 mai, avaient échappé à la proscription ; et ordonna des poursuites contre des notabilités révolutionnaires.

Les jacobins résolurent d’en venir au moyen extrême, l’insurrection. On commença par des pétitions délibérées en tumulte, apportées par de nombreux rassemblements, dans lesquelles on demandait deux choses sans analogie, du pain et la mise en activité de la constitution de 93. La montagne les appuyait. Le sort de la constitution fut préjugé par la formation d’une commission chargée d’en préparer les lois organiques. On opposa à l’insurrection une loi de grande police ou martiale. Ces mesures hâtèrent son explosion. Au milieu de la fermentation des partis et de leurs collisions, chaque jour plus animées, commença le procès des membres, des anciens comités ; on opposa que ce procès était injuste et impolitique, qu’il embrassait leurs collègues. Carnot qui avait organisé la victoire, la montagne, la Convention, la révolution. Ces considérations n’étaient pas sans influence sur les esprits que n’aveuglait pas la passion. Mais l’insurrection vint trancher la question : organisés depuis quelques jours, le 12 germinal, les insurgés envahirent la salle de la Convention, et voulurent lui dicter la loi. La montagne sympathisait avec eux ; mais le tumulte ne permit pas de s’entendre. Les bataillons des sections fidèles à la Convention eurent le temps d’arriver et la délivrèrent. Rendue à elle-même, elle n’écouta plus que la vengeance, décréta la déportation des quatre représentants qui n’étaient encore qu’en état de prévention, et l’arrestation de quinze autres comme chefs ou complices de l’insurrection.

Les jacobins ne se tinrent pas pour battus et tentèrent un dernier et vigoureux effort. Ils venaient d’avoir leur journée du 20 juin, ils préparèrent leur 10 août. Le 1er prairial, l’insurrection éclata, nombreuse, effrayante, formidable ; dès le matin elle assaillit la Convention, renversa toute résistance, enfonça les portes, envahit le lieu des séances, assassina le représentant Féraud, lui coupa la tête, la promena en triomphe, dicta des décrets, tint les représentants parqués, et les força à voter au milieu d’un épouvantable tumulte. Tout ce qui s’était passé depuis le 9 thermidor fut aboli, tout ce qui existait avant fut rétabli, la montagne appuya le mouvement, et nomma une commission extraordinaire de quatre membres pour s’emparer des pouvoirs délégués aux comités du gouvernement. Elle allait entrer en fonctions, tout semblait consommé, il était neuf heures du soir. Une partie des insurgés s’était retirée.

Les comités étaient parvenus à rassembler des forces, ils les dirigèrent sur la salle, les insurgés furent sommés de l’évacuer, ils résistèrent, ils furent attaqués, expulsés, poursuivis et mis en déroute.

Quand le calme fut rétabli, la Convention déclara comme non avenu tout ce que l’insurrection avait produit, fit tomber toute sa colère contre les montagnards qui l’avaient secondée, ordonna leur arrestation an nombre de neuf, et pendant qu’elle était en train, celle de quatre représentants accusés pour leurs missions.

Le 2, les insurgés revinrent à la charge, et assiégèrent encore la Convention ; elle avait des défenseurs ; deux armées de citoyens se trouvèrent en présence, prêtes à s’entre-égorger. On parlementa, on raisonna, les insurgés se retirèrent.

Le 3, l’insurrection continuait, elle avait son siège dans le faubourg Saint-Antoine ; elle arracha à l’échafaud l’assassin du représentant Féraud.

Le 4, des forces furent dirigées sur le faubourg ; il fut sommé de rendre l’assassin et de remettre ses armes et ses canons, sous peine d’être bombardé. Il se soumit. Une commission militaire condamna à mort les insurgés faits prisonniers, la Convention échappa au plus grand danger qu’eût jamais couru aucune assemblée nationale.

La lutte s’était étendue dans plusieurs départements. Partout l’autorité triompha. Dès ce moment, ce fut fini pour longtemps avec le parti jacobin, ce fut le dernier accès de l’insurrection populaire. Le peuple fut destitué. Les institutions du gouvernement révolutionnaire furent supprimées ; le mot lui-même fut rayé. Pour les choses et les hommes, on revint aux principes de 91.

Malheureusement pour le pouvoir, pour les partis, ce n’est pas assez d’avoir vaincu. Il est rare que le vainqueur pardonne, presque toujours il se venge. La réaction désarma, arrêta, proscrivit, condamna.

Les représentants arrêtés furent décrétés d’accusation. Ceux qui avaient été condamnés à la déportation, le 12 germinal, furent remis en jugement. L’arrestation atteignit beaucoup de représentants en mission avant le 9 thermidor, les membres des anciens comités de gouvernement, excepté Carnot. Les six députés accusés pour la journée du 1er prairial furent traduits devant la commission militaire et condamnés, un à la déportation, et cinq à la mort. Ils se poignardèrent et furent traînés tout sanglants à l’échafaud.

Si ces luttes des partis semblaient propres à jeter des doutes sur la solidité de la République, elle conservait son ascendant au dehors par ses victoires et ses conquêtes. Elles abrégeaient les négociations. Le grand-duc de Toscane fit, le premier, la paix. La République entra dans la politique de l’Europe. La Prusse suivit cet exemple, et signa le traité de Bâle. La Hollande fut admise comme alliée et délivrée du stathoudérat. L’empire germanique pressé entre l’Autriche et la Prusse, acceptait la médiation pacifique de cette dernière puissance. La Suède, le Danemark, Venise, annonçaient l’envoi de leurs ambassadeurs ; le pape faisait un retour sur lui-même ; l’Espagne se lassait de la guerre. Comme les Vendéens à Lajaunais, les chouans à la Mabilaye se soumirent à la République. De leur part, la paix n’était qu’une trêve, mais elle divisa le parti, et eut un effet moral.

Sur le continent, la coalition était disloquée, sa force principale était dans l’Autriche liée avec la Sardaigne. Sur le Rhin et les Alpes, les opérations militaires se ressentaient du relâchement de tous les pouvoirs, des troubles intérieurs, de l’anarchie, ouvrage de la réaction. Faute de matériel, les armées étaient stationnaires sur le Rhin, rétrogrades vers l’Italie ; leur seul trophée fut la prise de Luxembourg.

La réaction thermidorienne produisit un mal beaucoup plus grave ; de la terreur elle conduisit à la modération, de la modération au royalisme. Effacé depuis le 10 août, le parti bourbonien reparut. Organisé en compagnies de Jésus, en compagnies du Soleil, aux noms de justice et d’humanité, il noya, il égorgea les patriotes, il les massacra dans les prisons, à Lyon, à Marseille, à Tarascon ; il porta l’épouvante dans tout le midi. Pour venger la France de la terreur passée, il en créa une nouvelle, plus odieuse, plus atroce, sans autre motif que la vengeance.

À l’abri de l’indulgence, le parti bourbonien ourdit des intrigues et des complots. Il avait une agence à Paris, des ramifications dans les départements, son quartier-général, son armée dans les départements de l’ouest, et pour auxiliaire, l’ennemi le plus acharné de la France, le gouvernement anglais. Le fils de Louis XVI était mort au Temple. Le parti reconnut le comte de Provence, comme roi, sous le nom de Louis XVIII, et travailla à lui rendre le trône. Le plan était de faire deux expéditions commandées par des princes ; l’une dans l’ouest toujours prêt à s’insurger, l’autre par la frontière de l’est. Il fallait corrompre un général. On s’adressa à Pichegru, commandant de l’armée du Rhin ; il se montra favorable, mais il marchanda. Les Anglais débarquèrent à Quiberon cette fameuse expédition, la fleur de l’émigration, qui échoua, malgré de grands moyens de succès, par les divisions et les fautes de ses chefs, et par les habiles manœuvres du général Hoche, la bravoure des soldats républicains. Au moment de cette sanglante victoire sur le parti bourbonien, le Bourbon, roi d’Espagne, signait la paix ; peu de temps ensuite, les armées françaises passaient le Rhin et s’avançaient en Allemagne.

Les royalistes ne continuèrent pas moins leurs intrigues ; ils se tenaient derrière la réaction, et la poussaient en avant. À Paris, elle se montra très exigeante dans les sections, dans les salons. Sous le nom de terroristes, elle poursuivait les patriotes. Il ne lui suffisait plus que la Convention se fût décimée, on s’en prenait à cette assemblée tout entière, moins quelques membres dont l’éloge était une insulte pour tous les autres Les thermidoriens ouvrirent les yeux, et sentirent la nécessité de mettre des bornes à ce débordement. Une nouvelle lutte s’engagea, ils cédèrent encore en décrétant d’arrestation dix représentants inculpés pour leurs missions, et en faisant le procès à Lebon.

Les réactionnaires voulaient se débarrasser de la Convention, pour se mettre à sa place et avoir le champ libre. Ils réclamaient donc vivement la constitution. Présentée par la commission des onze, elle fut adoptée ; mais éclairée par l’exemple de l’Assemblée-Constituante, la Convention rendit ces fameux décrets des 5 et 13 fructidor, portant que les conseils législatifs se composeraient, pour les deux tiers, de ses membres qui seraient choisis par les assemblées électorales, et qui sortiraient dans le cours de deux ans.

Pour les réactionnaires et les royalistes ce fut un coup de foudre. Leur fureur éclata dans les journaux, dans les sections. Ils accusèrent la Convention de violer les droits du peuple, pour se perpétuer au pouvoir, et se préparèrent à la résistance. La constitution et les décrets transitoires, soumis à l’acceptation du peuple et des armées, furent partout acceptés. Les sections de Paris, excepté celle des Quinze-Vingts, acceptèrent la constitution et rejetèrent les décrets. Elles prétendirent faire prévaloir leur vote sur le vote national, et se mirent en insurrection. Le 13 vendémiaire, environ trente mille hommes, non plus du peuple, mais de la classe bourgeoise composant la garde nationale, marchèrent en armes contre la Convention. Elle avait autour d’elle environ cinq mille hommes de troupes de ligne, et un millier de patriotes nouvellement mis en liberté. Cette force était commandée par ce même Bonaparte qui s’était distingué au siège de Toulon, et auteur d’un plan de campagne pour l’invasion de l’Italie. La présomption et l’inexpérience des bourgeois échouèrent devant la tactique militaire. En moins de deux heures les sectionnaires furent repoussés, battus et dispersés.

Impitoyable envers les terroristes, la Convention fut extrêmement modérée envers les sectionnaires. Un seul chef fut exécuté, il était émigré. Ce n’est pas qu’on ne voulût la pousser à profiter de sa victoire pour venger les patriotes des persécutions qu’ils avaient éprouvées. Il y eut même des velléités de continuer le gouvernement révolutionnaire.

Quelques circonstances venaient à l’appui de ces projets. En Allemagne, les armées avaient été obligées de rétrograder sur le Rhin, par la faute de Pichegru ; alors on ne le soupçonnait pas de trahison. On avait acquis la preuve de l’existence d’une agence royaliste à Paris. Des membres de la Convention étaient compromis dans des correspondances. Mais la grande majorité était fatiguée de ces oscillations continuelles, et aspirait à trouver, dans le régime constitutionnel, du repos pour elle et pour la France. Après quelques séances, encore très agitées et qui se passèrent en reproches et en accusations, la Convention adopta une loi d’un caractère révolutionnaire, dite du brumaire. Elle accordait une amnistie pour tous les faits relatifs à la révolution, excepté la révolte du 13 vendémiaire ; elle excluait les émigrés et leurs parents de toutes fonctions jusqu’à la paix générale. La convention décréta la réunion de la Belgique à la France, l’abolition de la peine de mort à la paix ; le 4 brumaire an IV, elle déclara sa session terminée.

L’Assemblée-Constituante, soutenue par l’enthousiasme national, fit la révolution, consacra les droits du peuple par la constitution de 91, et laissa la France aux prises avec l’inimitié des rois, les hostilités de l’émigration, les intrigues et les complots des nobles et des prêtres, et les trahisons de Louis XVI.

L’Assemblée-Législative essaya en vain la monarchie constitutionnelle : au milieu de tous ces obstacles, elle succomba.

La Convention Nationale trouva la royauté renversée, impossible à rétablir, elle décréta la République ; un roi vaincu, prisonnier, elle le jugea ; la révolution mise au ban des rois, l’indépendance de la France menacée, attaquée par toute l’Europe, elle les défendit, les sauva, et assura leur triomphe par des traités.

Chacune de ces trois assemblées fonctionna suivant sa destination ; la première détruisit et créa ; la seconde ne fut qu’une transition ; la troisième fonda la révolution. Laquelle mérita le mieux du pays ? La réponse est dans les résultats comparés aux obstacles.

La constitution républicaine fut mise en activité. Nommé sous l’influence de la réaction thermidorienne, le nouveau tiers des conseils législatifs se composait d’hommes modérés et de quelques royalistes. L’esprit de la Convention y dominait, cinq conventionnels votants furent élus membres du Directoire exécutif.

Par le progrès du temps, les rudes épreuves par lesquelles la nation avait passé, et la solution tranchée que le système du gouvernement avait reçue, la Convention s’était trouvée dans une occasion plus favorable que l’Assemblée-Constituante, pour fixer la révolution. Cependant elle ne s’était pas flattée que la fureur des partis se calmerait subitement, comme après la tempête les flots de la mer en courroux ; ni que l’ordre et l’abondance succéderaient rapidement aux efforts désordonnés, aux consommations gigantesques du régime révolutionnaire. Pour le gouvernement constitutionnel, les embarras étaient d’autant plus grands, que son action était limitée par les lois. Battu au 13 vendémiaire, mais ménagé après sa défaite, le parti royaliste n’avait point perdu l’espérance. Les jacobins, les patriotes qui s’étaient ralliés à la Convention, exigeaient le prix de ce service et de leurs souffrances pendant la réaction. La pénurie des subsistances continuait. Avec le discrédit des assignats, la République était sans finances, et le désordre dans toutes les transactions. La première demande de fonds, faite par le Directoire, fut de 5 milliards eu papier-monnaie valant environ 25 millions en numéraire, ce qui portait l’émission à 20 milliards. Enfin, malgré les traités de paix conclus par la République, elle avait encore la guerre avec l’Autriche, l’Empire, la Sardaigne et l’Angleterre. La Russie également hostile, ne s’était pas mise en marche.

Les Autrichiens enlevèrent les lignes de Mayence et firent lever le blocus de cette place. Pichegru négociait toujours sa trahison. L’Angleterre menaçait d’un nouveau débarquement d’émigrés et du comte d’Artois qui venait se mettre à la tête du parti royaliste dans les départements de l’ouest. Il se jouait de la pacification, et attendait en armes le moment d’éclater. L’escadre anglaise parut sur les côtes ; Hoche tomba sur Charette qui devait favoriser le débarquement, et le battit. Le comte d’Artois vint à l’Île-Dieu, ne fit que se montrer, retourna en Angleterre, et laissa les royalistes dans la consternation et en proie à la discorde.

Des plans de finances étaient discutés. On cherchait à sortir du papier-monnaie ; c’était le système du gouvernement ; l’opinion publique le favorisait ; on ne s’accorda pas sur les moyens. Les patriotes déploraient l’agonie et la mort prochaine de l’assignat qui avait alimenté la révolution. En attendant une solution, on prit des mesures pour revenir graduellement au numéraire, et pour se procurer une ressource, on décréta un emprunt forcé de 600 millions en valeur réelle. C’était une mesure révolutionnaire ; il fallait pourvoir aux services publics, et surtout aux besoins des armées qui étaient dans l’état le plus déplorable. Une réquisition de chevaux fut décrétée.

La fille de Louis XVI, détenue depuis le 10 août, fut échangée avec l’Autriche, contre les représentants du peuple livrés par Dumouriez.

Tandis qu’après des revers sur le Rhin, un armistice permettait aux Français de se refaire, l’armée d’Italie remportait la victoire de Loano, sur les Austrosardes, qui lui ouvrait le chemin du Milanais.

La marche des pouvoirs constitutionnels, en sortant du gouvernement révolutionnaire, avait été assez régulière, assez paisible. Le Conseil des Cinq Cents, celui des Anciens et le Directoire exécutif se montraient animés du même esprit. L’opposition était modérée. Au-dehors les partis étaient loin de se calmer. En se conformant à la lettre de la constitution, les patriotes s’étaient reformés en société populaire au Panthéon ; c’était la continuation des jacobins. De leur côté, les royalistes se groupaient. La presse périodique avait aussi ses deux camps. Chaque parti disposait de cinq ou six journaux. C’était à peu près la même situation que pendant la réaction thermidorienne, excepté que les patriotes n’étaient plus persécutés.

Ce n’était pas assez pour eux ; ils criaient à la contre-révolution. Ils exprimaient les regrets les plus amers sur la cessation du gouvernement : révolutionnaire ; ils en provoquaient le retour. La société du Panthéon excédant les limites de la constitution avait repris l’allure de celle des jacobins. Dans son journal, le Tribun du Peuple, Babœuf, plus hardi que Marat, prêchait la loi agraire et le bonheur commun.

Pour que les partis se dessillassent dans les conseils, il n’avait manqué qu’une occasion, elle se présenta. On proposa de ne pas y admettre deux ou trois députés auxquels on appliquait la loi du 3 brumaire. Le nouveau tiers1 auquel ils appartenaient les défendit, attaqua la loi et en demanda le rapport. La discussion fut vive, animée, violente. Le nouveau tiers échoua. Il s’était démasqué, il continua son opposition plus ouverte, plus tranchée. Étranger au gouvernement révolutionnaire, témoin ou victime de ses actes, il se glorifiait d’être resté pur, les flétrissait en masse, et se montrait impatient d’abolir toutes les mesures transitoires de ce gouvernement au régime constitutionnel. On conçoit qu’avec ces dispositions, il ne fut pas en harmonie avec les deux tiers et le Directoire, composés de conventionnels. Il était le champion des principes. Il attaquait au nom de la justice et de l’humanité les lois relatives aux émigrés et aux prêtres réfractaires ; au nom de la liberté tout ce qui pouvait encore la gêner. Il paraissait plus libéral que les hommes de la révolution.

Le parti royaliste fut mis à une rude épreuve. Une fête fut décrétée pour célébrer le 21 janvier, anniversaire de la mort de Louis XVI. Chaque membre des deux conseils et du Directoire devait y prêter serment de haine à la royauté. Quelques membres du nouveau tiers montrèrent de l’embarras, tous prêtèrent le serment.

Dans la lutte continuelle des-partis, et leurs exigences, le Directoire était embarrassé. Il alla au plus pressé ; il fit fermer le Panthéon et des salons, espèces de Clubs où se réunissaient les royalistes. Il proposa la création d’un ministère de la police, il fut décrété une loi répressive de la presse, elle ne fut pas adoptée. Le gouvernement prit confiance dans sa force et en inspira. La République marchait à pleines voiles. Tout s’y ralliait et suivait sa fortune. En France, en Europe, elle était grande, honorable, honorée.

La plus grande plaie c’était les finances. De 20 milliards, l’émission des assignats s’était élevée à 45 ; un milliard papier ne représentait qu’un million écus. L’assignat serait mort de lui-même ; en reparaissant, le numéraire l’avait tué. Le gouvernement n’osait encore déclarer un fait et en finir. La planche aux assignats fut brisée, ils furent représentés par une création de mandats pour une valeur de 2 400 000 000 admissibles, en acquisition de biens nationaux.

En dispersant les jacobins par la clôture du Panthéon, on les avait encore plus irrités ; ne pouvant plus se réunir publiquement, ils conspirèrent dans l’ombre. Leur plan était habilement et fortement conçu, il embrassait toute la France. L’insurrection devait y éclater partout à la fois, pour renverser par la violence tout ce qui existait, établir une nouvelle Convention et la constitution de 93. Babœuf et Drouet, membre du Conseil des Cinq-Cents, furent arrêtés comme chefs du complot, ainsi que cinq ex-conventionnels et Buonarotti, Antonelle et Félix Lepelletier ; ils furent traduits à la haute cour nationale.

Pendant l’hiver, les armées avaient été renforcées. Bien qu’on eût fait de grands efforts, on n’avait pas satisfait à tous leurs besoins, mais elles étaient désintéressées, accoutumées aux privations, et exaltées par l’amour de la patrie et leurs victoires. La cinquième campagne de la liberté en promettait de nouvelles.

Avant de la commencer, le Directoire voulut terminer la guerre civile de l’ouest et pacifier sérieusement la Vendée et la Bretagne, non plus en négociant avec les révoltés de puissance à puissance, mais en les forçant à se soumettre. Pour le succès de cette grande entreprise, il fallait la confier à un seul homme, qui réunît de grandes qualités militaires et civiles. Cet homme existait, il avait déjà fait ses preuves, c’était Hoche, général de vingt-sept ans. Le Directoire lui donna cent mille hommes et les plus grands pouvoirs. Il commença par la Vendée. Les chefs royalistes furent battus, poursuivis, traqués et pris. Stofflet et Charette furent fusillés. Hoche passa la Loire, marcha sur les Chouans, les accula à la mer ; ils rendirent leurs armes ; la Bretagne fut soumise. Ce fut l’affaire de trois mois. Comme général et homme d’état, Hoche se plaça au premier rang. La révolution, la liberté l’avaient révélé à lui-même et à la France. Elles en avaient révélé bien d’autres dans l’armée. La guerre allait en montrer un dont l’existence était à peine soupçonnée, et à qui la fortune destinait le premier rôle.

Le projet du directoire était d’envahir l’Allemagne et l’Italie. Sur le Rhin deux armées chacune de soixante-dix à quatre-vingt mille hommes, furent mises sous le commandement de deux généraux dont la renommée était déjà faite, Jourdan et Moreau qui remplaça Pichegru, alors justement suspect. L’armée d’Italie fut donnée à Bonaparte, forte seulement de trente mille hommes, dans un état déplorable, nus, vivant de maraude, en Piémont ; mais des soldats aguerris dans les plus rudes combats, des généraux pleins d’ardeur, entreprenants, audacieux, parmi lesquels Augereau, Masséna, Joubert, etc. Bonaparte avait été pressenti au siège de Toulon ; dans le gouvernement par quelques plans ; il n’était connu du public que par la victoire urbaine du 13 vendémiaire. Devancé par des renommées établies sur des titres plus glorieux, il allait se surpasser. En dix-sept jours victorieux à Montenotte, à Millesimo, à Dégo, à Mondovi, il soumit le Piémont, et par l’armistice de Cherasco, bientôt suivi de la paix, enleva le roi de Sardaigne à la coalition, et le mit dans la dépendance de la République.

Bonaparte poursuivit les Autrichiens, accorda un armistice au duc de Parme, tourna le Tésin, franchit le Pô, força à Lodi le passage de l’Adda, se rabattit sur la Lombardie et entra à Milan. Le duc de Modène se soumit. Un moment distrait par la révolte, Bonaparte la réprima, fit un exemple sévère sur Pavie, et rejoignit l’armée sur l’Oglio. Les Autrichiens se retiraient par les états de Venise, Bonaparte les y suivit, promettant de respecter la neutralité dont se couvrait cette république. Il battit l’ennemi à Borghetto, passa le Mincio, s’empara de Peschiera, par l’occupation de Vérone se rendit maître de la ligne de l’Adige, et commença le siège de Mantoue. Les Autrichiens se retiraient dans le Tyrol ; dans moins de deux mois, il les avait chassés d’Italie et l’avait conquise.

Pour s’en assurer la possession, il menaça les petites puissances qui pouvaient la troubler ; alarmées par ses rapides victoires, elles s’empressèrent de déposer les armes. Naples, Gênes, Rome, la Toscane, abandonnèrent la cause de l’Autriche, et demandèrent la paix à la République.

Les peuples d’Italie saluèrent Bonaparte comme leur libérateur. Paris, toute la France retentissaient de ses exploits.

Sur le Rhin, la campagne s’ouvrit plus tard. Les armées étaient plus nombreuses, et à peu près de la même force. L’archiduc Charles était à la tête de cent cinquante mille hommes. Jourdan et Moreau en commandaient autant. Ils avaient sous leurs ordres les généraux Kléber, Marceau, Lefebvre, Desaix, Soult, Ney, Lecourbe, Decaen, Gouvion-Saint-Cyr, Legrand. Jourdan passa le Rhin à Dusseldorf, et battit les Autrichiens à Altenkircken. L’archiduc tomba sur lui avec des forces supérieures, et le força à repasser le fleuve. Moreau le franchit à Strasbourg, battit les Autrichiens sur le Renchen, à Rastadt, ils se retiraient sur le Danube. Jourdan repassa le Rhin et les suivit, livra le combat de Friedberg, occupa Francfort, Wurtzbourg, Bamberg, déboucha au-delà des montagnes de Souabe, sur les bords de la Naab, et se trouva à peu près à la hauteur de Moreau qui, après le combat de Canstadt, passa le Necker, traversa les défilés de l’Alb, et arriva dans la vallée du Danube.

Les exploits des armées du Rhin n’étaient pas aussi brillants que ceux de l’armée d’Italie ; ce n’était pas leur faute. Moreau, grand capitaine, n’avait pas cette rapidité d’action qui ne laisse pas à l’ennemi le temps de se reconnaître et cette chaleur de l’âme qui enlève le soldat. Cependant la moitié de l’Allemagne était conquise. Bade et le Wurtemberg avaient signé la paix. L’empire était presque en entier sorti de la coalition. L’Autriche était menacée dans ses états héréditaires.

La situation intérieure de la France ne répondait pas à l’attitude imposante qu’elle avait au-dehors. La plaie des finances n’était pas fermée ; toutes les transactions particulières se faisaient en numéraire, le commerce reprenait quelque activité. Avec les mandats, le gouvernement, ses employés étaient dans la plus grande détresse, et tous les services publics en souffrance. Les partis s’agitaient toujours et ébranlaient la confiance de la nation dans la solidité de ses institutions. Pour diminuer l’éclat des victoires, ils attaquaient, ils calomniaient les généraux. Si les royalistes parlaient haut, ils intriguaient dans l’ombre, ce n’était pas des gens d’action. Les jacobins, au contraire, parlaient moins, étaient plus audacieux et ne mettaient péril à rien. Réunis au nombre de sept à huit cents, en armes, ils attaquèrent, la nuit, le camp de Grenelle où ils se flattaient d’avoir des intelligences. Ils y furent fort mal reçus ; les troupes surprises coururent aux armes, fondirent sur eux, les dispersèrent, en tuèrent ou blessèrent plusieurs et firent cent trente-deux prisonniers. Ils furent livrés à une commission militaire, les principaux furent fusillés. Cet échec porta un coup mortel au parti.

La République était en paix avec plusieurs puissances, et n’avait pas encore d’alliés. Elle en acquit un, et c’était un Bourbon. Le roi d’Espagne signa avec elle un traité d’alliance offensive et défensive, sur les bases du pacte de famille. Bientôt après, il déclara la guerre à l’Angleterre. Ainsi commençait la coalition du midi contre celle du nord. Ayant maintenant pour allié une puissance maritime, le Directoire s’occupa sérieusement d’une expédition en Irlande commandée par Hoche qui l’avait conçue.

Wurmser arrivait en Italie avec soixante mille hommes. Bonaparte n’en avait que quarante mille dont dix mille employés au siège de Mantoue. Les ennemis des Français, en Italie, crurent le moment venu où, suivant le vieux proverbe, ils y trouveraient leur tombeau. Venise, Rome, Naples relevèrent la tête. Les Autrichiens partagés en deux corps, forcèrent la ligne de l’Adige et tournèrent celles du Mincio et du lac de Garda. Il ne paraissait plus y avoir de salut que dans la retraite, encore était-elle périlleuse. Mais reculer c’était tout perdre, conquête, gloire, ascendant moral. Bonaparte résolut de prévenir la jonction des deux corps autrichiens, de les attaquer et de les battre l’un après l’autre. Il leva le siège de Mantoue et concentra toutes ses forces. Après une suite de combats, illustrés par les batailles de Lonato et de Castiglione, les Autrichiens furent complètement défaits ; Wurmser remmena leurs débris dans le Tyrol. L’effet de cette campagne de cinq jours fut immense en France et en Italie. Les amis de la liberté, dans la péninsule, se livrèrent à des transports de joie. Ses ennemis, frappés de consternation, rampèrent aux pieds du vainqueur.

Si les armées françaises, en Allemagne, poursuivaient leurs succès, elles finissaient par donner la main à celle d’Italie, le plan dès longtemps conçu par Bonaparte se réalisait, et la paix se faisait à Vienne. Les armées d’Allemagne n’obéissaient pas au même chef. Leurs commandants n’avaient pas cet élan rapide qui avait produit tant de prodiges en Italie. Moreau avait eu l’avantage à la bataille de Neresheim, mais elle avait été sans résultat. L’archiduc Charles avait repassé en bon ordre le Danube. Imitant alors la manœuvre de Bonaparte, il laissa un corps devant Moreau, pour l’occuper, courut au secours de Wartensleben, pour tomber sur Jourdan, et le força à une retraite périlleuse, des bords de la Raab jusque sur le Mein. Pendant ce temps-là, au lieu d’attaquer le corps laissé devant lui, Moreau, pendant plusieurs jours immobile, s’avança en Bavière, dans l’espoir de ramener à lui l’archiduc, celui-ci ne se laissa point imposer par cette diversion, et continua l’exécution de son plan. Jourdan voulut tenter à Wurtzbourg, le sort d’une bataille, la perdit et fut rejeté sur la Lahn. Là périt le général Marceau, une des jeunes gloires de la République. Alors Moreau, forcé à faire cette retraite qui a fait l’admiration de tous les hommes de guerre, ramena son armée sur le Rhin : mais ce n’était qu’une retraite.

Après avoir refait son armée, et laissé vingt mille hommes à la garde du Tyrol, Wurmser descendit avec trente mille dans la vallée de la Brenta. C’était toujours la même faute. Ignorant ses projets, Bonaparte marchait sur le Tyrol. La victoire de Roveredo lui en livra les défilés, les Français entrèrent à Trente. Bonaparte laissa Vaubois sur le Lavis, avec dix mille hommes, et avec vingt mille marcha à travers les gorges de la Brenta, sur les derrières de

Wurmser, l’atteignit, le battit à Primolano, à Cismone, à Bassano, à Legnano, à Saint-Georges, et défit la troisième armée autrichienne. Wurmser ne put en sauver les débris qu’en se renfermant avec eux dans Mantoue.

Tant de victoires n’avaient pas été obtenues sans pertes. L’armée était réduite au même nombre qu’à l’ouverture de la campagne. L’Autriche préparait une quatrième armée. Bonaparte demanda au Directoire des renforts, et s’occupa d’assurer sa position. Naples et Gênes avaient enfin signé la paix. On endormait Rome jusqu’à un moment plus favorable. On traitait d’alliance avec la Sardaigne, le roi marchandait. Bonaparte se décida enfin pour un nouvel auxiliaire. Il s’était annoncé à l’Italie comme son libérateur ; des populations l’avaient accueilli aux cris de liberté. Il l’avait fait espérer, il l’avait promise. Il la donna à Reggio et à Modène ; Bologne et Ferrare s’émancipèrent. Ces provinces formèrent la République cispadane ; il profita de la jalousie et des inquiétudes de la Lombardie pour en obtenir des sacrifices en hommes. À ses yeux c’était par les vertus guerrières que les peuples méritaient d’être libres. Il délivra la Corse, sa patrie, du joug des Anglais.

Les renforts que Bonaparte demandait, ne pouvant pas arriver à temps, le Directoire essaya de suspendre les hostilités. Le ministère anglais, pour satisfaire l’opinion, obtenir de nouveaux moyens de continuer la guerre, et inquiet de l’expédition projetée en Irlande, avait ouvert des négociations et envoyé lord Malmesbury à Paris. Il traitait pour son pays et ses alliés. On en était au principe des compensations, on pouvait discuter longtemps sans résultat. Le Directoire ne croyait pas à la bonne foi du cabinet britannique, il résolut d’envoyer Clarke à Vienne pour traiter directement avec l’Empereur, en commençant par un armistice de six mois. Mais les opérations militaires recommencèrent en Italie.

Davidowich s’avançait du Tyrol avec dix-huit mille hommes, Alvinzy du Frioul avec quarante mille, pour se réunir à Vérone et débloquer Mantoue. Bonaparte n’en avait que trente-six mille dont huit mille devant cette place. Il marcha au-devant d’Alvinzy, le rejeta au-delà de la Brenta. Il fut obligé de retourner sur ses pas pour voler au secours de Vaubois que Davidowich avait battu, et assurer ses positions à la Corona et à Rivoli. Il revint à Vérone, attaqua Alvinzy retranché à Caldiero, et ne put l’en déloger. La situation des Français affaiblis par ces combats, semblait désespérée. Le découragement se répandait dans l’armée. Dans une lettre au Directoire, Bonaparte exhala avec amertume son mécontentement et sa douleur. Mais loin de les faire paraître, il relevait le courage de ses soldats et leur demandait un dernier effort. La nuit, dans le plus grand silence, il sortit de Vérone, ils croyaient battre en retraite. Il les conduisit sur le champ de bataille que son génie avait médité et choisi, dans les digues de Ronco, dans les champs d’Arcole, où après soixante-douze heures de combats acharnés, l’armée autrichienne trouva sa défaite, et fut rejetée sur la Brenta. Davidowich, qui avait chassé Vaubois de la Corona et de Rivoli, fut de suite attaqué et ramené dans le Tyrol.

Clarke, chargé de se concerter avec Bonaparte, arriva. Sa situation était bien changée. Il ne pouvait plus être question d’armistice. Le général victorieux voulait pousser vivement la guerre, demandait un renfort de trente mille hommes, marchait sur Vienne, et dans deux mois dictait la paix. L’Autriche, endoctrinée par l’Angleterre, près de conquérir le fort de Kehl, et méditant d’envoyer une nouvelle armée sur l’Adige, servit merveilleusement Bonaparte, en refusant à Clarke des passeports pour Vienne. On voulut bien s’aboucher avec lui à Vicence, d’où on le renvoya à l’ambassadeur autrichien, à Turin. Clarke avait en outre la mission d’observer Bonaparte. Sa renommée, devant laquelle tout s’effaçait, et la puissance illimitée qu’il exerçait inquiétaient le Directoire. Clarke, deviné, se livra à Bonaparte.

Lord Malmesbury fit enfin connaître les prétentions de son gouvernement ; c’était tout simplement que la France rendît toutes ses conquêtes, rentrât dans ses anciennes limites et modifiât sa constitution. Le Directoire, justement révolté, répondit au négociateur par l’ordre de se retirer sous quarante-huit heures.

Une flotte, portant vingt-deux mille hommes, mit à la voile pour l’Irlande. L’amiral, Morard de Galles, et le général en chef, Hoche, montaient une frégate. Une tempête dispersa les vaisseaux. Le contre-amiral Bouvet parvint à en réunir le plus grand nombre, et entra dans la baie de Bantry. Les deux chefs ne s’y trouvèrent pas. Cette circonstance, le mauvais temps, empêchèrent le débarquement. La flotte retourna en France. Ils arrivèrent à Bantry, apprirent son départ et revinrent aussi à travers mille dangers.

Après trois mois de siège, où beaucoup de courage fut, de part et d’autre, dépensé pour peu de chose, le fort de Kehl en ruine, fut rendu aux Autrichiens. Les armées s’étaient refaites et avaient été renforcées par les troupes tirées de l’armée de l’Ouest. Hoche commandait celle de Sambre-et-Meuse. La République avait une forte attitude sur le Rhin.

C’était en Italie que l’Autriche plaçait ses espérances et portait ses efforts. Alvinzy reparaissait avec soixante mille hommes. Wurmser en avait vingt mille dans Mantoue. L’armée française avait été renforcée et en comptait quarante-cinq mille. Avec le même nombre, Alvinzy déboucha du Tyrol, tandis que Provera, avec quinze mille hommes, attaquait par le Bas-Adige. Devinant de suite le plan de l’ennemi, Bonaparte laissant Augereau devant Provera, se porta rapidement au secours de Joubert, qui, malgré une résistance opiniâtre, allait être accablé par Alvinzy. La bataille de Rivoli fit justice de l’armée autrichienne. Bonaparte retourna sur le Bas-Adige. Wurmser, sorti de Mantoue, fut rejeté dans la place ; Provera mit bas les armes. Le résultat des combats de Saint-Georges et de la Favorite fut couronné par la reddition de Mantoue. La conquête de l’Italie était désormais assurée par cette campagne la plus étonnante, la plus merveilleuse. La République était au comble de la gloire et de la puissance.

Son état intérieur n’était pas aussi satisfaisant. Le Directoire exécutif, qu’on avait fait quintuple par crainte de la royauté, produisait ses fruits. Cinq hommes de mêmes principes, mais de divers caractères, ne pouvaient rester unis ; ils se divisèrent. Intéressés à exciter leurs dissentiments, les partis flattèrent leurs passions. Les révolutionnaires se groupèrent autour de la majorité, Barras, Reubell et La Révellière ; les modérés et les royalistes, autour de la minorité, Carnot et Letourneur. Depuis la défaite des jacobins, au camp de Grenelle, le parti royaliste était le plus à craindre. Après la soumission de la Vendée, et tant de victoires signalées, il avait perdu l’espoir de triompher par la guerre civile et la guerre étrangère. Il se flattait d’arriver à ses fins par les moyens légaux, par la constitution. Tant que les conventionnels étaient en majorité dans les conseils législatifs et le Directoire, c’était une barrière contre laquelle venaient échouer ses intrigues qui se masquaient sous une opposition constitutionnelle. Mais l’époque approchait où allaient sortir un tiers de conventionnels et un directeur. Le royalisme travaillait à se rendre les élections de l’an V favorables. L’impulsion était donnée par le nouveau tiers de l’an IV qui avait formé le club de Clichy. Sous ce rapport, on était absolument dans la même situation qu’avant le 13 vendémiaire. Maintenant comme à cette époque, le parti royaliste avait deux ou trois agences en France, investies de pouvoirs des princes, du prétendant, sans accord, rivales, qui se disputaient la suprématie et surtout l’argent de l’Angleterre. Elles présentaient sur le papier une vaste et forte organisation, et se vantaient de l’appui d’un nombre exagéré de membres des conseils. L’agence de Paris, composée de Brotier, La Villeheurnoi, Duverne de Presle, voulut déduire les troupes de la garnison, donna dans un piège de la police, et fut saisie avec ses papiers. Traduit à une commission militaire, ils furent condamnés à mort. Duverne de Presle dévoila toutes les menées du parti. Leur peine fut commuée en une détention. Un fait digne de remarque, c’est que Babœuf et Damé, condamnés, à la même époque, à la peine capitale, la subirent. Le parti royaliste, s’étant tiré de ce mauvais pas par la seule perte de son agence, ne ralentit point ses intrigues pour se rendre maître des élections.

Dès que Mantoue se fut rendue, Bonaparte était allé à Bologne, pour avoir raison du pape qui, dans tous les moments de crise, s’était préparé à seconder les ennemis de la France. Il essaya une défense ridicule, et pour éviter l’invasion de sa capitale et la destruction de sa puissance temporelle, subit le traité de Tolentino.

Bonaparte revint sur l’Adige pour exécuter enfin son projet, depuis longtemps nourri, de marcher sur Vienne. Le Directoire lui avait envoyé vingt mille hommes de l’armée du Rhin ; avec les troupes italiennes, il en avait soixante-dix mille. Il en laissa quinze ou dix-huit mille et Italie, pour contenir le pays, et surtout Venise qui avait refusé son alliance, et prête, en cas de revers, à tomber sur les Français. L’armée autrichienne, commandée par l’archiduc Charles, occupait les trois routes qui, à travers les Alpes conduisent à Vienne. Avec le gros de ses forces, il gardait la Carniole et couvrait Trieste. Il importait d’attaquer avait l’arrivée des six divisions qu’il attendait d’Allemagne. Bonaparte comptait sur une coopération sérieuse des armées du Rhin. Il chargea Joubert, avec dix-huit mille hommes, de monter dans le Tyrol, d’attaquer les Autrichiens, de les rejeter au-delà du Brenner, de filer ensuite par sa droite à travers le Puthersthal, pour rejoindre l’armée dans la Carinthie.

Il faisait un froid rigoureux, les montagnes étaient couvertes de neige. Bonaparte passa la Piave, le Tagliamento, s’empara de Palna-Nova, de Gradisca, du col de Tarvis, et en quinze jours, battant, chassant les Autrichiens, arriva au sommet des Alpes. De son côté, Joubert remplissait non moins heureusement son rôle, et allait opérer sa réunion.

L’orage depuis longtemps prévu, éclata dans les états de Venise. L’esprit révolutionnaire fit explosion dans les provinces de terre-ferme. Le sénat mit toutes ses forces en mouvement pour le comprimer et souleva les populations contre les Français. Extrêmement contrarié de ce grave incident, Bonaparte, pour en neutraliser les suites, négocia avec le sénat, employa les conseils et la menace.

Il apprit en même temps que les armées du Rhin n’avaient pas encore passé ce fleuve. Moreau était resté immobile, parce qu’il n’avait pas 100 000 francs pour se procurer un équipage de pont. Bonaparte ne put contenir son indignation, sa colère, il offrit la paix à l’archiduc Charles, il n’avait pas de pouvoirs, et renvoya à Vienne. On y était disposé, la cour déménageait, Bonaparte marcha en avant, dans plusieurs combats battit les Autrichiens, et entra dans Léoben, où Joubert lui donna la main. Une suspension d’armes fut convenue, une négociation ouverte, les préliminaires de la paix furent signés. L’Autriche se tira du plus grand danger, les armées du Rhin étaient entrées en campagne, leur début était glorieux, Bonaparte l’ignorait, elles s’arrêtèrent. Le Directoire ne fut pas content des préliminaires, la France en était dans l’ivresse, il les approuva.

Les états de Venise étaient en feu. Se flattant que Bonaparte était perdu, le parti ennemi des Français ne connut plus de bornes, et les confondit avec les révolutionnaires dans ses vengeances et ses massacres ; il fit les Pâques véronaises, et égorgea dans Venise même le capitaine Laugier et son équipage. Apprenant à la fois la délivrance de Vérone par les troupes françaises, et la signature des préliminaires de la paix, le sénat, frappé de consternation, envoya offrir des excuses, et demander grâce à Bonaparte. Il fut inexorable, lui déclara la guerre, fit abattre partout le lion de Saint-Marc, révolutionna les provinces, et porta ses troupes sur le bord des lagunes. L’aristocratie abdiqua, fut remplacée par un gouvernement provisoire, et, en même temps qu’elle se suicidait, livra par un traité son pays au vainqueur.

Après Venise, vint le tour de Gênes. Le parti patriote voulut faire sa révolution, et fut accablé. Des familles françaises furent maltraitées. Bonaparte intervint, l’aristocratie donna sa démission, un gouvernement provisoire lui succéda.

Victorieuse sur le continent, la République n’avait plus que l’Angleterre à combattre. Elle avait pour auxiliaires de sa marine celle de l’Espagne et de la Hollande. La paix lui permettait de disposer d’une belle armée. Avide de gloire, Boche méditait toujours l’expédition d’Irlande. Le Directoire la décida. La situation générale de l’Europe, les embarras intérieurs de l’Angleterre, la crainte de la perturbation qu’amènerait une descente, engagèrent le cabinet anglais à entamer une négociation. Lord Malmesbury revint en France. Des conférences s’ouvrirent à Lille.

Lorsque au-dehors, la République semblait inébranlable, elle était, dans l’intérieur, agitée par les déplorables passions des partis. Un des deux tiers conventionnels sortait des conseils législatifs, un tiers nouvellement élu y entrait, et renforçait celui qu’avaient produit les élections de l’an IV. La majorité conventionnelle était sinon perdue, du moins, fortement menacée. La première séance le prouva. Au conseil des Cinq-Cents, le club de Clichy enleva l’organisation du bureau, et porta Pichegru à la présidence. Ignorant sa trahison, des constitutionnels lui donnèrent leurs voix. Par la même influence, Barthélemy fut nommé à la place de Letourneur, sorti par le sort.

Les premiers pouvoirs offraient alors ce tableau : un tiers de conventionnels en tout identifiés avec la majorité du Directoire, composée de Barras, Reubell, et La Révellière. La plus grande partie des deux nouveaux tiers, formée d’hommes étrangers à la révolution, ou animés de l’esprit de réaction, et d’un certain nombre de royalistes2, tous ennemis du Directoire. Enfin, une fraction mélangée de ces deux partis, se disant constitutionnelle indépendante, et donnant alternativement la majorité à l’un ou à l’autre ; elle marchait avec Carnot. La sympathie de Barthélemy, caractère faible et indécis, était pour les royalistes.

Le régime constitutionnel avait hérité de lois exceptionnelles ou de circonstance qu’il eût été dangereux d’abolir subitement. Il y en avait qui étaient encore éminemment utiles et conservatrices, par exemple celles sur les prêtres, sur les émigrés. L’opposition voulait les rapporter. Contenue pendant la session de l’an IV, elle les attaqua avec violence au début de celle de l’an V. Elle s’annonçait toujours pour venger le droit, la justice, la religion, la morale. Elle flétrissait des institutions civiles telles que le divorce. Elle n’épargnait pas plus les personnes que les choses. Elle prodiguait le mépris et l’injure aux hommes de la révolution. Elle ne faisait pas grâce aux généraux que protégeait, que recommandait la victoire. Le Directoire était surtout en butte à sa haine, à ses coups. À chaque séance, c’était des motions, des rapports, des résolutions qui sapaient son autorité, altéraient sa considération, augmentaient ses alarmes, et jetaient l’épouvante parmi les républicains. En vain les constitutionnels opposaient une barrière à cette frénésie, elle se faisait jour et les débordait. Ils offraient leurs secours au Directoire, moyennant qu’il se rapprochât d’eux, et qu’il renonçât à des habitudes que, non sans raison, ils trouvaient trop révolutionnaires. Mais leur appui lui parut trop frêle. Suffisant peut-être pour le moment, il ne présentait pas de garanties pour l’avenir. Cet avenir était très prochain. C’était les élections de l’an VI. Si elles donnaient le même résultat que l’an V, la contre-révolution envahissait les conseils. Là se trouvait le danger, là se résumait la question. Le Directoire préféra donc de s’appuyer sur la minorité dans les conseils, au-dehors, sur le parti révolutionnaire, principalement sur les armées, décidé à donner par un coup d’état, une forte secousse qui le débarrassât de ses ennemis, assurât son pouvoir et consolidât la République. Menacé d’accusation par le club de Clichy, le Directoire accepta la guerre et s’y prépara. Les patriotes se réunirent en cercles constitutionnels. Il recomposa le ministère, et nomma Talleyrand ministre des relations extérieures. Les clichiens, un moment déconcertés, se remirent à l’œuvre et se flattèrent de prévenir le Directoire. La partie n’était pas égale, ils couraient à leur perte. Il n’y eut plus de doute dès qu’on vit Bonaparte lui offrir son bras, ces fameuses adresses de l’armée d’Italie couvrir les clichiens de boue, les vouer à l’infamie, les autres armées imiter cet exemple, et protester de leur dévouement au Directoire et à la République.

L’intérieur de la France ne souffrait pas seul des manœuvres du royalisme, elles avaient aussi un effet fâcheux à l’extérieur. L’étranger en attendait le résultat, il espérait un grand bouleversement. C’est pourquoi Bonaparte pressait les Directeurs d’en finir. Trois grands objets occupaient sa pensée. La paix dont l’Autriche entravait la négociation ; l’expédition d’Égypte, pour laquelle il organisait une flotte dans l’Adriatique ; l’organisation de l’Italie qu’après des essais provisoires il terminait par la création de la République cisalpine, et en constituant la République ligurienne.

Le Directoire fit venir des troupes de l’armée de Sambre-et-Meuse, sous le commandement de Hoche ; elles entrèrent dans le rayon constitutionnel. La constitution était violée, les clichiens avaient beau jeu à crier, ils entrèrent en fureur. Les constitutionnels eux-mêmes en furent émus. Le Directoire dissimula, mentit, s’excusa. On nomma des commissions, on s’échauffa, on fit des rapports. Tout ce bruit n’aboutit à rien, et les troupes restèrent sous la main du Directoire. Il ne restait plus aux clichiens d’autre ressource que de tenter un coup de désespoir, de le surprendre et de tomber dessus. Ils y pensèrent, mais ils manquaient de moyens et d’audace. Le Directoire était sur ses gardes. Les constitutionnels voulurent en vain tenter des voies de conciliation pour éviter un coup d’état et sauver la constitution. Il fut consommé le 18 fructidor. La représentation nationale et le Directoire furent mutilés. L’opposition royaliste en fut chassée, condamnée à la déportation. Tout se passa au sein même des pouvoirs, militairement, sans aucune résistance. La population y fut complètement étrangère. Les lois révolutionnaires qui avaient été abolies ou modifiées furent rétablies, principalement à l’égard des prêtres, des émigrés, de leurs parents. Des pouvoirs extraordinaires furent donnés au Directoire pour la police des sociétés populaires et des journaux. Le service de la garde nationale fut suspendu. De fortes têtes républicaines proposèrent, pour en finir, d’expulser de France tous les nobles, et furent obligés de céder à une vive opposition.

Le 18 fructidor avait frappé, comme cela arrive dans les coups d’état, des innocents et des coupables. Il ne fut pourtant pas cruel, le royalisme n’aurait pas été aussi modéré dans son triomphe. Carnot n’avait pas cessé d’être républicain. La conspiration royaliste était notoire et évidente ; la culpabilité de chaque fructidorisé n’aurait pas été aussi facile à établir. On aimait encore à douter de celle de Pichegru. Moreau, son successeur au commandement, son ami, en avait la preuve, et la fournit ; le Directoire la publia.

Après avoir triomphé par les armées, il fut effrayé pour lui-même de l’ascendant qu’il avait donné aux généraux. Moreau fut privé de son commandement pour avoir montré de la tiédeur contre le royalisme, et pour sa révélation tardive de la trahison de Pichegru. Le commandement des armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin, fut donné à Hoche. La mort termina brusquement la carrière de ce guerrier, l’un des plus distingués de la République. Après les adresses de l’armée d’Italie, la conduite de Bonaparte avait paru équivoque aux directeurs. La dictature qu’il exerçait dans l’organisation des états, excitait leur jalousie. De là des soupçons, des alarmes, des intrigues, des explications, dont le général sortit encore plus puissant.

Depuis qu’il avait déjoué la conspiration royaliste, le Directoire avait repris de l’assurance et élevé ses prétentions. Il ne voulut pas acheter la paix avec l’Angleterre, aux dépens de l’Espagne et de la Hollande, ses alliés. Il rompit l’œuvre très avancée des conférences de Lille, et renvoya une seconde fois lord Malmesbury. Il ne voulut plus s’en tenir aux préliminaires de Léoben, et persista dans l’ultimatum qu’il avait envoyé à Bonaparte. C’était d’expulser entièrement l’Autriche de l’Italie. Une rupture, la reprise des hostilités paraissaient imminentes. Les résultats brillants de tant de glorieux travaux allaient être remis en problème. Le premier rôle appartiendrait à l’armée d’Allemagne. Bonaparte prit sur lui de conclure la paix ; elle fut signée à Campo-Formio. Le Directoire mécontent, hésita, mais elle était populaire, il l’approuva.

Bonaparte fit ses adieux à l’Italie, et revint à Paris, où le Directoire lui fit une réception triomphale qui trouva de l’écho dans toute la France. Regardant ces honneurs comme le paiement d’une dette, il fut froid, mais modeste ; après avoir parlé de la liberté, de la prospérité et de la gloire de la République, assurées par la paix, de laquelle datait l’ère des gouvernements représentatifs, il termina sa courte allocution par ces mots d’une grande portée : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. » Ces lois organiques, la France révolutionnée, toujours la lance au poing contre ses ennemis intérieurs et extérieurs, en avait essayé, et ne les avait pas. La constitution monarchique de 1791 avait péri, parce qu’elle était impossible. La constitution républicaine de l’an III, avait reçu, au 18 fructidor, une fatale atteinte. Depuis, au lieu de reconstruire la forteresse de la liberté, on l’avait laissée démantelée, on n’y pensait plus. Les députés, les patriotes qui avaient aidé le Directoire à renverser les royalistes, s’étaient montrés exigeants. Il n’avait pas pu les satisfaire, il avait craint leur domination. Dans les conseils, une nouvelle opposition s’était élevée contre lui. Mal définis, mal fixés, sans garantie, les pouvoirs luttaient entre eux.

Une autre puissance était à Paris, c’était Bonaparte. Quoiqu’il affectât une grande réserve, tout le monde avait les yeux sur lui. Qu’en faire ? que fera-t-il ? Plénipotentiaire pour la paix de l’empire, il n’avait fait que paraître à Rastadt. Dès le premier jour, le Directoire lui avait publiquement donné la mission d’aller châtier l’Angleterre. Les partis le sondaient ; l’un lui offrait le pouvoir, l’autre démolissait sa renommée. Le Directoire inquiet, l’observait. Jugeant que le temps n’était pas venu de se présenter dans l’arène civile, Bonaparte se décida à poursuivre sa carrière militaire, et, au lieu de la descente en Angleterre, proposa l’expédition d’Égypte. Le Directoire ouvrit volontiers ce débouché à une ambition qu’il redoutait. L’expédition fut résolue. Pour les préparatifs, Bonaparte eut carte blanche.

En vertu des articles secrets du traité, de Campo-Formio, la République avait pris possession de Mayence et de la tête du pont de Manheim. La paix avec l’empire se négociait au congrès de Rastadt, sur les deux bases de la cession de la rive gauche du Rhin à la France, et de l’indemnisation des princes dépossédés au moyen des sécularisations.

En constituant des états en Italie, il n’avait pas été au pouvoir de Bonaparte d’y satisfaire tous les intérêts, d’y étouffer les partis, de calmer leurs passions. Là, comme dans tous les pays où la France portait la révolution, il y avait combat entre l’ancien régime et le nouveau ; les états voisins y participaient ; l’Europe en était affectée. Dans leur présomption, les amis de la liberté eux-mêmes supportaient impatiemment la protection de la puissance qui la leur avait donnée. Le Directoire en poussait l’exercice jusqu’à leur imposer toutes les institutions françaises. Ainsi s’opéra, par une espèce de fructidor, une réforme dans la Constitution de la République batave. Dans la république cisalpine, le conseil des Anciens rejeta le traité d’alliance avec la France comme trop onéreux. Berthier qui avait remplacé Bonaparte, en chassa militairement plusieurs membres. En Piémont, à Rome, à Naples, l’esprit révolutionnaire faisait des progrès, les gouvernements sévissaient et remplissaient les prisons. Le Directoire avait interdit à ses agents de faire de la propagande ; ils ne se permettaient que des représentations qui n’étaient pas écoutées. La marche d’Ancône s’était constituée en république, Un parti de démocrates se souleva à Rome ; ils s’engagèrent avec les troupes papales ; dispersés, ils se réfugièrent dans le palais de l’ambassadeur Joseph Bonaparte. Malgré son intervention, elles firent feu, et tuèrent le général Duphot. Joseph Bonaparte quitta Rome, le Directoire déclara la guerre, Berthier se mit en marche, entra dans Rome. Les démocrates proclamèrent la république. Le pape fut conduit en Toscane. La révolution gagna la Suisse, mélange confus de démocratie et d’aristocratie, où dominait la féodalité. L’aristocratie s’y était montrée hostile à la France. Son intérêt était d’avoir sur cette frontière, un peuple ami, le Directoire fit marcher une armée au secours des révolutionnaires ; ils triomphèrent, et s’occupèrent de constituer l’Helvétie sur les bases de l’unité et de l’égalité.

Depuis le traité de Campo-Formio, l’état des choses était singulièrement changé. La révolution avait gagné du terrain, le système républicain s’était étendu.

Bonaparte poursuivait les préparatifs immenses de l’expédition d’Égypte ; elle était prête ; un évènement imprévu suspendit son départ. Bernadotte, ambassadeur à Vienne, voulut imprudemment opposer une fête militaire française à une fête militaire autrichienne, la populace brisa les vitres de son hôtel. Dans ces voies de fait qu’il imputait au gouvernement, le Directoire vit un symptôme de rupture, et donna contre-ordre à Bonaparte. La cour de Vienne ayant donné des explications, le contre-ordre fut rapporté, l’expédition mit à la voile.

Des conférences s’étaient ouvertes à Selz, pour s’expliquer de la part de l’Autriche, moins sur l’évènement de Bernadotte, que sur les changements survenus en Europe depuis le traité de Campo-Formio. Au congrès de Rastadt, les bases de la paix, la cession de la rive gauche du Rhin, et le système des sécularisations avaient été admis.

L’opposition patriote qui, depuis le 18 fructidor, avait remplacé, dans les conseils, l’opposition royaliste, aux élections de l’an VI, eut la majorité. Presque partout, la minorité modérée avait fait scission ; le Directoire l’avait encouragée. Il y eut des doubles élections. Il fallait choisir, celles de la minorité furent validées. C’était un 18 fructidor déguisé qui frappait les patriotes. Il en entra encore assez dans les conseils pour renforcer l’opposition ; ils tinrent rancune. Le Directoire, quoique encore composé de cinq votants, n’était pas à leur hauteur. On était trop occupé à se défendre, à diriger les nouvelles républiques, à maintenir les paix faites, à suivre les négociations entamées, à continuer la guerre avec l’Angleterre, à se procurer des moyens de finances, pour rien fonder dans l’intérieur.

La prise de Malte, d’Alexandrie, la bataille des Pyramides, révélèrent presque en même temps à la France et à l’Europe, le secret de l’expédition commandée par Bonaparte. Toutes les imaginations furent frappées de ces conquêtes merveilleuses. Mais la ruine de la flotte française à Aboukir réveilla les ennemis de la République. Fière de sa victoire, l’Angleterre les excita. Elle entraîna la Porte à déclarer la guerre. Naples, constante dans sa haine, la soufflait en Toscane, en Piémont. L’Autriche était sortie hostile des conférences de Selz ; on la pressait de reprendre l’Italie ; on pressait l’empire de rompre ses négociations, la Prusse de sortir de sa neutralité, la Russie d’envoyer les secours si longtemps promis. On prêchait de nouveau une coalition générale, une croisade contre la liberté.

Parmi les moyens d’existence propres à chaque gouvernement, le premier est de propager son principe. En révolutionnant des peuples ou en les laissant se révolutionner, la République avait cru se fortifier ; elle s’était jetée dans des difficultés et des embarras qu’elle n’avait pas prévus. Pour l’organisation des pouvoirs, rien de solide, de définitif, n’avait été fondé en France ; mais la nation avait conquis elle-même ses droits et son indépendance ; depuis dix ans, elle en jouissait. Il en était autrement dans les républiques qu’elle avait créées. Tout était son ouvrage. Sans elle, elles n’auraient pas reçu la vie, elles ne l’auraient pas un instant conservée. Son protectorat était nécessaire, indispensable ; c’était son devoir et son droit. D’un autre côté, il était difficile de retenir dans une indépendance onéreuse et toujours humiliante, des peuples qu’on avait émancipés, et exaltés par le sentiment de leur nationalité ; de là, les désordres, la confusion, les dilapidations, l’arbitraire, les coups d’autorité, les résistances, les soulèvements, dont les Républiques batave, helvétique, cisalpine, ligurienne et romaine, furent le théâtre. C’était des alliées mécontentes, impuissantes par leurs déchirements, plus à charge qu’à profit.

De grands armements se faisaient en Autriche et dans le royaume de Naples, la Russie se décidait enfin à mettre ses armées en marche. Tout annonçait que la guerre allait se rallumer. Depuis la paix, les armées françaises s’étaient affaiblies par les congés et la désertion. Sur le rapport du général Jourdan, une loi établit la conscription. Deux cent mille conscrits furent mis à la disposition du Directoire.

Naples leva l’étendard. Mack, avec quarante mille hommes, commença la campagne, et entra dans Rome évacuée par Championnet. Mais il en fut bientôt chassé, battu, poursuivi. Championnet, à son tour, fit son entrée à Naples. La cour s’était retirée en Sicile. Les patriotes firent leur révolution, et établirent la République parthénopéenne. Le roi de Sardaigne était aux prises avec les révolutionnaires. La France ne pouvait pas laisser sur ses derrières un ennemi prêt à se déclarer. On força le roi à abdiquer en lui laissant l’île de Sardaigne.

La victoire remportée sur l’avant-garde de la coalition était d’un heureux présage. La République avait de grandes ressources. Mais pour les employer avec succès il aurait fallu s’y prendre plus tôt, il fallait une bonne et forte administration. Les pouvoirs n’étaient pas d’accord ; le Directoire était attaqué, menacé par les patriotes ; l’amour des richesses et l’ambition s’étalent introduits dans les états-majors. Les généraux marchandaient l’obéissance et luttaient avec lui. Il fut obligé de destituer Championnet victorieux ; Joubert donna sa démission, Bernadotte refusa de servir. Les ressorts du gouvernement se relâchaient, il n’avait pas de force morale. En finances on était réduit aux expédients.

C’est dans cet état, qu’il fallait faire tête à la coalition, depuis le Texel jusqu’au golfe de Tarente. Trois cent mille hommes, au moins, étaient nécessaires, car l’Autriche pouvait les mettre en ligne, on n’en avait pas deux cent mille, en attendant que la conscription eût rempli les cadres. Pour faire face partout, on éparpilla l’armée, on ne fut nulle part en force. Du moins, pouvait-on compter sur le talent des généraux ? Bonaparte, Kléber et Desaix étaient en Égypte ; Moreau était suspect au Directoire ; Joubert en disgrâce. On donna l’armée de Naples à Macdonald, celle d’Italie à Schérer, celle d’Helvétie à Masséna, celle du Danube à Jourdan, celle du Rhin à Bernadotte, celle de Hollande à Brune.

Le Directoire ordonna de prendre l’offensive sur le Danube, en Suisse, en Italie. On se laissa éblouir par de premiers succès. Mais l’illusion fut de courte durée. Jourdan perdit la bataille de Stokack et rétrograda jusqu’aux défilés de la Forêt-Noire. Battu dans la journée de Magnano, Schérer en désordre se retira jusque sur l’Adda. Masséna, seul victorieux en Suisse, fut cependant obligé de se replier. Sur tous les points, les armées étaient en retraite. Il n’y avait pas cinquante jours que la campagne était ouverte.

L’empire n’avait pas pris part à la guerre. Les négociations avaient continué au congrès de Rastadt. L’ultimatum de la France avait été accepté ; mais le congrès fut paralysé par la retraite combinée de plusieurs de ses membres. Rastadt était environné de troupes autrichiennes. Les plénipotentiaires français en partirent et furent assassinés à deux cents pas de la ville par les huzards de Szekler. Attentat atroce, inouï, dont l’Autriche ne s’est jamais lavée !

Les malheurs publics retombant toujours sur le gouvernement, l’opinion publique, les imputa au Directoire. Dans les conseils l’opposition, au-dehors tous les partis se déchaînèrent contre lui. Il avait des torts, on les exagéra, tout devint sujet d’accusation. C’était le tour de la réaction jacobine. On procéda aux élections de l’an VII, les patriotes arrivèrent en nombre dans les conseils. Sieyès, ministre à Berlin, fut nommé directeur à la place de Reubell sorti par le sort. Ce choix donna beaucoup à penser. Le Directoire avait fait tous ses efforts pour réparer les revers des armées. Il eut l’heureuse idée de réunir, sous le commandement de Masséna, celles du Danube et d’Helvétie. Ce général, sur la ligne de la Limmat et de Zurich attendit l’archiduc Charles.

En Italie, l’ennemi continuait ses succès. Trente mille Russes s’étaient joints aux Autrichiens. Suwarow commandait en chef quatre-vingt-dix mille hommes. Accablé de ses défaites et conspué par son armée, Schérer en avait remis les débris à Moreau. Elle reprit courage, se battit vaillamment, et succomba cependant à la fatale journée de Cassano. Moreau avec vingt mille hommes qui lui restaient, fit une retraite, plus glorieuse encore que celle d’Allemagne, jusqu’à Turin. Il manœuvra ensuite vers les montagnes de Gênes pour tendre la main à l’armée de Naples forte de vingt-huit mille hommes que ramenait Macdonald. Un engagement eut lieu entre lui et Suwarow sur la Trebbia. La bataille dura trois jours, et des deux côtés fut sanglante. Macdonald repassa l’Apennin avec quatorze mille hommes et rejoignit Moreau.

La crainte d’une invasion porta l’épouvante dans le Midi. De nombreuses adresses accusèrent le Directoire. Les conseils les accueillirent. En présence de l’étranger victorieux, les pouvoirs étaient en état de guerre. Elle était au sein même du Directoire. Les jacobins se plaignaient d’avoir été opprimés, les constitutionnels de ce qu’il avait mal gouverné. Tous voulaient le renverser, ceux-ci pour réformer la constitution, les autres pour remettre en vigueur les mesures énergiques qui, au commencement de la guerre, avaient sauvé la France. Deux membres étaient épargnés, Sieyès comme nouveau, et Barras qui, pour se maintenir, sacrifiait ses collègues.

Les conseils annulèrent la nomination de Treilhard comme inconstitutionnelle, et le remplacèrent par Gohier. Menacés d’être mis en accusation, La Révellière et Merlin donnèrent leur démission. Deux médiocrités leur succédèrent, Roger-Ducos et Moulin. Il y eut encore moins d’homogénéité dans le Directoire. Le parti jacobin y était représenté par Moulin et Gohier, le parti modéré et réformateur, par Sieyès et Roger-Ducos. Barras était du parti de son intérêt et de ses passions. Sieyès planait sur tous par sa renommée.

Le renvoi des anciens directeurs entraîna des changements dans le ministère et dans le commandement des armées. Pourchassé par les patriotes, Talleyrand se retira. Prôné par eux, Bernadotte fut nommé ministre de la guerre ; Joubert commanda l’armée d’Italie, c’était le général in petto du parti réformateur. Cependant les jacobins triomphaient. Pour sauver la République, les conseils mirent tous les conscrits à la disposition du Directoire, établirent un emprunt forcé et progressif de 100 millions, et rendirent la loi des otages contre le brigandage royaliste qui infestait l’ouest et le midi.

On avait refait à Joubert une armée de quarante mille hommes, à Championnet, une de quinze mille, indépendante, le long des Grandes-Alpes. Alexandrie et Mantoue s’étaient rendues. Suwarow avait plus de soixante mille Austro-Russes. Joubert tint conseil, on se décida pour rentrer dans l’Apennin et rester sur la défensive. Prévenu, attaqué par Suwarow, Joubert accourut au galop pour rallier ses soldats surpris, et fut frappé à mort. Moreau se trouvant là comme volontaire, recueillit le commandement. La lutte sanglante de la Trebbia se renouvela à la bataille de Novi, plus acharnée, plus désastreuse. Moreau se renferma dans l’Apennin, l’Italie fut perdue.

L’expédition Anglo-Russe depuis longtemps annoncée débarqua en Hollande. Brune l’attaqua, et n’ayant pas réussi battit en retraite. Les Anglais s’emparèrent dans le Texel de toute la marine hollandaise.

À la nouvelle de ces désastres, les jacobins, réunis au Manège, firent une violente explosion. Ils étaient soutenus par deux cents membres du conseil des Cinq-Cents, les généraux Augereau, Jourdan, Bernadotte et deux directeurs. Ils menaçaient de tout culbuter, pour s’emparer du pouvoir et recommencer le comité de salut public. Barras, compromis, débordé, leur opposa un vieux jacobin. Fouché, nommé ministre de la police, leur donna la chasse, et fit fermer leur société, dont le Directoire avait ordonné la clôture, et contre laquelle, dans un discours public, Sieyès s’était vivement prononcé. Il restait aux jacobins leurs journaux. Le Directoire fit mettre les scellés sur les presses, et lança des mandats d’arrêt contre les rédacteurs. Jourdan proposa de déclarer la patrie en danger. Bernadotte suspect de vouloir tirer l’épée, fut renvoyé du ministère de la guerre. Les jacobins furieux insistèrent sur la proposition de Jourdan ; elle n’obtint que cent soixante-et-onze voix, et fut rejetée. Ils furent, à Paris, chassés de toutes les autorités.

Les Russes et les Autrichiens avaient combattu ensemble ; Korsakof et l’archiduc Charles, en Suisse, Suwarow et Mélas en Italie. Par des motifs politiques le cabinet de Vienne ordonna leur séparation, que l’archiduc Charles irait sur le Rhin, et serait remplacé par Suwarow. Masséna profita habilement des chances favorables que lui offrait cette mutation, pour battre séparément les corps ennemis. Il attaqua Korsakof, détruisit la moitié de son armée ; Soult défit le corps autrichien de Hotze ; les débris de ces soixante mille hommes, furent rejetés de la ligne de la Limmat au-delà de celle du Rhin. Suwarow arrivant au milieu d’une armée victorieuse, seul exposé à ses coups, eut le même sort. Les résultats de la grande et immortelle bataille de Zurich furent immenses. Masséna sauva la France.

En Hollande, la victoire revenait aussi aux armes de la République. Brune battait les Anglo-Russes à Kastricum, les enfermait et les forçait à capituler. Ils se rembarquaient.

La campagne était glorieusement terminée, les alarmes avaient cessé.

Pendant les vicissitudes des armes de la République en Europe, on apprenait les exploits du héros de Castiglione et de Rivoli, en Égypte, l’expédition de Syrie, les batailles du Mont-Thabor et d’Aboukir, la conquête de tout le pays, les prodiges d’une armée abandonnée à elle-même, répandant les germes de la civilisation chez un peuple barbare qui en avait été le berceau. Dans les revers, on regrettait l’absence de tant de braves et d’illustres guerriers dont les bras auraient été si utiles à la patrie. De son côté, en apprenant les défaites des armées de la République, la perte de l’Italie, tant de honteux désastres effaçant tant de glorieuses victoires, les périls de la France, Bonaparte résolut de venir à son secours. En Égypte, il n’avait plus rien à faire. Le sort de sa conquête allait se décider en Europe. Il s’embarqua, et, après une longue traversée, favorisé par la fortune, il mouilla, le 15 vendémiaire an VIII, dans le golfe de Fréjus.

Consulat.
Chapitre premier §

Conquêtes de la révolution. — Bonaparte revient d’Égypte ; effet produit par son retour. — Son arrivée à Paris. — Ses rapports avec le Directoire et les partis. — Projet de changer le gouvernement. — Journées des 18 et 19 brumaire an VIII.

Depuis dix ans, la révolution se débattait contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. Malgré ses vicissitudes, ses triomphes surpassaient ses revers ; ses malheurs étaient effacés par ses avantages. Elle restait debout ; elle était accomplie. Un grand peuple ne s’était pas, au milieu de tant d’obstacles, avancé dans la voie de tous les progrès, pour rétrograder honteusement vers son point de départ. Il n’avait pas offert au monde un spectacle aussi imposant pour en devenir la risée et la fable. La secousse avait été trop violente pour que son retentissement n’eût pas une longue durée. Désormais, en France, de grands buts avaient été atteints. La division systématique du territoire ; la suppression du régime féodal, des ordres et des privilèges ; l’unité dans les lois ; la nation armée en garde nationale ; la monarchie remplacée par la république ; une représentation nationale ; les élections populaires ; l’égalité devant la loi ; la liberté des personnes, des cultes et de l’industrie ; la vente des biens ecclésiastiques ; le pays se gouvernant lui-même. La plupart de ces conquêtes étaient à jamais consacrées ; on ne les disputait plus. Si l’étranger n’était pas de bonne foi réconcilié avec la révolution, il n’espérait plus rétablir l’ancien régime, il était unanimement relégué dans le domaine de l’histoire. Il ne s’agissait plus que de garantir, par des institutions, la jouissance réelle des libertés nationales, et de terminer ainsi la révolution. Dans ses dangers, dans son irritation, on l’avait en vain essayé. Maintenant son paroxysme était passé ; fortifiée par le temps, ses combats, ses victoires, elle avait pris confiance en elle-même, elle était plus traitable. Après avoir usé, renversé, dévoré un roi, toute une dynastie, des hommes forts, des orateurs, des généraux, Mirabeau, Lafayette, Dumouriez, la gironde, Danton, Robespierre, elle allait se trouver aux prises avec Bonaparte.

Pendant son absence, les affaires intérieures, loin de s’améliorer, s’étaient empirées. À l’extérieur l’Italie avait été envahie par les Austro-Russes, et les phalanges françaises, victorieuses des armées de l’Europe, étaient refoulées sur leurs frontières : quelques jours encore, et le territoire sacré était envahi. Masséna, à Zurich, rétablit l’honneur des armes françaises ; à Bergen et à Kastricum, Brune fit triompher aussi le drapeau national. Les partis se turent un moment pour s’incliner devant la victoire, la République respira. Mais les causes de ses revers existaient toujours, les divisions intestines n’étaient pas éteintes, on cherchait en vain le pilote capable de conduire le vaisseau de l’état sur une mer qu’agitait sourdement la tempête, et l’ancre qui le fixerait dans le port. À l’extérieur, nulle sécurité tant que l’intérieur n’en offrait pas. Sa situation précaire annonçait une crise ; elle était inévitable, imminente ; elle aurait bientôt éclaté lors même que Bonaparte serait resté en Orient. Son retour ne la point, seulement il l’accéléra. Sans lui aurait-elle été favorable ou funeste à la liberté, à la République, à l’indépendance nationale ? Question purement spéculative et tout à fait oiseuse.

L’expédition merveilleuse de Bonaparte et ses victoires en Égypte avaient encore ajouté à la grande renommée qu’il s’était faite en Italie. On avait cessé de le voir ; mais dans son éloignement même il apparaissait toujours comme un phénomène extraordinaire. Dès que les frégates furent reconnues, les citoyens accoururent sur le rivage. Dès qu’on sut qu’elles portaient Bonaparte, l’enthousiasme fut à son comble : en un instant la mer fut couverte de canots ; les frégates furent assaillies ; le peuple et les autorités communiquèrent, au mépris des lois sanitaires, avant l’arrivée des préposés de la santé, et les frégates eurent leur entrée. Entraînés par le mouvement général de la population, ils déclarèrent que la pratique avait eu lieu à Ajaccio. Heureusement il n’y avait point eu de maladie à bord pendant cinquante jours de traversée. Le soir même de son arrivée, le 17 vendémiaire an VIII, Bonaparte partit pour Paris avec Berthier.

À Toulon, la nouvelle de son retour fut solennellement proclamée. Le peuple fit éclater sa joie ; le vaisseau amiral et les batteries tirèrent vingt et un coups de canon ; un arbre de la liberté fut planté àla Porte d’Italie en mémoire de cet événement. Partout sur le passage de Bonaparte se manifesta le même enthousiasme ; ce fut comme une marche triomphale. À Lyon, la joie fut portée jusqu’au délire. Il alla au théâtre ; on y représenta une pièce improvisée pour lui, le Héros de retour ; les acteurs lurent leurs rôles, n’ayant pas eu le temps de les apprendre.

La première nouvelle du retour de Bonaparte se répandit à Paris dans les théâtres, le 21 vendémiaire. Elle y fut reçue par des cris de vive la République ! vive Bonaparte ! et par des applaudissements tumultueux plusieurs fois répétés. Ce fut comme une commotion électrique. Personne ne fit plus d’attention au spectacle ; on circulait de loge en loge, on sortait, on entrait, on courait, on ne pouvait plus rester en place. Était-il rappelé ? Venait-il de lui-même ? Apportait-il la victoire et la paix, ou des revers et la guerre ? On l’ignorait, on se perdait en conjectures ; mais sur tous les visages, dans toutes les conversations, on vit naître soudainement comme des espérances de salut et des pressentiments de bonheur. Il fut question, dit-on, de faire arrêter Bonaparte pour avoir abandonné l’armée et surtout pour avoir violé les lois sanitaires. Le Directoire parut au contraire partager l’ivresse générale, et, le lendemain même, 22, dans la séance du conseil des Cinq-Cents, un corps de musique, un détachement de grenadiers et une foule de citoyens précédèrent le porteur d’un message relatif aux succès de l’armée de Hollande, et à la fin duquel le Directoire annonçait avec plaisir le débarquement des généraux Bonaparte, Lannes, Marmont, Murat, Andréossi, et des citoyens Monge et Berthollet. La salle retentit d’acclamations et de cris de vive la République ! L’assemblée se leva tout entière. À l’éloge des armées, les orateurs joignirent celui du héros qui venait de toucher le sol de la République, du héros dont la gloire était inséparable de l’indépendance et de la grandeur du peuple, que l’Italie avait vu tant de fois victorieux, qui revenait fidèle à sa destinée et faisait briller aux yeux des peuples qu’il avait délivrés son épée menaçante et terrible3. Baudin des Ardennes, membre du conseil des Anciens, homme de bien, profondément affecté de la situation de la République, mourut de joie en apprenant le retour de Bonaparte.

Le général était dans sa maison, rue Chantereine, et l’on ignorait encore son arrivée dans la capitale. Deux heures après, il se rendit au Directoire4. Il était en délibération, elle fut interrompue ; les membres se levèrent spontanément pour recevoir le général. Sieyès seul, conservant son sang-froid, leur fit observer qu’il y avait quelque inconvenance dans cet empressement, le général Bonaparte pouvant bien attendre un moment que la délibération fût terminée. Les directeurs, reprenant leur dignité, se remirent en place et continuèrent un instant à délibérer, au moins pour la forme. De son côté, Bonaparte, non moins jaloux de sa considération, exprimait de l’étonnement et de l’impatience de ce que le gouvernement le faisait attendre, lorsque enfin il fut introduit. Que se passa-t-il dans cette séance ? Chacun des membres du Directoire, disent laconiquement les Mémoires de Napoléon, parut partager la joie publique ; il n’eut qu’à se louer de l’accueil qu’il reçut5. Il justifia, dit l’ex-président du Directoire, son départ d’Égypte par les revers des armées de la République, qu’on attribuait à son absence. Il donna des détails sur la situation de l’armée d’Orient. Il protesta que jamais son épée ne serait tirée que pour la défense de la patrie et de son gouvernement. Dans une allocution, le président lui fit comprendre que, quoique la République, victorieuse en Suisse et en Hollande, n’eut plus autant besoin des services du général, il pourrait encore cueillir des lauriers dans les champs illustrés par ses mémorables exploits. La séance se termina par une accolade du président, qui ne fut donnée ni reçue de part et d’autre très fraternellement6.

Il est permis de le croire. Cependant, soit qu’il se crût assez habile et assez fort pour déjouer les projets de Bonaparte, soit, ce qui est plus vraisemblable, qu’il ne les soupçonnât pas ou qu’il ne les crût pas imminents, le Directoire ne témoigna aucune humeur du retour du général. D’ailleurs, que pouvait-on lui reprocher, puisqu’il avait eu carte blanche pour quitter l’Égypte lorsqu’il le jugerait convenable ?

Les directeurs, prenant pour chacun d’eux la visite de Bonaparte au Directoire, s’empressèrent de la lui rendre. Sieyès seul s’en abstint, et fit encore observer à ses collègues qu’il croyait devoir à la dignité de ses fonctions de ne pas ainsi prévenir le général.

Bonaparte accepta un dîner chez chaque directeur, mais en famille, sans convive étranger. Au dîner de Gohier étaient quelques membres de l’Institut, invités à la demande du général, et en outre Sieyès. Madame Bonaparte reprocha à Gohier d’avoir fait dîner avec son mari l’homme qu’il détestait le plus. Bonaparte ne lui dit pas un mot et

0 affecta même de ne pas le regarder. Sieyès, après le dîner, sortit vivement offensé. « Avez-vous remarqué, dit-il à Gohier, la conduite de ce petit insolent envers le membre d’une autorité qui eût pu le faire fusiller7 » ? Ce jour-là, eut lieu la première entrevue des deux capitaines les plus renommés de la République, dont cependant Masséna venait, à Zurich, de se montrer l’émule. Arrivé à Paris par un pur hasard, vingt-quatre heures après la nouvelle du débarquement de Bonaparte, Moreau vint après le dîner chez Gohier. Ces deux généraux se regardèrent un moment en silence. Bonaparte le rompit le premier, témoigna à Moreau le désir qu’il avait depuis longtemps de le connaître, et fit l’éloge de plusieurs généraux de l’armée du Rhin qui l’avaient accompagné en Égypte. Ils conversèrent ensuite sur leurs campagnes et sur l’art de la guerre. Ils se donnèrent des témoignages réciproques d’estime ; mais dès ce premier moment ils se jugèrent. Moreau se tint de lui-même au second rang où il s’était déjà mis par sa lettre du 5 germinal an VI à Bonaparte8 et où l’avait placé l’opinion. Quelques jours après, Bonaparte lui fit présent d’un damas garni de diamants qu’il avait rapporté d’Égypte et qui était estimé 10 000 francs ; Moreau l’accepta.

Les ministres voulurent donner des fêtes à Bonaparte. Le Directoire l’avait ordonné ou permis. Le général les refusa ; il n’avait pas besoin de cet éclat. La retraite et la modestie servaient mieux ses projets, soutenaient encore plus la curiosité du public et l’intérêt qu’excitait son retour inattendu. Il n’accepta qu’un dîner chez Cambacérès, ministre de la justice ; on y parla longuement d’un code civil. Bonaparte voulut à la fois plaire aux jurisconsultes célèbres avec lesquels il se trouvait, et leur prouver que le guerrier n’était point étranger aux connaissances du législateur : il y réussit. Il assistait aux séances de l’Institut, il en portait le costume. Il n’allait au théâtre qu’incognito et en loge grillée ; s’il était découvert, il se dérobait aux acclamations. Il n’admettait chez lui que les généraux de sa suite, un petit nombre de savants, de membres des diverses assemblées et d’hommes de la révolution, parmi lesquels Volney, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, Rœderer, Talleyrand, Fouché, Réal. On n’a pas besoin de dire que ses frères Lucien et Joseph étaient de ces petites réunions. Lucien figurait parmi les premiers orateurs du conseil des Cinq-Cents ; Joseph avait un état de maison.

Le retour de Bonaparte ne produisit pas moins de sensation aux armées que dans l’intérieur. Les soldats de celle d’Italie, éprouvés par les revers et la misère, mettaient en lui leurs espérances et l’appelaient de tous leurs vœux. « C’était à lui, disaient-ils, à relever l’arbre de la liberté dans les lieux où il l’avait planté et fait fleurir. C’était à lui à renverser de son trône le tyran de l’Autriche et à se rouvrir un passage par les mêmes chemins vers cette Vienne perfide qu’il avait déjà menacée. » Championnet, général en chef de cette armée et son organe auprès du Directoire, résigna son commandement pour le laisser à Bonaparte.

À son arrivée, il s’était présenté au Directoire, offrant à la patrie le secours de son épée ; mais il était parti d’Égypte pour s’emparer du pouvoir et sauver la France. Tout le confirma dans cette résolution : la situation intérieure et extérieure de la République, l’élan des cœurs qui volaient au-devant de lui, la faiblesse et l’aveuglement du Directoire qui lui permettaient de tout oser, le souvenir encore récent de ses premières victoires et de la paix qui les avait suivies, ses triomphes non moins éclatants en Égypte, ses discours mystérieux et prophétiques, les dangers qu’il avait bravés, son retour miraculeux, la constance de sa fortune, et cette auréole de gloire à laquelle sa jeunesse donnait tant d’éclat, tout conspirait en faveur d’un héros qui semblait protégé par une puissance invisible et tenir du prodige. Voilà ce qu’attestent tous les documents de cette époque et les contemporains que de nouveaux intérêts n’ont pas empêché de rester fidèles à leurs souvenirs.

Les partis lui épargnèrent la peine de les rechercher ; ils voulaient tous un changement, et vinrent d’eux-mêmes réclamer son bras, ou plutôt s’offrir à lui, tous, excepté les royalistes qui se tinrent d’abord en observation, attendant le résultat des événements.

Tous les partis, à les entendre, voulaient le maintien de la constitution qu’ils avaient jurée : la faction dite du manège, avec des mesures plus ou moins révolutionnaires ; les modérés, les plus timorés, en y faisant de légers changements ; les plus hardis, en la réformant dans ses bases principales. Parmi ces derniers, se trouvaient des Constituants partisans de la révolution, qui avaient servi la République ou s’y étaient soumis, mais qui lui préféraient une monarchie représentative. Les militaires, qui participaient de ces divers partis, disaient que les civils avaient assez longtemps gouverné et que leur tour était venu. Le Directoire était pour ainsi dire hors de ligne.

La faction du manège avait plus d’énergie et d’audace que de talents. On y remarquait des représentai tels que Destrem, Delbrel, Talot, Briot, les généraux Augereau et Jourdan, d’autres généraux qui n’étaient pas dans les conseils, tels que Marbot et Bernadotte, et deux directeurs, Gohier et Moulins. Le parti modéré se composait des représentants Boulay de la Meurthe, Cabanis, Chénier, Chazal, Daunou, Lucien Bonaparte, Regnier, Cornudet, Lemercier, des directeurs Sieyès et Roger-Ducos, de Talleyrand, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, Rœderer, Volney. Comme publiciste et comme Directeur, Sieyès était l’âme de ce parti, qui réunissait l’adresse au talent et qui pouvait être regardé comme l’organe de la majorité de la nation. Barras, amolli par le pouvoir, déconsidéré par l’usage qu’il en avait fait, et arrangé, à ce qu’on croit, avec le parti royaliste, était dans une fausse position ; il flottait indécis et ne présentait de point d’appui à personne.

Chaque parti pensait à faire de Bonaparte son instrument, et lui offrait une part dans le pouvoir. Il convoitait le premier rôle et sentait que déjà il dominait tout du haut de sa gloire. Pour parvenir à son but, lequel fera-t-il triompher ? Avec celui du manège, la victoire était facile. Balançant la majorité dans le Directoire, il pouvait la balancer dans le conseil des Cinq-Cents ; mais il ne l’avait pas dans l’opinion publique. C’était une démocratie où la queue était toujours prête à dévorer la tête et à rentrer dans la carrière des révolutions. Il aurait fallu, après s’en être servi, la trahir et la briser. Le succès était moins assuré et plus périlleux avec le parti modéré, mais il était plus national. On pouvait, avec lui, établir un gouvernement, faire la paix intérieure et extérieure, ou se mettre en état de continuer glorieusement la guerre. Bonaparte se décida en faveur de ce parti. Pour le faire triompher, il ne s’agissait plus que du choix des moyens ; il s’en présentait deux : opérer avec les deux conseils, au moins avec quelque apparence de légalité, un changement dans la constitution, ou bien se faire nommer membre du Directoire, c’est-à-dire, entrer dans le corps de la forteresse, sous prétexte de la renforcer, et dans le fait pour l’ouvrir aux assiégeants. Si l’on en croit le président du Directoire, Bonaparte eut un moment cette pensée ; la proposition en fut faite à ce président et à Moulins, ennemis de Sieyès, qu’on aurait chassé. Mais Bonaparte n’avait pas l’âge requis par la constitution : ces deux directeurs, qu’effrayait un semblable collègue, lui préféraient encore Sieyès, et saisirent ce prétexte pour refuser de prêter les mains à ce projet9. Il est probable que Bonaparte ne voulut que donner le change, car il serait difficile de croire qu’il penchât sérieusement pour un tempérament qui, donnant l’éveil à tous les partis, n’en satisfaisait aucun, reculait la difficulté et la compliquait.

Embarrassé de Bonaparte, pressé de lui donner une destination et surtout de l’éloigner, le Directoire lui offrit le commandement de l’armée d’Italie ; il éluda. Le 8 brumaire, Bonaparte dîna chez Barras. Il y avait peu de monde. Après le dîner, le directeur voulant le sonder, lui parla des dangers de la République, de l’impuissance du gouvernement, de la nécessité d’un changement ; mais Bonaparte éluda encore de répondre.

On lit dans les Mémoires de Napoléon10 que cette conversation de Barras fut décisive ; que Bonaparte descendit chez Sieyès, lui fit connaître que tous les partis s’adressaient à lui ; qu’il était résolu démarcher avec lui, Sieyès, et la majorité du conseil des Anciens, et qu’il venait lui en donner l’assurance positive ; que l’on convint de faire le changement du 15 au 20 brumaire. Mais nous dirons plus bas nomment la réunion de Sieyès et de Bonaparte eut lieu à la fin de vendémiaire.

Comme ce dernier ne tenait aucun compte des invitations que les directeurs lui faisaient en particulier de partir pour l’armée d’Italie, ils résolurent de la lui renouveler officiellement et en séance. Sieyès s’y opposa, disant que loin de se plaindre de son inaction, il fallait s’en féliciter et tâcher, s’il était possible, de le faire oublier. Il ne manque qu’une date à cette anecdote pour juger l’intention de Sieyès. Il dissimulait s’il était d’accord avec Bonaparte ; s’il ne l’était pas encore, il pouvait être de bonne foi.

Le 10 brumaire, à la réception des drapeaux conquis par l’armée du Danube, le président du Directoire dit dans son discours : « La Ligurie est rassurée, l’Italie tressaille d’espérance ; son véritable conquérant et qui fut en même temps son libérateur, apparaît après avoir conquis de nouveaux peuples à la liberté. » Bonaparte était sourd à toutes ces provocations ; les directeurs, n’ayant pas la force de se faire obéir, n’osaient lui commander, et se mettaient à sa disposition par leurs déférences. On a de fortes raisons de croire que Barras, voyant plus clair que ses collègues et jugeant bien sa position, prit son parti, et se résigna à laisser le champ libre à Bonaparte.

Quant à la froideur qui exista d’abord entre Sieyès et Bonaparte, il est facile de l’expliquer.

Une sorte de rivalité, une défiance réciproque étaient naturelles à deux hommes supérieurs et pénétrés de leur importance ; il était impossible qu’ils ne se fussent pas devinés. Il était notoire que Sieyès

Comme ce dernier ne tenait aucun compte des invitations que les directeurs lui faisaient en particulier de partir pour l’armée d’Italie, ils résolurent de la lui renouveler officiellement et en séance. Sieyès s’y opposa, disant que loin de se plaindre de son inaction, il fallait s’en féliciter et tâcher, s’il était possible, de le faire oublier. Il ne manque qu’une date à cette anecdote pour juger l’intention de Sieyès. Il dissimulait s’il était d’accord avec Bonaparte ; s’il ne l’était pas encore, il pouvait être de bonne foi.

Le 10 brumaire, à la réception des drapeaux conquis par l’armée du Danube, le président du Directoire dit dans son discours : « La Ligurie est rassurée, l’Italie tressaille d’espérance ; son véritable conquérant et qui fut en même temps son libérateur, apparaît après avoir conquis de nouveaux peuples à la liberté. » Bonaparte était sourd à toutes ces provocations ; les directeurs, n’ayant pas la force de se faire obéir, n’osaient lui commander, et se mettaient à sa disposition par leurs déférences. On a de fortes raisons de croire que Barras, voyant plus clair que ses collègues et jugeant bien sa position, prit son parti, et se résigna à laisser le champ libre à Bonaparte.

Quant à la froideur qui exista d’abord entre Sieyès et Bonaparte, il est facile de l’expliquer.

Une sorte de rivalité, une défiance réciproque étaient naturelles à deux hommes supérieurs et pénétrés de leur importance ; il était impossible qu’ils ne se fussent pas devinés. Il était notoire que Sieyès méditait une réforme dans l’État ; sa pénétration lui montrait la crise qu’allait amener le retour de Bonaparte. Ils étaient tous les deux également éloignés de la faction du manège, puisqu’ils voulaient arrêter la révolution ; du parti du Directoire s’il en avait un, puisqu’ils conspiraient son renversement ; de celui de la constitution de l’an III, puisque leur intention était d’élever sur ses ruines un nouvel édifice. Avant de s’être concertés, ils s’entendaient, ils étaient d’intelligence, leur rapprochement était facile, inévitable.

Sieyès et ses adhérents dans les Conseils s’alarmaient des relations que Bonaparte avait avec tous les partis, et surtout avec celui du manège. Le général se plaignait de l’éloignement de Sieyès et de sa raideur. Des entremetteurs officieux tels que Talleyrand, Rœderer et des membres des Conseils, par tous les motifs d’intérêt public et d’intérêt personnel qu’ils croyaient capables de toucher Sieyès, le pressaient vivement de prendre le seul parti qu’ils trouvaient honorable et salutaire, et de se réunir à Bonaparte. Son frère Lucien s’en expliqua avec Chazal, son collègue, alors président du conseil des Cinq-Cents. « C’eût été au général, lui répondit Chazal, à faire des avances au membre du gouvernement. — Il les aurait faites, s’il n’avait eu des raisons de croire qu’il n’en serait pas bien accueilli. — Comment a-t-il pu avoir une semblable idée ? — Eh bien ! voyez Sieyès et sondez-le ! »

Chazal courut chez Sieyès, persuadé que, dans la situation des choses, l’influence de Bonaparte serait décisive, il consentit à le recevoir. Le jour même, tandis que Sieyès dînait, on lui apporta une carte du général, qui s’était présenté chez lui, en sortant en effet de dîner chez Barras. Sieyès résolut d’aller lui rendre sa visite dans la soirée ; mais Bonaparte revint quelques instants après, entra en explications sur le retard de sa visite, et prodigua les éloges et les caresses au directeur. « Avez-vous pu croire, lui dit-il, que je marcherais avec les terroristes, et sans un homme comme vous, nécessaire à une organisation sociale… ? On ne peut pas rester comme on est actuellement… Tout s’écroule… Il faut pourvoir au salut de la République… etc., etc., etc. Quelles sont vos idées ? Vous nous les donnerez… ? — Elles ne sont pas rédigées ; du reste, je les ai en partie proposées à la Convention, lors de la discussion sur la constitution de l’an III. Elles sont imprimées dans le Moniteur. — Je les lirai, nous en causerons. »

Sieyès alla le lendemain rendre sa visite au général. « Nous avons, lui dit Bonaparte, joué au tabouret comme de vieilles duchesses. Des gens tels que nous ne doivent pas s’amuser à ces bêtises-là. » La conversation continua sur le sujet de la veille. Pendant ce temps-là on vint annoncer le directeur Moulins. « On ne peut pas rester un instant tranquille, répondit Bonaparte, dites que je n’y suis pas. » Et Moulins fut éconduit. C’est ainsi que se rapprochèrent les deux hommes les plus influents de cette époque, l’un dans le civil, l’autre dans le militaire. Ce fut vers les derniers jours de vendémiaire, tandis que Chazal présidait encore le conseil des Cinq Cents, et non le 8 brumaire, comme on le fait dire à Napoléon.

Les conférences continuèrent entre eux et avec Talleyrand, Rœderer, Boulay, etc. sur la réforme fondamentale à faire dans l’état. Sieyès développa ses vues, n’ayant pas l’habitude de les présenter rédigées ; Bonaparte parut les approuver et le pressa de les écrire. « Rédigez, lui disait-il, votre constitution, et je me charge de la faire exécuter », ajoutant que son auteur était tout naturellement appelé à jouer un des premiers rôles dans le nouvel ordre de choses qui serait établi. Sieyès répéta, du moins ses amis le disent, que par caractère il n’était pas homme d’action ni propre à l’exécution ; qu’il proposerait ses idées, qu’on les discuterait ; assurant que, vu ses goûts tranquilles et surtout sa qualité de prêtre, il n’avait d’autre ambition que d’être placé de manière à observer le jeu des institutions constitutionnelles, dans le corps politique chargé de les conserver.

Sollicité de recevoir les chefs des troupes, ceux de la garde nationale et de les passer en revue, Bonaparte éluda de répondre à toutes ces prévenances. Parmi les Citoyens qui désiraient un changement ou qui l’attendaient, sa réserve et son inaction excitaient l’étonnement et une sorte d’impatience. Naguère si orageuses, les séances des conseils étaient devenues calmes et ternes. Tout ce qui pouvait former obstacle à ses desseins se taisait, ou ne parlait que pour l’encourager à les accomplir. Le Directoire lui avait donné un dîner d’apparat, le Corps-Législatif ne voulut pas rester en arrière ; le festin des deux conseils eut lieu dans l’église de Saint-Sulpice, le 15 brumaire. Il y avait sept cents couverts. Les généraux Augereau, Jourdan et quelques autres représentants appartenant à la faction du Manège n’y parurent point. On y porta des toasts. Celui de Bonaparte fut : à l’union de tous les Français !

Une gravité officielle régna dans cette réunion. Le repas ne dura qu’une heure. Bonaparte s’y montra sévère et préoccupé ; il se leva le premier, fit avec Berthier le tour des tables, adressa aux représentants les plus marquants quelques mots flatteurs, et se retira, emmenant avec lui Moreau.

Trois généraux restaient à convertir, Augereau, Jourdan, Bernadotte. Augereau n’était qu’un soldat, de peu d’influence, propre tout au plus à servir d’instrument, incapable de rien entreprendre de lui-même ; Bonaparte le dédaignait comme militaire et législateur. Jourdan jouissait de considération dans les conseils et dans l’armée. Bernadotte, non moins considéré, passait pour être plus entreprenant. Dans la confiance des plus chauds républicains il tenait le premier rang. Bonaparte leur fit quelques avances, ils n’y répondirent pas favorablement, Jourdan par attachement sincère à la constitution de l’an III, Bernadotte par rivalité, par jalousie. Depuis qu’au 18 fructidor an V, admirateur enthousiaste de Bonaparte, il lui avait écrit de Paris que les républicains pressaient son image sur leur cœur, et que la France asservirait l’Europe, s’il voulait en former le projet, Bernadotte était à ses propres yeux singulièrement grandi : il avait trop d’ambition pour prêter son bras à celle d’un autre. Comment croire à un respect religieux pour la constitution de la part d’un général qui, au 18 fructidor an V et au 30 prairial an VII, avait applaudi à sa violation ? Nous y croirons, s’il ose se mettre entre elle et le premier audacieux qui viendra l’attaquer.

Sieyès et Bonaparte, depuis leur réunion, avaient mis chacun dans leur secret un petit nombre d’affidés, avec mission d’en étendre eux-mêmes successivement le cercle par des confidences mesurées sur le degré de confiance que pouvait inspirer le caractère des personnages. Les généraux, jaloux du pouvoir, étant disposés la plupart à servir celui d’entre eux qui voudrait s’en emparer, Bonaparte n’eut pas besoin d’en initier d’avance un grand nombre dans ses projets. C’étaient principalement les membres des conseils qu’il lui importait de gagner ou d’endormir ; on y travailla. Depuis le 1er brumaire, la présidence des conseils avait été donnée à deux hommes parfaitement appropriés au rôle qu’ils devaient remplir ; celle des Cinq-Cents à Lucien Bonaparte, doué de la vigueur nécessaire pour diriger une assemblée énergique ; celle des Anciens à Lemercier, qui se trouvait en harmonie avec eux par sa douceur et la modération de ses principes. Le concours des commissions des inspecteurs chargées de la police des conseils, de leur convocation, du service de leur garde, était indispensable. On n’eut pas de peine à les gagner, composées qu’elles étaient en grande partie d’hommes obscurs et médiocres, fiers d’acquérir de l’importance.

Les principaux conjurés étaient, au conseil des Cinq-Cents : Lucien, président, Chazal, Boulay de la Meurthe, Daunou, Chénier, Cabanis, Chabaud du Gard, Bérenger ; au conseil des Anciens : Lemercier, président, Regnier, Fargues, Cornet, Cornudet, Courtois, Vimar, Baraillon ; au-dehors : Rœderer, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, Volney, Talleyrand et plusieurs autres ex-Constituants. Ceux qui voulaient une nouvelle constitution, auraient désiré l’avoir toute prête pour la substituer, dans le moment de l’action, à la constitution de l’an III ; mais celle de Sieyès n’était point encore écrite, sa rédaction exigeait quelque temps, sa discussion pouvait amener des mésintelligences ; on était pressé d’agir. Il fut donc résolu d’adopter un tempérament ou plutôt une dictature transitoire : ce fut l’objet d’un projet de loi rédigé par Chazal, d’après lequel le Directoire était supprimé et remplacé provisoirement par une commission exécutive composée de trois consuls, Sieyès, Roger-Ducos et Bonaparte ; le Corps-Législatif était ajourné au 1er ventôse, et nommait pour chacun des deux conseils une commission de vingt-cinq membres, à laquelle était délégué le pouvoir de faire des lois sur la proposition formelle de la commission exécutive. Chargées de préparer les changements à apporter aux dispositions organiques de la constitution, dont l’expérience avait fait sentir les vices et les inconvénients, les commissions législatives avaient réellement la mission d’en rédiger une nouvelle, dont le but devait être de consolider, garantir et consacrer inviolablement la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté, la sûreté et la propriété.

Pour faire adopter ce projet de loi par les conseils, il ne suffisait pas de leur exposer la situation de la République et les motifs qui exigeaient une réforme dans le gouvernement. La majorité du conseil des Cinq-Cents n’était rien moins que convaincue de sa nécessité. D’ailleurs, ceux qui avaient le plus d’influence sur cette majorité n’étaient pas disposés à se livrer aveuglément, eux et la République, à Sieyès et à Bonaparte. Leurs adhérents cherchaient le salut public dans un système modéré qui terminât la révolution ; les autres ne le voyaient que dans les mesures énergiques qui avaient sauvé la République naissante des attaques de l’Europe coalisée. Il y avait lieu de craindre que le plan de réforme, s’il était présenté franchement au conseil des Cinq-Cents, ne fût rejeté. Il fallait donc, non seulement prendre texte dans la situation de la République, mais exagérer ses dangers, frapper les imaginations, supposer un grand complot dans la capitale, en faire planer le soupçon sur un parti dans le conseil des Cinq-Cents, flatter le conseil des Anciens, diminuer la force morale des deux conseils en les sortant du lieu où ils siégeaient, les isoler de leur point d’appui, effrayer sur leur sûreté les députés faibles et timides, imposer aux députés énergiques par un développement de forces menaçant et une attitude offensive, éveiller l’attente de toute la France, et la préparer d’avance à donner son suffrage à ce que, sous le prétexte de prévenir sa ruine, on aurait osé entreprendre.

La constitution de l’an III avait donné au conseil des Anciens le droit de changer la résidence du Corps-Législatif ; quand il en avait usé, son décret était irrévocable. Cette précaution, prise pour mettre la liberté et la sûreté du Corps-Législatif à l’abri des atteintes qui leur avaient été portées plusieurs fois dans la capitale, fut précisément le moyen avec lequel on allait le subjuguer. Pour aviser aux moyens de faire prendre au conseil des Anciens cette initiative, une réunion se forma, le 16, chez Lemercier, président. On se lia d’abord par un serment. Lucien Bonaparte proposa ses vues ; la discussion se prolongea. On allait se séparer sans savoir si on se réunirait encore, lorsque Lucien dit avec véhémence qu’il n’y avait pas un instant à perdre, que le général Bonaparte était extrêmement pressé et se proposait dès le lendemain de frapper un coup décisif ; qu’au reste tout était arrangé, qu’il répondait de tout, qu’il fallait donc nécessairement convenir d’une réunion pour le lendemain. Elle eut lieu chez le représentant Lahary, à sept heures du matin. Toutes les mesures à prendre pour opérer la translation des conseils y furent arrêtées.

D’après la constitution, l’exécution du décret de translation appartenait au Directoire ; mais il s’agissait de le renverser, et trois directeurs n’étaient pas de cet avis. Il fut donc convenu qu’elle serait confiée au général Bonaparte. En rédigeant le décret, on ne mettait à sa disposition que la garde du Corps-Législatif ; sur l’observation de Bérenger, on y ajouta toutes les troupes de la dix-septième division militaire. Le 18 ayant été fixé pour proposer le décret, la commission des inspecteurs fut chargée de convoquer une séance extraordinaire du conseil des Anciens, à une heure insolite, sept heures du matin ; bien entendu qu’elle n’enverrait pas de billet à ceux des membres, en petit nombre, dont on redoutait l’opposition.

Quoiqu’on se flattât que l’emploi de la force ne serait pas nécessaire, il fallait toujours s’assurer des troupes et les avoir sous la main, ne fût-ce que pour empêcher un parti contraire de s’en emparer. Bonaparte employa donc la journée du 17 et la nuit suivante à faire prévenir les généraux et les chefs de corps de se rendre chez lui le lendemain à six heures du matin. Moreau, Macdonald, Beurnonville, qui n’étaient pas initiés dans le secret, mais qui prévoyaient un changement, ayant offert leurs services à Bonaparte, furent aussi convoqués. Augereau, Jourdan et Bernadotte, décidément opposés à ce qui se préparait, ne furent point avertis. Joseph Bonaparte amena Bernadotte ; après un entretien particulier avec Bonaparte, qui ne put le gagner, il se retira.

La plupart des membres du conseil des Anciens, accourus à la convocation extraordinaire, se demandaient quel en était l’objet. Ceux qui étaient dans le secret engageaient leurs collègues à adopter les mesures qui allaient être proposées, assurant qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour prévenir les anarchistes. La séance s’ouvrit vers huit heures du matin. Cornet, un des inspecteurs, prit la parole, fit en termes vagues le tableau des dangers imminents qui menaçaient la sûreté et l’indépendance de la représentation nationale, et annonça que tout était perdu si le conseil ne prenait à l’instant même les moyens de sauver la République. Regnier, en commentant ce texte, ajouta que ce n’était pas le moment de dérouler l’épouvantable série de preuves qu’on avait acquises sur le complot, que le moindre retard deviendrait fatal ; il proposa la translation du Corps-Législatif dans une autre commune, justifia la constitutionnalité et l’indispensable nécessité de cette mesure, et lut le projet de décret. Montmayou, Dentzel et plusieurs membres demandèrent qu’on ouvrît la discussion, annonçant qu’ils avaient des observations à faire. Cornudet, Courtois et Fargues s’y opposèrent vivement. Le président mit aux voix le décret, qui fut enlevé par la majorité. Il portait : « Que le Corps-Législatif était transféré dans le palais de Saint-Cloud, et qu’il s’y rendrait le 19 à midi ; que le général Bonaparte était chargé de l’exécution du décret ; que toutes les troupes et les gardes nationales de la dix-septième division militaire, ainsi que la garde du Corps-Législatif, étaient mises sous ses ordres ; qu’il prêterait serment dans le sein du conseil et qu’il se concerterait avec les commissions des inspecteurs ; que le décret serait envoyé au conseil des Cinq-Cents, et par des courriers extraordinaires, dans toute la République. » Le conseil adopta également une proclamation aux Français, annonçant que la translation du Corps-Législatif avait pour objet d’enchaîner les factions qui prétendaient subjuguer la représentation nationale, et de rétablir la paix intérieure et extérieure.

Le décret fut rendu à huit heures. Un messager d’état le porta de suite à Bonaparte. Sa maison étant trop petite pour contenir le grand nombre d’officiers et de généraux qui s’y étaient rendus, il s’avança sur le perron, reçut leurs félicitations, les harangua, et leur dit que le conseil des Anciens venait de le revêtir du commandement des troupes ; qu’il s’agissait de prendre de grandes mesures pour tirer la patrie de la situation affreuse où elle se trouvait, qu’il comptait sur leurs bras pour sauver la France, qu’il allait monter à cheval pour se rendre aux Tuileries. Tous les officiers tirèrent leurs épées et promirent assistance et fidélité. Alors Bonaparte se tournant vers le général Lefebvre, lui demanda s’il voulait demeurer avec lui ou retourner près du Directoire ; Lefebvre, fortement ému, resta. Bonaparte monta à cheval, se mit à la tête des généraux et officiers et de quinze cents chevaux, auxquels il avait fait faire halte sur le boulevard, au coin de la rue du Mont-Blanc. Il donna ordre aux adjudants de la garde nationale de retourner dans leurs quartiers, d’y faire battre la générale, de donner connaissance du décret qu’ils venaient d’entendre, et d’annoncer qu’on ne devait plus reconnaître que les ordres émanés de lui.

Il parut à la barre du conseil des Anciens, entouré d’un nombreux état-major où l’on remarquait les généraux Berthier, Lefebvre, Moreau et Macdonald. Il prit la parole et dit : « Citoyens représentants, la République périssait ; vous l’avez su et votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! je les arrêterai, aidé du général Lefebvre, du général Berthier et de tous mes compagnons d’armes. Qu’on ne cherche point dans le passé des exemples qui pourraient retarder votre marche. Rien dans l’histoire ne ressemble à la fin du dix-huitième siècle, rien dans la fin du dix-huitième siècle au moment actuel. Votre sagesse a rendu ce décret ; nos bras sauront l’exécuter. Nous voulons une république fondée sur la vraie liberté, sur la représentation nationale. Nous l’aurons… je le jure ! je le jure en mon nom et en celui de mes compagnons d’armes !… — Je le jure ! » répétèrent tous ceux qui accompagnaient Bonaparte. « Général, dit le président, le conseil des Anciens reçoit vos serments ; il ne forme aucun doute sur leur sincérité et votre zèle à les remplir. Celui qui ne promit jamais en vain des victoires à sa patrie, ne peut qu’exécuter avec dévouement ses nouveaux engagements de la servir et de lui rester fidèle. »

Ce n’était pas le serment de fidélité à la constitution prescrit par le décret. Il fut éludé ; et Garat fit observer que les paroles de Bonaparte pouvaient remplacer ce serment. Le décret fut porté au conseil des Cinq-Cents, convoqué extraordinairement. On se borna à en donner lecture. Les députés qui n’étaient pas dans le secret furent frappés de stupeur. Le président leva la séance, après en avoir prononcé l’ajournement au lendemain à midi, à Saint-Cloud, et on se sépara en criant, les modérés, vive la République ! ceux du Manège vive la constitution ! Des membres du conseil des Anciens qui n’avaient point été convoqués, instruits de ce qui se passait, se rendirent aux Tuileries ; il était trop tard, tout était fini. Dans les tribunes de ce conseil il ne s’était trouvé qu’un petit nombre de spectateurs. Quelques passants s’étaient groupés dans le jardin. Hors de l’enceinte des Tuileries, on ne se doutait de rien. Ce premier acte du drame se passa de la manière la plus simple et la plus tranquille.

En sortant du conseil des Anciens, Bonaparte monta avec son état-major au local de la commission, et, par un ordre du jour, distribua les différents commandements entre les généraux Lefebvre, qu’il nomma son premier lieutenant, Andréossi, Murat, Lannes, Milhaud, Marmont, Berruyer, Morand, Serrurier, Macdonald et Moreau. Ce dernier accepta l’emploi secondaire et peu honorable de garder le Directoire au Luxembourg avec cinq cents hommes. Ils hésitèrent de marcher sous les ordres de ce général qu’ils ne trouvaient pas assez patriote. Bonaparte fut obligé de se rendre sa caution auprès d’eux. Il publia deux proclamations, l’une à la garde nationale de Paris, où il invitait les citoyens à se rallier au conseil des Anciens pour asseoir la République sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire et de la paix ; l’autre aux soldats de la garnison. Il leur parlait sur un autre ton, et se présentait déjà comme le réparateur des maux de la France. « Depuis deux ans, leur disait-il, la République est mal gouvernée. Vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux, vous l’avez célébré avec une union qui m’impose des obligations que je remplis ; vous remplirez les vôtres et vous seconderez votre général avec l’énergie, la fermeté et la confiance que j’ai toujours vues en vous. La liberté, la victoire et la paix replaceront la République française au rang qu’elle occupait en Europe, et que l’ineptie et la trahison ont pu seule lui faire perdre. Vive la République ! »

Le jardin des Tuileries fut fermé ; on y vit arriver successivement les grenadiers de la garde du Corps-Législatif, divers corps de la ligne, des escadrons de dragons, de chasseurs à cheval et de grosse cavalerie, et une compagnie d’artillerie à cheval, le tout formant environ quatre à cinq mille hommes. Vers onze heures, Bonaparte descendit dans le jardin pour passer la revue de ces troupes, et s’en faire reconnaître en la nouvelle qualité qui lui avait été déférée par le conseil des Anciens. Au moment où il sortait du palais, Bottot, secrétaire de Barras, se présenta, dit quelques mots assez bas au général, et lui remit une lettre de ce directeur, par laquelle il donnait sa démission.

Bonaparte s’avança vers les troupes, les harangua et leur parla en maître :

« Soldats ! leur dit-il, l’armée s’est unie de cœur avec moi, comme je me suis uni avec le Corps-Législatif… La République serait bientôt détruite, si les conseils ne prenaient des mesures fortes et décisives… Dans quel état j’ai laissé la France, et dans quel état je l’ai retrouvée ! Je vous avais laissé la paix, et je retrouve la guerre ; je vous avais laissé des conquêtes, et l’ennemi presse vos frontières ; j’ai laissé nos arsenaux garnis, et je n’ai pas retrouvé une arme. Nos canons ont été vendus ; le vol a été érigé en système. Les ressources de l’état épuisées, on a eu recours à des moyens vexatoires, réprouvés par la justice et le bon sens. On a livré le soldat sans défense. Où sont-ils les braves, les cent mille camarades que j’ai laissés couverts de lauriers ? Que sont-ils devenus… ?

« Cet état de choses ne peut durer, avant trois mois il nous mènerait au despotisme ; mais nous voulons la République assise sur les bases de l’égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique. Avec une bonne administration, tous les individus oublieront les factions dont on les fit membres ; on leur permettra d’être Français. Il est temps enfin que l’on rende aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits. À entendre quelques factieux, bientôt nous serions tous des ennemis de la République, nous qui l’avons affermie par nos travaux et notre courage. Nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves qui ont été mutilés au service de la République. »

Ce discours fut interrompu et suivi par des acclamations répétées de vive la République ! vive Bonaparte11 !

Pendant tout ce mouvement qui durait publiquement depuis vingt-quatre heures, que faisaient donc les directeurs ? Chose incroyable ! Semblables à ces rois fainéants, ou à ces sultans énervés qui, au fond de leurs palais, attendent paisiblement la dégradation ou la mort, abandonnés, trahis, ils étaient dans la plus complète ignorance de ce qui se passait autour d’eux. Tout était accompli lorsqu’ils en eurent la première nouvelle par leur ministre Fouché. Un moment après, le président du Directoire reçut une lettre de la commission des inspecteurs qui lui envoyait le décret du conseil des Anciens, et invitait tout simplement les trois directeurs à venir aux Tuileries où ils trouveraient leurs collègues Sieyès et Roger-Ducos, qui, en effet, s’y ‘étaient rendus dès le matin. Alors le président du Directoire convoqua Moulins et Barras. Celui-ci, tandis qu’on le détrônait, était dans son bain. D’après le conseil de Talleyrand et de Bruix qui lui avaient été dépêchés, au lieu de se rendre en séance, il donna sa démission, et Bottot, comme on vient de le voir, la porta à Bonaparte. Il n’y avait donc plus de Directoire. Trois de ses membres étaient en défection, sa garde même l’avait abandonné. Cependant, Gohier et Moulins invitèrent le général Lefebvre à venir leur rendre compte. Il répondit que d’après le décret du conseil des Anciens, il était sous les ordres de Bonaparte ; ils se décidèrent donc à se rendre aux Tuileries, et Barras partit pour sa terre de Grosbois, accompagné et surveillé par une escorte. Ainsi finit ce Directoire qui, après avoir conduit la République aux bords de l’abîme, ne sut rien tenter pour se sauver lui-même.

Qu’allaient faire aux Tuileries, Moulins et Gohier ? Que se passa-t-il à la commission des inspecteurs, quand ils y furent arrivés ? Ici les relations varient. Suivant les uns, ils se soumirent à ce qu’il n’était plus en leur pouvoir d’empêcher, et donnèrent leur démission12. Suivant d’autres, ils offrirent de se réunir à leurs collègues pour proclamer le décret des Anciens qui était déjà promulgué, s’élevèrent avec courage en face de Bonaparte contre la violation de la constitution, et, voyant que leurs efforts étaient inutiles, se retirèrent13. D’après des témoins oculaires, Gohier se plaignit de ce qu’en faisant une journée au profit de la liberté, on n’avait pas songé à employer un patriote tel que lui. Il insista du moins pour que Bonaparte vînt dîner chez lui ; à quoi le général, qui en effet y avait été invité, répondit : Aujourd’hui je ne dîne pas. Moulins montra du caractère, et refusa sa démission. Bonaparte, qui d’impatience frappait ses bottes avec une cravache, dit lorsqu’ils furent sortis : « Voilà donc les hommes auxquels étaient confiées les destinées de la France ! » Et revenant sur l’attitude de Moulins : J’aime cela ; voilà du moins un homme qui se respecte !

Revenus au Luxembourg, Moulins et Gohier se trouvèrent en surveillance. On laissa le premier s’évader ; le second n’en sortit que le 20 au matin. On dit qu’ils donnèrent leur démission. Pour Moulins, cela n’est pas probable ; quant à Gohier, il l’a toujours nié. On s’en passa.

Les ministres, les autorités, allèrent aux Tuileries pour adhérer au décret du conseil des Anciens, concourir à son exécution, ou plutôt reconnaîtra la dictature de Bonaparte et lui rendre hommage. L’administration centrale du département et le ministre de la police publièrent des proclamations. Pour prouver son dévouement, Fouché ordonna de fermer les barrières, d’arrêter le départ des courriers et des diligences : « Eh ! lui dit Bonaparte, pourquoi toutes ces précautions ? Nous marcherons avec la nation, et par sa seule force. Qu’aucun citoyen ne soit inquiété, et que le triomphe de l’opinion n’ait rien de commun avec ces journées faites par une minorité factieuse ! »

N’inspirant pas assez de confiance, ce ministre n’avait pas été mis dans le secret, et l’avait facilement découvert ; mais voulant, dans tous les cas, se trouver sur ses pieds, il feignait de l’ignorer, pour n’être pas obligé de prendre un parti. Il ne fit donc rien pour contrarier les conjurés. Dès qu’ils eurent emporté le décret du conseil des Anciens, il jugea le Directoire perdu, et l’abandonna.

On se figure facilement l’agitation des divers partis pendant le reste de la journée du 18. Ils tinrent des conciliabules pour se préparer au combat, dont le palais de Saint-Cloud devait être, le lendemain, le théâtre. Bonaparte passa la plus grande partie de son temps à la commission des inspecteurs du conseil des Anciens, pour concerter avec les généraux et les représentants qui lui étaient le plus dévoués, les mesures nécessaires à l’accomplissement de la révolution qu’il avait si heureusement commencée.

Déjà sa conduite dans cette journée avait dissipé les espérances et les illusions de certains personnages qui s’étaient flattés ou de partager avec lui le pouvoir, ou de lui faire adopter leurs idées. En effet, ce n’était plus un général qui venait prêter simplement son bras à l’exécution de mesures méditées par des législateurs. Son discours au conseil des Anciens, sa harangue aux troupes, ses proclamations à la garde nationale et aux soldats annonçaient un dictateur qui s’élevait au-dessus de tous les pouvoirs, et qui entendait se charger lui-même de sauver la République.

Dans les conciliabules du parti exagéré, on agitait différents projets. Tantôt on voulait se rendre le lendemain de bonne heure à Saint-Cloud, se constituer en conseil des Cinq-Cents, ouvrir la séance, et, parodiant le conseil des Anciens, déférer à Bernadotte le commandement des forces ; tantôt on proposait à Bonaparte la dictature, s’il voulait marcher avec le parti. Ces conciliabules se tenaient chez le représentant Sallicetti, corse rusé et audacieux, ostensiblement opposé à Bonaparte, et l’instruisant en secret de ce qui se tramait contre lui. Ces menaces et ces offres épouvantaient le parti modéré et lui faisaient une nécessité, pour éviter la vengeance des Jacobins, de se mettre pour ainsi dire à discrétion sous l’égide de Bonaparte. Dans la réunion qui eut lieu aux Tuileries en sa présence, on fit une nouvelle lecture du projet de loi préparé pour la séance de Saint-Cloud. Des représentants qui n’avaient été qu’en partie initiés dans le secret, montrèrent de l’étonnement et exprimèrent leurs regrets de ce qu’on ne stipulât pas au moins, comme base fondamentale, le maintien de la constitution de l’an III, pour laquelle ils avaient un grand respect, et à laquelle ils se croyaient liés par leurs serments. Ils s’étaient imaginé qu’il ne s’agissait que de recomposer un directoire pour Sieyès et Bonaparte.

« Ce n’est pas, dit-il, sur les bases d’un édifice tombé en ruines qu’il faut rebâtir. Qui dit révolution, dit changement, et la France n’attend pas de nous une simple révolution de sérail. C’est dans les institutions mêmes que le changement doit s’opérer. On doit pour cela commencer par nommer un gouvernement provisoire, et mettre à sa tête un homme qui ait la confiance de tous les Français. Une sorte de dictature momentanée serait tout ce qu’il y aurait de plus convenable ; mais si cette haute magistrature peut inquiéter quelques républicains, il faut du moins concentrer le pouvoir exécutif et augmenter ses attributions. »

Bonaparte, qui n’avait fait aucune observation sur le projet de loi Chazal, rédigé avant que le mouvement ne fût commencé, se voyant investi d’un grand pouvoir, y proposa d’autorité diverses modifications conformes au principe qu’il venait d’émettre ; il demanda même, assure-t-on, qu’il n’y eût plus que deux consuls. « Roger-Ducos ! dit-il, un nom obscur ! C’est assez de Sieyès et de moi. » Quelques représentants insistèrent pour le maintien du troisième consul. Roger-Ducos déclara qu’il ne voulait point être une cause de division, qu’il refusait la haute fonction à laquelle on le portait, et qu’il n’en resterait pas moins fidèle à ses engagements.

Quant aux représentants de l’opposition, il ne suffisait pas, comme on l’avait pratiqué le matin au conseil des Anciens, de les écarter de Saint-Cloud, en ne leur envoyant pas de convocation ; ils étaient convoqués par le décret de ce conseil. Il n’était pas douteux qu’ils se rendraient à la séance, préparés au combat. Les hommes qui avaient la pratique des assemblées, notamment Sieyès, en redoutaient l’issue, et voulaient autant que possible l’éviter. Ils proposèrent d’arrêter ou de consigner chez eux une vingtaine de ces représentants. Bonaparte s’y refusa constamment, disant qu’il avait juré le matin de protéger la représentation nationale, qu’il ne voulait pas violer son serment, qu’il ne redoutait pas d’aussi faibles ennemis ; qu’ils seraient peut-être moins récalcitrants que certains autres représentants, faisant ainsi allusion à quelques hommes du parti modéré, qui se montraient blessés du ton d’autorité qu’il avait pris pendant toute la journée. On laissa donc un libre cours aux choses, et comme on le verra bientôt, cet excès de confiance de Bonaparte faillit lui être funeste. Les représentants qui marchaient avec lui se distribuèrent leurs rôles pour la séance de Saint-Cloud.

« Je réponds de Paris, fit dire Fouché à Bonaparte ; mais qu’il prenne garde à Saint-Cloud ; qu’il ne leur donne pas le temps de se reconnaître ; s’il les laisse délibérer, la toge peut l’emporter sur les armes. »

Outre les affiches de l’autorité publique, on en vit d’officieuses, véritables manifestes de Bonaparte, dont l’objet était d’éclairer les citoyens sur l’importance du but qu’on se proposait, sur la légitimité des moyens qu’on employait, et sur l’absurdité des soupçons que la malveillance ne manquerait pas de répandre contre le général qui mettait courageusement en avant l’autorité de son nom pour imposer aux agitateurs, et qui se dévouait ainsi au bien public et à la haine des factions. On remarquait surtout trois de ces affiches. Dans l’une, intitulée : Dialogue entre un membre du conseil des Cinq-Cents et un membre du conseil des Anciens, le député des Cinq-Cents exprimait ses alarmes. « Je crains disait-il, l’intervention de Bonaparte dans cette affaire. Le sort de la liberté dépendra-t-il de lui ? S’il était un César, un Cromwell… ! » L’ancien lui répondait : « Un César, un Cromwell… ! Mauvais rôles, rôles usés, indignes d’un homme de sens, quand ils ne le seraient pas d’un homme de bien. » C’est ainsi que Bonaparte lui-même s’en est expliqué plusieurs fois. Dans le fait, quelle est ici sa conduite ? On l’appelle, et il se présente ; le conseil commande, et il obéit ; voilà tout. On a déjà vu que c’était lui qui commandait, et comment il se faisait obéir.

Le 19 brumaire, la scène fut transportée à Saint-Cloud. Dès le matin, les cours du château furent remplies de troupes. On y vit arriver successivement Bonaparte, Sieyès, Roger-Ducos, des généraux, les membres des deux conseils, et quelques centaines de curieux ou de personnes intéressées au mouvement. La Galerie de Mars était destinée au conseil des Anciens, l’Orangerie à celui des Cinq-Cents. Les travaux qu’exigeait ce dernier local n’étant point achevés, les représentants, ne purent entrer de suite en séance, et se promenèrent dans les cours, dans les jardins et dans le palais. Ils se groupèrent, s’interrogèrent, se concertèrent. Les chefs des deux partis opposés se rencontrèrent, se rapprochèrent, eurent des explications, se firent des demi-confidences ; mais loin de les amener à une conciliation, elles ne firent qu’exaspérer les esprits. Chaque parti eut le temps de se reconnaître, de se compter, de juger de sa force. L’opposition se voyant en majorité, prit courage et acquit de l’audace ; il y eut parmi les adhérents de Bonaparte des alarmes et de l’hésitation.

À midi tout le monde était arrivé. La séance du conseil des Cinq-Cents ne s’ouvrit qu’à une heure, sous la présidence de Lucien Bonaparte. Chargé de rompre la glace, Émile Gaudin prit la parole pour une motion d’ordre. Son texte fut le décret du conseil des Anciens : « Cette mesure extraordinaire, dit-il, ne pouvait être provoquée que par la crainte ou l’approche d’un danger extraordinaire. » Ensuite il fit le tableau de la situation de la République, qu’il représenta comme exposée aux attaques des fictions et prête à succomber sous leurs coups. Il termina en demandant qu’il fût formé une commission de sept membres, chargée de faire, séance tenante, un rapport sur la situation de la République, sur les moyens de la sauver, et que jusque-là toute délibération fût suspendue.

Les vents, en s’échappant avec furie, des outres d’Éole, n’excitèrent jamais une plus violente tempête. L’orateur fut précipité avec fureur en bas de la tribune ; l’agitation devint extrême14.

Delbrel s’écria : « La constitution d’abord ! la constitution ou la mort… ! Les baïonnettes ne nous effrayent pas ; nous sommes libres ici… Je demande que l’on renouvelle le serment à la constitution. » On lui répondit en criant : Vive la constitution ! À bas les dictateurs ! Des membres se portèrent en foule au bureau, entourèrent le président, et le sommèrent à grands cris de mettre aux voix la prestation du serment. Un grand mouvement se manifesta dans l’assemblée. Tous les membres étaient debout. Delbrel, Marquezy, Belin, Dessaix, Bigonnet, Grandmaison assiégeaient la tribune ; on n’entendait au milieu du tumulte que ces mots : Le serment ! le serment ! Ce mouvement inattendu était propre à déconcerter le président et son parti ; il se couvrit, le calme se rétablit. Grandmaison prit la parole, fit une critique amère du décret de translation des séances, demanda qu’un message fût adressé au conseil des Anciens pour connaître les motifs de cette mesure, et qu’en attendant on renouvelât le serment à la constitution. Aux acclamations de vive la République ! vive la constitution ! l’assemblée entière se leva pour aller aux voix. Personne ne s’opposant à la prestation du serment, le président consulta le conseil ; elle fut adoptée à l’unanimité ; l’appel nominal commença. Pour le parti de l’opposition, c’était un triomphe d’autant plus important qu’il était obtenu par les voies légales. Sous ce rapport, il était même décisif. On ne pouvait plus espérer de faire adopter la loi Chazal, c’est-à-dire le renversement ou la réforme de la constitution, par un conseil qui renouvelait le serment de la maintenir. Les chefs de l’opposition crurent désormais leur victoire assurée. On assure même qu’Augereau, s’approchant de Bonaparte, lui dit : « Eh bien ! vous voici dans une jolie position ! — Augereau, reprit Bonaparte, souviens-toi d’Arcole ; les affaires paraissaient alors bien plus désespérées. Crois-moi, reste tranquille, si tu ne veux pas en être la victime ; dans une demi-heure, tu verras comme les choses tourneront ». L’appel nominal dura deux heures. Tous les représentants, jusqu’au président Lucien, prêtèrent le serment.

Que se passait-il pendant ce temps-là au conseil des Anciens ? Il avait ouvert sa séance à deux heures. On y donna lecture d’une lettre de Barras, par laquelle il annonçait qu’il rentrait dans les rangs des simples citoyens. L’assemblée en ordonna l’envoi au conseil des Cinq-Cents. Ensuite, des orateurs demandèrent des éclaircissements sur les motifs du décret de translation, et se plaignirent de n’avoir point été convoqués à la séance extraordinaire de la veille. Leur demande fut combattue et écartée ; le conseil arrêta qu’il était sursis à toute délibération jusqu’à ce que le conseil des Cinq-Cents eût notifié sa réunion en séance.

Jusqu’ici la majorité du conseil des Anciens, prononcée pour la révolution qui se préparait, avait triomphé des efforts des opposants, et était parvenue à écarter des explications qui auraient donné lieu à des discussions embarrassantes. Elle avait gagné du temps, mais ces moyens dilatoires n’avançaient pas les affaires. Chaque instant de retard ébranlait la confiance des conjurés dans le succès de la journée. Le conseil des Anciens était obligé d’attendre l’initiative du conseil des Cinq-Cents. La situation était extrêmement critique. Bonaparte le sentit : confiant dans l’ascendant que lui donnaient sa renommée et la mission qu’il avait reçue, il crut qu’en se présentant devant les conseils, en leur parlant, il ranimerait le courage de ses adhérents et qu’il effrayerait l’opposition. Il ne prévoyait pas assez quel degré de force et d’audace pouvait inspirer à une grande assemblée le sentiment de sa dignité et de son indépendance. Plusieurs fois, dans cette journée, cette imprévoyance faillit lui être fatale. Il se rendit d’abord au conseil des Anciens, qui se remit en séance.

« Représentants du peuple, dit-il, vous n’êtes pas dans des circonstances ordinaires. Vous êtes sur un volcan. Permettez-moi de vous parler avec la franchise d’un soldat, avec celle d’un citoyen zélé pour le bien de son pays, et suspendez, je vous prie, votre jugement, jusqu’à ce que vous m’ayez entendu.

« J’étais tranquille à Paris lorsque je reçus le décret du conseil des Anciens ; il me parlait de ses dangers, de ceux de la République. À l’instant j’appelai, je retrouvai mes frères d’armes, et nous vînmes vous donner notre appui, nous vînmes vous offrir les bras de la nation, parce que vous en étiez la tête. Nos intentions furent pures, désintéressées, et pour prix du dévouement que nous avons montré hier, aujourd’hui déjà on nous abreuve de calomnies. On parle d’un nouveau César, d’un nouveau Cromwell ; on répand que je veux établir un gouvernement militaire.

« Représentants du peuple, si j’avais voulu opprimer la liberté de mon pays ; si j’avais voulu usurper l’autorité suprême, je ne me serais point rendu aux ordres que vous m’avez donnés, je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité du sénat. Plus d’une fois, et dans des circonstances extrêmement favorables, j’ai été appelé à la prendre. Après nos triomphes en Italie, j’y ai été appelé par le vœu de la nation ; j’y ai été appelé par le vœu de mes camarades, par celui de ces soldats qu’on a maltraités depuis qu’ils ne sont plus sous mes ordres, de ces soldats qui sont obligés d’aller faire encore aujourd’hui, dans les départements de l’Ouest, une guerre horrible que la sagesse et le retour aux principes avaient calmée, et que l’ineptie et la trahison viennent de rallumer.

« Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi. Je me dévoue tout entier pour faire exécuter vos ordres ; mais c’est sur vous seuls que repose son salut, car il n’y a plus de Directoire ; quatre des membres qui en faisaient partie ont donné leur démission, et le cinquième a été mis en surveillance pour sa sûreté. Les dangers sont pressants, le mal s’accroît. Le ministre de la police vient de m’avertir que, dans la Vendée, plusieurs places étaient tombées entre les mains des Chouans. Représentants du peuple, le conseil des Anciens est investi d’un grand pouvoir ; mais il est encore animé d’une plus grande sagesse ; ne consultez qu’elle et l’imminence des dangers ; prévenez les déchirements ; évitons de perdre ces deux choses pour lesquelles nous avons fait tant de sacrifices, la liberté et l’égalité… »

Bonaparte parlait avec d’autant plus de confiance qu’il ne pouvait pas douter des dispositions favorables du conseil. Cependant un de ses membres, Thomas Lindet, se leva et lui dit : « Général, nous applaudissons à ce que vous dites ; jurez donc avec nous obéissance à la constitution de l’an III qui peut seule maintenir la République ». À cette apostrophe imprévue succéda le plus grand silence. Bonaparte en parut un instant interdit ; mais il reprit avec force :

« La constitution ! Vous sied-il de l’invoquer, et peut-elle être encore une garantie pour le peuple français ? Vous l’avez violée au 18 fructidor ; vous l’avez violée au 22 floréal ; vous l’avez violée au 30 prairial. La constitution ! Elle est invoquée par toutes les factions ; elle a été violée par toutes. Personne ne la respecte plus ; elle ne peut être pour nous un moyen de salut. La constitution ! N’est-ce pas en son nom que vous avez exercé toutes les tyrannies ? Ne voyez pas en moi un misérable intrigant qui se couvre d’un masque hypocrite ; j’ai fait mes preuves de dévouement à la République, et toute dissimulation m’est inutile. Je vous tiens ce langage, parce que je désire que tant de sacrifices ne soient pas perdus. La constitution, les droits du peuple ont été violés plusieurs fois, et puisqu’il ne vous est pas permis de rendre à cette constitution le respect qu’elle devrait avoir, sauvons du moins les bases sur lesquelles elle repose, sauvons l’égalité, la liberté ; trouvons les moyens d’assurer à chaque homme la liberté qui lui est due et que la constitution n’a pas su lui garantir. Je vous le déclare, aussitôt que les dangers qui m’ont fait confier des pouvoirs extraordinaires seront passés, j’abdiquerai ces pouvoirs ; je ne veux être, à l’égard de la magistrature que vous aurez nommée, que le bras qui la soutiendra et fera exécuter ses ordres. »

Cependant les opposants demandaient encore que l’on donnât, au moins en comité général, les détails de la conspiration qu’on disait avoir été ourdie contre la représentation nationale.

« Vous venez de l’entendre ! s’écria Cornudet. Celui auquel vous avez décerné tant d’honneurs, celui devant qui l’Europe et l’univers se taisent d’admiration sera-t-il un vil imposteur ? » Ensuite il déclara qu’il avait voté le décret de translation, parce qu’il avait eu connaissance des propositions qui avaient été faites au général Bonaparte.

Quelques membres demandèrent un comité général ; le conseil arrêta que Bonaparte continuerait en public.

« Je vous le répète, représentants du peuple, dit-il, la constitution, trois fois violée, n’offre plus de garantie aux citoyens ; elle ne peut entretenir l’harmonie, parce qu’il n’y a plus de diapason ; elle ne peut point sauver la patrie, parce qu’elle n’est respectée de personne. En vous tenant ce langage, qu’on ne croie point que ce soit pour m’emparer du pouvoir. Le pouvoir ! on me l’a offert depuis mon retour à Paris. Les différentes factions sont venues frapper à ma porte ; je ne les ai point écoutées, parce que je ne suis d’aucune coterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français. Je n’ai accepté l’autorité que vous m’avez confiée que pour soutenir la cause de la République. Je ne vous le cache pas, représentants du peuple, en prenant le commandement, je n’ai compté que sur le conseil des Anciens. Je n’ai point compté sur le conseil des Cinq-Cents, qui est divisé ; sur le conseil des Cinq-Cents, où se trouvent des hommes qui voudraient nous rendre la Convention, les comités révolutionnaires et les échafauds ; sur le conseil des Cinq-Cents, où les chefs de ce parti viennent de prendre séance en ce moment ; sur le conseil des Cinq-Cents, d’où viennent de partir des émissaires chargés d’aller organiser un mouvement à Paris.

« Que ces projets criminels ne vous effraient point, représentants du peuple : environné de mes frères d’armes, je saurai vous en préserver. J’en atteste votre courage, vous, mes braves camarades vous, aux yeux de qui on voudrait me peindre comme un ennemi de la liberté ; vous, grenadiers, dont j’aperçois les bonnets ; vous, braves soldats, dont j’aperçois les baïonnettes que j’ai si souvent fait tourner à la honte de l’ennemi, à l’humiliation des rois, que j’ai employées à fonder des républiques ; et si quelque orateur, payé par l’étranger, parlait de me mettre hors la loi, qu’il prenne garde de porter cet arrêt contre lui-même ! S’il parlait de me mettre hors la loi, j’en appellerais à vous, mes braves compagnons d’armes ; à vous, braves soldats, que j’ai tant de fois menés à la victoire ; à vous, braves défenseurs de la République, avec lesquels j’ai partagé tant de périls pour affermir la liberté et l’égalité. Je m’en remettrais, mes braves amis, au courage de vous tous et à ma fortune.

« Je vous invite, représentants du peuple, à vous former en comité général, et à y prendre des mesures salutaires que l’urgence des dangers commande impérieusement : vous trouverez toujours mon bras pour faire exécuter vos résolutions. »

« Général, dit le président, le conseil vient de prendre une délibération, pour vous inviter à dévoiler, dans toute son étendue, le complot dont la République est menacée. »

« J’ai eu, répondit Bonaparte, l’honneur de dire au conseil que la constitution ne pouvait sauver la patrie, et qu’il fallait arriver à un ordre de choses tel que nous puissions la retirer de l’abîme où elle se trouve. La première partie de ce que je viens de vous répéter m’a été dite par les deux membres du Directoire que je vous ai nommés, et qui ne seraient pas plus coupables qu’un très grand nombre d’autres Français, s’ils n’eussent fait qu’articuler une chose qui est connue de la France entière. Puisqu’il est reconnu que la constitution ne peut pas sauver la République, hâtez-vous donc de prendre des moyens pour la retirer du danger, si vous ne voulez point recevoir de sanglants et d’éternels reproches du peuple français, de vos familles et de vous-mêmes. » Le général se retira et se dirigea vers le conseil des Cinq-Cents.

Dans ce conseil, l’appel nominal était terminé ; à la prestation du serment que Bigonnet compara à celui de l’Assemblée-Constituante, dans le jeu de paume, succédèrent diverses propositions et la lecture de la lettre de Barras. La majorité du conseil marchait rapidement en sens inverse des opérations méditées par les conjurés. Ils étaient sur la défensive et faisaient de vains efforts pour arrêter le cours des délibérations ; la discussion était vive et orageuse. Mais au lieu d’agir rapidement dans le sens de ce qui avait été convenu à Paris, et d’opposer Bernadotte à Bonaparte, la majorité avait perdu deux heures et peu avancé ses affaires. Grandmaison, un de ses plus vigoureux orateurs était à la tribune et parlait. Tout-à-coup un bruit confus qui allait toujours croissant, interrompit l’orateur ; tous les regards se portèrent vers l’entrée de la salle ou parurent des soldats armés. Bonaparte était à leur tête : ils s’arrêtèrent. Il s’avança seul, découvert et sans armes. La plus vive agitation se manifesta dans l’assemblée ; à l’instant elle se leva tout entière ; une foule de membres s’écrièrent : « Des sabres ici… ! des hommes armés ! » Plusieurs représentants quittèrent précipitamment leur place, se portèrent au-devant de Bonaparte, l’entourèrent, le pressèrent en le repoussant avec menaces. « Général, c’est donc pour cela que tu as vaincu » ! lui dit Destrem. « Que faites-vous, téméraire ? dit Bigonnet, en lui posant les mains sur la poitrine, que faites-vous ? vous violez le sanctuaire des lois » ! D’autres, montés sur leurs sièges, s’écriaient : à bas le dictateur ! hors la loi le tyran !… L’effervescence et le tumulte étaient à leur comble, le président ne pouvait rétablir l’ordre. Les grenadiers et les généraux qui étaient restés à la porte, entrèrent, entourèrent le général, et l’entraînèrent hors de la salle ; cette retraite fut une véritable déroute15. Dans le tumulte, dit-on, le grenadier Thomé fut légèrement blessé d’un coup de poignard, un autre reçut plusieurs coups dans son habit.

Après cette scène orageuse, l’assemblée resta longtemps agitée. Lucien Bonaparte, président, étant enfin parvenu à y ramener un peu de calme, essaya de justifier son frère, alléguant que sa démarche n’avait pour objet que de rendre compte de la situation des affaires, de quelque objet d’intérêt public, mais qu’on ne pouvait pas lui supposer de projets liberticides…

« Il a terni sa gloire… ! Il s’est conduit en roi… ! Je le voue à l’exécration des républicains… ! » s’écrièrent successivement plusieurs représentants. Diverses propositions se succédaient, telles que demander le général Bonaparte à la barre, de lui ôter le commandement des troupes, de le mettre hors la loi, d’inviter le conseil des Anciens à rendre un décret qui ramenât les conseils à Paris. Ces propositions, faites par Dignef, Talot, Bertrand du Calvados, étaient accueillies d’un côté par des applaudissements, de l’autre par des murmures. Lucien Bonaparte quitta le fauteuil, où il fut remplacé par Chazal, son prédécesseur à la présidence. « Les soupçons, dit-il, paraissent s’élever avec bien de la rapidité et peu de fondement. Un mouvement même irrégulier aurait-il déjà fait oublier tant de services rendus à la liberté… ? Je demande qu’avant de prendre une mesure, vous rappeliez le général… Certainement, quand la première effervescence des passions sera calmée, quand l’inconvenance du mouvement extraordinaire qui s’est manifesté sera sentie, vous rendrez justice à qui elle est due… »

Les murmures ne permirent pas à l’orateur de continuer. L’impatience se manifestait avec violence. Des cris hors la loi ! se renouvelaient. On investissait Lucien, on assiégeait Chazal, on le pressait, on le menaçait, on le sommait de mettre aux voix le décret de mise hors la loi. Chazal persistait à ne rien mettre en délibération, tant que durerait le désordre.

« Puisque je ne puis me faire entendre dans cette enceinte, s’écria Lucien, je dépose avec un sentiment profond de dignité outragée, les marques de la magistrature populaire… » Il descendit de la tribune et quitta sa toge. Le conseil était livré à la plus vive agitation. Un peloton de grenadiers parut à la porte. Un officier s’avança au bureau, parla à Chazal, alla ensuite à Lucien, lui dit quelques mots et l’emmena hors de la salle, sous l’escorte des grenadiers.

Quoique naturelle sous plusieurs rapports, l’agitation du conseil des Cinq-Cents à l’aspect de Bonaparte, et la violence avec laquelle on l’avait repoussé sans l’entendre, les avaient mis l’un et l’autre en état de guerre, et ne laissaient plus aux affaires d’autre issue que la force. Elle était encore entre les mains de Bonaparte ; mais la prolongation de la séance, les discours, les menaces, les insinuations propagées au-dehors par quelques représentants, l’échec qu’avait éprouvé le général, avaient jeté de l’incertitude et de l’hésitation parmi les troupes, et surtout parmi les grenadiers de la garde du Corps-Législatif. Il fallait raffermir leur confiance et leur inspirer de la résolution. Ce dut être, ce fut la première pensée de Bonaparte, revenu de l’étourdissement que lui avait causé la scène du conseil des Cinq-Cents. Il monta donc à cheval pour haranguer ses troupes.

Au conseil des Anciens, lorsqu’il en fut sorti, Dalphonse défendit la constitution, demanda qu’on lui renouvelât serment de fidélité, et qu’il fût nommé un nouveau Directoire, digne de la France et propre à sauver la liberté, prédisant que tout ce qui s’écarterait de la constitution, loin de sauver la République, ramènerait la royauté sur les débris des libertés publiques. Guyomard l’appuya. Cornudet conjura les représentants de ne plus se laisser enchaîner par de prétendus principes et par des abstractions funestes, déclarant que, fidèle aux bases de la constitution, il voulait un pouvoir exécutif autrement organisé que le Directoire qui s’était traîné de tyrannie en tyrannie. Le président Lemercier avait quitté le fauteuil et parlait dans le même sens, lorsque Fargues entra dans la salle, paraissant éprouver une grande émotion, et monta à la tribune. Il raconta que Bonaparte avait été repoussé du conseil des Cinq-Cents à coups de poignard, et proposa au conseil de se former en comité général. Lemercier appuya cette proposition. On entendit un mouvement violent dans la cour et dans les alentours de la salle. Le conseil se forma en comité général. Bonaparte rentré dans la première cour harangua les troupes en ces termes :

« Depuis longtemps la patrie est tourmentée, pillée, saccagée ; depuis assez longtemps ses défenseurs sont avilis, immolés… Ces braves que j’ai habillés, payés, entretenus au prix de nos victoires, dans quel état je les retrouve… ! On dévore leur subsistance, on les livre sans défense au fer de l’ennemi… Mais ce n’est pas assez de leur sang, on veut encore celui de leurs familles ; des factieux, parlent de rétablir leur domination sanguinaire… J’ai voulu leur parler, ils m’ont répondu par des poignards… Trois fois, vous le savez, j’ai sacrifié mes jours pour ma patrie, le fer ennemi les a respectés… Je viens de franchir les mers, sans craindre de les exposer une quatrième fois à de nouveaux dangers… Et ces dangers, je les trouve au milieu d’un sénat d’assassins… Ils veulent ainsi réaliser l’espoir des rois coalisés. Que pourrait faire de plus l’Angleterre ? Trois fois j’ai ouvert les portes à la République, trois fois on les a refermées… Soldats ! puis-je compter sur vous… ? »

« Oui » ! lui répondit-on de toutes parts, en criant vive la République ! vive Bonaparte !

« Eh bien ! continua-t-il, je vais les mettre à la raison. »

On assure que Sieyès, apprenant que le conseil des Cinq-Cents voulait mettre Bonaparte hors la loi, dit : « Eh bien ! qu’il les mette hors la salle ! » Ce fut le parti qu’il prit ; mais avant d’en venir à cette extrémité, il avait voulu faire enlever son frère Lucien du conseil, pour sa sûreté, pour avoir avec lui le président, et dans l’espoir que cette voie de fait désorganiserait l’assemblée, en y semant la division et la terreur.

Tandis que Bonaparte ranimait par ses discours l’ardeur des généraux et des soldats, Lucien arriva, fut accueilli par des acclamations, monta à cheval, s’avança au milieu des troupes ; un roulement rétablit le silence ; il s’écria d’une voix forte et animée :

« Citoyens, le président du conseil des Cinq-Cents vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues, et enlèvent les délibérations les plus affreuses. Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par l’Angleterre, se sont mis en rébellion contre le conseil des Anciens, et ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son décret, comme si nous étions encore au temps où ce mot, hors la loi, suffisait pour faire tomber les têtes les plus chères à la patrie. Je vous déclare que ce petit nombre de furieux se sont mis eux-mêmes hors la loi, par leurs attentats contre la liberté de ce conseil. Au nom de ce peuple, qui depuis tant d’années est le jouet de ces misérables enfants de la terreur, je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité de leurs représentants, afin qu’affranchie des stylets par les baïonnettes, elle puisse délibérer sur le sort de la République.

« Général, et vous, soldats, et vous tous, citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs de la France que ceux qui vont se rendre auprès de moi. Quant à ceux qui resteraient dans l’Orangerie, que la force les expulse… ! Ces brigands ne sont pas les représentants du peuple, mais les représentants du poignard… ! Que ce titre leur reste, qu’il les suive partout ; et que, lorsqu’ils oseront se montrer au peuple, tous les doigts les désignent sous ce nom mérité de représentants du poignard… »

Lorsque Lucien Bonaparte fut enlevé du conseil, quelques membres, en petit nombre, s’écrièrent : « Suivons notre président ! » D’autres à Chazal : « Levez la séance. » Quelques-uns : « Il n’y a plus de conseil ; la liberté a été violée. » Mais la majorité resta en place et inébranlable. L’extrême agitation à laquelle le conseil était livré ne permettait aucune délibération. Des cris confus se faisaient entendre dans les diverses parties de la salle. Une foule de membres demandait la parole ; leur voix était étouffée par les clameurs. La confusion et le tumulte n’avaient plus de bornes. On entendait encore des membres crier : « Hors la loi ! Président, aux voix la mise hors la loi ! » Augereau et Jourdan, qui s’étaient promenés presque toute la journée dans les cours, croyant le moment favorable pour paraître, étaient rentrés dans le conseil après que Bonaparte en avait été repoussé. Augereau menaçait le président, s’il ne mettait pas aux voix la mise hors la loi. Dans ce tumulte, un officier de la garde du Corps-Législatif vint dire au président à voix basse : « Si le conseil veut me donner un ordre, j’ai des gens à moi, je me charge d’expédier Bonaparte. » Fidèle à ses engagements, Chazal rejeta cette offre ; ignorant ce qui se passait au-dehors, il éludait constamment toute délibération, et ne cherchait qu’à gagner du temps.

Après l’allocution de Lucien, qui avait fait la plus vive impression sur les soldats et mis un terme à toutes les hésitations, Bonaparte ordonna à Murat de se porter dans la salle avec un détachement de grenadiers en colonne serrée. On dit que dans cet instant le général B…, osa demander à Bonaparte cinquante hommes pour se placer en embuscade sur la route et fusiller les fuyards. Il ne répondit à cette demande qu’en recommandant aux grenadiers de ne pas commettre d’excès. « Je ne veux pas, leur dit-il, qu’il y ait une goutte de sang versée16. »

Dans le conseil des Cinq-Cents, on entendit battre le pas de charge. Les spectateurs se précipitèrent du côté des fenêtres. Les représentants debout à leurs places, crièrent : Vive la République ! vive la constitution de l’an III ! Un corps de grenadiers du Corps-Législatif parut ; il s’arrêta. Murat, qui les commandait, dit en élevant la voix : « Citoyens représentants, on ne peut plus répondre de la sûreté du conseil ; je vous invite à vous retirer. » On lui répondit par des cris de vive la République ! Oui, oui, sortons ! dirent plusieurs membres, en quittant en effet la salle. Le plus grand nombre restait ; le tumulte était violent. Un officier monta au bureau et s’écria : « Représentants, vous êtes invités à vous retirer ; le général a donné des ordres. Grenadiers, en avant ! »

Le tambour battit la charge. Le corps de grenadiers s’avança, s’arrêta encore au milieu de la salle, pour laisser aux représentants le temps de l’évacuer. Dans ce moment, Talot harangua les soldats : « Militaires, leur dit-il, qui êtes-vous ? Les grenadiers de la représentation nationale ; et vous osez attenter à sa sûreté, à son indépendance ! Et vous ternissez ainsi vos lauriers… !!! » Il fut éloquent et fit impression. Jourdan lui succéda, mais ne la soutint pas. L’ordre de faire évacuer la salle fut répété, et s’exécuta enfin au bruit d’un roulement de tambour et aux cris de vive la République ! de la part des représentants. Pour jeter du ridicule sur eux, appliquant au corps entier le fait de quelques membres, on répandit qu’ils étaient sortis en déroute, frappés de terreur, sautant par les fenêtres, jetant leur costume et se sauvant à travers champs. Ils se retirèrent par la porte donnant sur le jardin, sans précipitation, pressés, mais toujours avec ménagement, par la troupe. Chazal quitta le fauteuil et s’en alla le dernier.

Le président du conseil des Cinq-Cents, Lucien Bonaparte, et plusieurs de ses collègues, se rendirent au conseil des Anciens qui se remit en séance publique. Là, il s’éleva un débat entre des membres du conseil des Cinq-Cents qui dénonçaient la violence commise envers eux, et Lucien Bonaparte qui dénonçait les voies de fait et les cris de mort dont lui et son frère avaient été l’objet. Le conseil mit un terme à cette discussion irrégulière, en donnant la parole à Cornudet, rapporteur d’une commission.

Après avoir dit que le conseil des Anciens restait la providence de la nation ; qu’il était, par le fait, toute la représentation nationale ; que c’était à lui de pourvoir au salut de la patrie et de la liberté, puisque seul il en avait le pouvoir, il proposa et fit adopter un décret portant : qu’il serait nommé une commission exécutive provisoire, composée de trois membres ; que le Corps-Législatif était ajourné au 1er nivôse, époque à laquelle il se réunirait de droit et sans autre convocation dans la commune de Paris ; qu’il serait formé une commission intermédiaire prise dans le conseil des Anciens, seul existant pour conserver les droits de la représentation nationale pendant cet ajournement. Cette mesure, suppléant à la loi Chazal, avait été concertée avec Bonaparte et ses adhérents comme un pis-aller, pour engager, du moins autant que possible, dans leur entreprise, le conseil des Anciens, et prévenir même sa défection.

Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos, se réunirent avec les principaux représentants de leur parti. On était venu le matin à Saint-Cloud pour faire adopter par les deux conseils le projet de loi Chazal ; la dissolution et la dispersion du conseil des Cinq-Cents n’en laissaient plus l’espérance. Au lieu de l’ombre de l’égalité que le concours des deux conseils devait donner au résultat de cette journée, on se trouvait réduit au décret du conseil des Anciens, qui évidemment n’avait pas eu le pouvoir de le rendre. Ce décret n’était point un acte législatif ; il n’en avait pas le caractère. Pour commander l’obéissance, il ne portait point le titre magique de loi. On pouvait craindre que les représentants expulsés du conseil des Cinq-Cents, de retour à Paris, ne s’y rassemblassent pour y renouveler la séance du jeu de paume ; que des membres du conseil des Anciens n’allassent aussi se réunir dans la capitale ; que les deux conseils, ainsi reconstitués, au nom de la liberté, ne sonnassent l’alarme, ne missent en mouvement le peuple ou un parti, ne prissent des mesures violentes, et ne leur donnassent le caractère de la loi. Telles furent les inquiétudes exprimées dans la réunion. Pour sortir de cette situation délicate, il fut résolu de reformer un conseil des Cinq-Cents. Le plus grand nombre de ses membres s’était dirigé vers Paris ; quelques-uns s’étaient arrêtés dans le village de Saint-Cloud ; les plus intéressés au succès de la journée étaient restés auprès de Bonaparte et des commissions des inspecteurs. On envoya donc des émissaires dans le village, on dépêcha, dit-on, des ordonnances sur la route de Paris, pour inviter les représentants à revenir au lieu des séances, et donner même l’ordre aux barrières de faire retourner ceux qui s’y présenteraient. Cependant la plupart d’entre eux, l’âme encore pénétrée du serment qu’ils venaient de prêter à la constitution de l’an III, ne pensèrent pas même à rentrer au palais. Ils retournèrent à Paris sans aucun obstacle, et trop étourdis du coup qui venait de les frapper pour songer à rien entreprendre. On ne put donc réunir à Saint-Cloud qu’une très petite minorité du conseil des Cinq-Cents, vingt-cinq ou trente individus, si l’on en croit Cornet, alors membre de la commission des inspecteurs du conseil des Anciens.

Les vicissitudes de la journée ayant fait une vive impression sur Bonaparte, le disposèrent à céder aux opinions des représentants, dont il sentait que le concours lui était nécessaire. Ainsi, il trouva juste et convenable de réintégrer Roger-Ducos dans le projet de loi Chazal ; le nombre des membres de la commission consulaire fut donc porté de nouveau à trois. Il fut fait à ce projet une addition autrement importante. On résolut d’y insérer un article pour retrancher de la représentation nationale les députés qui avaient montré le plus d’énergie et d’opposition, afin de les paralyser en les dépouillant de leur caractère. Villetard se chargea d’en faire la liste, d’après sa propre opinion, ou les indications données par les personnes qui venaient officieusement concourir à son travail. Lorsque la liste fut rédigée, on la communiqua à Bonaparte qui la parcourut.

La plupart des noms lui étaient inconnus. Il y remarqua Sallicetti et demanda qu’il en fût rayé. On en fut étonné, on lui dit que c’était un des coryphées du parti du manège. Bonaparte insista, en faisant entendre que Sallicetti était un homme à lui ; son nom fut donc effacé. Des réclamations s’élevèrent en faveur de plusieurs autres représentants qui furent aussi rayés, notamment Berlier, sur la demande de Chazal.

Lorsqu’on fut d’accord sur toutes les mesures à proposer aux conseils, il fallut négocier, avec celui des Anciens, le rapport du décret qu’il avait rendu en l’absence du conseil des Cinq-Cents, et qui lui donnait, disaient quelques membres, tout l’honneur de cette journée. À neuf heures du soir, une poignée de représentants se réunit dans l’Orangerie, et, se considérant comme conseil des Cinq-Cents, donna avis de sa réunion à celui des Anciens.

Béranger fit le tableau des dangers qu’avaient courus dans cette journée la représentation nationale, la liberté et Bonaparte. Il célébra la victoire remportée sur les démagogues, qui devait terminer la révolution et fonder la République. Il fit adopter une résolution portant que Bonaparte, les autres généraux, les officiers et les troupes qui avaient couvert Bonaparte de leurs corps, avaient bien mérité de la patrie.

Après avoir dit qu’il ne suffisait pas d’avoir vaincu, et qu’il fallait savoir profiter de la victoire, Chazal présenta son projet de loi ; il fut renvoyé pour la forme à une commission. Lucien Bonaparte quitta le fauteuil pour faire une critique du gouvernement directorial, de la constitution de l’an III, et une invitation pressante aux conseils, au nom de la liberté, de la gloire, et de tous les sentiments généreux, de pourvoir au salut de la République. L’orateur revenant ensuite sur les événements de la journée, peignit « au monde épouvanté la hideuse physionomie des enfants de la terreur, de ces assassins revêtus de la toge, qui avaient fait retentir les voûtes de la salle des cris de rage, et des accents de leur fureur ».

Boulay de la Meurthe fit le rapport du projet de loi Chazal. Donner au gouvernement une assiette fixe et vraiment constitutionnelle, établir un système convenable et permanent de finances et d’administration, réaliser enfin les avantages de la liberté publique et particulière, tel fut le texte que prit l’orateur pour justifier la révolution. Lucien avait parlé aux passions, Boulay chercha à convaincre les esprits. La loi Chazal fut adoptée avec une adresse au peuple français, et envoyée au conseil des Anciens. Cette loi abolissait le Directoire et dépouillait du caractère de représentants soixante et un membres des conseils17. Elle créait provisoirement une commission consulaire composée des citoyens Sieyès, Roger-Ducos, ex-directeurs, et du général Bonaparte. Elle investissait cette commission de la plénitude du pouvoir directorial. Elle ajournait le Corps-Législatif au 1er ventôse suivant. Elle créait une commission de vingt-cinq membres de chaque conseil, pour exercer le pouvoir législatif sur l’initiative de la commission consulaire, et pour préparer les changements à faire aux dispositions organiques de la constitution dont l’expérience avait fait sentir les vices et les inconvénients, lesquels changements ne pouvaient avoir pour but que de consolider, garantir et consacrer inviolablement la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté et l’égalité, la sûreté et la propriété.

Le conseil des Anciens sanctionna toutes Ces dispositions. Guyomard et Lemoine-Desforges seuls s’y opposèrent. Les conseils nommèrent leurs commissions. Il y avait à peine quelques heures que Bonaparte avait dit au conseil des Anciens : « Je vous le déclare, aussitôt que les dangers qui m’ont fait confier des pouvoirs extraordinaires seront passés, j’abdiquerai ces pouvoirs. Je ne veux être à l’égard de la magistrature que vous aurez nommée, que le bras qui la soutiendra et qui fera exécuter ses ordres. En vous tenant ce langage qu’on ne croie point que ce soit pour m’emparer du pouvoir. » Cependant il venait de le prendre. Il prêta avec ses deux collègues le serment de fidélité inviolable à la souveraineté du peuple, à la République française une et indivisible, à l’égalité, à la liberté, et au système représentatif.

Lucien, dans un discours emphatique, dit que la liberté française s’était traînée en proie à l’inconséquence, à la faiblesse et aux maladies convulsives de l’enfance, et venait de prendre la robe virile ; que toutes ses convulsions étaient finies ; que si elle était née dans le jeu de paume de Versailles, elle venait de se consolider dans l’Orangerie de Saint-Cloud ; que les constituants de 89 avaient été les pères de la révolution, mais que les législateurs de l’an VIII étaient les pères et les pacificateurs de la patrie. Il promit qu’il n’y aurait plus d’actes oppressifs, de titres, ni de listes de proscriptions, d’immoralité ni de bascule, que la liberté et la sûreté existeraient pour tous les citoyens18. Et l’on venait de dépouiller soixante et un représentants de leur caractère !

Les consuls allèrent an conseil des Anciens répéter le serment ; les deux conseils levèrent leur séance.

Les auteurs de cette révolution manquèrent de prévoyance, et ses adversaires, d’audace, surtout d’esprit de conduite. Le succès de Bonaparte tint à peu de choses. Un coup de poignard aurait tout fini. Si la majorité du conseil des Cinq-Cents, au lieu de se laisser paralyser par Lucien et Chazal, les avait renversés du fauteuil et avait prononcé le décret de mise hors la loi. Si Augereau, Jourdan, et Bernadotte restés tranquilles spectateurs, n’avaient pas craint de risquer dans un débat civil une vie qu’ils avaient prodiguée dans les batailles, il est difficile d’affirmer ce qui serait arrivé ; mais les jacobins avaient de grandes chances en leur faveur.

Sur la journée du 19 brumaire, considérée légalement, il ne peut y avoir qu’une opinion ; Ainsi que plusieurs autres journées de la révolution, salutaires ou désastreuses, ce fut un grand attentat. Le succès assure d’abord l’impunité aux auteurs de ces violences ; ensuite au tribunal de l’opinion, l’usage qu’ils font de leur victoire les absout ou les condamne. Alors, nous le répétons, la République, si elle n’était pas en danger de périr, était au moins dans un état de crise imminente. Les victoires de Bergen et de Zurich venaient, il est vrai, d’arrêter les progrès rapides de la coalition et de sauver la France de l’invasion étrangère ; mais elle était toujours livrée à de funestes dissensions et à une désorganisation intérieure qui paralysaient ses ressources et ses forces. Le péril subsistait par l’existence des causes qui l’avaient produit. Le coup d’état du 18 brumaire, on ne peut le méconnaître, donna donc une secousse salutaire à la République. Quels en seront dans la suite les effets pour l’indépendance nationale, le gouvernement représentatif, l’égalité, la liberté, les principes et les intérêts de la révolution ? C’est une question à laquelle l’histoire du Consulat et de l’Empire se chargera de répondre.

Chapitre II. §

Consulat provisoire ; son organisation, ses principes. — Effet de la révolution du 18 brumaire. — Rapport de la loi des otages. — Proscription des jacobins. — Mesures favorables à des ex-constituants, des déportés, et aux naufragés de Calais. — Troubles de l’Ouest ; ouvertures d’agents royalistes. — Fêtes nationales maintenues. — École Polytechnique.

Pendant cette révolution, quelle fut l’attitude de Paris ? Est-il vrai qu’on y éprouva les plus vives angoisses au bruit qui se répandit un moment que Bonaparte avait succombé ; mais qu’en apprenant les résultats de la journée, la joie la plus vive succéda aux plus cruelles alarmes19 ? Non. Le 18, le 19 brumaire, il n’y eut dans la capitale aucun symptôme d’agitation : tout s’y passa comme à l’ordinaire. Depuis les mouvements de prairial an III, la masse de la population, qui manifeste en public ses sentiments et ses opinions, n’avait plus été mise en jeu. Battue au 13 vendémiaire an IV, la garde nationale même ne s’était pas relevée de sa défaite, et ne jouait plus aucun rôle. Les mouvements populaires avaient cessé avec le gouvernement révolutionnaire. Étranger aux commotions politiques, le peuple n’en était plus que le froid spectateur. Son action et son influence étaient passées à la force militaire. Qui s’intéressait donc aux événements de Saint-Cloud ? Les membres des grands corps de l’état attaquant ou défendant les institutions ou leur pouvoir, les généraux qui s’étaient compromis en tirant l’épée, et les classes riches et éclairées qui, peu satisfaites de la situation présente des choses, désiraient un changement, mais qui n’exprimaient pas d’une manière bruyante leur mécontentement ou leur joie. Une proclamation de Bonaparte, faite aux flambeaux, annonça aux Parisiens les dangers qu’il avait courus à Saint-Cloud, son triomphe, et en termes vagues les résultats de la journée. Mais la plupart des habitants étaient couchés et ne mirent pas la tête à la fenêtre. La proclamation ne retentit que dans quelques salons où l’on attendait le dénouement de la journée. Après avoir expliqué les motifs du décret de translation du Corps-Législatif, Bonaparte y faisait le récit de la journée de Saint-Cloud, dans les mêmes termes et avec les mêmes couleurs que son frère Lucien avait employés dans ses discours. Il y disait notamment que vingt assassins avaient cherché Sa poitrine, et que le grenadier Thomé avait eu ses habits percés d’un coup de stylet ; qu’après la dispersion des factieux du conseil des Cinq-Cents, la majorité était rentrée librement et paisiblement en séance ; qu’on reconnaîtrait dans sa conduite le zèle d’un soldat de la liberté, d’un citoyen dévoué à la République.

Pour justifier la dissolution à main armée du conseil des Cinq-Cents, il fallait bien dire au public que ce conseil avait été subjugué par une minorité audacieuse qui avait levé le poignard sur la majorité et sur Bonaparte. Tel avait été le but des discours tenus par les orateurs et par Lucien, lorsqu’ils furent rentrés la nuit en séance, de la déclaration que les grenadiers qui avaient couvert le général de leur corps et de leurs armes avaient bien mérité de la patrie ; tel fut le but de sa proclamation, et d’une sorte d’ordre du jour du ministre de la police à ses concitoyens, dans lequel il disait que « le général Bonaparte étant entré au conseil des Cinq-Cents pour dénoncer des manœuvres contre-révolutionnaires, avait failli périr victime d’un assassinat, mais que le génie de la République l’avait sauvé ». Les journaux répétèrent que le grenadier Thomé avait reçu un coup de poignard ; ils dirent même que Bonaparte avait été blessé au visage ; qu’il n’avait dû son salut qu’au général Lefebvre qui, l’ayant vu en danger, s’était jeté sur lui et l’avait entraîné hors de la salle : ils ne tarissaient pas sur cet incident. Ils annonçaient que les grenadiers Thomé et Poiret avaient dîné le 20 et déjeuné le 21 avec le général, et que la citoyenne Bonaparte avait embrassé Thomé, et lui avait mis au doigt un diamant de la valeur de 2 000 écus. Les théâtres se disputèrent l’honneur de célébrer le dévouement de ce brave grenadier. L’acteur qui le représentait au Vaudeville fut couronné. Enfin, une loi du 3 nivôse, rendue sur un message des Consuls, accorda une pension de 600 fr. à chacun des grenadiers Thomé et Poiret.

Nous le disons, parce que nous en sommes persuadé et que nous fûmes témoin de la réception faite à Bonaparte dans le conseil des Cinq-Cents, il n’y eut de poignard levé sur personne ; et la meilleure preuve qu’on ne voulut pas attenter à sa vie, c’est qu’il sortit sain et sauf : car dans la mêlée au milieu de laquelle il se trouva, rien n’eût été plus facile que de le frapper.

On ne se borna pas à accuser d’assassinat les membres du conseil des Cinq-Cents, on leur imputa encore des projets inconstitutionnels, séditieux et sanguinaires. Bonaparte devait avoir dit à la commission des inspecteurs, le 19, à onze heures du soir : « Vous avez eu une journée terrible ; mais si le complot tramé par Jourdan et autres, et dont on n’a pas rougi de me proposer l’exécution, n’eût été déjoué, la représentation nationale allait être victime du plus affreux attentat. Il s’agissait de cerner le lieu de vos séances, de noyer sur-le-champ dans la Seine trois cents députés, et d’étouffer ainsi tout germe d’opposition au despotisme qu’on voulait établir. » Le projet des hommes abattus, ajoutait-on, était de réunir les deux conseils en convention, de condamner à mort Sieyès et Roger-Ducos, de mettre Bonaparte hors la loi, de faire guillotiner les inspecteurs des conseils, de nommer Garau commandant de Paris, Jourdan d’une moitié des faubourgs, et Santerre de l’autre, d’épurer la représentation nationale, de chasser les aristocrates des conseils. Enfin, les représentants, en se séparant, s’étaient donnés pour mot d’ordre : Réunion des députés à Toulouse ; et avaient rédigé une protestation et une invitation aux départements de se fédéraliser20.

Quoique inactif dans ces événements, le public se montra d’autant plus crédule que Bonaparte avait triomphé, que son succès faisait naître des espérances d’amélioration, et que le parti sur lequel pesaient toutes ces inculpations, ayant été vaincu, c’était à qui insulterait à sa défaite. Il est probable que si le conseil des Cinq-Cents était, à Saint-Cloud, sorti victorieux de la lutte, les jacobins n’auraient pas été dans leur triomphe aussi modérés que Bonaparte, et qu’ils se seraient portés à des mesures violentes ; mais ils n’avaient point de projets fixes, ni ce qu’on appelle une partie liée. Ils n’étaient venus à Saint-Cloud qu’avec l’intention de résister à une entreprise hautement annoncée contre le gouvernement existant. Malgré leur levée de boucliers, ils furent réellement dans une attitude défensive, et lorsqu’ils eurent succombé, ils renoncèrent à toute résistance et se soumirent. Plusieurs des représentants, exclus par la loi du 19, ne tardèrent même pas à faire imprimer sur l’opposition qu’on leur avait imputée à crime, des excuses, des justifications, et jusqu’à des apologies du 18 brumaire : ce n’est pas ce qu’ils firent de mieux.

Par un ordre du jour du 20, Bonaparte conserva le commandement militaire de la dix-septième division au général Lefebvre, ordonna que les troupes rentreraient dans leurs quartiers et que le service se ferait comme à l’ordinaire. Il leur exprima sa satisfaction, et en particulier aux braves grenadiers de la représentation nationale, « qui s’étaient couverts de gloire en sauvant la vie à leur général près de tomber sous les coups de représentants armés de poignards ». Ce fut le dernier acte de Bonaparte comme général.

Revenus à Paris, le 20 au matin, les Consuls s’installèrent dans le palais du Directoire, entrèrent en fonction et tinrent leur première séance. Il s’agissait d’abord d’élire un d’entre eux à la présidence. Elle était dévolue de fait, elle le fut de droit à Bonaparte par le vœu de ses collègues.

Il existait dans une armoire de la salle des séances du Directoire un fonds destiné en apparence à subvenir aux besoins particuliers du gouvernement dans des occasions imprévues et extraordinaires, mais en réalité à donner une indemnité à chacun des directeurs sortants. Ce fut, dit-on, dès cette première séance des Consuls que l’existence de ce fonds fut révélée à Bonaparte par Sieyès, auquel on prête, à ce sujet, un oubli de toutes les convenances qui ne s’accordait pas avec son caractère et sa situation21. Par un arrêté des Consuls du 21 frimaire, le restant en caisse de ce fonds montant d’après le bordereau de Lagarde, secrétaire général, et le compte rendu par Ramel, ex-ministre des finances, à la somme de 334 613 francs, fut affecté au remboursement des avances et dépenses extraordinaires faites dans les journées des 18 et 19 brumaire. La notoriété publique est que Sieyès et Roger-Ducos se répartirent cette somme.

La place de secrétaire général des Consuls fut donnée à Maret, connu par différentes missions diplomatiques et qui, en dernier lieu, à Lille, avait été l’un des négociateurs avec le plénipotentiaire de l’Angleterre. Les Consuls organisèrent le ministère. Berthier, le compagnon de Bonaparte, eut le département de la guerre ; Gaudin celui des finances ; le géomètre Laplace celui de l’intérieur ; l’ingénieur-constructeur Forfait celui de la marine ; Fouché resta au département de la police générale ; Cambacérès à celui de la justice ; Reinhard à celui des relations extérieures, où il fut remplacé par Talleyrand, le 1er frimaire. Parmi les ministres remplacés, Quinette seul reçut des Consuls un témoignage de satisfaction pour ses services. Il était un des représentants livrés à l’Autriche par Dumouriez, et échangés ensuite contre la princesse fille de Louis XVI.

Par une proclamation du 21 brumaire, les Consuls annoncèrent au peuple français leur entrée en fonctions, et lui promirent que la République, affermie et replacée en Europe au rang qu’elle n’aurait jamais dû perdre, verrait se réaliser toutes les espérances des citoyens et accomplirait ses glorieuses destinées.

Le gouvernement civil semblait s’être usé par ses fautes et ses malheurs. Le militaire avait acquis une grande influence par l’éclat de ses services. Après avoir vaincu, les généraux ambitionnaient à leur tour de gouverner. Les armées applaudirent donc à une révolution qui plaçait le premier capitaine de la République à la tête de l’état.

En l’annonçant à l’armée d’Italie, le général en chef Championnet la plaignant de son dénuement, lui disait : « Vous étiez dans une position aussi cruelle sur les monts liguriens, quand vous marchâtes à la conquête de l’Italie… Le héros de l’Italie, de l’Égypte et de la France connaît vos besoins et vos souffrances ; il s’occupe de les faire cesser. Quoique absent, son génie dirigera vos mouvements et la République triomphera. »

Le général en chef Brune disait à l’armée de Hollande : « L’armée verra avec contentement parmi les Consuls l’illustre héros qui l’a conduite souvent à la victoire. Les changements opérés avec calme, le 19 brumaire, rendront à la patrie le bonheur et la paix. »

Bonaparte déployait la plus grande activité, présidait les conseils, passait des revues, visitait les prisons, allait à l’Institut, recevait les autorités et les citoyens, les remerciait du dévouement qu’ils avaient montré et des services qu’ils avaient rendus dans cette révolution, et leur promettait d’employer bientôt leurs lumières et leurs talents22.

Les autorités constituées se rendirent auprès des Consuls. Bonaparte parla aux commissaires de la trésorerie des maux et des abus auxquels il était urgent de remédier, et les assura que le Consulat ne souffrirait pas qu’on dissipât désormais le gage sacré des créanciers de l’état, la substance des braves défenseurs, des rentiers et des employés. Il leur fit l’éloge de leur ancien collègue Gaudin, et leur présenta sa nomination au ministère des finances, comme une preuve de l’intention bien prononcée où était le Consulat de porter l’ordre et la lumière dans une partie d’administration où l’on avait eu intérêt à entretenir le chaos et la confusion.

Il répondait au tribunal civil du département de la Seine : « Ne suivez pas l’exemple des tribunaux qui, dévoués aux factions, leur sacrifient leur devoir. » Il disait à tous les fonctionnaires publics : « Il ne faut plus voir de jacobins, de terroristes, de modérés, etc., mais partout des Français. »

On donnait aux théâtres des pièces où l’on exaltait la journée du 18 brumaire, où l’on chantait les louanges de Bonaparte, et où l’on tournait en ridicule les vaincus. Il ordonna de faire cesser ces représentations. Le ministre de la police écrivait aux bureaux centraux : « Dans la succession des partis qui se sont tour à tour disputé le pouvoir, le théâtre a souvent retenti d’insultes gratuites pour les vaincus et de lâches flatteries pour le vainqueur. Le gouvernement actuel abjure et dédaigne les ressources des factions, il ne veut rien pour elles et fera tout pour la République. »

En effet, dès l’instant où il se fut emparé du pouvoir, aucun gouvernement ne sembla avoir moins besoin de s’occuper de sa sûreté. Dans les départements, l’esprit républicain fut alarmé, quelques autorités montrèrent de l’hésitation, mais il n’y eut que des oppositions insignifiantes. Une seule mérite d’être citée ; on ne l’eût pas même aperçue si le gouvernement, au lieu de fermer les yeux, ne l’eût pas révélée. Barnabé, président du tribunal criminel de l’Yonne, s’opposa à l’enregistrement de la loi du 19 brumaire, que les juges avaient délibéré. Un arrêté des Consuls (27 brumaire) le dénonça au pouvoir législatif, comme prévenu de forfaiture, le mit en surveillance à Orléans, et le dessaisit du droit de propriété, jusqu’à ce qu’il s’y fût rendu et dans le cas où il quitterait cette ville sans autorisation. Barnabé subit son exil avec dignité, plutôt que de reconnaître une révolution qu’il avait appelée une usurpation du pouvoir militaire, et que d’être infidèle au serment qu’il avait prêté à la constitution de l’an III.

On avait craint une explosion républicaine ou jacobine à Toulouse. Le général Lannes y fut envoyé. Dans une proclamation énergique il dit : « Le 18 brumaire n’est point une journée de parti ; il a été fait pour la République et par des républicains ». Il concilia les esprits par la sagesse et l’énergie de ses mesures.

Quoiqu’il n’eût point éclaté d’opposition dans les départements, le gouvernement, pour examiner la composition et la conduite des autorités, y envoya des membres des deux conseils, qui restaient sans emploi à Paris. Par cette mesure, il se débarrassa momentanément de ces représentants sans fonctions, et en fit ses apôtres. Il y eut des épurations dans les autorités civiles et dans l’armée, parmi les officiers et les généraux. À l’exemple de la société du Manège qui avait pendant quelque temps agité la capitale, des sociétés populaires s’étaient formées dans les départements, elles furent fermées partout, et le pouvoir imposa silence à ces bruyants contradicteurs.

Cependant, malgré leurs efforts pour se tenir dans un juste milieu, les Consuls ne pouvaient, surtout dans les premiers temps, empêcher les divers partis de concevoir des inquiétudes et des espérances. Des mécontents, des hommes de bonne foi même, criaient que l’on renversait toutes les institutions républicaines. Les royalistes de leur côté se flattaient hautement que l’on travaillait pour eux, et l’émigration croyait avoir, le 18 brumaire, gagné son procès. Les ministres écrivaient donc aux administrations : « La superstition n’aura pas plus à s’applaudir que le royalisme. On observera les lois des fêtes nationales et décadaires, le calendrier républicain, le nouveau système des poids et mesures, etc.23 Que ceux qui croient encore à la chimère du rétablissement de la royauté apprennent que la République est aujourd’hui affermie ; que les fanatiques n’espèrent point faire dominer un culte intolérant ; le gouvernement les protège tous sans en favoriser aucun. Que les émigrés trouvent, s’ils le peuvent, le repos et la paix loin de la patrie qu’ils voulaient asservir et détruire, mais cette patrie les rejette éternellement de son sein24. »

Un mot de Bonaparte vrai ou supposé plutôt avec intention, indiquait la position mitoyenne dans laquelle il paraissait vouloir se tenir. On lui présenta, dit-on, un modèle de costume où il y avait des bottes et un bonnet rouges. On lui observait que le bonnet rouge lui siérait mal. Il répondit : « Aussi mal que les talons rouges. »

Quand on vit un gouvernement dont la marche rapide, ferme et assurée annonçait un changement de système et un plan irrévocablement arrêté ; qui appelait autour de lui les lumières, l’expérience, le mérite et la probité ; qui n’adoptait, ne persécutait et ne reconnaissait plus aucun parti ; qui professait le respect des institutions libérales et voulait mettre un terme aux mesures révolutionnaires, l’opinion générale se manifesta ouvertement pour le nouvel ordre de choses. Pour la première fois peut-être depuis dix ans, l’assentiment national fut plus le résultat de la réflexion et de l’expérience que d’un aveugle enthousiasme. On accourut donc de toutes parts au-devant d’un gouvernement qui se montrait prévoyant, libéral, généreux, les uns pour conserver leurs places, les autres pour en obtenir, tous par le besoin généralement senti d’ordre et de garanties, et par l’espoir de voir enfin renaître la paix intérieure et extérieure, et les libertés publiques consolidées.

Le rapport de la loi du 24 messidor an VII, dite des otages, fut la première proposition que firent les Consuls aux commissions législatives. Elles l’abrogèrent et décrétèrent que les individus arrêtés seraient sur-le-champ mis en liberté ; que les séquestres apposés sur les biens seraient levés et les fruits restitués.

Des courriers furent envoyés dans les départements pour faire ouvrir les prisons. Bonaparte les visita à Paris, se fit rendre compte de leur régime, et interrogea les détenus. Au Temple, il se fit présenter les écrous, et mit sur-le-champ en liberté les otages, en leur disant : « Une loi injuste vous a privés de la liberté, mon premier devoir est de vous la rendre. »

C’était une mauvaise loi, mais telle qu’on en trouve dans les codes des nations, pour les circonstances calamiteuses, où les lois ordinaires sont impuissantes. Cette mesure qui révélait la faiblesse du gouvernement directorial, fut suppléée, comme on le verra, par des moyens non moins violents, mais plus efficaces, à cause de la nature même du gouvernement consulaire et du caractère vigoureux de son chef.

Trois jours après le rapport de cette loi, à l’instant même où Bonaparte se montrait clément ou juste envers les pareils des émigrés, les nobles et les familles des Vendéens et des Chouans, il frappait le parti jacobin. Un arrêté des Consuls du 25, en vertu de l’article 3 de la loi du 19, qui les chargeait vaguement de rétablir la tranquillité publique, ordonna : 1º Que trente-sept individus, y dénommés, sortiraient du territoire continental de la République, qu’ils se rendraient à Rochefort, pour être ensuite conduits et retenus dans le département de la Guyanee française ; 20 Que vingt-deux individus également dénommés, seraient tenus de se rendre dans la commune de La Rochelle pour être ensuite conduits dans tel lieu du département de la Charente-Inférieure qui serait indiqué par le ministre de la police générale (l’île de Rhé) ; 3º Qu’immédiatement après la publication de l’arrêté, les individus y compris seraient dessaisis de l’exercice de tout droit de propriété, et que la remise ne leur en serait faite que sur la preuve authentique de leur arrivée au lieu fixé ; 4º Que ceux qui le quitteraient subiraient la même peine. Dans la première classe étaient des noms fameux dans la démagogie ; Félix Lepelletier, Charles Hesse, Scipion Duroure, Jourdeuil, Brutus Maignet, Xavier Audoin, etc. ; dans la deuxième, des membres des conseils qui avaient montré le plus d’opposition dans la journée du 19 ; les uns et les autres avaient été la plupart membres du Manège, on y remarquait le général Jourdan.

Il y avait dans cet acte arbitraire, déportation, exil, confiscation, ainsi qu’il arrive toujours dans les proscriptions. Il atteignait des noms honorables et des individus qui, non seulement n’avaient pris aucune part aux derniers événements, mais qui étaient même absents de Paris, et employés dans divers services publics. Talleyrand écrivit au ministre de la police pour réclamer en faveur de l’adjudant général Jorry, qu’en l’an VI il avait envoyé en Italie pour révolutionner Rome, et qui était employé à l’armée. Le tribunal de cassation intervint pour Xavier Audoin, un de ses membres.

En vain a-t-on prétendu depuis qu’alors les anarchistes étaient menaçants, que les députés expulsés du Corps-Législatif, et un grand nombre d’autres persistaient à rester à Paris et à s’y réunir. Il est vrai de dire qu’aucune accusation ne fut alors publiée contre les jacobins. Ils étaient sans doute mécontents ; mais, étourdis de leur défaite, ils ne conspiraient pas, ils ne relevaient pas encore la tête. Le gouvernement ne voulait, dit-on, que les frapper de terreur, il y réussit ; et l’opinion publique qui désapprouva cette mesure, s’en attribua l’abrogation25. Ce fut en effet son ouvrage ; elle répugnait à la violence et à l’arbitraire. Si elle était restée muette, il n’est pas douteux que la proscription aurait été consommée.

Les mémoires de Sainte-Hélène sont à ce sujet contredits par cet aveu remarquable de Napoléon dans le Mémorial : « L’opinion publique est une puissance invisible, mystérieuse, à laquelle rien ne résiste. Rien n’est plus mobile, plus vague et plus fort. Quoique capricieuse, elle est vraie, raisonnable et piste, beaucoup plus souvent qu’on ne pense. Étant consul provisoire, un des premiers actes de mon administration fut la déportation d’une cinquantaine d’anarchistes. L’opinion publique à laquelle ils étaient en horreur tourna subitement pour eux, et me força de reculer26. »

Dès le 26, le général Jourdan fut rayé de la liste, par le motif que, malgré ses erreurs, il avait défendu la République, et que ses services, que des malheurs n’avaient pu faire oublier, méritaient d’être comptés par ceux qui voulaient la conserver et l’illustrer27. Enfin, sur le rapport du ministre de la police annonçant l’assentiment général de la France à la révolution du 18 brumaire, les Consuls rendirent un arrêté par lequel les individus condamnés à la déportation et à l’exil, furent simplement mis sous la surveillance du ministre de la police, et tenus de se retirer jusqu’à nouvel ordre dans les communes qu’il leur désignerait. Quelques voix s’écrièrent que l’autorité qui recule est perdue. Les Consuls répondirent qu’en rapportant leur arrêté, ils avaient donné la mesure de la pureté de leurs intentions, et de la force de leur gouvernement. Le gouvernement consulaire ne se perdit pas en reculant sur la proscription des jacobins ; mais elle fut une première contradiction avec ses paroles et ses promesses ; il leur apprit ce qu’ils devaient en attendre, et ne leur laissa pas d’autre parti à prendre que de conspirer contre lui. Non seulement c’était une injustice, mais ce fut une faute ; on en verra les conséquences. Parmi les jacobins, comme dans tous les partis, il y avait des hommes honnêtes, les uns capables, les autres ignorants, acteurs ou instruments dans la révolution, qu’elle avait sortis de leur sphère, et qui ne pouvaient plus y rentrer. Il y avait surtout des âmes fières, énergiques, audacieuses. Au lieu de les menacer, de les couvrir d’humiliation et de les réduire à la misère et au désespoir, ne pouvait-on pas les employer suivant leur capacité, ménager quelques vanités, satisfaire à des besoins ? Rien n’était plus facile. Le gouvernement n’aurait plus eu qu’à surveiller une poignée d’incorrigibles, qu’à combattre quelques hommes perdus dans l’opinion. Des recettes de la police, Fouché distribuait bien quelque argent aux plus nécessiteux, ou cherchait à corrompre les plus fanatiques. Mais ce n’était qu’un secours précaire ; les uns rougissaient de le recevoir, les autres le rejetaient avec indignation. Des hommes passionnés ou éblouis par leur situation, trouvaient au contraire qu’on n’en faisait pas assez contre les jacobins ; que le gouvernement se souillerait en ne les repoussant pas de partout. Il pouvait sans doute s’en passer ; mais ils avaient besoin de lui ; et, lorsqu’on annonçait que la révolution était terminée, il eût été bien juste que le nouvel ordre de choses profitât à ceux qui l’avaient servie autant qu’à ceux qui l’avaient combattue.

Les Consuls s’étaient fortement prononcés contre le royalisme, le fanatisme et les émigrés ; cependant les prêtres, les représentants, les écrivains déportés au 18 fructidor, et les émigrés de toutes les époques et de toutes les nuances n’en demandèrent pas moins de toutes parts à rentrer. Ils n’attendaient pas même qu’on leur ouvrît les portes de la France ; beaucoup d’entre eux les forçaient : empressement bien naturel à des hommes privés depuis longtemps de leur patrie, et qui semblaient la plupart guéris de leurs illusions ! Cette irruption était le plus bel éloge du gouvernement consulaire, et pour Bonaparte un triomphe dont il était flatté. Des constituants, restés à l’étranger, fidèles à la cause nationale, tels que Latour-Maubourg, La Rochefoucault-Liancourt et Lafayette eurent d’abord la faculté de revenir. Une loi fut ensuite rendue par les commissions législatives, en faveur des chevaliers de Malte français, qui, par la capitulation de l’île en l’an VI, avaient été autorisés à rentrer en France, et que le Directoire avait continué de traiter comme émigrés.

Le premier Consul s’occupa bientôt des naufragés de Calais. C’étaient neuf émigrés des plus anciennes familles nobles, des Talmont, des Choiseul, des Montmorency. Un bâtiment qui les portait fit naufrage sur la côte de Calais ; ils furent arrêtés, traduits devant une commission militaire et acquittés. Le Directoire déféra le jugement au Corps-Législatif qui n’était pas compétent pour en connaître. On s’y livra à de longues discussions et à des discours pathétiques. Tous les jurisconsultes, tous les orateurs qui voulaient plaire à l’émigration plaidèrent en faveur des naufragés de Calais. C’était pour les salons de Paris une affaire capitale. La violation de leur ban n’était pas, disait-on, de leur fait, mais celui du naufrage ; c’étaient des malheureux qui s’en allaient paisiblement dans l’Inde. La mer en courroux les avait épargnés, la République serait-elle plus cruelle ? Mais on répondait que le bâtiment, ses provisions, toutes les circonstances déposaient que ces émigrés allaient dans la Vendée se joindre aux ennemis de la République, et qu’ils étaient de bonne prise. La question ne fut point résolue. Le 18 brumaire trouva les naufragés en détention ; ils avaient été nouvellement transférés des prisons de Lille au fort de Ham. On reprocha à l’administration du département du Nord de n’avoir pas eu, dans leur translation, pour leur vieillesse et leurs infirmités, les égards compatibles avec la nécessité de s’assurer de leur personne. Le ministre de la police lui écrivit pour avoir des renseignements sur ce reproche. Bientôt après, sur l’exposé fait par ce ministre qu’il ne voulait pas atténuer le délit de ces émigrés, mais que depuis quatre ans ils l’avaient assez expié, et qu’il s’étaient absous par le naufrage, les Consuls, considérant qu’il était hors du droit des nations de profiter de cet accident pour livrer, même au juste courroux des lois, des malheureux échappés aux flots, ordonnèrent qu’ils seraient déportés hors du territoire de la République.

Les lois qui avaient été dans les assemblées l’occasion de longs et violents débats, et qui excluaient les parents d’émigrés et les ci-devant nobles de l’exercice des droits politiques et des fonctions publiques, furent déclarées abrogées de droit par la constitution. Il restait à pourvoir au sort des représentants et des écrivains condamnés à la déportation par la loi du 19 fructidor an V. Sur la proposition des Consuls, les commissions législatives rendirent, le 3 nivôse, une loi qui autorisait le gouvernement à faire rentrer en général les individus déportés sans jugement, et à les mettre en surveillance. D’après une décision du Directoire, ils subissaient la plupart leur déportation à l’île d’Oléron. Des arrêtés du gouvernement leur permirent de revenir sur le continent et dans les communes qui leur furent désignées. Boissy-d’Anglas, envoyé en surveillance à Annonay, écrivit au premier Consul pour refuser la demi-justice qui lui était rendue, et réclama vivement sa liberté tout entière ou son renvoi devant les tribunaux ; mais la surveillance fut levée quinze jours après. Ainsi reparurent Carnot, Portalis, Siméon, Barbé-Marbois, Villaret-Joyeuse, Dumas, Pastoret, Vaublanc, Suard, Laharpe, Fiévée, Fontanes, etc. Beaucoup d’entre eux furent bientôt employés et dans de hautes fonctions. La proscription du 18 fructidor ne fut maintenue qu’en vers Pichegru, Willot, Imbert-Colomès, et quelques autres représentants, agents déclarés du royalisme et de l’Angleterre.

Les conventionnels Barrère et Vadier, condamnés à la déportation, mais avant le 18 fructidor, jouirent aussi du bienfait de la loi du 3 nivôse. Barrère écrivit au premier Consul pour le remercier, lui offrit ses conseils et ses services et fut secrètement employé. Des individus, condamnés en l’an IV à la déportation par la haute cour nationale, comme complices de Babœuf, étaient restés détenus au fort de Cherbourg, parce qu’on n’avait su où les déporter28. « Quoique leur jugement fût inique, disait le ministre de la police dans son rapport aux consuls, on ne pouvait qu’en adoucir la rigueur. » Un arrêté fixa donc le lieu de leur déportation à l’île d’Oléron, en attendant que leur peine leur fût remise tout entière.

Jusque-là, aucun de ces actes ne paraissait favorable aux émigrés ; la question de l’émigration était encore intacte ; l’art. 93 de la constitution de l’an VIII, comme on va le voir, déclarait qu’en aucun cas la nation ne souffrirait leur retour. La loi du 3 nivôse ayant été présentée, comme une sorte d’amnistie, le rapporteur, Lucien Bonaparte, dit aux commissions législatives : « Nous ne parlons point ici des enfants parricides qui s’armèrent contre leur patrie, et de ces lâches qui l’abandonnèrent aux jours même de son danger ». D’après les circulaires du ministre Fouché, « la patrie rejetait éternellement les émigrés de son sein. Le gouvernement ne voulait en ouvrir les portes qu’à ceux qui n’avaient pas mérité de perdre les droits de citoyen. Elles étaient irrévocablement fermées pour les traîtres et les parricides ; on veillerait à ce que ceux-là seuls pussent rentrer, qui en auraient reçu l’autorisation ».

Lorsque Bonaparte s’emparait du pouvoir au 18 brumaire, le général Hédouville, agent du directoire, venait de conclure une sorte d’armistice avec les révoltés des départements de l’Ouest. Aurait-il été suivi de la paix ? Les victoires de Bergen et de Zurich pouvaient en donner l’espérance. Cependant, tandis que les républicains observaient fidèlement la suspension d’armes, des bandes de révoltés ou de brigands continuaient leurs excès ; un armement anglais leur apportait encore des armes, des munitions et des encouragements. Dix-huit départements restaient la proie des Vendéens et des chouans. Chose singulière et pénible à croire ! Napoléon nous révèle29 que les chouans qui prétendaient travailler pour le rétablissement du trône et de l’autel, avaient pour auxiliaires des généraux et des officiers de l’armée républicaine, que la déconsidération du Directoire et les désordres de l’administration avaient portés à trahir leur devoir, pour se ménager un parti qu’ils croyaient au moment de triompher.

Pour négocier avec quelque espoir de succès la paix au-dehors, il fallait commencer par la rétablir au-dedans. Il le fallait encore, si l’on était obligé de pousser avec vigueur la guerre, afin de faire marcher vers les frontières les troupes occupées dans l’intérieur. Enfin, la soumission des départements de l’Ouest était pour le premier Consul le complément du suffrage national. Plusieurs causes concouraient à y disposer les esprits, la modération et la fermeté de la nouvelle administration, la grande renommée de son chef, le bruit répandu de divers côtés, quoique dans des vues différentes, qu’il se proposait de rétablir la royauté et l’ancienne dynastie, la lassitude des révoltés à qui l’on disait aussi, à dessein, qu’ils étaient abandonnés par l’Angleterre et qu’elle faisait des avances au premier Consul.

Dès que la suspension d’armes eut été conclue, et tandis qu’on négociait la pacification, les agents des princes, à Paris, intervinrent auprès des chefs vendéens, pour l’empêcher ou la retarder, et gagner au moins du temps. Si le premier Consul ne voulait pas rétablir les Bourbons, leurs agents, après s’en être assurés, se réservaient de dissiper l’erreur dans laquelle étaient, à cet égard, les révoltés, et de presser l’Angleterre de se déclarer contre le gouvernement consulaire, et d’envoyer de prompts secours. Talleyrand, avec lequel ils s’étaient mis en rapport, ne répondit que par des demi-promesses et de vagues espérances ; ils résolurent de s’adresser directement au premier Consul. Ces agents étaient Hyde de Neuville et d’Andigné. Il les reçut à dix heures du soir, dans un des petits appartements du Luxembourg. « Il y a peu de jours, lui dirent-ils, nous étions assurés du triomphe, aujourd’hui tout a changé. Mais, général, seriez-vous assez imprudent pour vous fier à de pareils événements ! Vous êtes en position de rétablir le trône, et de le rendre à son maître légitime. Nous agissons de concert avec les chefs de la Vendée, nous pouvons tous les faire venir ici. Dites-nous quelles sont vos intentions, comment vous voulez marcher ; et, si elles s’accordent avec les nôtres, nous serons tous à votre disposition ». Bonaparte leur répondit : « Qu’il ne fallait pas songer à rétablir le trône des Bourbons en France ; qu’ils n’y pourraient arriver qu’en marchant sur cinq cent mille cadavres ; que son intention était d’oublier le passé et de recevoir les soumissions de tous ceux qui voudraient marcher dans le sens de la nation ; qu’il traiterait volontiers avec les chefs vendéens et chouans, mais à condition qu’ils seraient désormais fidèles au gouvernement national, et cesseraient toute intelligence avec les Bourbons et l’étranger. » Cette conférence dura une demi-heure, et l’on se convainquit de part et d’autre qu’il n’y avait pas moyen de s’entendre sur une pareille base30. Hyde de Neuville et d’Andigné donnèrent donc suite à leurs projets. Ils travaillèrent dans les départements de l’Ouest pour empêcher leur soumission. Ils firent compter des fonds à Bourmont, pour se procurer des munitions et des armes, ils écrivirent à Londres d’envoyer promptement des secours, si l’on voulait prévenir la pacification. Le gouvernement ne s’était encore expliqué sur la Vendée par aucun acte public. Le secret de cette entrevue ne fut pas bien gardé. Le résultat n’en étant pas connu, elle donna lieu à diverses conjectures. Les républicains accusaient Bonaparte de travailler pour les Bourbons ; les royalistes s’en flattaient assez hautement. Pour toute explication, on nia l’entrevue31.

Avant la séparation des commissions législatives, sur la proposition des Consuls provisoires, une loi du 3 nivôse ordonna que les anniversaires du 14 juillet, jour de la conquête de la liberté sur le despotisme, et du 1er vendémiaire, jour de la fondation de la République, conquise le 10 août 1792, seraient célébrés chaque année dans toute la République, et que les autres fêtes nationales seraient supprimées.

En attendant qu’il s’occupât d’un plan général d’instruction publique, le gouvernement proposa aux commissions législatives un projet de loi sur l’organisation définitive de l’école polytechnique. « Cette école n’était, dit-on, qu’ébauchée, et devint la plus célèbre du monde. Ce fut elle qui porta si haut la perfection des arts et donna à l’industrie française sa supériorité32. » Mais cette organisation définitive n’était à très peu de chose près qu’une résolution prise par le conseil des Cinq-Cents, le 22 nivôse an VII, et qui modifiait l’organisation primitive d’après l’expérience. Le rapporteur de la commission des Cinq-Cents, Émile Gaudin, fit à qui il appartenait honneur de cet établissement, par ces mots de son rapport : « Parmi les services essentiels et multipliés que la Convention a rendus au peuple français, la création de l’école polytechnique occupe le premier rang. »

Chapitre III. §

Constitution de l’an VIII. — Part que prend Bonaparte à sa rédaction. — Établissement du gouvernement consulaire. — Le premier Consul s’installe dans le palais des Tuileries. — Cour, étiquette, revues.

Excepté la proscription essayée sur les jacobins, les actes du gouvernement n’avaient pas démenti le respect qu’il professait pour les droits civils ; sous ce rapport, sa marche était rassurante. On ne doutait pas que Bonaparte ne voulût la gloire et la prospérité de la France. Quant aux droits politiques, il avait bien proclamé le maintien de la République et des grands résultats de la révolution, la souveraineté du peuple, la liberté, l’égalité ; mais ce n’étaient que de vagues et pompeuses paroles. Les craintes et les espérances que le 18 brumaire avait fait naître n’en éclataient pas moins de toutes parts. Elles se manifestaient par une foule d’écrits fugitifs dans lesquels les représentants officieux des divers partis traçaient à Bonaparte des plans de conduite et leurs vues sur le gouvernement qui leur paraissait convenir à la France. Ceux qui voulaient la monarchie lui conseillaient, les uns, de rappeler les Bourbons sur le trône ; les autres, de s’y asseoir lui-même et de fonder sa dynastie. Les républicains, alarmés du retard de la constitution et impatients de la voir paraître, demandaient où étaient leurs sûretés et leurs garants. On leur répondait : « Dans la moralité de deux hommes dont l’un jouit d’une grande renommée, l’autre d’une gloire immense. Peut-on craindre qu’ils retiennent illégalement l’autorité qu’ils ont reçue de la loi, et qu’ils sacrifient à l’ambition leur repos pendant leur vie, après leur mort leur mémoire ? Non, Bonaparte n’imitera point César ou Cromwell. Le héros de la France ne deviendra point un ambitieux vulgaire. Il ne ternira point sa gloire ; il ne se livrera point au pouvoir des enthousiastes, aux conspirations de ses rivaux, aux complots sans cesse renaissants des partisans de la monarchie qu’on appelle légitime. Pour un Cromwell qui meurt dans son lit, combien de Césars assassinés ! Non, Bonaparte ne ressemblera point à des personnages dont, il l’a dit lui-même, les rôles sont usés. Sauveur de son pays, restaurateur de la liberté, pacificateur du monde, quel honneur plus grand peut-il ambitionner ? Sans doute, dans l’organisation sociale qui se prépare, il n’est point de bon citoyen qui ne désire le voir entrer comme partie de l’autorité, surtout lorsque trois mois d’expérience auront justifié l’espérance universelle33»

L’art. 11 de la loi du 19 brumaire chargeait les commissions des deux conseils de préparer des changements à la constitution ; sous le vague de ces mots, on s’était proposé d’en faire une nouvelle. C’était, un point entendu dans les conférences qui avaient précédé le renversement du Directoire. Mais, comme on l’a dit, elle n’était point rédigée. D’ailleurs, Bonaparte s’était bien gardé d’ouvrir une discussion qui aurait pu devenir une source de divisions et lui susciter des obstacles. Il savait bien qu’il fallait d’abord s’emparer du pouvoir pour le constituer à son gré. Dans le large cadre tracé par l’article 12 de la loi du 19, Sieyès voyait enfin avec une satisfaction secrète le moment venu de donner à la France l’organisation qu’il avait longtemps méditée. Les services éminents qu’il avait rendus dès le commencement de la révolution, ses connaissances, sa renommée, promettaient qu’après avoir échappé aux tempêtes dont le vaisseau de l’état avait été battu, pilote habile, il allait le conduire au port et jeter l’ancre. Il avait en partie exposé son système aux principaux acteurs des journées de brumaire ; ils avaient paru fortement l’approuver. Des membres de la commission du conseil des Cinq-Cents avaient recueilli ses idées et les mettaient en œuvre. Lucien Bonaparte trouva que c’était une peine inutile. Suivant lui, la constitution était fort simple. Il ne fallait à la République qu’un président, un conseil d’état, des ministres et des préfets. On n’avait eu que trop de bavardage, il n’y avait plus besoin de tribune. L’essentiel était de songer aux hommes de la révolution et d’assurer leur sort. Quant à lui, il s’adjugeait d’avance le ministère de l’intérieur. Ce discours fut un motif de plus pour que dans la commission des Cinq-Cents, on s’occupât avec encore plus d’activité de rédiger la constitution. On avait déjà avancé l’organisation du pouvoir législatif, lorsque Bonaparte, jaloux de prendre part au travail, convoqua les commissions, chez lui, au Luxembourg. Des représentants trouvèrent ce procédé contraire à la dignité de leurs fonctions et à leur indépendance ; cependant ils déférèrent tous à la convocation. Dès ce moment, Bonaparte présida les commissions et les fit délibérer sur la constitution en sa présence.

« On a beaucoup parlé, dit-il d’abord, des idées du citoyen Sieyès. Dans une autre bouche que la sienne, elles peuvent être dénaturées ; je désire les entendre de lui-même, dans toute leur pureté, sans mélange. » Alors Sieyès les exposa, les développa avec le talent d’un homme pénétré de son sujet, et produisit une impression profonde. Bonaparte lui-même en fit l’éloge. « C’est très beau, dit-il ; cependant il y a aussi des objections à faire à ce système. Il faut prendre le temps d’y réfléchir. À demain ! » Le lendemain, on rentra en matière. On s’aperçut bientôt que Bonaparte était revenu de son opinion de la veille sur le plan de Sieyès, et stipulait bien plus l’étendue, la force, l’indépendance du pouvoir, que les garanties nationales. Quand il fut question de rédiger : « Citoyen Daunou, dit Bonaparte, allons, prenez la plume et mettez-vous là » ! Daunou s’en défendit ; Bonaparte insista ; Daunou céda. La discussion prit alors une marche régulière. Bonaparte y prenait part, la résumait, mettait les questions aux voix, recueillait les suffrages, et Daunou rédigeait les articles.

Du premier abord, il se forma, on ne peut pas dire deux partis, mais deux opinions dans cette assemblée. Les uns, ayant pour chef Sieyès, croyaient, en soutenant son plan, défendre la République et les libertés nationales ; les autres, obéissant à Bonaparte, déférant à ses vues, dotaient généreusement le pouvoir par conviction, ou pour flatter celui qui allait en être constitutionnellement revêtu et dont on briguait déjà les faveurs : c’était la majorité. Sans être précisément orageux, les débats eurent quelquefois beaucoup de vivacité. Bonaparte s’enflammait contre les défenseurs des institutions républicaines. Répondant un jour à Mathieu : « Votre discours, lui dit-il, est un discours de club. » Cette apostrophe jeta de la froideur dans l’assemblée. Bonaparte saisit l’occasion de revenir à Mathieu et de s’excuser de sa vivacité.

C’était surtout dans les élections que la constitution de l’an III avait paru le plus vicieuse. Avant le 18 fructidor, elles portèrent des royalistes au Corps-Législatif ; cette journée, les en chassa. Après, vint le tour des jacobins ; le 22 floréal les écarta. Aux élections suivantes, ils reparurent, se maintinrent et se disposèrent à écarter leurs rivaux. Il n’y avait donc rien de stable ; c’était chaque année le triomphe d’un parti. Un gouvernement plus habile, ou constitué plus fortement que le Directoire, aurait-il évité cette bascule ? Sieyès ne le crut pas. Il imagina donc d’ôter au peuple les élections directes et de le réduire à faire des listes de notabilité, à nommer des candidats, parmi lesquels un sénat élirait les membres du Corps-Législatif et du tribunal, et le gouvernement nommerait tous les fonctionnaires judiciaires et administratifs. Dans le plan de Sieyès, il y avait pourtant une disposition transitoire d’une grande importance. Par surcroît de précaution, la première fois, et pour dix ans, ses listes devaient être composées de tous les individus républicoles qui avaient été nommés par le peuple à des fonctions publiques, ou qui avaient exercé des emplois à la nomination du gouvernement, et qui étaient par conséquent intéressés à maintenir les principes et les résultats de la révolution. Ainsi, tout citoyen qui avait été législateur, directeur, membre des principaux tribunaux, des administrations supérieures, ambassadeur, général de division, etc., était porté de droit sur la liste nationale. Les fonctionnaires inférieurs formaient chacun, d’après la hiérarchie, les listes départementales et communales : on complétait ces listes par des notabilités de toute espèce, dans la propriété, l’industrie, les arts et les sciences. Sieyès croyait qu’après dix ans, la République étant solidement assise, on pourrait sans danger laisser au peuple la formation des listes, et peut-être même lui rendre les élections directes. Ce système, il est vrai, semblait devoir paralyser les partis, et promettre que le calme succéderait aux orages ; mais en transportant le droit d’élection dans un sénat, on dénaturait le gouvernement représentatif. Il y avait à craindre que le provisoire ne devînt définitif. Le peuple ne prenant, pas un grand intérêt à nommer de simples candidats, la médiocrité devait triompher dans la formation des listes et dans les élections. En le privant de la nomination de ses mandataires, on le rendait indifférent au gouvernement de ses affaires, on éteignait l’esprit national. Bonaparte était contre les élections directes ; elles ne trouvèrent que peu ou point de défenseurs. Le système des listes de notabilité fut adopté pour être mis à exécution dès l’an IX ; mais la mesure transitoire sur leur première formation fut écartée, et les citoyens nommés dans l’organisation du gouvernement consulaire furent seuls portés de droit sur les premières listes. » Sieyès, dit un écrivain, perdit la liberté, en substituant quoi que ce fût à l’élection populaire, non qu’il voulût établir la tyrannie en France ; on lui doit la justice qu’il n’y prit jamais part ; d’ailleurs un homme d’autant d’esprit ne pouvait aimer l’autorité d’un seul, si ce seul n’était pas lui-même. Mais, par sa métaphysique, il embrouilla la question la plus simple, celle de l’élection34. »

Un sénat chargé d’élire sur des listes de candidats les membres des premiers corps de l’état, de conserver la constitution, c’est-à-dire de réprimer les usurpations ou les empiétements des divers corps ; un tribunat dénonçant les inconstitutionnalités et discutant publiquement les lois ; un corps législatif les délibérant à la manière des corps judiciaires : c’était le système de Sieyès ; il fut favorablement accueilli. L’aristocratie sénatoriale souriait à l’ambition de certains membres des commissions législatives. Quoique l’émancipation du peuple, la conquête de ses droits, les institutions, les lois qui leur servaient de garantie, l’indépendance de la République, fussent l’ouvrage des assemblées nationales, on était las de leur permanence ; on ne voulait plus de leur omnipotence. Une seule tribune parut suffisante à la publicité, âme du système représentatif : cette petite concession fut presque un grand triomphe pour lui, car on attaquait dans les écrits du temps l’égalité des droits politiques, la publicité des séances, la liberté des débats. Se confier, disait-on, à l’ascendant de la raison et des vertus publiques, c’était exposer l’édifice constitutionnel aux orages populaires et bâtir sur un sable mouvant.

Outre la nomination des membres du Corps-Législatif, du tribunat et des chefs du gouvernement, d’après le plan de Sieyès, le sénat avait aussi le droit de révoquer ses chefs. Cette attribution ne lui ayant pas été conservée, le sénat, tel qu’il fut organisé, n’eut plus d’action propre ni d’indépendance, et fut au contraire tout à fait subordonné au gouvernement.

L’organisation du Corps-Législatif fut aussi mutilée. Sieyès voulait que, semblable aux anciens parlements, il entendît les plaidoiries du conseil d’état et du tribunal sur la loi, et qu’il délibérât, mais en séance secrète ; c’est-à-dire que les membres pussent entre eux énoncer hautement leurs opinions, sauf, en définitive, à voter au scrutin et à prononcer en séance publique l’arrêt ou le résultat de la délibération. On ne laissa pas même cette faculté au Corps-Législatif ; on le fit absolument muet, en ne lui permettant pas de délibérer, et en l’obligeant à voter publiquement au scrutin aussitôt après que les plaidoiries sur la loi seraient terminées.

On a voulu décharger Bonaparte de toute influence sur l’organisation du pouvoir législatif dans la constitution de l’an VIII, parce qu’il n’avait, dit-on, aucune expérience des assemblées, et qu’il ne pouvait s’en rapporter qu’à Sieyès, à Daunou, et aux membres des commissions qui tous s’étaient plus ou moins distingués dans les législatures35. Sa lettre du troisième jour complémentaire an V à Talleyrand, sur la mission que ce ministre avait voulu donner à Sieyès pour constituer les républiques d’Italie, prouve que dans le tumulte des camps, le général, observant le jeu des pouvoirs en France, avait depuis longtemps réfléchi sur leur organisation, et qu’il s’était fait des principes très différents de ceux que professait la nouvelle école politique36. Un des principaux acteurs de cette époque atteste que Bonaparte discuta toutes les parties de la constitution, et la marqua du sceau de son esprit37.

Quoique sans expérience personnelle, il avait assez de pénétration pour apercevoir, dans l’organisation des corps représentatifs proposée par Sieyès, les dispositions qui pouvaient gêner ou tempérer l’autorité du pouvoir exécutif, pour lequel le général stipulait alors dans sa propre cause. Toutes les modifications faites au plan de Sieyès en faveur de ce pouvoir furent donc l’ouvrage du général qui, dès l’an V, voulait un Corps-Législatif sans rang, sans yeux, sans oreilles, de Bonaparte soutenu par la majorité des commissions. Le sénat conservateur ayant été une des premières institutions adoptées, devint un appât qui ne contribua pas peu à former cette majorité ; d’autres membres sacrifièrent aussi leurs opinions à la perspective du conseil d’état. Bonaparte ne laissa donc le champ libre ni à Sieyès ni à Daunou. Il arrivait souvent que celui-ci levait une main contre une proposition et la rédigeait de l’autre. Bonaparte étonna même dans toutes ces discussions par sa facilité, sa profondeur, et surtout par l’adresse avec laquelle il saisissait le côté faible des opinions de ses adversaires, et en tirait avantage contre eux. On était loin de s’attendre à ce qu’un homme de son âge, qui avait vécu dans les camps, développât autant de sens et d’aptitude dans des matières qui semblaient lui avoir été étrangères. Ceux même qu’il ne convainquait pas ne pouvaient lui refuser de l’admiration.

Le moment vint enfin ou Sieyès fit connaître l’organisation du gouvernement : c’était la pointe de sa pyramide, ainsi qu’on appelait et qu’il figurait en effet sa constitution ; c’était la portion la plus importante de son édifice, et dont l’influence devait être le plus sentie par le peuple. Il proposa un grand électeur à vie, choisi par le sénat conservateur, ayant un revenu de six millions, une garde de trois mille hommes, et habitant le palais de Versailles : les ambassadeurs étrangers étaient accrédités près de lui ; il accréditait les ambassadeurs et ministres français dans les cours étrangères. Les actes du gouvernement, les lois, la justice, étaient rendus en son nom. Il était le seul représentant de la gloire, de la puissance, de la dignité nationales ; il nommait deux consuls, un de la guerre, un de la paix ; mais là se bornait toute son influence sur les affaires : il pouvait, il est vrai, destituer les consuls et les changer ; mais aussi le sénat pouvait, lorsqu’il jugerait cet acte arbitraire et contraire à l’intérêt national, absorber le grand électeur. L’effet de cette absorption équivalait à une destitution ; la place devenait vacante, le grand électeur entrait dans le sénat pour le reste de sa vie. Le grand électeur avait encore le droit d’aller présider à volonté le Corps-Législatif, le tribunat et le conseil d’état ; de surveiller l’administration des deux consuls, et de prononcer sur les conflits qui pourraient s’élever entre eux.

Bonaparte se réservait le gouvernement : tous les suffrages le lui destinaient ; cette organisation le touchait encore plus que tout le reste ; elle ne lui plut pas, il la combattit vivement. « Le grand électeur, dit-il, s’il s’en tient strictement aux fonctions que vous lui assignez, sera l’ombre, mais l’ombre décharnée d’un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d’un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ? S’il abuse de sa prérogative, vous lui donnez un pouvoir absolu. Si, par exemple, j’étais grand électeur, je dirais, en nommant le consul de la guerre et celui de la paix : Si vous faites un ministre, si vous signez un acte sans que je l’approuve, je vous destitue. Mais, dites-vous, le sénat, à son tour, absorbera le grand électeur. Le remède est pire que le mal ; personne, dans ce projet, n’a de garantie. D’un autre côté, quelle sera la situation de ces deux premiers ministres ? L’un aura sous ses ordres les ministres de la justice, de l’intérieur, de la police, des finances, du trésor ; l’autre, ceux de la marine, de la guerre, des relations extérieures. Le premier ne sera environné que de juges, d’administrateurs, de financiers, d’hommes en robes longues ; le second, que d’épaulettes et d’hommes d’épée : l’un voudra de l’argent et des recrues pour ses armées ; l’autre n’en voudra pas donner. Un pareil gouvernement est une création monstrueuse, composée d’idées hétérogènes qui n’offrent rien de raisonnable. C’est une grande erreur de croire que l’ombre d’une chose puisse tenir lieu de la réalité38»

Telles furent, en résumé, les objections de Bonaparte ; il les accompagna de plaisanteries et de sarcasmes, disant, par exemple, à Sieyès : « Croyez-vous que la nation verrait avec plaisir un cochon dépenser six millions à Versailles sans rien faire ? » Le système de Sieyès parut une nouveauté bizarre et succomba moins encore par le raisonnement que par le ridicule dont on le couvrit. On y soupçonna des vues personnelles. S’il avait appelé le grand électeur roi, et les deux consuls premiers ministres, on aurait trouvé le système beaucoup plus simple ; car au fond le grand électeur n’était ni plus ni moins que ce que doit être le roi d’une monarchie représentative. On dit que Sieyès avait imaginé cette royauté pour lui. Chacun peut en penser ce qu’il voudra. Il est difficile de croire qu’un homme tel que lui se fût imaginé que la France républicaine eût consenti à être gouvernée par un prêtre, et que Bonaparte, représentant la gloire militaire, eût voulu lui obéir. Au système de Sieyès, on substitua donc tout simplement, sous le nom de premier Consul, la création d’un président temporaire de la République, et afin de ne pas blesser trop violemment l’opinion républicaine encore extrêmement ombrageuse, on lui accola, pour la forme, deux consuls nominaux avec simple voix consultative. Les plus chauds républicains des commissions firent tous leurs efforts pour limiter ou balancer les fonctions de cette magistrature suprême ; mais Bonaparte à qui elle était dévolue insista pour qu’elle fût dotée de tous les attributs de la royauté et de la plus grande indépendance.

Pour occuper les citoyens de la chose publique, ouvrir un vaste débouché aux ambitions ordinaires, laisser aux départements l’administration de leurs intérêts locaux, et les affranchir de la bureaucratie ministérielle et de la suprématie de la capitale, Sieyès voulait de grandes municipalités investies d’autorité, d’indépendance, de considération, et assises sur de larges bases. « Une constitution, dit Bonaparte, ne doit pas contenir tous ces détails : on y pourvoira avec le temps et par des lois ». On se borna donc à énoncer dans la constitution que les administrations locales, établies, soit pour chaque arrondissement communal, soit pour des portions plus étendues de territoire, étaient subordonnées aux ministres ; ce qui n’avait pas besoin d’être dit, ce qui ne déterminait rien.

Dans la constitution de Sieyès, tout était calculé pour prévenir les divisions dans le gouvernement, l’usurpation du pouvoir et pour garantir les libertés nationales. Y avait-il assez tenu compte des passions des hommes ? Était-elle exécutable ? Se serait-elle soutenue ? Il est permis de varier d’opinion sur ces questions. On ne peut contester du moins qu’il n’y eût dans cet ouvrage des combinaisons savantes et libérales ; mais ces rouages, ces contrôles, ne devaient pas convenir à Bonaparte, puisqu’il était alors convaincu que la France ne pouvait être que monarchique. « Il y avait, dit Napoléon, absence absolue d’aristocratie. Si une république était difficile à constituer fortement sans aristocratie, la difficulté était bien plus grande pour une monarchie. Faire une constitution dans un pays qui n’aurait aucune aristocratie, ce serait tenter de naviguer dans un seul élément. La révolution française avait entrepris un problème aussi insoluble que la direction des ballons39. »

Nous ne le croyons pas. Simple général, Bonaparte aussi pensait autrement. Distinguons : la seule aristocratie raisonnable, celle des talents, de la vertu, même de la richesse, ne manque jamais ; elle s’établit d’elle-même, comme dans une forêt certains arbres s’élèvent au-dessus des autres. Pour l’empêcher de dégénérer et d’abuser de son influence naturelle, elle a plutôt besoin d’être comprimée que soutenue. L’autre aristocratie, telle que Bonaparte l’avait trouvée à Venise, à Gênes, à Berne, est une institution féodale ; il la couvrit de son mépris, lui fit la guerre et la renversa, alors convaincu, comme tous les bons esprits, que le système véritablement représentatif faisait rentrer dans la poussière de la vieille école ces combinaisons surannées.

Les patriotes exprimaient-ils leurs alarmes sur le sort de la République ? des membres des commissions législatives leur disaient : On est arrivé au point de ne plus penser à sauver les principes de la révolution, mais seulement les hommes qui l’ont faite, et leurs intérêts matériels. C’est donc à tort que l’on a regardé la constitution de l’an VIII comme l’ouvrage de Sieyès ; de sa constitution Bonaparte ne prit que le cadre, et se chargea de le remplir : à la différence des constitutions précédentes, celle de l’an VIII ne contenait rien sur la liberté des cultes, celle de la presse, la publicité de la justice ; parmi les droits publics des Français, elle ne consacrait que celui de pétition ; ce n’était, à proprement parler, qu’un règlement d’organisation politique.

Dans son discours d’introduction à l’exposition et à l’examen de ce projet40, Boulay de la Meurthe, en parcourant le passé, établissait que toutes les constitutions précédentes avaient échoué, parce qu’il n’y avait point de gouvernement. Il imputait ce vice à deux factions extrêmes, le royalisme et la démagogie. Il disait que le 18 brumaire avait placé la nation et les législateurs dans la même situation qu’en 1789 avec plus de sagesse et de maturité ; que c’était sur les principes de 1789 qu’il fallait refaire la liberté et asseoir un gouvernement digne de la nation. Sous cette date magique de 89, alors à la mode, se cachait un faux raisonnement. Y ramener la nation après les pas immenses qu’elle avait faits depuis dans la carrière politique, c’était dépouiller un pauvre devenu riche avec le temps, et vouloir qu’il se contentât d’un peu d’aisance. En rapportant une partie du discours de Boulay, le Moniteur en annonça le reste pour le jour suivant, sous le prétexte que des changement avaient été faits aux points déjà convenus, et avaient forcé à remettre au lendemain la suite de l’exposition ; elle ne parut pas. Instruit que des membres des commissions se proposaient d’attaquer la constitution en plusieurs points, Bonaparte ne voulut pas l’exposer à une discussion, et leur fit écrire de venir simplement la signer au Luxembourg, ce qui eut lieu le 22 frimaire.

Les Consuls demandèrent le lendemain qu’il fût rendu une loi pour en ordonner la publication. Les commissions s’occupèrent donc de déterminer le mode d’acceptation de la constitution par le peuple. Précédemment on avait convoqué les assemblées primaires ; mais on jugea plus convenable et plus populaire, du moins c’est ainsi que s’exprimait la résolution de la commission des Cinq-Cents, d’ordonner l’ouverture dans plusieurs dépôts publics de registres sur lesquels les citoyens étaient appelés à venir consigner leurs votes. Par le discours que Garat prononça à ce sujet à la commission du conseil des Anciens, on peut juger de l’opinion que les bons esprits avaient de la constitution. « Ce succès éclatant, dit-il, que tout fait présager, vous est encore assuré davantage par cet homme extraordinaire à qui vous avez confié principalement les pouvoirs et les destinées de la République, et qui, dans le cours de ses destinées personnelles, ne rencontra des obstacles que pour obtenir des triomphes. En l’élevant à cette fonction, la première du monde, et que son génie rendra plus éminente encore, vous l’avez installé où le portaient les vœux de la République et le besoin de nos circonstances. Cette influence que, par son nom seul, il exerce sur toutes les imaginations, sa gloire, en même temps qu’elle sera un puissant ressort de plus dans l’action du gouvernement, seront une limite et une barrière devant le pouvoir exécutif ; et cette borne sera d’autant plus sûre, qu’elle ne sera pas dans une charte, mais dans le cœur et dans les passions mêmes d’un grand homme, D’autres peuvent ambitionner d’avoir toujours plus d’autorité sur un peuple ; Bonaparte ne peut avoir d’autre ambition que celle de devenir toujours plus grand, au milieu de tous les peuples et de tous les siècles. » C’était dire que les choses en étaient venues au point qu’il n’y avait plus d’autre garantie contre le despotisme du premier Consul que la volonté de Bonaparte. Heureusement, la nature qui lui donna la soif du pouvoir ne le fit pas tyran.

D’après la proclamation adressée par les Consuls aux Français, la constitution était fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l’égalité, de la liberté ; les pouvoirs qu’elle instituait étaient forts et stables, tels qu’ils devaient être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de l’état ; enfin la révolution était fixée aux principes qui l’avaient commencée ; elle était finie. La France le crut ou l’espéra ; c’était son vœu : la suite apprendra si elle fut trompée dans ses espérances. La constitution fut annoncée aux armées par les proclamations des généraux en chef. Suivant celle de Moreau à l’armée du Rhin, de Moreau qui, selon quelques écrivains, était repentant de l’appui qu’il avait prêté à Bonaparte, de Moreau qui depuis… ! « les journées des 18 et 19 brumaire avaient sauvé la République des trames de deux factions également puissantes, l’une qui prétendait rétablir la royauté, l’autre qui, sous le masque de la popularité, entraînait vers une tyrannie non moins odieuse. La constitution garantissait aux Français la plénitude de leurs droits, sans ôter au gouvernement la force nécessaire pour maintenir la tranquillité publique et assurer aux armées les moyens de vaincre. Les noms des premiers magistrats que proclamait la constitution n’étaient pas un de ses moindres bienfaits : actions éclatantes, talents distingués, probité irréprochable, instruction profonde, sagesse et dévouement à la République, tels étaient leurs titres à la confiance des armées, à celle de tous les Français, à la considération de l’Europe ». Les proclamations de Brune à l’armée de Hollande, de Masséna à l’armée d’Italie, et de Lefebvre à la garnison de Paris, étaient rédigées dans les mêmes principes et le même but.

On n’attendit point les votes du peuple sur la constitution ; elle fut mise à exécution, comme si elle avait été acceptée, après quarante-trois jours de gouvernement provisoire. Elle nommait, pour dix ans, Bonaparte premier consul, Cambacérès second consul, et Lebrun troisième consul : l’un dont l’éducation politique, faite à l’école de Maupeou, avait été modifiée par la révolution, écrivain élégant, versé dans l’administration ; l’autre, ancien magistrat, retrempé dans la Convention nationale, jurisconsulte distingué : tous les deux partisans de la monarchie, jouissant d’une bonne réputation, prudents, flexibles, capables de servir utilement le pouvoir, mais incapables de le contredire. Bonaparte les choisit, bien qu’il pensât que pour gouverner il fallait, outre les qualités civiles, savoir porter les bottes et les éperons ; mais ils n’étaient pas là pour gouverner. Il avait offert, dit-on, la place de second consul à Sieyès qui la refusa ; il fut nommé au sénat, contribua à organiser ce corps, et en fut le premier président. Alors, les Consuls, Bonaparte et Roger-Ducos, s’unissant au vœu unanime manifesté par les commissions législatives, leur proposèrent (29 frimaire) de décerner à Sieyès, comme un témoignage éclatant de la reconnaissance nationale et à titre de récompense, la propriété d’un domaine national. « Le citoyen, disait le message, qui, après avoir éclairé les peuples par ses écrits et honoré la révolution par ses vertus désintéressées, refusa d’abord la première magistrature, et ne l’accepta ensuite que par le sentiment des dangers dont elle était entourée, est assurément digne de la distinction que vous lui déférez, et sur laquelle un refus ne lui sera pas permis, lorsque les organes de la loi auront parlé ». Ils parlèrent ; une loi donna à Sieyès, en toute propriété, le domaine de Crosne (Seine-et-Oise) ou tout autre équivalent. Les républicains désiraient qu’il refusât. Ils disaient que, simulacre de représentation, les commissions n’avaient point le droit de décerner une récompense nationale ; que Bonaparte voulait déconsidérer un illustre citoyen dont l’influence lui était importune. C’était, suivant les jacobins, le prix de la trahison commise par l’ex-directeur envers ses collègues et la République. Sieyès accepta, et répondit tout simplement aux commissions (4 nivôse) : « Permettez que je me présente à vous, pénétré de sensibilité et de reconnaissance, pour une marque aussi honorable de votre estime. »

Pour organiser les autorités nationales on n’attendit point que la liste des éligibles, prescrite par la constitution, eût été dressée. Le premier Consul nomma les conseillers d’état, et procéda à la première formation du sénat qui élut, sous la direction du gouvernement, les membres du Corps-Législatif et du tribunat. Quel vaste patronage dans les mains de Bonaparte ! Quel champ ouvert aux rivalités, à l’intrigue, aux talons, à la médiocrité !

Les auteurs et les adhérents du 18 brumaire furent placés en première ligne dans ces corps ; on y trouvait peu de noms étrangers à la révolution, mais des hommes la plupart connus par leurs opinions monarchiques. Le tribunat devint le refuge des républicains ; Daunou le préféra au conseil d’état. Ducis n’accepta point sa nomination au sénat ; ce fut le seul refus connu. En réponse à ceux qui se plaignaient de ce qu’il se trouvait des royalistes dans les choix du premier Consul, il dit : « Gouverner par un parti, c’est se mettre tôt ou tard dans sa dépendance. On ne m’y prendra pas ; je suis national. Je me sers de tous ceux qui ont de la capacité et la volonté de marcher avec moi. Voilà pourquoi j’ai composé mon conseil d’état de constituants qu’on appelait modérés ou Feuillants, comme Defermon, Rœderer, Regnier, Regnaud ; de royalistes, comme Devaines et Dufresne41 ; enfin, de jacobins, comme Brune, Réal et Berlier. J’aime les honnêtes gens de toutes les couleurs. » Le conseil d’état fut divisé en cinq sections : de législation, de l’intérieur, des finances, de la guerre, de la marine. Dufresne eut la direction du trésor public ; Lescalier fut chargé des colonies, Regnier des domaines nationaux, Cretet des ponts-et-chaussées.

Le ministère resta à peu près composé comme sous le Consulat provisoire. Talleyrand avait, depuis le 1er frimaire, le département des relations extérieures ; Lucien Bonaparte remplaça à celui de l’intérieur Laplace, géomètre du premier rang, administrateur plus que médiocre ; Abrial fut nommé à celui de la justice que Cambacérès avait laissé.

Le gouvernement constitutionnel commença ses fonctions dans les premiers jours de nivôse, et l’annonça, le 4, par une proclamation aux Français, remplie d’idées d’ordre, et où ne se trouvait pas même le nom de liberté. Une loi transitoire fut rendue sur la mise en activité de la constitution, la cessation des fonctions des autorités actuelles, l’entrée en fonction des nouvelles, leurs palais, leur garde, leurs costumes et leur manière de correspondre entre elles. Une autre loi attribua au Corps-Législatif et au tribunat la nomination de leurs présidents et secrétaires. Ces deux corps furent convoqués pour le 11 nivôse. Les commissions législatives déclarèrent leurs fonctions terminées. Le premier Consul notifia au sénat l’installation du gouvernement par ce message : « Sénateurs, les Consuls de la République s’empressent de vous faire connaître que le gouvernement est installé. Ils emploieront, dans toutes les circonstances, tous leurs moyens pour détruire l’esprit de faction, créer l’esprit public et consolider la constitution qui est l’objet des espérances du peuple français. Le sénat conservateur sera animé du même esprit, et, par sa réunion avec les Consuls, seront déjoués les malintentionnés, s’il pouvait en exister dans les premiers corps de l’état. » Par cette conclusion menaçante, Bonaparte signalait des représentants qui, dans les débats sur la constitution, avaient montré une opposition prononcée à ses vues, et quelques citoyens qu’il savait être dans les mêmes opinions.

On publia le tableau général des votes sur la constitution, comparés à ceux émis sur les constitutions précédentes ; on y lisait :

Constitution de 1791, non soumise à l’acceptation ;

Acceptants.          Refusants.

De 1793          1 801 918          11 600

De l’an III          1 057 390          49 977

De l’an VIII     3 011 007          1 562

On n’avait pas encore vu un aussi grand nombre de citoyens donner librement leurs suffrages. Malgré ses imperfections, la constitution réunit l’assentiment national ; ou plutôt, longtemps battu par la tempête, on se jeta dans les bras du premier Consul pour y trouver un abri contre les orages. À cette occasion, les Consuls ordonnèrent la célébration dans toutes les communes, d’une fête nationale consacrée à l’union des Français, et qui aurait lieu après l’entière pacification des départements de l’Ouest.

La France et l’Europe avaient leurs regards fixés sur Bonaparte. Deux routes s’ouvraient devant lui pour conduire au port les destinées de la patrie : l’une frayée par une longue routine où les nations inertes sont traînées à la remorque par leurs gouvernements ; l’autre où les peuples, pleins de vie, se meuvent librement dans les limites posées pour leur propre intérêt à leur souveraineté et à l’exercice de leurs droits. Laquelle de ces deux routes choisira Bonaparte ? Dès le commencement de la révolution, il a pris hautement parti pour elle. C’est pour elle qu’il a été proscrit en Corse, qu’il a, par les armes et son ascendant, foudroyé le royalisme et l’étranger coalisés à Toulon, au 13 vendémiaire et au 18 fructidor ; c’est pour elle que, victorieux dans cinquante combats, il a battu, dispersé les armées de l’Autriche, et dicté la paix à cette puissance orgueilleuse ; c’est au nom de la révolution qu’il a appelé les peuples conquis à briser leurs fers, qu’il leur a donné la liberté, qu’il les a constitués en république. Parmi tant de noms qui doivent à la révolution leur grandeur et leur éclat, la République française a vu surgir et planer au-dessus des autres celui de Bonaparte ; c’est la révolution qui l’a porté au premier rang… Comment douter qu’elle ne soit constamment son étoile polaire42 !

Aux premiers jours de la République, le palais des rois avait été occupé par la représentation nationale, et après la constitution de l’an III, celui du Petit-Luxembourg l’avait été par le Directoire. Le 11 brumaire, les Consuls s’y étaient installés en revenant de Saint-Cloud. La constitution ayant élevé le pouvoir consulaire au-dessus des autres pouvoirs nationaux, une loi affecta le palais des Tuileries à l’habitation des Consuls. Le gouvernement alla s’y installer le 30 pluviôse, et le premier Consul seul y établit sa demeure.

À peine y fut-il arrivé, qu’il monta à cheval et passa les troupes en revue. Ensuite chaque ministre lui présenta les fonctionnaires dépendons de son département, et Murat, la garde des Consuls, alors composée de onze cents hommes, dont il avait le commandement. Le corps diplomatique fut présenté au premier Consul le 2 ventôse. Il se composait des ambassadeurs d’Espagne et de Rome, des ministres de Prusse, de Danemark, de Suède, de Bade et de Hesse-Cassel ; des ambassadeurs des Républiques cisalpine, batave, helvétique et ligurienne.

Il n’y avait point encore de ces grands serviteurs titrés, dits chambellans ; les aides-de-camp du premier Consul en faisaient le service. Les ministres et les conseillers d’état entouraient seuls les Consuls dans les représentations. C’était à la fois le gouvernement et la maison réunies ; mais on entrevoyait qu’aux Tuileries il faudrait bientôt une autre étiquette et une cour montée, comme il faut dans un temple un culte et des prêtres. Des jours de réception furent fixés pour les ambassadeurs, les sénateurs, les généraux, les députés au Corps-Législatif, les tribuns et le tribunal de cassation.

Pour la plupart des personnes qui venaient aux Tuileries, c’était un spectacle nouveau que celui d’une cour naissante ; beaucoup d’entre elles n’en avaient même jamais vu. Barras, le seul des directeurs qui se donnât des airs de prince, n’avait eu qu’un cinquième du pouvoir et de la représentation ; le premier Consul à lui seul les avait tout entiers. Il se montra sévère sur le choix de la société de madame Bonaparte ; elle s’était composée, depuis le 18 brumaire, des femmes des fonctionnaires civils et militaires ; elles formèrent le premier noyau de la cour. Pour elles comme pour leurs maris, la transition avait été un peu brusque. La grâce et la bienveillance de madame Bonaparte apprivoisèrent celles qu’effarouchaient l’étiquette naissante d’un palais, et surtout le rang et la gloire du premier Consul. La cour était alors ce qu’elle devait être, peu nombreuse, mais décente. Le titre de Madame fut généralement rendu aux femmes chez le premier Consul et dans les billets d’invitation qu’il leur faisait adresser ; ce retour à l’ancien usage gagna bientôt le reste de la société.

Le premier Consul une fois établi aux Tuileries, il lui fallait, à la campagne, un palais digne de celui de la ville. On crut que la Malmaison, ce modeste asile du général Bonaparte, ne pouvait plus convenir au chef d’une grande République. Parmi les anciennes résidences royales qui environnaient la capitale, Saint-Cloud se trouvait la plus rapprochée. On fit présenter par les habitants de cette commune une pétition au tribunat, pour que l’habitation de ce château fût offerte au premier Consul. Il déclara à la commission chargée d’en faire le rapport qu’il n’accepterait rien de la part du peuple pendant le temps de sa magistrature, ni un an après qu’il aurait cessé ses fonctions ; et que, si plus tard on croyait devoir lui appliquer l’article de la constitution par lequel des récompenses étaient décernées aux guerriers qui avaient rendu des services signalés à la République, alors il accepterait avec reconnaissance les bienfaits du peuple ; que son projet était d’ailleurs de décerner des récompenses aux guerriers qui s’étaient distingués par leurs hauts faits et leur désintéressement ; que c’était un moyen sûr d’étouffer tous les germes de corruption et de régénérer la morale publique. La pétition fut donc simplement renvoyée au gouvernement.

Les costumes et les insignes de l’autorité furent changés. Les formes grecques et romaines disparurent et furent remplacées par les formes militaires. Le premier Consul ressemblait plus au général qu’au magistrat ; mais avec les bottes et le sabre on portait l’habit français, et l’on voyait clairement que tout tendait à se civiliser.

Le premier acte de Bonaparte, en venant s’installer aux Tuileries, avait été une revue ; la cour du palais devint le rendez-vous des troupes. Ce n’étaient pas de vaines parades. Tantôt à pied, tantôt à cheval, le premier Consul parcourait tous les rangs pour connaître les officiers et les soldats et s’en faire connaître lui-même ; il entrait dans les détails les plus minutieux de l’équipement, de l’armement, de la manœuvre, de tous les besoins des hommes et de ceux du service. Général et magistrat, il distribuait, au nom de la nation, l’éloge et le blâme, les distinctions, les récompenses. Il faisait ainsi passer l’armée sous les yeux de la capitale, des habitants des départements et des étrangers qui se trouvaient à Paris. Ce spectacle excitait une noble émulation parmi les corps et les soldats, et rehaussait à leurs propres yeux leur dignité et leur valeur. Dans ces pompes, la nation s’enorgueillissait de ses armées ; l’étranger apprenait à les estimer et à les craindre ; tout le monde leur accordait son admiration. Le premier Consul s’y complaisait : on voyait qu’il était là dans son élément. Il prenait un grand plaisir à rester des heures entières environné de tout cet appareil militaire, autour duquel un peuple immense se pressait et faisait entendre ses acclamations, tandis que ses antichambres et ses salons étaient remplis de courtisans et de fonctionnaires français et étrangers, qui attendaient la faveur d’un de ses sourires, d’une de ses paroles, d’un de ses regards.

C’était pour le premier Consul une brillante occasion d’exposer aux yeux du peuple et de l’armée son activité infatigable, sa supériorité dans l’art militaire, la source de sa gloire, sa gloire elle-même, et d’exercer sur toutes les âmes l’empire de cet ascendant irrésistible du pouvoir, de la force, du génie, de la fortune, réunis dans un seul homme. Le temps était-il pluvieux ou le ciel couvert de nuages ? souvent, dès que le premier Consul paraissait, la pluie cessait, les nuages se dissipaient, le soleil se montrait, et la multitude, toujours avide du merveilleux, et les courtisans prodigues de flatteries, s’écriaient que le premier Consul commandait aux éléments, ou qu’il était spécialement favorisé par les dieux43.

Chapitre IV. §

Session du Corps-Législatif ; opposition. — Établissement des préfectures. — Police générale. — Finances. — Liberté des cultes. — Pacification de la Vendée.

Bonaparte était depuis longtemps jugé comme capitaine : quelles que pussent être les vicissitudes de la guerre, il y était pour toujours au premier rang. Le début du premier Consul promettait un gouvernement régulier, ferme, rapide. Il lui restait à prendre sa place comme législateur. L’initiative de la loi lui en attribuait la pensée. Le concours de deux corps, pâle représentation du peuple, pouvait seul imprimer à la proposition du gouvernement le caractère auguste de la loi. Il faut voir le jeu de ces institutions, le combat de ces trois volontés, leur fusion. L’histoire de la législation et du pouvoir législatif considéré dans ses trois branches, est écrite dans ses sessions, et leur examen est une des parties les plus importantes de la grande tâche que nous nous sommes imposée. Il embrassera toutes les lois dignes de ce nom par leur influence sur les mœurs, les droits civils et politiques, l’agriculture, l’industrie, la population, les relations extérieures. Quelquefois nous transporterons hors du cadre de chaque session et nous traiterons séparément, quand l’importance de la matière nous paraîtra l’exiger, les lois qui s’y rapportent.

La session du Corps-Législatif s’ouvrit le 11 nivôse. L’attention publique et celle du gouvernement se portaient presque tout entières sur le tribunat. Il était le dernier espoir des républicains, et le seul corps qui pût encore donner quelque inquiétude au premier Consul. Dès la première séance, il y eut une opposition. Elle se montra surtout dans la discussion d’un projet de loi destiné à déterminer le mode de formation de la loi. Le rapporteur y signala des imperfections et des inconvénients, et en proposa cependant l’adoption. Il établit que la contradiction était pour le tribunat un droit et un devoir dont l’exercice ne devait jamais être considéré comme une offense ; il parla de flatterie, d’austère vérité, de vibrations despotiques. Le projet fut vivement attaqué. Benjamin Constant y vit une impatience inquiète et démesurée d’éluder la résistance du tribunat en le gagnant de vitesse, en lui présentant, pour ainsi dire, les propositions au vol dans l’espérance qu’il ne pourrait pas les saisir, et de leur faire traverser son examen comme une armée ennemie. Riouffe vengea le gouvernement et railla si amèrement l’opposition, qu’il fut rappelé à l’ordre. Le projet fut adopté par cinquante-quatre voix contre vingt-six. Le premier Consul ne fut pas indifférent à l’aigreur de ce début ; mais le Moniteur, loin d’y mettre de l’importance, chercha à atténuer cette opposition, la représenta comme n’étant ni combinée ni systématique, n’y vit que la soif de la gloire et de la renommée auxquelles cependant il pensait qu’on parvenait moins sûrement en s’empressant à bien dire qu’en servant utilement et obscurément le public qui applaudit et qui juge. L’orateur du gouvernement au Corps-Législatif, Fourcroy, repoussa le soupçon qu’on voulût tronquer la discussion du tribunat, par cette considération que le gouvernement trouverait une barrière dans le veto des législateurs. La loi passa à une grande majorité44.

Le tribunat siégeait au palais Égalité (Palais-Royal). Pour le rendre disponible, on avait d’autorité annulé des conventions passées avec des particuliers ; il avait fallu fermer des maisons de jeu et de débauche. Des tribuns se plaignirent de la violation des contrats, et supposèrent dans le choix de ce local l’intention de déconsidérer le tribunat. Dans une motion d’ordre, Duveyrier félicita au contraire les soldats de la liberté de ce qu’ils siégeaient aux lieux de son premier triomphe ; et, emporté par les souvenirs de 89, dit que si l’on osait parler d’une idole de quinze jours, on rappellerait qu’on vit abattre une idole de quinze siècles. Le premier Consul sentit l’allusion et ne la laissa pas tomber. Dans un article intitulé : Des tribuns de Rome et des tribuns de France, le Moniteur en établit la différence, rappela aux derniers que si par la peur on paralysait ses forces, on les usait par la témérité ; qu’instruits par une fatale expérience du danger de déconsidérer l’autorité, ils ne seraient pas les premiers à l’insulter ; que respectueux pour le guerrier qui avait servi son pays, ils ne condamneraient point Coriolan ou Camille à être précipités de la roche Tarpéïenne. Girardin releva l’expression échappée à Duveyrier, comme n’ayant pas de sens, attendu qu’on ne connaissait pas d’idole en France. Duveyrier démentit l’interprétation que la malveillance avait donnée à ses paroles ; mais personne n’en fut dupe. Le Moniteur revint sur les discours de l’opposition, pour flétrir les déclamations de tribune, comme des scènes vieilles et usées dont le temps était passé. Quoique cette guerre n’allât pas plus loin, elle avait produit son effet ; l’opposition eut beau employer des formes plus modérées dans les discussions, le premier Consul ne lui tint pas moins rancune.

Une loi prorogea pour l’an IX les contributions directes et indirectes de l’an VIII. Dans le tribunat, elle fut trouvée incomplète ; on lui reprocha surtout de ne pas présenter des recettes assez élevées pour subvenir aux dépenses ; elle fut adoptée par quarante-cinq voix contre quarante. Elle le fut à une grande majorité par le Corps-Législatif45.

Le titre 5 de la constitution avait posé les bases du système judiciaire ; il portait qu’il y aurait des juges de paix immédiatement élus par les citoyens ; en matière civile, des tribunaux de première instance et des tribunaux d’appel ; en matière de délits emportant peine afflictive ou infamante, il admettait le jury d’accusation et le jury de jugement, et un tribunal criminel pour appliquer la peine ; il attribuait à des tribunaux de police correctionnelle les délits qui n’emportaient pas peine afflictive ou infamante ; enfin il maintenait le tribunal de cassation ; les juges conservaient leurs fonctions toute leur vie. La loi devait déterminer l’organisation de ces divers tribunaux, leur compétence et leur ressort. Le gouvernement en proposa une pour organiser d’abord le tribunal de cassation. Elle n’eut au tribunat qu’une majorité de deux voix ; le Corps-Législatif la rejeta à une grande majorité. Le gouvernement présenta un projet de loi contenant toute l’organisation judiciaire. Il créait un tribunal de première instance par arrondissement communal, un tribunal criminel par département, et vingt-neuf tribunaux d’appel ; il rétablissait les avoués. Il éprouva de l’opposition ; mais il fut adopté à une grande majorité dans le tribunat et le Corps-Législatif46.

Ils rejetèrent encore deux projets de loi, l’un portant établissement de péages au passage des ponts construits aux frais de particuliers ; l’autre, destiné à faire revivre les rentes foncières supprimées comme féodales.

La législation, et notamment les lois des 25 août 1792 et 17 juillet 1793, avaient entraîné dans la suppression des droits féodaux, déclarés seulement rachetables par l’Assemblée-Constituante, des rentes foncières accolées dans le même titre à des droits féodaux supprimés. L’état possédait de ces rentes pour un capital qu’on évaluait de 30 à 40 millions. D’un autre côté, les particuliers créanciers de rentes de cette nature demandaient qu’on les fît revivre. Le 18 ventôse, le gouvernement présenta un projet de loi qui les rétablissait, faisait remise aux débiteurs des arrérages échus, autorisait à suppléer les titres primitifs par d’autres documents et même par la preuve testimoniale, ordonnait l’aliénation de celles de ces rentes appartenant à la République et en appliquait le produit au service de l’an VIII. La commission du tribunat proposa l’adoption du projet. Il fut vivement attaqué et chaudement défendu. Ses adversaires lui reprochaient surtout une foule d’inconvénients dans son exécution, à cause des mutations à toutes sortes de titres qui avaient eu lieu en franchise de ces rentes depuis leur abolition, tant dans les propriétés nationales que dans les propriétés privées. Le projet fut rejeté au tribunat par cinquante-neuf voix contre vingt-neuf. Le gouvernement y renonça. En faisant revivre ces rentes, on aurait ouvert un vaste champ aux réclamations de tous ceux qui avaient perdu par la suppression du régime féodal, et on aurait remis en problème les résultats les plus graves de la révolution. Persuadé qu’après de grandes catastrophes il y avait des pertes pour lesquelles la justice et la politique commandaient d’être inexorable, le tribunat constata son utilité par ce grand service rendu à la patrie.

Depuis longtemps le vœu public demandait qu’un code civil uniforme remplaçât les coutumes, lois et jurisprudences diverses qui régissaient la France. Les assemblées nationales avaient seulement réglé quelques points importants tels que l’état civil, les successions, la disposition des biens, le divorce, etc. Par la loi du 19 brumaire, les commissions législatives avaient été chargées de préparer un code civil. Un projet, esquisse informe conçue avec précipitation, fut présenté au conseil des Cinq-Cents, la veille de la clôture de ses séances. Du reste, si en général on désirait un code unique de lois, il ne manquait pas de bons esprits qui pensaient que c’était une entreprise sinon impraticable, du moins très difficile.

En attendant que Bonaparte donnât la solution de ce problème, on essaya de porter la réforme dans la législation civile introduite par cette fameuse loi du 19 nivôse an II, qui, pour empêcher que l’aristocratie ne rétablît indirectement l’inégalité des partages, avait, pour ainsi dire, aboli la faculté de tester. Le gouvernement présenta un projet de loi pour régler la quotité des libéralités que l’on pourrait faire par actes entre vifs ou de dernière volonté. C’était une des questions les plus fécondes, puisqu’elle embrassait à la fois une des libertés les plus chères à l’homme, un des ressorts les plus puissants de l’autorité paternelle, et un des points les plus importants de l’économie politique. La matière avait été épuisée à l’Assemblée-Constituante par l’éloquent et dernier travail de Mirabeau, et dans les autres assemblées par une foule d’opinions contradictoires. La discussion fut animée au tribunat ; les républicains regardaient ce projet comme un retour aux institutions monarchiques ; l’opposition fut très forte, mais il fut adopté47.

Deux projets de loi avaient été rejetés. Le gouvernement devait-il rester insensible à cette opposition ? Le Corps-Législatif et le tribunat, institués pour concourir à la formation de la loi, n’avaient-ils d’autre droit, d’autre devoir que ceux de toujours approuver ? Quelle force d’opinion pouvait donner au gouvernement la sanction de ses mesures par des machines aveugles d’enregistrement ?

D’abord, il faut remarquer que des deux projets de loi refusés, celui sur le tribunal de cassation fut, quoique à la faible majorité de deux voix, adopté par le tribunat, où était le véritable foyer de l’opposition, et rejeté par une majorité de quatre-vingt-quinze voix dans le Corps-Législatif qui ne passait pas pour être trop récalcitrant. On lui reprochait des vices de détail, le gouvernement les reconnut, les corrigea en partie dans le projet de loi générale sur l’organisation judiciaire qui fut adopté. Quant à celui qui donnait au gouvernement la faculté d’autoriser la perception de droits de péage sur les ponts que des particuliers feraient construire à leurs frais, il fut rejeté, parce qu’on crut que rétablissement de ces droits, qu’on assimilait à des contributions, était dans le domaine de la législation, et ne devait pas être délégué au pouvoir exécutif. Cette doctrine, peut-être rigoureuse, pouvait cependant se défendre. Il y avait encore loin de ces deux exemples à la preuve d’un dessein formé de contredire à tout propos le gouvernement, d’entraver sa marche et de le déconsidérer. La plus forte opposition du tribunat fut sur le projet de loi relatif aux contributions de l’an IX. Cela touchait de près l’action du gouvernement ; mais que reprochait-on au projet ? D’être incomplet, et surtout de ne pas présenter des recettes assez élevées pour faire face aux dépenses. Ce reproche n’était pas sans fondement, et c’était une opposition assez nouvelle dans son genre et fort peu dangereuse que celle qui voulait donner au gouvernement plus d’argent qu’il n’en demandait.

En résultat, l’opposition dans le tribunat fut, terme moyen, pendant cette session, de trente membres sur cent. Était-ce une opposition de principes ou de parti, de conscience ou d’hostilité, accidentelle ou immuable, variable ou permanente ? Questions oiseuses. On ne voit pas qu’elle entravât l’action du gouvernement, ni que sa considération, fondée sur l’assentiment national, pût être ébranlée par une contradiction légale. Au contraire l’usage de cette contradiction prouvait que les deux corps représentatifs avaient le sentiment de leur indépendance, et donnait, dans l’opinion du peuple une sanction d’autant plus imposante aux lois qu’ils adoptaient. D’ailleurs cette pâle image de représentation n’avait pas, comme les conseils dans la constitution de l’an III, le sacrement de l’élection populaire, la nomination du pouvoir exécutif, le droit de l’accuser, l’initiative des lois, la clef du trésor. La médaille était retournée. C’était le premier Consul qui avait dans ses mains le pouvoir, les places, la force et l’argent. L’opposition ne se composait pas d’hommes indépendants et puissants par leur naissance, leur fortune, leurs honneurs, ayant un lien commun, un esprit de corps. Le premier Consul avait assez de prise sur des poètes, des publicistes, des avocats, des propriétaires. Au premier renouvellement du tribunat, on verra des orateurs qui l’incommodaient, passer assez docilement à des préfectures ou à d’autres emplois. Au sortir encore récent du régime et de la prépondérance des assemblées législatives et permanentes, le gouvernement devait s’estimer heureux d’en être quitte pour une opposition de cette nature. Il était difficile que le général qui avait proclamé l’ère des gouvernements représentatifs, trouvât dans les conséquences naturelles de celui dont il était le chef, une résistance moins effrayante.

Chargé par la constitution de déférer au sénat, pour cause d’inconstitutionnalité seulement, les listes d’éligibles, les actes du Corps-Législatif et ceux du gouvernement, le tribunat avait encore, dans ses attributions, le droit d’exprimer son vœu sur les lois faites et à faire, sur les abus à corriger, sur les améliorations à entreprendre dans toutes les parties de l’administration publique ; mais ses vœux n’avaient aucune suite nécessaire, et n’obligeaient aucune autorité constituée à une délibération. La session annuelle du Corps-Législatif ne durait que quatre mois, et le tribunat était permanent ; quand il s’ajournait, il pouvait nommer une commission chargée de le convoquer si elle le jugeait convenable. Ces attributions s’accordaient mal avec l’idée que le premier Consul se faisait du pouvoir. Cependant le tribunat lui-même parut embarrassé de sa permanence ; il en fit, de son propre mouvement, l’usage le plus modéré, et se borna à deux séances par mois, où il ne fut rien agité qui pût troubler la sécurité du gouvernement.

La plupart des pétitions adressées au tribunat étaient renvoyées presque sans examen et sans discussion aux ministres. Plusieurs voix s’étaient élevées contre la légèreté avec laquelle on traitait un droit constitutionnel des citoyens. Une commission proposa d’ériger le bureau en une sorte de comité des pétitions. Benjamin Constant examina la question non seulement dans ses rapports avec un droit des citoyens, mais dans ses rapports avec la destination du tribunat. Il en prit occasion de définir cette destination. Suivant lui, ce corps devait être non pas chambre d’opposition permanente, ce qui serait absurde, et dans quelques circonstances coupable ; non pas chambre d’approbation éternelle, ce qui serait servile et coupable dans certains cas ; mais chambre d’approbation ou d’opposition, suivant les mesures proposées, et chambre d’amélioration, toujours. Cette discussion n’eut aucun résultat.

L’administration était un des objets sur lesquels la constitution de l’an vin s’était expliquée avec une brièveté et un vague qui laissait le plus vaste champ aux systèmes. « Les administrations locales, portait l’article 59, établies, soit pour chaque arrondissement communal, soit pour des portions plus étendues du territoire, sont subordonnées aux ministres. » Le gouvernement proposa un projet de loi sur la division du territoire et l’organisation administrative. C’étaient tout simplement des intendants appelés préfets, des subdélégués appelés sous-préfets, et des municipalités dépendant aussi du pouvoir. Le peuple n’avait aucune influence sur la nomination de tous ces fonctionnaires, ni de ses magistrats municipaux. Les intendants étaient de l’invention de Richelieu. Les administrations collectives avaient eu le suffrage de Turgot et de Malesherbes ; on les avait essayées avant la révolution à la satisfaction des peuples. La nation les avait reçues avec enthousiasme de l’Assemblée-Constituante. Elles avaient été d’un grand secours pour l’établissement de la liberté et la guerre de l’indépendance. Il est vrai que l’esprit des factions s’y était introduit quand elles s’étaient emparées du gouvernement ; n’aurait-il pas atteint de même des préfets ? Des mutations rapides y avaient enfanté des désordres ; l’instabilité des préfets n’aurait-elle pas eu les mêmes résultats ? On imputait à l’institution les vices produits par les troubles de la révolution. Les corps délibérants, comme les élections populaires, n’étaient plus en faveur. L’unité était partout à la mode. La chute du Directoire, gouvernement collectif, entraîna celle des administrations départementales, quoique la France fût encore république, et qu’elles ne fussent certainement pas incompatibles avec la monarchie représentative. La discussion de ce projet dans le tribunat ne porta que sur des objets de détail et très secondaires. On n’aborda pas même la question principale, constitutionnelle, fondamentale, que l’orateur du gouvernement, Rœderer, avait laconiquement exprimée en ces termes : « Administrer doit être le fait d’un seul homme, et juger le fait de plusieurs » ; comme si l’administration ne décidait pas aussi des intérêts privés. Le projet fut adopté48.

En attendant qu’il adressât aux préfets une instruction qui devait déterminer en détail leurs attributions et leurs rapports avec les divers ministres et les autorités qui leur étaient subordonnées, le ministre de l’intérieur leur écrivit une première circulaire, le 21 ventôse, pour leur donner à cet égard des idées générales et leur inspirer l’esprit qui devait les diriger. Elle contenait les meilleurs principes et les conseils les plus sages. On y remarquait cependant des passages un peu hardis, peut-être même imprudents pour le temps : « Accueillez tous les Français, quel que soit le parti auquel ils ont appartenu49, dites à ceux à qui la révolution a coûté des larmes, que le gouvernement a le sentiment de leurs pertes et la mémoire de leurs sacrifices ; dites-leur qu’il s’est élevé au sein de leurs afflictions pour en tarir la source, et pour réparer tout ce qui n’est pas irréparable. Répétez souvent à ceux à qui la fortune a souri dans ces temps nouveaux, que la bienfaisance seule ennoblit les faveurs de la fortune, et fait pardonner ses caprices. Jugez les hommes non sur les vaines et légères accusations des partis, mais sur la acquise de leur probité et de leur capacité. Les méchants et les ineptes sont seuls exclus de la confiance et de l’estime du gouvernement ; n’admettez pas d’autres titres d’exclusion à la vôtre. Dans vos actes publics et jusque dans votre conduite privée, soyez toujours le premier magistrat du département. jamais l’homme de la révolution… » On vit dans ces expressions de l’intérêt pour les émigrés, une critique des nouvelles existences qui s’étaient formées depuis dix ans, et parmi lesquelles cependant celle du ministre et de sa famille n’était pas l’exemple le moins éclatant des caprices de la fortune ; on y vit enfin une condamnation de la révolution par laquelle s’était élevé Bonaparte lui-même, et qui paraissait la base naturelle de son rang, de sa puissance, et leur meilleure garantie.

Policer une nation, c’est lui donner des lois, des mœurs, des lumières ; un peuple policé est l’opposé d’un peuple barbare. Il y a une bonne police dans l’état quand toute son économie intérieure est bien réglée ; dans une ville, quand il y a propreté, salubrité et sûreté. Demander s’il faut une police, c’est mettre en question s’il faut de l’ordre, de la justice et des lois. La police est donc dans tous les temps, dans tous les lieux, une condition de l’existence des sociétés. Toutes les autorités concourent à la police, chacune dans le cercle de ses attributions. Elle se divise en police administrative et judiciaire, suivant qu’elle est attribuée par les lois aux administrations ou aux tribunaux. Les besoins de la société et surtout ceux du pouvoir en ont créé une troisième qu’on appelle police d’état, haute police ou police secrète, sans attributions fixes, sans objet déterminé ; c’est l’œil du gouvernement, pénétrant partout où il peut atteindre, sous prétexte de protéger les citoyens et l’état, et surtout de se protéger lui-même.

Le mot police n’était prononcé dans la constitution de l’an III que pour attribuer aux conseils législatifs la police du lieu de leurs séances et sur leurs membres. Le Directoire proposa la création d’un ministère de la police, elle fut adoptée par une loi. Cependant, ce nouveau ministre n’eut point d’agents spéciaux ostensibles ; il correspondait avec les autorités administratives et judiciaires.

La constitution de l’an VIII énonçait l’existence des ministres comme un simple fait. Elle était muette sur leur nombre et leurs fonctions. Le 18 brumaire avait trouvé un ministre de la police ; il continua d’exister. La loi concernant la division du territoire de la République et l’administration attribuait la police aux maires et adjoints ; et portait : « qu’il y aurait de plus dans les villes de cent mille habitants et au-dessus, un commissaire général de police, auquel les commissaires de police seraient subordonnés, et qui le serait lui-même au préfet ; que néanmoins il exécuterait les ordres qu’il recevrait immédiatement du ministre chargé de la police ; qu’à Paris il y aurait un préfet de police ayant sous ses ordres des commissaires distribués dans les douze municipalités ». C’était une magistrature d’exception, instituée seulement pour quatre villes qui faisaient aussi exception, Paris, Lyon, Marseille et Bordeaux. Dans l’exposé des motifs et dans la discussion au tribunat et au Corps-Législatif, cette disposition ne fut ni attaquée ni défendue ; on n’y dit pas un mot sur la police. Le ministre Fouché se chargea de faire fructifier ce germe. Ses actes publics, ses circulaires, notamment sur les cultes, les prêtres et les émigrés, faisaient déjà pressentir clairement l’étendue qu’acquerrait la police entre ses mains. Dans un rapport du 17 ventôse aux Consuls, à l’aide d’un amas de subtilités, il enveloppa de nuages l’arbitraire et développa ses vues. Lors de son installation le 24 ventôse, le préfet de police Dubois se légitima par une sorte de proclamation à ses concitoyens. Il y énonçait en termes précis et résolus tout le bien qu’il se flattait de faire. Il leur promettait la liberté des cultes, la liberté des costumes, et surtout la liberté des plaisirs. Un arrêté des Consuls du 8 germinal avait réglé les fonctions de la gendarmerie, et ses rapports avec chacun des ministres. Fouché écrivit aux préfets, en fructidor, que la gendarmerie était en quelque sorte l’armée de la police ; qu’elle avait été mise à sa disposition ; que c’était le vœu des lois et l’ordre du gouvernement. Par ambition, par intérêt personnel, et par métier, Fouché voulut faire de la police le premier ressort du gouvernement ; il y trouva le premier Consul très disposé. Ce grand épouvantail lui fut peut-être plus nuisible qu’utile. La police ne prévint point les complots les plus sérieux ; elle fit plus de bruit que de bien, et moins de mal qu’elle en aurait pu faire. Toute l’Europe s’ameuta contre elle, comme si la police à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg eût été l’institution la plus libérale du monde.

Le 20 brumaire, il n’y avait dans le trésor public que 167 000 francs en numéraire, reste d’une avance de 300 000 francs qui lui avait été faite le 19. Une foule d’ordonnances délivrées sur des fonds présumés était due aux parties prenantes. Mais la République avait de grands moyens de finance, d’abord dans la richesse de son sol, dans les produits de son industrie et de son commerce, ensuite, dans les ressources extraordinaires que la révolution avait créées, et qu’elle n’avait pas à beaucoup près consommées. Ces moyens étaient paralysés par la faiblesse, l’impéritie, le gaspillage, le relâchement et les désordres qui s’étaient introduits dans toutes les branches de l’administration. Pour rétablir de la régularité dans les recettes et les dépenses, et pour jeter les fondements du crédit, il ne fallait donc que de la probité, une ferme volonté de rétablir l’ordre et de mettre de la suite dans les mesures administratives.

Le tiers consolidé ou cinq pour cent, qui était tombé au-dessous de 12 francs, monta de suite à 18, par le seul fait de la révolution du 18 brumaire.

Sur la proposition des Consuls, la loi de l’emprunt forcé fut rapportée par les commissions législatives, et remplacée par une subvention extraordinaire additionnelle aux contributions.

Les commissaires de la trésorerie furent supprimés ; une nouvelle organisation fut donnée au trésor public ; des banquiers et négociants firent un prêt de douze millions par avance sur la subvention extraordinaire ; vu les besoins, c’était un bien faible secours, mais une somme importante dans l’état de discrédit où l’on avait pris l’administration ; le premier Consul en profita pour donner une première marque de sollicitude aux armées. Le 11 frimaire, une loi prescrivit aux acquéreurs des biens nationaux restés débiteurs en numéraire de souscrire des cédules payables à époques fixes, à peine de déchéance et de dépossession. Des rescriptions admissibles comme numéraire, en paiement des propriétés nationales, furent créées. Des lois pourvurent aux moyens d’activer le recouvrement des débets des comptables, et de régulariser le remboursement des bons de réquisition dont l’admission en paiement des contributions fut suspendue. La prompte exécution de ces dispositions produisit quelque augmentation en espèces dans les recettes journalières, et procura des valeurs disponibles, qui, réunies à un assez grand nombre d’anciennes cédules souscrites par des adjudicataires de domaines dont le recouvrement avait été négligé, aidèrent au service courant.

Il importait surtout de ramener toutes les recettes au trésor public. Il fut donc défendu aux receveurs des départements de payer les délégations données aux fournisseurs. Pour les faire acquitter intégralement par le trésor, on prit des mesures telles que les porteurs de ces délégations consentirent à faire des avances contre des valeurs d’un recouvrement ou d’un emploi bien assurés. Moyennant ces avances on fit cesser les réquisitions en nature, qui s’opposaient au rétablissement de la régularité dans les perceptions, sans laquelle il eût été impossible d’avoir un système raisonnable d’administration et de service.

La vente des marais salants, que l’état possédait dans les départements de l’Ouest et sur les côtes de la Méditerranée, fut autorisée, et une partie du prix dut être payée en obligations.

Les débiteurs de rentes foncières non féodales appartenant à l’état, furent autorisés à en faire le rachat sur le pied de quinze fois leur montant, et durent fournir des engagements à époques fixes.

Avec ces mesures extraordinaires qui pourvoyaient à la plupart des besoins du moment, on fit marcher de front la réorganisation du recouvrement des contributions directes. Non seulement les rôles de l’an VIII n’étaient pas commencés, mais il en restait à faire trente-cinq mille pour l’an VII. La loi du 3 frimaire créa une direction générale chargée de confectionner les rôles. À l’aide de cette institution on obtint dans le cours de l’an VIII les trente-cinq mille rôles en retard pour l’an VII, les rôles de l’an VIII et ceux de l’an IX.

Le paiement des contributions directes fut prescrit chaque mois, par douzième et par avance. La loi du 6 frimaire obligea les receveurs généraux nouvellement rétablis, à souscrire pour le montant des contributions directes, des obligations payables par mois, à jour fixe, en numéraire ; à fournir des cautionnements comme garantie de leur gestion, et à les verser à une caisse d’amortissement entièrement séparée du trésor public, pour être appliqués au remboursement des obligations qui pourraient être protestées à leur échéance. Le système des cautionnements fut étendu par la loi aux notaires et aux employés des diverses administrations financières.

Dès ce moment, les contributions directes rentrèrent au trésor avant le commencement de l’exercice et en masse ; il put en disposer pour le service, dans toutes les parties de la France. Il n’y eut plus d’incertitude ; le retard dans les recouvrements n’arrêtait plus les opérations du trésor. Cette loi fut une des sources de la prospérité et de l’ordre qui régnèrent depuis dans les finances.

Par le résultat inévitable de la révolution et d’une guerre longue et dispendieuse, les capitaux qui alimentaient l’industrie et le commerce avaient été déplacés et dispersés, le crédit public était perdu ou singulièrement altéré, et la circulation des richesses ralentie. Dans des circonstances semblables, plusieurs nations avaient conjuré les mêmes maux, et trouvé de grandes ressources dans des établissements de banque. Des banquiers de Paris s’associèrent pour en former une sous le nom de Banque de France. Son fonds capital était de trente millions, en monnaie métallique, divisé en trente mille actions de mille francs chacune. Ses opérations devaient consister à escompter des lettres de change, à se charger du recouvrement d’effets, à recevoir en compte courant tous dépôts et consignations, à émettre des billets au porteur et à vue, à ouvrir une caisse de placements et d’épargnes. C’était une entreprise particulière, tout à fait indépendante du gouvernement, et qui devait cependant lui être extrêmement utile. Le 6 ventôse, les régents et les censeurs de la banque présentèrent leurs statuts aux Consuls. Lecouteulx, président, porta la parole. « Nous les mettons, dit-il, sous l’égide de l’autorité qui vous a été confiée pour la défense de notre liberté civile et politique. Magistrats suprêmes, donnez votre appui à ceux dont vous avez secondé les premiers efforts par des dispositions utiles et honorables. » Le premier Consul répondit qu’il recevait avec intérêt les statuts de la banque ; qu’on devait se persuader que le gouvernement favoriserait de tout son pouvoir cet établissement, non pour faire un usage particulier du crédit qu’il pourrait obtenir, mais pour atteindre de grands résultats d’utilité générale dans la circulation et l’intérêt de l’argent ; qu’on ne devait pas douter des vues du gouvernement à cet égard, lorsque, au milieu de ses besoins, il faisait le sacrifice de la moitié de la recette qu’il obtenait par les cautionnements50, et la convertissait en actions de la banque. Un arrêté du gouvernement (15 ventôse) ordonna le versement à la banque des fonds déposés à la caisse des réserves de la loterie nationale pour la garantie des lots. Par un traité passé avec le ministre des finances (16 germinal), la banque fut chargée du recouvrement des sommes à verser par les receveurs de la loterie. Les rentiers et pensionnaires de l’état étaient payés en bons d’arrérages qu’ils négociaient avec perte, sans profit pour le trésor. Le rétablissement de l’ordre et de la régularité dans les recettes permit au gouvernement de payer les rentes et pensions en numéraire, à compter du deuxième semestre de l’an VIII, et la banque fut chargée de ce paiement51.

Malgré toutes ces améliorations, le service ne marcha en partie pendant les premiers mois de l’an VIII que par des expédients. Les conseils législatifs et le Directoire n’avaient point arrêté l’état des recettes et dépenses de cet exercice. Le Directoire avait demandé 800 millions pour les dépenses ; le conseil des Cinq-Cents voulait les réduire à six cents. Trois mois s’étaient passés en discussions entre lui et les conseils. Au 18 brumaire, rien n’avait été décidé, sinon que les contributions de l’an VII étaient prorogées pour l’an VIII. Nous rappelons ici l’état des recettes dressé dans le conseil des Cinq-Cents, comme un point de départ nécessaire pour suivre l’histoire des finances.

 

Contribution foncière               210 000 000

personnelle, mobilière, somptuaire     40 000 000

Patentes                         20 000 000

Portes et fenêtres                    18 000 000

Forêts                         25 000 000

Postes                         15 000 000

Enregistrement                    70 000 000

Timbre                         20 000 000

Greffes, hypothèques               10 000 000

Douanes                         12 000 000

Salines                         5 000 000

Droits sur le tabac                    8 000 000

Amendes, épaves et déshérences, voitures publiques, droits de garantie, poudres et salpêtres, régies diverses, frais de justice     7 000 000

Décime par franc des contributions indirectes     11 600 000

Contribution des provinces du Rhin     10 000 000

Subsides bataves                    18 000 000

Revenus des domaines nationaux          20 000 000

Vente de mobilier national               10 000 000

539 600 000

Déficit                         60 400 000

600 000 000

 

Pour faire face à ce déficit et avoir un fonds de réserve dans les cas imprévus, on indiquait :

 

Produit des partages avec les ascendants d’émigrés     30 000 000 f.

Domaines engagés                              10 000 000

Rentrées sur l’emprunt forcé de cent millions          40 000 000

80 000 000

Revente des domaines nationaux en déchéance          20 000 000

Vente des domaines nationaux                    20 000 000

120 000 000

 

Les produits versés au trésor se composant de plus de quarante espèces de valeurs et provenant de plusieurs exercices, il fallait avec la partie qui y rentrait en numéraire, pourvoir indistinctement au paiement du courant et de l’arriéré. Il n’était donc pas possible de faire un budget. Les dépenses furent cependant évaluées à 573 millions par le crédit de cette somme que les commissions législatives accordèrent aux Consuls.

Pour mettre un terme à la confusion, le gouvernement résolut d’établir, à dater de l’an IX, la comptabilité par exercice ; de séparer entièrement les restes du service de l’an VIII et des années antérieures, de celui de l’an IX, en réservant aux premiers toutes les ressources qui leur étaient propres ; d’affecter les revenus de l’an IX exclusivement à ses dépenses ; de n’admettre dans ses recettes comme dans ses paiements aucune valeur autre que le numéraire effectif ; enfin, de pourvoir par des mesures particulières à l’entière liquidation des exercices antérieurs. Une loi prorogea pour l’an IX les contributions de l’an VIII, sauf un dégrèvement de 5 millions sur la contribution foncière en faveur des départements que le gouvernement jugerait y avoir le plus de droit, et une diminution de 10 millions sur la contribution personnelle et mobilière. Une loi autorisa l’établissement d’octrois municipaux dans les villes où les hospices civils n’avaient pas de revenus suffisants, et c’était le plus grand nombre.

Dans le courant de l’an VII, on n’escomptait le meilleur papier de banque qu’à un, et un et demi pour cent par mois. Le papier de commerce ne se plaçait qu’à deux, trois et jusqu’à quatre pour cent. Les délégations du gouvernement prêtes à échoir perdaient trente-cinq et quarante pour cent. Les rentes sur l’état étaient presque sans valeur.

Par une progression successive, depuis le 18 brumaire, l’intérêt de toutes les valeurs baissa. Le papier de banque se retirait par les accepteurs à un et demi pour cent et au-dessous ; il se plaça à la banque de France à un pour cent pour deux usances.

La caisse dite du commerce escompta tous les effets de commerçants connus à sept huitièmes par mois. Les capitalistes offrirent et placèrent des fonds à six pour cent par an. Les effets du gouvernement, tels que les obligations des receveurs, ayant été exactement acquittés, furent reçus comme les effets commerciaux ordinaires. Enfin, le capital des rentiers s’améliora de plus des quatre cinquièmes. Tous ces heureux changements se firent dans moins d’un an. Cependant, comme on le verra, on créa trois armées, on acquitta une partie de l’arriéré des années précédentes, on triompha partout où l’on combattit, on prépara la paix. Que ne devait-on pas espérer quand, offerte par la République avant le combat, offerte encore après la victoire, cette paix viendrait ranimer le commerce, l’industrie et les arts !

L’ordre et la régularité ne pouvaient être rétablis dans l’administration des finances sans déplaire à ceux que le désordre avait enrichis, ni sans blesser ce qu’ils appelaient leurs intérêts. Sous le gouvernement du Directoire, il s’était fait dans les fournitures des fortunes si rapides et si monstrueuses, qu’il était difficile de les regarder comme le fruit d’une honnête et légitime industrie. Il était impossible que le gouvernement consulaire traçât une ligne précise de démarcation entre le passé et l’avenir, et jetât un voile sur tout le passé. Il était nécessairement appelé à s’occuper des marchés existants, à examiner la nature des engagements contractés, la manière dont ils étaient remplis, et la situation respective du trésor et des fournisseurs. Parmi eux, se trouvait un homme qui avait singulièrement brusqué la fortune, et qu’elle avait comblé de ses faveurs. C’était Ouvrard, munitionnaire général des vivres de la marine. Le 7 pluviôse, parut un arrêté des Consuls, portant qu’il serait mis en état d’arrestation, que le scellé serait apposé sur ses papiers, et le séquestre provisoire sur ses effets mobiliers et immobiliers. On donnait pour motif de cette mesure, que de l’exécution fidèle des traités souscrits par les entrepreneurs pour la subsistance des armées de terre et de mer, dépendait la sûreté de l’état ; qu’Ouvrard n’offrait ni responsabilité pour 62 millions qu’il avait reçus ni garantie pour la continuation de son service, et que tout, dans son traité et dans son exécution, accusait la dilapidation et l’infidélité. Cet arrêté avait été pris à la suite de plusieurs conseils présidés par le premier Consul. L’arrestation fut convertie en une surveillance. Des conseillers d’état furent chargés de procéder à l’examen de cette affaire ; il résulta de leur travail que l’avoir d’Ouvrard s’élevait à 29 millions. Il perdit le service de la marine et conserva sa fortune. Quelque colossale qu’elle fût, il fallait la respecter ; car lorsque les traitants s’enrichissent d’une manière scandaleuse, la faute en est toujours au gouvernement, il est le vrai coupable. Mais le respect de la propriété ne va point jusqu’à couvrir la connivence corruptrice des fournisseurs et de l’administration ; le premier Consul aurait pu facilement la mettre au jour, il ne le fit pas. Ils n’en parurent pas moins alarmés. À les entendre, dès qu’on osait compter avec eux, la confiance, le crédit public, tout était perdu. Au fait, il y avait arbitraire dans la forme, si toutefois ils n’avaient pas consenti à ce que les contestations sur l’exécution des traités fussent réservées à la juridiction administrative. Mais les clameurs ne tinrent pas longtemps contre l’intérêt ; Ouvrard lui-même offrit ses services à un gouvernement avec lequel il y avait toujours à gagner, quoiqu’il ne voulût pas se livrer à la cupidité des gens d’affaires, et qu’il fut fermement résolu à conserver la fortune publique. Que, vingt-cinq ans après cette époque, on ait attribué à des motifs beaucoup moins honorables la sévérité du gouvernement consulaire, le caractère de probité dont l’administration des finances en France, après le 18 brumaire, reste empreint dans l’histoire, répond assez à ces tardives inculpations ; on ne fera point comparaître devant son tribunal l’ombre de Napoléon, pour la mettre aux prises avec les fournisseurs du Directoire.

Dans la constitution, on avait dédaigné de consacrer la liberté des cultes, sans doute parce qu’on la regardait comme irrévocablement acquise. Des lois rendues contre les prêtres, moins par esprit d’intolérance que par mesure de haute police, avaient atteint les assermentés comme les réfractaires, et jusqu’à des prêtres qui n’étaient assujettis à aucun serment. Quelques-uns étaient déportés à l’île de Rhé, à la Guyane, d’autres réfugiés à l’étranger. Les Consuls firent successivement cesser ces mesures de rigueur. Tous les serments exigés des prêtres comme des autres fonctionnaires publics furent remplacés par cette simple déclaration : Je promets fidélité à la constitution52. Il n’y avait là rien qui pût gêner les consciences les plus timorées ; cependant des prêtres refusaient la déclaration. Le gouvernement consulaire porta la condescendance pour eux jusqu’à en publier deux fois un commentaire dans son journal officiel, afin de leur prouver que c’était un engagement purement civil, et non un serment ni une promesse faite à Dieu ; un engagement, non de maintenir, de soutenir, de défendre un code qu’après tout on ne pouvait être tenu d’approuver, mais uniquement de se soumettre et de ne point s’opposer53.

Le pape Pie VI était mort à Valence en Dauphiné, âgé de quatre-vingt-deux ans. Son corps y était en dépôt dans la sacristie de la cathédrale, sans qu’on lui eût accordé les honneurs de la sépulture. Bonaparte, en revenant d’Égypte, l’avait appris de l’aumônier du pape, Mgr Spina, avec lequel il avait eu quelques instants d’entretien dans cette ville. Les Consuls ordonnèrent (9 nivôse) que le corps de Pie VI serait enterré avec les honneurs d’usage pour ceux de son rang ; qu’il serait élevé sur le lieu de sa sépulture un monument simple qui ferait connaître la dignité dont il avait été revêtu. Le gouvernement donnait pour motif à cette mesure que ce vieillard, respectable par ses malheurs, n’avait été un moment l’ennemi de la France que parce que les hommes qui avaient environné sa vieillesse l’avaient entraîné par leurs conseils ; qu’il était de la dignité de la nation française, et conforme à la sensibilité du caractère national, de donner des marques de considération à un homme qui avait occupé un des premiers rangs sur la terre. La pompe funèbre en son honneur fut solennellement célébrée le 10 pluviôse.

Aux termes des lois existantes, le gouvernement accorda (7 nivôse), pour l’exercice des cultes, le libre usage des édifices qui leur étaient originairement destinés, pourvu qu’ils n’eussent pas été aliénés, et statua que les acquéreurs ne pourraient être troublés ni inquiétés. Les prêtres réclamèrent l’usage exclusif des églises, que les lois avaient aussi affectées à la célébration des cérémonies décadaires. Le gouvernement, n’osant pas encore les abolir, décida que les églises continueraient à servir à cette double destination, et chargea les autorités administratives de régler les heures, pour prévenir la concurrence et maintenir le bon ordre. En forçant le sens des lois, des autorités ne voulaient permettre que le décadi l’ouverture des édifices destinés aux exercices religieux. Le gouvernement cassa leurs arrêtés comme contraires aux lois sur la liberté des cultes. Le ministre de la police écrivit aux préfets (22 nivôse) : « Le gouvernement veut que tous les cultes soient libres et qu’aucun ne soit dominant. La nature entière atteste que c’est aussi le vœu de son auteur. Que tous les cultes soient donc libres et égaux, mais que les lois qui en règlent l’exercice continuent d’être sévèrement exécutées. »

Les théophilanthropes, ou amis de la religion naturelle, à Paris, annonçaient donc publiquement la célébration de leurs exercices. Un jour c’était une fête à la Bienfaisance, dans le temple de la Reconnaissance ; une autre fois une fête au Théisme, dans le temple de la Victoire. Les sujets de leurs discours étaient les vertus de Marc-Aurèle, l’héroïsme de Guillaume Tell, l’activité bienfaisante de Vincent de Paule. Dans leurs appels aux amis de la morale, ils disaient : « Nous ne faisons pas l’apothéose des morts ; nous ne leur rendons aucun culte ; mais nous apprenons, par le récit de leurs vertus et de leurs erreurs, à nous garantir des unes et à imiter les autres. »

Il s’était élevé des doutes sur la question de savoir si les prêtres insermentés devaient, pour exercer le ministère, être admis à faire simplement la promesse de fidélité à la constitution. Le ministre de la police la décida affirmativement par sa circulaire aux préfets (26 prairial). « Il est temps, y disait-il, de mettre un terme à ces longues querelles si vaines et pourtant si funestes entre les ministres des cultes et les magistrats, et de faire cesser les contradictions gratuites entre les consciences et la loi. Que les temples de toutes les religions soient donc ouverts ; que toutes les consciences soient libres ; que tous les cultes soient également respectés, mais que les autels s’élèvent paisiblement à côté de ceux de la patrie, et que la première des vertus publiques, l’amour de l’ordre, préside à toutes les cérémonies, inspire tous les discours et dirige tous les esprits. Depuis le 18 brumaire, nous sommes devenus un peuple de frères ; les factions ont disparu ; les haines sont éteintes. S’il reste encore parmi nous quelques hommes incorrigibles qui veuillent toujours s’entretenir d’illusions et de chimères, qu’ils sachent qu’ils ne trouveront, ni privilège, ni impunité, ni repos ; prouvez-leur que le gouvernement veille, et qu’il sait punir comme il sait être juste. »

Malgré les efforts apparents que le gouvernement avait faits pour maintenir la paix entre le décadi et le dimanche, la guerre ne fut pas longtemps à éclater. Il décida que les décadis étaient les seuls jours fériés reconnus par l’autorité nationale ; que leur observation n’était obligatoire que pour les autorités constituées ; que les simples citoyens avaient le droit de pourvoir à leurs besoins, et de vaquer à leurs affaires tous les jours, en prenant du repos suivant leur volonté, la nature et l’objet de leur travail ; que les jours de foires et de marchés restaient fixés conformément à l’annuaire républicain. Les prétentions des prêtres relativement aux actes de l’état civil, et principalement aux mariages, déterminèrent le gouvernement à ordonner la stricte exécution de la loi du 20 septembre 1792, qui attribuait ces actes à l’autorité civile. En transmettant aux préfets ces deux arrêtés, le ministre de l’intérieur leur écrivit : « L’institution du calendrier républicain est un des fruits les plus utiles de la révolution. C’est une des plus précieuses conquêtes de la philosophie. Elle appartient à la République. C’est le seul que le gouvernement adopte, le seul qu’il reconnaisse. Les autres appartiennent à tel ou tel culte et n’ont rien de national. Les maires et les adjoints sont les seuls officiers civils ; eux seuls peuvent donner aux actes qui constatent l’état des citoyens, l’authenticité légale. »

Le gouvernement consulaire résolut de continuer avec les rebelles de l’Ouest la voie des négociations, et de les appuyer par des moyens énergiques. Elles furent ouvertes en son nom avec les chefs, et des forces imposantes furent dirigées contre eux.

Le premier Consul adressa, le 8 nivôse, une proclamation aux insurgés :

« Une guerre impie, y disait-il, menace d’embraser une seconde fois les départements de l’Ouest. Le devoir des premiers magistrats de la République est d’en arrêter les progrès et de l’éteindre dans son foyer ; mais ils ne veulent déployer la force qu’après avoir épuisé les voies de la persuasion et de la justice.

« Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l’Anglais, et des instruments de ses fureurs, ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l’aliment et l’impunité de leurs forfaits.

« À de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagement ni déclaration de ses principes.

« Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par leurs artifices ; c’est à ces citoyens que sont dues les lumières et la vérité.

« Des lois injustes ont été promulguées et exécutées ; des actes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des consciences ; partout des inscriptions hasardées sur des listes d’émigrés ont frappé des citoyens qui n’avaient jamais abandonné ni leur patrie ni même leurs foyers ; enfin, de grands principes d’ordre social ont été violés.

« C’est pour réparer ces injustices et ces erreurs qu’un gouvernement, fondé sur les bases sacrées de la liberté, de l’égalité, du système représentatif, a été proclamé et reconnu par la nation. La volonté constante, comme l’intérêt et la gloire des premiers magistrats qu’elle s’est donnés, sera de fermer toutes les plaies de la France, et déjà cette volonté est garantie par des actes qui sont émanés d’eux.

« Les Consuls déclarent que la liberté des cultes est garantie par la constitution ; qu’aucun magistrat ne peut y porter atteinte ; qu’aucun homme ne peut dire à un autre : Tu exerceras un tel culte, tu ne l’exerceras qu’un tel jour.

« Le gouvernement pardonnera ; il fera grâce au repentir ; l’indulgence sera entière et absolue : mais il frappera quiconque, après cette déclaration, oserait encore résister à la souveraineté nationale. »

Cette proclamation était suivie d’un arrêté portant que les attroupements se dissoudraient dans dix jours ; que les armes seraient déposées ; qu’une amnistie entière et absolue était accordée, et que les communes qui resteraient en état de rébellion seraient mises hors de la constitution et traitées comme ennemies du peuple français.

Le premier Consul adressa la proclamation suivante à l’armée de l’Ouest (15 nivôse).

« Soldats ! le gouvernement a pris les mesures pour éclairer les habitants égarés des départements de l’Ouest ; avant de prononcer, il les a entendus. Il a fait droit à leurs griefs, parce qu’ils étaient raisonnables. La masse des bons habitants a posé les armes. Il ne reste plus que des brigands, des émigrés, des stipendiés de l’Angleterre.

« Des Français stipendiés de l’Angleterre ! ce ne peut être que des hommes sans aveu, sans cœur et sans honneur. Marchez contre eux ; vous ne serez pas appelés à déployer une grande valeur.

« L’armée est composée de plus de soixante mille braves : que j’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu ; Que les généraux donnent l’exemple de l’activité ! La gloire ne s’acquiert que par les fatigues, et si l’on pouvait l’acquérir en tenant son quartier-général dans les grandes villes, ou en restant dans de bonnes casernes, qui n’en aurait pas ?

« Soldats ! quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armée, la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut braver l’intempérie des saisons, les glaces, les neiges, le froid excessif des nuits ; surprendre vos ennemis à la pointe du jour, et exterminer ces misérables, le déshonneur du nom français.

« Faites une campagne courte et bonne. Soyez inexorables pour les brigands ; mais observez une discipline sévère. »

Une nouvelle proclamation aux habitants des départements de l’Ouest les invita encore à prévenir par leur soumission la marche de l’armée prête à entrer en campagne (21 nivôse).

Un arrêté joint à la proclamation défendit aux généraux de correspondre avec les chefs des rebelles, ordonna aux gardes nationales de marcher contre eux, déclara que toute commune qui donnerait asile et protection aux brigands serait traitée comme rebelle, et que les habitants pris les armes à la main seraient passés au fil de l’épée.

Une loi suspendit l’empire de la constitution dans les lieux des douzième, treizième et quatorzième divisions militaires auxquels le gouvernement croirait nécessaire d’appliquer cette mesure. Un arrêté du gouvernement détermina les règles à suivre pour l’exécution de cette loi ; il donnait un grand pouvoir à l’autorité militaire, le droit de faire des règlements portant peine de mort, d’établir un tribunal extraordinaire, des contributions sur les communes, etc. Le gouvernement fit répandre dans les départements de l’Ouest ses arrêtés sur la liberté des cultes, et celui qui ordonnait de rendre des honneurs funèbres aux restes du pape Pie VI.

Le nom de l’armée d’Angleterre fut changé en celui d’armée de l’Ouest. Le commandement en fut donné au général Brune, conseiller d’état54. En communiquant cette nomination au conseil, le premier Consul dit : « Vous venez de fixer le régime des pays où la constitution est suspendue. Les pouvoirs étendus que le règlement institue m’ont paru ne devoir être déposés que dans la main d’un général magistrat. J’ai nommé le général Brune. Dans un moment il va se rendre à sa destination. Je donne avec plaisir cette marque de confiance au conseil d’état et au général Brune qui, sans parler de ses services antérieurs, en a déjà rendu d’importants dans le conseil. »

Brune n’avait pas encore pris le commandement de l’armée, que le général Hédouville avait extrêmement avancé l’œuvre de la pacification. La nouvelle situation dans laquelle se trouvait la France, le nom de Bonaparte, l’énergie du gouvernement, les menaces et les séductions, le développement des forces qui allaient lancer la foudre, tout s’était réuni pour imposer aux chefs de la rébellion, et pour précipiter le succès des négociations déjà entamées.

L’abbé Bernier, ancien curé de Saint-Lô d’Angers, sachant inspirer le fanatisme aux paysans sans le partager, et l’un des hommes les plus influents dans la Vendée depuis le commencement de la guerre, contribua puissamment à la paix. Ce prêtre, les chefs Châtillon, Suzannet, d’Autichamp, etc., firent à Mont-Faucon, le 27 nivôse, leur soumission à la République. Bernier écrivit à Hédouville que la paix avait été acceptée avec reconnaissance par tous les chefs et officiers de la rive gauche de la Loire. Que la rive droite allait sans doute imiter cet exemple, et que l’olivier de la paix remplacerait sur les deux rives les tristes cyprès que la guerre y avait fait croître.

« Cette paix est votre ouvrage, ajouta-t-il ; maintenez-la, général, par la justice et la bienfaisance. Votre gloire et votre bonheur y sont attachés. Je ferai, pour remplir vos vues salutaires, tout ce qui dépendra de moi. La sagesse le commande, l’humanité le veut. Il est de mon caractère de seconder tout ce qui peut contribuer au bonheur des hommes. Telles sont mes intentions. Vous les connaissez ; je ne sais pas varier. Mon cœur est tout entier au pays que j’habite, et sa félicité est le premier de mes vœux55. »

Arrivé à l’armée, Brune écrivit au ministre de la guerre : « Je prends aujourd’hui le commandement de l’armée ; le général Hédouville consent à être mon lieutenant. Il a le commandement de la gauche. Je me rends dans le Morbihan ; l’estimable général Hédouville a pacifié la Vendée ; il ne nous reste plus qu’à trouver les chouans dociles56. »

Sur la rive droite de la Loire, Georges et La Prévalaye étaient à la tête des bandes de Bretagne ; Bourmont commandait celles du Maine, Frotté celles de Normandie. La Prévalaye et Bourmont se soumirent ; Georges et Frotté voulurent continuer la guerre, c’est-à-dire, sous prétexte de politique, toute espèce de brigandage ; rançonner les acquéreurs de domaines nationaux, voler les diligences, piller les caisses publiques, etc. Ils interceptaient les communications entre Brest et Paris. Ils entretenaient des relations avec tout ce que la capitale nourrit de plus vil, avec des hommes qui vivaient dans les antres de jeu et les mauvais lieux : ils y apportaient leurs rapines, y faisaient leurs enrôlements, y puisaient des renseignements pour rendre profitables les guets-apens qu’ils tendaient sur les routes57.

Les généraux Chambarlhac et Gardanne entrèrent dans le département de l’Orne, à la tête de deux colonnes mobiles. Le général de brigade Merle y battit les chouans organisés en Légion royale du Perche. Le premier Consul écrivit au général Lefebvre, commandant la 17e division : « Faites connaître au général Merle et au commissaire du gouvernement Marceau que j’attends, pour leur donner une marque publique de ma satisfaction, que tous les rebelles de ce département aient vécu. »

Frotté, chef jeune et actif, abandonné de ses compagnons, et hors d’état de prolonger sa résistance, fut arrêté, suivant les uns, comme il était en route pour venir se soumettre ; suivant d’autres58, chez le général Guidal, qui avait sa confiance, et le trahit. Il fut jugé par une commission militaire, condamné et fusillé. Georges tenait encore dans le Morbihan ; les Anglais lui fournissaient des secours. Attaqué, battu, cerné à Grandchamp par le général Brune, il fut forcé de capituler, rendit ses canons et ses armes, et promit de vivre en bon et paisible Français. La plupart des chefs chouans et vendéens vinrent à Paris, et furent présentés au premier Consul. C’étaient le général en chef Châtillon, d’Andigné, son major général, l’abbé Bernier, d’Autichamp, Bourmont, La Prévalaye, Georges Cadoudal, etc. Quel nouveau genre de triomphe pour le premier Consul que de voir à ses pieds les défenseurs de la cause royale, les auxiliaires de l’Angleterre, les chefs d’une guerre civile qui depuis huit ans embrasait une vaste étendue de pays, encore plus funeste par son influence morale que par ses ravages, et que n’avait pu extirper entièrement la République victorieuse de la coalition des rois ! Il voulait d’ailleurs connaître par lui-même des hommes qui s’étaient rendus redoutables, qu’ils fussent témoins des hommages que lui prodiguaient et Paris et la France, les enlever pour jamais à leur parti, et les rattacher, s’il était possible, à son gouvernement. Ils furent ou parurent sensibles aux offres du premier Consul, et convertis. On verra dans la suite s’ils étaient de bonne foi et s’ils furent fidèles à leurs nouveaux serments. George Cadoudal seul resta inébranlable, répondant aux instances qu’on lui faisait : « Mes officiers me tourneraient casaque ; on dirait dans mon pays que je suis devenu jacobin ; du moment que j’aurais pris du service, je perdrais le fruit de tout ce que j’ai fait. Un autre me remplacerait de suite. Ils me feraient assassiner. » Il partit bientôt pour Londres, avec l’intention de déchirer encore le sein de sa patrie quand l’Angleterre réarmerait son bras, du moins refusant tout plutôt que de se réconcilier avec le gouvernement consulaire pour le trahir. La pacification de la Vendée fut donc consommée en moins de deux mois ; événement doublement heureux, puisqu’il soumettait à la République une nombreuse population, et qu’il permettait au gouvernement de tourner toutes ses forces contre l’ennemi extérieur. Il ne resta plus qu’à poursuivre les débris des brigands qui d’ordinaire survivent aux guerres civiles, des bandes d’assassins accoutumés au meurtre et au pillage, et qu’à désarmer les hommes égarés qui rentraient dans le devoir. C’était l’ouvrage du temps, une simple affaire de gendarmerie ; aussi en créa-t-on deux cents brigades dans l’arrondissement de l’armée de l’Ouest.

Les insurgés de la Vendée, des Deux-Sèvres, de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire, ayant satisfait aux conditions de l’arrêté du 7 nivôse, le gouvernement ordonna qu’ils jouiraient de l’amnistie et qu’ils ne pourraient être recherchés (4 ventôse). Le premier Consul le leur annonça par une proclamation59, où il disait : « Le gouvernement ne voit plus désormais parmi vous que des Français soumis aux mêmes lois, liés par de communs intérêts, unis par les mêmes sentiments. La constitution reprend son empire. Oubliez tous les événements que le caractère français désavoue, tous ceux qui ont démenti votre respect pour les lois, votre fidélité à la patrie ; qu’il ne reste de vos divisions et de vos malheurs qu’une haine implacable contre l’ennemi étranger qui les a enfantés et nourris ; qu’une douce confiance vous attache à ceux qui, chargés de vos destinées, ne mettent d’autre prix à leurs travaux que votre estime ; qui ne veulent de gloire que celle d’avoir arraché la France aux discordes domestiques, et d’autre récompense que l’espoir de vivre dans votre souvenir. »

Les Consuls arrêtèrent que la fête de la Concorde, destinée à célébrer la pacification des départements de l’Ouest, serait réunie à celle du 14 juillet. Brune fut remplacé dans son commandement par Bernadotte. Ce général, qui avait été contre le 18 brumaire, avait déjà accepté les fonctions de conseiller d’état ; il accepta de même celles de général en chef de l’armée de l’Ouest, et acheva la pacification de cette contrée.

Chapitre V. §

Relations extérieures. — Mission de Duroc à Berlin. — Napper-Tandy et Blackwell. — Arrivée des plénipotentiaires des États-Unis. — Fête à la mémoire de Washington. — Prisonniers de guerre ; mesures pour leur entretien et leur échange. — Encouragements aux armées. — Celle d’Italie ; son dénuement ; proclamation du premier Consul. — Mort de Championnet. — Enquête sur la campagne de l’an VII. — Armée de Hollande ; Augereau général en chef. — Armée du Rhin ; commandée par Moreau. — Lettre du premier Consul au roi d’Angleterre pour lui offrir la paix. — Ouvertures faites à l’empereur d’Allemagne. — L’Angleterre et l’Autriche refusent de faire la paix. — Préparatifs de guerre en France.

À la première organisation du ministère, Bonaparte n’y avait pas compris Talleyrand, dans la crainte de heurter l’opinion d’un grand nombre de patriotes qui lui imputaient d’avoir, par la manière dont il avait conduit les relations extérieures, rallumé la guerre, et l’accusaient des revers de l’armée. Mais le 1er frimaire, il obtint ce ministère qui lui avait été promis et qu’il regardait comme son patrimoine. Quelques mois plus tard, il fît adopter par le gouvernement une organisation et une classification des employés de son département, qui tomba bientôt en désuétude comme gênante pour le pouvoir. Des agents diplomatiques, qui, par la souplesse de leur caractère, de leurs principes politiques, et de leur langage, semblaient propres à inspirer de la confiance aux cours, y furent successivement accrédités. Bourgoing fut envoyé à Copenhague, Alquier à Madrid, Beurnonville à Berlin, Semonville à La Haye, Lavalette à Dresde et Otto à Londres. Des Anglais détenus furent mis en liberté, bien traités par Bonaparte, et renvoyés dans leur patrie avec la mission officieuse d’y porter des paroles de paix.

À l’époque où l’armée anglo-russe avait débarqué en Batavie, la Prusse, ayant une armée sur pied, avait inquiété le Directoire ; mais les victoires de Bergen et de Kastricum avaient affaibli ses inquiétudes, et l’embarquement du duc d’York les avait dissipées. Cependant le premier Consul jugea utile de sonder les dispositions de ce cabinet et de raffermir le roi, par une démarche d’éclat, dans le maintien des engagements qui le liaient à la France. Quelques jours après le 18 brumaire, il envoya à Berlin son aide de camp Duroc. Cet officier fut accueilli avec distinction et bienveillance, et réussit dans sa mission ; on simplifia pour lui les formes gênantes de l’étiquette. Le roi, la reine, les courtisans, lui demandaient des détails, des anecdotes, des particularités sur Bonaparte, sur sa vie privée, ses habitudes, ses goûts, ses campagnes, ses travaux. Le roi dit à sa cour : « Je vous présente l’aide de camp du plus grand homme que je connaisse. » On eut donc lieu d’être content des dispositions du roi de Prusse, qui bientôt mit son armée sur le pied de paix.

Le premier Consul avait été généreux envers les émigrés dits naufragés de Calais ; l’émigration et l’étranger dirent qu’il n’avait été que juste. Napper-Tandy, Blackwell, et d’autres Irlandais naturalisés français, au service de la République, jetés par un naufrage sur les côtes de Norwège, traversaient le territoire de Hambourg pour se rendre en France, lorsqu’ils furent arrêtés à la réquisition du consul anglais. Ils se trouvaient dans un cas peut-être encore plus favorable que les naufragés de Calais ; cependant l’Angleterre exigea qu’ils lui fussent livrés ; la Russie et l’Autriche appuyèrent cette demande. Le sénat de Hambourg céda, malgré les réclamations de la France. Ces naufragés étaient des patriotes ; dès lors, aux yeux de tous les cabinets de l’Europe, leur mort était légitime. Un embargo fut mis sur les bâtiments hambourgeois qui se trouvaient dans les ports de la République. Elle rappela ses agents diplomatiques et commerciaux, et renvoya ceux de Hambourg.

Lorsque le 18 brumaire eut donné un nouveau gouvernement à la France, le sénat de cette ville écrivit aux Consuls pour témoigner son repentir. Bonaparte fit cette réponse, digne de servir de frontispice à la législation de tous les peuples, sur le droit barbare d’extradition :

« Nous avons reçu votre lettre, messieurs ; elle ne vous justifie pas.

« Le courage et les vertus conservent les états ; la lâcheté et les vices les ruinent.

« Vous avez violé l’hospitalité ; cela ne fût pas arrivé parmi les hordes les plus barbares du désert. Vos concitoyens vous le reprocheront éternellement.

« Les deux infortunés que vous avez livrés meurent illustres ; mais leur sang fera plus de mal à leurs persécuteurs que n’aurait pu le faire une armée60. »

Une députation solennelle du sénat hambourgeois vint au Tuileries faire des excuses publiques au premier Consul. Il leur témoigna de nouveau toute son indignation, et, lorsque ces envoyés, pour justifier leur conduite envers les patriotes irlandais, alléguèrent leur faiblesse, il leur dit : « Eh bien ! n’aviez-vous pas la ressource des états faibles ? n’étiez-vous pas les maîtres de les laisser échapper ? »

Attaquée par toutes les monarchies de l’Europe, la République française aurait dû compter au moins sur l’alliance des États-Unis d’Amérique qui étaient redevables à la France de leur indépendance ; mais le parti fédéraliste de l’Union l’avait emporté et le gouvernement avait conclu avec les Anglais un traité qui lésait essentiellement les intérêts de la France. Dès-lors les Américains n’étaient plus que les facteurs de l’Angleterre ; et les choses s’aigrirent à un tel point que les deux Républiques furent comme en guerre. Cependant lorsque la France fut sortie victorieuse de la lutte qui menaçait son existence, les Américains éprouvèrent le besoin de se rapprocher d’elle, et, au commencement de l’an VI, envoyèrent à Paris trois plénipotentiaires. Le Directoire refusa d’en recevoir deux qui tenaient au parti fédéraliste, et déclara ne pouvoir entrer en négociation tant que les Américains n’auraient pas fait réparation des griefs qu’on avait contre eux. Une loi de représailles statua que la neutralité d’un bâtiment se déterminerait par la nature de sa cargaison, et non par son pavillon, et que tout bâtiment chargé en entier ou en partie de marchandises anglaises pourrait être confisqué. Le résultat de cette loi fut désastreux pour les Américains ; les corsaires français firent un grand nombre de prises. L’irritation des deux gouvernements donna lieu de part et d’autre à des mesures véritablement hostiles. Cependant une communauté de principes et d’intérêts tendait toujours à les rapprocher. Le Directoire fit quelques avances, et, le 7 ventôse an VII, le président des États-Unis, cédant à l’opinion de la nation, nomma trois plénipotentiaires pour terminer tous les différends ; ils débarquèrent en France dans l’hiver de l’an VIII.

Le premier Consul habitait le palais des rois ; le fondateur de la liberté du Nouveau-Monde, Washington, était décédé modestement dans sa maison de campagne en Virginie, le 24 frimaire (15 décembre 1799). Cet événement fournit à Bonaparte l’occasion de faire connaître ses sentiments pour les États-Unis. Il porta le deuil de ce grand citoyen et adressa le 20 pluviôse cet ordre du jour aux armées :

« Washington est mort ! Ce grand homme s’est battu contre la tyrannie ; il a consolidé la liberté de sa patrie. Sa mémoire sera toujours chère au peuple français, comme à tous les hommes libres des deux mondes, et spécialement aux soldats français qui, comme lui et les soldats américains, se battent pour l’égalité, la liberté. »

Il fut ordonné que pendant dix jours des crêpes noirs seraient suspendus à tous les drapeaux et guidons de la République. Une cérémonie eut lieu à Paris, dans la chapelle des Invalides, qu’un arrêté des Consuls avait érigée en temple de Mars ou de la Victoire. Il était destiné à recevoir les drapeaux conquis sur l’ennemi et d’autres trophées. On voulait en faire une galerie militaire ouverte aux fastes des armées, et décorée des statues décernées aux guerriers par la patrie61. Les ministres, les conseillers d’état, des généraux, toutes les autorités de la capitale s’y réunirent pour rendre hommage au héros américain. Fontanes prononça son éloge, et encore plus celui du premier Consul. Dans ce début de l’orateur, on voit le présage de la grande fortune qui l’attendait.

« Il est des hommes prodigieux qui apparaissent d’intervalle en intervalle sur la scène du monde, avec le caractère de la grandeur et de la domination. Une cause supérieure et inconnue les envoie, quand il en est temps, pour fonder le berceau ou pour réparer les ruines des empires. C’est en vain que ces hommes, désignés d’avance, se tiennent à l’écart ou se confondent dans la foule : la main de la fortune les soulève tout-à-coup, et les porte rapidement d’obstacle en obstacle et de triomphe en triomphe, jusqu’au sommet de la puissance. Une sorte d’inspiration surnaturelle anime toutes leurs pensées. Un mouvement irrésistible est donné à toutes leurs entreprises. La multitude les cherche encore au milieu d’elle et ne les trouve plus. Elle lève les yeux en haut, et voit dans une sphère éclatante de lumière et de gloire celui qui ne semblait qu’un téméraire aux yeux de l’ignorance et de l’envie…

« Tes conseils seront entendus, ô Washington ! ô guerrier ! ô législateur ! ô citoyen sans reproche ! Celui qui jeune encore te surpassa dans les batailles, fermera comme toi de ses mains triomphantes les blessures de la patrie. Bientôt, nous en avons pour gage sa volonté et son génie guerrier, s’il était malheureusement nécessaire ; bientôt l’hymne de la paix retentira dans ce temple de la guerre ; alors, le sentiment universel de la joie effacera le souvenir de toutes les injustices et de toutes les oppressions ; déjà même les opprimés oublient leurs maux en se confiant à l’avenir ; les acclamations de tous les siècles accompagneront enfin le héros qui donnera ce bienfait à la France et au monde qu’elle ébranle depuis trop longtemps. »

Ainsi préluda à une longue série de louanges ce courtisan d’autant plus dangereux qu’il leur prêtait l’appui de l’éloquence, et donnait à la flatterie un ton de dignité.

Après cette cérémonie, le cortège se rendit au Champ-de-Mars pour assister à la présentation des drapeaux turcs conquis par l’armée d’Orient à la bataille d’Aboukyr. Ces drapeaux, au nombre de soixante et douze, non compris trois queues de pacha, portés par des cavaliers de la garnison de Paris, furent remis par Lannes au ministre de la guerre pour être déposés dans le temple de Mars. Ce général dit en les présentant :

« Dans cette journée mémorable où trois mille Français défirent dix-huit mille barbares, furent pesés les destins de l’Égypte, de la France et de l’Europe sauvées par notre courage. »

« La patrie satisfaite, répondit Berthier, contemple l’armée d’Orient avec un sentiment d’orgueil. Cette invincible armée apprendra avec joie que les braves qui vainquirent avec elle aient été son organe. Elle est certaine que le premier Consul veille sur les enfants de la gloire ; elle saura qu’elle est l’objet des plus vives sollicitudes de la République ; elle saura que nous l’avons honorée dans nos temples, en attendant que nous imitions, s’il le faut, dans les champs de l’Europe, l’exemple de tant de vertus guerrières que nous lui avons vu déployer dans les déserts brûlants de l’Afrique et de l’Asie. »

« Au moment de ressaisir les armes protectrices de notre indépendance, ajoutait le soldat qui avait combattu pour l’indépendance américaine, si l’aveugle fureur des rois refuse d’accorder au monde la paix que nous lui offrons, jetons, mes amis, un rameau de laurier sur les cendres de Washington, de ce héros qui affranchit l’Amérique du joug des ennemis les plus implacables de notre liberté, et que son ombre illustre nous montre au-delà du tombeau la gloire qui accompagne la mémoire des libérateurs de la patrie. »

Tel était encore le langage des guerriers républicains, telle était leur pensée ; ils trouvaient de l’écho en France ; pour les amis de la liberté, l’hommage rendu par le premier Consul au précurseur de l’indépendance du Nouveau-Monde était d’un bon augure. On ouvrit des conférences avec les envoyés des États-Unis, qui n’eurent plus de doutes sur le succès de leur négociation.

Pour se rendre les puissances neutres favorables, le premier Consul tempéra la rigueur des règlements qui concernaient leur commerce. L’embargo mis sur leurs bâtiments dans tous les ports fut levé, la neutralité des cargaisons sous pavillon neutre reconnue. Un tribunal fut créé par un simple arrêté du gouvernement pour statuer sur les prises maritimes dont le jugement avait été attribué aux tribunaux ordinaires.

Par une convention faite sous le Directoire entre la France et l’Angleterre, chacune de ces deux puissances entretenait à ses frais les prisonniers de guerre qui étaient au pouvoir de l’autre. Les prisonniers français étant plus nombreux en Angleterre, et les vivres plus chers, cet arrangement était onéreux pour la France. À cet inconvénient s’en joignait un plus grave ; l’agent anglais de ce service en France n’était probablement qu’un espion.

Le premier Consul signifia qu’à l’avenir chaque puissance nourrirait les prisonniers qu’elle aurait faits. Le ministère anglais refusa d’abord de se conformer à cette mesure, et menaça de laisser mourir de faim les prisonniers français, ou de les forcer à travailler pour gagner la subsistance que la République ne leur fournissait plus. C’était ajouter l’outrage à l’infortune. Chez toutes les nations, les travaux forcés étaient réservés aux criminels ; mais les lois de la guerre, en vigueur chez les peuples civilisés, ne permettaient point qu’un vainqueur imposât une semblable punition à l’ennemi tombé entre ses mains par le sort des armes. On se demandait si l’Angleterre, qui se prétendait au moins rivale de la France en lumières et en philanthropie, donnerait le honteux exemple d’assimiler à des malfaiteurs, rebut de la société, des hommes qui avaient exposé leur vie et perdu leur liberté pour défendre celle de leur pays. Trop d’exemples prouvaient, à la vérité, quel faible lien était ce droit des gens dont nulle autorité ne garantissait l’exercice. Le premier Consul pensait qu’il restait aux gouvernements les plus arbitraires dans leur politique, comme aux hommes les plus corrompus dans leurs mœurs, une sorte de pudeur dont on ne devait pas croire qu’ils osassent s’affranchir, et qu’il y avait des torts aussi honteux à supposer que faciles un jour à venger.

Il ne se borna point à la simple manifestation de ces sentiments généreux ; considérant que les prisonniers de guerre étaient confiés aux soins et à l’humanité des nations au pouvoir desquelles les avait mis le sort des combats, il arrêta que les ministres de la guerre et de la marine assureraient par tous les moyens la subsistance et l’habillement des prisonniers de guerre russes, autrichiens et anglais ; qu’on veillerait à ce qu’ils fussent traités avec tous les égards et les ménagements compatibles avec la sûreté, et qu’on prendrait d’ailleurs toutes les mesures pour en accélérer l’échange62. Ce que le premier Consul avait espéré et prévu arriva ; le ministère anglais fut contraint de céder ; les prisonniers français n’en furent ni mieux ni plus mal ; mais en affranchissant la République d’une espèce de tribut le nouvel arrangement eut de grands avantages pour elle.

Le général Mack, fameux par ses forfanteries et ses défaites, n’attendit point l’échange que devait lui faire espérer l’arrêté du premier Consul. Prisonnier de guerre, libre sur parole à Paris, il prit la fuite. Le premier Consul tira une vengeance éclatante de cette déloyauté, en donnant la liberté aux aides de camp de ce général, et en lui renvoyant ses effets et ses chevaux.

À la fin de la campagne d’Italie, et pendant les négociations de la paix, Bonaparte avait pris sur lui de distribuer des armes d’honneur dans son armée. L’article 87 de la constitution portait qu’il serait décerné des récompenses nationales aux guerriers qui auraient rendu des services en combattant pour la République. D’après le caractère de ces récompenses, et la nature du gouvernement représentatif, il appartenait à la loi seule de les déterminer ; cependant un arrêté des Consuls les institua. C’étaient toujours des armes d’honneur avec double paie ; des fusils, des mousquetons, des baguettes, des trompettes, des grenades pour les soldats, et des sabres pour les officiers63.

Le général Dupuis, mort les armes à la main dans la révolte du Kaire, avait commandé pendant cinq campagnes la trente-deuxième demi-brigade, qui souvent dans les combats avait décidé la victoire. Pour honorer la mémoire de ce guerrier, les Consuls ordonnèrent qu’il serait élevé sur la place de la commune de Toulouse, sa ville natale, une colonne de granit d’Orient, avec cette inscription : À Dupuis et aux braves de la trente-deuxième demi-brigade, morts au champ d’honneur64.

Léon Aune, sergent des grenadiers de la trente-deuxième, avait, à Montenotte, sauvé la vie au chef de brigade Massé et au général Rampon ; à Dégo, pris un drapeau ; à Lodi, le premier monté à l’assaut ; à Borghetto, passé le premier sur des pontons et fondu sur l’ennemi. Prisonnier à l’hôpital, il avait tué le commandant autrichien, et délivré quatre cents Français prisonniers. Il avait cinq blessures. Il écrivit à Bonaparte, comme à son ange tutélaire, lui rappela naïvement ses belles actions, et lui demanda une place dans son bon souvenir65. Le grand capitaine, le premier magistrat d’une puissante république, s’honorant de correspondre avec le simple soldat, répondit : « J’ai reçu votre lettre, mon brave camarade. Vous n’avez pas besoin de me parler de vos actions : je les connais toutes. Vous êtes le plus brave grenadier de l’armée, depuis la mort de Benezette. Vous avez eu un des cent sabres que j’ai distribués à l’armée. Tous les soldats étaient d’accord que c’était vous qui le méritiez le mieux. Je désire beaucoup vous voir. Le ministre de la guerre vous envoie l’ordre de venir à Paris66. »

Les restes du général Joubert étaient déposés dans le fort Lamalgue à Toulon ; les Consuls ordonnèrent qu’ils seraient inhumés dans ce fort auquel fut donné le nom de ce général.

Pour honorer l’année, le premier Consul présenta plusieurs militaires au sénat : le général Darçon, « l’officier le plus estimé du génie, l’un des corps militaires les plus considérés de l’Europe » ; le général Lefebvre, « toujours à l’avant-garde pendant la guerre de la liberté, et si grièvement blessé qu’il ne pouvait plus faire la guerre active d’une manière digne de lui ». Il présenta aussi le général Vaubois67.

Dès que la constitution fut mise en activité, que Bonaparte fut entré en fonctions comme premier Consul, il adressa, le 4 nivôse, une proclamation aux armées. Il leur rappelait leurs conquêtes, les exhortait à la constance, et leur prédisait de nouveaux triomphes. Il terminait par ces mots : « Soldats ! lorsqu’il en sera temps, je serai au milieu de vous, et l’Europe étonnée se souviendra que vous êtes de la race des braves. »

Depuis le 1er vendémiaire an VIII, que Moreau avait laissé à Championnet seul le commandement de l’Italie, ce général s’était consumé en vains efforts autour de Coni, jusqu’à la funeste bataille de Genola, complément de celle de Novi, qui assura aux ennemis la libre possession des plaines du Piémont, força l’armée d’abandonner Coni à ses propres forces, et de se retirer sur les sommets glacés des montagnes de Gênes et du comté de Nice, en proie aux plus horribles privations. La place d’Ancône, vigoureusement défendue par le général Monnier, fit, le 21 brumaire, une honorable capitulation. Coni se rendit le 13 frimaire.

Encouragés par leurs succès et les intelligences qu’ils avaient dans Gênes, les Autrichiens tentèrent un coup de main sur cette ville. Gouvion-Saint-Cyr les repoussa et leur fit douze à quinze cents prisonniers. De part et d’autre, les troupes entrèrent en quartiers d’hiver. Ainsi s’était terminée la campagne de Piémont, dont quelques beaux faits, aperçus au milieu de ses revers, appartiennent principalement à ce général. Le premier Consul le complimenta sur son dernier succès. « Recevez, lui écrivit-il, comme témoignage de ma satisfaction, un beau sabre que vous porterez les jours de combat. Faites connaître aux soldats qui sont sous vos ordres que je suis content d’eux, et que j’espère l’être davantage encore. Le ministre de la guerre vous expédie le brevet de premier lieutenant de l’armée. Comptez sur mon estime et mon amitié68. »

Sans solde depuis cinq mois, l’armée n’avait trouvé dans la rivière de Gênes, ni argent, ni effets d’habillement, ni souliers, ni bois pour entretenir les feux de ses bivouacs ; elle fut bientôt en proie à la famine ; les soldats mouraient de faim et de froid. Les hôpitaux furent encombrés de malades ; il n’y existait rien de ce qui était nécessaire à leur traitement ; il s’y déclara une épidémie. Les militaires, exaspérés par leurs souffrances, désertaient en foule leurs drapeaux. Les chevaux périssaient de misère. Les charrois ne faisaient plus de service. L’armée n’avait plus de matériel. Tel était, il faut bien le redire aux aveugles apologistes du Directoire, le fatal résultat de son administration.

Le premier Consul confia au vainqueur de Zurich le commandement de l’armée d’Italie, et lui adressa cette proclamation :

« Soldats ! les circonstances qui me retiennent à la tête du gouvernement m’empêchent de me trouver au milieu de vous. Vos besoins sont grands ; toutes mes mesures sont prises pour y pourvoir.

« Les premières qualités du soldat sont la constance et la discipline ; la valeur n’est que la seconde.

« Soldats ! plusieurs corps ont quitté leurs positions ; ils ont été sourds à la voix de leurs officiers ; la 17e légère est de ce nombre.

« Sont-ils donc tous morts, les braves de Rivoli, de Castiglione, de Neumarckt ? ils eussent péri plutôt que de quitter leurs drapeaux, et ils eussent ramené leurs jeunes camarades à l’honneur et au devoir.

« Soldats ! vos distributions ne vous sont pas régulièrement faites, dites-vous ? Qu’eussiez-vous fait si, comme les 4e et 22e légères, les 18e et 32e de ligne, vous vous fussiez trouvés au milieu du désert, sans pain ni eau, mangeant du cheval et du chameau ? La victoire nous donnera du pain, disaient-elles ; et vous… ! Vous quittez vos drapeaux !!

« Soldats d’Italie ! un nouveau général vous commande ; il fut toujours à l’avant-garde dans les plus beaux jours de votre gloire. Entourez-le de votre confiance ; il ramènera la victoire dans vos rangs.

« Je me ferai rendre un compte journalier de la conduite de tous les corps, et spécialement de la 17e légère et de la 73e de ligne ; elles se ressouviendront de la confiance que j’avais en elles ! »

L’armée ne fut point insensible à la voix de celui qui l’avait si longtemps conduite à la victoire. Les faits suivirent de près ses imposantes paroles. Les subsistances furent assurées, il fut pourvu à tous les besoins, les déserteurs rejoignirent, l’armée se réorganisa.

Cependant Championnet, partageant des misères qu’il n’avait pas été en son pouvoir de prévenir, visitant les camps et les hôpitaux, cherchant à ranimer le courage et le patriotisme de ses soldats, avait pris le germe de l’épidémie, et mourut à Nice, le 19 nivôse, âgé de 37 ans. Il regretta de n’être pas mort comme Joubert sur le champ de bataille, et de n’avoir pas vu le premier Consul qui pendant sa maladie lui avait écrit une lettre remplie d’expressions d’estime et de reconnaissance. L’armée fut extrêmement sensible à la perte de ce général qui, n’ayant peut-être pas le génie nécessaire au commandement en chef, avait des talents militaires et les sentiments d’un bon citoyen.

Les Consuls ordonnèrent une enquête sur la campagne désastreuse qui avait replacé l’Italie sous le joug de l’Autriche et sur les circonstances de la reddition rapide des places du Piémont et de la Lombardie69. Des ordres particuliers furent donnés de mettre en jugement le général Latour-Foissac comme traître à la patrie, pour avoir livré Mantoue par une capitulation honteuse. Il répandit un mémoire apologétique adressé aux Consuls, repoussa le reproche de corruption et de trahison, et déclara être prêt à comparaître devant un tribunal, pourvu qu’on le jugeât publiquement, à Paris, loin du tumulte des armées et des préventions soulevées contre lui. On ne lui donna point de juges, et le gouvernement écrivit au ministre de la guerre : « Les Consuls sont instruits que le citoyen Latour-Foissac est de retour d’Autriche, et déshonore en le portant l’habit du soldat français. Faites-lui connaître qu’il a cessé d’être au service de la République le jour où il a lâchement rendu la place de Mantoue, et défendez-lui expressément de porter aucun habit d’uniforme. Sa conduite à Mantoue est plus encore du ressort de l’opinion que des tribunaux ; d’ailleurs l’intention du gouvernement est de ne plus entendre parler de ce siège honteux qui sera longtemps une tache pour nos armes. Le citoyen Latour-Foissac trouvera dans le mépris public la plus grande punition que l’on puisse infliger à un Français70. »

Cette lettre fut publiée ; c’était, et Napoléon lui-même en fait l’aveu71, un acte illégal et tyrannique que ne pouvaient justifier, ni l’insuffisance des lois qu’il en donna pour motif, ni la nécessité de frapper l’opinion et de ranimer le sentiment de l’honneur militaire affaibli dans les revers.

Le général Brune ayant été appelé au conseil d’état et ensuite envoyé sur la Loire pour commander l’armée de l’Ouest, Augereau le remplaça dans le commandement de l’armée de Hollande. En lui envoyant sa nomination, le premier Consul lui écrivit : « Montrez dans tous les actes que votre commandement vous donnera lieu de faire, que vous êtes au-dessus de ces misérables divisions de tribune dont le contrecoup a été depuis dix ans la cause de tous les déchirements de la France. La gloire de la République est le fruit du sang de nos camarades ; nous n’appartenons à aucune autre coterie qu’à celle de la nation entière. Si les circonstances m’obligent à faire la guerre par moi-même, comptez que je ne vous laisserai pas en Hollande et que je n’oublierai jamais la belle journée de Castiglione. Cette lettre faisait allusion au rôle qu’avait voulu jouer, dans le conseil des Cinq-Cents, ce général, un des coryphées du Manège, plus fait pour la guerre que pour la législation, et plus propre à manier le sabre que la parole.

Le premier Consul réunit les armées du Rhin et d’Helvétie en une seule sous le nom d’armée du Rhin, et Moreau en fut nommé général en chef. En prenant le commandement de cette armée, il adressa aux habitants de l’Helvétie, le 7 pluviôse, une proclamation que nous rapportons comme un témoignage des sentiments qui animaient alors les chefs des armées républicaines et ce général en particulier.

« Peuples d’Helvétie ! en rejoignant au milieu de vous mes anciens compagnons d’armes, je n’ai pu me défendre d’émotion. Quel théâtre pour les soldats de la liberté ! Que de beaux souvenirs, que d’exemples sublimes rappellent les champs que vous cultivez, et que jadis vous arrachâtes à la tyrannie, au prix de tant de sang et de glorieux sacrifices ! Peuples d’Helvétie, vous fûtes toujours nos alliés fidèles, nos alliés d’affection ; mais il est aujourd’hui un lien plus sacré qui nous unit, notre commune indépendance. C’en serait fait de votre liberté, si la France pouvait être asservie. Le despotisme est là pour tout envahir. Vainqueur farouche, le souvenir de ses craintes lui ferait effacer jusqu’aux plus faibles traces des institutions républicaines ; il les poursuivrait même au milieu de vos rochers qui, pour lui, ne seraient plus une barrière. Vous n’auriez plus à porter un joug passager sous lequel vit encore l’espérance, mais un système de tyrannie stable, général, et profondément combiné. Peuples d’Helvétie, j’ai confiance en vous, et je ferai tout pour mériter la vôtre. Je sais que vous souffrez ; mais je sais que la guerre entraîne toujours des maux après elle. Faites-les-moi connaître par l’organe de vos magistrats, et nous y remédierons de concert. Si cependant nos soins communs ne peuvent les éloigner tous, c’est qu’il en est d’inévitables ; mon cœur appréciera vos sacrifices, et ils seront pour le gouvernement français un nouveau motif de reconnaissance. »

La République française était en guerre avec l’Angleterre, la Russie et l’Autriche. L’Angleterre, par ses subsides, était l’âme de toutes les coalitions ; c’était surtout de cette puissance que dépendait la paix générale de l’Europe. Le premier Consul n’hésita point à lui faire le premier des ouvertures ; il écrivit directement au roi Georges :

« Appelé par le vœu de la nation française à occuper la première magistrature, je crois convenable, en entrant en charge, d’en faire directement part à votre majesté.

« La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde, doit-elle être éternelle ? N’y a-t-il donc aucun moyen de s’entendre ?

« Comment les nations les plus éclairées de l’Europe, puissantes et fortes plus que ne l’exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles ? Comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la première des gloires ?

« Ces sentiments ne peuvent pas être étrangers au cœur de votre majesté, qui gouverne une nation libre et dans le seul but de la rendre heureuse.

« Votre majesté ne verra dans ces ouvertures que mon désir sincère de contribuer efficacement pour la deuxième fois à la pacification générale, par une démarche prompte, toute de confiance, et dégagée de ces formes qui, nécessaires peut-être pour déguiser la dépendance des états faibles, ne décèlent dans les états forts que le désir mutuel de se tromper.

« La France, l’Angleterre, par l’abus de leurs forces, peuvent longtemps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder l’épuisement ; mais, j’ose le dire, le sort de toutes les nations civilisées est attaché à la fin d’une guerre qui embrase le monde entier72. »

Le cabinet de Londres et toutes les cours de l’Europe parurent très scandalisés de ce qu’un premier Consul de la République française eût osé écrire directement à un roi de la Grande-Bretagne. Cependant lord Grenville fit remettre une note officielle au ministre Talleyrand. Loin de répondre aux ouvertures pacifiques du premier Consul, c’était au contraire un manifeste virulent contre la nation française et son gouvernement, une critique amère de la révolution. Le ministre anglais déclarait que toute réconciliation avec la France république était impossible, et que l’on ne pourrait songer à faire sérieusement la paix tant que cette puissance resterait sous l’empire d’un régime subversif de tout ordre social ; que le garant le plus naturel et le plus sûr de l’existence de la société civile en France était le rétablissement des Bourbons sur le trône, de cette maison qui avait, durant tant de siècles, su maintenir au-dedans la prospérité de la nation française, et lui assurer de la considération et du respect au-dehors ; qu’au surplus le roi d’Angleterre ne prétendait pas prescrire à la France quelle serait la forme de son gouvernement, ni dans quelles mains elle déposerait l’autorité nécessaire pour conduire les affaires d’une grande et puissante nation ; que comme il n’existait aucune certitude suffisante des principes qui dirigeraient le nouveau gouvernement, aucune base d’après laquelle on put juger de sa stabilité, il ne restait à sa majesté qu’à poursuivre de concert avec les autres puissances une guerre juste et défensive.

Cette réponse injurieuse pour la République et pour son premier magistrat, était évidemment une nouvelle déclaration de guerre. Le ministère britannique reprochait même à la France de l’avoir provoqué dans le principe, et semblait vouloir la rendre responsable des malheurs de l’Europe. Loin d’avoir été l’agresseur, le peuple français, dès le commencement de la révolution, avait solennellement proclamé son amour pour la paix, son éloignement pour les conquêtes et son respect pour l’indépendance de tous les gouvernements. Ses affaires intérieures l’avaient assez occupé pour qu’il ne se fût pas mêlé de celles des autres, si l’on ne fût pas venu le provoquer. L’Europe presque tout entière s’était liguée contre la révolution ; l’agression avait été longtemps réelle avant d’être publique. On avait excité les résistances intérieures, accueilli les opposants, toléré leurs réunions et leurs armements, favorisé leurs complots secrets, appuyé leurs déclamations furibondes, et outragé la nation française dans la personne de ses agents : l’Angleterre avait donné cet exemple en renvoyant le ministre accrédité auprès d’elle. Enfin la France avait été attaquée de fait dans son indépendance, dans son honneur et dans sa sûreté, longtemps avant que la guerre eût été déclarée. Ainsi c’était aux projets d’asservissement, de dissolution, de démembrement, formés contre elle, et dont l’exécution avait été plusieurs fois tentée et poursuivie, qu’elle était en droit d’imputer les maux qu’elle avait soufferts, et ceux qui avaient affligé l’Europe. Il fallait en accuser surtout l’acharnement avec lequel les ressources de l’Angleterre avaient été prodiguées pour consommer la ruine de la France.

Le premier Consul ne pouvait douter que le roi de la Grande-Bretagne ne reconnût aux nations le droit de se choisir la forme de leurs gouvernements, puisque c’était de l’exercice de ce droit que ce prince tenait la couronne ; mais il était surpris que le ministère anglais eût semblé vouloir s’immiscer dans les affaires intérieures de la République, par des insinuations aussi injurieuses pour la nation française et son gouvernement, que l’eussent été pour l’Angleterre et son roi une provocation au régime républicain dont cette puissance avait adopté les formes au milieu du dix-septième siècle, ou une exhortation à rappeler au trône cette famille que la naissance y avait placée, et qu’une révolution en avait fait descendre.

Telle fut la réponse du premier Consul au gouvernement britannique. Rappelant au roi d’Angleterre les tentatives de rapprochement qu’il avait faites en l’an V, à une époque où le système constitutif de la République française ne présentait ni la force ni la solidité qu’il avait en l’an VIII, il proposait de convenir d’une suspension d’armes, et de nommer de part et d’autre des plénipotentiaires pour traiter la paix.

Lord Grenville répliqua et reproduisit l’esprit, les arguments et jusqu’à des expressions de sa première note. Le cabinet anglais se réservait de juger du moment où il croirait devoir entendre à des négociations.

Il y avait, on ne peut le méconnaître, dans les démarches de Bonaparte autant de franchise et de loyauté que d’embarras et de détours dans les réponses du ministère britannique. Aussi, aux yeux des gens modérés et de tous les hommes de sens, l’avantage resta sans contredit au premier Consul.

Le roi d’Angleterre envoya ces notes au parlement et demanda, par un message, à être mis en état de continuer vigoureusement la guerre. Dans le débat auquel cette communication donna lieu, on traita sérieusement la question oiseuse et puérile de savoir laquelle des deux puissances avait été l’agresseur. Mais les orateurs de l’opposition, Fox, Shéridan, Grey, Erskine, allèrent droit au but, et imputèrent la continuation de la guerre à l’oligarchie européenne qui s’était liguée pour maintenir les peuples dans un état stationnaire, et s’opposer à tonte amélioration de l’ordre social. Jamais Pitt n’exhala sa haine avec autant de violence contre la France et le premier Consul. Interpellé s’il avait l’espoir de rétablir de force la monarchie en France, il répondit par ces paroles remarquables : « Jamais je ne l’ai cru possible ; jamais je ne l’ai désiré ; mais j’espère que, dégagée du poids de l’autorité militaire par les efforts des armées combinées, la France pourra enfin exprimer son vœu réel. Je puis assurer que la guerre qui se fait dans les provinces de l’Ouest est, sans aucune instigation de notre part, l’effet violent et spontané de leur propre ardeur, contraire en cela au vœu de ce pays qui désirait réserver son énergie pour une occasion plus propice. Nous avions, il est vrai, consenti à traiter à Paris et à Lille ; mais, parce que notre vieux système de finances n’était plus suffisant pour lutter contre la saisie convulsive qui formait les revenus révolutionnaires de la F rance. Une paix, alors quoique dangereuse, le paraissait moins qu’une guerre conduite avec des moyens ordinaires. Entre deux maux, nous choisissions le moindre. Aujourd’hui la position n’est plus la même ; la guerre ne nous offre que des chances de gain. »

Dans ces paroles, il y avait du moins de la franchise ; elles mettaient au grand jour le sens véritable des notes de Grenville. Trois mois plus tard on verra quelles étaient les chances de gain que le prévoyant Pitt apercevait pour son pays dans la continuation de la guerre. Quant à celle de la Vendée et des chouans, il n’était que trop prouvé qu’elle était nourrie par l’influence de l’Angleterre ; des faits notoires, et surtout les vingt mille fusils anglais remis par Georges Cadoudal en capitulant, donnaient un démenti formel au ministère britannique. C’était peu pour lui d’avoir couvert de cadavres et de ruines les contrées les plus florissantes de l’Europe ; pour lui cette lutte sanglante entre les peuples du continent n’avait point assez duré. Il avait donné le signal des discordes et des combats ; il se réservait de déclarer le moment où il serait temps de mettre un terme à tant de malheurs.

Les journaux anglais publièrent sur les notes diplomatiques des commentaires où les invectives n’étaient pas épargnées. Le premier Consul y fit répondre dans son journal officiel : « C’est un usage très ancien que de dire des injures à ses ennemis. Les dieux d’Homère s’injurient entre eux. Ses héros se provoquent au combat par des outrages. Les chants de guerre des sauvages sont composés d’injures, comme le sont les manifestes des rois et les harangues des orateurs. L’usage qui autorise ces formes grossières veut aussi qu’on y attache peu d’importance. Les armes et non les paroles font le destin des empires ; et pour l’ordinaire, la paix, soit qu’on l’accepte, soit qu’on l’impose, ne se détermine pas par la balance des invectives. Nous ne pouvons nier qu’en ce genre les Anglais n’eussent facilement sur nous l’avantage73. »

Le Moniteur publia une prétendue lettre du dernier descendant des Stuarts, qui félicitait le roi Georges de son respect religieux pour le dogme de la légitimité et l’invitait en conséquence à rendre la couronne à la dynastie chassée d’Angleterre.

Le premier Consul ne fut pas plus heureux dans les ouvertures de paix qu’il fit à l’empereur d’Allemagne. Le cabinet de Vienne était à la fois dominé par l’orgueil des succès que ses armées avaient obtenus en Italie, et par l’influence de l’Angleterre. Dans une proclamation adressée à plusieurs états de l’Allemagne, pour presser les armements dirigés contre la France, le prince Charles avait fait connaître les vues de la cour d’Autriche. On cherchait à dissuader ceux qui, confiants dans les résultats de la révolution du 18 brumaire, se sentaient disposés à faire la paix avec la France. On représentait les premiers magistrats de la République comme ennemis implacables de tous les gouvernements qui n’étaient pas constitués comme le leur. On exhortait les princes allemands à se défier des nouveaux gouvernails de la France, parce que la révolution qui les avait élevés, n’étant pas encore bien consolidée, ils pouvaient être renversés comme l’avaient été leurs prédécesseurs74.

Cette résolution des puissances eut une influence plus funeste qu’on ne le crut généralement sur les destins de l’Europe. Jamais elles ne s’étaient trouvées dans une situation plus favorable pour faire la paix. L’Autriche avait reconquis l’Italie. L’Angleterre tenait dans ses mains les colonies de la France et de ses alliés. Ce n’était pas comme conquêtes que la République occupait Gênes, la Suisse, la Hollande et l’Égypte ; elle ne possédait plus à ce titre que l’île de Malte, les provinces de la rive gauche du Rhin et la Belgique. Malgré la victoire de Zurich et la honteuse issue de l’expédition anglo-russe en Hollande, les armées françaises n’avaient pas encore une attitude inquiétante pour l’Europe. On se trouvait de part et d’autre dans ce juste équilibre qui pouvait donner l’espoir de voir sortir des négociations un arrangement propre à rasseoir sur des bases équitables les intérêts que la guerre avait bouleversés. Mais, dit-on, revenant plus tard sur cette époque, le premier Consul n’était pas alors sincère, il ne voulait pas la paix ; quand il l’offrit, il savait qu’elle serait refusée. Certes, il ne craignait pas la guerre ; il est même probable que l’obstination des puissances remplit son âme d’une joie secrète. C’était pour elles une raison de plus de le prendre au mot, car elles auraient dépopularisé la guerre, que leur refus outrageant rendit au contraire nationale. Mais elles ne connaissaient point la pensée secrète de Bonaparte, elles n’avaient point pénétré les replis de son cœur ; elles croyaient tout simplement la République aux abois ; elles espéraient l’empêcher de se relever plus puissante de ses derniers revers sous la direction du grand capitaine qui lui promettait de hautes destinées. Les peuples et les rois payèrent cher cet aveuglement passionné de l’Autriche et de l’Angleterre. Ces deux puissances rallumèrent le flambeau de la guerre qui pendant quinze ans désola l’Europe.

Le premier Consul annonça au peuple français par une proclamation le résultat de ses ouvertures pacifiques, et l’appela aux combats. Il ordonna la formation d’une armée de réserve à Dijon75. De ce point intermédiaire entre la capitale et la frontière de l’Est, de belles communications permettaient de la porter rapidement sur les Alpes ou sur le Rhin. Le département qui, à la fin de germinal, aurait payé la plus forte partie des contributions, devait être proclamé comme ayant bien mérité de la patrie, et son nom être donné à la principale place de Paris76.

Les anciens soldats qui avaient obtenu leur congé, les vétérans en état de faire la campagne, les jeunes gens de la réquisition et de la conscription furent sommés au nom de l’honneur, par des proclamations des préfets et des généraux commandant les divisions militaires, de rejoindre leurs drapeaux avant le 15 germinal. Tous les citoyens qui dans cette circonstance extraordinaire désiraient accompagner le premier Consul, et participer aux périls et à la gloire de la campagne prochaine, furent invités à s’inscrire chez les préfets et sous-préfets, et à se réunir à Dijon, où s’étaient déjà rendues les troupes destinées à former le noyau de l’armée de réserve77.

Des orateurs du gouvernement communiquèrent au Corps-Législatif et au tribunat la proclamation des Consuls aux Français.

« Tribuns, dit Champagny, vous à qui il appartient, d’être les interprètes de l’opinion publique, exprimez votre pensée sur cette mesure du gouvernement. Dites ce que vous voyez de sincère dans ses intentions, de grandeur dans ses vues, de courage dans ses résolutions, et qu’un noble enthousiasme, naissant dans votre enceinte, se communique à toute la France, et ouvre aux Français cette carrière de gloire où la patrie les appelle, où la victoire les attend. »

Le président du tribunat et plusieurs orateurs78 se disputèrent l’honneur de répondre à cette interpellation. Ils développèrent à l’envi les véritables intentions de l’Angleterre, celles de ruiner et d’asservir la France. Ils chargèrent cette puissance de tous les maux d’une guerre dont elle seule voulait prolonger la durée. Jean Debry, à qui ce moment rappelait « le jour à jamais exécrable où l’olivier de la paix fut sous ses yeux taillé à coups de sabre, crime commandé par l’Angleterre », proposa d’émettre ce vœu : Que le premier Consul revienne vainqueur et pacificateur79 ! Le tribunat arrêta qu’une députation de trois orateurs irait l’exprimer aux Consuls. Jean Debry fut chargé de porter la parole ; mais le premier Consul y trouva de l’inconvenance, à cause de l’amertume avec laquelle l’orateur avait fait allusion au massacre de Rastadt, et Chauvelin fut substitué à Debry. Sensible à ce scrupule du gouvernement, ce tribun s’en plaignit au premier Consul, qui s’excusa sur la nécessité d’éviter, dans un moment où il offrait la paix, tout ce qui pouvait réveiller des souvenirs capables de l’éloigner, et l’assura qu’il désirait trouver une occasion de lui prouver son estime. Et le premier Consul, dit-on, ne voulait pas la paix ! Il répondit80 à la députation qu’il était satisfait du bon esprit qui avait animé le tribunat pendant la session ; que toute espérance de paix continentale n’était pas entièrement évanouie, et que, s’il était hors du pouvoir de la République de la dicter, l’union et l’élan de tous les Français étaient du moins un sûr garant de la victoire. Le Corps-Législatif déclara que, certain des intentions et des démarches pacifiques des premiers magistrats de la République, il voyait avec satisfaction et confiance les préparatifs faits pour commander la paix, et forma le vœu qu’elle pût être le fruit des premières victoires.

Toutes les autorités nationales, le gouvernement par calcul, le tribunat et le Corps-Législatif par inattention ou entraînement, s’écartèrent alors de la forme prescrite par l’article 50 de la constitution, portant que les déclarations de guerre étaient proposées, discutées, décrétées et promulguées comme des lois. Une première dérogation à cet article devint la règle, jusqu’à ce qu’il fut lui-même abrogé.

Dans cette circonstance, les grands corps de l’état exprimèrent les véritables sentiments de la France. Le refus et les prétentions des Anglais avaient rendu la guerre nationale. Une loi mit à la disposition du gouvernement la première classe de la conscription de l’an VIII. Les Consuls arrêtèrent (29 ventôse) qu’il serait érigé dans chaque chef-lieu du département, une colonne à la mémoire des braves morts pour la défense de la patrie et de la liberté ; à Paris, sur la place de la Concorde, une colonne nationale, sur laquelle seraient inscrits les noms des militaires morts, après avoir rendu des services d’une importance majeure, et que les premières pierres en seraient posées dans toute la République le 25 messidor. Les soldats congédiés et réformés ; qui avaient fait les premières campagnes dans la guerre de la révolution, furent soumis à un nouvel examen. Les patriotes de Rome, de Naples, de la Cisalpine et du Piémont, qui, pour échapper aux fureurs de la réaction, avaient quitté leur patrie et s’étaient réfugiés en France, furent organisés en légion italique ; elle s’éleva a trois mille hommes, et fut commandée par le général Lecchi. Le gouvernement acheta vingt-cinq mille chevaux dans l’intérieur de la République et remonta la cavalerie. Un grand parc d’artillerie fut formé à Paris et envoyé aux armées. Le général Marescot fut nommé premier inspecteur du génie, et le général d’Aboville de l’artillerie. Ces deux armes reçurent une nouvelle organisation. Jusques alors les mouvements et les transports des canons et caissons étaient à l’entreprise. Le premier Consul créa pour ce service le train d’artillerie, corps militaire qui connut l’honneur et rivalisa dans la suite avec les canonniers. Un arrêté des Consuls du 9 pluviôse retira aux commissaires des guerres la police administrative des troupes, et la donna à un corps d’inspecteurs aux revues qui furent pris non seulement dans le commissariat, mais parmi les officiers généraux ou supérieurs hors d’activité ; car dans les premières campagnes d’Italie, Bonaparte, mécontent de l’attitude des commissaires des guerres au feu, mettait une grande importance à ce que les administrateurs militaires eussent fait la guerre.

Au commencement de celle de la liberté, la République avait eu quatorze armées. On partait alors du principe qu’on ne peut trop s’étendre. Chaque armée était partagée en plusieurs divisions qui opéraient sur des lignes parallèles à une ou deux marches l’une de l’autre. Bonaparte, en Italie, changea cet ordre vicieux, et réunit ses divisions pour agir sur le point où il fallait porter le principal effort. Premier Consul, il modifia encore le système divisionnaire et organisa de grandes armées. Pour donner de l’ensemble et de la rapidité aux mouvements des divisions qui se trouvaient multipliées, il en réunit plusieurs sous le nom de corps d’armée, et donna au général chargé de leur commandement le titre de lieutenant-général ; ce n’était qu’une commission temporaire. L’armée du Rhin fut la première ainsi organisée. Lecourbe, Sainte-Suzanne et Gouvion-Saint-Cyr commandèrent comme lieutenants-généraux les ailes et le centre ; le général en chef Moreau eut en outre sous sa main un corps de réserve considérable.

Chapitre VI. §

Armée d’Orient depuis le départ de Bonaparte. — Kléber général en chef. — Négociations pour l’évacuation de l’Égypte. — Convention d’El-Arych. — Arrivée de Desaix en France.

Laissons un moment les affaires de l’Europe, et portons nos regards sur cette brave armée d’Orient qui, depuis l’arrivée de Bonaparte en France, y semble pour ainsi dire oubliée. Les vicissitudes de cette armée, quoique étrangères désormais au premier Consul, n’en appartiennent pas moins à son histoire. Elles sont une suite de l’expédition par lui conçue, par lui exécutée. Elles forment le complément nécessaire de sa campagne d’Égypte. Nous continuerons donc à en retracer les événements, à mesure qu’ils se développeront sous le commandement des généraux Kléber et Menou, jusqu’à la convention par laquelle l’armée, mal secondée plutôt que vaincue, abandonna sa conquête.

Lorsque Bonaparte eut quitté l’Égypte et se fut embarqué pour la France, le 5 fructidor an VII, la nouvelle de son départ se répandit promptement dans l’intérieur du pays, et frappa l’armée de consternation et de stupeur. Kléber arriva à Rosette deux jours après, croyant y voir le général en chef qui lui avait écrit de s’y rendre ; son mécontentement fut extrême en apprenant qu’il était parti. Il reçut de Menou les dépêches qui lui conféraient le commandement de l’armée, et partit pour le Kaire. Regardant la nouvelle du départ de Bonaparte comme un vain bruit, les généraux, notamment Dugua, l’avaient d’abord démentie dans cette ville, craignant qu’elle ne fit un mauvais effet sur l’armée et le peuple ; mais, dès que cette nouvelle fut officiellement parvenue, ils se hâtèrent de la publier, et de faire connaître le successeur de Bonaparte. Populaire auprès du soldat, le nom de Kléber rendit à l’armée sa confiance. Il arriva au Kaire, le 13 fructidor, et s’annonça par une proclamation. Le 15, il se fit reconnaître général en chef au milieu des acclamations des troupes et des habitants. Le lendemain, il donna sa première audience aux corps d’officiers, au divan, aux ulémas et aux grands du pays. Le concours des spectateurs fut immense, et rien ne fut négligé pour donner de la pompe à cette cérémonie. Le cheyk El-Mohdy, président du divan, porta la parole au nom de ce corps, réclama protection pour la religion musulmane, et témoigna des regrets sur le départ de Bonaparte dont les Égyptiens ne pouvaient se consoler que par la justice et la bonté de son successeur. Kléber répondit que leur attente ne serait point trompée ; que, conformément à leurs désirs, il ferait respecter et protégerait leur croyance ; qu’il marcherait sur les traces de Bonaparte, parce que le bonheur des Égyptiens était, de tous les attributs de son commandement, le plus cher à son cœur.

Il employa plusieurs jours à visiter la citadelle, les forts, les hôpitaux, les prisons, les ateliers industriels et les arsenaux militaires. Il était accompagné d’un brillant cortège, et le peuple, curieux de voir son nouveau sultan, affluait sur son passage. Bonaparte, pendant son commandement, n’avait développé un grand appareil que dans les cérémonies et les fêtes publiques. Au Kaire, lorsqu’il sortait, il n’était ordinairement accompagné que de ses aides de camp, de quelques guides, et de deux serviteurs égyptiens armés de piques, qui couraient, suivant l’usage, à côté de lui, et tenaient la bride et l’étrier lorsqu’il descendait de cheval. Mais Kléber trouva la transition trop brusque pour une nation qui, accoutumée au spectacle d’un pompeux despotisme, était fort peu sensible à la simplicité républicaine. Persuadé que plus il imposerait au peuple plus il en serait obéi, il voulut qu’on rendît à sa personne les honneurs dus aux beys et au pacha. Il se fit précéder par deux rangées de bâtonniers qui, frappant la terre de leurs longs bâtons, criaient devant lui en arabe : « Voilà le sultan commandant en chef ! musulmans, prosternez-vous ! » Alors les passants s’arrêtaient ; ceux qui étaient à cheval en descendaient, et, croisant leurs mains sur leur poitrine, s’inclinaient respectueusement devant Kléber.

Le 1er vendémiaire an VIII, il fit célébrer au Kaire, avec une grande solennité, la fête de la fondation de la République. Il revêtit de pelisses l’aga des janissaires, le président du divan, le qady, et fit des présents aux principaux cheyks. Il alla, dans un costume éclatant de magnificence et suivi d’un nombreux état-major, passer la revue des troupes, et les harangua en ces termes :

« Soldats ! vous venez de finir la septième année depuis l’époque mémorable où le peuple français, brisant les dernières entraves de la servitude, abolit la royauté, et se donna un gouvernement républicain. Vous avez soutenu la République, vous l’avez défendue par votre valeur. Au nord, au midi, au levant, au couchant, vous avez reculé vos frontières ; et les ennemis qui, dans le délire de l’orgueil, s’étaient déjà partagé nos provinces, n’ont bientôt plus calculé qu’avec effroi les bornes où vous pourriez vous arrêter. Mais vos drapeaux, braves compagnons d’armes, se courbent sous le poids des lauriers, et tant de travaux demandent un terme, tant de gloire exige un prix. Encore un peu de persévérance, et vous êtes près d’atteindre et d’obtenir l’un et l’autre. Encore un moment, et vous donnerez une paix durable au monde après l’avoir combattu. »

Kléber fit ensuite exécuter des évolutions militaires qui frappèrent d’un respect mêlé de terreur Mustapha pacha et les officiers turcs faits prisonniers à Abouqyr, que le général en chef avait voulu rendre témoins de cette imposante cérémonie. Il donna un dîner splendide aux grands, aux cheyks et aux ulémas, et la journée se termina par un feu d’artifice.

Tandis que Kléber fêtait au Grand-Kaire l’anniversaire de la fondation de la République, Desaix le célébrait aussi dans la Haute-Égypte. Il réunit ses troupes sur les ruines de la plus ancienne des villes, et les harangua au milieu du plus vaste palais de Thèbes. Là, se renouvelèrent des cris de victoire et d’allégresse ; et ces imposants débris, depuis si longtemps voués au silence, retentirent du bruit soudain de ces foudres de bronze qui jamais ne s’étaient fait entendre dans leur enceinte.

Pour le gouvernement, l’administration, la police et le système militaire, Kléber suivit, à quelques modifications près, ainsi qu’il l’avait annoncé aux grands du Kaire, les errements de son prédécesseur, auquel il avait rendu hommage en publia Mais il en était autrement en secret, ainsi qu’on le voit par cette fameuse lettre qu’il écrivit au Directoire, le 4 vendémiaire an VIII, un mois après le départ de Bonaparte. Elle fut expédiée au gouvernement par Barras, cousin du directeur, qui s’embarqua à Alexandrie, le 13 brumaire, avec le général Vaux et des blessés. Le navire qu’il montait, la Marianne, était arrivé en vue de Toulon, lorsqu’il fut arrêté par une corvette anglaise. Barras jeta ses papiers à l’eau ; ils surnagèrent et furent pris par les Anglais. La cour de Londres fit publier cette lettre pour la répandre en Europe, dans l’espoir qu’elle jetterait la discorde entre le premier magistrat de la République et le nouveau chef de l’armée d’Orient. C’était un tableau rembruni de la situation de cette armée que Kléber représentait au Directoire comme réduite de moitié et dépourvue de toutes ressources. Il se plaignait avec amertume du désordre où son prédécesseur avait laissé les finances, et ne négligeait aucun des arguments propres à faire apprécier l’énormité du fardeau que son départ laissait peser sur lui. Il était sans doute bien loin de croire que Bonaparte fût alors chef de l’état ; que, lorsque ses dépêches arriveraient en France, il n’y aurait plus de Directoire, et qu’elles seraient décachetées par celui-là même quelles inculpaient : en effet, un duplicata de cette lettre échappa aux croisières anglaises, et parvint au premier Consul. Elle devint le texte d’un grand nombre d’accusations contre Bonaparte, releva, en Europe et dans l’Orient, les espérances des ennemis de la France, et entraîna, comme on le verra bientôt, le cabinet britannique dans une haute perfidie81. Ce document, important pour l’histoire de l’expédition d’Égypte, a acquis un nouveau degré d’intérêt, par la réfutation que Napoléon en a faite à Sainte-Hélène.

Si, dans la situation où Bonaparte avait laissé l’Égypte, et dans les circonstances difficiles où se trouvaient l’Europe et la République française, des militaires et des hommes d’état entrevoyaient la ruine de l’armée d’Orient et la perte de sa conquête, il se trouvait aussi beaucoup de gens d’une opinion différente. Le danger qui menaçait cette armée n’était point aussi imminent qu’on paraissait le craindre, et la prolongation de son séjour dans ces contrées le démontra complètement. Quels que fussent les motifs qui influençaient l’opinion de Kléber à l’époque où il prit le commandement, il est certain, et tous ses actes en font foi, qu’il n’eut pas la volonté de conserver l’Égypte. Il présenta dans toute leur force, avec exagération et même amertume, les raisons propres à justifier d’avance l’évacuation qui était devenue l’objet de toutes ses pensées. En se prononçant aussi ouvertement, il dut trouver dans l’armée beaucoup de partisans ; il réveillait en eux le désir, bien naturel, de rentrer dans leur patrie, et leur en laissait entrevoir l’espérance. Des généraux et des chefs d’administration écrivirent dans le même sens que Kléber. Bientôt on vit sortir des presses du cabinet anglais, avec la dépêche de ce général, des lettres également interceptées et encore plus désespérantes, adressées au Directoire par l’administrateur des finances Poussielgue, par le chef de l’état-major général Damas, et même par le général Dugua. Cette impulsion, donnée aux esprits par le général en chef, fut momentanément suspendue par la nécessité, où l’approche de l’ennemi plaça l’armée, de se maintenir en Égypte par la victoire ; mais cette impulsion n’en produisit pas moins son effet ; plus tard, elle reprit son empire, et fut la source de funestes divisions qui, jointes à d’autres causes, amenèrent enfin un résultat désormais infaillible, puisqu’il était aussi ardemment désiré par ceux qui occupaient l’Égypte que par ceux qui voulaient leur arracher cette conquête.

Dans les lettres qui tombèrent entre les mains du premier Consul, se trouvaient de graves calomnies. Elles venaient d’hommes qu’il avait comblés de biens, auxquels il avait donné sa confiance, et qu’il croyait lui être très attachés : comment n’y aurait-il pas été sensible ? Poussielgue, dont il avait fait la fortune, mandait au Directoire que le général en chef venait de s’évader emportant deux millions au trésor. Mais, par un de ces hasards qui viennent presque toujours confondre l’imposture, on trouva, dans les mêmes dépêches, des comptes du payeur d’où il résultait que le général en chef n’avait pas même pris la totalité de son traitement. On dit qu’à cette lecture le premier Consul éprouva un vrai dégoût des hommes. Dans la suite, Poussielgue tenta de rentrer en faveur, et l’empereur Napoléon, qui pendant son règne pardonna tant de fois aux ingrats et aux traîtres, ne s’opposa point à ce qu’il fût employé d’une manière subalterne ; mais il ne voulut jamais le revoir ; ce fut là toute sa vengeance82.

Le funeste échec de la marine française au combat naval d’Abouqyr et les tentatives infructueuses de Bonaparte pour ramener la Porte à des dispositions pacifiques, avaient sans contredit beaucoup modifié ses projets sur l’occupation de l’Égypte ; mais il la regardait toujours avec raison comme d’une grande importance dans les chances de la guerre qui s’était rallumée en Europe, et il était loin de croire qu’il fallût en précipiter l’évacuation. Parvenu au gouvernement de la République, il ne se dissimulait pas la nécessité d’envoyer à l’armée d’Orient des secours qu’il avait lui-même demandés au Directoire. Cependant il était plus urgent de faire tête à la coalition qui menaçait les frontières de la France et de poursuivre les succès de Brune et de Masséna qui avaient rétabli l’honneur des armes républicaines à Bergen et à Zurich. Dans les premiers jours du Consulat provisoire, Bonaparte avait adressé cette proclamation à l’armée d’Égypte : « Soldats ! les Consuls de la République s’occupent souvent de l’armée d’Orient. La France connaît toute l’influence de vos conquêtes pour la restauration du commerce et la civilisation du monde. L’Europe entière vous regarde et je suis souvent en pensée avec vous. Quelle que soit la situation où les hasards de la guerre vous entraînent, soyez toujours les soldats de Rivoli et d’Abouqyr, vous serez invincibles. Portez à Kléber cette confiance sans bornes que vous avez en moi ; il la mérite. Soldats ! songez au jour où, victorieux, vous rentrerez sur le territoire sacré… Ce sera un jour de gloire pour la nation entière. »

Bonaparte avait, pendant son séjour en Égypte, jugé utile d’avoir un théâtre au Kaire. Les Consuls donnèrent l’ordre au ministre de l’intérieur d’y envoyer une troupe de comédiens.

L’armée d’Orient ne se trouvait point portée dans l’état des dépenses de la guerre pour l’an VIII, présenté par le Directoire le 25 prairial an VII. Les Consuls proposèrent de faire pour cette armée un fonds annuel de quinze millions, à prendre sur les contributions levées en Égypte. Ce n’était qu’un crédit d’ordre ; mais en établissant cette communauté de moyens pécuniaires entre le trésor public et l’armée d’Orient, on donnait au ministre de la guerre le moyen de satisfaire en France aux réclamations légitimes des militaires qui revenaient de cette armée, et de fournir des secours aux femmes dont les maris étaient en Égypte. Une loi mit à la disposition du ministre de la guerre un million à titre d’avances, et à prendre sur le fonds de quinze millions. Un arrêté du gouvernement détermina la quotité des secours accordés aux femmes d’après les grades de leurs maris, et le mode de paiement.

Le gouvernement, jugeant qu’il importait de maintenir complets les anciens cadres des troupes, et par là de conserver l’honneur des corps militaires, arrêta la formation de quatorze bataillons composés des officiers et soldats restés aux dépôts des quatorze demi-brigades qui étaient en Égypte, lesquels en porteraient les numéros et en feraient partie. D’après ce principe, il fut formé sept escadrons, pour les sept brigades de cavalerie.

L’infatigable Mourad-Bey, poursuivi sans relâche et plusieurs fois battu par le chef de brigade Morand, errait dans le désert, alors la seule terre amie qui lui restât dans son infortune. Ennemi généreux, Desaix lui avait plusieurs fois offert la paix ; mais cette âme fière et indépendante ne pouvait s’abaisser à l’idée de traiter avec les Français ; Mourad aimait mieux rester le premier dans le désert, à la tête de ses Mamlouks, que d’être le second au Kaire. Pour mettre un terme à cette petite guerre, Desaix organisa deux colonnes mobiles composées d’infanterie montée sur des dromadaires. Elles partirent de Syout dans les premiers jours de vendémiaire an VIII, commandées, l’une par l’adjudant général Boyer, l’autre par Desaix lui-même. Boyer atteignit Mourad dans le désert de Sédiman, le 17 vendémiaire, et reçut sa charge. Le bey s’acharna au combat dans l’espoir de s’emparer des dromadaires ; mais il fut repoussé trois fois avec vigueur, et prit la fuite.

Mourad-Bey, après ces nouvelles défaites, n’était plus un adversaire assez redoutable pour occuper les talents de Desaix ; Kléber donna donc l’ordre à ce général de descendre au Kaire pour prendre le commandement d’une division dans le corps d’armée destiné à agir contre le grand-visir qui s’avançait vers les frontières de la Syrie. Boyer fut chargé de poursuivre Mourad-Bey qui s’échappait toujours, errant d’une rive à l’autre du Nil, dans la vallée de l’Égarement, vers Suez et dans la Haute-Égypte, répandant des proclamations du grand-visir et des firmans du grand-seigneur, pour exciter les habitants à la révolte.

Le grand-visir était arrivé avec son armée, de Damas à Gaza où il avait établi son quartier-général. Son avant-garde était à Kan-Jounes. Kléber fit partir la division Reynier pour aller camper à Belbeïs, et renforcer les postes de Salhieh, Qatieh et El-Arych ; il défendit aux commençants d’exporter des vivres à l’ennemi et abandonna aux troupes la valeur des prises qu’elles feraient. Cette mesure lui procura huit cents chameaux ou dromadaires qui furent distribués aux corps et aux différents services de l’armée.

Les mouvements du grand-visir et les derniers efforts de Mourad-Bey dans la Haute-Égypte semblaient combinés avec une entreprise sur les côtes. En effet, le 3 brumaire, une flotte de cinquante-trois bâtiments turcs, commandée par Sidney Smith qui montait le Tigre, parut à la bouche de Damiette, et s’empara de la tour du Bogaz, baignée par la mer, et qui défendait l’entrée du Nil. Le 10, les Turcs débarquèrent quatre mille hommes : c’était la moitié de leur monde. Le général Verdier, qui commandait à Damiette, sortit de cette ville à la tête de la garnison forte de mille combattants, marcha contre eux, les attaqua sans hésiter, en passa trois mille au fil de l’épée, accorda la vie au reste qui implora sa clémence, s’empara de trente-deux drapeaux et de cinq canons. Dans ce glorieux combat, les Français eurent une centaine de blessés et perdirent vingt-deux hommes, parmi lesquels le chef de brigade Desnoyers, officier d’un grand mérite qui fut vivement regretté de l’armée. Le reste de l’expédition, témoin de ce désastre, ne fut point tenté de débarquer, prit le large et disparut.

À la nouvelle de l’apparition de la flotte turque, Kléber, pour soutenir Verdier, avait fait marcher Desaix. Ce général partit du Kaire, le 12 brumaire, avec trois mille hommes ; mais, ayant appris en route la défaite des Turcs, il revint sur ses pas.

Résolu à sortir d’Égypte, Kléber, tout en se préparant à combattre le grand-visir, continuait les négociations avec lui. En envoyant à ce ministre la lettre que Bonaparte lui avait adressée avant son départ, il lui avait écrit lui-même, pour le prévenir de son élévation au grade de général en chef de l’armée d’Orient. Si le visir répondait à ces avances, l’intention de Kléber était de lui proposer la restitution de l’Égypte à condition que le grand-seigneur y établirait un pacha comme par le passé, et que la Porte jouirait du miry qu’elle avait toujours, perçu de droit et jamais de fait ; que le commerce serait ouvert réciproquement entre l’Égypte et la Syrie ; que les Français demeureraient dans le pays, occuperaient les places et les forts, et percevraient tous les autres droits, avec ceux des douanes, jusqu’à ce que la République eût conclu la paix avec l’Angleterre.

Kléber pensait que s’il parvenait à faire accepter ces conditions préliminaires, il aurait plus fait pour la patrie qu’en obtenant la plus éclatante victoire ; mais il doutait qu’on voulût les écouter, à cause de l’orgueil des Turcs et de l’influence de Anglais83. Mohammed-Raschid-Effendi, fait prisonnier à la bataille d’Abouqyr, et qui avait porté les dépêches de Kléber au grand-visir, revint au Kaire, le 19 vendémiaire, avec une réponse. Le ministre ottoman paraissait disposé à traiter avec les Français ; mais, ainsi que le général en chef l’avait prévu, Sidney Smith était intervenu dans la négociation et s’en était emparé, en qualité de ministre plénipotentiaire de sa majesté Britannique près la Porte-Ottomane, commandant son escadre dans les mers du Levant, titre qu’il n’avait cessé de prendre dans toutes ses communications avec les Français en Égypte. Il donnait pour raison de son intervention que la Grande-Bretagne n’était pas auxiliaire, mais bien puissance principale dans la question, et que les cours alliées avaient stipulé entre elles de faire cause commune dans cette guerre. « Vous pouvez croire, écrivait-il à Kléber, que le gouvernement ottoman, célèbre de tout temps par sa bonne foi, ne manquera pas d’agir de concert avec la puissance que j’ai l’honneur de représenter. L’offre faite de laisser le chemin libre à l’armée française, pour l’évacuation de l’Égypte, a été méconnue jusqu’ici. Cette offre vient de m’être confirmée par son excellence le reiss-effendi. On est encore à temps d’en profiter. Mais que l’on n’oublie pas que, si cette évacuation n’était pas permise par l’Angleterre, le retour des Français dans leur patrie serait impossible. Comment peut-on espérer de trouver les moyens de transporter une armée dont la flotte est détruite, sans le secours et le consentement des puissances alliées, et cela dans un temps où des insultes et des provocations multipliées du gouvernement français laissent à peine une puissance neutre en Europe ? L’humanité seule dicte cette offre renouvelée aujourd’hui : la politique actuelle de l’Europe semblerait peut-être exiger sa rétractation ; mais la politique des Anglais est de tenir leur parole quand même leur ténacité pourrait nuire à leurs intérêts du jour. » Le commodore entrait ensuite dans des détails sur la situation des Français en Égypte, pour prouver qu’elle leur faisait une loi d’accepter le moyen qui leur était offert d’en sortir.

Kléber répondit à cette lettre avec la dignité que lui commandaient son caractère, l’honneur de sa nation et de son armée ; il proposa cependant d’envoyer le général Desaix et l’administrateur Poussielgue à bord du commodore anglais, pour entamer des conférences avec les plénipotentiaires du grand-visir84. Sidney Smith répliqua qu’après en avoir conféré avec le grand-visir et l’agent de la Russie, il acceptait cette proposition et se rendait devant Alexandrie85. Kléber lui envoya Desaix et Poussielgue. L’état de la mer n’ayant pas permis à Sidney Smith de tenir le point indiqué, ils ne purent l’atteindre que le 1er nivôse, et les conférences commencèrent à bord du Tigre avec le commodore à qui le grand-visir avait aussi donné des pleins-pouvoirs pour traiter.

Sidney Smith, toujours empressé à communiquer des nouvelles qu’il croyait capables d’ébranler la constance de l’armée, avait transmis au général en chef des gazettes contenant les événements survenus en Europe jusqu’au 6 fructidor an VII. Cette communication peu satisfaisante confirma Kléber dans sa résolution d’évacuer l’Égypte. Il écrivit au Directoire pour le préparer à ce résultat. Par la lecture des journaux, il avait cru entrevoir dans la masse des faits, et dans les discours tenus au Corps-Législatif qu’il devait être survenu en France des événements profitables aux ennemis de la République. Il chargea de sa lettre le chef de brigade d’artillerie Grosbert, qui partit pour la France, le 1er frimaire.

La situation des Français en Égypte était bien loin d’être désespérée. D’après les dernières mesures prises par Bonaparte, l’armée était entièrement habillée en drap neuf et animée d’un esprit excellent ; elle avait appris à connaître les mœurs et les usages des musulmans ; elle commençait à se mêler aux habitants, et n’était plus aussi isolée que dans les premiers temps de son séjour. Les villages ne se révoltaient plus et payaient les impositions ; les arabes d’Yambo, qui pendant longtemps avaient nourri et soutenu les insurrections dans la Haute-Égypte, avaient disparu ; les relations d’amitié avec le chéryf de la Mekke continuaient, et Mourad-Bey, après tant d’efforts pour rétablir sa puissance, vaincu dans tous les combats, n’inspirait plus de craintes. Le corps des dromadaires était doublé, et cette institution utile, dont les bons effets étaient sentis de jour en jour, inspirait une grande terreur aux Arabes errants, et mettait les villages à l’abri de leurs incursions. La défaite des janissaires à Damiette qui avait suivi de près la bataille d’Abouqyr, avait inspiré une grande confiance à l’armée, et donné aux Égyptiens une haute idée de sa puissance. Le commandant en second des janissaires, fait prisonnier au combat de Damiette, avait déposé que la Porte fondait son unique espoir sur ce corps d’élite ; que l’on ne comptait nullement à Constantinople sur l’armée que le grand-visir organisait en Syrie. Cette armée, recrutée par force, était mal armée, s’affaiblissait journellement par les maladies, et soulevait les peuples par ses excès. L’ingrat Djezzar, qui avait reçu dans ses murs les troupes ottomanes lorsqu’elles lui étaient utiles pour défendre sa capitale, son pachalic, sa personne et ses trésors, une fois délivré de l’armée française, avait refusé de fournir son contingent au grand-visir et concentré ses troupes à Acre, où il bravait la puissance du grand-seigneur. La supériorité des troupes françaises en valeur et en instruction leur promettait la victoire sur les bandes indisciplinées du visir.

Dans les Conférences avec Sidney Smith, la première demande des plénipotentiaires français fut le libre passage pour envoyer en France les blessés et les membres de la commission des sciences et arts. Cet article fut consenti. On s’occupa ensuite de conclure un armistice. Sidney Smith avait proposé à Desaix et à Poussielgue de faire remettre provisoirement les postes d’El-Arych et de Qatieh à l’armée ottomane, sous la promesse formelle, qu’il était autorisé à faire par le grand-visir, de les rendre dans le même état si les conférences venaient à se rompre. Les plénipotentiaires ayant refusé de consentir à une condition aussi désavantageuse pour l’armée française, Sidney Smith y renonça et proposa au grand-visir une trêve sur terre pendant un mois86.

On aborda enfin la question de l’évacuation. Les négociations étant entravées sur le vaisseau le Tigre par la lenteur des communications avec le grand-visir qui n’avait point encore envoyé ses chargés de pouvoirs, Sidney Smith et les plénipotentiaires français convinrent de se rendre au camp même des Turcs, pour hâter la conclusion du traité, et faire entendre raison au grand-visir sur l’armistice.

Tandis qu’on était depuis un mois d’accord pour négocier, et que les plénipotentiaires français erraient sur les côtes, à la connaissance du grand-visir et de Sidney Smith, pour rejoindre ce commodore, le colonel anglais, John Douglas, qui était au quartier général des turcs à Gaza, écrivit au commandant d’El-Arych que, destiné à diriger les opérations de l’armée ottomane contre sa garnison, il l’engageait à rendre la place, et que s’il voulait faire résistance, il serait difficile de préserver la vie de ses braves soldats87. Cette sommation était portée par le lieutenant-colonel Bromley (Tromelin), émigré français, qui avait déjà figuré comme envoyé de Sidney Smith à Abouqyr, après la défaite des Turcs. Le chef de brigade du génie Cazals, commandant du fort, surpris de recevoir une semblable sommation, dans un moment où le général en chef traitait de la paix avec le grand-visir et avec le commodore plénipotentiaire, répondit que les lois de la guerre ne lui permettaient pas de recevoir la sommation d’une armée qui ne s’était pas encore présentée à lui ; que l’on pouvait s’adresser pour cet objet au général en chef, mais qu’il défendrait sa citadelle jusqu’à la dernière extrémité88.

Conformément à l’armistice conclu entre ses plénipotentiaires et Sidney Smith, Kléber avait suspendu les hostilités, et en avait prévenu le grand-visir qui de son côté les continuait toujours. Commandé par John Douglas, un corps de ses troupes se mit en marche, arriva à El-Arych, le 2 nivôse, investit la place et en commença l’attaque. Le 4, les soldats parlèrent de rendre le fort. Le commandant, résolu de se défendre, réunit la garnison et annonça aux lâches qu’ils étaient libres de sortir. Ses soldats promirent de vaincre ou de mourir avec lui, et tinrent parole pendant trois jours. Le siège, mal dirigé, n’avançait point ; les batteries du fort démontaient les pièces des Turcs et éteignaient leur feu. Le 9, les grenadiers, commandés pour une sortie, refusèrent de suivre le capitaine, des soldats abattirent le drapeau ; enfin, malgré les efforts des officiers, les mutins hissèrent John Douglas sur leur rempart entamé par l’artillerie, introduisirent les Turcs dans le fort, et furent les premières victimes d’une lâche trahison, d’autant plus odieuse qu’elle était inouïe dans les armées françaises, et surtout dans celle d’Égypte. Ceux qui échappèrent aux premiers coups, réunis à la partie fidèle de la garnison, se défendirent avec le courage du désespoir, donnèrent et reçurent la mort, et, après un carnage horrible de part et d’autre, le colonel Douglas parvint à sauver le commandant et une partie de la garnison.

Kléber avait écrit au grand-visir que, tant qu’il n’aurait pas fait retirer ses troupes à une bonne marche du fort, aucune trêve, aucun arrangement ne pourraient avoir lieu. Il manda à ses plénipotentiaires d’insister avant tout sur le déblocus. À la nouvelle du désastre d’El-Arych, un cri de vengeance retentit dans l’armée. Généraux, officiers et soldats, tous demandaient à marcher contre un ennemi qui usait de trahison pour vaincre, et abusait de la victoire pour égorger. Tout annonçait que cette trahison avait été ourdie par les Anglais ; car, dès l’ouverture des négociations, Sidney Smith avait demandé, comme préalable d’un armistice, que le fort d’El-Arych fût remis au visir ; le colonel Douglas avait sommé le commandant de se rendre, avant même l’apparition des Turcs, et c’était lui qui avait commandé l’expédition.

Dans d’autres temps, dans d’autres lieux, Kléber, ouvrant enfin les yeux et n’écoutant que l’indignation de son armée, aurait rompu les conférences et marché au combat. Il se borna à écrire à ses plénipotentiaires : « J’ai appris que l’ennemi, ayant profité du caractère sacré de parlementaire, a surpris El-Arych, le 9 nivôse, et, après un grand carnage essuyé de part et d’autre, a réussi dans son entreprise. Vous devez naturellement être mieux instruits que moi de cet événement et de ses détails, et vous aurez pu déjà faire vos réclamations à cet égard. Si cependant vos négociations prennent la tournure que j’en espère, il serait inutile d’insister sur la restitution de ce fort ; mais qu’au moins l’armistice proposé par le grand-visir et Sidney Smith, et qui doit être maintenant connu de toute l’armée ottomane, soit à l’avenir respecté et garanti, si faire se peut, par des otages. J’aime d’ailleurs à croire que ni le grand-visir ni Sidney Smith ne sont en rien et pour rien dans une entreprise aussi contraire au droit des gens. C’est à vous à m’en instruire. Je pars demain avec toute l’armée pour occuper la lisière du désert et me tenir prêt à tout événement89. »

Dans une circonstance où l’honneur français avait été si fortement outragé, comment Kléber montra-t-il une patience ou plutôt une faiblesse si peu en harmonie avec son caractère ? Il s’en excusa sur ce qu’il n’espérait plus pouvoir traîner les négociations en longueur ; et que pour examiner mûrement le danger qu’il y avait à les rompre, il fallait écarter les motifs d’une vanité personnelle, et ne point exposer tous les Français dont le salut lui était confié à des suites terribles qu’un plus long délai dans les négociations aurait entraînées90. Il imputait avec raison la reddition du fort à la lâcheté insigne de la garnison ; mais cette lâcheté ne fut-elle pas aussi la suite de ce vif, de cet ardent désir d’évacuer l’Égypte, qui s’était emparé de Kléber, qui ne le quittait pas, qui s’était communiqué du général à ses troupes, et qui avait une si fatale influence sur leur fidélité et leur énergie ? Ingénieux à excuser les atrocités des Turcs, Smith rejeta la catastrophe d’El-Arych sur leur brutalité et sur ce que le bâtiment qu’il avait expédié au grand-visir pour l’engager à consentir à l’armistice, n’avait pu s’approcher de la cote à cause du mauvais temps.

La prise d’El-Arych fut un incident d’autant plus malheureux que Reynier était en marche pour en faire lever le blocus, et y serait arrivé avant le gros de l’armée turque. Le grand-visir établit son quartier-général dans le fort, et ce fut dans ce lieu, tout fumant du sang français, que Desaix et Poussielgue, après avoir encore erré pendant plusieurs jours, vinrent enfin se réunir à Sidney Smith et aux plénipotentiaires turcs.

Kléber ayant reçu un passeport de Sidney Smith pour renvoyer en France les militaires invalides de l’armée d’Orient, en donna le commandement au général Fugières qui avait perdu un bras à la bataille d’Abouqyr, et lui écrivit :

« Je vous confie une importante mission, celle de reconduire dans leur patrie huit cents héros mutilés ainsi que vous. Vous plaiderez leur cause près du Directoire exécutif, et personne plus que vous n’est fait pour inspirer en leur faveur ce vif intérêt qui console de toutes les peines, et qui leur procurera sans doute le repos dû à leurs longs et pénibles travaux. Vous présenterez au Directoire exécutif trente-deux drapeaux pris sur les ennemis au combat de Damiette ; c’est un témoignage de valeur digne d’être porté par vous et par les braves que vous commandez, et qui doit ajouter à l’accueil paternel qui vous est réservé. Recevez, citoyen général, mes adieux et les témoignages de mon estime et de mon amitié. »

Kléber semblait persister à évacuer seulement l’Égypte, sous la condition que la Porte sortirait de l’alliance contractée avec l’Angleterre et la Russie ; mais Sidney Smith lui manda que s’il ne signait pas l’évacuation pure et simple, la négociation serait rompue91. Dans cette extrémité, le général en chef convoqua un conseil de guerre, le 1er pluviôse, à son camp de Salhieh. Là siégèrent les généraux de division Reynier, Friant et Damas, les généraux de brigade Davoust, Rampon, Lagrange et Robin, les commandants de l’artillerie et du génie Songis et Samson, et l’ordonnateur Daure. Kléber exposa l’état des négociations ; on examina mûrement la situation militaire, politique et financière de l’armée d’Orient ; et le résultat de cette délibération fut qu’il serait plus avantageux d’évacuer l’Égypte par un traité que de tenter le sort des armes. On dit que Davoust seul émit une opinion contraire, alléguant qu’il fallait à tout prix défendre cette belle conquête ; on dit même que Kléber, piqué de cette opposition, apostropha ce général en plein conseil, et qu’il s’éleva entre eux une altercation qui fut cause bientôt après du départ de Davoust pour la France. Quoi qu’il en soit, fort de l’opinion de ses lieutenants, le général en chef écrivit à ses plénipotentiaires de signer promptement l’évacuation de l’Égypte aux conditions les plus favorables qu’ils pourraient obtenir.

Dès le 3 pluviôse, on fut d’accord sur les articles de la convention ; elle fut signée le 10, et portait en substance que l’armée serait transportée en France avec armes et bagages, sur ses propres bâtiments et sur ceux que les Turcs lui fourniraient. À l’exception d’Alexandrie, Rosette et Abouqyr où les Français s’embarqueraient, toutes les places de l’Égypte devaient être livrées aux Ottomans dans des délais fixés ; le plus éloigné, pour la ville du Kaire, était de quarante-cinq jours à dater de la ratification. On avait stipulé la mise en liberté de tous les Français et Turcs au pouvoir des deux puissances, et le visir s’engageait à payer à l’armée environ 3 millions de francs dans les trois mois que devait durer l’évacuation. Deux articles du traité assuraient son libre retour en France au moyen de passeports délivrés tant au nom de la Porte qu’en celui des alliés. Cette convention était telle qu’on aurait pu y prétendre encore après la perte d’une grande bataille ; mais Kléber s’y était résigné depuis qu’il avait pris le commandement. Poussielgue, l’un des plénipotentiaires, avait, après le départ de Bonaparte, écrit au Directoire, comme le général en chef, que c’était le seul moyen de sauver l’armée ; et une grande partie de ses chefs venait de le décider.

Kléber adressa la convention d’El-Arych au Directoire, car il ignorait encore la révolution qui avait placé Bonaparte à la tête de la République, Il répétait les motifs qu’il avait déjà donnés, et que, suivant lui, les événements postérieurs avaient rendus encore plus impérieux. Renchérissant sur les calculs du conseil de guerre qui avait décidé l’évacuation, il faisait la peinture la plus brillante de l’armée du grand-visir, et la plus décourageante de l’armée française. Suivant lui, les Turcs étaient au nombre de quatre-vingt mille hommes, et devaient s’augmenter encore ; on comptait parmi leurs chefs douze pachas et six du premier rang ; ils avaient soixante-dix pièces de canon et des caissons en proportion, traînés par des mulets ; un cabotage actif approvisionnait l’armée ottomane ; les tribus des Arabes errants la secondaient et lui fournissaient plus de quinze mille chameaux ; les distributions s’y faisaient régulièrement ; toutes ces forces étaient dirigées par des officiers européens, et cinq à six milles Russes étaient attendus à Gaza d’un mo ment à l’autre. Pour résister à cette masse d’ennemis, l’armée d’Orient n’avait que quinze mille hommes, dont huit mille cinq cents seulement pouvaient entrer en campagne. En terminant ce rapport exagéré, Kléber ajoutait : « L’armée française, pendant son séjour en Égypte, a gravé dans l’esprit des habitants le souvenir de ses victoires, celui de l’équité et de la modération avec lesquelles nous avons gouverné, le sentiment de ses forces et de la puissance de la nation dont elle fait partie. Le nom français sera longtemps respecté, non seulement dans cette province de l’empire ottoman, mais encore dans tout l’Orient92. » Il annonça au divan du Kaire et à ceux des provinces l’évacuation de l’Égypte comme le gage du rétablissement de la paix entre la France et la Porte, son ancienne alliée, et les invita à maintenir l’union et la tranquillité jusqu’à l’entière exécution du traité, sans quoi il serait forcé de réprimer les désordres par la voie des armes. En même temps, il annonça à l’armée par une proclamation son prochain retour dans la patrie93.

Dès que la convention d’El-Arych fut ratifiée, Kléber fit toutes les dispositions nécessaires pour en assurer l’exécution, quitta Salhieh et se rendit au Kaire. Desaix et Poussielgue furent chargés de porter la convention au Directoire. Des officiers supérieurs et des administrateurs obtinrent aussi la permission de s’embarquer. Mais tandis que chacun faisait ses dispositions de départ, plusieurs généraux que l’intrigue n’avait point ébranlés, et qui, fidèles aux intérêts de leur patrie, appréciaient les avantages qu’elle eût retirés de la possession de l’Égypte, ne se soumettaient qu’avec peine à la convention qui lui arrachait cette conquête. Avant de partir d’Alexandrie, Desaix écrivit à Bonaparte pour lui faire connaître ses regrets. Il s’était toujours prononcé pour la conservation de l’Égypte. Appelé par Kléber à traiter avec le grand-visir, il avait prolongé les négociations autant qu’il lui avait été possible, et n’avait rien épargné pour donner à Bonaparte le temps de faire parvenir des secours à l’armée d’Orient. Pendant son séjour à El-Arych, au milieu du camp du grand-visir, plein de mépris pour son armée qu’il avait observée de près, il avait écrit à Kléber qu’il se faisait fort de la repousser avec sa seule division. Enfin, il n’avait signé la convention d’El-Arych qu’à contrecœur, et lorsque le général en chef lui en eut intimé l’ordre formel. On assure que vivement affecté de voir une armée victorieuse et couverte de gloire abandonner sa conquête aux vaincus, et, les armes à la main, rentrer dans sa patrie sans tenter de nouveau le sort des combats, Desaix eut alors la pensée de s’emparer de l’autorité en dépossédant Kléber, pour sauver l’honneur de l’armée et conserver l’Égypte à la France94. Sans doute la réputation militaire de Desaix balançait avec avantage celle de Kléber ; mais une entreprise aussi audacieuse présentait de grands dangers, et il était douteux que Desaix eût pu réussir, ou du moins il eût trouvé une grande opposition, car le général en chef avait fait passer dans l’esprit de presque tous ses soldats le vif désir de quitter l’Égypte dont il était pénétré. De plus, Desaix, quoique prêt à tout sacrifier pour servir son pays, n’aurait pu se résoudre à ravir l’autorité et peut-être la vie à un homme qui était à la fois son ami, son frère d’armes, son général en chef : c’eût été un acte illégitime et scandaleux qu’auraient pu seuls justifier d’éclatants succès. Il sentit que, dans une telle circonstance, le lot d’un soldat était d’obéir.

Menou qui avait toujours regardé l’Égypte comme une possession extrêmement importante pour la République, et qui s’était montré très opposé à l’évacuation, parce qu’il était persuadé que l’armée pouvait longtemps encore y prolonger son séjour, écrivit aussi à la même époque au général Bonaparte pour lui témoigner tout le chagrin que lui causait cet événement. Il était convaincu que la France eût retrouvé en Égypte les Antilles qu’il regardait comme perdues pour toujours, Tout lui paraissait préparé pour établir dans ce pays les cultures précieuses qui faisaient de Saint-Domingue, de la Martinique, etc., les plus riches colonies du monde. Après avoir développé toutes ses vues à Bonaparte sur les moyens de se maintenir en Égypte et sur les grandes, ressources que ce pays eût ouvertes à la France, Menou ajoutait : « Mon opinion n’a pas été partagée par celui qui commande ; je n’ai voulu me mêler en rien de tout ce qui a eu rapport à cette négociation. J’ai donné mon avis par écrit dans un mémoire que j’ai fait remettre au général en chef ; il a vu différemment. Je ne puis vous exprimer toute ma douleur : je ne connais que le bonheur de mon pays ; je lui ai consacré toutes mes facultés physiques et morales. Je puis me tromper, mais mes intentions sont pures. Si en France je suis jugé propre à servir la République, je vous prie de vous souvenir de moi, mon général, et de croire surtout à un zèle sans bornes et à un dévouement que rien ne peut altérer95. » Cette lettre où le premier Consul reconnut en Menou un homme enthousiaste de l’Égypte et prêt à se dévouer pour la conservation de cette conquête, fut un des motifs qui le déterminèrent dans la suite à lui donner sa confiance.

Le 9 ventôse, lorsque chacun dans l’armée faisait ses dispositions pour quitter l’Égypte, et au moment même où le vaisseau qui devait porter Desaix en France mettait à la voile, le chef de brigade Latour-Maubourg, expédié par le premier Consul sur l’aviso l’Osiris, débarqua à Alexandrie, et arriva le 14 au Kaire. Il était chargé d’annoncer la révolution du 18 brumaire, l’envoi prochain de puissants renforts, et d’apporter la constitution de l’an VIII. Cette nouvelle excita des sentiments divers dans l’armée. Le plus grand nombre la reçut avec enthousiasme, surtout les soldats, ravis d’apprendre que leur général était chef du gouvernement. Menou en exprima sa joie dans des lettres de félicitation qu’il écrivit au premier Consul ainsi qu’à ses collègues : « S’il vous reste quelques instants de loisir, lui mandait-il, rappelez-vous un de ces hommes que la calomnie a si souvent poursuivis, qui n’ambitionne que la gloire de son pays et l’estime de Bonaparte ». Ceux qui s’étaient prononcés contre le général en chef après son départ, et qui avaient porté Kléber à l’évacuation de l’Égypte, ne furent pas sans inquiétude : lui, se montra impassible. Il se borna à annoncer froidement dans un ordre du jour qu’une nouvelle constitution avait été adoptée en France, et qu’il désirait qu’elle fût acceptée par l’armée d’Orient. Elle le fut à l’unanimité.

Latour-Maubourg n’avait apporté que des promesses vagues ; en admettant même que l’armée d’Orient reçût prochainement des secours de la métropole, leur arrivée ne pouvait désormais prolonger son séjour en Égypte ; la convention d’El-Arych était conclue. Kléber fut vivement piqué de ce que le premier Consul eût laissé au ministre de la guerre le soin de lui écrire. « Un courrier de France est arrivé ici, manda-t-il au général Belliard qui commandait dans la Haute-Égypte ; il ne m’apporte aucun espoir, aucune assurance de secours. Le ministre de la guerre, en faisant à l’armée quelques compliments, se contente de m’envoyer, pour preuve qu’on s’occupe de nous, une feuille de promotions pour quelques individus de l’armée ; le premier Consul n’a pas jugé à propos de m’écrire. » Il est probable que celui-ci connaissait, lorsqu’il expédia Latour-Maubourg, les lettres de Kléber au Directoire, et que ce fut la raison pour laquelle il n’écrivit pas à ce général. La situation de la République n’avait point permis jusqu’à ce jour d’envoyer des secours à l’armée d’Orient ; car tant que le territoire français était menacé, le premier Consul ne pouvait songer à faire des expéditions maritimes et lointaines. Il avait chargé le contre-amiral Perrée de ravitailler Malte ; mais il fallait un armement plus considérable pour porter en Égypte des troupes, des munitions et des armes. Ne pouvant éloigner de la République des forces nécessaires à sa défense, il crut qu’il suffirait de faire connaître à Kléber l’intérêt qu’il prenait à la conservation de l’Égypte et de l’armée, sans le tromper par de fausses promesses.

Desaix partit d’Alexandrie sur un bâtiment ragusais, escorté par un aviso sur lequel était le général Davoust. Porté par des vents contraires jusqu’à l’île de Rhodes, et après avoir éprouvé une violente tempête dans les parages de Candie, il relâcha à Coron, en Morée, où il fut bien traité par les Turcs. Il continua sa route ; accablé par les fatigues de la mer, il se proposa de prendre du repos à Sciacca petit port sur la côte méridionale de la Sicile ; mais les habitants selon leur coutume, ayant voulu le massacrer lui et son équipage, il quitta à la hâte cette contrée funeste aux Français. Il arriva sans obstacle en vue des côtes de France ; et tandis qu’il se flattait de débarquer bientôt dans sa patrie, le navire qu’il montait fut arrêté par une frégate anglaise qui, au mépris de ses passeports, lui fit rebrousser chemin et le conduisit à Livourne où se trouvait l’amiral Keith. Il fit mettre Desaix et son équipage en quarantaine, en le prévenant qu’il attendait de Londres des ordres relatifs à l’exécution de la convention d’El-Arych, et que jusqu’à leur arrivée, il resterait prisonnier de guerre. La garnison de Livourne était autrichienne, et lorsqu’il y fut connu que Desaix venait d’entrer dans le port, tous les officiers qui avaient fait la guerre contre lui en Allemagne, voulurent le voir. Ils allèrent dans des barques légères et en grande tenue autour de son vaisseau. Desaix parut sur le pont ; ils lui exprimèrent leur regret de ne pouvoir communiquer avec lui de plus près, lui offrirent tout ce qui pouvait adoucir les désagréments de sa position, et demandèrent des nouvelles de Kléber. Cette démarche généreuse attendrit Desaix et ses compagnons de voyage ; il remercia ses ennemis, ils se retirèrent en le comblant de témoignages d’intérêt et d’estime. La conduite des Autrichiens contrastait singulièrement avec celle des Anglais. L’amiral Keith ne voulut pas permettre que Desaix reçût des officiers de la garnison des gazettes et quelques livres militaires, qu’ils lui offraient. Joignant l’insulte à la violation du droit des gens, il lui fit proposer vingt sous par jour, à lui et à chacun des soldats français, en ajoutant avec une plate ironie que l’égalité proclamée en France voulait qu’il ne fût pas mieux traité qu’eux. — « Je ne vous demande rien, répondit Desaix, que de me délivrer de votre présence. Faites, si vous le voulez, donner de la paille aux blessés qui sont avec moi. J’ai traité avec les Mamlouks, les Turcs, les Anadaliens, les Arabes du Grand-Désert, les Éthiopiens, les noirs de Darfour, les Tartares ; tous respectaient leur parole, lorsqu’ils l’avaient donnée, et ils n’insultaient pas aux hommes dans le malheur. » Enfin, après une détention de trente jours, pendant laquelle Desaix fut abreuvé d’humiliations et d’avanies, l’amiral Keith lui déclara que son gouvernement consentait à ce que la convention d’El-Arych fût exécutée, et qu’il était libre de partir pour la France. Ce général arriva à Toulon le 13 floréal, deux mois après son départ d’Alexandrie. Il écrivit le 15 au premier Consul, en lui envoyant la convention d’El-Arych ; sa lettre était un récit naïf des événements de son voyage, et une manifestation de sentiments honorables et patriotiques, où se dessinait tout entier son beau caractère.

Les dépêches adressées au Directoire par Kléber et les principaux administrateurs de l’armée d’Orient après le départ de Bonaparte, et que le premier Consul avait reçues, l’avaient depuis longtemps préparé à l’évacuation de l’Égypte ; mais ce résultat lui paraissait encore éloigné. Lorsque la nouvelle de la, convention d’El-Arych lui parvint, il en fut douloureusement affecté. La lettre de Kléber du 10 pluviôse qui l’annonçait, était encore adressée au Directoire. Le premier Consul était occupé aux préparatifs de guerre contre l’Autriche ; il fit publier cette dépêche par le journal officiel, avec la convention d’El-Arych, et l’analyse des pièces de la négociation.

Chapitre VII. §

Force des armées autrichiennes et françaises. — Plan de campagne. — Le premier Consul obligé de transiger avec Moreau. — Ouverture de la campagne en Italie et sur le Rhin. — Masséna investi dans Gênes. — Marche de l’armée de Réserve commandée par Berthier. — Le premier Consul se rend en personne à cette armée ; passage du mont Saint-Bernard. — Opérations de Mélas dans la rivière de Gênes et sur le Var. — Il marche à la rencontre de l’armée de Réserve. — Elle débouche en Italie. — Prise d’Ivrée. — Passage de la Sesia et du Tésin. — Entrée des Français à Milan.

Abandonnée à elle-même par la retraite des Russes, l’Autriche avait profité du repos que l’hiver laissait à ses armées, et réuni toutes ses ressources pour reprendre, au printemps, ses projets d’invasion contre la France. Ses forces s’élevaient à deux cent cinquante mille combattants réunis en deux armées. L’une, forte de cent vingt mille hommes, aux ordres du feld-maréchal Kray, sous le nom d’armée du Rhin, devait rester sur la défensive et couvrir l’Allemagne ; l’autre, commandée par le feld-maréchal Mélas, forte de cent trente mille hommes, composée des troupes qui avaient reconquis l’Italie sous le commandement de Suwarow, et des meilleurs régiments de l’Autriche, était cantonnée dans le bassin du Pô et destinée à prendre l’offensive. La cour de Naples s’était engagée à fournir vingt mille hommes à l’Autriche. Cette puissance devait en outre être renforcée de vingt mille Anglais, dont le cabinet britannique avait ordonné la réunion à Minorque, d’un corps de douze mille hommes composé des émigrés de l’armée de Condé, de recrues faites en Bavière et dans les autres états de l’Allemagne, tous à la solde de l’Angleterre. Ces renforts devaient, dans l’été de l’an VIII, porter les forces de la coalition à trois cent mille hommes. Suivant le plan du cabinet de Vienne, les Autrichiens envahissaient la République ligurienne, rejetaient les Français sur leur territoire, passaient les Alpes et le Var, et occupaient Nice. De là, Mélas entrait en Provence, opérait sa réunion avec l’armée anglaise de Minorque, prenait Marseille et brûlait Toulon ; car, pour cette fois, l’Angleterre voulait faire sauter les superbes bassins, et détruire de fond en comble cet arsenal, d’où était sortie l’armée qui menaçait son empire des Indes. Grossie des partisans des Bourbons que les alliés espéraient trouver dans le midi de la France, leur armée, liant sa droite à la gauche de Kray, marchait ensuite au cœur de la République, et lui portait le coup mortel.

La France avait environ cent quatre-vingt mille hommes présents sous les armes à opposer aux forces des coalisés ; savoir : l’armée d’Italie trente-six mille ; celle du Rhin cent trente mille, et l’armée gallo-batave seize mille. L’armée de Réserve, qui se formait à Dijon, devait s’élever, dans le mois de floréal, à soixante mille hommes, et porter la force des armées actives à deux cent quarante-deux mille combattants. Tout prenait en France un aspect guerrier. Une jeunesse belliqueuse accourait de toutes parts pour défendre les frontières de la patrie, et cette République qui, après une lutte de huit années, paraissait aux yeux de l’Europe presque anéantie, trouvait dans son propre sein des ressources inépuisables et conservait toujours une attitude imposante.

Un corps de volontaires accourus de tous les départements et équipés à leurs frais, se formait à Dijon sous la direction du général Mathieu Dumas. Le but du premier Consul, en faisant un appel à la jeunesse française, n’était pas seulement d’augmenter le nombre des combattants ; il voulait aussi par là nationaliser la guerre, lier les hautes classes à son gouvernement et donner une nouvelle preuve de l’assentiment du peuple à la révolution du 18 brumaire, en montrant à la France et à l’étranger les fils des premières familles réunis spontanément sous ses drapeaux. Mais tel était alors l’empiré des idées d’égalité et de républicanisme, que, lorsque les premiers volontaires, dans un uniforme riche et élégant, parurent à la revue, ils excitèrent des murmures parmi les troupes qui n’avaient d’autre luxe que leurs cicatrices et leurs armes, et furent tournés en ridicule ; le gouvernement fut obligé de simplifier leur costume et de publier ces changements. Ces volontaires, novices encore dans l’art de la guerre au début de la campagne, ne purent être d’un grand secours ; mais cette première tentative attira sous les drapeaux des classes qui, pendant la révolution, avaient toujours cherché à se soustraire au service ou qui s’y étaient rendues avec répugnance.

Telle était la situation des armées de la République et de la coalition à la fin de l’hiver de l’an VIII. En considérant le théâtre futur de la guerre, depuis le golfe de Gênes jusqu’à Mayence, le premier Consul reconnut qu’il se présentait trois plans d’opérations pour la prochaine campagne. Tous les trois devaient également conduire au même résultat, une bataille générale et décisive.

1º L’attitude menaçante des Autrichiens en Italie n’effrayait point le premier Consul. La frontière de la République du côté du Dauphiné et de la Provence étant défendue en grande partie par la nature, il ne jugea pas nécessaire de renforcer l’armée d’Italie. Trente-six mille hommes aguerris, conduits par un chef infatigable et habile dans la guerre de montagnes, lui parurent suffisant pour couvrir contre une invasion le midi de la France. Il pensa que si la fortune favorisait les armes de Mélas, il lui faudrait du moins livrer un grand nombre de combats, avant de contraindre Masséna à abandonner les rochers des Alpes et de l’Apennin. En supposant même que Mélas pénétrât en Provence, il se trouverait encore très éloigné de la capitale de la République, et le gouvernement serait toujours en état de lui opposer de nouvelles armées. La frontière du Rhin au contraire était celle qu’il importait le plus de couvrir et de défendre ; aussi le premier Consul y avait-il réuni une armée de cent trente mille hommes. Il était à croire que, supérieure en nombre à celle qu’elle devait combattre, elle entrerait victorieuse en Allemagne, et que Mélas, renonçant à ses projets d’invasion dans le midi de la France, détacherait la plus grande partie de ses troupes pour renforcer Kray et défendre les états héréditaires de l’empereur. Alors le premier Consul pouvait faire reprendre l’offensive à Masséna, descendre lui-même en Italie par la Suisse avec l’armée de Réserve, se réunir à ce général dans la vallée du Pô, et à la tête de cent mille hommes, poursuivre Mélas par le Tyrol jusqu’en Allemagne et s’y réunir à Moreau. Dans ce cas, le premier Consul remplissait précisément envers l’Autriche un rôle semblable à celui que cette puissance avait destiné à Mélas contre la France.

2º Quoique l’armée de Moreau fût supérieure à celle de son adversaire, il pouvait arriver qu’elle n’obtînt en Allemagne que des succès secondaires, mais suffisants du moins pour éloigner l’ennemi de la frontière. Si pendant ce temps-là, Mélas repoussait Masséna et pénétrait en Provence, Bonaparte, avec l’armée de Réserve, pouvait se porter en Italie par la Suisse, tomber sur les derrières de l’armée autrichienne, et présenter bataille à Mélas qui, pris entre l’année d’Italie et celle de Réserve, se verrait peut-être contraint de poser les armes.

3º Il y avait encore un autre plan, non moins hardi que les deux premiers, mais plus indépendant de tous ces calculs que la fortune pouvait déjouer. Si Masséna était renforcé jusqu’à cinquante mille hommes, il pouvait, non pas prendre l’offensive, mais du moins établir solidement sa ligne de défense. Il était douteux qu’alors Mélas pût forcer les Alpes, et, quand bien même il y serait parvenu, Masséna aurait toujours pu conserver la ligne du Var dont le peu de développement lui permettait de réunir sous sa main toute son armée. La suite prouva en effet de quel degré de défense elle était susceptible. Si de telles dispositions paraissaient suffisantes pour empêcher Mélas de rien tenter de grand contre la République, le premier Consul, tranquille sur ce point, se proposait de réunir l’armée de Réserve à celle du Rhin, d’en prendre le commandement suprême et de marcher droit à Vienne à la tête de deux cent mille hommes. Il avait calculé pouvoir y entrer avant que Mélas, en supposant qu’il abandonnât l’offensive contre Masséna, eût regagné les gorges du Tyrol pour venir au secours de l’empereur, ou bien avant son arrivée sous Nice, s’il persistait dans ses projets d’invasion contre la France. Ce plan était séduisant, sans doute, et promettait de grands résultats ; mais diverses causes s’opposèrent à son exécution. La situation intérieure de la République ne permettait pas au premier Consul de s’en éloigner pour un aussi longtemps, et Moreau qui avait bien consenti à servir comme général de division à l’armée d’Italie, sous Schérer, ne voulut pas commander sous Bonaparte premier Consul. Le général Dessoles, son chef d’état-major et son ami, vint à Paris et représenta que Moreau, après avoir fait une retraite pénible en Italie, avait besoin de succès pour rétablir sa réputation militaire dans tout son lustre, et que le rôle qu’on lui réservait le portait à craindre qu’on ne lui imputât les revers, s’il en survenait, et qu’on n’attribuât au premier Consul l’honneur des victoires.

Le refus de Moreau, quelles que pussent en être les causes, dut contrarier le premier Consul et lui déplaire ; cependant il dissimula, et résolut alors de se mettre à la tête de l’armée de Réserve, et de laisser à Moreau le soin de porter celle du Rhin au cœur de l’Allemagne, en passant le Rhin avec toute son armée à Schafhouse, et en combinant son mouvement avec les opérations de l’armée de Réserve. Mais Moreau combattit encore ce plan comme étant d’une exécution trop difficile, et le premier Consul ne crut pas devoir insister ni prescrire des opérations au succès desquelles ce général ne voyait que des obstacles. Rentrant dans le système des campagnes de l’an IV et de l’an V, Moreau n’approuvait point le projet du premier Consul de faire entrer son armée en Allemagne par un seul point, et proposait de passer le Rhin le même jour à Mayence, à Strasbourg et à Bâle. Pour en finir, le premier Consul l’autorisa à exécuter un projet mitoyen en passant le fleuve par sa gauche à Brisach, par son centre à Bâle, par sa droite au-dessus de Schafhouse, et lui prescrivit surtout de n’avoir qu’une seule ligne d’opérations.

Ainsi, le premier Consul céda à Moreau sur deux points majeurs et essentiels : 1º la réunion des armées du Rhin et de Réserve pour frapper en Allemagne un grand coup qui aurait retenti à Vienne et entraîné la restitution de l’Italie ; 2º le passage du Rhin à Schafhouse, qui menait directement au point stratégique décisif. Le premier Consul arrêta définitivement le plan de campagne de l’armée du Rhin et fit remettre à Moreau ses instructions96. Ce général eut ordre de détacher de son armée un corps de réserve de vingt-cinq à trente mille hommes commandé par le général Lecourbe, pour garder la Suisse. Moreau devait ensuite passer le Rhin et ouvrir la campagne avant la fin de germinal, profiter des avantages que lui donnait l’occupation de la Suisse, pour tourner la Forêt-Noire, et rendre nuls les préparatifs que l’ennemi pourrait avoir faits pour en disputer les gorges. Le but du mouvement de Moreau en Allemagne devait être de pousser l’ennemi en Bavière, de manière à lui intercepter la communication directe avec Milan par le lac de Constance et les Grisons.

Dès que ce but serait rempli, l’intention du premier Consul était de faire garder la Suisse par les dernières divisions de l’armée de Réserve, moins aguerries que les troupes formant la réserve de l’armée du Rhin ; de réunir ce corps commandé par Lecourbe avec l’élite de l’armée de Dijon, pour entrer en Italie par le Saint-Gothard et le Simplon, et opérer sa jonction avec Masséna dans les plaines de la Lombardie. L’exécution de ce plan fut confiée à Berthier que le premier Consul nomma général en chef de l’armée de Réserve. « Vous avez pendant l’hiver, lui écrivit-il, réorganisé le ministère de la guerre ; vous avez pourvu autant que les circonstances le permettaient aux besoins de nos armées ; il vous reste à conduire, pendant le printemps et l’été, nos soldats à la victoire, moyen efficace d’arriver à la paix et de consolider la République97. »

La constitution ne s’opposait point à ce que le premier Consul prît le commandement des armées ; cependant il crut alors que la magistrature consulaire étant essentiellement civile, le principe de la division des pouvoirs et de la responsabilité des ministres ne le lui permettait pas ; mais que rien ne s’opposait à ce qu’il y fût présent ; distinction plus subtile que fondée, et entièrement illusoire. Dans le fait, ce fut le premier Consul qui commanda l’armée de Réserve, et Berthier, sous le titre de général en chef, ne fut que ce qu’il avait toujours été, chef de l’état-major général. Carnot, promu à l’emploi d’inspecteur général aux revues avec le grade de général de division (18 pluviôse), le remplaça au ministère de la guerre. Mais ce respect religieux, exagéré même, du premier Consul pour la constitution fut de courte durée. Bientôt il n’hésita point à prendre ouvertement le commandement des armées ; fit-il bien ? fit-il mal ? Du moins on conviendra que personne n’était plus que lui capable de les conduire à la victoire.

C’est de cette époque, prétend-on, que la rivalité de Moreau et du premier Consul prit naissance. Il est certain que l’obstination de Moreau et la résistance qu’il opposa au vues du chef de l’état étaient de nature à exciter son mécontentement et à soulever entre eux des nuages. Un écrivain a fait à cette occasion leur parallèle98. Après avoir dit que la brillante campagne de Bonaparte en Italie, le traité de Campo-Formio et le merveilleux de son expédition en Égypte l’avaient grandi dans l’opinion et avaient fait arracher par la muse de l’histoire la page sanglante du 13 vendémiaire99, il assure que le nom de Moreau était plus populaire, et que la nation l’eût préféré ; que si la dictature l’avait séduit ou si la noble et secrète ambition de se faire le Monck des Français l’avait excité, il aurait pu bien avant cette époque faire intervenir l’armée et devancer son rival ; qu’il était plus connu et plus aimé du soldat que Bonaparte ; qu’il avait eu de grands succès en Flandre, en Allemagne et en Italie, où sa retraite devant Suwarow ne l’avait pas moins illustré que celle qu’il avait faite devant l’archiduc ; que Moreau n’avait pas la résolution d’esprit nécessaire pour de telles entreprises ; qu’il crut, en secondant l’élévation de Bonaparte, se réserver le rôle de généralissime qui lui convenait mieux, mais que ce partage parut trop inégal à Bonaparte. Ainsi, Moreau, ce général républicain, modèle de modestie et de désintéressement, n’avait secondé la révolution du 18 brumaire que dans son intérêt particulier, et ne se sentant pas la force de gouverner l’état, avait simplement ambitionné la dictature des armées : faut-il en croire l’écrivain, son ami ? Quoi qu’il en soit, Moreau n’avait jamais commandé en Flandre et en Hollande. Il avait fait les campagnes de l’an II et de l’an III, sous les ordres de Pichegru et de Jourdan. Il commanda en chef pour la première fois à l’armée du Rhin, et quand il passa le fleuve, en messidor an IV, Bonaparte était déjà maître de la Lombardie. En l’an VII, Moreau servit en Italie sous Schérer et montra autant de bravoure que d’habileté à la tête d’une ou deux divisions ; mais appelé au commandement en chef de cette armée, il ne répara pas ses revers ; sa conduite au 18 fructidor l’avait discrédité auprès de tous les partis. Au 18 brumaire, il ne commandait pas d’armées. Elles étaient toutes entre les mains d’hommes d’une autre couleur politique que lui : Masséna qui avait sauvé la France à Zurich, Brune qui avait battu le duc d’York et délivré la Hollande, jouissaient alors de plus de réputation et de crédit. S’il y avait eu pour Bonaparte quelque danger du côté des armées, il ne serait donc pas venu de Moreau ; c’était au contraire parce qu’il était peu accrédité, que le gouvernement consulaire lui accorda une grande confiance et lui donna le commandement de la plus belle armée100.

Bonaparte, il est vrai, ne s’était point rendu célèbre par de savantes retraites ; mais il avait à cette époque gagné vingt batailles rangées, conquis l’Italie, pacifié le continent à Campo-Formio, fondé plusieurs républiques, établi la domination française en Orient par la conquête de l’Égypte. Sa gloire militaire était sans tache ; déjà de belles pages lui étaient assurées dans l’histoire. Comment dire que Moreau était plus populaire que Bonaparte, et que l’armée et la nation l’eussent préféré !

Dès les premiers jours de germinal, Mélas avait levé ses cantonnements et ouvert la campagne en Italie. Laissant sa cavalerie, ses parcs de réserve et sa grosse artillerie sur le Pô, il avait détaché un corps de trente mille hommes, aux ordres des généraux Haddick, Kaim et Wukassowich, pour veiller à la défense des places et des débouchés des Alpes du côté de la Suisse et de la Savoie, depuis le mont Splugen jusqu’à l’Argentière, et s’était avancé vers l’Apennin avec quatre-vingt mille hommes d’infanterie, pour surprendre l’armée française et l’expulser de la Ligurie. Masséna avait fait occuper les principaux débouchés des Apennins, et y avait établi sa ligne de défense. Son quartier-général était à Gênes, sa droite commandée par le lieutenant-général Soult, et sa gauche par Suchet. Le 16 germinal, Mélas fit attaquer la ligne ennemie sur tous les points, et, après plusieurs combats où les Français partout inférieurs en nombre opposèrent la plus vigoureuse résistance, il déborda par tous les cols de l’Apennin dans la rivière de Gênes. Sa gauche, aux ordres du général Ott, après avoir repoussé dans cette ville le général Miollis qui commandait l’extrême droite des Français, s’avança inconsidérément jusque sur la place, occupa les monts qui la dominent et investit les forts qui en défendent l’accès. À son approche, le peuple de Gênes, dévoué aux intérêts de la France, et qui faisait des vœux pour le triomphe de ses armes, croyant la dernière heure de sa liberté arrivée, semblait se résigner à subir le joug de l’Autriche. Mais le 17 germinal au point du jour, Masséna fit ouvrir les portes de la ville, et sortit avec la division Miollis et la réserve. Il attaqua les Autrichiens sur le Monte-Faccio, prit leurs positions à revers, et fut partout vainqueur. Il les précipita dans les ravins et les fondrières, et les poursuivit vivement jusqu’au col de Toriglio, sur l’Apennin, non loin des sources de la Trébia. Il rentra dans Gênes, précédé de quinze cents prisonniers, un général, des canons et sept drapeaux, au milieu des acclamations du peuple.

Tandis que Masséna repoussait Ott, la fortune lui était contraire sur un autre point. Sa ligne d’opérations était rompue ; le lieutenant-général Suchet, avec toute la gauche, se trouvait séparé du quartier-général, et les communications de Gênes avec la France étaient coupées. Mélas, profitant de ce grand avantage, opposa sa droite, commandée par Elsnitz, à Suchet, pour le tenir en échec, et marcha lui-même avec son centre et sa gauche sur Soult qu’il voulait refouler avec Masséna derrière les remparts de Gênes. Résolu à tout prix de rétablir ses communications avec sa gauche et la France, Masséna confia la garde de Gênes au général Miollis, et se rendit à Varaggio, le 19 germinal. Son intention était de marcher sur Melta, tandis que Soult se porterait de Voltri sur Sasello ; il dépêcha à Suchet par des émissaires l’ordre de se diriger de Borghetto par Cadibone, sur Montenotte où devait s’opérer sa jonction. Ces mouvements furent d’abord suivis de succès. On livra plusieurs combats où les Français, surpris souvent par des forces triples, suppléèrent au nombre par leur audace et par leur courage, et notamment sur le torrent de la Piota, où Soult combattit les flanqueurs du général Hohenzollern, leur tua, blessa ou prit plus de trois mille hommes. Suchet, de son côté, s’avançait rapidement vers le point de réunion convenu, culbutant les Autrichiens de position en position, lorsqu’il fut assailli lui-même à Saint-Jacques par le corps d’Elsnitz qui le repoussa. Dès lors il ne lui fut plus possible d’avoir des nouvelles de la marche du général en chef, et Masséna, ne pouvant se concerter avec son lieutenant, reconnut l’impossibilité d’opérer sa jonction. Après avoir pendant plusieurs jours cherché à tromper la vigilance de l’ennemi par les marches les plus hardies, il battit en retraite, et rentra, le 1er floréal, précédé de cinq mille prisonniers, dans la capitale de la Ligurie ; l’enthousiasme du peuple y fut à son comble. Mais l’armée d’Italie, bloquée du côté de terre par l’armée autrichienne, et du côté de la mer par la flotte de l’amiral Keith, n’eut plus dès lors que l’attitude d’une forte et courageuse garnison d’une place de premier ordre ; Suchet se retira dans la position de Borghetto, et ne s’occupa plus qu’à conserver ses communications avec la France et à couvrir la frontière.

Instruit des succès de Mélas, le premier Consul ordonna aussitôt à Moreau de prendre l’offensive et d’entrer en Allemagne, espérant que l’armée du Rhin balancerait les avantages que les Autrichiens venaient d’obtenir en Ligurie. Le quartier-général de Moreau était à Bâle. La gauche de l’armée du Rhin, commandée par Sainte-Suzanne, passa le fleuve à Strasbourg, le 7 floréal ; Saint-Cyr, avec le centre, le passa le même jour à Brisach ; Moreau, avec sa réserve à Bâle, le 7 ; et Lecourbe avec la droite, le 11, près de Stein. Pendant ce temps-là, le feld-maréchal Kray rassemblait ses troupes pour s’opposer à l’invasion des Français ; il réunit quarante-cinq mille hommes en avant de la petite ville d’Engen. Cette position était liée au lac de Constance par un corps de douze mille hommes, aux ordres du prince de Vaudémont, qui occupait Stokach et assurait la retraite de Kray sur Mœskirch. Le 14, Lecourbe se porta rapidement sur Stokach, surprit le prince de Vaudémont, le coupa d’Engen, lui prit trois mille hommes, cinq pièces de canon, des drapeaux et le fit rétrograder sur Mœskirch. Pendant ce temps-là, Moreau, avec quarante mille hommes, combattait à Engen contre le corps d’armée de Kray. La bataille dura jusqu’au soir, et la victoire penchait en faveur des Autrichiens, supérieurs aux Français de cinq mille hommes, lorsque Kray apprit les succès de Lecourbe à Stokach, la défaite du prince de Vaudémont, et l’approche du centre de l’armée française commandé par Saint-Cyr. Le général autrichien se jugeant trop faible pour faire face à des forces aussi imposantes, abandonna le champ de bataille d’Engen. La perte, de chaque côté, fut de six à sept mille hommes, Kray fit sa retraite sur Mœskirch, où il devait se réunir au prince de Vaudémont et au corps commandé par l’archiduc Ferdinand. À peine y fut-il arrivé, qu’il fit évacuer ses magasins et se disposa à passer le Danube. L’armée française resta dans l’inaction pendant tout le jour. Le 15 floréal, Lecourbe se porta sur Mœskirch, avec sa gauche, et se trouva en présence de l’ennemi. Bientôt ses trois divisions en vinrent aux mains avec toute l’armée autrichienne et furent fortement compromises. Dans l’après-midi, elles furent soutenues par Moreau, accouru avec les trois divisions de sa réserve. La bataille fut sanglante, la victoire indécise ; les deux armées se maintinrent jusqu’au soir sur le terrain. Si le corps de Saint-Cyr fût arrivé pendant le combat, il eût pu décider la victoire. Dans la nuit du 15 au 16, Kray fit sa retraite avant que Moreau n’eût réuni ses forces et ne fût en état de le poursuivre.

Le premier Consul donna aux grenadiers français une récompense et un nouveau genre d’illustration. Le défenseur de la patrie, Corret Latour-d’Auvergne fut nommé premier grenadier des armées101. Une grande bravoure unie à une extrême simplicité, au désintéressement le plus pur et à de rares vertus, lui mérita cette distinction inouïe. Âgé de cinquante ans, il comptait trente-trois ans de service ; il avait fait les campagnes de la révolution, portant toujours un livre à côté de son épée ; appelé aux conseils, il faisait quelquefois le service de général sans vouloir le devenir. Élu membre du Corps-Législatif, après le 18 brumaire, il refusa d’y siéger en disant : « Je ne sais pas faire des lois ; mais je sais les défendre ; envoyez-moi à l’armée. » En effet, il s’y rendit, et c’est là qu’il reçut le plus glorieux brevet qu’eût jamais obtenu un soldat.

Tandis que Masséna et Moreau étaient aux prises avec les Autrichiens, le premier Consul mettait en œuvre toutes ses ressources pour compléter l’organisation de l’armée de Réserve et la porter promptement en Italie. Travailleur infatigable, capable tour à tour de s’élever aux combinaisons les plus vastes et de descendre aux plus minutieux détails, il réglait, du fond de son cabinet, les mouvements des plus faibles détachements, la création du matériel, celle des compagnies d’ouvriers, les préparatifs dans les arsenaux, la confection des munitions, du biscuit et autres approvisionnements ; rien n’échappait à sa pensée. Depuis le 29 germinal, jour où Berthier était arrivé à Dijon et avait pris le commandement de l’armée de Réserve, le premier Consul entretenait avec lui une correspondance régulière. Incertain encore si Masséna aurait réussi à rétablir ses communications avec la France, il pensait qu’en cas de revers, ce général se renfermerait dans Gênes où il avait pour trente jours de vivres ; qu’ensuite il se porterait rapidement sur Acqui pour gagner les Alpes, ou bien, qu’il irait chercher du pain dans le Parmesan ou tout autre point de l’Italie.

« Dans cet état de choses, écrivit-il à Berthier, vous sentez qu’il est nécessaire que l’armée de Réserve donne à plein collier en Italie. Pour cela faire, vous avez deux débouchés, le Saint-Bernard et le Simplon. Par le Simplon, vous pourrez vous renforcer des troupes que Moreau a laissées dans le Vallais. Par le Saint-Bernard, vous agirez beaucoup plus près du lac de Genève, et dès lors vos subsistances seront beaucoup mieux assurées ; mais il faut que vous reconnaissiez bien la nature des chemins depuis Aoste jusqu’au Pô. Vous pourrez, dans le corps italien, avoir tous les renseignements nécessaires. Par le Simplon, vous arriverez tout de suite dans un plus beau pays. Rien en Italie ne pourra résister aux quarante mille hommes que vous commandez. Que l’armée autrichienne sorte victorieuse ou vaincue, elle ne pourra, dans aucun cas, soutenir le choc d’une armée fraîche102.

« Tout va parfaitement ici, et le jour où, soit à cause des événements d’Italie, soit à cause de ceux du Rhin, vous croiriez ma présence nécessaire, je partirai une heure après la réception de votre lettre. Je vois avec peine que le séjour de Dijon vous donne de la mélancolie ; soyez gai103. »

Pendant ce temps-là, Berthier mandait au premier Consul qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour faire un mouvement qui dégageât Masséna, et qu’il se serait déjà porté lui-même à Genève, si sa présence n’avait pas été nécessaire à Dijon pour compléter l’organisation de l’armée de Réserve qu’il jugeait être en retard de vingt jours. Néanmoins il croyait urgent de prendre un parti indépendant des événements du Rhin et de ceux de l’aile droite de l’armée d’Italie. Il proposait au premier Consul d’envoyer à Moreau l’ordre impérieux de réunir, le 15 floréal, à Lucerne, un corps de quinze mille hommes commandé par le général Lecourbe, avec les approvisionnements et tout ce qui était nécessaire pour passer le Saint-Gothard. Lecourbe, renommé par ses talents dans la guerre de montagnes, par son activité, son audace, sa bravoure et sa vigilance, lui paraissait l’homme le plus capable de le seconder et de forcer le passage des Alpes104. Il estimait que Moreau, quoique affaibli de ces quinze mille hommes, aurait toujours plus de forces qu’il ne lui en fallait. L’armée de Réserve n’avait encore que quarante mille combattants présents sous les armes. Berthier se proposait de la faire entrer en Italie par le Saint-Bernard ou le Saint-Gothard, le Simplon étant impraticable pour les traîneaux. « Je vous fais connaître ma véritable position, écrivit-il au premier Consul, non pour me plaindre, mais pour vous mettre à même de faire vos dispositions. Je marcherai avec ce que j’aurai, sans compter le nombre des ennemis ; les troupes ont de l’ardeur ; nous vaincrons les difficultés ; nous en aurons beaucoup, et par conséquent plus de gloire105. »

Tandis que Berthier demandait instamment et comme indispensables quinze mille hommes de l’armée du Rhin et le général Lecourbe, Moreau lui écrivait : « L’Helvétie va se trouver abandonnée à ses propres forces, et c’est sur ce point que l’ennemi pourrait tenter une diversion. Je désirerais que vous missiez les troupes que vous envoyez dans le Vallais sous les ordres du général Moncey, ou que du moins, en cas d’attaque, il pût leur envoyer des ordres directs. Il serait bien important aussi que vous vous approchassiez le plus possible de l’Helvétie, pour être en état d’y marcher promptement, si l’ennemi tentait sur elle une forte diversion. L’armée de Réserve en Helvétie peut décider ou du moins assurer les premiers succès de celle du Rhin106. » Cette manière de voir de Moreau était entièrement opposée aux instructions qu’il avait reçues du premier Consul ; car, suivant ce général, l’armée de Réserve, loin de recevoir des renforts de l’armée du Rhin, aurait dû lui en fournir.

D’après les calculs du premier Consul, quarante-cinq mille hommes de l’armée de Réserve devaient avoir dépassé Genève au 10 floréal, et plusieurs corps qui étaient en marche la porter bientôt à soixante et un mille combattants, indépendamment du détachement de l’armée du Rhin qui serait, suivant les événements, de dix à trente mille hommes. Il pensait qu’avec une semblable armée, après la sottise que venaient de faire les Autrichiens en s’enfonçant dans la rivière de Gênes, Berthier serait en état d’agir sans avoir besoin de personne107. Le premier Consul lui recommandait, soit qu’il dût se porter sur Milan ou sur Gênes, d’assurer sa base d’opérations de manière à rester en contact avec les frontières de la République, et lui annonçait son départ de Paris pour Dijon, avant le 10 floréal. Chaque jour il écrivait à Berthier une ou plusieurs fois, l’informait du départ successif et détaillé des fonds, des hommes, des vivres, des munitions ; il portait la prévoyance jusqu’à lui envoyer, par un courrier extraordinaire, deux moules à balles, et le pressait d’activer la marche des troupes dont il indiquait la destination.

Le chef d’escadron Franceschi, aide de camp du général Soult, envoyé à Paris par Masséna, arriva dans cette ville et annonça que ce général, ainsi que le premier Consul l’avait prévu, était bloqué dans Gênes, où, à dater du 5 floréal, il n’aurait que pour vingt-cinq jours de vivres. Il pouvait arriver que Masséna évacuât la place par capitulation, qu’il allât rejoindre le corps de Suchet, et prît la ligne de Borghetto, ou bien qu’il fût forcé dans Gênes. Dans l’un ou l’autre cas, Mélas n’ayant besoin que de huit jours pour se porter de Gênes à Aoste, il aurait été très fâcheux qu’il y parvînt avant que Berthier y eût débouché seulement avec vingt mille hommes, car alors le général autrichien aurait eu des avantages immenses pour disputer l’entrée de l’Italie. Le premier Consul recommanda donc à Berthier de forcer la marche de son armée pour être le 20 floréal à Aoste ; de faire connaître à Moreau la situation critique où se trouvait réduite l’armée d’Italie ; de lui représenter que quelques demi-brigades de plus n’étaient rien pour lui ; qu’au contraire quelques demi-brigades de moins non seulement compromettraient l’armée de Réserve, mais encore avec elle le comté de Nice et le midi de la France, qu’un faible détachement de l’armée du Rhin pouvait sauver108.

Les Consuls arrêtèrent que le Vallais et les troupes qui l’occupaient, feraient partie de l’armée de Réserve, et, comme il était urgent d’aller, par une marche rapide, délivrer l’armée d’Italie aux abois, et prévenir l’invasion des départements du midi, le détachement que l’armée du Rhin devait faire, lorsqu’elle aurait repoussé l’ennemi à dix journées de la frontière, fut prescrit sur-le-champ. Le premier Consul intima à Moreau l’ordre formel de faire pénétrer, par le Saint-Gothard et le Simplon, une colonne de vingt-cinq mille hommes, pour agir sons les ordres du général en chef de l’armée de Réserve109. Comme on craignait avec raison que Moreau n’opposât à ces mesures la même résistance qu’il avait montrée jusqu’alors à toutes les vues du premier Consul, le ministre de la guerre Carnot fut envoyé au quartier-général de l’armée du Rhin, afin de se concerter pour ce mouvement avec le général en chef. Berthier dirigea à grandes journées sur Genève toutes les troupes qui se trouvaient prêtes à marcher, et se rendit lui-même dans cette ville.

Le premier Consul partit de Paris, le 16 floréal, après avoir pris ses mesures pour que le gouvernement et l’administration ne souffrissent pas de son absence. Il remit la signature au second Consul ; Joseph Bonaparte fut appelé au conseil d’état. Le ministre de l’intérieur écrivit aux préfets que le premier Consul venait de partir pour l’armée de Réserve ; qu’il se rendait à Dijon, et peut-être de là à Genève ; que dans quinze jours il serait de retour à Paris. Il leur recommandait d’accélérer le départ des conscrits ; de dire aux citoyens que l’heure des combats et de la gloire sonnait pour la dernière fois ; de faire retentir ces mots tout-puissants : la paix va être reconquise110 !

En vingt-cinq heures le premier Consul arriva à Dijon. Il s’y arrêta quelques moments pour passer en revue les bataillons qui s’y formaient, et organiser l’état-major et les cadres d’une seconde armée de réserve, dont il donna le commandement au général Brune. Il visita en passant les ateliers d’artillerie d’Auxonne et de Dole, arriva à Genève, le 18, et y resta trois jours pour y organiser définitivement l’armée. Il avait écrit à Berthier, le 6 floréal, d’envoyer le général Marescot en reconnaissance au Saint-Bernard, afin qu’il fût de retour, le 15, à Genève. Le résultat de sa mission fut que le Saint-Bernard était le débouché le plus praticable, et son rapport s’accordait en ce point avec ceux de l’adjudant-général Daultane et du général Mainoni, très versé dans la topographie militaire des grandes Alpes. Cependant on ne se dissimulait pas les difficultés de ce passage, par lequel on n’avait jamais songé à diriger le matériel d’une armée. À l’énumération des obstacles, le premier Consul répondit que puisqu’il fallait franchir dix lieues de rochers couverts de neige, on démonterait les pièces et on fabriquerait des traîneaux pour les transporter ; que puisqu’il n’y avait dans ces âpres montagnes qu’un peu de châtaignes et quelques bestiaux, on transporterait du riz et du biscuit par le lac jusqu’à Villeneuve ; que le soldat en prendrait pour six jours et qu’on en porterait pour six autres jours à dos de mulet ; qu’arrivée dans la vallée d’Aoste, l’armée volerait aux rives fertiles du Tésin, où son audace et son activité seraient récompensées par l’abondance et la gloire. Enfin, après avoir écouté avec patience Marescot qui lui exposait méthodiquement tous les détails de la reconnaissance qu’il avait faite, le premier Consul, quittant son siège, lui demanda vivement : « Peut-on passer ? — Oui, citoyen Consul, mais avec peine… — Eh bien ! partons ! »

Necker qui avait donné à dîner, dans son château de Coppet, à Berthier et à son état-major, vint faire une visite au premier Consul à Genève. Ils eurent ensemble, sur le crédit public, une longue conversation dans laquelle l’ancien ministre laissa, dit-on, percer le désir et l’espoir de parvenir à la direction des finances de la République. Le premier Consul alla ensuite à Lausanne. Carnot vint lui rendre compte dans cette ville de la position où il avait laissé Moreau, et de la marche des troupes détachées de l’armée du Rhin, qui venaient renforcer le corps du général Moncey, en Suisse, et former l’aile gauche de l’armée de Réserve. Malgré les arrêtés formels du gouvernement et la présence du ministre, il avait encore fallu transiger avec Moreau, et se contenter de ce qu’il voulait bien céder. Il traitait de puissance à puissance, et, comme si l’armée du Rhin avait été sa propriété ; au lieu de vingt-cinq mille hommes que l’arrêté du 15 floréal lui ordonnait de fournir, et en place du général Lecourbe que le premier Consul voulait avoir, il n’accorda qu’environ quinze mille hommes avec le général Moncey. Dans la condescendance du premier Consul envers Moreau, quels qu’en fussent les motifs, on ne peut s’empêcher de reconnaître que le chef du gouvernement, bien loin de se montrer, comme on l’a dit, envieux et jaloux, combla la mesure des égards et de la considération.

Lorsque Carnot était parti de Paris pour se rendre auprès de Moreau, le premier Consul avait fait mettre à sa disposition une somme de 24 000 fr., et lui avait dit de donner quelque éclat à sa mission. Il s’était mis en route accompagné de six officiers, deux courriers et un domestique. Le voyage avait été de quatorze jours et de quatre cent cinquante lieues. Le ministre donna à chacun de ses compagnons de voyage une gratification, ne dépensa en tout que 13 800 francs, et remit le reste au trésor public.

Le général Moncey eut l’ordre de déboucher par le Saint-Gothard sur Bellinzona, à l’exception d’une faible division qui, commandée par le général Béthancourt, marchait par le Simplon sur Domo-d’Ossola. Le général Thurreau, avec un corps de quatre mille hommes, défilait par le mont Genèvre et le mont Cenis, sur Exilles et Suse. La division Chabran, aussi de quatre à cinq mille hommes, allait passer le petit Saint-Bernard. Tout le reste, au nombre de trente-cinq mille hommes, débouchait sur Aoste par le grand Saint-Bernard. Ainsi, la force totale de cette armée, au pied des grandes Alpes, depuis les sources du Rhin et du Rhône jusqu’à celles de l’Isère et de la Durance, était de cinquante-huit mille combattants ; près d’un tiers d’entre eux n’avait jamais vu le Feu, et savait à peine manier ses armes et ses chevaux ; mais un excellent esprit l’animait. Elle avait un parc de quarante bouches à feu le mieux composé qu’on eût vu. Elle était divisée en six corps commandés par les lieutenants-généraux Lannes, Victor, Murat, Duhesme et Moncey, ayant sous leurs ordres onze généraux de division111 ; Berthier tenait sous sa main son corps de réserve formé des divisions Boudet et Monnier.

Le 24 floréal, le premier Consul passa en revue, à Lausanne, l’avant-garde de l’armée de Réserve commandée par Lannes ; elle était composée de six vieux régiments d’élite qui, n’ayant point éprouvé de revers, avaient conservé tout entier le sentiment de leur supériorité et de leur gloire. Elle se dirigea aussitôt sur Saint-Pierre, et les autres divisions suivirent en échelons. Se reposant sur l’activité de Berthier et sur l’intrépidité de Lannes pour vaincre les difficultés du passage, le premier Consul restait à Lausanne, travaillant sans relâche à régulariser les divers services, à accélérer le transport de l’artillerie, des vivres et des munitions. La formation de l’armée de Réserve s’était opérée avec une célérité jusqu’alors inouïe, et tel était le mystère dont le gouvernement l’avait enveloppée, que l’Europe refusait de croire à son existence. Elle regardait la République comme épuisée d’argent et de soldats, surtout à cause de l’état de faiblesse dans lequel on avait laissé l’armée d’Italie. Il était du plus haut intérêt pour le premier Consul de tenir secrets le mouvement et la force de l’armée de Réserve ; aussi, en Autriche, en Angleterre, et même au camp de Mélas, on avait la ferme croyance que cette armée n’était qu’une misérable troupe de dix ou douze mille invalides et conscrits, sans équipement et sans armes. Alors la coalition ne trouva donc pas en France un seul homme pour l’informer de l’armement formidable qui se préparait ! Ce n’est pas, ainsi qu’on l’a prétendu, qu’il fût ignoré des Français mêmes ; mais tout respirait encore la haine de l’étranger et l’amour de la patrie.

Le premier Consul partit de Lausanne et alla coucher, le 26 floréal au soir, au couvent de Saint-Maurice. Le même jour, Berthier adressa cette proclamation à l’armée : « Soldats ! l’armée du Rhin remporte des victoires éclatantes ; celle d’Italie lutte contre un ennemi supérieur en nombre, et balance la victoire par des prodiges de valeur. Conscrits ! l’heure du combat est sonnée. Votre cœur brûle d’égaler ces anciens soldats tant de fois vainqueurs. Vous apprendrez avec eux à supporter les privations, à braver les fatigues inséparables de la guerre. N’oubliez jamais que la victoire ne s’obtient que par la valeur et la discipline. Soldats ! Bonaparte s’est rapproché de vous pour jouir de vos nouveaux triomphes. Vous lui prouverez que vous êtes toujours ces braves qui se sont illustrés dans les armées. »

Le plus grand obstacle à vaincre, dans le passage du Saint-Bernard, était le transport de l’artillerie et des munitions. Les cartouches d’infanterie, les munitions des pièces placées dans de petites caisses, les affûts démontés, ainsi que les forges de campagne, furent portés à dos de mulet. Les troupes se firent un point d’honneur de ne pas laisser leur artillerie en arrière. Les pièces furent fixées par les tourillons dans des troncs d’arbres creusés pour les recevoir, et chaque bouche à feu, ainsi disposée, fut traînée par cent soldats. Le premier Consul promit une gratification de 2 600 francs à la 24e légère, et une égale somme à la 96e demi-brigade, pour le transport de l’artillerie de Saint-Pierre à Étroubles. Quand le transport fut opéré, ces deux corps répondirent que, jaloux de contribuer de tous leurs moyens à la prospérité nationale et à la gloire de l’armée, ils refusaient la gratification. Pendant toute la durée du passage, la musique des régiments se faisait entendre, et, dans les moments difficiles, le pas de charge donnait une nouvelle ardeur aux soldats.

Le premier Consul écrivit de Martigny, le 28 floréal, à son frère Lucien : « Je suis au pied des grandes Alpes, au milieu du Vallais ; le grand Saint-Bernard a offert bien des obstacles qui ont été surmontés. Le tiers de l’artillerie est en Italie ; l’armée descend à force. Berthier est en Piémont ; dans trois jours tout sera passé. »

Il passa lui-même le 30 floréal. Il avait pour guide un grand et vigoureux jeune homme de vingt-deux ans, qui s’entretint beaucoup avec lui en s’abandonnant à cette confiance propre à son âge et à la simplicité des habitants des montagnes. Il lui confia toutes ses peines, ainsi que les rêves de bonheur qu’il faisait pour l’avenir. Arrivé au couvent des Hospitaliers, le premier Consul écrivit un billet, et le donna à ce paysan pour le remettre à son adresse. C’était un ordre qui prescrivait diverses dispositions, telles que la construction d’une maison, l’achat d’un terrain, et réalisait toutes les espérances du jeune montagnard112.

La descente du Saint-Bernard fut plus difficile pour les chevaux que ne l’avait été la montée ; néanmoins, on éprouva peu d’accidents : en quatre jours toute l’armée avait passé. Le corps de Lannes, qui formait l’avant-garde, s’était porté, le 26, sur Aoste. Un bataillon hongrois voulut en défendre l’entrée ; il fut culbuté et perdit quelques hommes. Le 27, Lannes marcha sur Châtillon. Il attaqua l’ennemi qui gardait les hauteurs, enleva le village à la baïonnette, tua cent hommes, fit trois cents prisonniers, prit deux canons et plusieurs caissons.

Le premier Consul reçut des nouvelles de l’armée d’Italie. Quoique renfermé dans Gênes, Masséna avait encore eu l’occasion de cueillir de nouveaux lauriers. Les Autrichiens ayant voulu tenter l’escalade de la ville, le 10 floréal, tandis que les Anglais la bombardaient par mer, ce général confia la défense des murailles à la garde nationale, fit une sortie à la tête de son armée, reprit les forts et les positions dont l’ennemi s’était emparé autour de la ville, et rentra le soir derrière ses murs avec douze cents prisonniers, des drapeaux et les échelles dont l’armée autrichienne s’était munie pour l’escalade. Cet échec prouva à Mélas que toute attaque de vive force pour, enlever Gênes à Masséna serait désormais inutile. Instruit que la ville n’était approvisionnée que pour une vingtaine de jours, et certain que les Anglais intercepteraient les communications par mer, le général autrichien se borna à resserrer le blocus, en attendant que la famine obligeât les Français à capituler. Pressé d’entrer en Provence, pour faire diversion aux succès de Moreau en Allemagne, il laissa trente mille hommes aux ordres du général Ott devant Gênes, et partit pour Nice avec trente-cinq mille. Dès que Masséna eut appris que Mélas avait emmené la moitié de son armée, il fit une sortie, le 20 floréal, dans l’espoir de débloquer la place. Les Autrichiens furent culbutés de tous les postes avancés. Soult, avec six mille hommes, parvint à s’ouvrir un passage, pénétra dans la rivière du Levant, et revint dans la ville avec des vivres et des prisonniers. Le 23, Masséna tenta une nouvelle sortie ; mais il ne put rompre la ligne de l’ennemi qui s’était concentré sur le Monte-Creto. Après un combat opiniâtre et sanglant, Soult, qui savait concilier avec les fonctions de général l’audace d’un soldat, tomba grièvement blessé au pouvoir de l’ennemi, et Masséna, perdant l’espoir de faire lever le blocus de Gênes, rentra derrière ses murs.

Pendant ce temps-là, Suchet, se voyant sur le point d’être assailli par des forces triples et en danger d’être coupé de la France, s’était replié à la hâte sur le Var, après avoir laissé garnison dans le fort de Vintimille, dans le château de Villefranche et au fort de Montalban, où il fit établir un télégraphe. Les places d’Antibes, Entrevaux, Colmars, et les autres forteresses de la frontière étaient en bon état de défense ; Suchet fit venir de la grosse artillerie d’Antibes, appela à lui des canonniers de la côte, et travailla à retrancher la tête de pont qui déjà était défendue par de fortes batteries établies dans les campagnes précédentes. Le général Saint-Hilaire, qui commandait la huitième division militaire, tira de Marseille et de Toulon toutes les troupes dont il put disposer sans compromettre ces places, et accourut sur le Var où son renfort porta les forces de Suchet à quatorze mille hommes. Mélas entra à Nice le 21 floréal. Après avoir, pendant huit années, vainement combattu pour l’envahir, les Autrichiens touchaient enfin le sol de la République. Leur ivresse fut à son comble. Une croisière anglaise mouilla à l’embouchure du Var et leur annonça la prochaine arrivée de l’armée de Minorque. Le 24 floréal, Mélas fit attaquer la tête de pont du Var ; la défense fut brillante ; les Autrichiens, écrasés par le feu des batteries de Suchet, furent contraints de rentrer dans leurs positions. Mélas ayant reconnu l’impossibilité de réussir dans une attaque de vive force, se proposait de remonter le Var et de le passer à gué à une journée au-dessus de Nice, lorsqu’il apprit que l’armée de Réserve, dont on évaluait la force à cinquante mille hommes, avait débouché dans le Vallais. Néanmoins, il crut encore ce rapport exagéré, et, sans renoncer à l’invasion de la Provence, il partit avec les divisions Bellegarde et Lattermann, pour repasser le col de Tende et marcher à la rencontre de l’armée de Réserve qu’il estimait être un corps de quinze à dix-huit mille hommes. Il en laissa autant aux ordres du général Elsnitz, pour tenir en échec le corps de Suchet, lui ordonna de rester sur la défensive, et de repasser la Roya, pour couvrir la rivière de Gênes.

L’armée de Réserve avait descendu le Saint-Bernard et croyait avoir franchi tous les obstacles ; elle suivait une vallée assez belle, où elle retrouvait des habitations et de la verdure, lorsque tout-à-coup elle fut arrêtée par le canon du fort de Bard. Ce fort, situé entre Aoste et Ivrée, est assis sur un mamelon conique et entre deux montagnes à vingt-cinq toises l’une de l’autre. À son pied coule le torrent de la Dora-Baltea dont il ferme entièrement la vallée ; la route passe dans les fortifications de la petite ville de Bard dont l’enceinte est dominée par le feu du fort. Lannes avait poursuivi jusque-là les Autrichiens qu’il avait battus à Châtillon. Les officiers du génie, après avoir reconnu le fort, déclarèrent qu’il ne pouvait être enlevé de vive force, si la garnison voulait se défendre. En effet les sommations et une attaque furent inutiles. L’armée se trouva encombrée entre Bard et le Saint-Bernard. Cet obstacle inattendu jeta de l’hésitation parmi les généraux et les soldats. Heureusement on découvrit un petit sentier pratiqué à gauche sur les crêtes du mont Albaredo, et, quoiqu’il n’eût jamais servi qu’aux pâtres de chèvres, on y fit passer un à un l’infanterie et la cavalerie de l’avant-garde. Mais ce sentier présentait de grandes difficultés pour le passage d’une armée tout entière, surtout pour la cavalerie, et il était impossible d’y faire passer l’artillerie. Quinze cents hommes travaillèrent à frayer un peu ce chemin, à soutenir par des levées les endroits les plus étroits et les plus scabreux, à tailler des marches aux points dont la pente trop raide devenait à la fois fatigante et dangereuse. L’armée défila par ce sentier avec bien plus de peine qu’elle n’en avait eu à franchir le Saint-Bernard. Mais l’artillerie restait derrière ; sans elle l’armée ne pouvait entrer en plaine, et, d’un autre côté, s’il fallait attendre la prise du fort de Bard pour faire passer l’artillerie, tout l’espoir de la campagne était perdu. Le premier Consul, qui alors était à Étroubles, recommandait à Berthier de choisir au débouché de la plaine de bonnes positions où l’armée pût couvrir le siège de Bard et recevoir le combat de l’ennemi, de manière à diminuer considérablement la supériorité que lui donneraient sa nombreuse cavalerie et son artillerie, tout en conservant la faculté de battre la plaine et de s’étendre pour se nourrir. Il croyait que le mouvement sur le Simplon et le Saint-Gothard deviendrait très sensible à l’ennemi vers le 5 ou 6 prairial ; qu’on pourrait appuyer les positions de l’armée avec dix pièces sur affûts-traîneaux qu’elle avait ; que pendant ce temps-là l’artillerie achèverait de passer ; que les corps en arrière arriveraient, et que la diversion sur Gênes n’en serait pas moins en partie faite. « Il faudrait, mandait-il à Berthier, que le passage du mont Albaredo fût bien mauvais, s’il l’était plus que le Saint-Bernard où nous avons fait passer une partie de notre artillerie. Avec de la peine et du temps on surmonte bien des obstacles. Faites courir vos ingénieurs, vos adjudants-généraux, pour connaître le système du pays entre Bard et Ivrée. Tenez-vous éveillé. Lannes aura sept à huit mille hommes sur le corps avant quatre jours. Mélas ne peut être sur vous avant le 6 ou le 7. Ainsi je crois qu’il faut travailler au nouveau chemin qui devient la seule communication de l’armée, et pousser de nombreuses reconnaissances113.

Dans l’opinion du premier Consul, on n’avait jamais pu espérer de pouvoir être réuni et en mesure de se présenter en corps d’armée à l’ennemi, avant le 4 ou le 5 prairial. Ainsi, jusqu’à ce moment, le fort de Bard ne retardait pas. Cependant le passage de l’artillerie occupait constamment sa pensée. Il écrivait d’Aoste à Berthier, le 1er prairial, de faire reconnaître divers chemins qu’il indiquait pour éviter le fort de Bard, toujours persuadé que, si le Saint-Bernard n’avait pas arrêté l’armée, une montagne du second ordre ne serait point un obstacle insurmontable à sa marche. Pendant ce temps-là, le commandant du fort écrivait lettres sur lettres à Mélas, pour l’instruire qu’il voyait passer plus de trente mille hommes, trois ou quatre mille chevaux et un nombreux état-major ; que ces masses se dirigeaient sur sa droite par un escalier pratiqué dans le rocher Albaredo ; mais qu’il promettait de ne laisser passer ni canons ni caissons ; que le fort pouvait tenir un mois ; qu’ainsi, jusqu’à cette époque, il n’était pas probable que l’armée française osât se hasarder en plaine sans artillerie.

Le 2 prairial, Berthier s’empara de toute la partie basse du château de Bard. Quatre compagnies de grenadiers qui y avaient pénétré pendant la nuit, en baissèrent les ponts-levis ; l’ennemi se retira dans le donjon et dans une autre enceinte pratiquée sur le rocher114. Cette partie basse offrait un chemin pour l’artillerie ; mais il était battu à bout portant par le canon du fort. Cependant on résolut de brusquer le passage, et on prit toutes les précautions possibles pour que le commandant du fort l’ignorât. Dans la nuit du 2 au 3 prairial, on couvrit le chemin de matelas et de fumier ; on enveloppa de paille les roues des canons, et ils furent traînés à la prolonge par les canonniers avec une rare intrépidité. On parcourut ainsi plus de cinquante toises sous le feu de la garnison qui faisait pleuvoir en même temps une grêle de pots à feu et de grenades. Plusieurs canonniers furent tués ou blessés ; mais rien n’arrêta leur zèle. En cinq ou six nuits le passage de l’artillerie fut terminé.

De Verrès, où il était arrivé le 3 prairial, le premier Consul vint gravir le mont Albaredo, tandis que les divisions de la réserve y passaient ; il reconnut le fort de Bard, et, contre l’avis du général Marescot, il en ordonna l’assaut, à la vérité moins dans l’espoir de l’emporter de force, que d’effrayer le commandant et de l’obliger à se rendre. Le général Loison, qui commandait l’attaque, escalada les palissades et pénétra avec plusieurs centaines de grenadiers jusqu’au pied du mur de revêtement. Ces braves, jaloux de vaincre sous les yeux du premier Consul, firent des prodiges de valeur ; mais, foudroyés à bout portant par l’artillerie du fort, ils furent contraints de se retirer avec deux cents blessés. Le commandant persista dans la résolution de prolonger sa résistance. Le premier Consul ordonna des travaux pour faire le siège dans les règles, et le général Chabran en fut chargé.

Le corps du général Lannes, qui le premier avait franchi le mont Albaredo, rencontra, le 2 prairial, une troupe ennemie qui défendait le débouché de la gorge du côté de Saint-Martin, la repoussa et lui fit cinquante prisonniers. Berthier fit avancer le corps de Boudet pour soutenir l’avant-garde. Lannes arriva ; le 3, devant Ivrée dont il avait ordre de s’emparer. Les fortifications de cette ville avaient été négligées ; depuis quelques jours seulement on travaillait avec vigueur à la mettre en état de défense ; on n’avait encore pu placer que quinze bouches à feu en batterie. Ivrée avait une garnison de quatre mille hommes ; mais dans ce nombre il se trouvait une brigade de cavalerie qui ne pouvait servir à la défense de la place, et l’infanterie avait déjà été battue à Châtillon. Lannes fit attaquer en même temps les trois portes de la ville, et, à la tête de sa colonne, porta de sa main le premier coup de hache à la barrière. Les ponts-levis furent brisés et les Français entrèrent avec impétuosité dans la ville où ils firent quatre cents prisonniers. Les Autrichiens eurent à peine le temps de l’évacuer et se retirèrent à Romano, derrière la Chiusella pour couvrir Turin.

Pendant ce temps-là, le général Thurreau, qui commandait l’extrême droite de l’armée de Réserve, débouchait aussi en Italie. Après avoir forcé le Mont-Cenis, le 2 prairial, il prenait position avec trois mille hommes à Bossolino, entre Suse et Turin. Cette diversion inquiéta Mélas, et l’empêcha de porter tous ses efforts sur la Dora-Baltea. Le corps du général Moncey était descendu du Saint-Gothard à Bellinzona sur le Tésin, et la colonne du général Béthancourt, qui avait passé le Simplon, était arrivée sans obstacle à Domo-d’Ossola. Les divisions du centre, qui avaient franchi le Saint-Bernard et le mont Albaredo, se réunissaient à Ivrée. Ainsi, toute l’armée de Réserve avait débouché en Italie, et, à cette époque, Mélas avait à peine repassé le col de Tende.

Depuis le commencement de la guerre de la liberté, on avait porté à la connaissance de la nation française les nouvelles des armées par la publication des rapports des généraux au gouvernement. Ce fut à Ivrée que Bonaparte commença à publier, le 4 prairial, les nouvelles de l’armée de Réserve, sous le titre de Bulletin devenu depuis si célèbre. Tant qu’il fut chef de l’état, premier Consul ou empereur, il y attacha toujours une grande importance, et y donna une attention particulière. Quand il ne dictait pas les bulletins, il indiquait le sens dans lequel ils devaient être rédigés, et, soit qu’il fût à Paris, soit qu’il fût présent à l’armée, jamais on ne les publiait sans son approbation. Une espèce d’hommes dont Paris fourmille, qui font métier de la plaisanterie, et qui dans leur légèreté sacrifieraient l’honneur national à une pointe bonne ou mauvaise, firent de menteur comme un bulletin un proverbe. Pour les ennemis intérieurs de la République, il n’y avait de véridique que les rapports publiés par les Autrichiens, les Russes et les Prussiens ; comme si, de tout temps, on n’avait pas vu quelquefois, le lendemain d’une bataille, les deux armées s’attribuer la victoire. Sans contredit, les bulletins français, comme les rapports étrangers, ont souvent exagéré les avantages et diminué les pertes ; ils ne méritent pas une foi aveugle. Cependant ils seront toujours la base sur laquelle s’appuiera l’histoire, en s’éclairant toutefois du flambeau d’une sage critique.

On a vu qu’avant de s’enfoncer dans la rivière de Gênes avec quatre-vingt mille hommes, Mélas en avait laissé trente mille sous les généraux Kaim, Haddick et Vukassowich, pour garder tous les débouchés des grandes Alpes, depuis le mont Splugen jusqu’au col d’Argentière. Ces trente mille hommes ainsi répartis sur une ligne de plus de quatre-vingts lieues de développement, séparés entre eux par de hautes montagnes, des rochers impraticables et des torrents, n’ayant point de communication directe, ne pouvaient faire aucune résistance sérieuse à une masse aussi forte que l’armée de Réserve. Le général Haddick, qui gardait les débouchés du val d’Aoste et tout le pays depuis la Sésia jusqu’à l’Orco, n’avait que dix mille hommes pour s’opposer à l’irruption des trente mille Français maîtres d’Ivrée. Lorsque la garnison de cette place eut été repoussée derrière la Chiusella, Haddick se porta en personne au village de Romano, où il fit prendre position à trois mille cavaliers commandés par le général Palfy, et rassembla six mille hommes d’infanterie sur la Chiusella, pour défendre le passage du pont. Le premier Consul arriva à Ivrée, le 6 prairial, et ordonna à Lannes de marcher de suite à l’ennemi pour forcer le passage de la rivière. Ce général s’avança sur la Chiusella et fit attaquer le pont que défendaient cinq pièces d’artillerie. À la première décharge, les conscrits baissèrent la tête ; mais les vieux soldats les continrent. La 6e d’infanterie légère affronta plusieurs fois le feu ; son commandant, Maçon, voyant que l’artillerie qui barrait le pont arrêtait la tête de sa colonne, se précipita dans la rivière, fut suivi de sa troupe, et, sous le feu meurtrier de la mousqueterie et de la mitraille, parvint à tourner le pont. Cette audace décida l’affaire : l’infanterie autrichienne, dépostée, se forma sur la hauteur où le combat s’engagea de nouveau ; il fut chaud de part et d’autre. Cédant à l’impétuosité des Français, l’ennemi se retirait en désordre et allait abandonner ses canons, lorsque Haddick ordonna à Palfy de charger avec toute sa cavalerie. Le choc fut violent ; mais les 22e et 42e demi-brigades le reçurent avec intrépidité, sans reculer d’un pas, et l’artillerie tomba au pouvoir des Français. La cavalerie autrichienne perdit cinq cents hommes d’élite, parmi lesquels douze officiers ; et Palfy lui-même, blessé mortellement en combattant dans les premiers rangs, alla mourir à Romano, où l’ennemi se retira en désordre.

Après le combat de la Chiusella, Haddick, ne se jugeant pas assez fort pour garder la position de Romano, passa l’Orco, coupa les ponts, détruisit les barques et fit sa retraite sur Turin où Mélas était attendu avec son armée. Le 8, Lannes occupa la ville de Chivasso, où il intercepta le cours du Pô et s’empara d’un grand nombre de barques chargées de vivres, d’Autrichiens blessés en combattant contre l’armée d’Italie, et d’une grande quantité d’objets de guerre que l’ennemi évacuait de Turin sur la Lombardie.

Le premier Consul fit, à Chivasso, la revue de l’avant garde, et loua le sang-froid et l’intrépidité qu’elle avait montrés au combat de Châtillon, à la prise d’Ivrée et au passage de la Chiusella. Il combla d’éloges la 28e demi-brigade qui, pendant deux ans, avait vécu sur les montagnes, souvent privée de tout, et sans faire entendre un seul murmure. Pour lui donner une preuve de satisfaction, il lui promit qu’au prochain combat, elle aurait l’honneur de marcher à la tête de l’avant-garde.

La légion italique, commandée par Lecchi, que le premier Consul avait dirigée par Grassoney sur la haute vallée de la Sésia pour éclairer la gauche de l’armée de Réserve, y arriva le 8 prairial, et rencontra à Varallo le prince de Rohan avec sa légion et une pièce de canon. Lecchi attaqua les retranchements, les enleva, prit la pièce de canon et ses munitions, tua cinquante hommes, fit trois cent cinquante prisonniers, et se porta dans la vallée de Domo-d’Ossola pour se réunir à la division du général Béthancourt et assurer de ce côté les communications de l’armée.

L’avant-garde de l’armée de Réserve se reposa à Chivasso pendant toute la journée du 9 prairial. Pour faire prendre le change aux Autrichiens, Lannes feignit de vouloir jeter un pont sur le Pô avec les barques qu’il avait interceptées. Cette manœuvre réussit complètement : Mélas croyant que les Français allaient passer le fleuve sur ce point, affaiblit les troupes qui couvraient Turin et envoya ses principales forces sur la rive droite du Pô, pour supposer au passage. Mais tandis que Lannes attirait l’attention des Autrichiens sur Chivasso, toute l’armée française défilait dans un ordre admirable vers le Tésin, de manière que la réserve, aux ordres de Murat, se trouva former l’avant-garde. Ce général se dirigea sur Verceil, jeta un pont sur la Sésia, passa cette rivière, se porta sur Novarre, et prit position sur la rive droite du Tésin, le 10 prairial.

Dans la nuit du 9 au 10, Lannes, laissant à Chivasso une partie de sa troupe, partit de cette ville, passa la Dora-Baltea, et se porta par Crescentino et Trino sur Verceil. Le premier Consul y était le 10 au matin115. Toutes les divisions de l’armée s’avançaient rapidement sur la capitale de la Lombardie ; le 11, elles furent réunies sur le Tésin, le premier Consul à leur tête.

Cette rivière est extrêmement large et profonde ; une partie de la division Vukassowich occupait la rive gauche avec du canon, et déployait une nombreuse cavalerie. La division Monnier se porta en face de Turbigo et celle de Boudet marcha sur Buffalora ; on établit une batterie et la canonnade s’engagea. L’ennemi avait retiré de son côté toutes les barques ; mais les habitants de Galarate en avaient caché quatre ou cinq qu’ils offrirent aux Français. L’adjudant général Girard, officier du plus haut mérite et de la plus rare intrépidité, se jeta avec quelques braves sur la rive gauche, aborda audacieusement la cavalerie, qui se replia sur Turbigo. Le général autrichien Laudon accourut, chargea avec succès la troupe avancée de Girard, qui se défendit vaillamment en attendant du secours. Monnier, qui avec une partie de ses forces avait passé le Tésin, franchit le canal de Buffalora, se jeta, baïonnettes baissées, sur le village de Turbigo et l’emporta. La nuit facilita la retraite des Autrichiens, qui laissèrent trois cents morts et deux cents prisonniers. Le chef de brigade Duroc, aide de camp du premier Consul, tomba dans le Tésin pendant le passage et fut sur le point de périr. L’ennemi ayant abandonné ses barques, la plus grande partie de l’armée passa la rivière, dans la nuit du 11 au 12 prairial.

Murat entra le 13 à Milan ; les Autrichiens avaient évacué cette ville en grande hâte ; ils n’occupaient que la citadelle ; elle fut aussitôt cernée. Les Milanais savaient à peine, depuis vingt-quatre heures, que les Français étaient en Italie. Trois heures après l’arrivée de Murat, le premier Consul et tout son état-major firent leur entrée dans la capitale de la Lombardie, au milieu d’un peuple immense, animé du plus grand enthousiasme à la vue de son libérateur ; car on avait répandu qu’il avait péri dans la mer Rouge, et que c’était un de ses frères qui commandait l’armée de Réserve.

La contre-révolution avait été complète en Lombardie, et la réaction horrible. Les Autrichiens s’étaient attiré la haine de tous les partis ; les agents de l’empereur n’avaient épargné, ni le rang, ni les talents, ni le sexe, ni l’âge : l’oppression avait indistinctement pesé sur tous. Ceux qui avaient exercé des emplois dans la république Cisalpine, les nobles comme les autres, même ceux qui n’avaient accepté des fonctions que pour servir la cause de l’Autriche, avaient été proscrits, arrêtés, jetés dans des cachots. Un Caprara était dans les fers ; le célèbre mathématicien Fontana gémissait sous le poids des chaînes. L’université de Pavie avait été détruite ; on avait confié aux jésuites l’éducation de la jeunesse. Les prêtres mêmes étaient très mécontents d’avoir vu les hérétiques anglais et les infidèles musulmans profaner le territoire de la sainte Italie ; ils n’étaient plus payés. Les Autrichiens s’étaient emparés de tous les revenus et n’acquittaient aucune dépense. Ils emportaient l’argent et inondaient le pays de papier-monnaie qui perdait beaucoup. Leur rapacité était sans exemple. En un mot, Milan d’alors ne ressemblait en rien à Milan du jour où l’avaient quittée les Français. Le premier Consul ordonna de recueillir avec soin les détails de ce qui s’était passé en Italie sous le régime autrichien, pour apprendre au peuple français quel eût été son sort, si la contre-révolution se fût opérée en France.

Les agents de l’Autriche, fiers des succès que leurs armées avaient remportés l’année précédente, avaient affecté le plus grand mépris pour les troupes françaises ; l’armée de Réserve surtout avait été le sujet de leurs plaisanteries. À les entendre, la cavalerie était montée sur des ânes, l’infanterie composée d’invalides, de vieillards et d’enfants portant des bâtons armés de baïonnettes, et l’artillerie consistait en deux espingoles du calibre d’une livre. Les Autrichiens avaient cru, en répandant ces sots propos, faire oublier aux peuples d’Italie que ces mêmes soldats français avaient porté à vingt lieues de Vienne leurs drapeaux victorieux116.

Les patriotes italiens rentrés à la suite du premier Consul s’attendaient à ce qu’il remettrait en vigueur la constitution cisalpine, et son gouvernement en activité. Il rétablit la République comme nation libre et indépendante et ne lui donna qu’une administration provisoire117, annonçant ainsi qu’il se proposait de réformer sa constitution.

Il écrivit aux Consuls : « Malgré ce qu’en pourront dire les athées de Paris, j’assisterai demain à un Te Deum qui sera chanté dans la métropole. » Il assista en effet, le 16, à cette cérémonie qui eut lieu pour célébrer l’heureuse délivrance de l’Italie. Il y avait près de trois mois que le sacré collège rassemblé à Venise, avait nommé pape, sous le nom de Pie VII, le cardinal apologiste de la démocratie, Grégoire-Barnabé Chiaramonte, évêque d’Imola. Le premier Consul réunit le clergé et lui fit dans une longue allocution connaître ses sentiments au sujet de la religion tant en Italie qu’en France118. Le clergé prêta serment de fidélité.

Le même jour, le général en chef de l’armée de Réserve, Berthier, publia cette proclamation : « Citoyens de la Cisalpine ! le peuple français pour la seconde fois brise vos chaînes. La naissance des états est sujette aux vicissitudes et aux orages ; les malheurs que vous avez éprouvés ne seront pas inutiles pour vous. Vous avez appris à connaître les pièges des ennemis de votre bonheur ; ils vantaient leur respect pour les propriétés, et ils ont dépouillé de nombreuses familles ; un beau zèle pour la religion, et ils ont livré l’Italie aux hérétiques, aux infidèles même. Citoyens de la Cisalpine, courez aux armes ! Formez vos gardes nationales et mettez vos villes à l’abri des incursions des troupes légères de l’ennemi. Pourriez-vous être insensibles à l’orgueil de former une nation indépendante ? Oubliez donc vos querelles ; qu’il n’existe parmi vous qu’un seul désir, celui de consolider un état libre et fort. Je ne reconnaîtrai pour amis de la liberté que ceux qui savent respecter les lois, éteindre les haines, honorer le malheur.

« Peuple cisalpin, dès que votre territoire sera délivré de l’ennemi, la République sera réorganisée sur les bases fixes de la religion, de l’égalité et du bon ordre ; hâtez ce moment par votre énergie. »

Le peuple se montra disposé à reprendre le ton de gaieté qu’il avait du temps des Français. Les divertissements, les réunions, les concerts recommencèrent. On accourait à Milan de tous les points de la Lombardie, pour voir Bonaparte ; il recevait les députations et se montrait souvent pour satisfaire la curiosité publique. Alors l’armée et l’Italie entendirent de nouveau ces accents énergiques de la victoire auxquels il les avait accoutumées pendant ses premières campagnes.

« Soldats ! un de nos départements était au pouvoir de l’ennemi ; la consternation était dans tout le midi de la France. La plus grande partie du territoire ligurien, le plus fidèle ami de la République, était envahi. La République cisalpine, anéantie dès la campagne passée, était devenue le jouet du grotesque régime féodal.

« Soldats ! vous marchez… et déjà le territoire français est délivré ! la joie et l’espérance succèdent dans notre patrie à la consternation et à la crainte. Vous rendrez la liberté et l’indépendance au peuple de Gênes ; il sera pour toujours délivré de ses éternels ennemis. Vous êtes dans la capitale de la Cisalpine ! L’ennemi épouvanté n’aspire plus qu’à regagner ses frontières. Vous lui avez enlevé ses hôpitaux, ses magasins, ses parcs de réserve : le premier acte de la campagne est terminé.

« Des millions d’hommes, vous l’entendez tous les jours, vous adressent des actes de reconnaissance. Mais aura-t-on impunément violé le soi français ? laisserez-vous retourner dans ses foyers l’armée qui a porté l’alarme dans vos familles ? Vous courez aux armes… ! Eh bien ! marchez à sa rencontre, opposez-vous à sa retraite, arrachez-lui les lauriers dont elle s’est parée, et par là apprenez au monde que la malédiction est sur les insensés qui osent insulter le territoire du grand peuple. Le résultat de tous nos efforts sera : gloire sans nuage et paix solide119. »

Chapitre VIII. §

Mélas se dirige sur Alexandrie. — L’armée de Réserve passe le Pô. — Efforts de Masséna pour faire lever le blocus de Gênes. — Pressé par la famine, il rend la place. — Les généraux Ott et Elsnitz marchent sur le Pô. — Suchet, réuni à la garnison de Gênes, les poursuit. — Bataille de Montebello. — Arrivée de Desaix. — Bataille de Marengo. Convention d’Alexandrie. — Le premier Consul à Milan. — Suchet entre à Gênes. — Retour du premier Consul à Paris. — Fête du 14 juillet. — Campagne de l’armée du Rhin. — Armistice de Pahrsdorf.

Tandis que le premier Consul était à Milan, l’armée continuait sa marche. Lannes entrait à Pavie, point stratégique important ; Lecchi, avec la légion italienne, se portait à Cassano ; Duhesme s’emparait de Lodi, cernait Pizzighittone, occupait Crémone ; Moncey avec ses quinze mille hommes arrivait à Côme ; Thurreau manœuvrait entre Suse et Turin ; le fort de Bard se rendait120. Tous les hôpitaux de la Lombardie, cinq ou six mille malades ou blessés, des magasins contenant des approvisionnements de guerre de toute espèce, de la poudre, des armes, de l’artillerie, tombèrent au pouvoir des Français. Leur marche avait été si rapide que l’ennemi refusait encore de croire à leur présence. Mélas écrivait à Pavie, à une femme qu’il menait avec lui « : Je sais qu’on dit en Lombardie qu’une armée française arrive ; ne craignez rien : je vous défends de partir. » Douze heures après la réception de cette lettre, Lannes entrait à Pavie.

Ce brillant début de la campagne excita un grand enthousiasme en France, non seulement parmi les amis de la révolution, mais encore parmi les hommes qui, lui ayant été contraires ou étrangers, étaient cependant redevenus ou restés bons français, et s’intéressaient à la gloire de leur patrie. Ainsi un des défenseurs de Louis XVI, Tronchet, président du tribunal de cassation, dans un discours qu’il prononça à la séance du 25 prairial, pour la réception des avoués, disait : « Il n’appartient qu’à une bouche plus éloquente que la mienne, il est réservé à l’histoire de tracer le magnifique tableau des obstacles de la nature surmontés du côté de l’Italie par la patience et le courage de nos frères d’armes. Ces faits que la postérité admirera, inspirent un saint enthousiasme à la génération qui en est témoin. Il n’est pas un bon citoyen qui, au récit de ces traits de patriotisme, ne s’écrie en ce moment avec moi : “Et moi aussi, je suis Français ! je veux être fidèle à cette Constitution qui provoque de tels miracles ; je veux, dans le poste que j’occupe, contribuer de tout mon pouvoir à la félicité de ma patrie, à la splendeur de cette République, dont je m’honore d’être membre.” »

Murat se porta, le 16 prairial, devant Plaisance et fut assez heureux pour surprendre la tête de pont et s’emparer de presque tous les bateaux. Le même jour, il intercepta une dépêche du cabinet de Vienne à Mélas. Elle contenait sur l’armée de Réserve des renseignements curieux, d’où il résultait qu’elle n’existait pas. On prescrivait à Mélas de continuer avec vigueur ses opérations offensives contre la Provence. On espérait que Gênes aurait capitulé et que l’armée anglaise serait arrivée. On lui mandait que l’armée de Moreau était au cœur de l’Allemagne, et qu’il fallait des succès pour forcer la République à rappeler ses soldats du Rhin au secours de la Provence ; que des troubles qui avaient eu lieu à Paris avaient obligé le premier Consul à quitter Genève pour rentrer promptement dans la capitale ; que la cour mettait toute sa confiance dans les talents de son général et dans le courage de sa victorieuse armée d’Italie.

L’opinion du cabinet autrichien sur l’existence de l’armée de Réserve avait été, comme on l’a vu, jusqu’alors partagée par Mélas ; il avait cru n’avoir à combattre qu’un faible corps descendu des Alpes pour faire diversion à son mouvement sur la Provence. Depuis quinze jours, l’armée française était en Italie, et le général autrichien, ignorant encore si elle se trouvait en deçà ou au-delà des Alpes, si elle déboucherait par les Grisons, par la Suisse ou par la Savoie, restait inactif en Piémont, incertain sur le parti qu’il devait prendre. Plein de confiance dans le nombre de ses soldats, il espérait anéantir aisément cette prétendue armée et poursuivre ensuite sans obstacle sa marche victorieuse sur la Provence. Mais les rapports les plus alarmants lui ouvrirent bientôt les yeux sur les dangers de sa position, et la nouvelle de l’entrée du premier Consul à Milan lui en fit connaître toute l’étendue. Il avait perdu sa base d’opérations ; ses grandes communications étaient coupées ; le seul point de retraite qui lui restât était Mantoue, et encore craignait-il qu’elle ne fut interceptée par les Français. Il n’avait près de lui qu’une faible partie de son armée ; car le corps de Ott devant Gênes, et celui d’Elsnitz sur le Var, qui réunis eussent formé une masse de près de cinquante mille hommes, n’étaient pas en mesure de le soutenir. Les rappeler à lui c’était évidemment attirer sur ses derrières Masséna et Suchet qui pouvaient fortement le compromettre, et lui causer beaucoup de mal au moment où il en viendrait aux mains avec l’armée de Réserve. Néanmoins, de tous les dangers qui l’entouraient celui-ci lui parut le moindre ; il envoya donc l’ordre à ses deux lieutenants de se replier sur lui, résolu de réunir toute son armée pour être en mesure de livrer bataille, ou s’assurer une retraite en opérant sur la rive droite du Pô. C’est dans ce but qu’il partit de Turin et qu’il se dirigea sur Alexandrie.

Les quinze mille hommes que conduisait le général Moncey arrivèrent successivement à Milan, après avoir éprouvé quelques retards, et le premier Consul en passa la revue, les 17 et 18 prairial. Il envoya la division Lapoype, qui faisait partie de ce corps, sur le Pô, pour garder les bords de ce fleuve depuis Pavie jusqu’au confluent de la Dora-Baltea, et éclairer le mouvement de l’ennemi vis-à-vis Plaisance. Le premier Consul résolut de se porter à Stradella, sur la rive droite, afin de couper à Mélas la route de Mantoue et de l’obliger à recevoir une bataille, de débloquer Gênes et de refouler l’armée autrichienne sur les Alpes. Le 17, Lannes fit engager une canonnade sur plusieurs points du Pô pour y attirer les forces de l’ennemi, et, pendant ce temps, passa le fleuve à Belgiojoso. Il occupa sur-le-champ l’importante position de Stradella, et la seule retraite qui restait aux Autrichiens se trouva coupée. Le 18, Murat passa le Pô à Nocetta, et s’empara de Plaisance, où il trouva des magasins considérables. Le 19, il battit un corps ennemi qui était venu l’attaquer, et lui fit deux cents prisonniers. Il reçut l’ordre d’aller faire sa jonction avec Lannes à Stradella, où se réunissait l’armée.

Au milieu de ces grands succès, et lorsqu’on se livrait aux plus belles espérances, on apprit la fâcheuse nouvelle que la ville de Gênes était tombée et que les troupes autrichiennes du blocus accouraient à marches forcées pour se réunir à Mélas.

Après le sanglant combat de Monte-Creto, où Soult fut fait prisonnier, Masséna, repolisse dans Gênes, n’espérant plus faire lever le siège, résolut d’y attendre l’arrivée de l’armée de Réserve, qu’il savait être en marche sur l’Helvétie. Il avait promis au premier Consul de défendre Gênes jusqu’à sa dernière once de pain, et elle n’était approvisionnée que jusqu’au 30 floréal. La population souffrait beaucoup de la rareté et de la cherté des vivres ; il fit diminuer la ration du soldat. Dans les premiers jours de prairial, ne recevant point de nouvelles de l’armée de Réserve et touchant au terme de ses provisions, Masséna voyait avec douleur s’approcher le moment où il serait contraint par la famine de livrer la place à l’armée autrichienne. Le chef d’escadron Franceschi, qui avait été témoin du passage du Saint-Bernard, arriva à Gênes, le 6 prairial, et annonça la prochaine arrivée du premier Consul sous les murs de cette ville. Ce jeune et brave officier s’était embarqué à Antibes sur un frêle bateau conduit par trois rameurs. Parvenu jusqu’à la chaîne des bâtiments armés de l’ennemi, au milieu de la rade de Gênes, après avoir, à la faveur de l’obscurité, traversé la croisière et passé sous la poupe de l’amiral, il fut découvert. Le bateau, exposé au feu des chaloupes anglaises, était sur le point de tomber en leur pouvoir ; l’un des rameurs fut tué, et un autre blessé dangereusement ; mais Franceschi, appréciant l’importance de sa mission, quitta ses habits, attacha ses dépêches sur sa tête, prit son sabre entre ses dents, et se jeta à la nage. Il arriva sain et sauf au pied du môle de Gênes, après un trajet d’une demi-lieue, et remit à Masséna les dépêches dont il était porteur. Le général en chef transmit sur-le-champ au gouvernement ligurien une note des nouvelles qu’il avait reçues. C’étaient les victoires de l’armée du Rhin, et le passage des Alpes par l’armée de Réserve, qui promettait aux Génois une prochaine délivrance. Masséna fit publier ces nouvelles dans l’armée, et, par une proclamation énergique qui rappelait ses soldats à l’honneur et à l’amour de la patrie, il releva leur moral ébranlé par leurs souffrances physiques, la misère et le dénuement. On attendait avec la plus vive impatience l’arrivée d’un convoi de blé annoncé de Marseille ; il tomba au pouvoir de l’ennemi ; un seul bâtiment parvint à entrer dans le port et en apporta la triste nouvelle. Elle fit sur les Génois et sur les Français un effet plus fâcheux que la perte d’une bataille ; le découragement fut à son comble. Les magistrats de Gênes firent ouvrir les vastes magasins de cacao, de millet, d’orge, de fèves et de graine de un que possédait le commerce de cette ville, et de ce mélange on fabriqua une espèce de pain. Il coûtait trente francs la livre, la viande six francs, et une poule trente-deux francs. Plus de neuf mille Autrichiens, faits prisonniers par l’armée française dans divers combats, étaient sur les pontons et dans les bagnes, et leur nourriture devenait de plus en plus onéreuse. Masséna demanda à l’amiral anglais de leur faire passer des vivres, donnant sa parole d’honneur qu’il n’en serait rien distrait au profit de l’armée française. Le général autrichien Ott appuya cette demande ; mais l’amiral Keith s’y refusa.

Sur ces entrefaites, Masséna reçut une lettre de Mélas qui lui offrait les conditions les plus honorables, s’il voulait capituler et livrer Gênes ; mais trop pénétrant pour ne pas deviner le but de cette démarche, le général français y vit le présage de sa délivrance. Les ouvertures de Mélas lui parurent motivées par l’embarras où le mettait l’approche du premier Consul, et par le besoin de concentrer ses forces. N’étant point dans une position à fermer entièrement l’oreille à ces propositions, Masséna fit une réponse évasive pour gagner du temps ; n’ayant plus que pour deux jours de distributions assurées, et résolu de se porter à toutes les extrémités plutôt que de se rendre, il forma le hardi projet de laisser la garde de Gênes aux malades, sous les ordres de Miollis, et de percer lui-même en Toscane à la tête d’une colonne d’affamés de sept à huit mille hommes. Il rassembla les chefs des corps pour leur communiquer son dessein : « Mes amis, leur dit-il, nous avons rempli notre tâche ; mais qu’il ne soit pas dit qu’on ait triomphé de nous. Abandonnons ce vaste tombeau ; n’emportons que nos armes et notre gloire, et ouvrons-nous un passage à travers les rangs ennemis. » Tous les officiers lui répondirent qu’ils étaient prêts à le suivre et à mourir avec lui, mais que les soldats, sans force et sans énergie, n’étaient point en état de marcher et encore moins de combattre. Le général en chef voulut tenter un dernier effort et parcourut tous les postes de l’armée, cherchant, par des harangues, à exalter le courage de ses soldats ; ils n’y répondirent que par un lugubre silence. Jusqu’à cette époque, l’armée française n’avait eu qu’à se louer des Génois. Quelques émeutes partielles, qu’excusait l’excès de leurs souffrances, avaient éclaté dans plusieurs quartiers de la ville ; mais Masséna, toujours vigilant, les avait promptement réprimées. Cette nombreuse population, en qui vivait encore le souvenir de l’oppression de l’Autriche, était résignée à endurer la famine et toutes ses horreurs pour se soustraire au joug de cette puissance, et depuis le commencement du siège jusqu’au 13 prairial, plus de quinze mille Génois périrent dans les tourments de la faim.

Depuis l’arrivée de Franceschi, on était sans nouvelles de l’armée de Réserve ; on craignait que le premier Consul n’eût succombé dans son entreprise. Les habitants, en proie à des souffrances inouïes, dans un dénuement absolu de subsistances, firent entendre des murmures et imputèrent aux Français tous leurs malheurs. Le gouvernement ligurien conjura Masséna d’y mettre un terme, alléguant que les Génois avaient donné d’assez fortes preuves de fidélité et de dévouement à la cause de la France. Le général en chef, jugeant qu’il serait inhumain de prolonger encore cette horrible situation, promit que sous vingt-quatre heures l’abondance régnerait dans Gênes. Il fit dire à l’adjudant général Andrieux qui était au quartier-général de Ott, pour traiter de l’échange des prisonniers, d’entamer des négociations avec les Autrichiens et les Anglais, pour l’évacuation de Gênes. Les alliés abordèrent les premiers la question. Ils proposèrent que la garnison retournât en France par mer, sans armes ni bagages, et que le général en chef restât prisonnier de guerre. Masséna, outré de cette proposition, dédaigna d’y répondre. L’amiral Keith, dans la crainte que cet article n’irritât le général en chef et ne retardât la chute lui écrivit : « Vous valez seul une armée : comment pouvions-nous vous laisser libre ! »

Le 15 prairial, Masséna, n’ayant pas cinq livres de pain en magasin, envoya au camp ennemi son secrétaire Morin, et l’adjudant général Andrieux, qu’il investit des pouvoirs nécessaires pour traiter de l’évacuation. Il leur défendit de signer aucun acte ou le nom de capitulation serait prononcé, et leur donna cette courte instruction : L’armée évacuera Gênes avec armes et bagages, ou bien elle se fera jour demain par la force des baïonnettes. Les plénipotentiaires français se rencontrèrent dans l’antichambre de Ott avec un envoyé de Mélas qui apportait l’ordre de lever sur-le-champ le blocus de Gênes, pour se rendre en toute hâte sur le Pô. Mélas engageait Ott à faire un pont d’or à Masséna, lui dévoilait tous les dangers qui menaçaient l’armée impériale, et lui prescrivait de ne pas perdre une minute pour voler à son secours. Lorsque l’envoyé de Mélas eut rempli sa mission, Andrieux et Morin furent introduits à leur tour. Dès qu’il fut instruit du motif qui les amenait près de lui, Ott, que l’ordre de Mélas avait frappé de stupeur, et qui s’attendait à quitter le blocus sans pouvoir entrer dans Gênes, dissimula sa surprise et sa joie. Le temps était précieux ; ignorant que la garnison fût réduite à la dernière extrémité, il accepta avec empressement les propositions du général français. Quand on fut d’accord sur les bases, Masséna se rendit au pont de Cornigliano, où s’étaient réunis Ott et l’amiral Keith. Il se présenta à ses adversaires avec cette fierté que justifiaient ses succès, et qui né l’abandonnait point dans les revers ; il fut accueilli par eux avec le respect dû à sa valeur héroïque et à son caractère. Dans cette entrevue, les généraux alliés, pressés par le temps, n’opposèrent pas une grande résistance aux conditions que Masséna lui-même avait dictées. Cependant comme ils refusaient de laisser sortir par terre la moitié de la garnison, clause sur laquelle il insistait fortement, prenant tout-à-coup une attitude fière et décidée, il rompit la conférence, et leur dit : « Vous rejetez ma proposition ? Eh bien ! à demain sur le champ de bataille ! » Le ton ferme et résolu de cette apostrophe imposa aux alliés qui consentirent à sa demande. Mais touché des preuves de dévouement que les Génois avaient données à la France, Masséna voulut, avant de livrer leur ville à l’armée ennemie, garantir dans son traité la sécurité du peuple et la liberté individuelle des citoyens. Il plaida leur cause avec chaleur, et fit tout ce qui dépendait de lui pour adoucir le sort de ce malheureux pays. Il insista fortement pour que l’indépendance de la République ligurienne fût stipulée ; les généraux alliés objectèrent que c’était une question politique sur laquelle ils n’avaient pas le pouvoir de prononcer ; mais qu’ils feraient tous leurs efforts pour maintenir la félicité et la tranquillité publiques121. Corvetto, ministre de l’intérieur de la Ligurie, que Masséna avait amené avec lui, pour le rendre témoin des efforts qu’il ferait en faveur des Génois, rentra aussitôt dans la ville et y répandit ces nouvelles. Elles rétablirent la tranquillité parmi les habitants, quoique leurs souffrances fussent horribles. « Tous les traits étaient décomposés, dit un témoin oculaire122, toutes les figures portaient l’empreinte d’une profonde douleur ou d’un sombre désespoir. Les rues retentissaient des cris les plus déchirants ; de tous côtés la mort multipliait ses victimes, et l’épidémie dévastatrice et la faim dévorante, mettant le comble à tant d’horreurs, exerçaient à l’envi des ravages effrayants ; en un mot, tout, dans ces affreux moments, semblait tomber en dissolution, et le peuple et l’armée. » Masséna, de retour à Gênes, croyant encore à la possibilité de recevoir du secours dans la journée, attendit jusqu’au soir pour signer l’acte d’évacuation, et ne s’y décida qu’après avoir répété plusieurs fois aux citoyens de Gênes qui l’entouraient : « Malheureux ! sauvez donc encore votre patrie ! Donnez-moi, assurez-moi des vivres pour quatre ou cinq jours, et je déchire l’acte qui vous livre aux alliés. » Mais les ressources des Génois étaient épuisées.

Les Autrichiens prirent possession de la place, le 16 prairial ; huit mille cinq cents hommes de l’armée française sortirent par terre et prirent le chemin de Voltri. Environ cinq mille soldats exténués, et hors d’état de faire la route, restèrent dans la ville jusqu’à leur guérison, sous les ordres du général Miollis. Masséna, après avoir sauvé sa patrie de l’invasion étrangère, en arrêtant avec une poignée d’hommes la marche de la plus formidable armée qu’eût jamais possédée l’Autriche, s’embarqua, couvert de gloire, sur une escadre de cinq corsaires français, avec quinze cents hommes et vingt pièces d’artillerie de campagne ; il cingla vers Antibes, dans l’espoir de se réunir à Suchet, qu’il supposait être encore sur le Var.

L’amiral anglais prit possession du port et des établissements maritimes de Gênes, et bientôt l’abondance succéda à la disette. Dès qu’il fut maître de la ville, Ott y laissa une garnison de dix mille hommes, sous les ordres du général Hohenzollern, et se dirigea en toute hâte sur le Pô, avec le reste de son corps d’armée.

Tandis que Gênes succombait, à la veille d’être délivrée, Suchet, sorti de sa ligne du Var, avait repris l’offensive avec succès. On a vu qu’avant de quitter Nice pour aller reconnaître l’armée de Réserve, Mélas avait laissé sur la Roya un corps de dix-huit mille hommes, sous le général Elsnitz, et qu’il lui avait ensuite envoyé l’ordre de se replier sur le Pô. Elsnitz, craignant d’être poursuivi par Suchet, dans sa retraite, voulut, avant de commencer son mouvement, s’emparer de la tête du pont du Var. Il la fit attaquer à plusieurs reprises dans les premiers jours de prairial, et fut constamment repoussé. Il espérait aussi par là en imposer aux Français, et leur masquer son mouvement rétrograde. Le 7 prairial, Suchet, instruit par le télégraphe du fort Montalban, dont la vue s’étendait sur tout le val du Paglione, que plusieurs colonnes ennemies étaient en pleine retraite, déboucha avec son corps d’armée par le pont du Var, entra dans Nice, et marcha sur les pas d’Elsnitz. Il atteignit une partie de ses forces sur les hauteurs de Breglio et de Saorgio, et fut partout vainqueur ; il lui intercepta l’important défilé du col de Tende, le poursuivit dans un désordre affreux pendant dix jours, s’empara de ses canons et de ses bagages, et l’expulsa de la Ligurie. Elsnitz arriva à Ceva dans la nuit du 17 au 18 prairial, avec huit mille hommes environ, après en avoir perdu plus de dix mille dans cette horrible retraite. Aucun obstacle ne fermant plus à Suchet le chemin de Gênes, il marcha vers cette place ; mais il apprit en route qu’elle s’était rendue. Il se réunit à Savone au général Gazan qui commandait les huit mille cinq cents hommes sortis de Gênes par terre, et se disposa à concourir aux opérations de l’armée de Réserve dont il avait appris les progrès.

Le premier Consul partit de Milan, le 20 prairial, et se rendit à Pavie. Il ne resta qu’une heure dans cette ville et se hâta de passer le Pô pour rejoindre le corps de Lannes, et marcher avec son armée à la rencontre de Mélas qui s’avançait à grands pas sur le Tanaro. Lannes, attaqué la veille par une division de quatre à cinq mille Autrichiens, l’avait repoussée jusqu’aux villages de Montebello et Casteggio, occupés par un corps ennemi de dix-huit mille hommes. C’était celui de Ott qui, arrivé en trois marches forcées de Gênes à Voghera, continuait sa route sur Plaisance, où il espérait prévenir les Français. Le 20 prairial, Lannes, qui n’avait que huit mille hommes à opposer à l’ennemi, jugea qu’un mouvement rétrograde aurait une fâcheuse influence sur l’armée française adossée au Pô : certain d’être soutenu par le corps de Victor qui n’était éloigné de lui que de trois lieues, il ne balança point à engager la bataille. Elle fut sanglante. Les Français, aux prises avec des forces supérieures, firent des prodiges pour arrêter les efforts des Autrichiens qui combattaient en désespérés, résolus de s’ouvrir à tout prix un passage. Lannes montra de l’intrépidité et une contenance héroïque. Au plus fort de la mêlée, Watrin fit preuve d’un grand talent et enleva les troupes. La victoire resta longtemps incertaine ; l’arrivée du corps de Victor, et une charge à la baïonnette de la 96e demi-brigade la décidèrent. Ott gagna en désordre Voghera et Tortone, repassa la Scrivia et se replia sur la Bormida. À la première nouvelle de l’attaque, Bonaparte était accouru à toute bride sur Montebello. Tout était décidé lorsqu’il arriva sur le champ de bataille ; Lannes était couvert de sang, et les troupes, quoique extenuées de fatigue, étaient ivres de joie. La bataille de Montebello coûta aux Autrichiens quinze cents tués, trois mille blessés et quatre mille prisonniers123 ; cet échec leur fut d’autant plus funeste, qu’il ébranla le moral de leur armée, à l’instant où les Français électrisés par tant de succès, sentaient redoubler leur courage.

L’armée continua sa marche sur Tortone et Alexandrie ; le premier Consul resta trois jours à la position de Stradella, pour réunir l’armée et assurer sa retraite en établissant deux ponts sur le Pô. Depuis que Gênes était tombée rien ne pressait plus. Il envoya par des affidés, à travers les montagnes, l’ordre au général Suchet de déboucher par le col de Cadibone, et de descendre la vallée de la Bormida, pour manœuvrer sur le flanc droit de Mélas.

Le 22 prairial, Desaix, arrivant d’Égypte, rejoignit l’armée au quartier-général de Montebello. En débarquant à Toulon, il avait écrit au premier Consul, pour lui demander à servir comme volontaire ou général. Bonaparte lui avait répondu de se rendre auprès de lui dès que sa quarantaine serait terminée. Le ton de cette réponse était triste et touchant ; Bonaparte y peignait les chagrins qui entourent les grandes places. Desaix en fut vivement attendri : « Il est couvert de gloire ! s’écria-t-il, et il n’est pas heureux ! » En lisant dans les journaux la marche de l’armée de Réserve, il s’écriait : « Il ne nous laissera rien à faire ! » Desaix brûlait de se signaler ; l’âme ulcérée des mauvais traitements que l’amiral Keith lui avait fait éprouver à Livourne, il avait soif de vengeance. Il venait d’écrire au général Mathieu Dumas, le 6 prairial : « Vous devez juger de mon impatience ; ma quarantaine finit demain, et je cours sur-le-champ en Italie. Je brûle d’entrer dans la carrière. Mes amis, mes camarades y brillent dans les campagnes de la Souabe. Ne connaissant pas la formation des armées, je ne puis encore deviner les mouvements qui se préparent ; mais si je ne me trompe, ils seront suivis du plus heureux succès. » Aussitôt que Desaix eut rejoint l’armée, le premier Consul lui donna, en qualité de lieutenant-général, le commandement de sa réserve, formée des divisions Boudet et Monnier. Toute la nuit du 22 au 23 prairial se passa en longues conversations sur la situation où Desaix avait laissé l’armée d’Orient, sur sa campagne de la Haute-Égypte, et tous les événements qui avaient eu lieu dans cette contrée, depuis le jour où Bonaparte en était parti pour la France.

Surpris de l’inaction de Mélas, le premier Consul conçut des inquiétudes, et craignit que l’armée autrichienne ne se fût portée sur Gênes ou sur le Tésin, ou bien qu’elle n’eût marché contre Suchet pour l’écraser et revenir ensuite sur l’armée de Réserve. Plein de ces pensées, il quitta Stradella, et se porta sur la Scrivia, en forme d’une grande reconnaissance, afin d’être en mesure d’agir suivant le parti qu’adopterait l’ennemi. L’armée française prit position sur la Scrivia. Après quelques démonstrations inutiles pour occuper Tortone, on masqua cette place. Dans ce mouvement, on n’obtint aucune nouvelle sur la marche de Mélas ; on n’aperçut sur la rive gauche que quelques coureurs de cavalerie, et le premier Consul ne douta point que l’armée autrichienne ne lui eût échappé.

Le 24 prairial, à la pointe du jour, il passa la Scrivia et se porta à San-Giuliano, au milieu de l’immense plaine de Marengo. On ne découvrit point l’ennemi, et, persuadé qu’il se retirait sur Gênes, le premier Consul dirigea le soir même le corps de Desaix en forme d’avant-garde sur Rivalta, pour observer la route de Novi à Alexandrie. Il ordonna à Victor d’aller occuper le village de Marengo, et de s’emparer du pont de la Bormida. Lannes marcha en deuxième ligne ; la division Monnier et la cavalerie de Murat s’établirent à Ponte-Curone et à Castel-Nuovo. Victor trouva Marengo défendu par quatre mille Autrichiens commandés par le général Oreilly, les attaqua, et les repoussa sur la Bormida. La faiblesse du corps d’Oreilly et sa prompte retraite n’étaient pas propres à faire soupçonner le voisinage de l’armée ennemie, et on ignorait encore quelle direction elle avait prise. Dans cette incertitude, le premier Consul voulut revenir sur ses pas, et porter son quartier-général à Ponte-Curone, entre Tortone et Voghera ; mais la Scrivia se trouvant subitement débordée, il fut contraint de rester à Torre-di-Garafolo. Il y reçut pendant la nuit un grand nombre d’avis qui annonçaient la présence de l’armée autrichienne derrière la Bormida, et lui firent pressentir l’imminence d’une bataille. Il expédia sur-le-champ à Desaix et à Monnier qui étaient à Rivalta et à Castel-Nuovo, l’ordre de revenir à marches forcées sur San-Giuliano. Il envoya Murat avec sa cavalerie sur ce village ; la garde consulaire occupa Poggi, et Lannes eut ordre de s’avancer à l’appui de Victor, entre la ferme de Fornace et le village de Spinetta, à cheval sur la vieille route de Tortone à Alexandrie. L’armée française, entre la Scrivia et la Bormida, s’élevait à vingt-huit mille hommes124, dont trois mille seulement de cavalerie, et son artillerie consistait en quarante pièces de campagne ; mais les divisions Monnier et Boudet qui formaient une réserve de dix mille hommes, étaient fort éloignées du quartier-général, et leur absence réduisait l’armée française dans la plaine de Marengo à dix-huit mille combattants.

Mélas avait en effet rassemblé ses forces entre le Tanaro et la Bormida, sous Alexandrie, où il avait établi son quartier-général. La bataille de Montebello lui avait enlevé huit mille soldats. Elsnitz, parti de Nice avec dix-huit mille hommes, en avait perdu plus de dix mille dans son affreuse retraite, et arrivait à Alexandrie dans un état si pitoyable, que trois mille de ses grenadiers seulement étaient en état de marcher au combat ; le reste de son corps fut jeté dans la ville pour y tenir garnison. Malgré ces funestes échecs, Mélas se trouvait sur la Bormida, à la tête de trente et un mille combattants, dont huit mille de belle cavalerie, et deux cents bouches à feu de campagne125.

Depuis la bataille de Montebello, une grande confusion régnait à Alexandrie ; les Autrichiens avaient de tristes pressentiments sur l’issue de la campagne, et la plus grande irrésolution agitait les officiers et les soldats. Ils étaient coupes de leur base d’opérations, de leurs dépôts, et placés entre l’armée de Réserve et le corps de Suchet, dont l’avant-garde avait dépassé l’Apennin et menaçait leur flanc droit. Le 22 prairial, Mélas avait fait un gros détachement sur Suchet ; mais, instruit bientôt après du mouvement du premier Consul sur la Scrivia, et pressé de concentrer toutes ses forces, il avait rappelé ce corps à Alexandrie. Il convoqua un conseil de guerre, dans la nuit du 24 au 25, exposa à ses généraux la situation critique où il se trouvait, rejeta sur le conseil aulique le blâme de n’avoir pas mieux connu les préparatifs du premier Consul, et leur annonça son projet de remettre au sort des armes le salut de l’armée et la possession de l’Italie. Tous les généraux convinrent que l’honneur militaire leur prescrivait de passer sur le corps de l’armée française ; Mélas leur communiqua son plan de bataille, et ils allèrent disposer leurs troupes pour le combat.

Le 25 avant le jour, les Autrichiens débouchèrent par le pont de la Bormida dans la plaine de Marengo, et refoulèrent sur ce village la division Gardanne que le lieutenant-général Victor recueillit et fit soutenir. La position de Marengo, couverte par le petit ruisseau de Fontanone qui coule sur un sol marécageux et d’un difficile accès, était de la plus haute importance pour les Français, et de sa conservation dépendait le sort de la bataille ; car si les Autrichiens s’en rendaient maîtres, l’armée française ne pouvait pas espérer de tenir assez longtemps pour attendre l’arrivée de Desaix. Les Autrichiens y trouvèrent une vigoureuse résistance ; mais au lieu de brusquer une attaque de vive force, ils employèrent trois heures à se déployer, à établir leurs batteries, et perdirent un temps précieux. Victor, Lannes et Murat, voyant l’orage fondre sur eux, envoyèrent au premier Consul plusieurs officiers pour l’en prévenir, et lui mandèrent que sa présence était plus que jamais nécessaire. Il leur répondit : « Tenez tant que vous pourrez, et si vous ne le pouvez pas, battez en retraite. » Il envoya de nouveaux ordres à Desaix et à Monnier, et se disposa à se porter lui-même sur le champ de bataille. Les Autrichiens ayant enfin déployé leur ligne et préparé leur attaque, Haddick se lança avec sa division dans le ruisseau de Fontanone. Les Français qui gardaient le bord opposé, l’accueillirent par un feu de mousqueterie bien nourri et quelques décharges à mitraille ; le général Rivaud, qui défendait la gauche de Marengo avec la 43e demi-brigade, resta inébranlable sous le feu des batteries autrichiennes qui sillonnaient ses rangs. Haddick, désespérant d’enfoncer les Français, ordonna la retraite et reçut un coup mortel. Sa première ligne se replia en désordre ; Kaim vint la recueillir et le remplacer, et redoubla d’efforts pour passer le ruisseau ; mais ses bataillons, foudroyés à bout portant, firent de grandes pertes sans avancer d’un pas. Cette glorieuse résistance contrariait d’autant plus Mélas, qu’il venait d’apprendre la marche de Suchet vers Acqui. Il ordonna au général Nimptsch de repasser la Bormida avec deux mille deux cents hommes de cavalerie et d’aller par Alexandrie sur Cantaluppo, pour observer ce corps. Il fit une grande faute en s’affaiblissant ainsi, au milieu d’une bataille flagrante, pour conjurer un péril secondaire qui était loin d’être imminent, puisque Suchet n’arriva que le 26 à Acqui.

Cependant les Autrichiens cherchaient à s’ouvrir un passage entre Stortiglione et Marengo, à la droite des Français qui se renforçaient successivement. Le combat fut sanglant sur toute la ligne. Un régiment de dragons autrichiens parvint à franchir le ruisseau et se forma pour charger l’infanterie ; Kellermann se jeta à leur rencontre avec sa brigade de grosse cavalerie et les culbuta dans le ruisseau de Fontanone où ils périrent presque tous. Lannes arriva sur ces entrefaites au secours de Victor. D’un autre côté, Ott qui avait dû attendre que tout le corps de bataille de Mélas eût débouché de la tête de pont, pour défiler à son tour, ayant enfin dépassé Castel-Ceriolo, se rabattit à droite vers la Barbotta, et arrêta Lannes dans le moment où il allait charger Bellegarde. Alors les Autrichiens attaquèrent à la fois au centre et sur les deux ailes. Un de leurs bataillons parvint à atteindre la rive droite du ruisseau, sur lequel des pionniers se hâtèrent de jeter un petit pont de madriers. Le général Rivaud s’avança pour culbuter ce bataillon ; mais de fortes batteries le tinrent en respect. Lattermann déboucha par le pont avec cinq bataillons de grenadiers, et pénétra dans Marengo. Quoique blessé par un biscaïen, Rivaud n’abandonna point son poste, se jeta sur l’ennemi et le força à quitter le village. Lattermann y reçut une blessure dangereuse ; ses grenadiers, protégés par une nombreuse artillerie, se maintinrent au-delà du ruisseau, et donnèrent le temps aux troupes qui étaient sur l’autre rive de venir à leur secours. Tel était l’état des choses, lorsqu’à dix heures du matin, Bonaparte arriva sur le champ de bataille, suivi, à quelque distance, de la division Monnier ; déjà le corps de bataille de Mélas entrait vainqueur dans Marengo, et les troupes de Victor, repoussées après la plus glorieuse résistance, étaient dans une complète déroute.

Le corps de Lannes, découvert sur sa gauche par la retraite de Victor, avait encore à soutenir à sa droite les charges multipliées de Ott qui menaçait de balayer toute sa ligne. Le premier Consul, apercevant derrière lui la division Monnier, et certain que Desaix rejoindrait avant la fin du jour, se voyait une retraite assurée, si la fortune lui était contraire. Mais pour tirer un parti plus utile des renforts qu’il attendait, il conçut l’heureuse idée d’obliger l’ennemi à employer sa réserve. Pour l’y forcer, il lança en avant du front les huit cents grenadiers de la garde consulaire, commandés par Eugène Beauharnais, dans l’espoir d’arrêter le mouvement de Ott. Il se porta en personne au secours de Lannes, à la tête de la 72e demi-brigade, dans un costume plus apparent, afin d’être mieux vu, entouré de son état-major et de deux cents grenadiers à cheval portant des bonnets à poil ; il fut reconnu de toute l’armée et sa présence rendit à ses soldats la confiance et l’espoir de la victoire. Il conduisit lui-même une charge impétueuse contre les Autrichiens, et rompit leurs rangs. Mélas voyant plier ses légions sous les coups du premier Consul, crut qu’il était arrivé avec sa réserve pour arrêter le mouvement de retraite de ses troupes ; il s’avança avec toute la sienne qui se composait de six mille grenadiers hongrois, l’élite de son infanterie. Ce corps ferma la brèche qu’avait faite le premier Consul et attaqua à son tour. Alors les chefs des deux armées se trouvèrent en situation de se voir de près. Mélas eut deux chevaux tués sous lui et fut légèrement blessé au bras d’un coup de feu ; un boulet de canon déchira la botte de Bonaparte et lui effleura la peau de la jambe gauche. Assailli par des forces supérieures, le premier Consul fut contraint de céder et se replia en bon ordre sur le centre ; mais la réserve de Mélas se trouvant engagée continua de prendre part à la bataille, et par là le but du premier Consul fut rempli. Les huit cents grenadiers de la garde consulaire, comme une redoute de granit126, au milieu de cette immense plaine, exposés au feu de l’artillerie autrichienne, soutinrent avec fermeté les charges de l’infanterie et de la cavalerie ; mais, accablés par le nombre, et entamés sur plusieurs points, ils firent leur retraite sur Poggi, sans cesser de combattre.

En ce moment, Monnier entrait en ligne avec quatre mille hommes. Lannes fit volte-face, et Monnier alla prendre position à sa droite, après avoir dirigé sur le bourg de Castel-Ceriolo la brigade Carra-Saint-Cyr qui s’en rendit maître. Le corps de Lannes, pressé par la masse de l’armée ennemie, exposé à la mitraille de quatre-vingts bouches à feu, se retira entre Poggi et Villa-Nova avec un ordre et un sang-froid admirables, faisant trois quarts de lieue en trois heures. Monnier, par un mouvement inverse, marcha en avant sur l’extrême droite, tournant la gauche de l’ennemi. La cavalerie de Mélas, affaiblie par le détachement fait contre Suchet et par les grandes pertes qu’elle avait essuyées, poursuivit lentement les Français qui se retiraient sur San-Giuliano ; la ligne autrichienne s’avança entre Cassina-Grossa et Villa-Nova. Accablé de fatigue et croyant le combat décidé en sa faveur, Mélas laissa au général Zach, son chef d’état-major, le soin de poursuivre l’armée française, et repassa la Bormida, à deux heures après midi, pour expédier à Turin, à Gênes et à Vienne la nouvelle de sa victoire.

Zach, persuadé que les Français faisaient leur retraite sur la chaussée de Tortone, forma son armée en colonne de marche sur une lieue de profondeur, et se dirigea sur San-Giuliano ; mais, dès le commencement du combat, le premier Consul avait résolu d’abandonner en cas de revers la route de Tortone pour diriger sa ligne de retraite vers Salé, en sorte que la chaussée de Tortone n’était d’aucune importance. En se retirant, le corps de Lannes refusait constamment sa gauche, et se dirigeait sur le nouveau point de retraite ; Carra-Saint-Cyr qui était à Castel-Ceriolo, à l’extrême droite, se trouvait déjà sur la ligne de retraite, tandis que Zach croyait ce corps coupé de l’armée française.

À trois heures et demie, le corps de Desaix, de six mille hommes, arriva sur le champ de bataille, prit position en avant de San-Giuliano, et remit les forces de l’armée française en équilibre avec celles de l’ennemi. Les généraux Lannes, Monnier et Watrin eurent ordre d’arrêter leur mouvement rétrograde ; et les fuyards qui couvraient la plaine à droite et à gauche se rallièrent sur les derrières. Le premier Consul parcourut rapidement le front des divisions et les harangua par des phrases brèves et énergiques qui électrisaient les soldats. « Enfants ! leur disait-il, souvenez-vous que mon habitude est de coucher sur le champ de bataille ! » Il parlait aux officiers et aux soldats, appelant par leur nom ceux qu’il connaissait, et cherchait à leur inspirer de la confiance. Cependant Zach s’avançait rapidement sur le village de San-Giuliano, persuadé qu’il n’avait plus à vaincre que de faibles résistances, quand Marmont démasqua une batterie, formée des douze pièces de la réserve, qui vomit la mitraille dans ses rangs. En même temps, les six mille hommes de Desaix s’élancèrent au pas de charge, suivis du corps de Victor et flanqués à droite par la cavalerie de Kellermann ; dès le premier choc, Desaix, qui marchait en tête de la colonne, fut frappé d’une balle au cœur, et, s’adressant à son aide de camp Lebrun, n’eut, avant de mourir, que le temps de prononcer ces mots : « Allez dire au premier Consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour vivre dans la postérité. — Pourquoi ne m’est-il pas permis de pleurer ? » furent les seules paroles que proféra le premier Consul en apprenant cette triste nouvelle. La veille du combat, Desaix avait dit à ses aides de camp : « Il y a longtemps que je ne me suis battu en Europe. Les boulets ne nous connaissent plus ; il nous arrivera quelque chose. »

Loin de ralentir l’ardeur des soldats, ce fatal événement excita leur fureur. Conduits par Boudet, qui remplaçait Desaix, ils chargèrent avec impétuosité la réserve autrichienne ; malgré les efforts de la 9e légère qui, dans cette occasion, mérita le nom d’incomparable, cette troupe d’élite garda une contenance inébranlable. Le succès était incertain, et un mouvement d’hésitation se manifesta dans les deux armées. Kellermann à la tête de ses huit cents cavaliers chargea avec tant d’à-propos et de vigueur Je flanc gauche des six mille grenadiers hongrois qu’il les coupa de l’armée autrichienne et les culbuta sur le corps de Boudet. Un très petit nombre parvint à s’échapper ; la plus grande partie périt et deux mille d’entre eux posèrent les armes. Le général Zach fut fait prisonnier avec son état-major. En défilant devant le premier Consul, plusieurs de ces grenadiers, déjà pris dans les campagnes de l’an IV et l’an V, le reconnurent, et s’écrièrent, dit-on, avec une espèce de satisfaction : Vive Bonaparte ! Le général Saint-Jullien et cinq autres généraux furent pris en même temps que Zach ; mais ils parvinrent à se sauver, tandis que les Français se jetaient sur les canons de l’ennemi. La cavalerie autrichienne, témoin de la charge de Kellermann, mais éloignée d’une demi-lieue, s’était ébranlée pour marcher à sa rencontre. Elle ne put arriver assez tôt pour prévenir la catastrophe de Zach et de sa réserve. Lorsqu’elle se présenta, elle trouva l’infanterie française en ligne, son artillerie en tête. Une décharge générale et une barrière de baïonnettes la firent rétrograder. Comme elle se repliait en désordre, le premier Consul, à la tête de trois régiments de dragons et soutenu par Kellermann, vola à sa poursuite et l’enfonça. En même temps, Lannes s’ébranla de nouveau et marcha au pas de charge entre les colonnes de Ott et de Kaim, prit la dernière à revers et la mit en déroute. Alors tout s’enfuit vers la Bormida. Un cri général : Aux ponts ! aux ponts ! se fit entendre dans toute la plaine de Marengo, et l’armée française, électrisée par ce succès, se jeta avec impétuosité à la poursuite de l’ennemi qui, frappé de terreur et livré à la plus épouvantable confusion, se débandait de toutes parts. Le premier Consul ordonna l’attaque de Marengo où les Autrichiens tenaient encore. Boudet s’avança, Lannes à sa droite, Victor à sa gauche, contre ce village qui fut emporté après un combat de courte durée. Ott qui commandait la colonne de gauche se rabattit en ce moment sur le flanc des Français ; mais Lannes et Monnier le continrent. Abandonné à lui-même, il ne songea plus qu’à sa propre sûreté, se rapprocha de Castel-Ceriolo, le trouva occupé, s’ouvrit un passage et prit le chemin des ponts où la confusion et l’encombrement étaient à leur comble. Pendant toute la soirée, la rive droite de la Bormida fut le théâtre d’un horrible carnage, et l’armée autrichienne, après avoir perdu en moins d’une heure un terrain qu’elle avait mis huit heures à conquérir, s’écoula dans un désordre affreux vers Alexandrie. À dix heures du soir, l’arrière-garde autrichienne, après avoir fait tous ses efforts pour protéger la retraite de l’armée, passa la rivière et rompit les ponts. Les Français reprirent les positions qu’ils occupaient avant la bataille. Gardanne resta à Pedra-Bona, couvert par la cavalerie de Kellermann qui bordait la Bormida. La masse de l’armée française, campa près de Marengo ; tout ce qui se trouvait sur la rive droite tomba au pouvoir du vainqueur.

Dans cette sanglante journée, la perte des deux armées fut à peu près égale. Environ sept mille Français furent tués ou blessés, et mille furent faits prisonniers ; mais la perte la plus vivement sentie fut celle de Desaix. Son corps fut conduit en poste à Milan où il fut embaumé127. Les Autrichiens laissèrent aussi sept mille hommes sur le champ de bataille, trois mille prisonniers, perdirent quarante pièces d’artillerie et quinze drapeaux. Les généraux et les officiers autrichiens prisonniers dans le camp des Français, honteux de leur défaite, exhalaient leur indignation contre le ministre Thugut et les Anglais, rendaient justice aux bonnes intentions de l’empereur, le plaignaient d’avoir cédé aux suggestions de ses alliés, et faisaient hautement des vœux pour la paix.

La situation de l’armée autrichienne qui, la veille de la bataille de Marengo, paraissait très critique, était alors désespérée. L’armée victorieuse était en présence, campée sur les rives de la Bormida et menaçait de franchir le lendemain cette faible barrière. D’un autre côté, Suchet manœuvrait sur la droite et les derrières de Mélas. Le vieux maréchal, mesurant avec douleur toute l’étendue de ce grand revers, voyant son armée active réduite à vingt mille combattants, et trop faible pour tenter de nouveau le sort des armes, prit la sage résolution de sauver les débris de ses forces par la voie des négociations. Le 26 prairial au point du jour, il envoya des parlementaires aux avant-postes français, pour demander qu’il lui fût permis d’adresser au premier Consul des chargés de pouvoirs. Dans la journée, les généraux en chef des deux armées, Mélas et Berthier signèrent une convention dans laquelle il fut stipulé, qu’un armistice aurait lieu jusqu’à la réponse de la cour de Vienne aux propositions de paix que lui faisait le premier Consul ; que l’armée autrichienne occuperait en attendant le pays entre le Mincio, la Fossa-Maestra et le Pô, c’est-à-dire, le territoire depuis Peschiera et Mantoue jusqu’à Ferrare, et qu’elle conserverait la Toscane et Ancône ; que les Français occuperaient tout le pays entre la Chiesa, l’Oglio et le Pô, et que l’espace entre la Chiesa et le Mincio ne serait occupé par aucune des deux armées ; que les citadelles de Tortone, Milan, Turin, Pizzighittone, Arona, Plaisance, Ceva, Savone, Urbin, les places de Coni, Alexandrie et Gênes, seraient remises au Français, du 27 prairial au 5 messidor ; que tous les approvisionnements de guerre et de bouche qui s’y trouvaient seraient partagés entre les Français et les Autrichiens ; que l’armée autrichienne se rendrait en trois colonnes par Plaisance à Mantoue, du 27 prairial au 7 messidor, et que les garnisons des places l’y joindraient par le plus court chemin. Ainsi, la possession de toute l’Italie septentrionale jusqu’au Mincio et Mantoue, la remise de douze places fortes avec deux ou trois mille pièces de canons, deux millions de livres de poudre, et des approvisionnements immenses furent les résultats de la bataille de Marengo. Dans la convention d’Alexandrie, il fut également stipulé qu’aucun individu ne pourrait être inquiété par les Français à cause des opinions politiques qu’il aurait manifestées pendant le régime autrichien, et que l’Autriche mettrait en liberté les patriotes italiens détenus dans ses prisons, et les renverrait dans leur pays.

Parmi tant de glorieux combats qui avaient illustré les armées françaises depuis le commencement de la guerre de la liberté, la victoire de Marengo fut placée au premier rang, par l’influence immense quelle eut sur les affaires politiques de l’Europe.

Si elle eut de nombreux admirateurs, d’un autre côté elle ne fut pas à l’abri de la critique. On attribua la victoire à la fortune pour atténuer la gloire de l’armée française, et aux lieutenants du premier Consul pour diminuer la sienne. Sans doute à la guerre, comme dans toutes les choses humaines, la fortune vient souvent confondre les calculs les plus savants et les combinaisons les plus audacieuses. Le vulgaire, ébloui par les résultats, tient rarement compte des causes qui les ont produits. Mais quand on pense au plan de campagne du premier Consul, à son exécution aussi rapide que hardie, lorsqu’on le voit maître de Milan et des communications de son ennemi sans avoir compromis les siennes, on sent, ainsi qu’il le disait à ses soldats, que le premier acte du drame était accompli. Sans doute Kellermann et Desaix contribuèrent puissamment à la victoire, l’un en arrivant à propos sur le champ de bataille ; mais le premier Consul ne l’y avait-il pas appelé ? l’autre par sa charge décisive : un général en chef ne fait pas à lui seul le destin des combats ; mais si la honte du revers pèse sur lui, il a droit à la gloire du succès. Le premier Consul se montra, dit-on, jaloux de celle de Kellermann, et ne la lui pardonna jamais128. Cependant, le 26 prairial, lorsque le bulletin de l’armée de Réserve annonça à l’Italie et à la France la nouvelle de cette grande victoire, lorsqu’on lut ce récit détaillé de la bataille, où le chef de l’armée faisait à chacun la part de la gloire qu’il avait acquise, où il donnait de justes éloges aux corps qui s’étaient le plus distingués, la mention la plus honorable fut réservée au général de brigade Kellermann129 ; il fut récompensé, le mois suivant (17 messidor), de sa belle conduite par le grade de général de division, et dès lors sa fortune se trouva liée à celle du conquérant de l’Italie. Dans la suite, l’empereur Napoléon lui donna le grand-cordon de la Légion d’Honneur, et utilisa ses talents dans toutes ses campagnes, en attendant que la mort du maréchal, son père, lui permît d’aspirer peut-être à la plus haute des dignités militaires. Dans les pages que Napoléon a dictées à Sainte-Hélène, sur la bataille de Marengo, renchérissant sur les termes du bulletin, il s’est plu à retracer, avec non moins de concision que d’énergie, la part que Kellermann eut au succès de cette journée130.

Le premier Consul avait tenu la promesse qu’à la revue de Chivasso il avait faite à la 28e demi-brigade, qu’elle marcherait en tête de la colonne au premier combat. Pendant toute la journée du 25 prairial, la contenance de ce corps fut admirable. Plusieurs fois il soutint à lui seul le choc de toute la cavalerie autrichienne, et n’en fut point ébranlé. Lorsque les Français se retiraient sur San-Giuliano, il tint tête pendant longtemps à la colonne de Zach, et protégea la retraite de l’armée. Le chef de cette demi-brigade, Valhubert, fut blessé d’un coup de baïonnette, et ne voulut point quitter son poste. Le premier Consul lui écrivit : « Je vous envoie un brevet d’honneur. Je n’oublierai jamais les services que la bonne et intrépide 28e a rendus à la patrie, et je me souviendrai dans toutes les circonstances de votre conduite à Marengo. Blessé, vous voulûtes vaincre ou mourir à mes yeux ». À l’arme d’honneur était jointe une gratification de 12 000 francs ; Valhubert les partagea avec sa demi-brigade.

La nouvelle de la victoire de Marengo arriva à Paris, le 2 messidor ; y fut annoncée par des salves d’artillerie, affichée dans tous les quartiers, et proclamée par des généraux, à la tête des troupes de la garnison. Le soir, les palais et un grand nombre de maisons furent illuminés, un concert fut donné sur la terrasse des Tuileries, le bulletin lu sur tous les théâtres ; ils retentirent de chants de victoire et de cris de joie.

Dans un message aux Consuls, le sénat exprima l’admiration, la reconnaissance et l’allégresse que lui inspiraient les triomphes des armées, et le vœu que l’olivier consolateur s’élevât dans la plaine de Marengo parmi les cyprès et les lauriers qui la couvraient.

Le tribunat émit aussi le vœu qu’il fut donné aux armées de la République des témoignages solennels de la reconnaissance nationale, et que la mémoire de l’immortel Desaix fût honorée dans la fête du 14 juillet. Les Consuls arrêtèrent que son nom serait inscrit sur la colonne nationale ; qu’il serait frappé une médaille, en son honneur, et qu’elle serait placée sous la première pierre de cette colonne ; que, le 25 messidor, un trophée serait élevé à sa mémoire dans le temple de Mars ; que cet arrêté serait transmis à sa famille, par le gouvernement, avec les témoignages de l’estime et des regrets que méritait cet illustre citoyen. Un autre arrêté ordonna que la dépouille mortelle de Desaix serait transférée au couvent du grand Saint-Bernard, où il lui serait élevé un tombeau ; que les noms des demi-brigades, des régiments de cavalerie, d’artillerie, ainsi que ceux des généraux et chefs de brigade, seraient gravés sur une table de marbre placée vis-à-vis le monument.

Le ministre de l’intérieur écrivit à la mère de Desaix : « Nous avons vaincu à Marengo ; cette victoire est le présage de la paix du monde. J’ai l’honneur de vous adresser l’arrêté des Consuls de la République. Les voûtes du temple de Mars, à Paris, renfermeront avec orgueil les trophées que la République élève à votre fils, et le sommet du mont Saint-Bernard le montrera tout à la fois à la France victorieuse et à l’Italie délivrée. Je m’empresse, madame, de vous adresser la première médaille frappée en l’honneur de Desaix. En la posant sur la base de la colonne du 14 juillet, la mère du héros sera associée à notre hommage. Recevez l’assurance et le témoignage des sentiments qui remplissent nos âmes. Un siècle borne toujours la vie d’un homme ; mais la gloire d’un homme peut dévorer les siècles. »

La mort de Desaix enleva au premier Consul l’homme qu’il jugeait le plus digne d’être son lieutenant. D’après la conformité de leur éducation et de leurs principes, ils se seraient toujours entendus. Desaix se serait contenté du second rang, et serait resté dévoué et fidèle. S’il n’eût pas péri à Marengo, l’intention du premier Consul était de lui donner le commandement de l’armée d’Allemagne131.

Bonaparte quitta Marengo, le 28 prairial, et arriva de nuit à Milan. Il trouva le peuple dans la plus grande allégresse, et la ville illuminée. Un nouveau Te Deum fut chanté pour célébrer les victoires de l’armée française. Le premier Consul y assista. Le clergé de la ville le reçut à la porte de l’église, et le conduisit dans le chœur, sur une estrade où se plaçaient autrefois les premiers personnages de l’empire d’Occident.

Le pape était parti de Venise pour se rendre à Rome, lorsqu’il apprit la victoire décisive qui avait de nouveau rendu les Français maîtres de l’Italie ; leurs succès et leur présence ne le firent point reculer. Les actes et les discours du premier Consul l’avaient rassuré. Il chercha alors à s’entendre avec Pie VII, qui, facilement séduit par l’espoir de voir son autorité et la religion romaine rétablies en France, accueillit avec une grande joie ces premières insinuations.

Mélas partit d’Alexandrie, le 29 prairial, avec la première colonne de son armée, qu’avaient quittée les soldats piémontais ; les autres colonnes le suivirent pour aller prendre position derrière Mantoue. Les Génois, les Piémontais et les Milanais, qui s’étaient résignés aux horreurs d’une longue guerre, se livrèrent à des transports de joie inexprimables en se voyant rendus à la liberté. Les patriotes italiens sortirent des cachots de l’Autriche, et rentrèrent en triomphe dans leur patrie, au milieu des acclamations de leurs concitoyens : Viva el liberatore dell’ Italia !

À sa première entrée à Milan, avant la bataille de Marengo, le premier Consul avait proclamé le rétablissement de la République cisalpine ; mais, persuadé, depuis l’an V, que la constitution qu’il lui avait donnée avait besoin d’une réforme, en attendant que l’on préparât une organisation définitive, il chargea le conseiller d’état Petiet des fonctions de ministre de France près de cette République, pour en diriger l’administration et pourvoir aux besoins de l’armée française.

Après la bataille de Marengo, Suchet avait eu l’ordre de se porter sur Gênes. Il établit son quartier-général au pont de Cornigliano, sons les murs de cette ville ; et, le 1er messidor, il signa avec le général Hohenzollern une convention particulière pour en prendre possession, conformément à la convention d’Alexandrie. Mais les Anglais voulaient s’y opposer, ou du moins tout emporter avant d’en sortir, jusqu’à l’artillerie de la place. Sous prétexte que la ville était depuis six mois en état de blocus, l’amiral Keith réclamait cent dix-neuf bâtiments qui s’y trouvaient, et qui, suivant lui, n’auraient pas dû y entrer, ou bien, pour les relâcher, il demandait une indemnité de 600 000 francs. Il chercha à gagner les officiers autrichiens et plusieurs habitants ; mais le peuple de Gênes, que la victoire de Marengo liait plus fortement encore que par le passé à la cause de la France, indigné de l’avidité des Anglais, repoussa leurs insinuations. Il y eut des démêlés très vifs et des voies de fait entre le peuple et les équipages de l’amiral ; plusieurs Anglais furent massacrés dans la ville. Instruit des prétentions de Keith, Suchet réclama les dispositions de la convention. Le général Hohenzollern se comporta avec honneur et loyauté, s’opposa à toutes les entreprises des Anglais, fit marcher plusieurs bataillons, et mit des gardes à l’arsenal et au port pour les empêcher de rien emporter. Enfin, le 3 messidor au soir, ils sortirent furieux, emmenant avec eux le traître Azaretto, le duc d’Aoste et le général Willot, qui commandait un corps d’aventuriers soudoyés par l’Angleterre.

Suchet prit possession de Gênes, le 5 messidor. Son entrée dans cette grande ville fut un triomphe. Quatre cents demoiselles, habillées aux couleurs françaises et liguriennes, accueillirent l’armée. Les Génois regrettèrent alors d’avoir cédé avec trop de précipitation aux tourments de la famine, et s’accusèrent réciproquement de n’avoir pas été assez confiants dans la destinée du premier magistrat de la France.

« Peuples de la Ligurie ! leur dit le général Suchet, le génie du premier Consul, de ce héros du monde, veille désormais sur les destinées de l’Italie. Vous serez libres sous peu de jours. Ne vous alarmez pas des menaces de ces insulaires, accoutumés à violer tous les traités, qui n’ont pour dieu que le crime, et pour but que ruine et destruction. La victoire et les Français vous offrent et vous assurent l’abondance132. »

Le général Dejean, conseiller d’état, fut chargé par le premier Consul d’organiser et d’installer à Gênes une commission extraordinaire du gouvernement. Retraçant les sacrifices faits par les Liguriens, surtout pendant le siège de leur capitale, il leur dit : « Le héros de l’Italie, Bonaparte, premier Consul de la République française, appréciant votre noble et généreux dévouaient, a proclamé les Liguriens les plus fidèles alliés de la France. Ils le seront toujours, et la France reconnaissante fera pour ce peuple généreux tout ce qu’il peut désirer, tout ce qu’il a droit d’en attendre. Elle consolidera, à la paix générale, la liberté et l’indépendance de la République ligurienne. »

Le Piémont, qui, par sa situation géographique, était depuis quatre ans le principal théâtre de la guerre, n’avait point été à l’abri du système réactionnaire des Autrichiens. On aurait dit que, craignant de rétablir le roi de Sardaigne, ils n’auraient voulu lui laisser que la terre et l’eau. Ils avaient confiné ce prince à Florence, presque dans la misère, et ne lui avaient laissé qu’une mauvaise voiture à deux chevaux, quatre domestiques et à peine de quoi vivre. Lorsque le premier Consul était parti pour l’armée de Réserve, le bruit s’était répandu que, s’il était victorieux, ennemi généreux, il restituerait au roi de Sardaigne sa couronne et ses états que ses alliés eux-mêmes avaient refusé de lui rendre. On assure, les uns, qu’après la bataille de Marengo, il fit proposer à Charles-Emmanuel de le replacer sur le trône, s’il voulait définitivement renoncer à la Savoie et au comté de Nice ; les autres, qu’il offrit à ce prince de lui donner la Cisalpine en échange de son royaume, et qu’il refusa. Ce sont des suppositions hors de toute vraisemblance, et la dernière est absurde.

Après être resté quelques jours à Antibes, Masséna s’était mis en route pour Milan où il arriva avant que le premier Consul n’en fût parti. Aigri par la chute de Gênes, il n’avait pas montré depuis cette époque un grand empressement à seconder de sa personne les opérations de l’armée de Réserve ; mais c’était toujours ce général éminemment noble et brillant au milieu du feu et dans le fort de la bataille, ce guerrier dont le bruit du canon éclaircissait les idées, lui donnait de l’esprit, de la gaieté, de la pénétration, le héros de Rivoli et de Zurich, et qui, dans Gênes affamée, avait montré beaucoup d’énergie et de caractère133. Le premier Consul réunit l’armée de Réserve à celle d’Italie, et en laissa le commandement à Masséna.

Bonaparte partit de Milan, le 5 messidor, arriva à Turin le 7, descendit à la citadelle pour la visiter, n’y resta que deux heures, et repartit, après avoir établi dans cette ville un gouvernement provisoire semblable à celui de la Cisalpine. Tous les pouvoirs, excepté le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, furent délégués à une commission de sept membres. Une consulta fut chargée de préparer l’organisation du gouvernement, et de rédiger les lois et règlements relatifs aux diverses branches de l’administration publique. Mais le ministre extraordinaire, délégué par le gouvernement français, exerça dans le fait une véritable dictature. Ce fut provisoirement le général Dupont. Dans un discours adressé à la consulta, il déclara que la France respectait et protégeait les droits de la nation piémontaise.

Le premier Consul passa le Mont-Cenis, et arriva à Lyon, le 9 messidor au soir, sans y être attendu. Les autorités accoururent à l’hôtel des Célestins où il était logé. Il se détermina à rester jusqu’au lendemain pour poser la première pierre de la réédification des magnifiques façades de la place de Bellecour, détruites après le siège de la ville. Dans la nuit, on frappa une médaille en bronze qui représentait d’un côté Bonaparte avec cette légende :

À BONAPARTE, RÉÉDIFICATEUR DE LYON,

VERNINAC, PRÉFET,

AU NOM DES LYONNAIS RECONNAISSANTS.

De l’autre côté une couronne de chêne, au milieu de laquelle était écrit :

VAINQUEUR À MARENGO,

DEUX FOIS CONQUÉRANT

DE L’ITALIE,

IL POSAIT CETTE PIERRE,

LE 10 MESSIDOR AN VIII DE LA RÉPUBLIQUE,

PREMIER DE SON CONSULAT.

Le concours et l’enthousiasme d’un peuple immense donnèrent un grand éclat à cette cérémonie. Arrivé sur la place, le premier Consul passa en revue des troupes rangées en bataille. Il distingua la 15e demi-brigade d’infanterie légère, lui rappela qu’elle avait passé avec honneur le Tagliamento sous le feu de l’ennemi, appela par leur nom plusieurs officiers et soldats, et s’informa de leurs besoins. Le préfet lui adressa un discours. Le premier Consul posa la pierre dans laquelle était scellée la boîte de plomb renfermant la médaille, et dit ensuite : « Administrateurs, magistrats, citoyens, jusqu’ici on ne vous a donné que des espérances : dans peu elles seront réalisées. La paix, seul but de mes travaux, fera disparaître les ruines de votre ville, rétablira vos vingt mille ateliers, ramènera l’abondance au milieu de vous. » Il dîna avec les autorités du département. On lui présenta le père du général Joubert : la vue de ce vieillard l’attendrit vivement, et lui arracha cette exclamation : Joubert, Desaix… ! pertes irréparables pour la France… !

Il partit de Lyon au milieu des acclamations qui l’y avaient accueilli et accompagné, après s’être acquis à l’affection de ses habitants des titres que rien ne put effacer. Il traversa la France sous des arcs de triomphe et arriva à Paris, le 13 messidor au point du jour. À son entrée dans la capitale, il eût pu dire comme le général romain : Veni, vidi, vici ; la campagne avait été courte, brillante et décisive. Le premier Consul n’était pas attendu. Dès que la nouvelle de son arrivée fut répandue, la population de la ville et des faubourgs accourut spontanément pour le voir, dans les cours et dans le jardin des Tuileries, et fit éclater sa joie. Le soir, riche et pauvre, chacun à l’envi illumina. Il fut salué par les grands corps de l’état, les autorités et le peuple, du nom de père de la patrie. Jamais hommage ne fut plus unanime, plus sincère ni mieux mérité. Quand les grands corps de l’état vinrent le complimenter, ses premiers mots furent : « Eh bien ! avez-vous fait beaucoup d’ouvrage depuis que je vous ai quittés ? » Tout le monde répondit à la fois : « Pas tant que vous, général. »

Le passage des Alpes par Bonaparte rappelait celui qu’avait exécuté vingt siècles auparavant le général carthaginois, et la France aussi, disait-on, pouvait montrer son Annibal à l’Europe étonnée. Le premier Consul se décida à laisser faire son portrait ; le peintre David le pria de poser. « À quoi bon ? lui dit Bonaparte qui n’avait ni le temps ni la patience de se plier à cette contrainte. Croyez-vous que les grands hommes de l’antiquité dont nous avons les images aient posé ? — Mais je vous peins pour votre siècle, pour des hommes qui vous ont vu, qui vous connaissent : ils voudront vous trouver ressemblant. — Ressemblant ! répartit vivement le premier Consul. Ce n’est pas l’exactitude des traits, un petit pois sur le nez qui font la ressemblance. C’est le caractère de la physionomie, ce qui l’anime, qu’il faut peindre. Certainement Alexandre n’a jamais posé devant Apelle. Personne ne s’informe si les portraits des grands hommes sont ressemblants. Il suffit que leur génie y vive. » Alors David surpris s’écria que le premier Consul lui apprenait l’art de peindre, avoua qu’il n’avait point encore considéré la peinture sous ce rapport, et lui promit de faire son portrait sans qu’il fût obligé de poser. Il exécuta donc ce beau portrait équestre de Bonaparte gravissant le mont Saint-Bernard, calme sur un cheval fougueux134, composition remarquable par le grandiose, la vigueur de l’exécution, et où l’idéal ne nuit point à la vérité. Au bas du tableau, le nom de Bonaparte est inscrit sur la roche devant ceux d’Annibal et de Charlemagne, seuls conquérants qui eussent osé tenter le même passage à la tête d’une armée.

Les Consuls, voulant donner une preuve de la satisfaction du peuple français aux généraux Lannes, Murat, Watrin et Gardanne, pour leur belle conduite à la bataille de Marengo, ordonnèrent que le ministre de la guerre leur remettrait à chacun un sabre sur lequel seraient inscrits ces mots : Bataille de Marengo, commandée par le premier Consul en personne. — Donné par le gouvernement au général N.

L’anniversaire du 14 juillet était arrivé. La veille le ministre de l’intérieur jeta les fondements du quai de la Pelleterie auquel fut donné le nom de Desaix. Le 25 messidor, la première pierre de la colonne départementale fut posée par le préfet de la Seine. Ensuite toutes les autorités réunies à l’hôtel de la marine vinrent sur la place de la Concorde. Les Consuls y parurent accompagnés des ministres, des conseillers d’état, entourés d’un nombreux état-major et suivis de leur garde. Le ministre de l’intérieur posa la première pierre de la colonne nationale. Le cortège se rendit aux Invalides, dans le temple de Mars, où se trouva le corps diplomatique. La nef, les tribunes, tout était rempli de citoyens et de dames élégamment parées, des membres du sénat, du Corps-Législatif et du tribunat. Les vieux défenseurs de la patrie y étaient honorablement placés ; les plus âgés étaient près du premier Consul. Le temple, décoré avec pompe, contenait trois orchestres composés de cent cinquante musiciens. On exécuta deux chants de triomphe pour la délivrance de l’Italie. Lucien Bonaparte, dans un discours éloquent, prononcé avec chaleur, et interrompu par de fréquents applaudissements, mais où le ministre continuait d’abjurer les principes et les opinions du représentant, commença par retracer les maux qu’entraînent après elles les révolutions les plus justes et les plus glorieuses, et montra celle de 1789 comme une grande leçon qui devait pénétrer les Français d’un sentiment conservateur ; ensuite il en rappela les causes, le but, les déviations ; en rejeta sur ses auteurs et ses adhérents les malheurs et les crimes ; ne trouva d’éloges que pour les armées ; recommanda l’oubli des divisions, le charme de la vie privée, le respect des lois, et termina cependant par ce vœu : « Que dans les siècles les plus reculés, les héros du 14 juillet, les défenseurs et les soutiens de l’empire, soient offerts au respect de nos derniers neveux ! que la République fondée par leurs travaux, soit impérissable aussi bien que leur gloire ! »

Les orchestres exécutèrent le Chant du 25 messidor, paroles de Fontanes et musique de Méhul. À l’enthousiasme qu’excitèrent le sujet, les talents du poète et du compositeur, succéda un profond sentiment de sensibilité lorsqu’on entendit ce passage.

« Tu meurs, brave Desaix ! tu meurs ! ah ! peux-tu croire

« Que l’éclat de ton nom s’éteigne avec tes jours ?

« L’Arabe, en ses déserts, s’entretient de ta gloire,

« Et ses fils à leurs fils la rediront toujours. »

Tous les regards se portèrent vers un monument élevé en son honneur et que décorait son buste fait par Dupaty.

Le premier Consul alla dans la cour, passer en revue les invalides, et distribua à cinq d’entre eux désignés comme les plus dignes de récompenses nationales, des médailles d’or sur lesquelles étaient inscrits leur nom, leur âge, le lieu de leur naissance, et les actions par lesquelles ils s’étaient distingués. Ces détails furent proclamés par un héraut.

Le premier Consul et tout le cortège se rendirent au Champ-de-Mars, où se trouvaient réunies sous les armes la garnison et une partie de la garde nationale. Les tertres étaient couverts d’un peuple immense. Le ministre de la guerre présenta aux Consuls les drapeaux pris sur l’ennemi, et les officiers chargés par le général en chef de les apporter. Alors, entraîné par l’enthousiasme que causait ce spectacle, le peuple se précipite dans l’intérieur du Champ-de-Mars, pour voir de plus près ces glorieux trophées, le guerrier qui les avait conquis, le magistrat suprême de la République. Le premier Consul répondit aux discours prononcés par les officiers : « Les drapeaux présentés an gouvernement devant le peuple de cette immense capitale attestent le génie des généraux en chef Moreau, Masséna et Berthier, les talents militaires des généraux leurs lieutenants, et la bravoure du soldat français. De retour dans les camps, dites aux soldats que pour l’époque du 1er vendémiaire, où nous célébrerons l’anniversaire de la République, le peuple français attend ou la publication de la paix, ou, si l’ennemi y mettait des obstacles invincibles, de nouveaux drapeaux, fruit de nouvelles victoires. »

Des cris de vive la République ! vive Bonaparte ! retentirent de toutes parts. L’envahissement du Champ-de-Mars par le peuple, l’émotion, et le désordre qui avait confondu les citoyens et les soldats, obligèrent d’ajourner les jeux dont la célébration avait été annoncée. Il y eut un dîner chez le premier Consul, où étaient les principales autorités, les invalides qui avaient reçu les médailles et deux de leurs camarades âgés l’un de cent quatre ans et l’autre de cent sept. On y porta différents toasts. Tel fut celui du premier Consul : Au 14 juillet et au peuple français notre souverain ! Le soir, l’illumination fut une des plus brillantes qu’on eût vues depuis longtemps. Tout Paris était en feu.

L’anniversaire du 14 juillet se représentait sous les auspices d’un gouvernement réparateur et de la victoire ; il fut célébré dans toute la République avec un véritable enthousiasme. Il le fut aussi en Italie, dans les états alliés. Les généraux français électrisaient encore les soldats et les peuples par leurs discours brûlants de patriotisme. À Milan, le général Oudinot, chef de l’état-major général de l’armée, appelait le 14 juillet un jour à jamais fameux dans nos annales, où fut ébranlé jusque dans ses fondements un trône aussi vieux d’abus que d’années, et recommandait à l’admiration le génie qui avait conçu l’ensemble de l’étonnante campagne couronnée par la victoire de Marengo.

Incertains de leurs futures destinées, les habitants du Piémont ne savaient que craindre ou espérer. Celui-ci voulait être Français, celui-là Italien, l’autre rester Piémontais. Cependant la consulta décréta, le 21 messidor, l’abolition de la torture, des titres, des distinctions de noblesse, et l’érection d’un monument de reconnaissance pour la République française, dans la ville de Turin. Le premier Consul nomma le général Jourdan ministre extraordinaire en Piémont, et lui écrivit que le gouvernement croyait par là donner une marque de distinction au vainqueur de Fleurus ; que les Consuls ne doutaient point qu’il ne portât dans cette mission cet esprit conciliateur et modéré qui seul pouvait rendre la nation française aimable à ses voisins135. Jourdan répondit qu’il acceptait cet honorable emploi avec reconnaissance ; qu’il méritait la confiance du gouvernement par son empressement et son zèle, et qu’on le trouverait toujours dans les rangs des hommes qui respectent autant les lois et les magistrats qu’ils chérissent la patrie et la liberté136. Il fut installé par le général Dupont dans une séance publique de la consulta, le 27 thermidor, où il y eut un échange de discours. « Vous avez, dit Dupont à l’assemblée, rempli les intentions du premier Consul ; vous avez fidèlement observé le vœu de ses arrêtés, en remplaçant, par de bonnes lois, les lois désastreuses émanées du pouvoir que les Austro-Russes avaient institué. L’armée française couvre la belle Italie de ses puissantes armes, et vous êtes destinés à faire refleurir la liberté de votre patrie sous cette égide tutélaire. »

Jourdan parla avec sagesse, et promit au gouvernement provisoire de le seconder de tous ses efforts et de tout son pouvoir. Le citoyen Botta félicita son pays de ce que le vainqueur de Fleurus eût été chargé par le premier Consul de venir y achever l’œuvre commencée par le sage et modeste Dupont. « La modération et les bienfaits du vainqueur du Rhin, du Danube, du Nil et du Pô, dit-il, ne s’effaceront jamais de notre mémoire ; on se rappellera toujours que si le vertueux Catinat a désobéi formellement aux ordres de son roi pour ne pas désoler ce malheureux pays, vous avez suivi fidèlement ceux du premier magistrat de la République pour y apporter la liberté, la paix, le bonheur et l’abondance137. »

Pour punir la ville et le pays de Lucques des outrages faits par des actes publics à la République française, à son gouvernement et à ses principaux magistrats, Masséna frappa, le 24 messidor, une contribution d’un million. Le gouvernement provisoire écrivit au premier Consul pour se disculper des torts qu’on leur imputait, et les rejeter sur un petit nombre de citoyens pervers ; il terminait ainsi sa lettre : « Nous ne saurions rester isolés ; réunissez-nous à une autre République. »

Pendant l’étonnante campagne de l’armée de Réserve en Italie, et tandis que le premier Consul, vainqueur à Marengo, portait un coup mortel à la coalition des rois, l’armée du Rhin n’était point restée inactive. Après avoir défait les Autrichiens aux champs d’Engen, à Stockach et à Mœskirch, elle avait, en moins de quinze jours, porté ses armes victorieuses jusqu’au cœur de la Souabe. Vaincue au combat de Biberach, le 19 floréal, et le lendemain à Memmingen, l’armée autrichienne avait reculé sa ligne de défense, en appuyant son aile gauche au Vorarlberg et son aile droite sur Ulm, dans une position resserrée, et sans communication avec le corps qui gardait le Tyrol. Alors, le général Kray, affaibli par tant de revers, ne vit pour lui de salut que de se réfugier avec son armée sous le canon d’Ulm ; mais bientôt, craignant d’être coupé de l’Autriche, il tenta de reprendre l’offensive, et se jeta sur la gauche de l’armée française, séparée du centre par l’Iller. L’archiduc Ferdinand attaqua le corps de Sainte-Suzanne à Erbach ; mais Saint-Cyr étant accouru à son soutien, les Autrichiens se retirèrent et abandonnèrent aux Français tout le pays entre le Rhin, le lac de Constance, le Danube et le Lech ; la droite de Moreau s’étendit jusqu’à Augsbourg où Lecourbe entra le 9 prairial. Kray profita de ce mouvement excentrique pour assaillir Richepanse qui avait succédé à Sainte-Suzanne. Il fut presque entouré à Gutenzell par un corps nombreux d’Autrichiens ; mais la division Ney vola à son secours par Kirchberg, rétablit le combat et parvint à le dégager. Alors Moreau prit le parti de manœuvrer sur les communications de son adversaire, pour l’obliger à quitter son camp retranché d’Ulm, et pour livrer cette place à ses propres forces. Les Français marchèrent par Augsbourg sur le Danube. Lecourbe avec la droite se porta vis-à-vis Hochstett, Moreau avec la réserve vis-à-vis Dillingen. Grenier, qui avait remplacé Saint-Cyr, marcha avec le centre sur Gunzbourg, et Richepanse resta sur l’Iller avec la gauche pour observer Ulm. Le 30 prairial, Moreau, Lecourbe et Grenier passèrent sur la rive gauche du Danube, et livrèrent de sanglants combats pendant seize heures, sur un espace de sept ou huit lieues. Les Français furent partout vainqueurs et la plus grande partie de leurs succès fut due à l’audace et au coup d’œil pénétrant de Lecourbe. Cinq mille prisonniers, vingt canons, les riches magasins de Donawert et l’occupation d’Ulm, premier boulevard de la vallée du Danube, furent les fruits de cette journée connue sous le nom de bataille d’Hochstett. Le général Kray, dans la crainte d’être assailli par l’armée française réunie, se replia par une marche forcée sur Nordlingen et Neubourg, où il repassa le Danube, et assaillit brusquement la droite de Moreau à Oberhausen. La division Montrichard qui ne s’attendait point à cette attaque soutint le choc avec une fermeté digne d’une troupe d’élite. Cependant débordée de tous côtés par un ennemi supérieur, elle fut contrainte de céder le terrain ; sa position devenait critique, lorsque Lecourbe, instruit du combat par le bruit du canon, accourut à son secours, parvint à la dégager et reprit l’offensive. Son attaque fut extrêmement impétueuse, et les Autrichiens lui opposèrent une belle résistance. Après un combat acharné, les Français se rendirent maîtres du plateau et du village d’Oberhausen, à huit heures du soir, et l’ennemi se replia sur Neubourg.

Dans cette journée, la 46e demi-brigade se couvrit de gloire. Plusieurs fois, la cavalerie autrichienne la chargea avec vigueur et pénétra jusque dans ses rangs, où les grenadiers soutinrent des combats singuliers. Latour-d’Auvergne combattit corps à corps contre un hulan qui lui porta un coup de lance au cœur et l’étendit mort. En lui s’éteignit le sang du grand Turenne dont il était le dernier rejeton. Toute l’armée donna des regrets à sa mémoire, et pendant trois jours, les tambours furent voilés d’un crêpe. Un arrêté du premier Consul ordonna qu’à la fête du 1er vendémiaire, le sabre d’honneur de ce guerrier serait solennellement suspendu aux voûtes du temple de Mars138. Son cœur, renfermé dans une boîte de plomb, fut donné à la 46e demi-brigade, et attaché à son drapeau. À chaque appel de la compagnie des grenadiers, on rappelait son nom, et le plus ancien vétéran répondait : Mort au champ d’honneur. Moreau lui fit élever un monument hors du village d’Oberhausen, et le mit sous la sauvegarde des braves de tous les pays. C’était un grand sarcophage en pierre, de dix-huit pieds de haut, élevé sur trois lits de gazon, et entouré de pierres-bornes, liées entre elles par des chaînes de fer. On grava, d’un côté, cette inscription : À la mémoire de Latour-d’Auvergne, premier grenadier de France, tué le 8 messidor an VIII de l’ère républicaine. De l’autre côté, on lisait une autre inscription en l’honneur du chef de brigade Forty, mort en combattant à ses côtés.

Après le combat d’Oberhausen, Kray sentit que s’il restait dans cette position, il serait bientôt accable par l’armée française. Il profita de la nuit pour évacuer Neubourg, rompre le pont du Danube, et faire sa retraite sur Ingolstadt et l’Iser. Moreau concentra son armée pour marcher sur cette rivière, et fit occuper Munich. Il avait espéré qu’une fois maître de cette ville, il pourrait détacher l’électeur de Bavière de la coalition ; mais à l’approche des Français, ce prince avait évacué sa capitale, emportant avec lui ses trésors. L’armée autrichienne continua sa retraite sur l’Inn, et gagna Ampfingen. L’arrière-garde, commandée par l’archiduc Ferdinand, fut battue à Landshut, où elle était restée pour garder le pont de l’Iser. Pendant ce temps-là, Sainte-Suzanne, qui était allé prendre le commandement de deux divisions à Mayence, sortit de cette ville, et entra en Franconie pour appuyer les opérations de Moreau, en se rapprochant du Danube.

Le prince de Reuss occupait toujours Feldkirch, Fussen, et tous les débouchés du Tyrol. Dès que Moreau fut maître de la ligne de l’Iser, il détacha Lecourbe avec sa droite contre les Grisons et le Vorarlberg. Ce général repassa le Lech avec vingt mille hommes, se rabattit sur le prince de Reuss, le chassa de son camp retranché et de toutes les places qu’il occupait, et le contraignit d’aller chercher un refuge derrière les défilés et les retranchements qui couvraient le Tyrol.

Les revers des armées autrichiennes sur le Pô et le Danube, avaient engagé la cour de Vienne à manifester des intentions pacifiques ; ne se croyant plus en état de continuer la guerre, elle vint demander la paix. Kray proposa de conclure un armistice conformément à la convention d’Alexandrie, et il fut signé, le 26 messidor, au village de Pahrsdorf, près Munich. Les trois places d’Ingolstadt, Ulm et Philipsbourg, restèrent bloquées ; mais elles furent approvisionnées, jour par jour, pendant la durée de la suspension d’armes. Tout le Tyrol demeura occupé par les troupes autrichiennes, et la ligne de démarcation passa par l’Iser, au pied des montagnes du Tyrol.

Les Mémoires de Napoléon s’expliquent avec sévérité sur cette campagne de Moreau : plusieurs écrivains militaires louent, au contraire, les manœuvres de ce général sur le Danube ; mais la critique et l’éloge se ressentent également du parallèle qu’on veut toujours établir entre Moreau et Bonaparte. En les appréciant indépendamment l’un de l’autre, on en porterait peut-être un jugement plus impartial. Si les résultats glorieux de l’armée du Rhin ne paraissaient pas jeter un grand éclat, c’est qu’on les comparait à ceux que l’armée de Réserve avait obtenus.

Chapitre IX. §

Armée d’Orient. — Les Anglais refusent d’exécuter la convention d’El-Arych. — Grande résolution de Kléber. — Bataille d’Héliopolis. — Siège du Kaire. — Paix avec Mourad-Bey. — Observations sur la rupture du traité d’El-Arych. — Administration de Kléber. — Sa mort. — Reddition de Malte.

Nous avons exposé les opérations de l’armée d’Orient en Égypte, après le départ de Bonaparte, jusqu’à l’époque où la convention prématurée d’El-Arych fut conclue. Déjà Kléber avait hautement annoncé à ses soldats leur prochain retour dans la patrie, et fait toutes les dispositions nécessaires pour accélérer leur départ ; mais tandis qu’égaré par son ardent désir de quitter l’Égypte, il se livrait à une confiance aveugle et à une précipitation imprudente, ses ennemis refusaient d’exécuter la convention qu’ils venaient de conclure, et méditaient la ruine et le déshonneur de l’armée.

Aussitôt que Desaix fut parti d’Égypte, Poussielgue, qui devait le suivre, accompagné des généraux Dugua et Vial, se disposa à mettre à la voile ; le commandant de la croisière anglaise déclara que Sidney Smith venait de recevoir de l’amiral Keith l’ordre de ne laisser sortir aucun bâtiment d’Égypte. Ce commodore en prévint Kléber, et écrivit en même temps au grand-visir pour l’engager à se prêter aux circonstances, et à agir à Constantinople comme il agirait de son côté auprès de son gouvernement, afin de le ramener à l’exécution d’une convention si solennellement traitée et conclue. À cette nouvelle inattendue, Kléber redevint lui-même. Certain que le courage de ses soldats était supérieur aux dangers qui les menaçaient, il prit, sans en mesurer l’étendue, la résolution de les affronter, et de venger par les armes l’outrage sanglant fait à l’honneur du nom français. Il ordonna de réarmer les forts qui étaient encore en son pouvoir, arrêta le départ des munitions, rappela celles qui étaient déjà parties, donna l’ordre aux troupes de Ramanieh et de Rosette de remonter au Kaire, et expédia des dromadaires à celles qui venaient de la Haute-Égypte pour accélérer leur marche ; il réunit tous ses moyens, prit position dans la plaine de la Koubeh, et, par une proclamation, invita l’armée à se tenir sur ses gardes.

Il chargea le secrétaire de Sidney Smith, qui était près de lui, de se rendre de suite au camp du grand-visir pour lui faire connaître l’obstacle apporté à l’accomplissement de la convention ; appela près de lui Mustapha-Pacha, commissaire du grand-visir pour l’exécution du traité, lui déclara qu’il différait l’évacuation du Kaire, et qu’il regarderait comme une hostilité la marche de l’armée ottomane en-deçà de Belbeïs. Pour toute réponse, le visir se rendit avec son armée à El-Kanqah, et, portant son avant-garde à Matarieh, à deux lieues du Kaire, il plaça ses avant-postes au milieu de ceux des Français, près du faubourg de la Koubeh.

Mourad-Bey, qui était passé sur la rive orientale du Nil, à Torrah, fit demander à Kléber un sauf-conduit pour se rendre au camp du grand-visir, conformément à la convention d’El-Arych. L’adjudant-général Morand, qui l’avait plusieurs fois combattu dans la Haute-Égypte, fut chargé d’aller au-devant de lui, et de le conduire à travers les avant-postes. La troupe de Mourad était forte d’environ quinze cents chevaux ; toute la cavalerie française fut rangée en bataille. Le général Leclerc, qui la commandait, fit faire, au moment où l’on aperçut le bey, des évolutions qui inspirèrent aux Mamlouks de la surprise et de l’inquiétude ; elles se dissipèrent bientôt, lorsqu’ils virent Morand s’avancer vers Mourad, et le saluer. Ils s’entretinrent ensemble pendant quelques instants ; Mourad lui remit un cheval de race harnaché, et le revêtit d’une béniche d’écarlate, en lui disant d’un air gracieux : Ce n’est pas ma faute si mon présent n’est pas plus riche ; les Français ne m’ont rien laissé. Morand inféra des discours des beys qu’ils étaient fort incertains de l’accueil qu’ils recevraient du grand-visir et de leur sort ultérieur.

Surpris de voir les avant-postes de l’armée ottomane s’avancer jusqu’à la Koubeh, Kléber se disposait à repousser l’agression du grand-visir, lorsque le lieutenant anglais Wright, envoyé par Sidney Smith, lui apporta une lettre de l’admirai Keith, commandant les forces anglaises dans la Méditerranée. Elle était ainsi conçue :

« Monsieur, ayant reçu des ordres positifs de sa majesté de ne consentir à aucune capitulation avec l’armée française que vous commandez en Égypte et en Syrie, excepté dans le cas où elle mettrait bas les armes, se rendrait prisonnière de guerre, et abandonnerait tous les vaisseaux et toutes les munitions des port et ville d’Alexandrie aux puissances alliées, et, dans le cas où une capitulation aurait lieu, de ne permettre à aucune troupe de retourner en France, qu’elle ne soit échangée, je pense nécessaire de vous informer que tous les vaisseaux ayant des troupes françaises à bord, et faisant voile de ce pays d’après les passeports signés par d’autres que ceux qui ont le droit d’en accorder, seront forcés par les officiers des vaisseaux que je commande de rentrer à Alexandrie, et que ceux qui seront rencontrés retournant en Europe d’après des passeports accordés en conséquence de la convention particulière avec une des puissances alliées, seront retenus comme prises, et tous les individus à bord considérés comme prisonniers. »

Cet ordre avait été transmis par le cabinet de Londres à l’amiral Keith, le 26 frimaire, aussitôt après la réception de la lettre de Kléber au Directoire, du 4 vendémiaire, où ce général représentait l’année d’Orient sans ressource, dans une situation désespérée, et annonçait son intention de restituer l’Égypte à la Porte par un traité. Interprétant à la lettre le rapport exagéré de Kléber, et regardant l’armée d’Orient comme une proie désormais facile, c’était pour la réduire que les ministres anglais avaient envoyé cet ordre à leur amiral. Keith le transmit, le 20 nivôse, à Sidney Smith qui le notifia à Kléber, le 1er ventôse. Il lut cette dépêche sans témoigner la moindre émotion, et dit avec le même calme au lieutenant Wright : « Vous connaîtrez demain la réponse que je fais à votre amiral. » Il sentit que l’heure de vaincre ou de mourir était arrivée, et se décida à livrer bataille. Pendant la nuit, il fit imprimer la dépêche de l’amiral Keith ; elle portait en tête : Proclamation de Kléber à l’armée. Il se contenta d’ajouter à la fin de la lettre cet appel éloquent à la valeur française :

« Soldats ! nous saurons répondre à une telle insolence par des victoires ; préparez-vous à combattre. »

Jamais outrage ne fut plus vivement ressenti ; chacun brûlait de se venger. Tous les Français se reconnurent à cette généreuse indignation ; et l’on eût dit que l’armée poussait dans ce moment un cri de guerre unanime139.

Pour laisser à ses troupes le temps de se réunir, Kléber voulut, avant de commencer les hostilités, renouer des conférences. L’envoyé de Sidney Smith représenta en vain qu’il convenait de tout suspendre de part et d’autre jusqu’à ce qu’on se fût expliqué avec le gouvernement anglais ; le visir qui prenait la modération pour de la faiblesse, répondit que c’était offenser la Porte que d’exiger une autre garantie que ses firmans, persista à demander l’évacuation du Kaire, et appela toutes les populations à prendre les armes pour exterminer les Français. Alors Kléber, voyant qu’il ne lui était plus possible de remettre l’épée dans le fourreau, rompit les conférences, et appela à lui Mustapha-Pacha. « Il faut que vous sachiez, lui dit-il, que les desseins du visir me sont connus. Il parle de concorde, et forme des séditions dans toutes les villes ; vous-même, il vous a chargé de préparer la révolte du Kaire ; le temps de la confiance est passé ; le visir m’attaque, puisqu’il est sorti de Belbeïs : il faut que demain il retourne dans cette place, qu’il soit le jour suivant à Salhieh, et qu’il se retire ainsi jusqu’aux frontières de la Syrie, autrement je l’y contraindrai ; l’armée française n’a pas besoin de vos firmans ; elle trouvera dans sa force l’honneur et la sûreté ; informez le visir de mes intentions. » Ensuite Kléber convoqua les officiers-généraux en conseil de guerre. Il leur présenta la lettre de l’amiral Keith et le plan de bataille qu’il avait rédigé. « Citoyens, leur dit-il, vous avez lu cette lettre ; elle vous dicte votre devoir et le mien. Voici notre situation : les Anglais nous refusent le passage lorsque leur plénipotentiaire en est convenu ; et les Ottomans, auxquels nous avons livré le pays, veulent que nous achevions de l’évacuer conformément au traité. Il faut vaincre ces derniers, les seuls que nous puissions atteindre. Je compte sur votre zèle, votre sang-froid, et la confiance que vous inspirez aux soldats : voici mon plan de bataille. » Cette exposition ne fut suivie d’aucune délibération, car chacun était animé d’un égal désir de défendre l’honneur des armes françaises. Mais Kléber ne voulant point attaquer le grand-visir sans une déclaration expresse d’hostilités, lui écrivit pour le prévenir que les deux armées devaient, dès cet instant, se considérer comme en état de guerre140. Il avait cherché à s’assurer des dispositions de Mourad-Bey qui s’était rendu avec ses Mamlouks auprès du visir. Ce fut l’épouse de ce bey, Selti Nefsi, qui servit d’intermédiaire dans cette négociation. « Si les Français, dit Mourad à l’envoyé de Kléber, s’engagent à livrer bataille au visir, je suis prêt à passer avec les miens de son camp dans le leur y mais je ne m’obligerai à rien tant que la rupture sera incertaine. » Satisfait d’une réponse aussi franche, Kléber lui fit exprimer seulement le désir qu’il ne prît aucune part au combat. En même temps, le général en chef faisait dans son camp les préparatifs de la bataille qui devait être couronnée par la victoire éclatante d’Héliopolis, disperser et anéantir la grande armée du visir, et garantir pour longtemps aux Français la possession de l’Égypte. Ainsi que la bataille du mont Thabor, ce grand fait d’armes atteste l’immense supériorité de la civilisation européenne sur la barbarie orientale. Pour ne point affaiblir les traits d’un tableau où la vérité semble emprunter à la fable ses prodiges, nous rapporterons le récit même de Kléber, aussi bon historien que grand capitaine. C’est pour ainsi dire son testament militaire ; car la mort vint le frapper peu de temps après, pour le malheur de son armée141.

« Dans la nuit du 28 au 29 ventôse, je me rendis, accompagné des guides, de l’armée et de mon état-major, dans la plaine de la Koubeh où se trouvait déjà une partie des troupes ; les autres arrivèrent successivement et se rangèrent en bataille. La clarté du ciel, toujours serein dans ces climats, suffisait pour que les mouvements s’exécutassent avec ordre ; mais elle était trop faible pour que l’ennemi pût les apercevoir. Je parcourus les rangs et remarquai la confiance et la gaieté de nos soldats, présage ordinaire de la victoire.

« La ligne de bataille était composée de quatre carrés ; ceux de droite obéissaient au général Friant ; ceux de gauche au général Reynier. L’artillerie légère occupait les intervalles d’un carré à l’autre, et la cavalerie en colonne, dans l’intervalle du centre, était commandée par le général Leclerc ; ses pièces marchaient sur ses flancs, et étaient soutenues par deux divisions du régiment des dromadaires.

« Nassif-Pacha, à la tête de l’avant-garde ennemie, avait sous ses ordres deux autres pachas ; le village de Matarieh qu’il occupait avec cinq ou six mille janissaires d’élite et un corps de cavalerie, avait été retranché, et armé de seize pièces d’artillerie.

« Vers trois heures du matin, j’ordonnai que l’armée se mît en marche ; elle s’avança entre les ruines d’Héliopolis et le village d’El-Merg. Tandis que ce mouvement s’exécutait, je distinguais un corps de cavalerie et d’infanterie turque, uni à une forte troupe de Mamlouks d’Ibrahim-Bey qui, après avoir fait un grand détour dans les terres cultivées, se dirigeaient vers le Kaire : les guides eurent ordre de les charger ; ils acceptèrent la charge, et, renforcés successivement par de nouvelles troupes, enveloppèrent les nôtres : l’issue de cette mêlée nous eût été funeste, si le 22e régiment de chasseurs et le 14e de dragons ne se fussent portés aussitôt pour soutenir l’action : après un combat long et opiniâtre, l’ennemi prit la fuite, et s’éloignant à perte de vue dans les terres, il continua à se diriger vers le Kaire.

« Le général Reynier commença l’attaque du village de Matarieh ; des compagnies de grenadiers, mises en réserve pour cet objet, reçurent l’ordre d’emporter les retranchements, et l’exécutèrent avec une bravoure digne des plus grands éloges. Tandis qu’ils s’avançaient au pas de charge, malgré le feu de l’artillerie ennemie, on vit les janissaires sortir de leurs retranchements, et courir, l’arme blanche à la main, sur la colonne de gauche ; mais ils n’y rentrèrent plus. Arrêtés de front par le feu vif et soutenu de cette colonne, une grande partie tombe sur la place ; le reste, pris en flanc par la colonne de droite et bientôt attaqué de toutes parts, périt sous la baïonnette. Les fossés, comblés de morts et de blessés, n’empêchent plus de franchir les retranchements ; drapeaux, pièces d’artillerie, queues de pachas, effets de campement, tout reste en notre pouvoir ; une partie de leur infanterie se jette dans les maisons, à dessein de s’y défendre ; on ne leur laisse pas le temps de s’y établir, ils sont tous égorgés, livrés aux flammes ; d’autres, essayant de sortir du village du Matarieh, tombent sous le feu de la division Friant ; le reste est tué ou dispersé par une charge de cavalerie. L’ennemi voulut abandonner ses tentes et ses bagages ; mais aucun pillage ne retarda le mouvement des troupes ; l’armée comprenait la nécessité de poursuivre rapidement le visir jusqu’aux limites du désert, et cette pensée semblait animer à la fois tous les chefs et tous les soldats.

« Pendant que le général Reynier rassemblait sa division autour de l’obélisque d’Héliopolis, des nuages de poussière annonçaient l’arrivée du gros de l’armée turque. Un rideau, dont la pente est insensible, unit les deux villages de Seriâqoûs et d’El-Merg ; l’armée ottomane prit position sur ces hauteurs, et le visir, dont on distinguait la garde à l’éclat de son armure, s’établit de sa personne derrière un bois de palmiers qui entoure ce dernier village. Le général Friant, déjà en marche, fut bientôt attaqué par les tirailleurs qui garnissaient le bois ; Reynier reçut ordre de se porter sur la droite de l’ennemi, au village de Seriâqoûs : notre armée s’avança en reprenant insensiblement son premier ordre de bataille. Le général Friant repoussa d’abord les tirailleurs ennemis, les chassa du bois d’El-Merg, et attaqua avec le canon et des obusiers le groupe de cavalerie qui formait le quartier-général du visir. Des pièces d’artillerie, placées sur le front de l’armée turque, tirèrent quelque temps sur nos carrés, mais sans succès, tous leurs boulets passant de plusieurs toises au-dessus de nos têtes ; nos pièces répondirent par un feu soutenu, qui fit bientôt cesser celui de l’ennemi : alors et presque dans un instant tous les drapeaux se réunirent de divers points de la ligne ennemie. Le carré de droite du général Friant reçut l’attaque et laissa approcher les assaillants à demi-portée de mitraille : arrêtés par les premières décharges, ils se séparèrent, et, notre feu continuant, ils se déterminèrent tout-à-coup à prendre la fuite : notre infanterie ne voulait tirer qu’à bout portant, et ne brûla point une amorce.

« Le visir était dans le village d’El-Merg, exposé au feu de nos pièces ; il y attendait le succès de ses ordres ; c’est alors que son armée s’ébranla, et les divers corps, se séparant, nous entourèrent de toutes parts. Nous nous trouvâmes ainsi placés au milieu d’un carré de cavalerie d’environ une demi-lieue de côté ; cet état subsista tant que les armées furent en présence. Voyant que cette attaque n’avait pas réussi, le visir se retira précipitamment à El-Kanqâh. L’armée ottomane était trop vivement poursuivie pour qu’elle pût s’arrêter dans cette place. Nous y arrivâmes avant le coucher du soleil. Les effets de campement, les équipages, que l’ennemi avait abandonnés, annonçaient la précipitation de sa retraite. On trouva dans ce camp quelques objets précieux, et une grande quantité de cottes de maille et de casques de fer142. »

Telle était la situation de l’armée ottomane, lorsque le visir fit proposer à Kléber de cesser les hostilités, et d’évacuer le Kaire conformément au traité d’El-Arych. Cette ridicule proposition n’arrêta point le mouvement de l’armée française ; elle continua de s’avancer sur Belbeïs qui lui fut livrée par la garnison turque. Le général en chef marcha à la poursuite $ du visir qui fuyait vers Salhieh ; mais apprenant en route que Nassif-Pacha et Ibrahim-Bey étaient allés se mettre à la tête d’une insurrection au Kaire, il détacha le général Friant avec trois mille hommes, pour soutenir le général Lagrange qu’il avait envoyé d’El-Kanqâh au secours de la garnison. En même temps, Kléber reçut une lettre du visir qui, croyant que l’armée française n’avait point encore dépassé El-Kanqâh, proposait d’arrêter la marche des deux armées, d’établir des conférences à Belbeïs, et d’entrer dans de nouvelles explications pour l’exécution du traité. Kléber y répondit comme au jour précédent, en continuant sa marche, et s’arrêta au village de Senikah pour y passer la nuit. Le lendemain, il se dirigea sur Karaïm, et, en arrivant près de ce village, trouva la division Reynier vivement engagée avec l’ennemi. Aussitôt que les Turcs eurent aperçu le général en chef avec son escorte, ils se précipitèrent à sa rencontre et l’enveloppèrent. Ses guides n’eurent pas le temps de préparer leur artillerie, et les charretiers furent taillés en pièces. La mêlée devenant complète, chacun s’occupa de sa propre défense. Les habitants de Karaïm, croyant les Français perdus, sortirent du village, armés de lances et de fourches, et les assaillirent. Kléber courut de très grands dangers et fut blessé à la tête ; mais Reynier envoya à son secours un régiment de dragons qui dispersa la populace de Karaïm et la cavalerie turque. Le général en chef reprenant l’offensive, repoussa les Osmanlis, et fit sa jonction avec Reynier : l’ennemi prit la fuite, et l’armée française continua sa marche sur Salhieh. On dit que lorsque l’état-major traversa Karaïm, les habitants, du haut de leurs maisons, frappèrent les épaules des officiers avec de longues perches, et que Kléber lui-même que sa haute stature mettait en évidence, n’en fut point exempt. Il n’avait point de temps à donner à la punition de ce village qui s’était insurgé pendant le combat, et la différa jusqu’à son retour,

Il croyait trouver l’armée ottomane ralliée à Salhieh pour s’y défendre jusqu’à la mort, plutôt que de repasser le désert ; mais en arrivant à ce village, les habitants vinrent à sa rencontre et lui annoncèrent que la veille, l’armée turque, frappée d’épouvante, s’était jetée dans le désert, sans emporter de provisions, en proie à un désordre affreux, et que le visir lui-même s’était enfui à cheval, conservant à peine cinq cents hommes de bonne escorte. Il avait abandonné son artillerie et ses bagages ; le camp était une enceinte de trois quarts de lieue en carré : tout cet espace était couvert de tentes placées sans ordre ou renversées ; une multitude de coffres brisés et de caisses encore remplies de vêtements, d’encens et d’aloès, étaient répandus dans les intervalles ; les pièces d’artillerie étaient éparses, et la plus grande partie des munitions avait été pillée par les Arabes. On trouva une grande quantité de selles et de harnais, des outres à eau que les Turcs n’avaient point eu le temps de remplir, plus de quarante mille fers de chevaux, douze litières dorées et sculptées, et quelques ameublements de prix confondus avec les tentes et les dépouilles des soldats. L’armée française se reposa de ses fatigues, et, comme elle n’avait apporté avec elle aucun bagage chaque soldat disposa pour son usage des effets abandonnés par les Ottomans.

Après avoir expulsé de l’Égypte le grand-visir, et porté en quatre jours son quartier-général à Salbieh, à trente lieues du Kaire, Kléber tourna son attention sur l’intérieur du pays. Le général Lanusse promenait ses colonnes mobiles dans le Delta, pour contenir les habitants dans l’obéissance. Rampon qui commandait à Menouf avait reçu l’ordre de se porter à Damiette et au fort de Lesbeh, dont un parti de l’armée ennemie avait pris possession après le traité d’El-Arych. Kléber fit partir Belliard de Salhieh pour le soutenir, et laissa la division de Reynier dans cette place, pour prévenir le retour des troupes du visir, si la faim les ramenait en Égypte. Lorsque le général en chef eut fait toutes ses dispositions pour mettre à profit sa victoire, il partit de Salhieh, le 3 germinal au soir, avec une partie de l’armée, et arriva au Kaire, le 6. Ibrahim-Bey et Nassif-Pacha étaient entrés dans cette ville pendant la bataille d’Héliopolis avec un corps de quinze mille hommes ; ils s’étaient portés au quartier des Francs, avaient massacré tous les Européens qui s’y trouvaient, et égorgé un grand nombre de cophtes et de Grecs, accusés d’avoir montré de l’attachement à l’armée française. Ce mouvement avait entraîné le soulèvement du Kaire, et toute la population avait pris les armes. Les faibles garnisons qui défendaient les forts furent frappées de consternation, et, croyant l’armée française entièrement détruite, résolurent de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, en vendant chèrement leur vie. Le récit inimitable de Kléber contient le détail des événements dont le Kaire fut alors le théâtre ; il offre des traits d’un courage inouï du côté des Français, et d’une horrible cruauté de la part des Turcs. Lorsque les troupes de la citadelle virent arriver les premières colonnes que le général en chef avait détachées pour les secourir, leur joie fut inexprimable ; elles signalèrent aux garnisons des forts cette heureuse nouvelle, et la colonne de Lagrange fit son entrée dans la maison du quartier-général, où deux cents hommes résistaient depuis deux jours à tous les efforts réunis de la population en armes. L’arrivée de Lagrange fut bientôt suivie de celle de Friant qui repoussa l’ennemi sur tous les points, dégagea les forts, et tenta de pénétrer dans la ville ; mais toutes les rues étaient fermées par des maçonneries ou des barricades, et les Turcs qui occupaient les maisons opposaient de toutes parts un feu meurtrier. Ils déployaient une activité dont l’exaltation religieuse pouvait seule les rendre capables. Ils fabriquèrent de la poudre, forgèrent des boulets, et, ce que l’on n’avait point encore vu dans ces contrées, réussirent à fondre des mortiers et des canons, du calibre français, pour renvoyer aux assaillants les boulets et les obus que faisaient pleuvoir sur la ville l’artillerie de la citadelle et des forts.

Telle était la situation du Kaire lorsque Kléber y arriva ; il vit qu’il aurait à faire un siège long et difficile. Avare du sang de ses soldats, il ne voulut point brusquer une attaque de vive force qui eût été très meurtrière ; il se borna à investir et à bombarder la ville ; il entretint des intelligences dans l’intérieur pour détruire les bruits absurdes que Nassif-Pacha et lbrahim-Bey avaient répandus sur le sort de l’armée française, et pour faire connaître le désastre de l’armée ottomane à Héliopolis, que les chefs de la révolte cachaient aux habitants fanatisés. Ibrahim-Bey et Nassif-Pacha, n’espérant plus de secours de la part du visir, proposèrent à Kléber de livrer la place par une capitulation ; elle fut consentie et signée. Mais les habitants, redoutant la vengeance des Français, refusèrent d’ouvrir les portes ; le traité fut rompu et les hostilités recommencèrent.

Mourad-Bey, fidèle à ses promesses, était resté neutre dans la querelle, et témoignait le désir de se lier plus étroitement à la cause des Français. Au commencement de la bataille d’Héliopolis, il s’était détaché de l’armée du grand-visir, et, du haut du Moqattam où il avait pris position avec ses Mamlouks, fut témoin de la défaite des Ottomans. Invité plusieurs fois par Ibrahim, pendant et après la bataille d’Héliopolis, à s’enfermer avec lui dans le Kaire, il s’y refusa constamment, et alla reprendre position au camp retranché de Torrah. Lorsque les révoltés eurent refusé d’exécuter la capitulation, Kléber entama des négociations pour faire la paix avec ce bey, dans l’espoir que cette alliance et l’ascendant que le nom de Mourad avait sur les Égyptiens, les amèneraient à se soumettre. Mourad envoya à Kléber Osman-Bardissi, bey de sa maison, avec des pouvoirs pour traiter, « Vous déclarerez aux Français, lui dit-il, que je m’unis à eux dès aujourd’hui, parce qu’ils m’ont mis dans l’impossibilité de continuer la guerre. Je demande à m’établir dans une partie de l’Égypte, afin que, s’ils la quittent, je m’empare, avec les secours qu’ils me fourniront, d’un pays qui m’appartient et qu’eux seuls peuvent m’enlever. Je jure d’unir mon sort au leur jusqu’à cette époque, et je serai fidèle à nos conventions. » Kléber donna sa parole d’honneur à Mourad-Bey qu’il ne serait plus inquiété par les Français, et le traité fut conclu. Il lui laissait les provinces de Syène et de Girgeh, avec le titre de prince-gouverneur du Sayd, sous la seule charge de payer à la République un tribut annuel de 650 000 livres tournois, partie en argent, partie en nature. C’étaient les conditions que Bonaparte lui avait fait proposer par l’Italien Rosetti, après la bataille des Pyramides.

Mourad-Bey fit parvenir des subsistances au camp des Français, et entretint dans le Kaire des intelligences qui préparèrent une capitulation définitive ; mais son influence sur les habitants n’ayant point un effet aussi prompt qu’il le désirait, il proposa à Kléber d’incendier la ville, et lui envoya des barques chargées de roseaux. Bientôt après, il marcha à la poursuite de Dervich-Pacha qui avait pris possession de la Haute-Égypte avant la bataille d’Héliopolis, et le força de s’enfuir en Syrie.

La puissance des Français était déjà rétablie sur tous les points de l’Égypte. Le général Belliard, que Kléber avait fait partir de Salhieh pour reprendre possession de Damiette, battit un corps de douze mille Turcs, au village de Choarah, près de Damiette, lui prit dix pièces de canon, et le contraignit à repasser le désert. Les villes de Mehalleh-Kébir, Semenhoud et Tantah, qui étaient le foyer des insurrections du Delta, ne tardèrent point à se soumettre et à rentrer dans l’obéissance.

La capitale seule persistait dans sa rébellion. Kléber, voyant qu’il ne pourrait s’en rendre maître que par une attaque de vive force, concentra toutes ses troupes et appela à lui Reynier et Belliard. Avant d’entreprendre l’attaque générale du Kaire, il voulut réduire Boulaq. Après plusieurs sommations et un bombardement, cette ville refusant toujours de se rendre, le canon ouvrit des brèches, et les Français y pénétrèrent, le 25 germinal. Les habitants continuant à se battre dans les rues, leur ville fut livrée au pillage, incendiée, et ils finirent par se soumettre. Le Kaire fut attaqué sur tous les points, le 28 au soir, au signal donné par l’explosion d’une mine que le général en chef avait fait pousser sous la ville. Les Français forcèrent l’enceinte, incendièrent quatre cents maisons, que les Turcs s’obstinaient à défendre, et les chassèrent de leurs positions. On combattit vaillamment des deux côtés pendant toute la nuit, et les Français portèrent leurs postes avancés jusqu’au milieu de la ville. Le jour mit fin au combat ; les Turcs n’espérant plus prolonger leur défense, consentirent à capituler, sous la médiation de Mourad-Bey. Comme ils faisaient à Kléber des propositions que l’honneur de l’armée lui défendait d’accueillir, il les rejeta avec dédain, conduisit les trois parlementaires de Nassif-Pacha dans un appartement d’où l’on pouvait voir le Kaire et Boulaq, et, leur montrant cette dernière ville qui brûlait encore, il leur fit comprendre, sans avoir besoin d’interprète, que tel serait bientôt l’état de la capitale, si elle tardait à se soumettre. Enfin une convention fut signée le 1er floréal, et le Kaire fut totalement évacué le 5 ; les Turcs furent escortés par la division Reynier jusqu’au poste de Salhieh, où ils prirent la route de Gaza.

Les Anglais qui, pour prix de leurs services, convoitaient la possession de Suez, s’y étaient établis dans les premiers jours de germinal au nombre de cinq cents hommes, avec des canons et des mortiers. Mourad-Bey en prévint Kléber qui y envoya une colonne conduite par le commandant des dromadaires, Lambert. Elle arriva à Suez, le 1er floréal, s’empara de la ville et en chassa les Anglais. Ce jour fut témoin, sur à mer Bouge et le Nil, des derniers triomphes qui pouvaient assurer aux Français la possession de l’Égypte. Mourad-Bey, qui pendant le siège du Kaire s’était tenu dans le camp de Torrah, voulut, avant de partir pour son gouvernement de la Haute-Égypte, avoir une entrevue avec Kléber qui le désirait également. Elle eut lieu, le 10 floréal, sous une tente dressée dans l’île de Geziret-Terseh, au-dessus de Gizeh. Ils s’entretinrent longuement de leur situation respective, de l’avantage de leur alliance, et des mesures à prendre pour se défendre de leurs ennemis communs. Ils se séparèrent pleins d’estime l’un pour l’autre, et en se donnant des témoignages d’une sincère et inviolable amitié.

Dans un temps où sa situation militaire était intacte, Kléber avait annoncé qu’il désespérait de se maintenir en Égypte ; il obtint au contraire les étonnants succès dont on vient de lire le récit, dans un moment où, s’étant privé de ses points d’appui, de la plus grande partie de ses moyens, et ayant laissé pénétrer ses ennemis dans le cœur du pays, il semblait menacé d’une ruine certaine. En triomphant à Héliopolis, il se donna donc à lui-même un glorieux démenti. Ses plaintes au Directoire, les inculpations dont il chargea son prédécesseur, ses rapports exagérés sur la détresse de l’armée et sur les forces du grand-visir, les commentaires insidieux de la haine et de l’esprit de parti, tout fut résolu, tout fut effacé par la victoire. Pour vaincre, Kléber n’avait eu qu’à le vouloir ; mais il fallut que, conjurant sa perte, la cour de Londres lui en fît une nécessité ; car si l’Égypte fut reconquise dans la journée d’Héliopolis, si l’armée française lava l’outrage fait à ses armes dans le sang de vingt mille Ottomans, il ne faut en accuser que la foi punique de l’Angleterre. Pour se justifier d’un procédé aussi odieux, le gouvernement anglais et ses créatures alléguèrent que Sidney Smith n’était qu’un officier subordonné, et n’avait point eu de pouvoirs pour traiter de l’évacuation de l’Égypte ; qu’en admettant même qu’il en eut eu, il n’avait point signé la convention d’El-Arych, et que par conséquent elle était nulle pour l’Angleterre. Mais il est constant que Sidney Smith était investi de pleins pouvoirs. Il montra à Poussielgue les lettres du lord Elgin, nouvel ambassadeur anglais à Constantinople, par lesquelles il était autorisé à continuer les négociations qu’il avait commencées en qualité de ministre plénipotentiaire ; il lui donna copie de la lettre de Tamara, ambassadeur de Russie près de la Porte, par laquelle il adhérait à ce que ferait le commodore. Les principales pièces relatives à la convention d’El-Arych ont été consignées dans les recueils publics de cette époque ; elles prouvent que Sidney Smith était investi de pouvoirs, et malgré les nuages dont le ministère anglais chercha à envelopper ce fait, il n’en est pas moins clair comme le jour. Les stipulations de ce traité, par lesquelles les forces britanniques devaient concourir à son exécution, la correspondance de Sidney Smith avec les plénipotentiaires de Kléber, sont des preuves irrécusables qu’il avait valablement négocié, conseillé, discuté, conclu pour l’Angleterre et en son nom. Le cabinet anglais ayant vu, dans la lettre de Kléber du 4 vendémiaire interceptée par ses croisières, l’état de détresse dans lequel il représentait l’armée d’Orient, et la disposition formelle où il était d’évacuer l’Égypte, envoya au commodore des instructions contraires, et donna l’ordre à ses agents diplomatiques et à son amiral de ne consentir à aucune évacuation, à moins que l’armée ne mît bas les armes. Outrageante pour des soldats français, cette détermination présomptueuse n’avait en droit rien d’illégitime. Mais appliquer cet ordre à une convention conclue au nom de l’Angleterre avant qu’il ne fût parvenu sur le théâtre des négociations, c’était une perfidie indigne, c’était violer tous les principes du droit des nations. Sidney Smith en fit l’aveu à Poussielgue lorsqu’en lui annonçant l’arrivée de ses instructions contraires, il lui écrivait : « Quant à moi-même, je n’hésiterais point à passer par-dessus tout arrangement d’ancienne date, pour soutenir ce qui a été fait les 24 et 31 janvier, c’est-à-dire, la convention d’El-Arych ; mais ce serait tendre un piège à mes braves antagonistes, si je les encourageais à s’embarquer ; je dois à l’armée française et à moi-même de ne pas lui laisser ignorer cet état actuel des choses, que je travaille cependant à changer143. »

Il est vrai que Sidney Smith n’avait pas signé la convention d’El-Arych, qu’il n’y était pas même établi comme partie contractante, et ce fut une faute inconcevable de la part des plénipotentiaires français et du trop confiant Kléber. Mais après la rupture de la convention, ce commodore continua d’affirmer qu’il avait été autorisé à la conclure. Et en effet un officier anglais qui, sans pouvoirs, se serait présenté dans une négociation, l’aurait dirigée, et aurait conclu un traité comme ministre plénipotentiaire de l’Angleterre, de l’Angleterre suivant lui partie principale, et sans le consentement de laquelle le traité ne pouvait pas être exécuté, aurait porté sa tête sur l’échafaud. L’impunité de Sidney Smith aurait donc prouvé qu’il avait des pouvoirs, si ce fait n’avait point déjà été avéré144.

Persuadé que l’ordre transmis à l’amiral Keith aurait produit son effet, c’est-à-dire que l’armée française, après avoir livré à l’ennemi ses principaux points d’appui, évacué le Kaire et s’être laissé traquer entre le visir et les croisières anglaises, aurait succombé sous le fer des Mamlouks, des Arabes et des Ottomans, le ministère britannique renonça trois mois plus tard à la faire passer sous les Fourches Caudines, et consentit à ce que la convention fût exécutée. Ignorant ce que peut un petit nombre de guerriers élevés par le souvenir de la gloire acquise, et animés du sentiment de l’honneur national, ce gouvernement était loin de s’attendre au désastre des Turcs ; présumant que l’armée française serait accablée par eux et que quelques centaines de soldats seulement survivraient à sa ruine, il ne voyait alors aucun inconvénient à les laisser rentrer dans leur patrie ; c’était ce qu’il appelait condescendre à la convention d’El-Arych. Les ministres de l’Angleterre trompèrent le parlement, le peuple anglais et l’Europe entière, en déniant les pouvoirs dont ils avaient investi leur agent diplomatique, le titre qu’ils lui avaient conféré, les instructions qu’ils lui avaient données, en le représentant comme un simple officier subordonné. Sans doute, dans la rupture du traité d’El-Arych, comme dans la catastrophe de Quiberon, le sang anglais n’avait point coulé ; mais, disons avec Shéridan que l’honneur de l’Angleterre avait jailli par tous ses pores. Les ministres essayèrent en vain de pallier la honte dont cette violation du droit des gens entachait leur politique, et refusèrent de mettre sous les yeux du parlement les pièces de la négociation que plusieurs membres de l’opposition demandaient avec instance. C’est alors que l’arrogant Dundas, organe du ministère, dit à la chambre des communes, avec une rare impudence : « Cette perfide armée d’Orient doit servir d’exemple. L’intérêt du genre humain demande sa destruction. Nous devons espérer que, harcelée sur tous les points, luttant contre les maladies et l’influence du climat, elle ne retournera point tranquille sur le rivage où elle s’embarqua. Quand la nouvelle des premières négociations ouvertes entre le visir et le général français parvint dans ce pays, le gouvernement ne jugea point qu’il dût permettre à l’armée délivrée de venir tenter en Europe quelque autre invasion… Mais dès qu’il fut connu qu’un officier anglais avait accordé protection à l’armée française ; qu’avec les moyens de l’écraser, il avait bien voulu s’intéresser à sa délivrance, le gouvernement, sans tenir à ses propres intérêts ni à ses opinions, a envoyé des ordres pour acquiescer au traité conclu avec la Porte, et il est probable que dans ce moment l’armée française recueille les fruits de cette condescendance145. »

Quant à la conduite de Sidney Smith dans les négociations, la plupart des écrivains, s’appuyant sur les lettres qu’il adressa aux plénipotentiaires français et à Kléber, l’ont beaucoup louée, et ont exalté sa bonne foi jusqu’aux nues ; mais on sait quelle confiance méritent ces protestations cordiales de la diplomatie anglaise. Menou écrivit au premier Consul qu’il croyait que Sidney Smith était de moitié dans la perfidie, et que les Anglais ne connaissaient que la fides punica146. Sans partager entièrement cette opinion, on ne peut s’empêcher de convenir, en suivant attentivement le cours des négociations, qu’il y eut dans la conduite de ce commodore, surtout vers la fin, différentes oscillations difficiles à expliquer, et des circonstances qui resteront toujours incertaines. Le gouvernement anglais avait hautement accusé Sidney Smith d’avoir traité sans pouvoirs, ou d’avoir au moins excédé ceux dont il avait été investi. Qu’a-t-il répondu à cette accusation ? on l’ignore.

La victoire d’Héliopolis et ses suites mirent un terme aux souffrances de l’armée d’Orient, et ouvrirent devant elle un meilleur avenir. Ces glorieux succès changeaient entièrement la position des Français en Égypte, et mettaient pour longtemps la Porte-Ottomane hors de lice. Les Mamlouks étaient soumis, et Mourad-Bey s’honorait partout du titre de général français ; les Égyptiens tremblants reconnaissaient dans le général en chef l’arbitre de leur fortune et de leur vie. Enfin le prestige de la victoire dérobait encore une fois aux soldats la patrie vers laquelle ils avaient tourné leurs regards. Cependant, à peine maître du Kaire, Kléber entama de nouvelles négociations avec la Porte, non par l’intermédiaire du grand-visir ni des Anglais, mais en écrivant directement à Constantinople, au qay-maqam de la Sublime-Porte. Il espérait l’éclairer sur ses véritables intérêts, amener la dissolution de la triple alliance147, et gagner du temps jusqu’à l’arrivée des secours que le premier Consul avait fait espérer. En attendant, le général en chef résolut, sans jeter les bases d’un établissement durable, de régulariser l’emploi de ses ressources, de les augmenter, de faire et de préparer, à tout événement, des améliorations.

Déjà il avait ordonné la formation d’un bureau chargé de recueillir tous les renseignements propres à faire connaître l’état moderne de l’Égypte, sous le rapport du gouvernement, des lois, des usages civils, religieux et domestiques, de l’enseignement public et du commerce. Ce bureau devait rassembler les chartes, les actes publics et les inscriptions des monuments, rédiger les mémoires historiques des événements qui s’étaient passés dans le pays, depuis et y compris la dernière expédition du capitan-pacha, jusqu’à l’arrivée de l’armée française, et étendre son travail aux relations actuelles de l’Égypte avec l’intérieur de l’Afrique148.

Kléber supprima l’administration générale des finances et chargea le payeur général Estève de la direction et de la comptabilité des revenus publics149. Les impôts levés sur les terres furent réunis sous le titre de contribution générale ; cette mesure avait pour but de préparer les contribuables à un nouveau système de contribution foncière. On supprima les agents français établis auprès des cophtes qui administraient les revenus des villages, et la surveillance qu’ils exerçaient sur les Égyptiens passa successivement aux receveurs et payeurs des provinces. L’administration de l’enregistrement et des domaines fut remplacée par deux directions qui se partagèrent ses titres et ses attributions. Un directeur français fut mis à la tête de chaque douane. Les droits sur les consommations et l’industrie formèrent une direction dite des droits affermés. Un comité composé de cinq membres fut chargé de l’administration et de la perception des revenus en nature, des prises maritimes, des saisies et confiscations.

Depuis que la Haute-Égypte avait été cédée à Mourad-Bey, il ne restait plus aux Français que quinze provinces. Kléber, jugeant que cette ancienne division entraînait de trop grands frais d’administration, donna une nouvelle organisation au territoire de l’Égypte, et le partagea en huit arrondissements. Il profita des droits que lui donnait la victoire, et condamna à une contribution extraordinaire les principales villes de la Basse-Égypte. Le Kaire paya 10 000 000 de fr., Boulaq 1 600 000 fr., les autres villes réunies 1 100 000. Les prises faites sur les bâtiments turcs, à Alexandrie et dans les autres ports, produisirent 700 000 fr., et les contributions arriérées 1 300 000. Kléber exigea en outre de la ville du Kaire trente mille armes à feu, dix mille sabres, trois mille selles et cinq cents mules ou chevaux. Cette mesure avait pour but d’enlever aux habitants leurs armes et d’en procurer à l’armée : ils s’obstinèrent à les cacher, et l’ordre du général en chef demeura presque sans effet. Kléber aligna la solde des troupes, et paya les dépenses arriérées. Ainsi l’Égypte, que, d’après ses lettres et celles de Poussielgue au Directoire, Bonaparte avait épuisée, et qui n’offrait plus de ressources à son successeur, fournit alors 15 millions d’extraordinaire et des revenus suffisants pour acquitter les dépenses ordinaires.

Menou qui commandait à Rosette depuis le commencement de l’expédition, se trouva déplacé par la nouvelle organisation des provinces qui réunissait le commandement de Rosette à celui d’Alexandrie, sous les ordres de Lanusse, et revint au Kaire. Depuis six mois, il avait eu l’ordre de s’y rendre, d’abord pour être employé aux négociations avec les Turcs, ensuite pour la campagne qui se préparait, et après le siège du Kaire, pour commander cette place. Il fit des difficultés pour prendre ce commandement ainsi que celui de la Moyenne-Égypte où il paraissait désirer de voyager, et qui lui fut offert. Enfin Kléber, dans un de ses mouvements d’humeur caustique, lui écrivit qu’après lui avoir proposé les plus beaux commandements, il ne lui restait plus qu’à lui offrir celui de l’armée. Menou choisit celui de la Moyenne-Égypte, et suivant son usage, ne partit pas.

La nouvelle de la victoire d’Héliopolis parvint au premier Consul au moment où il se trouvait en Italie, à la tête de l’armée de Réserve. Il écrivit à Kléber : « Sur les rives du Danube et du Pô, nos armées d’Europe, partout victorieuses, marchent à la conquête de la paix. Vos triomphes sur le Nil y contribueront puissamment. Les circonstances sont telles enfin qu’il n’est pas possible que six mois se passent sans que ce grand bienfait vienne consoler l’humanité et mettre un terme glorieux aux travaux qui assurent à l’armée d’Orient l’admiration de la postérité, autant que la reconnaissance nationale. Ici la République compte sur l’armée d’Orient comme l’armée d’Orient peut compter sur la République. Elle se repose sur le courage et la constance des braves qui la composent, et qui doivent sentir que leur séjour en Égypte est un devoir important que leur imposent la gloire et l’intérêt de la France150. »

Cependant, il n’arrivait point de secours, et Kléber, livré à ses propres forces, jugea prudent de remplir, par des recrues faites dans le pays, le vide que les pertes de la dernière campagne avaient causées dans l’armée. Il détermina facilement les cophtes qui avaient été pillés pendant le siège du Kaire, à former une légion de douze cents hommes, habillée et équipée à la française, commandée par un des principaux chefs de leur nation, Moallem Yacoub, qui avait déjà fait la campagne de la Haute-Égypte avec Desaix. La légion grecque, formée sous Bonaparte, fut portée à deux mille hommes. La légion des Syriens, qu’il avait aussi organisée avec des prisonniers faits en Syrie et des habitants qui avaient suivi l’armée dans sa retraite, fut augmentée de deux compagnies de Mamlouks et de janissaires à cheval, et portée à huit cents hommes. Conformément au projet de Bonaparte, Kléber fit acheter des esclaves noirs, amenés par la caravane de Darfour, et compléta avec eux la 21e demi-brigade, où ils se distinguèrent par leur fidélité, leur intelligence et leur bravoure. L’armée d’Orient comptait alors vingt-sept mille combattants sous les armes, dont vingt-trois mille Français et quatre mille de troupes auxiliaires. Depuis son arrivée en Égypte, elle avait perdu huit mille hommes. Les corps auxiliaires s’exerçaient deux fois par jour au maniement des armes, marchaient en ligne avec l’armée, montaient la garde et escortaient les convois ; ils avaient leurs grenadiers, leurs canonniers et leur artillerie de campagne.

L’armée était de fait plus forte qu’après la première conquête de l’Égypte, puisque la pacification du pays et l’anéantissement des troupes ottomanes la laissaient sans ennemis à combattre. La Porte pouvait, à la vérité, faire de nouveaux armements ; mais tout semblait indiquer que l’habileté du premier Consul parviendrait à la détacher d’une coalition qui ne lui offrait aucun avantage réel.

Kléber s’occupait au Kaire des améliorations qu’exigeaient les divers services de l’armée, lorsqu’il apprit, vers le commencement de prairial, que les croisières turque et anglaise se renforçaient d’un grand nombre de voiles, et semblaient menacer d’un débarquement les côtes d’Alexandrie. Aussitôt qu’il eut reçu cette nouvelle, il expédia aux troupes cantonnées autour du Kaire, dans le Delta et les provinces de Charqyeh et de Damiette, l’ordre de se mettre en marche pour Rahmanieh. Il suivit lui-même les mouvements de l’armée jusque dans cette ville, où il arriva le 15 prairial ; mais apprenant que l’amiral turc, loin de vouloir tenter un débarquement, ne désirait que renouer des négociations pour l’évacuation de l’Égypte, Kléber, qui ne voulait traiter qu’avec Constantinople, n’y répondit pas, et revint au Kaire, laissant à Rahmanieh un camp d’observation de cinq mille hommes.

Telle était la situation de l’Égypte, lorsque le poignard d’un fanatique armé par le grand-visir de la Porte-Ottomane vint priver l’armée d’Orient de son illustre chef, et ravir à la France l’un de ses plus célèbres guerriers.

Kléber, qui habitait sa maison de campagne de Gizeh, était venu au Kaire pour voir les réparations qu’on faisait à son palais fortement endommagé pendant le siège. Après avoir visité ces travaux avec l’architecte Protain, ils allèrent ensemble déjeuner chez le chef de l’état-major général. Après le déjeuner, accompagné de Protain, il retourna dans son palais par une longue terrasse couverte de vigne qui liait les deux habitations. Ils s’avançaient lentement par cette terrasse, lorsqu’un jeune musulman aborda humblement le général en chef, lui baisa la main, et lui porta un coup de poignard dans le sein gauche. Kléber n’eut que le temps de crier à un guide qu’il aperçut sur la place Esbekieh : « À moi, guide ! je suis assassiné ! » et il tomba baigné dans son sang. Protain, n’ayant à la main qu’une faible canne, se jeta sur l’assassin qui était resté immobile ; il s’engagea entre eux une lutte corps à corps, dans laquelle Protain reçut six coups de poignard qui l’étendirent sans connaissance. Alors l’assassin revint sur Kléber, le frappa encore de trois coups, et courut se cacher dans les jardins. Au cri du général en chef, le guide était entré au quartier-général, et y avait répandu l’épouvante. On courut vers la terrasse. Kléber respirait encore. On le transporta chez le chef d’état-major où il rendit le dernier soupir.

Lorsqu’il fut connu dans la ville que ce grand homme n’était plus, les soldats prirent les armes et parcoururent les rues en criant : Vengeons notre général ! vengeons Kléber ! Les habitants épouvantés se renfermèrent dans leurs maisons. On battit la générale ; les corps se rassemblèrent, et les chefs continrent la fureur des soldats qui menaçaient de livrer le Kaire aux flammes. Cependant des guides qui étaient allés à la recherche dans les jardins de l’état-major, amenèrent un jeune homme vêtu à l’orientale qu’ils avaient trouvé tapi sous un nopal touffu. Protain, qui avait recouvré ses sens, le reconnut pour l’assassin ; un des aides de camp de Kléber, pour l’avoir vu le matin même parmi les domestiques du général en chef, sur le bateau qui l’avait conduit de Gizeh au Kaire, et dans les appartements du quartier-général, d’où on l’avait chassé ; enfin, l’un des guides qui l’avaient arrêté apporta un poignard ensanglanté trouvé à l’endroit où cet individu était caché. Il nia d’abord le crime dont on l’accusait ; mais la bastonnade qui lui fut administrée sur la plante des pieds, suivant l’usage de l’Orient, lui arracha des aveux.

C’était un Syrien nommé Soleyman d’Alep. Il était âgé de vingt-quatre ans, écrivain de profession. Il déclara que, de retour à Jaffa, le grand-visir, pour se venger de sa défaite en Égypte, avait fait répandre en Syrie des écrits, dans lesquels il appelait tous les vrais croyants au combat sacré recommandé par le Koran, qui promet la vie éternelle à tout musulman qui trempe sa main dans le sang d’un infidèle, et que ce ministre avait offert une forte récompense à celui qui irait en Égypte poignarder le chef de l’armée française, cet ennemi redouté de la foi musulmane. Exalté par les discours insidieux d’un aga nommé Ahmed et par ceux des imans qu’il avait consultés, Soleyman d’Alep, se regardant comme l’instrument de la vengeance céleste, s’était décidé à commettre ce meurtre. Arrivé au Kaire, il avait été reçu et hébergé par trois cheyks de la mosquée de Jemil-Azar, auxquels on l’avait recommandé. Un mois s’était écoulé avant qu’il ne pût ou ne voulût exécuter son abominable dessein. Il avait employé ce temps à prier Dieu, lui demandant la force nécessaire pour sortir victorieux du combat sacré. Dans les derniers jours, il avait souvent erré autour du quartier-général, s’était fait désigner le général en chef, et le 25 prairial, il le frappa du coup mortel. Après sa mort, Menou, comme le plus ancien général de division de l’armée, prit provisoirement le commandement en chef, et nomma Reynier président de la commission militaire chargée de juger l’assassin.

Le corps de Kléber fut embaumé, déposé dans un cercueil de plomb, et on lui fit de pompeuses funérailles ; Fourrier, président de l’institut du Kaire, prononça son éloge funèbre. À l’instar des expiations antiques, l’exécution de l’assassin n’eut lieu qu’après les obsèques du général en chef. Les trois cheyks complices de Soleyman tombèrent dans l’abattement et le désespoir, quand on leur fit lecture de leur sentence de mort ; ils furent décapités devant lui. Mais ce jeune fanatique, condamné au supplice du pal, supporta avec un courage surprenant et une fermeté dont l’exaltation religieuse pouvait seule le rendre capable, des tortures dont la pensée fait frémir. Il vit tomber les têtes de ses complices avec calme et indifférence. Lorsque son tour fut venu, on lui fit avancer la main sur un brasier ardent ; le feu la consuma tout entière et ne lui arracha aucun signe de douleur. Il resta pendant quatre heures vivant sur son pal. À l’article de la mort, il promena lentement ses regards sur les nombreux spectateurs de son agonie, demanda à boire à un soldat, prononça en souriant la profession de foi des Musulmans : Il n’y a point d’autre dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ! et expira.

C’était le même jour et presque à la même heure où Kléber périssait au Kaire sous le poignard d’un fanatique Musulman, que Desaix tombait sans vie sur le champ de bataille de Marengo. La mort de ces deux guerriers fut une grande perte pour la République, et leurs noms seront inscrits dans la postérité parmi ceux des plus grands capitaines qui aient illustré leur pays. Le premier Consul arrêta qu’un monument serait élevé en leur honneur sur la place des Victoires ; que la première pierre en serait posée par lui le 1er vendémiaire an IX, et qu’un orateur prononcerait leur éloge funèbre151. Il commanda au sculpteur Masson un buste en marbre de Kléber, d’après le plâtre qu’il avait fait de ce général avant son départ pour l’Égypte.

Le général Bonaparte avait enlevé d’un coup de main l’île de Malte à ses indolents chevaliers ; la garnison qu’il y avait laissée sous les ordres du général Vaubois fit voir ce que pouvaient les Français républicains, et ne rendit la place qu’après deux ans du siège le plus rigoureux. Naturellement bons et dociles, mais ignorants et superstitieux parce qu’ils étaient isolés des autres peuples, les Maltais ne s’étaient pas soumis sans répugnance aux institutions que Bonaparte avait improvisées pour leur île, et l’administration qu’il y avait laissée ne sut pas y faire les modifications nécessaires. Cependant, appréciant les grands avantages que leur offrait leur réunion avec une des premières puissances de l’Europe, ils commençaient à s’accoutumer au régime français, lorsque le désastre de Brueys à Abouqyr, les intrigues des Anglais, et du roi de Naples vinrent réveiller chez quelques habitants des dispositions défavorables à la cause de la France. La flotte de l’armée d’Orient étant détruite, les prêtres et les nobles comprirent que de longtemps la garnison française ne pourrait être ravitaillée. Un complot se forma dans la ville, mais il échoua par le défaut d’ensemble. Bientôt les campagnes s’insurgèrent en masse et parvinrent à resserrer les Français dans les murs de la ville. Une escadre portugaise et quelques vaisseaux anglais furent signalés à la même époque et commencèrent le blocus du port, où se trouvaient les débris de l’escadre de Brueys, commandés par les contre-amiraux Villeneuve et Decrès. La garnison réduite à trois mille hommes fut en proie pendant deux années aux tourments de la famine, car, après les premiers mois du siège, une forte disette se fit sentir, et il fallut réduire la ration du soldat. Durant cet intervalle, les paysans insurgés tentèrent plusieurs assauts qui échouèrent devant les baïonnettes républicaines. On recevait de temps en temps des approvisionnements par quelques bâtiments légers qui parvenaient à percer à travers les croisières. Ils apportaient du biscuit, du vin, de la viande salée, des haricots, de l’eau-de-vie, et quelques bœufs pour l’hôpital. Ces provisions, toutes faibles qu’elles étaient, soulageaient du moins la malheureuse garnison, et lui donnaient le moyen de prolonger sa défense. Le général Vaubois montra une grande fermeté de caractère ; il répondit avec noblesse et dignité aux sommations de Nelson et de l’amiral portugais Nizza qui les lui renouvelèrent en vain par sept fois différentes. Nizza lui fit demander une entrevue dans un des forts de la ville ; Vaubois la lui accorda et en prévint ses soldats par cet ordre du jour : « La garnison est avertie que le commandant portugais m’a demandé une entrevue. Je regarde cette démarche comme une marque de faiblesse de la part de nos ennemis. J’ai cru devoir la lui accorder et lui parler en présence de mon état-major. S’il ouvre la bouche pour parler de capitulation, je la lui fermerai sur-le-champ en lui répondant en vrai républicain ; si c’est pour autre chose je le laisserai dire. Quand des ennemis cherchent à parlementer, c’est qu’ils connaissent leur faiblesse. Il y a apparence que l’hiver leur fait peur. » Ces paroles produisirent un bon effet sur la garnison qui déjà était animée d’un esprit excellent. Le but des ennemis, dans cette démarche, était de prendre connaissance de la contenance des troupes, de les effrayer par le récit des revers des armées républicaines en Italie, peut-être aussi de chercher à corrompre les chefs ! Mais à peine arrivés au fort, ils entendirent des propos peu favorables à leurs vues. Le soldat criait : Malte ou la mort ! Plutôt périr que capituler ! Enfin l’amiral et les officiers parlementaires ne purent proférer un seul mot de ce qu’ils s’étaient proposé de dire. Après beaucoup de politesses, ils se retirèrent avec la honte d’une démarche inutile, traversant une haie de soldats qui les invitaient à l’assaut et chantaient des airs républicains.

Malgré cette sécurité apparente, les souffrances de la garnison étaient extrêmes, et l’épidémie étendait toujours ses ravages. Vaubois fut contraint de faire évacuer la ville par la plupart des habitants, et il n’y resta que neuf mille âmes. Le moment des grandes privations était venu ; les vivres étaient à un prix excessif ; une poule coûtait 60 francs, une paire de pigeons 24, un lapin 12, une livre de cheval 2, un rat 2, une livre de poisson 6, un œuf 16 sous, une laitue 18.

Lorsque Bonaparte eut pris les rênes de l’état, et vaincu les armées étrangères, il chargea le contre-amiral Perrée de ravitailler Malte. Il partit de Toulon sur le Genéreux, avec une frégate, deux corvettes et une flûte, portant trois mille hommes, beaucoup de vivres et de munitions de guerre. Le 29 pluviôse, il était sur le point de toucher Malte, lorsqu’il rencontra l’escadre anglaise. Ne pouvant éviter un combat disproportionné, cet habile et courageux marin donna à son convoi le signal de la retraite, et fondit avec le Genéreux sur le Foudroyant, monté par Nelson. Investi par quatre vaisseaux, blessé d’abord à l’œil gauche, Ferrée n’en continua pas moins à diriger ses manœuvres, jusqu’à ce qu’un boulet lui eût emporté la cuisse droite. Il mourut avant que les ennemis se fussent rendus maîtres de son vaisseau, totalement démâté et désemparé. Ce désastre dont les Anglais s’empressèrent d’instruire Vaubois, fut une triste nouvelle pour la garnison. Sur l’avis d’un conseil de guerre, le général expédia le Guillaume Tell, monté par Decrès, pour faire connaître au gouvernement la situation critique de la garnison. Ce vaisseau fut enlevé par l’ennemi, après le combat le plus opiniâtre qui peut-être fût jamais livré sur mer, d’après le rapport de Rodgers, capitaine de la corvette anglaise le Mercure. La garnison de Malte vit s’écouler tout l’été sans recevoir de secours. Le 17 fructidor an VIII, les provisions étant totalement épuisées, Vaubois perdit l’espoir de prolonger sa défense, et signa une convention pour l’évacuation de l’île. La garnison obtint d’en sortir avec les honneurs de la guerre, et d’être conduite à Marseille sur des bâtiments anglais. La possession de ce point important assura à l’Angleterre l’empire de la Méditerranée, et lui donna une influence prépondérante dans le Levant.

Avant la reddition de la place, le 29 messidor, le premier Consul avait présenté Vaubois comme candidat au sénat en ces termes honorables pour le général et la garnison : « Sénateurs, depuis deux ans la garnison de Malte résiste aux plus grandes privations. En prêtant serment au pacte social, les soldats de la garnison de Malte ont juré de tenir jusqu’à la dernière once de pain et de s’ensevelir sous les ruines de cette inexpugnable forteresse. Le premier Consul croit ne pouvoir donner une plus grande preuve de la satisfaction du peuple français et de l’intérêt qu’il prend aux braves de la garnison de Malte, qu’en vous proposant le général Vaubois qui la commande pour une place au sénat conservateur. » Il y fut nommé.

Chapitre X. §

Lecomte Saint-Jullien, plénipotentiaire de l’Autriche à Paris. — Préliminaires de paix. — L’empereur refuse sa ratification. — Hostilités dénoncées. — Armistices de Hohenlinden et de Castiglione. — Expéditions des Anglais contre le Ferrol et Cadix. — Invasion du Portugal résolue par le premier Consul. — Rapports de la France et de la Russie. — Enthousiasme de Paul Ier pour le premier Consul. — Prisonniers russes rendus sans échange.

Les victoires remportées par les armées de la République, les armistices demandés et obtenus par l’Autriche tant de fois vaincue, les égards que le gouvernement français témoignait pour les officiers autrichiens prisonniers, tout semblait présager enfin la paix. Le général Zach, pris à la bataille de Marengo, fut traité à Paris avec distinction ; le premier Consul lui donna une paire de pistolets de Versailles, et lui permit de retourner à Vienne. Cependant, au moment où la victoire décidait du sort de l’Italie, l’Autriche négociait un traité de subsides avec l’Angleterre, et le signait six jours après, le 1er messidor. Il différait peu de celui de 1793. Le roi d’Angleterre et l’empereur s’engageaient à ne conclure une paix séparée avec la République que du consentement l’un de l’autre, à ne faire et à ne recevoir aucune proposition de paix sans se la communiquer réciproquement. Ils se promirent de continuer la guerre avec vigueur, et l’Angleterre s’engagea à payer, à titre de prêt, un subside de deux millions sterling. Deux jours avant la signature de ce traité, le général Saint-Jullien avait apporté à Vienne la convention d’Alexandrie. La perte de la bataille de Marengo ne changea rien aux projets hostiles du ministre Thugut ; mais comme il importait à l’Autriche de tenir secret le traité conclu avec l’Angleterre, et de gagner du temps pour se mettre en mesure de recommencer la guerre, on envoya à Paris le général Saint-Jullien, pour amuser le gouvernement consulaire par une négociation hypocrite. Il y arriva, le 2 thermidor, après être passé en Italie dans l’espoir d’y trouver le premier Consul. Cet envoyé s’annonça comme plénipotentiaire chargé de négocier, conclure et signer des préliminaires de paix. Il était porteur d’une lettre autographe de l’empereur au premier Consul. On a varié sur son contenu. D’après les Mémoires de Napoléon, elle portait : « Vous ajouterez foi à tout ce que vous dira de ma part le comte de Saint-Jullien, et je ratifierai tout ce qu’il fera. » Il est difficile, en effet, de croire que Saint-Jullien eût osé conclure sans y être formellement autorisé.

Talleyrand fut chargé de négocier avec lui. En peu de jours, les préliminaires furent arrêtés et signés. Il y était convenu que la paix serait établie sur les conditions du traité de Campo-Formio ; que l’Autriche recevrait en Italie les indemnités que ce traité lui accordait en Allemagne ; que jusqu’à la signature de la paix définitive, les armées des deux puissances resteraient, tant en Italie qu’en Allemagne, dans leur situation actuelle ; que la levée en masse des insurgés de la Toscane ne recevrait aucun accroissement, et qu’aucune troupe étrangère ne serait débarquée dans ce pays.

Les préliminaires furent ratifiés vingt-quatre heures après par le premier Consul. Le rang du plénipotentiaire, la lettre de l’empereur dont il était porteur, les instructions qu’il disait avoir, son ton d’assurance, tout portait à regarder la paix comme signée. L’aide de camp Duroc et le comte Saint-Jullien partirent pour Vienne. Mais Duroc fut retenu à Alt-Œttingen, quartier-général de l’armée autrichienne, et y reçut (27 thermidor) la réponse que l’empereur avait refusé de ratifier les préliminaires. Le comte de Saint-Jullien fut désavoué sous le prétexte qu’il avait outrepassé ses pouvoirs, et exilé, pour la forme, dans ses terres. Thugut fit connaître que l’Autriche s’était engagée à ne traiter de la paix que conjointement avec l’Angleterre ; que ces deux puissances la désiraient également ; que le cabinet de Londres était prêt à envoyer un plénipotentiaire pour en traiter définitivement entre les trois puissances.

Ainsi l’Angleterre, qui, huit mois auparavant, avait repoussé avec arrogance l’offre de la paix, faite par le premier Consul, sollicitait maintenant d’être admise à traiter avec la République. Ce gouvernement, il est vrai, ne voulait intervenir dans les négociations que pour les faire traîner en longueur, et en profiter pour rattacher la Russie à la coalition. La paix était facile à conclure avec l’Autriche ; il y avait un antécédent peu éloigné, le traité de Campo-Formio. La paix avec l’Angleterre était, au contraire, hérissée de difficultés ; le dernier état des choses était le traité de 1783, et depuis le monde avait changé.

Ce que la République avait de mieux à faire était donc de recommencer les hostilités. Le premier Consul ordonna aux généraux des armées du Rhin et d’Italie de dénoncer l’armistice pour le 23 fructidor. Ne voulant en même temps négliger aucune des chances qui pouvaient rétablir la paix, il consentit à oublier l’affront fait par le cabinet de Vienne en désavouant les préliminaires. Il proposa d’abord d’ouvrir des négociations avec les ministres d’Autriche et d’Angleterre, à condition que les hostilités continueraient sur terre et sur mer, ce qui était conforme à l’usage de tous les temps ; mais la supériorité des armées françaises était trop bien constatée pour qu’on admît cette proposition ; aussi fut-elle rejetée. Alors le premier Consul proposa de continuer l’armistice sur terre à condition qu’il aurait lieu sur mer. Enfin, si cette seconde proposition n’était pas acceptée, il offrait de traiter à la fois avec les deux puissances séparément, l’armistice continuant avec l’Autriche, et les hostilités avec l’Angleterre. Otto, commissaire français à Londres pour l’échange des prisonniers, fut chargé de suivre cette négociation arec lord Grenville. Le ministère se récria sur la proposition de l’armistice naval, disant qu’elle était nouvelle dans l’histoire des nations. Il fut échangé des projets et contre-projets. Le premier Consul réduisit ses prétentions à ce qu’il fût fourni à Malte pour quinze jours de vivres à la fois, à raison de dix mille rations par jour, et à pouvoir expédier, de Toulon à Alexandrie, six frégates avec un officier anglais à bord, qui en reviendraient sans être visitées. Cette expédition devait porter à l’armée d’Orient trois mille six cents hommes de renfort, quelques milliers de fusils, des munitions de guerre et des objets qui lui étaient nécessaires. C’était le seul avantage que retirait la France de l’armistice naval. Ammon, sous-secrétaire d’état, demanda tout simplement, comme moyen de conciliation, l’évacuation de l’Égypte par l’armée française, conformément au traité d’El-Arych. Cette prétention ne méritait pas de réponse. Les négociateurs se mirent d’accord sur toutes les difficultés, excepté sur l’envoi des six frégates françaises à Alexandrie. Le 25 septembre, Otto déclara que cet envoi serait le sine quâ non. Le 9 octobre, Ammon lui écrivit pour lui annoncer la rupture des négociations.

Le gouvernement anglais ne voulait donc pas sérieusement la paix. Lord Grenville conduisit cette négociation avec beaucoup de circonspection, mais avec le désir de la voir échouer. L’écrivain qui fait cet aveu152 reproche cependant au premier Consul d’avoir sacrifié la paix à l’armistice naval et au fol espoir de conserver les résultats incertains d’une expédition avortée, celle d’Égypte. Il est difficile de concilier ce reproche avec l’opinion émise sur le peu de bonne foi du cabinet anglais, dans une négociation où le premier Consul ne pécha pas par défaut de modération. Du reste, bien loin que l’expédition d’Égypte fût avortée, jamais l’armée d’Orient n’y avait été plus solidement établie que depuis la bataille d’Héliopolis. On ne pouvait encore prévoir les funestes résultats de l’assassinat de Kléber. Il n’y avait point de folie à conserver quelque espoir ; et dans tous les cas, l’Égypte devant être d’un grand poids dans les négociations, quand la France n’en aurait voulu faire qu’un gage pour la paix, elle avait un grand intérêt à conserver cette conquête, et à y envoyer des renforts. Pendant cette négociation, le premier Consul, ne voulant pas laisser soupçonner qu’il fût disposé à rien céder de ce que le traité de Campo-Formio avait assuré à la République, ordonna qu’à compter du 1er vendémiaire an IX, les départements de la rive gauche du Rhin, qui étaient administrés d’après leurs anciennes lois, seraient assimilés aux autres départements de la République153.

Depuis la dénonciation de l’armistice, l’Autriche et la France se mettaient, à tout événement, en état de reprendre avec avantage les hostilités. Le commandement de l’armée autrichienne en Allemagne fut ôté à Kray et donné à l’archiduc Jean. L’archiduc-palatin faisait des levées en Hongrie. L’archiduc Charles recrutait en Bohême. On invitait par des proclamations les peuples à s’armer et à faire des dons patriotiques. Des agents anglais prenaient à loyer les troupes des petits princes allemands. On projetait de fortifier Vienne. L’empereur quitta cette capitale, accompagné de l’archiduc Jean, pour se rendre sur les bords de l’Inn ; cherchant toujours à gagner du temps, il s’était fait précéder par l’assassin de Rastadt, Lehrbach, qui était venu offrir de traiter, sous de nouvelles conditions, d’un armistice continental indéfini. Ses propositions avaient été envoyées à Paris. Il ne restait plus que trois jours jusqu’à la reprise des hostilités. Moreau qui avait rassemblé son armée en avant de Munich, prit sur lui de prolonger la trêve jusqu’à la réponse du premier Consul qui manda par le télégraphe : « Annoncez au général commandant l’armée autrichienne que l’empereur ne veut pas ratifier les préliminaires de paix, et que vous êtes obligé de recommencer les hostilités ; cependant, vous pouvez convenir d’un armistice d’un mois, si on vous donne sur-le-champ des places de sûreté. »

Moreau expédia textuellement cette réponse à l’archiduc Jean (1er complémentaire), par le général Lahorie, chargé de demander des places de sûreté, et écrivit que si les propositions n’étaient pas acceptées, les hostilités recommenceraient le surlendemain, au soleil levant. Moreau instruisit son armée de cet état de choses, par une proclamation. « Soldats, disait-il, le premier Consul, plein de confiance dans votre dévouement à la République et dans votre valeur, se regarde comme certain d’une paix prochaine, puisque c’est vous qu’il charge de sa conquête. » Mais le jour où finissait l’armistice, les Autrichiens avaient accepté les conditions de Moreau, qui transmit à Paris par le télégraphe la dépêche suivante (3e complémentaire) : « J’ai conclu un nouvel armistice ; les trois places d’Ingolstadt, Ulm et Philipsbourg seront livrées dans cinq jours et évacuées dans dix. » C’était pour être témoin d’une semblable concession qu’on avait fait venir l’empereur à l’armée ; il repartit presque aussitôt pour Schoenbrunn.

La convention conclue à Hohenlinden, par laquelle ces trois places furent cédées, prolongea l’armistice de quarante-cinq jours154. Il fut rendu commun aux autres armées qui venaient de recommencer les hostilités, et suspendit leur marche. Brune, qui avait remplacé Masséna dans le commandement de l’armée d’Italie, signa une convention à Castiglione (7 vendémiaire an IX). Augereau commandant l’armée gallo-batave s’arrêta sur la Sinn.

Voilà le résultat glorieux que retirait l’Autriche de sa docilité aux vues de l’Angleterre ! Voilà comment cette puissance, au lieu de laisser à son alliée le temps de se remettre des revers qu’elle venait d’éprouver, la poussait à de nouvelles défaites ! Voilà le talent de Pitt et la générosité du cabinet britannique ! Pendant la négociation relative à l’armistice naval, il avait ordonné plusieurs expéditions maritimes. L’une, portant onze mille hommes commandés par James Pulteney, se présenta devant le Ferrol, le 8 fructidor, et débarqua ses troupes. Elles s’emparèrent des hauteurs qui commandent la ville, se rembarquèrent sans avoir osé tenter une attaque, et allèrent se réunir, à Gibraltar, aux dix mille hommes commandés par Abercromby, qui avaient été amenés de Minorque. La seconde expédition fut dirigée contre Cadix. Elle était composée de quatorze vaisseaux de ligne, dix-huit frégates, quatre-vingt-dix bâtiments de transport, portant dix-huit mille hommes. Elle se présenta devant cette ville, le 12 vendémiaire an IX. Une maladie épidémique y exerçait de cruels ravages. Le commandant exposa aux officiers anglais cet état déplorable. Abercromby et l’amiral Keith répondirent qu’ils ne voulaient que détruire l’arsenal et les vaisseaux, et promirent de se retirer si on les leur remettait. Indignés de cette insolence, les Espagnols résolurent de se défendre, et les Anglais firent leurs dispositions pour l’attaque. Une division de trois mille hommes descendit dans des chaloupes, et n’osa pas débarquer. Telles firent les vaines démonstrations par lesquelles se terminèrent deux expéditions qui ne furent pas plus honorables pour le caractère des commandants anglais, que glorieuse pour les armes de la Grande-Bretagne.

Colonie de l’Angleterre, le Portugal était toujours en guerre avec la France. Après la paix de Campo-Formio, le Directoire s’était trouvé en état de tourner son attention du côté de cet ennemi. Pour l’attaquer par terre, il fallait le concours ou le consentement de l’Espagne. Elle offrit sa médiation, le Directoire l’accepta. Un traité de paix fut conclu à Paris, le 23 thermidor an V (20 août 1797). Les conditions n’en furent pas onéreuses pour le Portugal ; ses sacrifices se bornèrent à la cession d’une partie de la Guyane. Le Directoire et le Corps-Législatif le ratifièrent ; à l’instigation des Anglais, la reine refusa sa ratification, et leur livra ses forts et ses postes principaux. Le Directoire déclara le traité comme non avenu, et fit donner l’ordre au chevalier d’Aranjo, ministre plénipotentiaire de Portugal de se retirer sans délai du territoire de la République155. Il reçut, le 11 frimaire, la ratification de sa cour ; le Directoire ne voulut plus l’accepter, et fit arrêter, le 11 nivôse, le chevalier d’Aranjo qui fut détenu pendant deux mois au Temple.

Après le funeste échec de la marine française au combat d’Abouqyr, cinq vaisseaux de guerre portugais étant venus croiser devant Alexandrie, Bonaparte avait dit : « C’est le coup de pied de l’âne, mais le lion n’est pas mort ; et une année ne se passera pas sans que cette ridicule croisière ne coûte des larmes de sang à la reine et aux grands de Portugal. De Paris, pour aller à Lisbonne, il n’y a point d’Océan à traverser. »

Lorsque par ses victoires en Italie, le premier Consul fut parvenu à en faire fermer tous les ports aux Anglais, il voulut étendre son système à ceux de Lisbonne et d’Oporto. Ne pouvant atteindre ce but par des négociations, il résolut l’invasion du Portugal. Un autre motif venait à l’appui de cette résolution que justifiait l’état de guerre avec cette puissance. Au jour de la paix avec l’Angleterre, l’évacuation du Portugal devenait un objet de compensation.

Cette expédition exigeant le concours de l’Espagne, Berthier fut envoyé à Madrid, comme ambassadeur extraordinaire. À son arrivée dans cette ville, une foule nombreuse se porta sur son passage, et l’accueillit par des applaudissements ; le roi et la reine le reçurent avec la plus grande distinction. Mais ses démarches pour déterminer le cabinet de Madrid à la guerre contre le Portugal, rencontrèrent de grands obstacles dans les sentiments du roi et de la reine pour leur fille, épouse du prince régent, et dans le dévouement du ministre Urquijo à l’Angleterre.

À l’autre extrémité de l’Europe, quoique la paix n’eût point été rétablie entre la France et la Russie, les hostilités avaient déjà cessé de fait avant l’établissement du gouvernement consulaire. L’empereur Paul Ier s’était même donné le titre de restaurateur des rois et de défenseur de la foi et de la liberté européennes. Il avait caressé l’idée de rétablir le stathouder en Hollande, et le roi de Sardaigne en Piémont, de relever le gouvernement vénitien, de rendre à la Suisse sa constitution fédérative, de rétablir la monarchie en France, de replacer la maison de Bourbon sur le trône. Ayant vu, en quelques semaines, ses armées défaites et son espoir entièrement déçu, il accusa ses alliés de manquer de foi, et de s’opposer eux-mêmes à l’exécution de ses projets chevaleresques. Par un traité qu’il avait conclu avec le roi de Naples, la ville et le port de Gaëte devaient lui appartenir ; mais l’Autriche et l’Angleterre s’alarmèrent de ce projet d’établissement dans la Méditerranée. Les troupes et le pavillon russe avaient été insultés à Ancône par les Autrichiens ; les plaintes portées contre le général Froehlich qui y commandait n’avaient été suivies d’aucune satisfaction. Lord Minto ambassadeur d’Angleterre à Vienne, et le général Bellegarde se rendirent à Prague auprès de Suwarow, pour opérer une réconciliation entre les deux cours impériales et empêcher ce feld-maréchal de continuer sa marche rétrograde ; rien ne put calmer son ressentiment ni le courroux de son maître. Telle était la disposition d’esprit de Paul Ier, lorsque Bonaparte prit les rênes du gouvernement. Tout annonçait donc un changement dans la politique de la plus grande puissance du Nord. D’autres motifs d’un intérêt plus général se joignirent à ceux que nous venons d’exposer. Pour les connaître, quelques éclaircissements sont nécessaires.

Depuis longtemps, l’influence de la civilisation s’était fait sentir dans les usages barbares de la guerre, et des lois moins injustes avaient formé le droit des gens. Tandis que la conquête respectait sur terre les propriétés des particuliers et leurs personnes, la guerre maritime restait dans la barbarie. Les propriétés des individus étaient confisquées, et les individus non combattants faits prisonniers. Cependant, domaine de toutes les nations, la mer était ouverte aux vaisseaux des puissances neutres. Ils pouvaient naviguer et commercer librement. Il leur était seulement interdit de fournir des munitions de guerre aux puissances belligérantes. De là le droit de ces puissances de visiter ces bâtiments pour s’assurer de leur neutralité et de la nature de leur cargaison. La forme de cette visite et ses conséquences furent réglées par des traités qui constituèrent le droit maritime. L’Angleterre voulut donner et donna en effet une grande extension à ce droit de visite, et prétendit dicter la loi aux autres nations. Les puissances maritimes résistèrent ; celles du Nord se coalisèrent sous le patronage de la Russie, pour le maintien du droit maritime. L’Angleterre céda. Elle renouvela ses prétentions dans la guerre de la première coalition contre la France. Le gouvernement des États-Unis les reconnut ; les puissances du Nord, le Danemark, la Suède et la Russie, proclamèrent les principes de la neutralité année de 1780. L’Angleterre n’en mit pas moins à exécution les lois que seule elle s’était arrogé le droit de faire sur la navigation des neutres. Ses voies de fait et ses violences envers la frégate Suédoise la Troya (4 juillet 1798), les frégates danoises la Hanfenen (décembre 1799), et la Freya (25 juillet 1800), et les convois de ces deux nations, donnèrent lieu à de vives explications. L’Angleterre persista. Les trois puissances du Nord armèrent leurs escadres et annoncèrent hautement l’intention de soutenir leurs droits par les armes. L’Angleterre envoya à Copenhague un négociateur ; le 19 août, l’amiral Dickinson parut devant le Sund avec une flotte de vingt-cinq vaisseaux. La coalition du Nord n’était pas préparée à se défendre. Une convention fut dictée par Lord Withworth au Danemark (31 août). On y éluda la solution formelle des points de droit. L’outrage fait au pavillon danois ne fut point réparé, et les tempéraments provisoires adoptés pour éviter de nouvelles violences de la part de l’Angleterre ne firent que consacrer celles qu’elle avait commises, et constater la faiblesse du Danemark. Paul Ier, dès qu’il fut informé de l’entrée de la flotte de Dickinson dans la Baltique, fit mettre le séquestre sur les propriétés des Anglais, sur leurs bâtiments qui se trouvaient dans ses ports, et annonça qu’il regarderait toute visite d’un bâtiment russe par un bâtiment anglais comme une déclaration de guerre.

Nulle circonstance plus favorable ne pouvait se présenter au premier Consul pour établir des relations amicales entre la France et la Russie. Jugeant bien le caractère de l’empereur, il n’avait rien négligé pour profiter de son mécontentement et flatter son ardente imagination. Après la bataille de Marengo, il avait envoyé au czar l’épée que le pape Léon X avait donnée à Lisle-Adam, comme un témoignage de satisfaction pour sa défense de Rhodes contre les infidèles. Les émigrés français étaient mal vus en Russie ; on annonçait que le comte de Lille allait être renvoyé de Mittau156. Des officiers russes, prisonniers de guerre, écrivirent au premier Consul, pour le remercier de la manière dont ils étaient traités, et lui demandèrent la permission de porter leurs armes. Il leur fit répondre par le général Mortier (fructidor an VIII), qu’il la leur accordait ; et qu’il se plaisait à honorer le courage et la loyauté parmi les militaires de leur nation, comme il aimait à faire pratiquer ces vertus chez les Français.

Il y avait alors en France huit mille Russes faits prisonniers en Italie, à Zurich, en Hollande ; le premier Consul proposa leur échange aux Anglais et aux Autrichiens. Les uns et les autres refusèrent : les Autrichiens, parce qu’il y avait encore en France beaucoup de leurs prisonniers ; et les Anglais, quoiqu’ils eussent un grand nombre de prisonniers français, parce qu’ils trouvaient cette proposition contraire à leurs principes. Quoi ! disait-on au cabinet de Saint-James, vous refusez d’échanger même les Russes qui ont été pris en Hollande, en combattant dans vos propres rangs, sous le duc d’York ? Comment ! disait-on au cabinet de Vienne, vous ne voulez pas rendre à leur patrie ces hommes du Nord à qui vous devez les victoires de la Trebbia, de Novi, vos conquêtes en Italie, et qui ont laissé chez vous une foule de Français qu’ils ont faits prisonniers. « Tant d’injustice m’indigne, dit le premier Consul. Eh bien ! je les rendrai au czar sans échange ; il verra l’estime que je fais des braves. » Des ordres furent donnés pour les réunir à Aix-la-Chapelle. Ils furent habillés complètement à neuf ; ils reçurent des armes des fabriques françaises, et furent organisés en régiments. On en fit promener des détachements dans Paris. À ce trait de générosité, la tête de Paul Ier s’exalta ; il écrivit à Bonaparte : « Citoyen premier Consul, je ne vous écris point pour entrer en discussion sur les droits de l’homme et du citoyen ; chaque pays se gouverne comme il l’entend. Partout où je vois à la tête d’un pays un homme qui sait gouverner et se battre, mon cœur se porte vers lui ; je vous écris pour vous faire connaître le mécontentement que j’ai contre l’Angleterre, qui viole tous les droits des nations, et n’est jamais guidée que par son égoïsme et son intérêt ; je veux m’unir à vous pour mettre un terme aux injustices de ce gouvernement157. »

Le journal officiel révélait à la France et à l’Europe « l’injustice et l’égoïsme de l’Angleterre et de l’Autriche, et l’estime toute particulière que le premier Consul professait depuis longtemps pour la loyauté et la franchise de Paul Ier. Ces mêmes Russes qu’un an auparavant on appelait des barbares, avaient pour prix de leur excellente conduite, en quittant leurs garnisons, reçu l’expression des regrets et les embrassements des citoyens158. »

Chapitre XI. §

Police des journaux. — Le Moniteur, journal officiel. — Complot d’anciens académiciens contre l’Institut national. — Instruction publique. — Objets d’art commandés pour le palais des Consuls. — Liste des émigrés fermée. — Mesures du gouvernement pour les radiations. — Émigrés menacés en paroles et favorisés par les actes. — Complots des anarchistes et des royalistes contre le premier Consul. — Vaines tentatives des Anglais pour soulever l’Ouest. — Nouvelles ouvertures faites au premier Consul pour rétablir les Bourbons.

Les précédentes constitutions avaient placé la liberté de la presse au premier rang des droits qu’elle avait elle-même pour objet de garantir aux citoyens. La constitution de l’an VIII était muette sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Sous le consulat provisoire, on avait vu la police, sans aucune forme de procès, saisir des écrits et arrêter des imprimeurs. On s’était persuadé, mais à tort, que cet arbitraire cesserait sous le gouvernement constitutionnel. Pour Napoléon déchu du trône, la liberté de la presse était une question décidée, une nécessité du gouvernement représentatif. Dans un semblable gouvernement, l’oppression de la presse était un anachronisme choquant, une véritable folie159. Le premier Consul la jugea cependant incompatible avec son gouvernement : c’est ce que prouvent ses premiers actes, et ce que démontrera tout son règne.

Le nombre des journaux de Paris fut fixé à treize pendant toute la durée de la guerre ; le ministre de la police fut chargé de n’en laisser paraître aucun autre, excepté ceux qui s’occuperaient exclusivement des sciences et arts, de littérature, de commerce, d’annonces et d’avis. Cette mesure était motivée sur ce qu’une partie des journaux étaient des instruments dans les mains des ennemis de la République, et sur ce que le gouvernement était spécialement chargé par le peuple français de veiller à sa sûreté. Tous les journaux qui inséreraient des articles contraires au respect dû au contrat social, à la souveraineté du peuple et à la gloire des armées, ou qui publieraient des invectives contre les gouvernements et les nations amis ou alliés de la République, lors même que ces articles seraient extraits des feuilles périodiques étrangères, encourraient la suppression instantanée160. Ainsi on limitait d’abord le nombre des journaux, et ensuite on les menaçait de suppression sans aucune procédure, pour des cas tellement vagues qu’ils embrassaient, comme on le verra bientôt, toutes les matières. Pour suppléer ceux des journaux supprimés qui leur étaient vendus, les royalistes établirent des feuilles secrètes, des bulletins à la main, et étendirent leur fabrique de pamphlets ; effet inévitable de l’esclavage de la presse.

En même temps que le gouvernement réglementait ainsi la presse périodique et la mettait dans sa dépendance, le Moniteur annonça qu’à dater du 7 nivôse an VIII, il était le seul journal officiel. Le premier Consul fit du Moniteur l’âme et la force de son gouvernement, son intermédiaire et son moyen de communication avec l’opinion publique du dedans et du dehors. Un haut fonctionnaire commettait-il une faute grave ? aussitôt trois conseillers d’état établissaient une enquête, constataient les faits dans un rapport, discutaient les principes, et le premier Consul n’avait plus qu’à écrire au bas : Renvoyé pour faire exécuter les lois de la République. Là finissait son ministère ; le rapport était inséré au Moniteur ; l’opinion faisait justice. C’était là le plus terrible, le plus redoutable des tribunaux. S’agissait-il au-dehors de quelques points délicats de diplomatie ? les objets étaient indirectement jetés dans le Moniteur ; ils attiraient aussitôt l’attention générale ; ils étaient la matière des discussions. C’était le mot d’ordre et un appel à toutes les opinions. On a accusé le Moniteur pour ses notes tranchantes et trop virulentes contre l’ennemi ; mais avant de le condamner, il faudrait mettre en ligne de compte le bien qu’elles peuvent avoir produit, l’inquiétude que parfois elles lui causaient, la terreur dont elles frappaient un cabinet incertain, le coup de fouet qu’elles donnaient à ceux qui marchaient avec la France, la confiance et l’audace qu’elles inspiraient aux soldats161.

Ces articles ou notes politiques et diplomatiques étaient souvent dictés par le premier Consul, ou bien il en donnait le sens et en approuvait la rédaction. Ils étaient l’expression de la vérité ou de ce qu’il importait au gouvernement de faire croire. C’est à la saine critique à en pénétrer le but, et à y distinguer le vrai ou le faux ; car si le commun des lecteurs prend au pied de la lettre les articles des journaux officiels, le lecteur éclairé n’ignore pas qu’ils n’offrent le plus souvent que des vérités mutilées ou des mensonges que les cabinets jugent utiles à leur politique. Le Moniteur devint aussi le dépôt des pièces officielles qu’on voulait rendre publiques. En réponse à toutes les accusations dirigées contre lui, Napoléon, à Sainte-Hélène, invoquait ces pièces et ce Moniteur si terrible, si funeste à tant de réputations. Il n’y avait pas une phrase qu’il voulût en effacer162. Que d’hommes publics, s’ils l’avaient pu, auraient anéanti ce dépositaire incommode de leurs actes et de leurs discours !

Les vices de l’arrêté du 27 nivôse ne tardèrent pas à se faire sentir. Sur le rapport du ministre de l’intérieur, les Consuls supprimèrent le journal intitulé l’Ami des lois, « pour s’être permis de verser le ridicule et le sarcasme sur une réunion d’hommes (l’Institut) qui honoraient la République par leurs lumières, et étendaient chaque jour le cercle des connaissances humaines163. »

Verser le ridicule sur l’Institut ! ce délit n’était prévu ni de près ni de loin par l’arrêté du gouvernement. Ce corps savant, parce que le premier Consul en était membre et assistait encore quelquefois à ses séances, devait-il être entouré du même respect que le premier magistrat de la République ? Mais le provocateur de cet arrêté était le ministre de l’intérieur Lucien, alors épris de la noble vanité de restaurer les arts et les sciences, de faire revivre les académies et de renouveler Richelieu. Il voulut que la liberté qu’on semblait avoir laissée aux journaux scientifiques s’arrêtât aux portes de l’Institut. Le Mercure de France fut rétabli sous les auspices de ce ministre. Il en envoya le prospectus aux préfets avec ordre de le répandre. Il devint semi-officiel pour sa partie diplomatique.

Il y avait une conspiration bien plus sérieuse contre l’Institut ; c’était celle d’anciens académiciens rentrés de l’émigration qui ne rêvaient que le rétablissement des académies, surtout de l’Académie française. Ils se regardaient comme une noblesse savante, pure et privilégiée. À leurs yeux, les savants qui étaient restés fidèles à la patrie et qui avaient concouru aux triomphes de la République, étaient des jacobins et des intrus. L’Institut national, quoique honoré des suffrages de l’Europe, n’était qu’une création révolutionnaire incompatible avec l’ordre social tel qu’on le reconstituait. Ce furent Morellet et Suard qui osèrent attaquer un colosse fort de tout ce qu’il y avait de talents et de génies dans la république des lettres ; l’un, espèce de courtisan délié, souple et poli des muses, qui s’entendait fort bien à faire les honneurs de leur temple, et qui ne leur avait guère rendu d’autres services ; l’autre, prêtre, autrefois philosophe, athée et parasite, ne tenant à l’église que par des bénéfices, économiste pensionné par l’état pour composer un dictionnaire du commerce dont il n’avait, depuis trente ans, fait que le discours préliminaire. Ces deux vieillards s’emparèrent de la jeunesse de Lucien et lui persuadèrent facilement qu’en rétablissant l’Académie française, il s’acquerrait une gloire immortelle. Il autorisa donc les anciens académiciens à se réunir, leur accorda un local et les prit sous sa protection. Ils s’assemblèrent et firent des listes sur lesquelles on porta l’abbé Maury et le cardinal de Rohan, et dont on exclut de véritables savants et d’excellents patriotes. Les républicains crièrent à la contre-révolution ; les membres de l’Institut s’agitèrent. Les académiciens se défendirent dans le Mercure. La guerre était dans la république des lettres. Le premier Consul, à son retour de Marengo, prit parti pour l’Institut qui n’eut pas de peine à triompher. On voulut bien tolérer la réunion des anciens académiciens en société libre de littérature : ils refusèrent.

Le collège de Louis-le-Grand, appelé successivement pendant la révolution Collège de l’Égalité, Institut central des Boursiers, et Prytanée français, existait à Paris sous ce dernier nom avec un pensionnat et une dotation. Sur le rapport du ministre de l’intérieur, le gouvernement le divisa en quatre collèges placés à Paris, à Fontainebleau, à Versailles et à Saint-Germain. Il affecta à chacun d’eux cent places payées par l’état et exclusivement accordées aux enfants peu aisés des militaires et des fonctionnaires morts au service de la République, et autorisa ces collèges à recevoir des élèves pensionnaires. Tous les biens non aliénés de l’ancienne université de Louvain fuient affectés au Prytanée ; un cinquième collège fut créé à Bruxelles164. Dans son rapport, Lucien dit que, depuis la suppression des corps enseignants, l’instruction publique était à peu près nulle en France. On verra dans la suite le but de cette assertion, et jusqu’à quel point elle était fondée. Le premier Consul nomma les élèves boursiers du Prytanée. L’énonciation des services des parents, dans ses arrêtés, et leur publication dans le Moniteur, étaient un encouragement pour les militaires et les fonctionnaires, et une garantie que les récompenses nationales n’étaient point accordées à la faveur.

Le ministre de l’intérieur eut la censure des pièces de théâtre. Il en arrêtait les répertoires, et aucun ouvrage ne pouvait être joué sans son autorisation préalable.

On commanda à Moitte une statue de la Liberté pour le palais des Consuls. Le premier Consul ordonna au ministre de l’intérieur de faire décorer la grande galerie des Tuileries avec les statues de plusieurs grands hommes. Dans cette collection, l’antiquité et les temps modernes, la France et l’étranger, les républiques et les monarchies devaient être représentés par Démosthène, Alexandre, Annibal, Scipion, Brutus, Cicéron, Caton, César, Gustave-Adolphe, Turenne, le grand Condé, Duguay-Trouin, Malborough, le prince Eugène, le maréchal de Saxe, Washington, le grand Frédéric. La France révolutionnée n’y comptait que six noms ; parmi ses hommes d’état et ses orateurs, Mirabeau ; parmi ses généraux, Dugommier, Dampierre, Marceau, Hoche et Joubert. Le premier Consul chargea spécialement le peintre David de faire placer dans la galerie des Tuileries le buste antique de Junius Brutus, apporté d’Italie. Ce morceau de sculpture, en bronze et d’une très belle exécution, avait été exposé à Rome au Capitole, dans la salle appelée des sénateurs. Les artistes en admiraient le travail. Les amis de la liberté, en voyant ces traits dont le calme ne nuisait point à l’expression, y reconnaissaient l’empreinte de cette âme grande et forte qui sut immoler les affections de l’homme privé aux devoirs de l’homme public.

Malgré la surveillance de la police, plusieurs émigrés rentraient sans autorisation ; d’après des lois existantes, il n’y avait qu’à reconnaître leur identité devant les tribunaux militaires ; le gouvernement recula devant leur application. Il fallut donc établir un autre mode de procéder. Le conseil d’état pensa que par la suite il serait peut-être utile et politique de faire une loi qui ne punît d’abord que de la déportation l’infraction au bannissement, et de mort une infraction nouvelle ; qu’en attendant, pour éviter de déplorables abus, le gouvernement devait se réserver à lui seul le droit de former toute commission spéciale et d’y traduire l’émigré165.

La liste des émigrés était toujours ouverte ; on n’y inscrivait personne, on en rayait tous les jours des noms ; depuis longtemps passée de mode, l’émigration n’était plus à craindre pour l’avenir, puisqu’au contraire les émigrés se représentaient de toutes parts aux portes de la France. Une loi retrancha donc du Code criminel ce délit, à compter de la mise en activité de la constitution, et attribua aux tribunaux ordinaires le jugement des émigrés antérieurs. C’était une conséquence de cette assertion du gouvernement consulaire : La révolution est terminée. La loi fut adoptée presque à l’unanimité. Cependant un homme modéré, Chabaud du Gard, dit au tribunat qu’elle semait l’inquiétude dans l’âme des citoyens et l’espérance dans le cœur des ennemis de la patrie.

Depuis le 18 brumaire, les pétitions des émigrés s’étaient accumulées. Une commission de trente membres fut établie pour les examiner. Le gouvernement se proposait d’y statuer dans le délai de trois mois166. En attendant ce travail général, les membres de l’Assemblée-Constituante obtinrent une décision particulière. Les Consuls les regardant comme les premiers Français qui eussent reconnu et proclamé les principes de l’égalité, arrêtèrent : 1º Que ceux qui étaient inscrits sur la liste des émigrés présenteraient au ministre de la police une attestation authentique constatant qu’ils avaient voté pour l’établissement de l’égalité et l’abolition de la noblesse, et qu’ils n’avaient depuis fait aucune protestation ni aucun acte qui eussent démenti ces principes ; 2º Que ces réclamations seraient jugées dans la forme de l’arrêté du 7 ventôse ; 3º Que ceux qui seraient rayés rentreraient dans la jouissance de leurs biens, sans indemnité de ceux aliénés. Cette mesure excita des inquiétudes parmi les républicains et les acquéreurs de biens nationaux.

Des constituants du côté droit, très connus pour des ennemis de l’égalité et de la révolution tout entière, furent rayés sur des certificats attestant qu’ils avaient voté pour l’égalité.

On assurait que Beurnonville, ambassadeur à Berlin, ayant écrit en faveur de Boufflers au premier Consul, celui-ci avait dit : « Boufflers ! Oui sans doute ; il ne nous a attaqués qu’avec des épigrammes. C’est un homme pour l’Institut ; il nous fera des chansons, et nous en avons besoin. » On ajoutait que le même ambassadeur avait dit hautement à propos d’émigration : « Je ne connais point d’émigrés ; je ne connais que des Français. » Ces propos étaient si peu d’accord avec l’opinion dominante en France, et elle était encore d’un tel poids que le gouvernement les démentit167. Cependant le chevalier de Boufflers rentra, enchanté de Beurnonville, et bientôt après du gouvernement consulaire. Le second Consul l’accueillit, le traita avec distinction et n’eut pas de peine à en faire un apôtre. Il écrivit à ses amis, notamment à l’abbé Delille, et les engagea à demander leur rentrée, leur promettant qu’on n’attendait pour la leur accorder qu’une simple démarche de leur part. Le retour en France de deux poètes n’avait rien d’effrayant pour elle.

Le ministre de la police, dans ses circulaires, continuait de fulminer des anathèmes virulents contre les émigrés. Avaient-elles pour objet de détruire le bruit répandu qu’ils rentraient de toutes parts, le ministre disait : « Des malveillants répandent, et des hommes crédules répètent que les émigrés rentrent sans obstacle sur le territoire français, et s’y établissent sans inquiétude. Une amnistie a été accordée aux révoltés de l’Ouest qui ont posé les armes ; elle sera inviolablement observée ; mais ce n’est point pour les émigrés qu’elle a pu être faite ; le pacte social l’a voulu ; le gouvernement, les généraux l’ont toujours déclaré : il n’y a point d’amnistie pour les émigrés. Des lois existent ; elles seront exécutées. Hâtez-vous de rassurer les citoyens qui ont été assez crédules pour avoir besoin d’être rassurés. Qu’ils sachent que tous les bruits répandus sur la rentrée actuelle ou future des émigrés, sont des impostures imaginées par des hommes qui ne feignent de croire au mal que pour se donner un moyen de le réaliser ! Rien ne se fera contre les intérêts de la République, rien ne sera donc fait pour les émigrés. La paix de l’avenir tient à la fixité de l’ordre actuel ; le gouvernement le sait et ne l’oubliera jamais. »

Une autre fois, se plaignant de ce que les frontières avaient cessé d’être une barrière impénétrable pour les émigrés, le ministre écrivit aux préfets : « Les hommes qui ont assassiné la patrie doivent se souvenir qu’il n’est pas de pardon pour un pareil crime : qu’ils voient dans la constitution elle-même leur éternelle condamnation ; qu’ils se persuadent bien que le gouvernement n’adoucira pas la rigueur des lois qui les concernent ; et si les émigrés se plaignent de l’infamie et du mépris qui les poursuivent partout, qu’ils reconnaissent et qu’ils y trouvent la peine méritée de leur trahison. Une justice inflexible envers les émigrés peut seule consolider la République168. »

Il y en avait qui se présentaient comme agents diplomatiques des puissances étrangères : le gouvernement déclara par un arrêté qu’il ne reconnaissait pas des titres semblables, et que les émigrés qui s’en prévaudraient n’en seraient pas moins arrêtés. Enfin, les choses en étant venues au point que des émigrés en simple surveillance, et même rentrés sans ce titre provisoire, tourmentaient les acquéreurs de leurs biens, et cherchaient à les effrayer, il ordonna qu’ils eussent à sortir du territoire français, dans le délai de vingt jours, passé lequel ceux qui y seraient trouvés seraient déportés et conduits de brigade en brigade. Le prince Léon Chabot-de-Rohan et Leclerc de Juigné furent arrêtés pour être rentrés sans autorisation.

Après le départ du premier Consul pour l’armée de Réserve, le second Consul, d’après l’autorisation expresse qu’il en avait reçue, rendit, sur le rapport de la commission des émigrés, des arrêtés de radiation. Le Moniteur en annonçait cent quatre-vingts, parmi lesquelles il s’en trouva quelques-unes qui s’appliquaient à de fort grands personnages dont l’émigration et les hostilités étaient notoires. À son retour, le premier Consul en exprima le plus vif mécontentement au ministre de la justice et à Cambacérès. Il manda le conseiller d’état Berlier, et le consulta pour savoir s’il n’était pas possible de révoquer ces radiations. Berlier montra au premier Consul que les certificats de résidence étaient en bonne forme ; « Il faudrait, s’écria Bonaparte, pendre ces témoins-là ! » Berlier essaya de justifier le second Consul et la commission, et dit qu’il croyait convenable de maintenir ce qui était fait, et de recommander plus de circonspection à l’avenir. Le premier Consul ne se rendit qu’avec beaucoup de peine à cet avis, et fit ensuite tomber la conversation sur la matière de l’émigration en général. « C’est un dédale, dit-il ; comment en sortir ? Il y a peut-être plus de cent mille noms sur ces malheureuses listes ; dans cette confusion, les plus considérables et les plus hostiles se tirent d’embarras. Ils ont plus que les autres de quoi acheter des témoins. Ainsi, un duc est rayé et un pauvre laboureur maintenu. C’est un pitoyable contresens. Je voudrais qu’on éliminât le fretin, en classant les individus d’après certains caractères qui feraient descendre la faveur sur les plus basses classes, au lieu de la faire remonter vers les plus élevées. C’est à celle-ci qu’appartiennent les émigrés de 1789 et de 1791, vrais criminels de lèse-nation. Il faudrait réduire les listes des trois quarts aux noms vraiment hostiles. Alors ils seraient mieux signalés, ils n’échapperaient plus, ils ne se sauveraient pas dans l’eau trouble. »

En attendant, le premier Consul écrivit au ministre de la justice : « Le bureau particulier que vous aviez chargé de préparer le travail de la commission, a donné l’exemple de la partialité. La commission propose la radiation des émigrés qui naguère portaient les armes contre la République. Le gouvernement est obligé de faire recommencer ce travail. Renvoyez le citoyen Lepage, il a abusé de votre confiance. Présentez au gouvernement, dans le courant de la décade prochaine, un nouveau projet pour la formation des bureaux de la commission. N’y comprenez point ceux qui composaient le premier bureau ; ils n’ont pas la confiance publique. Composez votre bureau particulier d’hommes justes, intègres et forts. Qu’ils soient bien convaincus que l’intention du gouvernement n’est pas de fermer la porte aux réclamations des individus victimes de l’incohérence des lois sur l’émigration ; mais qu’il sera inexorable pour ceux qui ont été les ennemis de la patrie. Il vous appartient de surveiller l’exécution des lois ; ne présentez à la signature du premier Consul aucun acte qu’elles réprouvent169. »

D’après deux arrêtés du même jour, tous les individus inscrits sur la liste des émigrés, qui n’avaient pas réclamé avant le 4 nivôse an VIII, et tous ceux dont les réclamations n’étaient pas arrivées et enregistrées au ministère de la police générale, le 25 messidor, étaient définitivement maintenus. Le ministre de la police était chargé de remettre aux Consuls, le 1er thermidor, la liste alphabétique de ceux qui avaient réclamé, et dont les réclamations avaient été enregistrées. La commission ne pouvait sous aucun prétexte s’occuper d’émigrés non compris sur cette liste. Il n’y avait pas lieu d’admettre les demandes en restitution, soit des fruits et revenus échus des biens séquestrés, jusqu’au jour de la radiation définitive des inscrits, soit du prix de la vente des biens séquestrés à raison de l’inscription des propriétaires sur la liste des émigrés. Les biens vendus antérieurement à la radiation définitive des inscrits, et qui, par défaut de paiement des adjudicataires, auraient donné ou donneraient lieu de prononcer leur déchéance, devaient être revendus à la folle enchère, comme domaines nationaux.

Les Consuls prorogèrent jusqu’au 1er vendémiaire au IX la commission établie par l’arrêté du 7 ventôse, et lui donnèrent une nouvelle organisation170.

Le ministre de la police écrivit aux préfets : « Le gouvernement ne peut pas plus livrer les propriétés des acquéreurs des domaines nationaux aux émigrés rentrés, qu’il ne peut livrer la France elle-même à la famille des Bourbons. »

Rien ne fait mieux connaître la situation respective de l’émigration et du gouvernement à cette époque que cette lettre d’un aide de camp du premier Consul à un préfet qui avait exprimé quelques alarmes : « J’ai eu comme vous de vives inquiétudes sur la rentrée des émigrés. Le gouvernement était perdu s’il eût tardé à prendre des mesures répressives. Vous pouvez difficilement vous faire une idée de l’insolence de ces messieurs. C’étaient les hommes de l’opinion la plus opposée, la plus exagérée, ceux enfin qui ont commandé des légions d’émigrés, qui avaient le plus de prétentions et qui obtenaient le plus d’égards. Heureusement la prudence et la volonté ferme du premier Consul nous en débarrassent formellement, tout rentre dans l’ordre, et les nuages qui s’étaient élevés à l’horizon se dissipent. Il est d’un bon esprit d’accorder de la reconnaissance à ceux qui nous ont rendu service, et nous en devons beaucoup à messieurs les émigrés, pour la manière inconsidérée dont ils se sont conduits. Ils ont donné l’éveil par leur propre sottise. »

Mais quoique le gouvernement s’annonçât comme irréconciliable avec les émigrés, le mouvement qu’il avait donné l’entraînait ; les actes ne répondaient pas à l’énergie des paroles et des menaces. Pour quelques émigrés dont on faisait sonner bien haut l’expulsion, on en rayait par centaines, on accordait des surveillances par milliers. On fermait les yeux sur ceux qui n’étaient point en règle. L’émigration ne doutait pas qu’elle n’eût, au 18 brumaire, gagné son procès. C’était probablement aussi l’opinion du premier Consul.

Le gouvernement arrêta que tous les individus condamnés à la déportation autrement que par des actes du pouvoir judiciaire, et qui étaient actuellement à la Guyane française, seraient transférés dans le plus court délai possible aux îles de Rhé et d’Oléron, et mis sous la surveillance du préfet ; que ceux d’entre eux qui croiraient avoir droit à leur mise en liberté, adresseraient leurs réclamations aux autorités compétentes171.

Depuis huit ans qu’elle était fondée, la République avait été en butte aux attaques des ennemis intérieurs et extérieurs de la révolution et déchirée par des factions rivales. La Convention nationale et le Directoire avaient eu à lutter à la fois contre la guerre ouverte du royalisme dans l’Ouest et ses complots occultes. C’était à présent le tour du premier Consul : en héritant du pouvoir il en avait pris les charges. Il avait désarmé les chouans, pacifié la Vendée, subjugué, dispersé les partis, mais il ne les avait pas éteints, et leurs débris conspiraient en secret. Ils n’avaient plus qu’une tête à frapper. Un coup de poignard suffisait aux anarchistes pour sauver, disaient-ils, la liberté ; aux royalistes pour rétablir le trône et l’ancienne dynastie. Les premiers se proposaient d’assassiner le premier Consul aux théâtres, aux revues, aux fêtes, dans tous les lieux publics, dans son palais. Les Brutus du parti le suivaient et étaient partout sur ses pas ; mais, audacieux en paroles, dévoués dans les conciliabules, au moment de l’exécution ils n’osaient frapper et reculaient, soit qu’ils tinssent trop à la vie, soit que le premier Consul leur imposât. Son départ pour l’armée de Réserve leur parut une circonstance favorable. Ils devaient l’immoler d’abord aux portes de la capitale, ensuite à Dijon, abolir le gouvernement consulaire, ou remplacer Bonaparte par Carnot, et se partager les places : des fonctionnaires publics trempaient eux-mêmes dans ce complot ; éventuellement complice des anarchistes, ou jouant son rôle de ministre de la police, Fouché lui-même y était initié ; ils paraissaient compter sur lui, mais ils se proposaient de l’expédier après le succès.

Le 1er messidor, la nouvelle se répandit à Paris que, le 25 prairial, l’armée française avait été défaite à Marengo ; elle devait avoir été apportée par un courrier expédié au commerce du champ de bataille même, où à son départ on se battait encore. Les conjurés se mirent en mouvement ; la conjoncture ne pouvait être plus propice, ils voulaient éclater, ils coururent chez Fouché. Soit qu’il eût pénétré par quelque indiscrétion le sort qu’ils lui réservaient, soit qu’il se défiât d’une nouvelle que des spéculations particulières pouvaient avoir inventée, et qu’il espérât ou craignît que le premier Consul encore aux prises eût eu un retour de fortune, il obtint facilement des conjurés d’attendre quelques heures ; le 2, arriva la nouvelle de la victoire qui les consterna et les fit rentrer dans l’ombre. Il paraît que Bonaparte avait été informé du départ du premier courrier ; car on a entendu dire à Duroc que dans l’espoir de le devancer, le second avait crevé bien des chevaux.

Le premier Consul étant revenu victorieux, Fouché ne manqua pas de lui rapporter tout ce qui avait été tramé pendant son absence : c’était son devoir. D’ailleurs, il ne doutait pas que les révélations n’arrivassent de toutes parts et surtout de la préfecture de police ; il avait intérêt à les prévenir. En effet, non seulement les ennemis du ministre, et des hommes dévoués au premier Consul, se firent un mérite de lui dévoiler à l’envi ce qu’ils savaient de ces machinations ; il y eut, même dans le parti anarchiste, des traîtres qui, pour écarter d’eux les soupçons ou pour se sauver, se firent délateurs. Quoique porté dans le premier moment à sévir, le premier Consul ordonna le silence sur cette affaire, ne voulant pas troubler la joie publique, ni laisser croire en Europe qu’il eût en France, dans le parti de la révolution, des ennemis assez entreprenants pour méditer l’assassinat de sa personne et la destruction du gouvernement.

Son silence encouragea les anarchistes. Ils projetèrent d’introduire, à une revue, des assassins parmi les grenadiers de la 45e demi-brigade, et ne purent y réussir. Un nommé Metge se chargea, déguisé en gendarme, d’assassiner le premier Consul à une représentation de Mahomet : il n’alla pas ce jour-là au théâtre. On projeta de pénétrer dans les Tuileries par un égout qui communiquait à la Seine. Juvenot, ancien aide de camp d’Henriot, s’introduisit à Malmaison pour prendre connaissance de la situation des lieux. Il proposa d’incendier la nuit une chaumière, et tandis que les gens du premier Consul iraient y porter du secours, de tomber sur lui ; une autre fois de faire embarrasser la route par des anarchistes déguisés en rouliers, au moment où la voiture du premier Consul passerait, pour qu’une bande embusquée à proximité fit feu dessus. Quelques jours avant l’anniversaire de la fondation de la République, les anarchistes construisirent une machine capable de lancer une balle à trois cents toises ; ils la transportèrent dans une maison de la place des Victoires ; des décorations qui y avaient été élevées, et le nombreux cortège dont le premier Consul était entouré, empêchèrent l’exécution de cette entreprise. Les anarchistes organisèrent une compagnie de douze tyrannicides. Que ces divers projets fussent plus ou moins difficiles à exécuter et même exagérés dans les rapports de police, le premier Consul n’en était pas moins constamment sous les poignards ; c’est un fait avoué longtemps après par des hommes alors initiés dans ces complots.

On a vu comment le parti royaliste, auxiliaire de la coalition et soutenu par elle, avait été jusqu’à l’an vu en état de conspiration permanente. À cette époque, il existait à Paris un comité royaliste composé de Hyde aîné, de Ferrand, et de Franquetot chevalier de Coigny, qui correspondait avec Londres.

Au 18 brumaire, Hyde et Ferrand étaient dans cette ville occupés à concerter un plan pour renverser le Directoire. Le changement opéré dans le gouvernement par cette journée, qu’ils apprirent en revenant à Paris, suspendit l’exécution de leurs projets, et mit de l’incertitude dans les vues du ministère anglais qui voulait connaître le caractère de cette révolution, et savoir quels en seraient les résultats ; mais il consentit bientôt à ce que le comité reprît les projets suspendus, et lui annonça des fonds.

On se mit donc à l’œuvre. Ferrand repartit pour Londres. Hyde établit une contre-police à Paris. Il avait plusieurs journaux à sa disposition, et il commença avec Pichegru et Delarue une correspondance dont il attendait beaucoup.

Cependant il entamait comme on l’a vu une négociation avec Talleyrand et le premier Consul, pour déterminer celui-ci à épouser les intérêts des Bourbons. Il ne désespérait pas d’y parvenir, si le ministère anglais repoussait toute idée de paix avec la France, et se montrait fermement décidé à continuer la guerre. En négociant, il n’en travaillait pas moins à perdre le premier Consul dans l’opinion, à détacher de lui les royalistes qui s’en étaient rapprochés, à corrompre quelques républicains, des militaires et des hommes importants par leurs places. Il espérait pouvoir le renverser, comme il avait espéré de renverser le Directoire, pourvu qu’on lui fournît de l’argent.

La négociation avec le premier Consul ayant échoué, on résolut de diriger plus que jamais contre lui les projets formés contre le Directoire. On proposait de faire venir Pichegru à Paris, pour l’envoyer de là dans les départements de l’Ouest, et de mettre à sa disposition quinze à dix-huit mille hommes de troupes russes. Son nom devait suffire pour entraîner des généraux et des militaires secrètement dévoués au parti royaliste. On comptait s’emparer de Brest par surprise, et y recevoir les princes.

À Londres, on n’approuvait pas la voie des négociations avec le premier Consul ; on insistait sur les moyens d’action, les seuls dont l’expérience de la révolution démontrait qu’on pût attendre du succès ; et ce succès ne pouvait être amené que par la corruption.

Le comité demandait à Londres quelle espèce de marché on avait passé avec Barras, pour voir le parti qu’on pouvait en tirer ; par quelle raison on fondait des espérances sur Berthier ; il disait qu’on serait sûr d’avoir Macdonald en ayant Beurnonville, ambassadeur à Berlin. Le comité dissimulait ses moyens au ministère anglais, pour ne pas lui découvrir la pénurie de ressources dans laquelle il se trouvait, tandis qu’il ne paraissait qu’embarrassé sur leur choix.

Le projet auquel le comité et ses correspondants de Londres attachaient le plus d’importance était la surprise de Brest. Le comité dépêcha en Angleterre un agent pour porter des renseignements étendus sur la manière d’enlever cette place. Il devait, chemin faisant, avertir la flotte anglaise ; Bourmont était mis dans la confidence ; on avait tout prévu, tout, excepté l’opposition de la garnison, des habitants, et de vingt-cinq vaisseaux de ligne français mouillés dans la rade.

Le comité désabusait les royalistes qui avaient cru que Bonaparte voulait rétablir la royauté, pressait les chouans de recommencer la guerre, leur faisait les plus belles promesses, au nom de l’Angleterre, avançait quelques fonds à Bourmont pour achat d’armes et de munitions, et développait ainsi ses dernières vues :

« Les chouans recommenceront la guerre ; ils seront soutenus par des débarquements. Pichegru paraîtra à l’armée des royalistes ; son nom seul entraînera les troupes à la désertion. Brest sera livré ; les princes y seront reçus ; des proclamations seront répandues pour séduire les militaires, rassurer les acquéreurs de biens nationaux, en leur laissant l’espérance de ne pas tout perdre, attirer les Français insouciants, et épouvanter les factieux.

« À Paris, on commencera par désorganiser la police en publiant et affichant la liste de ses espions et mouchards qu’on s’est procurée. Douze heures avant l’attaque projetée, des courriers partiront de cette ville sur toutes les routes, portant des proclamations et des journaux fabriqués à dessein. Ils ne commenceront leur mission qu’à vingt-cinq lieues de la capitale et dans les villes affidées. Là, ils annonceront la République détruite, la royauté proclamée à Paris, et reçue avec enthousiasme ; ils accompagneront cette annonce de tous les détails propres à échauffer les têtes ; ils parleront au nom du roi ; ils sommeront les bons Français d’arborer, comme à Paris, la cocarde blanche, et exciteront un soulèvement général.

« Le coup principal sera porté à Paris, où le gouvernement se trouvera tout-à-coup désorganisé par le renversement d’un homme. Pour cela, les mesures sont prises ; une petite armée est organisée à Paris. »

Le comité demandait, pour activer l’exécution de son plan, de l’argent et la présence d’un prince. En attendant, il faisait tout ce que pouvaient lui permettre sa situation et la pénurie de ses moyens. Sa contre-police éclairait et entravait la marche de la police ministérielle. Il remédiait à la suppression des journaux par l’établissement d’une feuille secrète, l’Invisible, d’un journal hebdomadaire, l’Avant-coureur, ou le Retour à l’ordre, et par l’impression d’une foule de brochures tendantes à dénaturer et à critiquer les opérations du gouvernement.

À Londres, on approuva le projet de surprendre Brest. Cependant la pacification des départements de l’Ouest marchait à grands pas. Le comité se vantait d’avoir déterminé Bourmont à rejeter la paix ; mais le bruit se répandait que d’autres chefs étaient sur le point de l’accepter. Il insistait sur une puissante diversion, sur la prompte exécution des mesures qu’il avait proposées, et envoya à Londres Piet, ex-législateur.

Pour inquiéter le gouvernement, le comité fit placer, le 21 janvier, un drapeau noir à la Madeleine, et afficher une proclamation du comte d’Artois, et le testament de Louis XVI.

Les mesures prises pour surveiller la personne et les mouvements du premier Consul inspiraient à Londres confiance et espoir. On écrivait de cette ville :

« Si le premier Consul va à l’armée de l’Ouest, comme on peut le présumer, et s’il passe Arpajon sans avoir cessé de vivre, il aura prouvé qu’il n’y a plus en France ni royalistes ni jacobins. »

Le comité mandait qu’il se tenait prêt à le frapper ; qu’on pourrait se défaire de Sieyès, mais qu’on préférait le laisser vivre, comme cause de division ; qu’il se faisait dans le midi une levée d’hommes à la tête desquels se mettrait Willot ; qu’on espérait exciter un mouvement dans l’Orléanais, si l’on avait de l’argent ; que tous les moyens étaient bons pour s’en procurer ; que, dans le département de l’Eure, 12 000 francs avaient été enlevés aux républicains ; qu’on surveillait un nouvel envoi dont on attendait un plus grand bénéfice ; que la contre-police surveillait le trésor et les voitures publiques.

Elle était dirigée par un nommé Duperrou. Elle avait pour objet : 1º D’obtenir tous les jours les rapports du bureau central, et ensuite du préfet de police ; 2º De connaître les dénonciations qui se feraient contre les royalistes ; 3º De savoir quels étaient les individus que la police mettait en surveillance, et dont elle épiait les démarches ; 4º D’être instruit à temps de tous les mandats d’arrêt qui devaient être lancés contre des personnes attachées à la cause royale ; 5º De faire suivre les individus dont les noms seraient remis à Duperrou ; 6º De faire enlever les caisses publiques, les messageries, fourgons, ou courriers de la malle, et de rançonner les acquéreurs des domaines nationaux. Les principales relations du comité étaient au bureau central et ensuite à la préfecture de police.

Au milieu de ces projets et de ces espérances, le comité se plaignait que les fonds manquaient, que le temps s’écoulait, que les circonstances devenaient moins favorables, que la paix se faisait dans les départements de l’Ouest. Mais ce qu’on ne disait pas, c’est que le gouvernement, par sa force et sa sagesse, déjouait des trames dont le succès n’était fondé que sur des suppositions absurdes, des calculs insensés, des moyens ridicules et des actes odieux.

La police se disposait à arrêter les membres du comité. Hyde en fut prévenu, et s’enfuit en Angleterre ; mais on saisit ses papiers. Duperrou, qui s’était aussi enfui en Angleterre, fut pris, le 4 prairial, à Calais, en revenant de Douvres ; on s’empara de ses papiers ; il fut enfermé au Temple172.

Le premier Consul ne jugea pas qu’il y eût de l’inconvénient à ce qu’on sût en France et en Europe que les royalistes conspiraient contre lui ; car il n’avait pas cessé de se présenter comme le garant de la révolution et le défenseur de la République ; par conséquent tout attentat contre lui n’était qu’un complot contre elles. Il fit donc publier les Résultats de l’examen des pièces relatives à la contre-police, d’après le travail d’une commission composée des conseillers d’état, Chaptal, Emmery et Champagny173.

Le ministre de la police, instruit qu’il existait à Bordeaux une organisation royale sous le nom d’institut, fit arrêter les individus qui paraissaient en être les chefs, et saisir leurs papiers. C’étaient les nommés Dupont, se disant agent de change ; Cosse, musicien ; Dupouy, chirurgien. L’institut travaillait à se faire des adhérents et à organiser une force armée ; il exagérait à ses commettants ses moyens et ses ressources. Dans une lettre du 5 mai 1800, le nommé Constant, qui prenait la qualité de commissaire du roi, invitait les amis de l’ordre, désignés aux Consuls comme candidats pour des fonctions publiques, à ne pas les refuser, leur acceptation étant prescrite par une malheureuse expérience, par une politique bien entendue, et se conciliant parfaitement avec les intérêts et les vues de sa majesté : c’est pourquoi Dufresne accepta les fonctions de conseiller d’état et de directeur du trésor public. Dans d’autres temps, l’autorité aurait livré aux tribunaux ces artisans d’intrigues et de troubles, mais le premier Consul avait triomphé de la coalition à Marengo, et la France soutenait de tous ses vœux le gouvernement. Quelques-uns furent simplement détenus, les autres mis en liberté, et seulement soumis à la surveillance de la police.

Franquetot Coigny, désespérant de pouvoir atteindre désormais le but que s’était proposé le comité royaliste, et d’échapper aux poursuites de la police, se rendit, conduit par son épouse, chez le général Morand, qui avait pris avec elle l’engagement qu’il ne serait pas traduit en justice. Morand le renvoya au ministère de la police. Fouché, par la raison qu’il était étranger aux engagements que le général avait pris avec Coigny, le fit arrêter, mais, malgré sa culpabilité établie par des pièces irrécusables, et attendu la confiance que son épouse avait dû avoir dans la parole qu’elle avait reçue, le premier Consul ordonna qu’il fût mis en liberté et dans l’état où il était avant qu’on se fût assuré de sa personne, sans néanmoins l’affranchir des poursuites juridiques, ni le soustraire à une arrestation régulière, s’il était trouvé sur le territoire de la République.

Nous citerons encore un nommé Boucherot, arrêté à Paris venant de Londres avec des passeports hollandais, agent de Talon émigré, qui, après s’être approprié, avant le 10 août, les fonds que lui donnait la cour pour travailler à la contre-révolution, était alors à la solde de l’Angleterre pour intriguer contre la France174.

Lorsque le gouvernement eut pacifié les départements de l’Ouest et y eut éteint les discordes par une amnistie, le cabinet de Londres s’efforça d’y rallumer la guerre civile, pour faire une diversion en faveur des Autrichiens. À l’ouverture de la campagne, il débarqua des armes et Georges Cadoudal dans le Morbihan. Ce chef se disant revêtu de pouvoirs des princes, travailla à l’organisation militaire du pays, pour être prêt à éclater, quand il jugerait le moment favorable. Mais le bon esprit dont le peuple était animé et les mesures prises par l’autorité, déjouèrent toutes ces trames. Le major-général Maitland essaya en vain une descente à Quiberon. De petits débarquements sur d’autres points ne furent pas plus heureux. Les Anglais furent repoussés partout où ils se présentèrent, par suite des bonnes dispositions du général Bernadotte. Leurs exploits se réduisirent à l’incendie ou à la prise de quelques gabares du commerce. Tous les projets hostiles de l’Angleterre dans l’Ouest étaient de suite communiqués au gouvernement par ceux-là mêmes qui les servaient avant la pacification, persuadés alors que cette puissance était la cause de tous leurs maux. Des paysans, quelques mois auparavant révoltés contre la République, firent, dans différentes descentes, quatre-vingt-onze Anglais prisonniers entre Noirmoutier et Beauvoir. Le premier Consul écrivit au préfet du département de la Vendée : « Faites choisir douze des habitants qui se sont le mieux comportés dans ces affaires, et envoyez-les à Paris, accompagnés de l’officier de gendarmerie qui les a conduits. Je veux voir ces braves et bons Français : je veux que le peuple de la capitale les voie, et qu’ils remportent à leur retour les témoignages de la satisfaction nationale. Si parmi ceux qui se sont distingués il y a des prêtres, envoyez-les-moi de préférence ; car j’estime et j’aime les prêtres qui sont bons Français et qui savent défendre la patrie contre ces éternels ennemis du nom français, ces médians hérétiques d’Anglais175. »

Quoique le premier Consul eût repoussé les ouvertures qui lui avaient été faites par Hyde-de-Neuville et d’Andigné en faveur des Bourbons, on revint encore à la charge. Dès le 22 frimaire (19 décembre 1799), le comte de Lille qui était à Mittau donna à M. de C., qu’il ne nommait pas pour éviter de le compromettre, tout pouvoir nécessaire pour traiter en son nom avec le général Bonaparte. Il ne chargeait point son agent de proposer au général des conditions ni des récompenses ; il prononcerait lui-même sur celles qu’il pourrait désirer. L’agent devait lui donner l’assurance que toutes les demandes qu’il ferait pour ses amis, seraient accordées immédiatement après la restauration du roi. Le salut de son peuple serait le garant de sa fidélité à remplir ses promesses176.

Le 1er ventôse (20 février), le comte de Lille donna au marquis de Clermont-Gallerande plein et entier pouvoir de parler, agir et traiter en son nom, avec telles personnes et de la manière qu’il jugerait convenir pour le plus grand bien de son service. Le comte de Lille écrivit au général Bonaparte : « Quelle que soit leur conduite apparente, des hommes tels que vous, monsieur, n’inspirent jamais d’inquiétudes. Vous avez accepté une place éminente et je vous en sais gré. Mieux que personne vous savez ce qu’il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d’une grande nation. Sauvez la France de ses propres fureurs, et vous aurez rempli le vœu de mon cœur. Rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez trop nécessaire à l’état pour que je songe à acquitter par des places importantes la dette de mon agent et la mienne. »

Il paraît que cette lettre, si elle fut remise, ne produisit aucun effet. Le comte de Lille en écrivit une seconde ainsi conçue : « Depuis longtemps, général, vous devez savoir que mon estime vous est acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français : clément par caractère, je le serai encore par raison. Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d’Arcole, le conquérant de l’Italie ne peut pas préférer à la gloire une vaine célébrité. Cependant, vous perdez un temps précieux ; nous pouvons assurer la gloire de la France ; je dis nous, parce que j’aurai besoin de Bonaparte pour cela, et qu’il ne le pourrait pas sans moi. Général, l’Europe vous observe, la gloire attend, et je suis impatient de rendre la paix à mon pays. »

Cette lettre fut, dit-on, confiée par l’abbé de Montesquiou, agent du comte de Lille, au Consul Lebrun qui la remit au premier Consul. Il répondit au comte : « J’ai reçu, monsieur, votre lettre : je vous remercie des choses aimables que vous m’y dites. Vous ne devez plus souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres… Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France… L’histoire vous en tiendra compte. Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite177. »

Le Consul Lebrun répondit aussi : « Monsieur, vous rendez justice à mes sentiments et à mes principes. Servir ma patrie fut toujours le plus cher de mes vœux, comme le premier de mes devoirs ; c’est pour aider à la sauver que j’ai accepté la place que j’occupe. Mais, il faut vous le dire, je vous crois le courage de l’entendre : ce n’est pas en lui rendant un roi qu’on peut la sauver aujourd’hui. Si j’eusse pensé autrement, vous seriez sur le trône ou je serais dans la retraite. Les circonstances vous condamnent à la vie privée ; mais soyez bien sûr que Bonaparte a la vertu aussi bien que le courage d’un héros, et que sa jouissance la plus douce sera de donner des consolations à vos malheurs. Pour moi, monsieur, je conserverai toujours pour votre personne les sentiments que me permet l’intérêt de la patrie178. »

Un homme qui, dans l’Assemblée-Constituante, s’était montré l’un des défenseurs les plus intrépides de l’ancienne monarchie, Montlosier, émigré, propriétaire du journal français le Courrier de Londres, publié dans cette ville, fut aussi chargé d’une mission dont l’objet était, dit-on, de proposer au premier Consul une souveraineté en Italie, s’il voulait consentir au rétablissement des Bourbons. Le négociateur fut arrêté à Calais, enfermé quelques jours au Temple et mis en liberté à condition de s’en retourner en Angleterre.

Comptant sur l’obligeance et la facilité de caractère de madame Bonaparte, on avait aussi travaillé auprès d’elle. On lui prêtait des sentiments royalistes, et on lui supposait dans les affaires politiques une influence qu’elle n’avait pas. Le comte d’Artois lui dépêcha la duchesse de Guiche, une des plus jolies femmes de l’ancienne cour. Joséphine lui donna à déjeuner à Malmaison. Suivant la duchesse, le comte d’Artois aurait dit : « Si Bonaparte voulait rétablir les Bourbons, on le ferait connétable et tout ce qui s’ensuit. Mais nous ne croirions pas que cela fût encore assez ; nous élèverions sur le Carrousel une haute et magnifique colonne sur laquelle serait la statue de Bonaparte couronnant les Bourbons. » Le premier Consul entra ; Joséphine lui ayant répété ces paroles : « Et tu as répondu, lui dit-il, que cette colonne aurait pour piédestal mon cadavre ». Dans la nuit même la duchesse de Guiche reçut l’ordre de quitter Paris et la France. En rappelant ces faits, Napoléon ajoutait qu’au-dehors on semblait ne s’être jamais douté de l’opinion de l’intérieur, que s’il avait eu des dispositions favorables pour les princes, il n’aurait pas été en son pouvoir de les accomplir179. Mais il n’en avait pas.

Depuis onze ans que l’ancienne monarchie s’était écroulée, et que la puissance royale avait disparu, on avait vu le pouvoir suprême livré aux flots de la révolution, convoité, disputé, arraché, perdu, repris, changeant de mains, de forme, traversant des partis et des théories, ne se fixant nulle part. On avait vu des généraux ambitionner d’être les instruments des factions, ou les Moncks de la France ; un prince n’oser monter au trône où il était poussé ; Mirabeau vendre sa gloire à la cour ; Danton traîné à l’échafaud pour avoir voulu rétablir la royauté ; Robespierre, dictateur mystique, sans but connu, écrasé par son irrésolution entre la terreur et la clémence. Les temps modernes n’offraient qu’un Cromwell. La France révolutionnée n’avait pas produit un homme véritablement ambitieux pour son propre compte. L’espèce en était rare. Bonaparte fut le premier à prendre pour lui le pouvoir ; en lui seul se trouvaient réunies la volonté, l’audace et la capacité.

Pièce justificative. §

Page 283.

Discours adressé par Bonaparte aux curés de la ville de Milan, le 16 prairial an VIII (5 juin 1800).

J’ai désiré vous voir tous rassemblés ici, afin d’avoir la satisfaction de vous faire connaître, par moi-même, les sentiments qui m’animent au sujet de la religion catholique, apostolique et romaine. Persuadé que cette religion est la seule qui puisse procurer un bonheur véritable à une société bien ordonnée, et affermir les bases d’un bon gouvernement, je vous assure que je m’appliquerai à la protéger et à la défendre dans tous les temps et par tous les moyens. Vous, les ministres de cette religion, qui certes est aussi la mienne, je vous regarde comme mes plus chers amis ; je vous déclare que j’envisagerai comme perturbateur du repos public et ennemi du bien commun, et que je saurai punir comme tel, de la manière la plus rigoureuse et la plus éclatante, et même, s’il le faut, de la peine de mort, quiconque fera la moindre insulte à notre commune religion, ou qui osera se permettre le plus léger outrage envers vos personnes sacrées.

Mon intention formelle est que la religion chrétienne catholique et romaine soit conservée dans son entier, qu’elle soit publiquement exercée, et quelle jouisse de cet exercice public avec une liberté aussi pleine, aussi étendue, aussi inviolable qu’à l’époque où j’entrai, pour la première fois, dans ces heureuses contrées. Tous les changements qui arrivèrent alors, principalement dans la discipline, se firent contre mon inclination et ma façon de penser. Simple agent d’un gouvernement qui ne se souciait en aucune sorte de la religion catholique, je ne pus alors empêcher tous les désordres qu’il voulait exciter à tout prix, à dessein de la renverser. Actuellement que je suis muni d’un plein pouvoir, je suis décidé à mettre en œuvre tous les moyens que je croirai les plus convenables pour assurer et garantir cette religion.

Les philosophes modernes se sont efforcés de persuader à la France que la religion catholique était l’implacable ennemie de tout système démocratique et de tout gouvernement républicain : de là cette cruelle persécution que la République française exerça contre la religion et contre ses ministres ; de là toutes les horreurs auxquelles fut livré cet infortuné peuple. La diversité des opinions qui, à l’époque de la révolution, régnaient en France au sujet de la religion n’a pas été une des moindres sources de ces désordres. L’expérience a détrompé les Français et les a convaincus que, de toutes les religions, il n’y en pas qui s’adapte comme la catholique aux diverses formes de gouvernement ; qui favorise davantage, en particulier, le gouvernement démocratique-républicain, en établisse mieux les droits, et jette plus de jour sur ses principes. Moi aussi je suis philosophe, et je sais que, dans une société telle qu’elle soit, nul homme ne saurait passer pour vertueux et juste, s’il ne sait d’où il vient et où il va. La simple raison ne saurait nous fixer là-dessus ; sans la religion, on marche continuellement dans les ténèbres ; et la religion catholique est la seule qui donne à l’homme des lumières certaines sur son principe et sa fin dernière. Nulle société ne peut exister sans morale ; il n’y a pas de bonne morale sans religion : il n’y a donc que la religion qui donne à l’état un appui ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole : un vaisseau dans cet état ne peut ni s’assurer de sa route ni espérer d’entrer au port ; une société sans religion, toujours agitée, perpétuellement ébranlée par le choc des passions les plus violentes, éprouve en elle-même toutes les fureurs d’une guerre intestine qui la précipite dans une abîme de maux, et qui tôt ou tard, entraîne infailliblement sa ruine.

La France, instruite par ses malheurs, a ouvert enfin les yeux ; elle a reconnu que la religion catholique était comme une ancre qui pouvait seule la fixer dans ses agitations, la sauver des efforts de la tempête ; elle l’a, en conséquence, rappelée dans son sein. Je ne puis pas disconvenir que je n’aie beaucoup contribué à cette belle œuvre. Je vous certifie qu’on a rouvert les églises en France, que la religion catholique y reprend son ancien éclat, et que le peuple voit avec respect ses sacrés pasteurs qui reviennent pleins de zèle au milieu de leurs troupeaux abandonnés.

Que la manière dont on a traité le pape défunt ne vous inspire aucune crainte : Pie VI a dû, en partie, ses malheurs aux intrigues de ceux à qui il avait donné sa confiance, et en partie à la cruelle politique du Directoire. Quand je pourrai m’aboucher avec le nouveau pape, j’espère que j’aurai le bonheur de lever tous les obstacles qui pourraient s’opposer encore à l’entière réconciliation de la France avec le chef de l’église. Je n’ignore pas ce que vous avez souffert, tant dans vos personnes que dans vos biens : vos personnes, encore une fois, seront sacrées à l’avenir, et respectées de tout le monde ; quant à vos biens, j’aurai soin de donner les ordres nécessaires pour qu’ils vous soient rendus, au moins en partie ; et je ferai en sorte qu’on vous assure pour toujours des moyens d’exister honorablement. Voilà ce que je voulais vous communiquer au sujet de la religion chrétienne, catholique et romaine. Je désire que l’expression de ces sentiments reste gravée dans vos esprits, que vous mettiez en ordre ce que je viens de dire ; et j’approuve qu’on en fasse part au public par la voie de l’impression, afin que mes dispositions soient connues non seulement en Italie et en France, mais encore dans toute l’Europe180.