I
BALLADE TOUCHANT UN POINT D’HISTOIRE §
À Anatole France.
Assez qu’on — sinon plus qu’assez —
Déplore avec désinvolture,
Les uns mes « désordres » passés,
Les autres ma Noce ! future ;
Mais tous joignent cette torture
A leurs racontars déplaisants
De me vieillir plus que nature :
Je n’ai que quarante-trois ans.
J’ai mille vices, je le sais,
Et connais leur nomenclature,
Mais pas tous ceux qu’on a tracés.
La pénible mésaventure !
[p. 86]
Va-t-il falloir que je l’endure ?
Oui, non sans maints ennuis cuisants.
Or voici le cas de rupture :
Je n’ai que quarante-trois ans.
J’aurai quelque jour un accès
Contre cette littérature.
Je jure alors, foi de Français !
De courre et navrer l’imposture,
Fût-ce au fond de l’Estramadure
Ou vers le pôle aux froids jusants.
Dilemme : « Surcharge ou rature ! »
Je n’ai que quarante-trois ans.
envoi
Princes du pouf et de l’ordure,
Sachez-l’, échotiers maldisants
Que tente une poigne encor dure,
Je n’ai que quarante-trois ans.
Décembre 1887.
II
BALLADE EN VUE D’HONORER LES PARNASSIENS §
À Ernest Jaubert.
Or on vivait en des temps fort affreux
Où la réclame était mal en avance.
Dans la bataille aux rimes plus d’un preux
Tout juste eut pour l’attaque et la défense
Quelque canard d’Artois ou de Provence ;
Mais Phœbus vint qui reconnut les siens
Et sut garder, vainqueurs, de toute offense
Les chers, les bons, les braves Parnassiens.
Bien que tenus un peu pour des lépreux,
Ne touchant guère en fait de redevance
Que tels petits écus des moins nombreux
Et l’amour et l’eau claire pour chevance
[p. 88]
Unique avec la faim de connivence,
Tous, aussi bien les neufs que les anciens,
Ils marchaient droit dans la stricte observance,
Les chers, les bons, les braves Parnassiens.
C’étaient, après les Maîtres valeureux,
Ces pages fiers : Mendès en son enfance
Mais qui déjà portait des coups heureux,
— Ah lui ! ne l’eût oncques la rime en vance
Gêné du tout, voir celle en revance, —
Heredia, fleur des patriciens,
Dierx, Cazals, que leur nom pur devance,
Les chers, les bons, les braves Parnassiens.
envoi
Princes et rois « gardés de toute offense »,
Ai-je dit, l’un de ces miliciens,
Qu’à leurs santés boivent l’eau de Jouvence
Les chers, les bons, les braves Parnassiens.
I
A JULES TELLIER §
Quand je vous vois de face et penché sur un livre
Vous m’avez l’air d’un loup qui serait un chrétien,
Pardon, rectifiez : qui serait un païen,
En tous cas d’un loup peu garou qui saurait vivre.
Je vous vois de profil : un faune m’apparaît,
Mais un faune select au complet sans reproche
Avec, pour plus de chic, une main dans la poche
Et promenant à pas distraits son vœu secret.
Vu de dos, vous semblez un sage qui médite,
A jamais affranchi des fureurs d’Aphrodite
Et du soin de penser uniquement jaloux.
Vu de loin, on vous veut de près à justes titres,
Et, car la vie, hélas ! a de sombres chapitres,
Quand je ne vous vois pas je me souviens de vous.
1er janvier 1889.
II
AU MÊME §
Ainsi je riais, fou, car la vie est folie !
Mais je ne savais pas non plus que tu mourrais,
Moi malade et mourant presque (on eût dit exprès,
Sûr, mort, du cher tribut de la mélancolie)
Car tu m’aimas de sorte à ce qu’on ne l’oublie,
Esprit et cœur enthousiastes toujours prêts
A se manifester en quelques nobles traits...
— Et c’est moi qui sur toi dis la triste lalie !
Hélas, hélas ! que tout soit ou semble discord
En ce monde où qui donc a raison ou bien tort,
A ce qu’ « assure » une dure philosophie !
Mon ami, quelle soit la dispute ou la loi,
Je reprends un de mes vers vrais à vous en vie :
Quand je ne te vois plus je me souviens de toi.
Juin 1889.
III
A FRANÇOIS COPPÉE §
Les passages Choiseul aux odeurs de jadis,
Oranges, parchemins rares, — et les gantières !
Et nos « débuts », et nos verves primesautières,
De ce Soixante-sept à ce Soixante-dix,
Où sont-ils ? Mais où sont aussi les tout petits
Événements et les catastrophes altières,
Et le temps où Sarcey signait S. de Suttières,
N’étant pas encore mort de la mort d’Athys !
Or vous, mon cher Coppée, au sein du bon Lemerre
Comme au sein d’Abraham les justes d’autrefois,
Vous goûtez l’immortalité sur des pavois.
Moi, ma gloire n’est qu’une humble absinthe éphémère
Prise en catimini, crainte des trahisons,
Et, si je n’en bois pas plus, c’est pour des raisons.
IV
J.-K. HUYSMANS §
Sa douceur n’est pas excessive,
Elle existe, mais il faut la voir,
Et c’est une laveuse au lavoir
Tapant ferme et dru sur la lessive.
Il la veut blanche et qui sente bon
Et je crois qu’à force il l’aura telle.
Mais point ne s’agit de bagatelle
Et la tâche n’est pas d’un capon.
Et combien méritoire son cas
De soigner ton linge et sa détresse,
Humanité, crasses et cacas !
Sans jamais d’insolite paresse,
O douceur du plus fort des J.-K.,
Tape ferme et dru, bonne bougresse !
V
A STÉPHANE MALLARMÉ §
Des jeunes — c’est imprudent ! —
Ont, dit-on, fait une liste
Où vous passez symboliste.
Symboliste ? Ce pendant
Que d’autres, dans leur ardent
Dégoût naïf ou fumiste
Pour cette pauvre rime iste,
M’ont bombardé décadent.
Soit ! Chacun de nous, en somme,
Se voit-il si bien nommé ?
Point ne suis tant enflammé
Que ça vers les n...ymphes, comme
Vous n’êtes pas mal armé
Plus que Sully n’est Prud’homme.
VI
A JEAN MORÉAS §
C’est le beau Jean Moréas
Qui fait dire à l’échotier
Que l’art périclite, hélas !
Aux mains d’un si tel routier.
Routier de l’époque insigne,
Violant des villanelles
Comme aussi, blancheurs de cygne !
Violant des péronnelles.
Va-t’en, sonnet libertin,
Fleurir de rimes gaillardes
Ce chanteur et ce hutin,
Migrateur emmi les bardes,
Que suivent sur ses appels
Tous les cœurs des archipels.
VII
A LAURENT TAILHADE §
Le prêtre et sa chasuble énorme d’or jusques aux pieds
Avec un long pan d’aube en guipures sur les degrés ;
Le diacre et le sous-diacre aux dalmatiques chamarrées
D’orerie et de perle à quelque Eldorado pillées ;
Le Sang Réel par Qui toutes fautes sont expiées,
Dans un calice clair comme des flammes mordorées ;
L’autel tout fuselé sous six cierges démesurés,
Et ces troublants Agnus Dei qu’on dirait pépiés ;
Et ces enfants de chœur plus beaux que rien qui soit au monde
Leurs soutanettes écarlates, leurs surplis jolis,
Et les lourds encensoirs bercés de leurs mains appalies ;
Cependant que, poète au front royal sur tout haut front.
Laurent Tailhade, tels jadis Bivar, Sanche et Gomez,
Érect, et beau chrétien, et beau cavalier, suit la messe.
VIII
A VILLIERS DE L’ISLE-ADAM §
Tu nous fuis comme fuit le soleil sous la mer
Derrière un rideau lourd de pourpres léthargiques,
Las d’avoir splendi seul sur les ombres tragiques
De la terre sans verbe et de l’aveugle éther.
Tu pars, âme chrétienne on m’a dit résignée
Parce que tu savais que ton Dieu préparait
Une fête enfin claire à ton cœur sans secret,
Une amour toute flamme à ton amour ignée.
Nous restons pour encore un peu de temps ici,
Conservant ta mémoire en notre espoir transi,
Tels les mourants savourent l’huile du Saint-Chrême.
Villiers, sois envié comme il aurait fallu
Par tes frères impatients du jour suprême
Où saluer en toi la gloire d’un élu.
IX
LÉON BLOY §
Le Dogme certes, et la Loi,
Mais Charité qui ne commence
Ni ne finit, énorme, immense,
Telle est la foi de Léon Bloy.
Un Abel mais un saint Éloi :
Enclume et marteau sans clémence,
La raison jusqu’à la démence,
Telle est la foi de Léon Bloy.
Une tête féroce et douce,
Très extraordinairement
Un peu va comme je te pousse ;
Un génie horrible et charmant,
Et tout l’être et tout le paraître
D’un mauvais moine et d’un bon prêtre.
X
A RAOUL PONCHON §
Vous aviez des cheveux terriblement ;
Moi je ramenais désespérément ;
Quinze ans se sont passés, nous sommes chauves
Avec, à tous crins, des barbes de fauves.
La Barbe est une erreur de ces temps-ci
Que nous voulons bien partager aussi ;
Mais l’idéal serait des coups de sabres
Ou même de rasoirs nous faisant glabres.
Voyez de Banville, et voyez Lecon-
Te de Lisle, et tôt pratiquons leur con-
Duite et soyons, tels ces deux preux, nature.
Et quand dans Paris, tels que ces deux preux,
Nous irons, fleurant de littérature,
Le peuple, ébloui, nous prendra pour eux.
XI
A F. CAZALS §
Adonis expirant sur des fleurs n’est pas lui.
Narcisse en fleur changé non plus, non plus Arbate
Triste de ne rimer qu’à peine à Mithridate,
Et non plus rien qui nous rappellerait l’ennui.
Au contraire, les chagrins qui nous auraient nui,
Littéral Arlequin, il les bat de sa batte
Comme un Pierrot, et ça n’a rien qui nous épate,
Attendu que le rire en ses yeux bruns a lui.
Décoratif à sa façon — sinon la bonne,
C’est la meilleure, — il n’a le cachet de personne
Ni personne le sien, ô réciprocité !
Le roi des bons enfants et la pire des gales,
Car que de vices, las ! aux noirceurs sans égales :
Jeunesse, esprit, gaîté, bonté, simplicité !
XII
A GERMAIN NOUVEAU §
Ce fut à Londres, ville où l’Anglaise domine,
Que nous nous sommes vus pour la première fois,
Et, dans King’s Cross mêlant ferrailles, pas et voix,
Reconnus dès l’abord sur notre bonne mine.
Puis, la soif nous creusant à fond comme une mine,
De nous précipiter, dès libres des convois,
Vers des bars attractifs comme les vieilles fois,
Où de longues misses plus blanches que l’hermine
Font couler l’ale et le bitter dans l’étain clair
Et le cristal chanteur et léger comme l’air,
— Et de boire sans soif à l’amitié future !
Notre toast a tenu sa promesse. Voici
Que, vieillis quelque peu depuis cette aventure,
Nous n’avons ni le cœur ni le coude transi.
XIII
MAURICE BOUCHOR §
Il s’appelle Maurice ainsi que ce soldat.
Et se nomme Bouchor comme saint Bouche d’or.
Soldat du rire franc, saint, sinon point encor,
Du moins religieux d’esprit sinon d’état.
Chaque effort de son œuvre acclame bien sa date
Et, sous ses deux patrons, ce qu’en outre elle arbore
C’est bien la bonne foi sortant par chaque pore
Et l’amour du métier que chaque heure constate.
Jeunesse folle bien, extravagante au point :
Tel un page sa dame au cœur, sa dague au poing,
Bondissant, comme hennissant, s’il meurt, tant pis !
Age d’homme pensif et profond dont témoigne
On dirait, l’on dirait, sonnée à pleine poigne,
La tour changée en nourrice de Saint-Sulpice.
XIV
HENRY D’ARGIS §
Érudit, graphologue est presque nécromant,
Pourtant il est aimable et si mal redoutable
Qu’il fait belle et digne figure au bal, à table,
Au jeu, partout, à ce qu’on dit, et l’on ne ment.
Ce sage aime la Femme, et qui croit qu’il a tort ?
Pour lui plaire, ou plutôt pour se plaire à soi-même,
Si j’en crois mes auteurs, il prend un soin suprême
D’être élégant sans rien qui se sente un seul effort.
Agile, souple, interrogant, c’est un vainqueur.
Son cœur a de l’esprit comme quatre, et sa tête
Est bonne comme un cœur, bien que tête d’esthète,
Et que son cœur soit bête ainsi que tout bon cœur.
Ermite à deux, parmi chienne et chien chat et chatte,
Il vit, l’été comme l’hiver, à la Grand’Jatte.
XV
A ERNEST RAYNAUD §
Nous sommes tous les deux des moitiés d’Ardennais,
Moi plus foncé que vous, — dirai-je plus sauvage ?
Procédant des Forêts quand vous de ce Vallage
Doux et frisque qu’aussi bien que je vous connais.
Il y a peu de temps qu’encor j’y promenais,
Vous le savez, mon goût de son clair paysage,
Poussant les choses jusqu’à nous mettre en ménage,
Mon rêve et moi, là-bas, paysans désormais.
Faut croire que là-bas j’offensai quelque fée,
Car m’en voilà parti plus tôt que de saison
Après avoir vendu mon clos et ma maison.
Aussi combien en vous j’adore, retrouvée
Parmi ces gens que nos airs francs font ébahis,
La bonne humanité de ce brave pays.
XVI
RAYMOND DE LA TAILHÈDE §
Un jour que la nature avait fait de bons rêves,
Elle vit s’éveiller Raymond de la Tailhède
Aux bords où, pour charmer l’ennui des heures brèves,
Le joyeux troubadour procède de l’aède.
Pâle implacablement avec des fois la rose,
Sur la joue et le front, de vingt ans pas encore,
Et, séduisante aussi par-dessus toute chose,
Cette vivacité, mercure, éther, phosphore !
Petit, ainsi qu’il sied à ces futurs grands hommes,
Mais si haut de mépris pour le siècle où nous sommes
Qu’il évoque Eliogabale, qu’il l’assume
Et qu’il l’incarne, en haine de l’heure mauvaise,
Absolument indifférent à la coutume.
D’ailleurs correct et gentleman à la française.
XVII
A ARMAND SILVESTRE §
La grande Sand porta sur les fonds baptismaux
Votre muse robuste et saine et, bonne fée,
Vous prédit le génie et l’œuvre d’un Orphée
Charmant l’homme et la femme et jusqu’aux animaux,
Jusqu’au serpent, jusqu’à l’oiseau sur les rameaux.
Et vous, pour faire bien la parole prouvée,
Vous avez remporté ce double cher trophée :
Belle ampleur de l’idée en l’alme ampleur des mots.
Vos livres sont un don même de la nature,
Tant il fait bon les lire et les relire, ainsi
Qu’on respire et respire une atmosphère pure.
Vos livres ! où l’amour qu’il faut, jamais transi,
Toujours sincère, éclate en vives splendeurs franches,
Puis où le mâle au fond qu’on est prend ses revanches.
XVIII
FERNAND L’ANGLOIS §
Haut comme le soleil, pâle comme la lune,
Comme dit vaguement le proverbe espagnol,
Il a presque la voix tendre du rossignol,
Tant son cœur fut clément à ma triste fortune.
Je l’écoute toujours, cette voix opportune
Qui me parlait naguère, est-ce en ut, est-ce en sol ?
Et qui sut relever, furieux sur le sol,
Mon cœur, cœur sauvage et fou de roi de Thune !
Mais rions ! car mon livre est un livre amusant,
Et dès lors que ce souvenir doux et cuisant
D’un suicide prévenu de mains pieuses
Me remonte ce soir, peut-être pire encor
Dans un absurde et vraiment sinistre décor,
Paix-là, pour ces mains-là, mes mains calamiteuses !
XIX
A IRÉNÉE DECROIX §
Où sont les nuits de grands chemins aux chants bachiques
Dans les Nords noirs et dans les verts Pas-de-Calais,
Et les canaux périculeux vers les Belgiques
Où, gris, on chavirait en hurlant des couplets ?
Car on riait dans ces temps-là. Tuiles et briques
Poudroyaient par la plaine en hameaux assez laids ;
Les fourbouyères, leurs pipes et leurs bourriques
Dévalaient sur Arras, la ville aux toits follets
Poignardant, espagnols, ces ciels épais de Flandre ;
Douai brandissait de son côté, pour s’en défendre,
Son lourd beffroi carré, si léger cependant ;
Lille et sa bière et ses moulins à vent sans nombre
Bruissaient. — Oui, qui nous rendra, cher ami, l’ombre
Des bonnes nuits, et les beaux jours au rire ardent ?
XX
A GEORGE BONNAMOUR §
J’étais malade de regrets, de quels regrets !
Toute ma bonne foi pleurait d’une méprise.
Mon corps qui fut naguère fort, si faible après
Agonisait presque, comme un tigre agonise.
Ma face dure aux poils fauves de barbe grise
Suait froid, mes yeux clos se rejoignaient trop près,
D’affreux hoquets me secouaient sous ma chemise
Et mes membres s’alignaient, à la mort tout prêts.
Puis il fallut manger et boire. Comment faire ?
Mais vous vous trouviez là qui me tendiez mon verre
Et découpiez ma chère et me teniez le front.
Et, tout en écoutant, pieux, ma juste plainte,
La consolant parfois d’un mot franc dit sans crainte,
Berciez l’enfant qu’est moi des beaux jours qui seront.
XXI
A PATERNE BERRICHON §
Tous deux avons ce travers
De raffoler des bons vers
Et d’aimer notre repos.
Aussi tout, jusqu’aux hasards,
Punit sur nos tristes peaux
Ces principes de lézards.
Alors parfois nos rancunes,
Ne connaissant plus d’obstacles,
Œuvrent sans mercis aucunes,
Toutes sortes de miracles ;
Si que le pante morose
S’indigne que, mal civile,
La muse métamorphose
Le lézard en crocodile.
XXII
A GABRIEL ÉCHAUPRE §
Votre grand-père des temps chauds, l’honnête Pache,
Fut un républicain sérieux, simple et franc.
Il méprisa l’argent, abomina le sang
Et mourut vénéré, pur de la moindre tache.
Nous sommes en des jours autres où l’on s’attache
Au positif ainsi qu’un abcès sur un flanc,
Où le bleu comme le rouge et comme le blanc,
Tous tirent tes pis, notre France, bonne vache ?
Hélas ! France, Patrie, ô vivre et voir cela !
Mais votre cœur loyal bientôt se rebella
Contre la manigance actuelle, un mystère
De sottise méchante, et fier, se donna tout
Aux Lettres, comprimant son civique dégoût ;
Et vous mourrez très bien, comme votre grand-père.
XXIII
AU DOCTEUR GUILLAND §
Dans ce mien voyage de cure,
En dépit de Joanne et de Chaix
Je n’ai rien vu d’Aix-les-Bains qu’Aix
Pur, nature, sans fioriture.
Lent, grave figure d’augure,
J’allais comparable à tel ex-
Boyard qu’entortille un vortex
De mainte et mainte couverture.
La douche, le lit, trois repas,
Furent le régime sévère
Que nous suivîmes pas à pas,
L’arthrite et moi dans cette affaire,
Pour, cher Docteur, hâter, normal
Mon rétablissement thermal.
XXIV
A LOUIS ET JEAN JULLIEN §
Savantissimo Doctori
Bonissimoque Scriptori,
Au frère et puis encore au frère
Ce sont les jambes en l’air
Qui commence à chanter son air
En pur latin de feu Molière !
Ce sonnet pour dire à tous deux
Sur un ton badin mais sincère
Que je les aime bien et serre
Leurs loyales mains à tous deux.
Louis, malgré le sort contraire,
Salut à vous qui guérissez,
A vous aussi qui punissez
L’ordre bourgeois, Jean, mon confrère.
XXV
A ÉMILE LE BRUN §
Dans le gâchis de l’an dernier
Nous fûmes, — osons le nier —
Vous, parlementaire, qu’atroce !
Moi, boulangiste, ô si féroce !
Or, ne pouvant rouler carrosse,
L’un et l’autre enfourchant sa rosse,
Inutile de le nier,
Chacun arriva bon dernier.
Mais qu’importe la politique,
Puisque ferme et même pratique,
L’affection chassa l’assaut ?
Malgré ces « convictions » denses.
Ami des fortes confidences ;
Vous en vouloir, moi ? Quel sot !
XXVI
A HENRI MERCIER §
Il nous sied de remercier
Sur tous les tons de tous les modes
Ballades, sonnets, stances, odes,
Le sage, le juste Mercier.
Car quelle guerre à l’Epicier
Qui trouve ses us incommodes,
Et les truculentes méthodes,
En l’honneur de quels besaciers ?
Puis il va, doux Porthos physique
Et subtil Aramis moral,
De la peinture à la musique,
Noctambule mais auroral,
Prince des vers et de la prose
Et bath ami sur toute chose.
XXVII
A ADRIEN REMACLE. §
Votre femme chantait délicieusement
De très anciens vers miens par vous mis en musique
— Vers sans grande portée idéale ou physique,
Mais que la voix était exquise et l’air charmant !
Si bien que j’entrais dans un grand étonnement,
Moi le lassé qui rêve d’être un ironique,
D’ainsi revivre sensuel et platonique.
Quoi, sensuel ? Vraiment ? Platonique ? Comment ?
Ah ! quand jeune j’étais ainsi ! Tiens tiens. Possible.
Après tout. Oui, rêvasseur et mauvais sujet.
Ma tête alors désirait et ma chair songeait.
Mais j’admire, moi le blasé (mais l’impassible,
Non !) j’admire combien la sympathie et l’art
Evoquèrent l’enfant — presque au quasi-vieillard.
XXVIII
A ARMAND SINVAL §
Habitant de ces chers confins de la Bastille,
Où je fus trop heureux et puis trop malheureux,
Battant monnaie ici, là faisant buisson creux
Et passant (c’est le mot) de l’Amer à la Fille,
— Tous accrocs et raccrocs dont mon dossier fourmille ! —
Ami dans ces quartiers, moi qui bercé par eux,
Berné par eux d’amours bizarres et d’affreux
Guignons, leur garde comme un regret de famille,
Je vous prie instamment, du fond de ce Broussais,
Un hôpital sis à Plaisance où le poète
Vit, caressé par l’ombre du drapeau français,
De porter mon bonjour et mon baiser de fête
A ce mien passé d’or vanné représenté
Par un Génie en l’air, misère et liberté !
XXIX
A CHARLES DE SIVRY §
Artiste, toi, jusqu’au fantastique,
Poète, moi, jusqu’à la bêtise,
Nous voilà, la barbe à moitié grise,
Moi fou de vers et toi de musique.
Nous voilà, non sans quelques travaux,
Riches, moi de l’eau de l’Hippocrène,
Quand toi des chansons de la Sirène,
Mûrs pour la gloire et ses échafauds.
Bah ! nous aurons eu notre plaisir
Qui n’est pas celui de tout le monde
Et le loisir de notre désir.
Aussi bénissons la paix profonde
Qu’à défaut d’un trésor moins subtil
Nous donnèrent ces ainsi soit-il.
XXX
A CHARLES VESSERON §
Dans nos savoureuses Ardennes
Où je fis le mal et le bien,
Ici, mortifié, chrétien,
Là, perpétrant quelles fredaines !
J’ai, par le cours aventureux
De mes mérites... et du reste,
Coulé, d’un flot léger et leste,
Quelques jours tout de même heureux.
Je tais ma paix chaste et profonde
Et je jette un voile séant
Sur mes horreurs de mécréant.
Mais notre amitié toute ronde.
Vaut un los sur un rythme net,
Et j’express exprès ce sonnet.
XXXI
A GABRIEL VICAIRE §
Vous êtes un mystique et j’en suis un aussi :
Mais vous léger, charmant, on dirait du Shakespeare,
Moi pas mal sombre, un Dante imperceptible et pire
Avec un reste, au fond, de pêcheur mal transi.
Je suis un sensuel, vous en êtes un autre :
Mais vous gentil, rieur, un Gaulois et demi,
Moi l’ombre du marquis de Sade, et ce, parmi
Parfois des airs naïfs et faux de bon apôtre,
Plaignez-moi, car je suis mauvais et non méchant,
Puis, tel vous, j’aime la danse et j’aime le chant,
Toutes raisons pour ne plus m’en vouloir qu’à peine.
Et puis j’aime ! Tout court ! En masse, en général.
Depuis la fille amère au souris sépulcral
Jusqu’à Dieu tout-puissant dont la droite nous mène !
XXXII
A ÉMILE BLÉMONT §
La vindicte bourgeoise assassinait mon nom
Chinoisement, à coups d’épingle, quelle affaire
Et la tempête allait plus âpre dans mon verre.
D’ailleurs du seul grief, Dieu bravé, pas un non,
Pas un oui, pas un mot ! L’Opinion sévère
Mais juste s’en moquait autant qu’une guenon
De noix vides. Ce bœuf bavant sur son fanon,
Le Public, mâchonnait ma gloire... encore à faire.
L’heure était tentatrice et plusieurs d’entre ceux
Qui m’aimaient en dépit de Prud’homme complice,
Tournèrent carrément, furent de mon supplice.
Ou se turent, la peur les trouvant paresseux,
Mais vous du premier jour vous fûtes simple, brave,
Fidèle ; et dans un cœur bien fait cela se grave.
XXVIII
A EMMANUEL CHABRIER §
Chabrier, nous faisions, un ami cher et moi,
Des paroles pour vous qui leur donniez des ailes,
Et tous trois frémissions quand pour bénir nos zèles,
Passait l’Ecce deus et le Je ne sais quoi.
Chez ma mère, charmante et divinement bonne,
Votre génie improvisait au piano,
Et c’était tout autour comme un brûlant anneau
De sympathie et d’aise aimable qui rayonne.
Hélas ! ma mère est morte et l’ami cher est mort,
Et me voici semblable au chrétien près du port.
Qui surveille les tout derniers écueils du monde,
Non toutefois sans saluer à l’horizon
Comme une voile sur le large au blanc frisson,
Le souvenir des frais instants de paix profonde.
XXXIV
A ERNEST DELAHAYE §
Dieu, nous voulant amis parfaits, nous fit tous deux
Gais de cette gaîté qui rit pour elle-même,
De ce rire absolu, colossal et suprême
Qui s’esclaffe de tous et ne blesse aucun d’eux.
Tous deux nous ignorons l’égoïsme hideux
Qui nargue ce prochain même qu’il faut qu’on aime
Comme soi-même : tels les termes du problème,
Telle la loi totale au texte non douteux :
Et notre rire étant celui de l’innocence,
Il éclate et rugit dans la toute-puissance
D’un bon orage plein de lumière et d’air frais.
Pour le soin du Salut, qui me pique et m’inspire.
J’estime que, parmi nos façons d’être prêts,
Il nous faut mettre au rang des meilleures ce rire.
XXXV
A MAURICE DU PLESSYS §
Je vous prends à témoin entre tous mes amis,
Vous qui m’avez connu dès l’extrême infortune,
Que je fus digne d’elle, à Dieu seul tout soumis,
Sans criard désespoir ni jactance importune,
Simple dans mon mépris pour des revanches viles
Et dans l’immense effort en détournant leurs coups,
Calme à travers ces sortes de guerres civiles
Où la Faim et l’Honneur eurent leurs torts jaloux,
Et, n’est-ce pas, bon juge, et fier ! mon du Plessys,
Qu’en l’amer combat que la gloire revendique,
L’Honneur a triomphé de sorte magnifique ?
Aimez-moi donc, aimez, quels que soient les soucis
Plissant parfois mon front et crispant mon sourire,
Ma haute pauvreté plus chère qu’un empire.
XXXVI
CHARLES MORICE §
Impérial, royal, sacerdotal, comme une
République Française en ce Quatre-vingt-Treize
Brûlant empereur, roi, prêtre, dans sa fournaise,
Avec la danse autour, de la grande Commune
L’étudiant et sa guitare et sa fortune
A travers les décors d’une Espagne mauvaise
Mais blanche de pieds nains et noire d’yeux de braise,
Héroïque au soleil et folle sous la lune ;
Néoptolème, âme charmante et chaste tête,
Dont je serais en même temps le Philoctète
Au cœur ulcéré plus encor que sa blessure,
Et, pour un conseil froid et bon parfois, l’Ulysse ;
Artiste pur, poète où la gloire s’assure ;
Cher aux femmes, cher aux Lettres, Charles Morice !
XXXVII
A EDMOND THOMAS §
Mon ami, vous m’avez, quoique encore si jeune,
Vu déjà bien divers, mais ondoyant jamais,
Direct et bref, oui : tels les Juins suivent les Mais,
Ou comme un affamé de la veille déjeune.
Homme de primesaut et d’excès, je le suis,
D’aventure et d’erreur, allons, je le concède,
Soit, bien ; mais illogique ou mol ou lâche ou tiède
En quoi que ce soit, le dire je ne le puis,
Je ne le dois ! Et ce serait le plus impie
Péché contre le Saint-Esprit, que rien n’expie,
Pour ma foi que l’amour éclaire de son feu,
Et pour mon cœur d’or pur le mensonge suprême,
Puisqu’il n’est de justice, après l’Église et Dieu,
Que celle qu’on se fait, à confesse, à soi-même.
XXXVIII
A MES AMIS DE LA-BAS §
Gens de la paisible Hollande
Qu’un instant ma voix vint troubler
Sans trop, j’espère, d’ire grande
De votre part, voulant parler
A vos esprits que la nature
Fit calmes pour mieux y mêler
L’enthousiasme et la foi pure
Et l’idéal fou de réel
Et la raison et l’aventure
De sorte équitable, — ô le ciel
Non plus brumeux, mais de par l’ombre
Même, et l’éclat essentiel,
O le ciel aux teintes sans nombre
Qu’opalisent l’ombre et l’éclat
De votre art clair ensemble et sombre,
Ciel dont il fallait que parlât
La gratitude encor des races,
Et dont il fallait que perlât
Cette douceur vraiment mystique
Et crue aussi vraiment qui rend
Rêveuse notre âpre critique,
O votre ciel, fils de Rembrandt !
XXXIX
QUATORZA1N POUR TOUS §
O mes contemporains du sexe fort,
Je vous méprise et contemne point peu.
Même il en est que je déteste à mort
Et que je hais d’une haine de dieu.
Vous êtes laids moi compris au-delà
De toute expression, et bêtes, moi
Compris, comme il n’est pas permis : c’est la
Pire peine à mon cœur, et son émoi
De ne pouvoir être (ni vous non plus)
Intelligent et beau pour rire ainsi
Qu’il sied, du choix qui me rend cramoisi
Et pour pleurer que parmi tant d’élus
A faire, ces messieurs aient entre tous
Pris Brunetière. O les topinambous1 !
XL
QUATORZAIN POUR TOUTES §
O femmes, je vous aime toutes, là, c’est dit !
N’allez pas me taxer d’audace ou d’imposture.
Raffolant de la blonde douce et de la dure
Brune et de la virginité bête un petit
Mais si gente et si prompte à se déniaiser,
Comme aussi de l’alme maturité (que vicieuse !
Mais susceptible d’un grand cœur et si joyeuse
D’un sourire et savourant, lente, un long baiser).
Toutes, oui, je vous aime, oui, femmes, je vous aime
— Excepté si par trop laides ou vieilles, dam !
Alors je vous vénère ou vous plains. Je vais même
Jusqu’à me voir féru, parfois à mon grand dam,
D’une inconnue un peu vulgaire, rencontrée
Au coin... non pas d’un bois sacré ! qui m’est sucrée.
XLI
A G***** §
Tu m’as plu par ta joliesse
Et ta folle frivolité.
J’aime tes yeux pour leur liesse
Et ton corps pour sa vénusté.
Mais j’ai détesté tout de suite
La gourmandise de ta chair.
J’abhorre ton besoin de cuite
(Non pas celui qui m’est si cher,
Le besoin d’être avec cet homme
Encore vert qui serait moi),
J’abomine pour parler comme
Il faut, ton goût pour trop d’émoi
Joyeux, gamin, charmant sans doute...
Au fait, j’y pense, je suis vieux
Tant (cinquante ans !) et t’es en route
Pour tes dix-huit ans... pauvre vieux !
XLII
ENCORE POUR G... §
Oui, gamine bonne, je t’aime
Et ce sera mon plus cher thème
D’instinct non moins que de système.
Oui, certes, ô gamine bonne !
Je ne suis docteur en Sorbonne
Non plus que riche ou beau, friponne.
Mes amours ne sont enragées
Et mes passions sont rangées
Comme une boîte de dragées.
Et devant être et voulant être
Raisonnable et pur comme un prêtre
Sérieux, je ne suis le maître,
Las ! de mon cœur qui t’aime, bonne
Gamine ô que si bien friponne !
Et si peu docteur en Sorbonne !
Et je m’ennuie, — ainsi la pluie
Et je me pleure et je m’essuie
Les yeux parce que je m’ennuie
Parce que je suis vieux et parce que je t’aime.
XLIII
POUR S... §
Or j’adore une chaste Suzanne
Dont je serais l’un et l’autre vieillard
Et pour qui donc je brairais comme un âne,
Si n’était par trop chaste ma Suzanne,
Elle rieuse, que non pas ! grasse à lard ?
Mais non plus à l’excès diaphane
Et je serais heureux sans coq-à-l’âne,
Si ne m’était trop chaste ma Suzanne
Et je te dirai tout doucement
Qu’il faudra bien vite oublier ton amant
Fût-ce moi-même, ô chose invraisemblable !
Et je serais alors le plus heureux
Non pas des trois mais que plutôt des deux
Et ce ne serait pas déjà le diable !
XLIV
CHANSON POUR L... §
« Enfin, après deux ans, je te revois » — et t’aime
Pour de bon cette fois,
A cause de ton corps d’abord, et surtout même,
En raison de ta voix
Si bonne et si calmante et qui dicte des choses
Paisibles à mon cœur
Un peu cruel mais doux au fond telles aux roses
Les épines et, sœur
Presque aimée à cause de ta gente sagesse
A travers tant et tant
De gaieté polissonne, et de cette largesse
D’un cœur pourtant prudent,
Que ton cœur et mon cœur régnent donc sans conteste
Sus notre vie à tous
Les deux — et dès ce soir (ô jour, je te déteste !)
Soyons-nous bons et doux !
XLV
A *** §
Ton cœur est plus grand que le mien
Mais le mien peut-être est plus tendre
Qui ne sait que ne pas attendre,
Tant il serait jaloux du tien,
Si je m’étais sûr de la foi
Qu’il faut, chère, que (je te prête), pauvre,
Et que riche, je donne en tout aloi
Bon et meilleur ou pire, en vrai poète.
Mon cœur est moins grand que le tien
Mais le tien peut-être est moins vaste
Qui n’aime guère que le faste
D’être aimé du mien, et fait bien.
XLVI
LE PINSON D’E*** §
C’est très miraculeux : ce pinson si joli
Qui sautillait d’un air attentif et poli
Tout au bout des barreaux, prêtant sa tête fine
A ma bouche lui sifflant l’air de la Czarine,
Il n’est plus ! Le voici sans souffle désormais.
Il avait bien souffert, autant que tu l’aimais !
Maussade, hélas ! et symptôme bien pire encore,
Immobile et muet dans la cage sonore
Du pépiement des autres « hôtes de nos bois »
Et vibrante Dieu sait comme de leurs émois,
De leurs ébats plus fous que les jeux de la houle.
Il s’était accroupi, se contournant en boule,
La tête sous son aile, ayant l’air de dormir,
Et tu gardais l’espoir, cessant de trop gémir,
De le croire en effet endormi... La nuit sombre
Vint, qui nous consola quelque peu. Mais quand l’ombre
Se dissipa, cédant, Soleil, à ton effort,
La vérité nous apparut : il était mort !
[p. 137]
Tu reculas d’horreur malgré tout ton courage
Ordinaire, et n’osais le sortir de la cage.
J’accomplis en ton lieu ce douloureux devoir,
Et toi, dépliant en silence un vieux « Chat noir »,
Le replias sur le petit cadavre avec des larmes,
Linceul approprié, symbole non sans charmes !
Nous débattîmes un long temps l’heure et le lieu
Où rendre les derniers honneurs au petit dieu.
Tout à coup tu pris ton panier déjà célèbre
Et partis sans me prévenir du lieu funèbre
Destiné dans ton cœur à l’enterrement dû,
Emportant en ce « char » l’oiseau, bien entendu.
Quand tu revins, t’avais l’air fier et plein de grâce
De quelqu’un ayant fait, sans bruit et sans grimace,
Ce qu’on peut appeler une grande action :
« Je l’ai jeté dans les caveaux du Panthéon ! »
T’écrias-tu, — puis, car la femme est toujours femme,
Et tes yeux éteignant soudain leur sombre flamme,
Tu repris, et cela me parut aussi beau :
« Il aurait peut-être mieux fait sur mon chapeau ! »
20 février 1892.
XLVII
A E... §
O toi chaude comme l’enfer,
O toi, froide comme l’hiver,
Douce et dure, on dirait du fer
Et de la mousse,
Dure et douce comme la mousse
Et le fer, si dure et si douce,
Va ! sois toi-même ! Un vent te pousse.
Vent de printemps
Et vent d’automne, et tant d’autans
Et de zéphirs sont palpitants,
Dans tes grands yeux mahométans
De catholique
Que j’en reste mélancolique
Et joyeux, et sans plus d’oblique
Madrigal, je t’aime !
O réplique,
Diable angélique.
XLVIII
A E...
pour ses étrennes §
Je méprise, vrai ! ces vers-ci
Mais j’aime le sujet d’iceux,
Les vers sont-ils tendres ou pisseux ?
Mais le sujet est réussi.
Mais j’idolâtre, au fond, ces vers
— Parce qu’ils figurent mon âme
Pisseuse ou tendre — à telle dame
Sur un fond candide ou pervers.
Et ces vers pervers ou candides
Seront le témoignage, au fond,
De choix qui viennent et qui vont
Et finissent d’après d’avides,
D’avidement cruels désirs
Et tout ! par être moins perfides.
1er janvier 1894.
XLIX
A *** §
Mauvaise, criarde, et ça vaut mieux
Qu’en somme bavarde et muette.
Or tel est le vœu de ce poète,
De ce poète criard, bavard et vieux.
Ce poète, bavard et curieux,
Amoureux avant tout de sa tête
Et de ses émotions d’esthète,
Se creuse sa tête d’envieux,
D’envieux plutôt d’être tranquille
Comme un naufragé nageant vers l’île
Où se sécher des flots furieux...
Et comme il se cramponne, le poète,
Avec son bagage lâché d’esthète
A cette mauvaise criarde, et ça vaut mieux !
L
A LA MÊME §
Non. Ce n’est pas vrai. Vous êtes très bonne,
Très sobre de paroles dures vraiment
Et votre verbe est un pur liniment
Toute en voyelles sans la moindre consonne.
C’est la cause pourquoi je vous pardonne
Quelque vivacité dite éventuellement
Et sûrement dans le juste moment
Où je la mérite, et parlant à ma personne.
Car vous êtes franche et ce m’est doux
Dans ce monde vil et surtout jaloux
De ramper autour de quelqu’un pour le tromper
Et c’est très bien ça, ma si chère amie,
Et je vous en estime (et ne mens mie)
Et je t’en aime mieux encor de ne pas me tromper.
LI
POUR LA MÊME §
Zut, il n’en faut plus, c’est une hypocrite
A rebours ou c’est une folle ou, mieux,
Une sotte en cinq lettres, mais de vieux
Jeu, trop Second Empire, — et qui s’effrite.
Car jeune elle est très loin de l’être encor
Et la date de sa naissance est un trésor
De suppositions contradictoires.
Cela ne ferait rien sans doute au cas présent
Moi n’étant plus non plus l’adolescent
Épris de sa cousine, lys ! ivoires !
Mais surtout elle est sotte, démérite
Pire à mes yeux que tous maux sous les cieux
Et, tort non moindre en surplus à mes yeux,
Elle a le don qui fait que je m’irrite.
LII
A UNE DAME QUI PARTAIT POUR LA COLOMBIE §
Notre-Dame de Santa Fé de Bogota
Qui vous apprêtez à faire le tour de ce monde,
Or, mon émotion serait par trop profonde
Dans le chagrin réel dont mon cœur éclata
A la nouvelle de ce départ déplorable
Si je n’avais l’orgueil de vous avoir, à ta-
Ble d’hôte, vue ainsi que tel ou tel rasta
Et de vous devoir ce sonnet point admirable.
Hélas ! assez, mais que voici de tout mon cœur
Tel que je l’ai conçu dans un rêve vainqueur
Dont, hélas ! je reviens avec le bruit qui grise
D’un tambourin, bruyant sans doute mais gentil
D’être, grâce à votre talent de femme exquise-
Ment amusante, décoré d’un doigt subtil.
LIII
A E***
I §
Lorsque nous allons chez Vanier
Dans des buts peu problématiques,
Tu portes un petit panier
Moins plein d’objets aromatiques,
Persil, cerfeuil, ès-authentiques
Torsades d’un savant vannier
Et tels bouquins pour les boutiques
Que le Quai ne peut renier,
Moins plein, dis-je, de toutes choses
Que de ceci : soucis moroses,
Querelles affreuses, raisons
Mauvaises, à jeter en Seine,
Si qu’au retour, sans plus de scène,
Tout bonnement nous nous baisons.
II
a propos d’un petit panier qu’il avait démoli au bras d’une dame dans un moment de vivacité §
Lorsque nous allons chez VanierDans des buts peu problématiquesTu portes un petit panier...
Il est mort le petit panier !
Je l’ai détruit lors d’une scène.
Irons-nous encor chez Vanier ?
Il est mort le petit panier !
Dire que ton œuvre, vannier,
Je l’ai tuée au bord de Seine.
Il est mort le petit panier !
Je l’ai détruit lors d’une scène.
Je ne suis pas trop fier, vraiment,
De ça qui n’est pas mon chef-d’œuvre,
Tant s’en faut, je le dis crûment.
Je ne suis pas trop fier, vraiment,
[p. 146]
Et même un remords véhément,
Me mord ainsi qu’une couleuvre.
Je ne suis pas trop fier, vraiment,
De ça qui n’est pas mon chef-d’œuvre.
Heureusement il est un dieu
Pour ceux que la... colère enivre.
Et ce dieu-là n’est pas un pieu.
Heureusement il est un dieu
Qui t’inspirait. Après l’adieu
Dit, que ce gage dût revivre.
Heureusement il est un dieu
Pour ceux que la... colère enivre.
Et, comme autrefois le phénix,
Il reparaît beau, vaste même,
Disant à l’âpre Parque : Nix !
Et, comme autrefois le phénix,
Le revoici, d’après un X
Où tel pipo perd son barême.
Oui, comme autrefois le phénix,
Il reparaît beau, vaste même.
Nous irons encor chez Vanier
Dans des buts peu problématiques.
Encor qu’il semble le nier,
Nous irons encor chez Vanier
[p. 147]
Avec cet énorme panier
Plein de choses mal esthétiques.
Nous irons encor chez Vanier
Dans des buts peu problématiques.
Et nous en reviendrons toujours
Après avoir, sans plus de scène,
Vidé vos querelles, amours,
Et nous en reviendrons toujours,
Après vous avoir jetés, lourds
Soupçons et faux propos, en Seine,
Aux vrais propos, mais pour toujours,
Aux francs baisers sans plus de scène.
LIV
ANNIVERSAIRE §
À William Rothenstein.
« Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva. »
Je ne crois plus au langage des fleurs
Et l’Oiseau bleu pour moi ne chante plus.
Mes yeux se sont fatigués des couleurs
Et me voici las d’appels superflus.
C’est en un mot, la triste cinquantaine.
Mon âge mûr, pour tous fruits tu ne portes
Que vue hésitante et marche incertaine
Et ta frondaison n’a que feuilles mortes !
Mais des amis venus de l’étranger,
— Nul n’est, dit-on, prophète en son pays —
Du moins ont voulu, non encourager,
Consoler un peu ces lustres haïs.
Ils ont grimpé jusques à mon étage
Et des fleurs plein les mains, d’un ton sans leurre.
Souhaité gentiment à mon sot âge
Beaucoup d’autres ans et santé meilleure.
Et comme on buvait à ces vœux du cœur
Le vin d’or qui rit dans le cristal fin,
Il m’a semblé que des bouquets, en chœur,
Sortaient des voix sur un air divin ;
Et comme le pinson de ma fenêtre
Et le canari, son voisin de cage,
Pépiaient gaiement, je crus reconnaître
L’Oiseau bleu qui chantait dans le bocage.
Paris, 30 mars 1894.
LV
A MON ÉDITEUR
I
misère §
Je veux dépeindre en ce sonnet
Toute mon indignation
Contre ce Vanier qu’on connaît,
Aussi la résignation
Qu’il me faut (avec l’onction
Nécessaire au temps où l’on est,
Temps gaspillé sous l’action
D’une jeunesse qui renaît).
Or ce Vanier dont la maison
Telle celle dite Pont-Neuf
N’est pas au coin du quai, raison
Insuffisante à mon courroux
Terrible, tel celui d’un bœuf,
Oui, ce Vanier n’a pas de sous
II
richesse §
A me mettre hélas dans la poche,
Mais demain comme il sera tendre
Il n’est tel que de bien attendre
Avec une tête de Boche,
Et la chose d’être un gavroche
Qui ne voudrait plus rien entendre
Que d’être un gas plus ou moins tendre
Sans peur autant que sans reproche
Et je vais enfin, digne et riche,
Mieux qu’un militaire en Autriche,
M’épandre et me répandre encore
En un luxe sans fin ni bornes
Qui, bœuf littéral que décore
Sa force, te montre les cornes,
Misère qui voudrait me proposer des bornes.
LVI
A LÉON VANIER
I §
Vous voulez tuer le veau gras
Et qu’un sonnet signe la trêve.
Très bien, le voici, mais mon rêve
Serait pour sortir d’embarras
Et nous bien décharger les bras
De la manière la plus brève,
— Tel un lourd fardeau qu’on enlève —
Que ce veau fût d’or et très gras,
Afin que parmi cette foule
Qui nous bouscule et que l’on roule,
Nul, voyant ce pacte nouveau
Dûment paraphé de nos plumes,
Au bas de l’acte où nous nous plûmes,
Nul ne dise : « On dirait du veau ! »
A LÉON VANIER
suite au 1er sonnet
II §
Or puisque le veau d’or a lieu
Et qu’on ne dirait plus du veau,
Il nous faut d’abord prier Dieu
De bénir le pacte nouveau.
Pour nous ruer à des travaux
Tout bonnement prodigieux.
Prose au kilo, vers frais ou faux,
Qu’importe ? Tant pis et tant mieux !
Nouer et dénouer des nœuds
Gordiens ou non, et n’étant
Pas plus des princes que des bœufs.
Néanmoins, peiner tant et tant
Que vous fassiez une fortune bœuf
Et que moi j’achetasse un courage neuf.
Jour de Noël 1892.
LVII
TOAST A DISTANCE §
Aux Rosati.
Gens du Nord, mes compatriotes,
Hélas ! je vous avais promis
Quelques mots à propos de bottes
Comme on en échange entre amis
Sous le titre de conférence
Que l’on galvaude en de vains us
J’aurais gaiement pour l’occurrence,
En propos exprès décousus
Parlé longtemps de la contrée
A laquelle malgré Paris
Et sa rumeur démesurée
Répondront toujours nos esprits.
Lille, Arras, Douai, Valenciennes,
Que sais-je encore, Saint-Quentin !...
Hélas ! des douleurs anciennes
Me tiennent du soir au matin,
A ce qu’on croit rhumatismales,
Et le docteur, féroce et doux,
Me défend en phrases normales,
Trop normales, d’aller vers vous ;
Mais il me fait espérer, comme
Il sied, quand vos toasts enviés,
Dans un mois je serais votre homme.
En attendant, si vous buviez !
22 février 1894.
LVIII
SOUVENIR DE MANCHESTER §
À Théodore C. London.
Je n’ai vu Manchester que d’un coin de Salford
Donc très mal et très peu, quel que fût mon effort
A travers le brouillard et les courses pénibles
Au possible, en dépit d’hansoms inaccessibles
Presque, grâce à ma jambe male et mes pieds bots,
N’importe, j’ai gardé des souvenirs plus beaux
De cette ville que l’on dit industrielle, —
Encore que de telle ô qu’intellectuelle
Place où ma vanité devait se pavaner
Soi-disant mieux, — et dussiez-vous vous étonner
Des semblantes naïvetés de cette épître,
O vous ! quand je parlais du haut de mon pupitre
Dans cette salle où l’« élite » de Manchester
Applaudissait en Verlaine l’auteur d’Esther,
Et que je proclamais, insoucieux du pire
Ou du meilleur, mon culte énorme pour Shakespeare.
30 janvier 1894.
LIX
FOUNTAIN COURT §
À Arthur Symons.
La Cour de la fontaine est, dans le Temple,
Un coin exquis de ce coin délicat
Du Londres vieux où le jeune avocat
Apprend l’étroite Loi, puis le Droit ample :
Des arbres moins anciens (mais vieux, sans faute)
Que les maisons d’aspect ancien très bien
Et la noire chapelle au plus ancien
Encore galbe, aujourd’hui... table d’hôte...
Des moineaux francs picorent joliment
— Car c’est l’hiver — la baie un peu moisie
Sur la branche précaire, et — poésie !
La jeune Anglaise à l’Anglais âgé ment...
Qu’importe ! ils ont raison, et nous aussi,
Symons, d’aimer les vers et la musique
Et tout l’art, et l’argent mélancolique !
D’être si vite envolé, vil souci !
« Et le jet d’eau ride l’humble bassin »
Comme chantait, quand il avait votre âge,
L’auteur de ces vers-ci, débris d’orage.
Ruine, épave, au vague et lent dessin.
Londres, novembre 1894.
LX
A EDMOND LEPELLETIER §
Mon plus vieil ami survivant
D’un groupe déjà de fantômes
Qui dansent comme des atomes
Dans un rais de lune devant
Nos yeux assombris et rêvant
Sous les ramures polychromes
Que l’automne arrondit en dômes
Funèbres où gémit le vent,
Bah ! la vie est si courte en somme
— Quel sot réveil après quel somme ! —
Qu’il ne faut plus penser aux morts
Que pour les plaindre et pour les oindre
De regrets exempts de remords,
Car n’allons-nous pas les rejoindre ?
LXI
JEAN RICHEPIN §
« Spéticans ! »
(F. Villon.)
Richepin
N’est pas le nom d’un turlupin
Ni d’un marchand de poudre de perlinpinpin
C’est le nom d’un bon bougre et d’un gentil copain.
Écoutez :
Il blasphème de tous côtés,
Au Bourgeois même il dit de sales vérités,
Ses marins à l’Opér’Com’ seraient peu cotés.
Tout le mal
Il le chante d’un ton normal
Et c’est, à dire vrai, le plus pire animal.
Mais les gueux
Combattant, souffrant avec eux
Il les aime de quel amour noble et fougueux !
LXII
A ARTHUR RIMBAUD
I §
Mortel, ange ET démon, autant dire Rimbaud,
Tu mérites la prime place en ce mien livre
Bien que tel sot grimaud t’ait traité de ribaud
Imberbe et de monstre en herbe et de potache ivre.
Les spirales d’encens et les accords de luth
Signalent ton entrée au temple de mémoire
Et ton nom radieux chantera dans la gloire,
Parce que tu m’aimas ainsi qu’il le fallut.
Les femmes te verront grand jeune homme très fort,
Très beau d’une beauté paysanne et rusée,
Très désirable d’une indolence qu’osée !
L’histoire t’a sculpté triomphant de la mort
Et jusqu’aux purs excès jouissant de la vie,
Tes pieds blancs posés sur la tête de l’Envie !
LXIII
A ARTHUR RIMBAUD
sur un croquis de lui par sa sœur
II §
Toi mort, mort, mort ! Mais mort du moins tel que tu veux,
En nègre blanc, en sauvage splendidement
Civilisé, civilisant négligemment...
Ah, mort ! Vivant plutôt en moi de mille feux
D’admiration sainte et de souvenirs feux
Mieux que tous les aspects vivants même comment
Grandioses ! de mille feux brûlant vraiment
De bonne foi dans l’amour chaste aux fiers aveux.
Poète qui mourus comme tu le voulais,
En dehors de ces Paris-Londres moins que laids,
Je t’admire en ces traits naïfs de ce croquis,
Don précieux à l’ultime postérité
Par une main dont l’art naïf nous est acquis,
Rimbaud ! pax tecum sit, Dominus sit cum te !
LXIV
A Mlle RENÉE ZILCKEN §
O Mademoiselle Renée,
Fillette exquisement mignonne,
Que le bon Dieu toujours vous donne
Vie élégante et fortunée.
Grandissez dûment bien-aimée
Dans la sagesse douce et bonne
Sous l’œil qui sourit et s’étonne
De votre famille charmée.
Soyez l’espoir et le bonheur
De votre père, lui, l’honneur
De l’art et de votre famille
Et de votre mère, l’honneur
Et la grâce d’une famille
S’étonnant de tout ce bonheur.
La Haye, octobre 1892.
LXV
A Mlle EVELINE §
Eveline, mais c’est Ève
En miniature et c’est
Tout le charme et tout le rêve
Que notre esprit caressait
Quand naguère il s’agissait
Encore d’enfance brève
Qui grandit et grandissait
Dans la femme qui s’achève.
Mais où va donc mon Sonnet ?
Vous êtes toute mignonne
Et l’âge en fleurs vous couronne.
Votre âge gai ne connaît
Que l’innocence divine...
Riez, petite Eveline !
LXVI
A Mlle LÉONIE R... §
Vous emplissez d’un bruit gentil, quoique terrible,
Ma tête que console un tapage d’enfant,
— Et mon cœur qu’il est difficile qu’on console !
Vous me rendez la joie et je suis triomphant
De moi-même, ce moi-même qui fut horrible
Lorsqu’une enfant aussi, criait, méchante et folle
Et bonne, au fond, quand j’étais moi-même un enfant
Aux yeux vrais, au sang pur comme d’une mouette
Qui revient de très loin, ainsi que ce poète.
LXVII
A Mlle JEANNE VANIER §
Parfois dans un local plein de livres, deux hommes
Se gourment presque, bien que bons garçons au fond ;
C’est votre père et moi dont les paroles vont
De l’offre à la demande en quels écarts de sommes !
Je n’ai pas l’air commode. Il est mal disposé.
Choc terrible ! Soudain, au fort de la querelle,
Petite et fine à la croire surnaturelle,
Une enfant apparaît, grands yeux noirs, teint rosé.
Elle s’enquête, elle tremble, comme inquiète
— Sérieusement trop ? Non, — du bruit de tempête
Que vont menant ce monsieur chauve et son papa
Souriants sur-le-champ, — et voici la paix faite
Entre, en un mutuel et franc meâ culpâ,
Votre père, éditeur, et moi, votre poète.
Paris, 21 avril 1894.
LXYIII
SUR UN BUSTE DE MOI §
Pour mon ami Niederhausern.
Ce buste qui me représente
Auprès de la postérité
Lui montre une face imposante
Pleine de quelle gravité !
Devant cette tête pesante
Du poids tous les jours augmenté
D’une pensée, ô pas puissante
D’un souci plutôt entêté,
Qu’est-ce que vont dire les femmes
Et les hommes des temps futurs ?
« Au fait, on sent, sous ces traits durs
Et derrière ces yeux aux flammes
Noires, un monsieur malveillant,
Mais le sculpteur eut du talent. »
LXIX
A RAYMOND MAYGRIER §
« ... L’histoire véridique
De la langouste atmosphérique. »
(L’Œil crevé.)
Comme la langouste d’Hervé
« Qui portait l’herbe magique,
« Sur sa croupe magnétique »
Mieux que la langouste d’Hervé,
Que ce crustacé controuvé,
Vous possédez l’art magique
Et même le magnétique...
Fi d’un crustacé controuvé !
Puis, vous êtes graphologue,
Et démêleriez, tonnerre ! une églogue
Dans un grimoire où Nostradamus perdrait son latin.
Bon Maygrier, sorcier rose,
Magicien blanc sans rien de morose,
Dites, prédisez-moi quelque plus sortable destin.
LXX
A Mlle ADÈLE §
Mademoiselle Adèle
Vous êtes un modèle :
D’ordre et d’autorité
Qui m’auriez complété !
Mademoiselle Adèle,
Vous êtes un modèle
De joie et de gaîté
Viv’ votre autorité !
Vous m’avez dit des choses,
Presque le drapeau rose
Qu’est le drapeau français,
Vous m’avez dit des choses,
Presque le drapeau rouge
Qu’on voit sur votre bouche.
LXXI
A Mme MARIE A...
pour sa fête §
Le poète n’est pas très riche !
Aussi, devant ce frais jardin
De bouquets dignes d’un Éden,
Se voit-il forcé d’être chiche
En ce jour de sainte Marie,
Votre fête, et chiche à ce point
De ne contribuer, las ! point
A cette éclosion fleurie
De sympathie et d’amitié.
Il se contente avec remords
De vous offrir, non pas des ors
Ni même d’humbles rangs de perles,
Mais son petit air pépié,
Comme le plus humble des merles.
LXXII
A RODOLPHE DARZENS §
Jeune homme élancé
Comme un peuplier,
Qui donc a pensé
Qu’on pût t’oublier
Dans ce livre si
Vraiment amical ?
Quel sot réussi,
Quel crétin fécal ?
Jeune homme élancé
Vers la vie et vers
L’art et les beaux vers,
Enfant annoncé
Par ta chanson, viens,
Entre et sois des miens.
LXXIII
A HENRI BOSSANNE §
Bon imprimeur de la première édition
De « Dédicaces »,
Vous vîntes à Paris dans une intention
Des plus cocasses :
S’agissait de me voir, de m’interviewer
Pour la province,
Apprendre ce que pouvait agir et rêver
Ce moi si mince.
Or il advint qu’au jour où j’eus le cher plaisir
De vous connaître
J’étais chez moi, rideaux tirés sur la fenêtre,
En manches de chemise et chaussons de loisir,
Avec deux femmes !!!
Et vous : « Ce n’est donc pas CE prince des infâmes ! »
LXXIV
A MAX ROSA §
Rosa n’est pas « rosa » la rose,
Ni Salvator, peintre en brigands,
Ni la belle dame aux longs gants
Qu’un tel pronom signe ou suppose,
Ni l’un de ces rois de la pose,
Señores par trop élégants
Ou senhores plus qu’éloquents,
Ou « rastas » pour dire la chose.
Rosa, c’est le nom d’un ami,
Parisien de bonne souche
Et Français non point à demi.
Il est prompt à prendre la mouche,
Mais le chagrin d’autrui le touche :
Dear friend, I’m sorry ; think of me.
LXXV
A Mlle A. ROM*** §
Ce nom, Sedan ! me dit de vacances d’enfance,
De passages en « diligence » dans un bruit
Joyeux de clics-clacs et de vitraille qui fuit
Vers un horizon gai qu’on dirait qui s’avance.
Ce mot, Sedan ! m’évoque, ainsi qu’à tous en France
Une plaine lourde de sang, blême de nuit,
Des cris éteints qu’une rumeur de rêve suit,
Sur quoi plane très haut comme de l’espérance.
Sedan ! Sedan ! pourtant il sonne encore doux
Et frais, non plus pour l’avenir ou la mémoire,
Mais bien dans le présent bien vivant, grâce à vous
Il sonne, il brille, le futur nom de victoire :
Accent joli, mignon entrain toujours accru
Et l’Ardennais qu’est moi presque, en reste féru.
LXXVI
A A. DUVIGNEAUX
trop fougueux adversaire de l’orthographe phonétique §
É coi vréman, bon Duvignô.
Vou zôci dou ke lé zagnô
Ê meïeur ke le pin con manj.
Vou metr’an ce courou zétranj
Contr (e) ce tà de brav (e) jan
O fon plus bête ke méchan
Drapan leur linguistic étic
Dan l’ortograf (e) fonétic ?
Kel ir (e) donc vou zambala ?
Vizavi de cé zoizola
Sufi d’une parol (e) verde.
Et pour leur prouvé san déba
Kil é dé mo ke n’atin pa
Leur sistem (e), dison-leur :... !
LXXVII
A RODOLPHE SALIS §
Cabaretier miraculeux,
Ainsi qu’eût dit le bon Pétrus
Aux temps déjà si fabuleux
Du romantisme et de ses us ;
Cabaretier miraculeux
Et bonisseur digne d’Ursus,
Puis ennemi méticuleux
De la sottise et de ses us ;
Salis qu’on prénomme Rodolphe,
Créateur, comme Prométhée !
Flot de liquides, tel un golfe !
O Maître, nul ne t’est athée,
Sauf quelque muffle, lymphe et dartre,
En ton domaine de Montmartre.
LVXIII
A LÉON CLADEL §
Tu fus excessif
Et je t’en aimais
D’un amour plus vif,
Plus vif que jamais,
Depuis que la mort,
Cette vie en mieux,
A brisé l’effort
De Toi vers les cieux,
Vers des cieux voulus
Par ta volonté,
Des cieux absolus,
Toi ressuscité
Aux fins, glorieux.
D’une vie en mieux
25 juillet 1892.
LXXIX
POUR MARIE*** §
À F.-A. Cazals.
Chez nos anciens c’était une bonne coutume
Que la dame de nos amis fut célébrée.
Je veux donc dire de ma voix la mieux timbrée,
Et les tracer du bec de ma meilleure plume,
Vos mérites et vos vertus dans l’amertume
Douce de vous savoir d’un autre énamourée
Mais d’un autre... moi-même — et la tâche sacrée
D’exalter et de promouvoir, or je l’assume,
La louange de vos yeux qui le surent voir,
Celle de votre cœur qui put gagner le sien,
Et celle due à votre, hélas ! fidélité !
Et, consolation ! celle du bon vouloir
Qui fait que votre main, sûre du respect mien
Serre la mienne en lui, sûr de ma loyauté.
LXXX
A GUSTAVE LEROUGE §
La vie est vraiment si stupide que, ma foi !
J’ai, devant cette perspective plus que bête,
Résolu de n’être absolument qu’un poète
Sans plus, et de vieillir ainsi, ne sachant quoi
Que ce soit, que d’aimer au hasard devant moi.
Aimer pour ne haïr, aimer d’amour honnête
Ou non, d’estime ou d’intérêt, en proxénète
A moins qu’en martyr, et n’ayant plus d’autre émoi !
Lerouge ! Et vous ? Tout cœur et toute flamme vive,
Qu’allez-vous faire en notre exil ainsi qu’il est,
Vous, une si belle âme en un monde si laid ?
Bah ! faites comme moi, dussent trouver naïve
Votre ample expansion ceux forts que fallait
Aimer sans fin ni loi. Et qui m’aime me suive !
LXXXI
AU COMPAGNON LARTIGUES §
Pour Henri Cholin.
Vous qui ne connaissez de brigue
Que la seule briguedondaine
Et n’ourdissez jamais d’intrigue
Qu’en l’espoir de quelque fredaine,
Un penser d’amour et de haine
Pourtant vous hante et vous fatigue
Et vous fait plate la bedaine :
L’amour du Pauvre, bon Lartigue !
L’amour du Pauvre mieux peut-être
Que celui du moderne prêtre
Et de l’actuel philanthrope.
Si cela c’est être anarchiste
Inscrivez-moi sur votre liste.
— Et que saute la vieille Europe !
Hôpital Broussais, 15 janvier 1893.
LXXXII
A M. LE DOCTEUR CHAUFFART §
Le poète n’est parbleu pas ce que l’on croit.
Il n’a que quand il veut toutes les ignorances
Sans trop d’âpre verdeur ou de préjugés rances
Et parfois même il sent profond et pense droit.
Son regard va, cruel et précis comme un doigt
Et sa tête, qui sait mûrir les apparences,
Taisant soudain ses bruits de peurs et d’espérances,
Voit terriblement clair à ce qu’autrui lui doit.
Non son cœur, proie intarissable à l’infortune,
Mais sa tête, après tout auguste, et cœtera,
Et dès lors pour beaucoup s’amasse une rancune
Qui saura s’assouvir, advienne que pourra.
Mais, ô fraîcheur ! pour quelques-uns elle recense
Et réserve, à tout prix ! quelle reconnaissance !
LXXXIII
A AMAN JEAN
sur un portrait enfin reposé qu’il avait fait de moi §
Vous m’avez pris dans un moment de calme familier
Où le masque devient comme enfantin comme à nouveau.
Tel j’étais, moins la barbe et ce front de tête de veau
Vers l’an quarante-huit, bébé rotond, en Montpellier.
J’allais dans des Peyroux, tranquillement avec ma bonne,
J’y faisais mille et des fortins de sable inexpugnables
Et des fossés remplis, mon Dieu, des eaux les moins potables
Suivant l’exemple que Gargantua pompier nous donne.
J’y voyais passer des processions, des pénitents
Et proclamer la République en ces candides temps
Où tant d’un tas d’avis n’étaient pas encore inventés.
Mais malgré ce souci de nos jours qu’il agite et trouble
Et d’autres ! au tréfonds de mes moelles encor butées
Je demeure assuré, — conforme à votre excellent double.
LXXXIV
A Mme MARIE P... §
O jeune chevelure blanche
Pomponnant gaiement une face
Passionnée et perspicace
Aux yeux très bons, mais, en revanche,
Très méchants, très poing sur la hanche,
Pour peu qu’un faquin les agace,
Que fin de siècle et fin de race
Vous êtes, chevelure blanche,
Lorsque vous vous pavanez sous
Ce chapeau mousquetaire noir
Et qu’il fait plaisant de vous voir
Panache fier aux fiers remous,
Fleur pompadour — gare, Tircis !
D’une toilette Médicis !
LXXXV
A CÉSAR C. §
Vous êtes la douceur elle-même et la paix,
Et c’est au nom de quoi, mon ami, je vous aime,
Comme étant la douceur et — oui ! la paix, moi-même,
La paix, comme je veux, la douceur, où je vais !
Parfois, c’est vrai, je suis méchant et non mauvais.
Je ne suis plus celui que trouble le problème,
Je ne suis plus celui qu’envolait le poème,
Je ne suis, par instants, que « fais donc ce que fais »,
Instinctif, et, sinon terrible, près de l’être,
Comme vous m’avez vu, puis, comme un mauvais prêtre
Affreux d’hypocrisie et vil de faux honneur,
Mais ensuite, et de vous, ami, prenant l’exemple,
Sérieusement doux et paisible donneur
De douceur et de paix dès la porte du temple.
LXXXV
A BIBI-PURÉE §
Bibi-Purée
Type épatant
Et drôle tant !
Quel Dieu te crée
Ce chic, pourtant,
Qui nous agrée,
Pourtant, aussi,
Ta gentillesse
Notre liesse,
Et ton souci,
De l’obligeance,
Notre gaîté,
Ta pauvreté,
Ton opulence ?
LXXXVIII
A UN PASSANT §
Mon cher enfant que j’ai vu dans ma vie errante,
Mon cher enfant, que, mon Dieu, tu me recueillis,
Moi-même pauvre ainsi que toi, purs comme lys.
Mon cher enfant que j’ai vu dans ma vie errante !
Et beau comme notre âme pure et transparente,
Mon cher enfant, grande vertu de moi, la rente
De mon effort de charité, nous, fleurs de lys !
On te dit mort... Mort ou vivant, sois ma mémoire !
Et qu’on ne hurle donc plus que c’est de la gloire
Que je m’occupe, fou qu’il fallut et qu’il faut...
Petit ! mort ou vivant, qui fis vibrer mes fibres,
Quoi qu’en aient dit et dit tels imbéciles noirs,
Petit compagnon qui ressuscitas les saints espoirs,
Va donc, vivant ou mort, dans les espaces libres.
LXXXVIII
POUR ROBERTE §
À Henri Degron.
Seconde âme de mon ami, son autre cœur,
Roberte, or, vous voici veuve... pour une année,
Et je viens avec vous penser à sa langueur
A lui loin de vos yeux à vous, sa Destinée
En quelque sorte, et très pieusement je viens
Et reviens avec vous tristement vous redire
Qu’il pleure autant que vous et que, non son martyre
(Ce serait blasphémer, car nous sommes chrétiens)
Mais son impatience est égale à la vôtre.
Et ne faisons donc plus ici le bon apôtre
Et parlons franchement d’un chagrin trop réel,
Sans rien exagérer puisque, Roberte chère,
Il va bien, il vous aime bien et que son ciel
C’est de vous revoir comme il est sûr de le faire.
LXXXIX
AU VICOMTE DE LAUTREC §
Ce n’est pas un bonjour tout sec,
Mon cher Guy, vicomte Lautrec,
Que je vous donne, c’est, avec
Un vœu qui ne part pas du bec,
Mais un qui vient du cœur vraiment
Et ce, sous la foi du serment...
D’ailleurs vous savez qu’il ne ment,
En dépit de la rime en ment...
— Rime calomniée et trop
Méprisée ainsi qu’un sirop
Qui sucrerait trop un poison !
Et voici ma forte raison :
Souvenez-vous de l’hôpital !
Vous voyez que c’était fatal.
1erjanvier 1893.
XC
POUR Mlle D. A. §
Je vous aime trop, Andrée,
Au trot, comme au galop !
Vous êtes mon adorée
Au galop tout comme au trot.
Andrée, ô je t’aime trop
(Bien que trop dans la purée)
Et c’est au trot que je bée
Après ton jupon salop.
Puis chantons-nous la romance
Qu’il faut que l’on recommence
Comme oiseaux sans feu ni lieu
Et prouvons-nous l’espérance,
Et la bonne confiance
Qu’on se doit au nom de Dieu.
XCI
A PH...
I §
Tu me demandes des vers,
Ça, c’est gentil comme un cœur.
En voici, mais point pervers :
Car mon amour, tout vigueur,
Tout force et dévouement jusque
Au sang mien, tu ne l’ignores
Pas, a cessé tout ton brusque
Depuis qu’il a vu, sonores,
Les rives du sombre bord
S’étrécir autour de lui,
Sonores cris de mort,
Et qu’il t’a vue en l’ennui.
De la crainte légitime
D’un trépas sans conscience
De soi-même. — Aussi ma rime
Fleure aujourd’hui d’innocence !
Et demain en fleurira.
Car notre amour est sacré,
Témoin des et (cœtera)
D’un deuil qui viendra, malgré
Tout, et songeons bien, chérie,
A ces tristes fins dernières.
Hélas ! ma pauvre chérie,
Songeons à nos fins dernières.
Hôpital Broussais, 9 juillet 1893.
XCII
A LA MÊME
II §
Oui, soyons-nous poète et muse
Mais dans le mode familier,
Nous avons passé le millier
Des heures jeunes où l’on ruse
Pour faire croire aux bonnes gens
Dont on est le premier soi-même.
Qu’on n’aime en tout ça que l’extrême !
Fiers, paradoxaux, exigeants.
La vie avec sa vraie outrance
A pris soin de nous corriger
Du travers de nous rengorger,
Ne nous laissant de l’espérance
Rien que la simple illusion
D’être un couple encore sensible
Et ne livrant à notre cible
Qu’un but, la résignation !
Ce lot est préférable en somme.
A des appétits qu’il est bon,
Toi, veuve au fait, moi ce barbon,
De régler de sorte économe.
Profitons, puisqu’il en est temps —
De cette sagesse dont l’âge
Qui vient dote notre ménage.
Pour faire œuvre de pénitents ?
Que non pas ! Fîmes-nous des crimes ?
Pas mal de péchés voilà tout.
De ces péchés légers qu’absout
Le seul pardon de leurs victimes,
Et leurs victimes ce fut nous,
De ces victimes sans rancune.
Toi, reste encor longtemps ma brune.
Toujours la bonne qu’à genoux
Invoquent mes instants de doute,
De tristesse ou de désespoir,
[p. 194]
Mon étoile dans le ciel noir,
L’auberge fraîche en l’âpre route.
Moi devenu calme — ce n’est
Pas malheureux, car tant de frasques,
Et de rôles, sous que de masques ! —
Je suis celui qui ne connaît
Et ne chante plus que les choses,
Et l’humanité qu’il convient.
La vérité seule me tient,
Soient ses aspects sombres ou roses.
Mes vers épris dorénavant,
De la raison mais de la saine
Ne déclameront plus en scène...
Ils vivront dans tout cœur vivant.
XCIII
A LA MÊME
III §
Ah ! d’être heureux puisqu’on le peut, puisque la vie
Tumultueuse nous a tué toute envie
Autre que d’être calme en un lieu calme enfin !
Nous boirons quand nous aurons soif. Quant à la faim,
Des repas frugaux mais nourris sauront l’éteindre.
Que nous dussions jamais l’un ou bien l’autre atteindre
Aux splendeurs, aux sommets, nous en désespérons,
En nous aimant plus fort, nous nous consolerons.
Les dimanches et jours de fêtes, car tu goûtes
Ça, l’on ne verra plus que nous deux sur les routes
De Sèvres à Clamart et de Meudon au Pecq,
Avec des propos gais, mais retenus au bec.
Nous rentrerons vanés, fauchés — l’or embarrasse
Parfois — et puis nous dormirons, chair lasse,
Après, hein ? Si tu veux, des manières à nous.
Et je commencerai la fête à tes genoux.
[p. 196]
Puis sur ton cœur, et nous dormirons sans grand rêve.
L’hiver, nous irons au théâtre ! je n’en crève
Plus de désir, mais toi tu raffoles de ça.
Et nous verrons de beaux décors qu’un tel brossa,
Et nous applaudirons tel calembour superbe.
Puis nous irons coucher, mieux encor que sur l’herbe,
Dans le grand lit de châtaignier qu’aura vu tant
De fois moi dans le paradis, sage et prudent,
Qu’est devenu le tien pendant nos durs passages
D’ailleurs c’est ça, restons toujours prudents et sages
Quelqu’un nous bénira qui déjà nous bénit.
Aimons-nous en époux apaisés dans leur nid.
La tendresse n’y perdra rien, tout au contraire
— Rien d’exquis que d’être aux yeux des gens sœur et frère !
Hôpital Broussais, 12 juillet 1894.
XCIV
A EDMOND PICARD §
Puisqu’il n’est pas permis en ce libre pays
Qui pourtant fut la France et prétend encore l’être,
De parler librement d’un homme libre et maître
De soi, d’un citoyen, d’un artiste, — obéis,
Poète, à ton idée, et faisons ébahis !
Les sots et les puissants, — même chose peut-être, —
En célébrant cet homme, un soldat ? Non. Un prêtre ?
Non ! tout cela dans toi, Picard, qui ne trahis
Ni ta foi politique (en ce siècle critique
Il sied vraiment d’avoir une foi politique).
Ni la foi littéraire, artistique qu’il faut
Avoir aussi pour consoler l’âme indignée
Des choses de la vie encor que résignée
Et pour laquelle on meurt aussi, car ce le vaut.
Hôpital Broussais, juillet 1893.
XCV
A FRANCIS POICTEVIN §
Toujours mécontent de son œuvre
D’autant plus exquise de flou
Et d’amour de l’art dûment fou
Où la limace et la couleuvre
Ne peuvent rien qu’user leur dent
Et leur bave, n’est-ce pas, presse
Littéraire en général. Qu’est-ce
Que cet indicible imprudent
Qui n’écrit pas pour la publique
Moyenne et jamais ne réplique
Aux haros que par le halo
D’un esprit en bonne fortune,
Mystérieux comme la Lune
Clair et sinueux comme l’Eau.
18 septembre 1894.
XCVI
A PH*** §
Le petit chien est mort. Quel dommage ! il était
Si gentil ! Blanc pur que du jaune tachetait,
D’un jaune on eût dit d’or brunissant. Sa gueugueule
Et son nénez, roses tous deux, semblaient la seule
Chose vivante en lui ; car son corps trop dodu
Ne rendait pas le mouvement qui semblait dû
A cet être qu’un charme spécial décore ;
Quant à sa queue, elle était bien trop jeune encore
Pour rire ou pour pleurer, pour frétiller, enfin,
De joie ou de chagrin, ou de soif ou de faim.
Il piaulait, jadis miaulait, même
Piaillait, tant son cri formait la voix suprême
De l’animal dans son innocence, oiseau, chat ;
Mais du chien proprement, rien qui s’en rapprochât
Qu’un grêle, si l’on veut aboiement plus semblable
Au chant du colibri dans la forêt d’érable.
Il nous léchait, le pauvre aveugle encore un peu,
De sa langue imperceptible, quand, d’instinct, comme
[p. 200]
D’une flèche soudaine, il roula, le chétif être,
Ses yeux tournés vers sa maîtresse et vers son maître,
Et mourut, nous presque pleurant, tout blancs, tout sots,
Ses pattes frêles en l’air, comme les oiseaux.
XCVII
AU GÉRANT DU MULLER §
Vous êtes nancéien et moi je suis messin :
Vive donc à jamais cette vieille Lorraine
Qui nous vit naître et nous réchauffa dans son sein
Et dont, fils pieux, nous baisons le front de reine.
Captive, en attendant l’heure où le duc tocsin,
Le pur tocsin à la voix terrible et sereine,
Apre cri de gorgone et doux chant de sirène,
Dictera le devoir messin et nancéien.
— En attendant encor, hôte de la grand’ville,
Malgré ton délice, ô bon « cru » de Tantonville
Et tout ce que Munich vend de nectar trop clair
Et tout ce que Dublin et tout ce que Bruxelles
Brassent à l’intention de nos escarcelles,
L’heure de savourer la bière de Müller.
XCVIII
A E...
en lui offrant « mes prisons » §
Je suis prisonnier de tes yeux
Toujours, — et parfois de tes bras.
Mais ne plains pas ces embarras
Qui ne sont guère qu’ocieux.
L’odieux, ô mais, là c’est dur,
C’est que mon cœur est en prison
En même temps que ma raison
Dans ton amitié, cachot pur !
Et bien que trop intelligents,
Mes désirs, quoique diligents,
S’en ressentent jusqu’à parfois
Ressembler à d’affreux courroux...
Mais tu les mets sous les verroux
De ta bonté, cœur, geste et voix.
Le 8 mai 1893.
XCIX
A LÉOPOLD II, ROI DES BELGES §
Je vous aime Français et roi je vous respecte.
Beaucoup de votre sang circule en moi. Beaucoup
Du mien bat en vos veines et le tout
Se dit compatriote en langue bien correcte.
Vous êtes souverain et je suis un insecte.
Citoyen d’une république « à tant le coup »
(Comme à St-Cloud !), mouton en grand danger du loup
Sous un berger dormeur que se bouger affecte ;
Votre hôte d’un instant, partout un peu fêté.
Parlant de poésie et de pure beauté,
Épris de votre si gente et forte Belgique !
A peine moi parti, l’émeute fit son cri,
Que vous domptâtes d’un clément geste énergique
Car vous êtes vraiment un fils du roi Henry !
C
L’AIMÉE §
Voici des cheveux gris et de la barbe grise.
Tu me les demandas en un jour d’enjouement
Pour, disais-tu, les encadrer bien gentiment
Autour de ce portrait ou ma « grâce » agonise.
Pauvre photo ! Mais j’y pense, il sera de mise,
Quand mes yeux fatigués se seront clos dûment
Et que la terre bercera son fils dormant,
Il sera de saison alors, chérie — exquise
Attention ! — de faire avec ces cheveux, teints
A cette barbe, teinte en boucles blondes, brunes
Ou telle autre nuance entre tant d’opportunes,
Faire, par un coiffeur de choix, sur des fonds peints
D’avance, le tombeau, lors pleuré sans astuce
Du jeune homme qu’il aurait fallu que je fusse.
CI
AU COMTE DE MONTESQUIOU-FEZENSAC §
Le poète infini qui, doublant et triplant
Les nuances, sonda jusques à nos scrupules,
Crevant les mauvais arguments comme ces bulles
De savon qu’il suffit de détruire en soufflant.
Le voilà, composant d’un geste sobre et lent,
Un bouquet frais cueilli, lors des doux crépuscules
Tombant, « dahlia, lis, tulipe et renoncule »
Et toutes fleurs au monde et par delà, relent
Mystique qu’il fallait pour compléter la fête
Parfumée où le mage exquis nous conviait,
Et dont nous jouissions d’un frisson inquiet.
J’admire le penseur subtil et l’àpre esthète
Des pensers voletant comme chauves-souris,
Mais j’aime le fin enchanteur aux sorts fleuris.
CII
GABRIEL DE YTURRY §
Yturry ! C’est un nom terrible,
Évocation de Pyrénées
Prises, reprises, rançonnées
Par un chef au visage horrible.
Œil de feu sous le sombrero
Il se moque un peu du bourreau,
Tel le torero du taureau,
Balles pleuvent comme d’un crible,
Femmes se sauvant, dépeignées,
Par quels bras affreux empoignées,
Tout voyageur est une cible...
Fi ! c’est le Cavalier exquis
Tout à l’ami qu’il a conquis
Parmi quelques Amaéguis.
CIII
A AURÉL1EN SCHOLL §
A seize ans, l’âge du bachot épouvantable
D’antan, et du bachot bizarre d’aujourd’hui,
Comme nous nous passions « Denise » sous la table,
En nous disant tout bas : Lis, mon bon, c’est de Lui !
A l’Escrime, le seul de nos maîtres sortable,
Robert, nous démontrait quelque coup inouï
D’audace magnifique ou de ruse admirable
Et nous clamions à plein gosier : Ça c’est de Lui !
Lui ! c’est vous. Et, depuis, par la vie où le lucre,
Où le rêve vont nous usant, qu’on aime donc
Votre amère sagesse et l’esprit qui la sucre
Et la sale et la poivre et, souples, tel le jonc
Qui vous fut coutumier au dam de maintes faces
Et maints dos, vos mots pleins de grâces et d’audaces.
Hôpital Broussais, 28 août 1893.
CIV
A LÉON DIERX §
Dierz le volt.
Dierx ! dont le nom fait pour la gloire sonne clair
Comme une bonne épée en la main d’un héros.
Qu’avons-nous de commun, nous, rois avec ce gros
De rustres s’en allant en guerre de quel air ?
Nous, rois de l’infini, du Ciel et de l’Enfer
Qu’Héphaistos a vêtus et que délace Eros,
Et qui, de tous les dieux, de Corinthe à Paros,
Avons fait nos égaux, bronze et marbre, or et fer !
Car le poète, enfin vainqueur et hors aux foules,
Comme Poséidon met du geste un frein des houles
Et règne, tel que Zeus, d’un pli de ses sourcils.
Hélas ! c’est faux de moi, tige au plus qui fleuronne,
Mais, ô vous, calme ennui de splendides soucis,
Portez, olympien, le nimbe et la couronne.
CV
A M me J*** §
En vers libres.
Je vous ai promis mon sonnet pour ce soir.
En revanche vous m’avez promis une récompense
Certes imméritée, et voici que j’y pense.
Et depuis lors je vis dans un si doux et vague espoir.
Mais que pour moi l’avenir serait noir
Si, pendant que je rêve à la bonne bombance
Espérée et promise et voici que je panse
La blessure que me ferait de ne pas voir
De mes yeux presque en pleurs dans cette incertitude
Vos yeux sourirent avec plus de mansuétude
Que de coutume envers l’œuvre et, de plus l’auteur.
Et j’ai fait ces vers-ci qu’il fallait que je fisse,
Ne vous faisant d’ailleurs pas d’autre sacrifice
Que de vous plaire un peu, bien qu’un peu radoteur.
III
BALLADE
en faveur des dénommés décadents et symbolistes §
À Léon Vanier
Quelques-uns dans tout ce Paris
Nous vivons d’orgueil et de dèche.
D’alcool encore qu’épris
Nous buvons surtout de l’eau fraîche
En cassant la croûte un peu sèche.
A d’autres fins mets et grands vins
Et la beauté jamais revêche !
Nous sommes les bons écrivains.
Phœbé, quand tous les chats sont gris,
Effile d’une pointe rêche
Nos corps par la gloire nourris
Dont l’enfer, au guet, se pourlèche,
Et Phœbus nous lança sa flèche,
La nuit nous berce en songes vains
Sur des lits de noyaux de pêche.
Nous sommes les bons écrivains
Beaucoup de beaux esprits ont pris
L’enseigne de l’Homme qui bêche,
Et Lemerre tient les paris,
Plus d’un encor se dépêche
Et tâche d’entrer par la brèche ;
Mais Vanier à la fin des fins
Seul eut de la chance à la pêche.
Nous sommes les bons écrivains.
envoi
Bien que la bourse chez nous pèche,
Princes, rions, doux et divins.
Quoi que l’on dise ou que l’on prêche.
Nous sommes les bons écrivains.
IC
BALLADE
pour s’inciter a l’insouci §
À Maurice Barrès.
J’ai cette honneur d’avoir des ennemis
D’ordre privé, dont je suis trop bien aise
Et m’esjouis autant qu’il est permis,
Car la vie autrement serait fadaise
Et, parlons clair, une bonne foutaise.
Or j’en ai moult, non des moins furieux
Mais, comme on dit, ardents, chauds comme braise :
Mes ennemis sont des gens sérieux.
Ils ont passé ma substance au tamis,
Argent et tout, fors ma gaîté française
Et mon honneur humain qui, j’en frémis,
Eussent bien pu déchoir en la fournaise
Où leur cuisine excellemment mauvaise
Grille et bout, pour quels goûts injurieux ?
Sottise, Lucre et Haine qui biaise ?
Mes ennemis sont des gens sérieux.
Ils iraient bien jusqu’au crime commis.
Satan les guide et son souffle les baise.
Prière au ciel d’en garder mes amis.
Caïn, certes, était dans leur genèse
Et son péché forme leur exégèse.
Leur discours va flatteur et captieux :
Tel un serpent rampe en un plan de fraise.
Mes ennemis sont des gens sérieux.
envoi
Prince des cœurs que rien ne déniaise,
Mon cœur tout rond, tout franc, tout glorieux
De battre, et d’être, et d’aimer qui te plaise,
Mes ennemis sont des gens sérieux.