1892

Les Hommes d'aujourd'hui

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LECONTE DE LISLE §

Poète français, né en 1820, à l’île de la Réunion. M. Leconte de Lisle porte en jeune homme ses soixante-cinq ans, et à contempler sa large tête hâlée, ses traits hardis et réguliers, son grand front obstiné, son nez droit, volontaire, ses lèvres assez fortes dessinées d’une ligne extraordinairement nette et pure, tout cet ensemble athlétique que confirme un regard clair, troublant quand il insiste, on dirait plutôt un Breton, et un dur Breton, qu’un créole. La voix se tient dans une note plutôt élevée, mais qui devient grave dès que la discussion se fait sérieuse ; seulement, si l’ironie s’en mêle, le velouté revient et l’épigramme n’en est que plus cruelle. Quand il récite de ses propres vers, une haute émotion fait vibrer tout son être, superbe et va frapper ses auditeurs d’une sympathie irrésistible.

C’est un beau causeur, avec son monocle traditionnel et sa cigarette légendaire ; gai tout juste, enjoué parfois.

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Sa jeunesse fut studieuse, quoique je me doute qu’à son arrivée à Paris, vers l’an de fièvre 1848, il aura bien ébauché quelque barricade ou tout au moins plusieurs constitutions. Il avait déjà des vers en portefeuille, dont, sans doute beaucoup, peut-être très intéressants biographiquement et déjà beaux, furent sacrifiés par le goût impérieux du jeune maître.

En 1853 paraissaient les Poèmes antiques qui étonnèrent les lettrés et valurent à l’auteur de précieuses amitiés : Alfred de Vigny, Victor de Laprade, plus tard Baudelaire et Banville. Le poète cependant peu riche, donnait des leçons de haute littérature. Ce lui fut l’occasion toute naturelle de revoir ses classiques anciens et de ces études d’homme sortit une traduction de Théocrite et d’Anacréon, dont la savoureuse littéralité fut un régal pour les délicats et mit hors de l’ombre ce nom que d’incessants travaux allaient rendre glorieux. Des poèmes évangéliques avaient précédé ; mais en dépit de la forme magistrale, l’onction manquait ; on sentait que le poète était là sur un terrain étranger à sa pensée. Au contraire, les poèmes Védiques et Brahmaniques qui eurent lieu peu après, entremêlés de superbes paysages des Iles et tableaux d’animaux : les Éléphants, le Condor et cette terrible eau-forte, les Chiens, révélèrent un poète épris du néant par dégoût de la vie moderne, ce qui n’empêcha pas le [p. 291] maître de donner bientôt toute sa mesure dans ce colossal livre des Poèmes barbares, études d’une couleur inouïe sur le Bas-Empire et le moyen âge. Puis l’amour des anciens le reprit, et, en relativement peu d’années, il dota la littérature française d’immortelles traductions d’Homère, d’Hésiode, des tragiques grecs, et de quelques latins. Kaïn, le Lévrier de Magnus, mille et un autres poèmes plus beaux les uns que les autres, en attendant son œuvre caressée, les États du Diable, attestaient que le poète vivait toujours splendidement.

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Mil huit cent soixante-dix trouva Leconte de Lisle prêt à coiffer le képi et à endosser la capote de garde national. Il fit patiemment son service, et, aussitôt la guerre finie, se remit aux Lettres. Vers cette époque, une tragédie, les Erinnyes eut plus qu’un succès d’estime à l’Odéon.

Depuis 1873, un emploi à la bibliothèque du Luxembourg lui permet de mener une existence calme et simple. Il est marié depuis longtemps et n’a pas d’enfants.

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Leconte de Lisle a dès aujourd’hui parfait son [p. 292] monument. Entouré, admiré et vénéré d’une jeunesse fidèle, applaudi du public compétent, reconnu l’un des premiers d’entre les écrivains en vers de ce temps, la Gloire suprême vient à lui sous une forme inattendue.

Il avait plusieurs fois essayé sans succès d’entrer à l’Académie française. Je ne sais quelles plus ou moins mesquines considérations l’écartaient de tous les fauteuils vacants, quand Victor Hugo vint à mourir, et ce ne fut, même dans la presse qui lui avait été souvent dure et injuste, qu’une voix pour le désigner comme le seul successeur de celui à qui on venait de décerner des honneurs si extraordinaires.

En effet, Leconte de Lisle seul peut occuper ce fauteuil. La gravité de son œuvre, la grandeur de ses vues littéraires, sa vie sévère, sa tenue plus que correcte, exemplaire, ses mœurs véritablement académiques, l’appellent là.

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L’Académie est l’objet de bien des risées, méritées parfois. Mais c’est l’Académie, on a beau dire, l’Académie française, grande fondation d’un grand homme, institution respectable et au fond respectée, même des railleurs, et littéraire par excellence ! De même qu’il y a des Ducs faits pour elle, ces Ducs, [p. 293] tant décriés par une presse frivole, il y a des littérateurs sans qui elle ne serait pas. Corneille, Racine, Buffon, Chateaubriand devaient être de l’Académie, Molière pas. La Fontaine eût put n’en point faire partie. De nos jours Musset détonait dans ce milieu, Vigny y eût fait merveille sans les affreux Comte Molés pendus à ses chausses, Sainte-Beuve et Renan, mixtes, y sont des noms congruents. Mais à l’heure présente, Leconte de Lisle se trouve être l’homme de l’Académie et de ce Fauteuil. Son élection à l’unanimité s’impose et est faite.

J’ai dit que Leconte de Lisle était un beau causeur ; souvent amer, par exemple. Il a, cet homme, parfois des rancunes, des préventions d’homme, et gare à ceux qu’il investit de son animadversion ! Une dent acérée brille et mord ferme le malheureux, entre le monocle et la cigarette.

N’importe ! il en est parmi ces victimes d’injustices criantes en somme qui n’en veulent pas du tout, mais pas le moins du monde à leur « Carnifex », comme eussent crié Jean-Jacques et son cousin Bernard, et que d’ailleurs l’équité, un goût sûr et l’amour des Lettres forceraient quand bien même à crier solennellement et devant le monde entier :

Leconte de Lisle est un grand et noble poète !

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FRANÇOIS COPPÉE §

J’aime François Coppée académicien, et je n’aime pas François Coppée académicien.

J’aime François Coppée académicien, parce qu’avec ses quarante-trois ans non encore sonnés (Paris, 26 janvier 1843), ce Parisien pur-sang pourtant de famille, de naissance et d’éducation, a bien l’esprit de suite, d’ordre et de méthode, qu’il faut toujours porter sur soi pour la défense contre la vie. O oui, qu’il l’a, alors, cet esprit triple et décuple, et cubé, et qui l’aura préservé de bien des choses, conduit à bien des succès, enfin maintenu dignement à des hauteurs littéraires et sociales où plus d’un de son âge perdrait un peu la tête ou tout au moins la tenue.

Dans ces conditions d’équilibre, Coppée devait faire, dès à présent, un plus que parfait académicien. Je le vois d’ici travaillant au Dictionnaire défendant tel néologisme, combattant (bravo !) l’introduction dans la langue française de ce mot anglais-ci ou italien-là, toujours avec mesure mais fermeté. Je le vois ciselant un rapport, préparant [p. 295] un discours, s’intéressant aux demandes, réclamations et sollicitations qu’il faut, examinant, classant. D’un grand secours à ses collègues, par contre aux Lettres et, dans certains cas, à la Vertu, noble emploi d’un temps dérobé à la production du cabinet de travail.

Et puis Coppée a au suprême degré le don d’assimilation. Par ceci loin de moi la pensée de parler d’une assimilation littéraire quelconque. Coppée, au contraire, a, dès ses débuts, su être et rester lui-même, et ce lui est même très caractéristique. Il laisse à d’autres, moins fiers, de s’introduire dans la peau d’un grand poète ou reconnu tel et de vente, et de faire illusion !

Non, je veux dire que Coppée, en homme d’esprit, de tact et de goût, sait se faire tout à tous et brillera dans un salon aussi bien qu’il fera les délices d’une société de camarades, où, par sa manière judicieuse, amènera tout le monde à son avis ou presque, s’il s’agit d’un débat littéraire.

Dès lors, le ton, la démarche académiques ont dû tout d’abord être conquis par cet esprit d’élite, et les « Ducs » aussi bien que les princes du théâtre, de l’histoire et de la critique sont ses pairs non moins que ses collègues.

Mais je vous dois quelques détails plus précis et je remets à la fin de ceci mes raisons pour ne pas aimer François Coppée académicien.

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Lorsque l’éclosion définitive de son talent prit place au grand jour, notre poète se voyait employé au ministère de la guerre et vivait à Montmartre avec sa mère et sa sœur. Depuis la mort de la première, celle-ci ne quitta plus son frère et vit encore avec lui, célibataires tous deux, dans une jolie habitation de la rue Oudinot, où le poète jouit d’un jardin sérieux. Il n’a fait d’ailleurs en quelque sorte que revenir au nid, son enfance s’étant écoulée dans ces régions calmes et mélancoliques de notre tumultueuse capitale. Quelques poèmes d’une saveur vraiment nouvelle et d’une forme étonnante pour un débutant furent insérés au premier Parnasse contemporain, qui apprirent le nom du jeune homme à quelques lettrés. Le Reliquaire suivit (1866) et fut peu remarqué. Les Intimités (1867) n’eurent guère plus de succès. Il fallut la prodigieuse réussite du bijou, le Passant, pour appeler l’attention du public sur les œuvres antérieures de Coppée, qui, dès lors, ne cessèrent d’avoir une belle vente. Le poète était lancé. En 1870, il donnait aux Français les Deux Douleurs, un acte touchant où déjà perçait le Coppée futur qui venait de donner aussi sa note en librairie dans le poème Angelus et autres petits récits réunis sous le titre de Poèmes modernes.

Ici je m’arrête pour saluer en ces livres, le Reliquaire, force et grâce, mais grâce forte, un peu spadassine, très haute ; les Intimités, libres idylles, [p. 297] chaudes, et, si mièvres, pas si mièvres que cela ; le Passant, ardent oarystis dont le dénouement chaste est plus brûlant que tout autre imaginable ; des œuvres de premier ordre, passionnées, sans contorsions et d’une forme merveilleuse. Elles suffisent à mettre le poète au premier rang et lui feraient tout pardonner s’il y avait à pardonner. Elles le rendent digne, qu’on le sache bien, à elles seules trois, de s’asseoir là où Musset s’est assis !

Après la Guerre et la Commune, pendant lesquelles il avait fait réciter des à-propos patriotiques, Lettre d’un mobile breton, Plus de sang, entre autres, Coppée quitta son ministère et entra à la Bibliothèque du Luxembourg qu’il devait également quitter pour devenir bibliothécaire du Théâtre-Français. Des dissentiments, je crois, l’obligèrent à ne pas garder longtemps cet emploi et c’est libre de toute occupation extérieure à la littérature que le voici enfin et pour longtemps.

Deux grands drames en vers, en outre de plusieurs recueils, les Humbles, le Cahier rouge, et de plusieurs petites pièces, l’Abandonnée, Fais ce que dois (1871), le Petit Marquis, en prose, avec M. A. d’Artois (1874), le Luthier de Crémone (1876), prouvèrent que Coppée n’était pas disposé à se reposer sur ses lauriers. Ces deux drames, dont le premier, Madame de Maintenon, malgré l’ingéniosité de l’intrigue, sombra presque dans l’indifférence (Louis [p. 298] Bouilhot avait dans Madame de Montarcy, indiqué autrement la figure curieuse de cette « Mère de l’Èglise ») et dont le second, Severo Torelli, fut un grand succès d’estime et de recettes, rappelèrent autour du nom de Coppée, non pas oublié, certes, mais un peu négligé depuis quelque temps, l’attention publique qu’il s’agissait de tenir en éveil du côté du théâtre, car il paraît que Coppée dirige maintenant son effort vers ce genre, exclusivement ou presque.

Et ceci m’amène précisément à dire pourquoi je n’aime pas Coppée académicien.

Pourquoi ?

Parce que j’ai peur que l’Académie ne nous gâte, à nous autres vrais amis de la gloire de l’auteur, ne nous énerve notre Coppée, comme le monde, les salons et des bravos incompétents, sans compter de sourds conseils de faux camarades, nous ont déjà gâté et énervé notre Coppée, d’à partir d’Angélus et des Deux Douleurs. Là, le mot est lâché, voilà pourquoi !

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Ah, que Coppée cette fois, maintenant qu’il est son maître — plus d’ambitions, hein ? sinon, j’espère, celle d’être un grand poète le plus possible ? plus de risettes ni de visites, ni de soirées ruineuses [p. 299] d’estomac et de cervelles ? — que Coppée instruit par l’expérience ne gaspille plus talent, esprit, temps, dans de petites choses pour plaire (non à Madame, ceci fait des choses divines) mais aux DAMES — O les DAMES ! ces dames des soirées, des revues graves, des étalages de coiffeurs et des W. C. de chemins de fer ! Qu’il n’occupe pas ses heures aux discussions souvent abat-jour-vert et surannées du docte corps, et que le vernis, le poli du lieu n’aille pas dessécher à tout jamais sa veine ni sa verve.

Ah, Coppée, versez-nous, vous le poète fait, versez donc cet esprit aigu, parfois amer de votre conversation, et votre imagination toujours vive et fraîche et votre belle forme volontaire qui éclate jusque dans vos moindres productions, versez-nous tout cela dans des œuvres larges, viriles. Vous ne reviendrez pas, c’est clair, à la beauté de vos trois premières œuvres. Mais quelle force, quelle profondeur ! Vers ou prose, vers et prose, tentez tout. Laissez-nous tranquille avec votre habit vert. Fichez-nous la paix avec ce décorum dont vous riez sous cape et même un tantinet au grand jour.

Allons, vite, du beau, du bon, et beaucoup ! Vous nous devez tout cela, à nous vos vrais amis, vos vrais amis, entendez-vous ?

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PAUL VERLAINE §

Paul Verlaine est né à Metz, le 30 mars 1844, et à opté en 1873 pour la nationalité française. Il fit ses études à Paris, où il résida constamment avec l’exception de fréquents voyages et longs séjours à l’étranger et en province, C’est surtout le Nord, un peu l’Est, la Belgique, une bonne part de l’Angleterre, de vagues Normandies. Orne, pays de Caux, et un bout d’Allemagne, qu’il parcourut, reposant ici sa tête pendant des années pour ne rester là que le temps d’une visite ou deux aux bons endroits. Il avait passé sa petite enfance à Montpellier et se rappelle encore cette ville et son Peyrou, ses pénitents de toutes couleurs, — et cette chaleur ! Ses seules aventures dans ce Midi sur le pouce furent l’absorption d’un scorpion dans un verre d’eau sucrée (le scorpion en mourut) et une brûlure de la main droite, obtenue en la plongeant — adorable, intelligent bébé ! — dans une Dubelloy (ou bouillotte) remplie d’eau bouillante, et qui rendit gaucher l’auteur des Poètes maudits.

En 1865, il donnait à l’impression les Poèmes [p. 301] , recueil de vers déjà anciens, faits pour la plupart dans son pupitre de rhétoricien en proie à feu le baccalauréat encyclopédique et polytechnique d’alors. On fit à ce livre, qui parut en même temps que le Reliquaire de Coppée, l’honneur de ne s’en un peu occuper que pour renvoyer l’auteur au bon français, au bon sens, à toutes les sortes de bonnes choses tenues par ces messieurs à tant la ligne. Impénitent, Verlaine publia un an après les Fêtes galantes qui eurent quelques succès et procurèrent, étrangement gracieuses sans contestes et raffinées, non fades, qu’elles étaient, avec un point de mélancolie quelque peu féroce, un regain de lecture aux Poèmes Saturniens.

Des écrivains sérieux, Sainte-Beuve, entre autres, comme peut en témoigner sa correspondance, s’intéressèrent à ces débuts. Nestor Roqueplan aima cette poésie bizarre et contrastée, déjà musicale. D’autres suffrages intimes et familiers continuèrent d’encourager l’auteur, déjà très volontaire et emballé pour sa part, qui mit au jour, au commencement de 1870, la Bonne Chanson, vers d’amour chaste. La guerre et son bruit firent tort à ce petit ouvrage auquel l’auteur tiendrait particulièrement à voir rendre justice.

Un mariage, les gardes au rempart, la Commune, dans laquelle il fut quelque peu compromis, puis de violentes affaires d’intérieur suspendirent trois ans [p. 302] la production du poète. Ce ne fut qu’en 1874 que fusa, pour ainsi parler, son volume peut-être le plus original, mais qui devait beaucoup plus tard faire son bruit dans le nouveau monde poétique : j’ai nommé les Romances sans paroles. Depuis, l’auteur, blessé cruellement par la vie et aussi, il l’avoue franchement, victime et dupe d’une longue conduite inconsidérée, fut amené à se convertir sincèrement et de tout point au catholicisme, oublié depuis sa première communion. Six années s’ensuivirent d’austérité, de recueillement, de travail obscur, au courant desquels néanmoins Verlaine composa un livre mystique, Sagesse, qui parut en 1880 et commence seulement à faire son chemin : cette rentrée le détermina à reprendre ses travaux littéraires et il lança deux nouveaux livres, l’un de critique, les Poètes maudits dont on parla et écrivit beaucoup, y cherchant des théories, que sais-je ! l’autre de vers, Jadis et Naguère, qui eut un franc succès.

Le théâtre le sollicite, mais du théâtre court, qui donne le moins possible prise au métier.

Deux livres de prose, les Mémoires d’un veuf et Louise Leclercq, la seconde édition augmentée des Poètes maudits, où il expliquera ses idées poétiques des vers dans la tonalité de ceux de Sagesse, Amour, sont sur le chantier de cet infatigable qui prémédite de donner à chacun de ses recueils [p. 303] catholiques, Amour, puis Bonheur, un complément plus mondain. Il a déjà commencé en faisant suivre Sagesse de Jadis et naguère à inaugurer ce système basé sur le fameux homo duplex. Les volumes « pêcheurs » en question s’intituleront Parallèlement (telle ou telle série).

Verlaine n’est pas aussi noir que Cohl l’a fait diable. S’il a été malheureux, s’il l’est encore et doit toujours l’être, et qu’on s’en aperçoive quelquefois à des mutismes soudains, à des sauvageries, qui sont plutôt de la timidité de chat échaudé, dès qu’il a pu surmonter inquiétudes et regrets, nul homme plus avenant, plus gai, plus obligeant que ce rude. Il parle beaucoup, dit tout, parfois brutalement, presque toujours d’une façon amusante. Il rit de grand cœur et sans fiel. Cohl, méchant, lui a mis aux mains une lyre murale dont les cordes ressemblent fort à des barreaux. Les barreaux, Verlaine les assume. Ce furent les galons et les chevrons d’un poète errant, d’un philosophe honnête quand même, à travers toutes tentatives et en dépit de tel tempérament infernal.

« Féroce et doux, » Victor Hugo a baptisé Verlaine en Abd-el-Kader.

De bonne foi, est-ce un loup-garou sans relâche ni rémission, un vampire perpétuel ou quelque gobelin bien implacable, celui qui rimait, il y a peu d’années, ce qui va suivre, expression de [p. 304] presque adamique à propos d’un bonheur modeste qu’il s’était édifié et que la mort est venue démolir de fond en comble ?

Le petit coin, le petit nid
   Que j’ai trouvés,
Les grands espoirs que j’ai couvés,
   Dieu les bénit.
Les heures des fautes passées
   Sont effacées
Au pur cadran de mes pensées.
L’Innocence m’entoure, et toi,
   Simplicité.
Mon cœur, par Jésus visité,
   Manque de toi ?
Ma pauvreté, ma solitude,
   Pain dur, lit rude.
Quels soins jaloux ! L’exquise étude !
L’âme aimante au cœur faite exprès,
   Ce dévouement,
Viennent donner un dénouement
   Calme et si frais
A la détresse de ma vie
   Inassouvie
D’avoir satisfait toute envie.
Seigneur, ah merci ! N’est-ce pas
   La bonne mort ?
Aimez mon patient effort
   Et nos combats.
Les miens et moi, le ciel nous voie
   Par l’humble voie
Entrez, Seigneur, dans votre joie !
[p. 305]

Quant à la queue, symbolique je suppose, dont l’artiste a orné le bas de son dos et qui porte inscrit le mot décadence, il se défend avec énergie de posséder, fût-ce au moral, un appendice aussi satanique, surtout avec un tel exergue autour. Il sait bien qu’on lui attribue une école. Une école, à lui Verlaine ! Une école qui se proclamerait elle-même décadente. D’abord qu’on dise qui a prononcé le mot le premier. D’abord ! Et, pour mon compte, je ne vois que plusieurs jeunes poètes, qui, tout en aimant Verlaine et ses vers, sont eux-mêmes originaux et en bel et bon train de se faire une place enviable, mieux que cela, haute et fière et personnelle, au soleil de la postérité.

Verlaine aime trop l’indépendance pour ne pas la saluer avec joie dans ses confrères.

Il n’a pas de suite, comme on dit aux Oiseaux1.

Ces quelques lignes furent écrites il y a juste huit ans.

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* *

Longuam humanis spatium !

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et, naturellement, le poète devait en voir encore, comme on dit, et des grises ! comme on dit aussi.

Mais, ça ne vous regarde pas. — L’intérêt de ceci est de vous faire savoir que Verlaine a réalisé toutes les promesses contenues au cours de ce petit travail :

Amour et Bonheur, ainsi que Parallèlement ont paru, plus un quatrième volume de vers catholiques, Liturgies intimes et quatre petits livres « galants » : Chansons pour Elle, Odes en son honneur, Élégies, Dans les Limbes, puis Dédicaces, livre amical. Le « Théâtre » de Verlaine consiste en deux piécettes, l’une en vers et l’autre en prose. Celle en vers fut jouée, le 20 mai 1891, au Vaudeville, en bénéfice2. L’autre, tout récemment, au café Procope : deux succès d’estime, — et j’ai lieu de penser que l’auteur ne voudra pas prendre sa revanche, à moins que...3.

Tout de même et malgré tant de déboire, il vit encore en dépit de ces cinquante ans bien trop sonnés, et travaille comme un nègre. Il a sur le chantier cinq volumes pour Vanier : Invectives, Livre [p. 307] posthume, Histoires comme ça, Essais, Croquis de Belgique, en prose ces trois derniers. Il publie au Fin de siècle le premier volume de ses Confessions. Il a donné, ici même, en ces « Hommes d’Aujourd’hui » une trentaine de biographies de ses camarades de lettres. En 1893 il entreprit une série de conférences littéraires à Nancy, en Angleterre, en Belgique et en Hollande d’où il a rapporté un livre : 15 jours en Hollande. Ces conférences eurent du retentissement et un certain succès. Et il ne désespère pas si Dieu lui accorde la guérison qu’il mérite peut-être après huit années de mauvaise santé, d’encombrer la littérature française d’œuvres, alors impersonnelles, critique et historique.

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VILLIERS DE L’ISLE-ADAM §

Le comte Philippe-Auguste-Mathias de Villiers de l’Isle-Adam, poète français, né à Saint-Brieuc, le 7 novembre 1840, descend d’une des plus hautes maisons de France et d’Europe.

Il débuta presque enfant dans les lettres par un volume de vers édité chez Perrin, de Lyon, et introuvable. Ce livre contenait un grand nombre de morceaux des plus remarquables dont il me serait agréable de pouvoir citer quelques-uns si l’espace ne m’était trop mesuré. C’est modestement et orgueilleusement intitulé Premières Poésies. Espérons bien que l’auteur reprendra, dans le recueil de ses œuvres complètes, ce merveilleux péché de jeunesse.

La prose — mais une prose aussi belle que les plus beaux vers — appela de bonne heure Villiers de l’Isle-Adam (c’est ainsi que ses amis le nomment le plus communément, et ses intimes le nomment Villiers tout court ; dans sa famille, on lui dit et on dit de lui Mathias). En 1865, très jeune encore, il fit Elën, un drame d’amour exquis et sombre dont il [p. 309] faudrait citer le magnifique rêve d’opium. Le lecteur, après avoir pris connaissance de ce fragment, pourrait comprendre à quel écrivain de race et de taille l’on a affaire quand on visite ce poète absolu. Car poète, bien qu’ayant écrit relativement peu de vers, il l’est plus certainement qu’aucun de cette époque-ci, ou tout au moins autant que les plus vraiment poètes du siècle. Du poète il a la sensibilité, la vibration, l’éclair, il en a aussi la langue au suprême degré, sonore et riche et disant magnifiquement tout ce qu’il a fallu dire et rien d’autre, puisque du poète il possède encore le bon sens, ce don suprême du poète, le bon sens, le vrai ! le tact, la mesure (dans les deux sens qui n’en font qu’un). Mais voici non hélas ! le chef-d’œuvre tout entier, qui ne compte pas moins de trois pages de fin texte, du moins quelques lignes détachables sans trop de vandalisme :

« Je sais, chantait Maria, pendant que la barque glissait ténébreusement, je sais un Esprit fatigué d’élévations stériles et d’espoirs fondés sur les Ténèbres. Longtemps son vol puissant fut l’honneur des cieux ; dans ses regards dormaient les rêves éternels ; les soirs l’adoraient comme leur hôte et leur génie ; les couchants, lorsqu’il s’exaltait au sein de leurs profondeurs hantées par les mânes des dieux empourpraient le glorieux veilleur de flammes et de merveilles ; — il s’attarda, par une [p. 310] soirée d’orgueil, d’amour et de triomphe, et la nuit foudroya ce mage de l’Ether.

« Maintenant les cieux l’ont oublié ; sa vie ne peut plus en explorer les parages ennemis ; il est tombé à travers ses espérances perdues ; il ira s’ensevelir dans la dureté de son adieu. »

Ce drame d’Elën contient une scène des plus hardies : Un jeune étudiant s’est endormi sur un banc de mousse d’une charmille d’auberge ; Elën survient et le voit, puis le contemple ; il lui est tout à fait inconnu. Un caprice la prend et, dans un monologue étincelant où se trouvent des choses comme celles-ci : « S’il savait que j’étais là ?.., Hélas ! pauvre femme charmante ; il m’a vue sans doute, et me voir c’est me connaître pour ces enfants... Peut-être il ne me connaît pas, je suis folle... », elle résout d’avoir ce jeune homme pendant trois jours, sans lui dire son nom, et de s’en aller après, « pour, dit-elle, rester pure et respectée dans l’âme de quelqu’un sur la terre », et elle l’éveille d’un baiser sur le front.

Samuel.

Hein ? qu’est-ce ? (Après un profond silence.)
Oh ! comme vous êtes belle !

Elen.

Voulez-vous venir avec moi, monsieur ?
[p. 311]

Samuel (debout, ébloui).

Comme vous êtes belle !

Elen (l’entraînant par les deux mains).

Venez, venez ! (Ils traversent la charmille ensemble.

(Le rideau tombe.)

N’est-ce pas que c’est un peu le Passant ? avec, disons-le à la louange de Coppée et de Villiers (le signataire de ceci a l’honneur de compter parmi les intimes de notre poète) des différences du tout au tout. Ici le « passant » est un jeune homme fait moitié philosophe et moité rêveur, dont l’amour va mettre la philosophie à l’envers et cuber la rêverie, et cette Elën de malheur est une tout autre gaillarde que la bonne Sylvia. Zanetto paraît bien, dans le drame de Villiers, sous le nom de Matuccio, chanteur et page d’Elën, dix-sept ans, précise le personnœ dramatis ; mais attendez :

Distingué par Elën d’un coup de pistolet d’entre une bande de brigands italiens dont il faisait partie à l’âge heureux de quinze ans, puis soigné chez elle et vu, qu’il était spirituel et joli comme un démon, promu son page, il a bien quelque idée pour sa maîtresse : « O trop dédaigneuse Elën ! » se dit-il dans la scène i ; mais il préfère à tout les pays de soleil, de paresse et d’amourettes, et l’or qui lui [p. 312] tout cela. Aussi se fait-il allègrement le complice de la jalouse et très riche Mme de Valburg et empoisonne, non sans grâce et par des fleurs, la belle créature qui meurt au milieu d’une fête, dans son palais resplendissant de lumières, de toilettes, d’yeux joyeux et de sourires. Aux funérailles d’Elën, Samuel, l’étudiant endormi du premier acte, tout d’un coup édifié sur le passé de celle-ci, jette cruellement sur son cercueil, pour la payer des trois dernières nuits, une bourse pleine d’or, de billets et de diamants, toute sa fortune, qui est immense, réalisée de la veille, en vue de fuir et de vivre avec la courtisane, qu’il avait crue pure jusque-là et toute à lui. De cette bourse miraculeuse le rusé page s’empare et s’esquive en criant : Tout est bien qui finit bien !

L’auteur a choyé, gâté ce personnage pourtant épisodique et de pure utilité, et qui ne dit pas un mot qui ne soit terriblement portant et toujours exquisite, comme dit intraduisiblement l’Anglais, brillant comme l’acier, sinistre comme le crime. Sans compter que, ô les ravissants travestis ! dans cette pièce moderne (l’action se passe en 18... probablement après Leipzig ou Waterloo, à en juger par une allusion de Samuel à des « batailles pour la patrie ») il arbore des costumes aussi éclatants que variés, soie cramoisie, satin blanc, perles, poignards à gaine d’or. La splendide petite canaille toutefois [p. 313] n’empiète pas sur les quatre principales figures, Elën, la Valburg, Andréas et Samuel, figures très bien campées et véritablement magistrales de vie intense et de langage essentiellement approprié dans sa superbe grandiloquence. En somme Elën est un magnifique drame écrit et composé par un maître et dont la représentation serait bien à désirer pour l’honneur obscurci de la scène française.

Parallèlement à Elën, Villiers publiait Isis, un roman, ou plutôt la première partie d’un roman philosophique, dont il est douloureusement regrettable que la suite n’ait pas paru. Tel qu’il est, ce fragment considérable suffirait à classer l’auteur parmi les premiers de nos prosateurs, et moi j’ose ajouter qu’il est un de ses nombreux titres à se voir sortir du rang par l’avenir et proclamé le plus grand.

La philosophie qui ressort de cette œuvre et de toutes les œuvres de Villiers, je soutiendrai à qui voudra et je prouverai qu’elle mérite toute attention, tout respect, et je ne tiens pas pour sûr qu’elle ne soit pas un jour la formule du siècle.

Morgane, un drame plus beau peut-être encore qu’Elën, profond et noir, avec des splendeurs, suivit de près la publication d’Isis. La cour de la Naples de Nelson et de Caroline y déploie ses intrigues sanglantes, ses terribles passions, son luxe et son mystère. La charmante et perverse figure d’Emma Lyonna, duchesse de Hamilton, pénètre l’action d’un [p. 314] frisson saphique tout nouveau depuis Shakespeare au théâtre. La Révolte absurdement tombée en 1869, au Vaudeville ; le Nouveau Monde que jouèrent naguère les Nations, aux applaudissements de l’élite, deux essais miraculeux, complètent avec Axel, dont les fragments publiés pronostiquent un immense succès définitif, le théâtre de Villiers, qui a toute une série dramatique en gestation, pour notre bonheur et l’honneur éternel des Lettres.

Claire Lenoir, une longue nouvelle parue en 1869 dans la Revue des Lettres et des Arts dirigée par notre poète, est un génial mélange d’ironie, de métaphysique et de terreur. Les Contes cruels devaient de nos jours répéter cette triple note bien caractéristique du génie de Villiers, avec l’autorité d’un talent plus mûr. Les Contes cruels et la Révolte sont les seuls livres de notre auteur que puisse se procurer facilement un amateur du grand et du beau, du fin et du profond. L’unique Bibliothèque Nationale est à même de pourvoir le curieux de ses premières œuvres. L’avenir évidemment ménage au grand public une réimpression complète.

En attendant, j’ai cru bien faire d’insister surtout sur Elën et quelque peu sur les autres productions de cette période.

Lisez toujours les Contes cruels et la Révolte.

[p. 315]

ARMAND SILVESTRE §

Silvestre (Paul-Armand), poète français, est né à Paris en 1837.

Je me rappelle très nettement que ce fut chez l’un ou l’autre de ces poètes, alors formeurs de groupes, Louis Xavier de Ricard, Catulle Mendès, que Sully-Prudhomme nous dit un jour le puer natus est nobis au sujet d’Armand Silvestre. « Il paraît, telles furent à peu près ses paroles, qu’un élève de l’École polytechnique vient de faire de très beaux vers. »

Silvestre, en effet, quittait à peine le pimpant bicorne et le coquet manteau rejeté sur l’épaule à l’espagnole, que les alumni de la Science portaient alors, quand il parut de lui un premier volume de vers, plein d’inexpérience rythmique et versificatrice, mais, surtout dans une partie intitulée : Sonnets Payens, surprenant en fait de tendre et haut sensualisme exprimé d’une large, très simple mais riche, harmonieuse et mélodieuse façon toute nouvelle vraiment, à cette époque un peu raide, sinon roide de formalisme parnassien, comme on [p. 316] parlait alors, et de légèrement pesamment fanfaronne im-pas-si-bi-li-té.

L’auteur de ces inégales mais réelles, exquisement fortes et saines beautés, ne tarda pas à figurer, c’est le cas de le dire, dans nos cénacles, si j’ose m’exprimer ainsi. Sa robuste et décorative prestance, son énorme rire bon et franc, et si fin ! faisaient un heureux contraste avec les grâces, un tantinet anémiées parfois, d’abstruses conversations et le galbe paradoxalement maigre, eût-on pu croire, de quelques-uns. Toute sympathie fut vite acquise ou conquise à et par le nouveau venu ; qui ne tarda pas à savantifier, sans nul pédantisme, sa manière ample. Une préface de George Sand avait glorifié les débuts du poète nouveau. Le filleul était digne d’une telle Marraine dont il arborait, dans des clans raffinés exprès, la bonhomie truculente ainsi que son adorable trivialité parfois.

Même ces symptômes non équivoques de grosse bonne humeur chez un poète au fond mélancolique, charnellement mélancolique, ajoutons-le pour tout dire, présageaient aux esprits clairvoyants le dualisme actuel de l’écrivain qui est Silvestre. C’est ainsi par exemple qu’une fois qu’il était question de l’illustre Grande Femme, Silvestre, dont tout le monde connaît la sonore élégie en prose à propos de Finet, le chien favori de la châtelaine de Nohant, nous donna la primeur d’un rébus composé par cette [p. 317] dernière-là même, sur cette phrase éminemment moralisante entre parenthèses :

La Providence a pensé à tout.

J’oublie comment les trois dernières syllabes du problème étaient représentées par l’art du dessin, mais il sied que la Postérité sache de quelle interprétation géniale l’auteur de Mauprat avait engauloisé la principale partie de la susdite proposition. Ça signifiait lapreau vidant sa panse..., et n’est-il pas vrai que tous, Laripète, Ventegras, Plottlabonn et autres fantoches amusamment stercoraires ou polissons sans fiel aucun sont dans cet œuf... de lapin ?

*
* *

La fortune sourit vite à Silvestre ; ses vers, grâce à sa prose, devinrent tôt aussi célèbres que vers le peuvent, et se succédèrent en volume de plus en plus lus et dignes de l’être par nous autres et plusieurs autres.

En même temps le théâtre le tenta, tout le théâtre, moins le drame, évidemment répugnant à cette nature gauloise. Jusqu’à de l’opéra, il a touché à bien des choses des planches — sans compter qu’il a signé Ange Bosani, une pièce moderne dont je ne vois pas pourquoi Monsieur Alphonse, mieux favorisé de nos Seigneur et Dame le Public et la Critique dramatique, ne serait pas reconnu procéder.

[p. 318]

Et c’est ainsi que parallèlement, tels l’épique Chevalier de la Manche et son incomparable écuyer, deux Silvestre, l’excellent poète, l’homme d’esprit charmant, chevauchent par nos durs chemins, en quête de ces ennemis à vaincre par fas et nefas par le rire et par les larmes, des lecteurs !

Et si le Sancho de la prose en tord sans doute davantage, le don Quichotte du Vers ; combien du moins de délicats, de difficiles s’en captive-t-il pas ?

En voilà un d’auteur, Silvestre, dont les libraires ne sont pas à l’hôpital réduits.

Il a dénoué le dur nœud gordien :

Etre poète lyrique ET vivre de son état.

Je soupçonne le Poète lyrique dont parle Banville de l’avoir tranché, ce nœud.

Silvestre, j’y insiste, l’a dénoué.

Car c’est du lyrisme encore que la gaieté sereine de ses farces.

[p. 319]

EDMOND DE GONCOURT §

Littérateur français, né à Nancy, le 26 mai 1822.

Son frère Jules, si déplorablement mort en plein talent exquis, en pleine jeunesse virile (je le vois encore, blond et rieur auprès de son frère légèrement grisonnant, très grave), était né à Paris, le 17 décembre 1830. Il est mort à Auteuil, le 20 juin 1870.

Ils sont fils d’un ancien officier supérieur de cavalerie et petit-fils du député de l’Assemblée nationale de 1789, Huot de Goncourt.

M. Edmond de Goncourt est chevalier de la Légion d’honneur depuis 1867.

*
* *

C’était le 18 mars 1871, au matin. Une foule bizarre suivait à travers des barricades, où tambours et clairons battaient et sonnaient aux champs, le char emportant au Père-Lachaise les restes mortels de Charles Hugo. Derrière le corbillard marchait le père, très décoratif dans son deuil réel. Un cortège [p. 320] d’amis et d’inconnus venait ensuite, bizarre ai-je dit, j’aurais dû dire hétéroclite par excellence : les sommités de la littérature, des arts, de la presse et du monde politique y coudoyaient la plus basse ouvriaille et les moins douteux galants de la Vénus vulgaire.

N’importe !

Moi, à cette époque fabuleuse, je me trouvais être hébertiste, comme ça, bondé de renseignements historiques et plus innocent des agis actuels que l’enfant non encore né. Ce mouvement communaliste, anonyme à force de noms obscurs, ce titre non déclamatoire : Comité central, une affiche éloquente dans sa précision quasi bonapartesque, la garde nationale, enfin, terrible après Daumier, Cham et Monnier, m’avaient grisé. J’aimais une révolution que je savais avoir du plomb dans sa giberne et que je voyais si fière.

Et, comme le hasard m’avait placé dans le long défilé à côté de M. Edmond de Goncourt, que je connaissais un peu depuis Henriette Maréchal, je lui fis part de tout ce que nous avions sous les yeux : cet enterrement, unique au monde, du fils d’un poète retentissant, parmi cette insurrection colossale, etc., etc.

Il me fut répondu doucement :

« M. Thiers est un détestable écrivain ou plutôt ce n’est pas un écrivain du tout, mais du moins, [p. 321] lui gouvernant, l’on pourrait écrire en paix, tandis qu’avec ces gens-ci !... »

Tout Edmond de Goncourt était et est dans ce mot plus d’artiste que de littérateur, à mon sens, du moins.

Frémissant encore du coup terrible de la mort d’un frère et d’un ami, et d’un camarade, et de cet esprit charmant qui avait été Jules de Goncourt, il passait indifférent à ce véritablement beau spectacle d’un peuple en armes encore après tant d’héroïsme exploité par précisément ce Thiers-là ou ses congénères, il passait indifférent parce que une vision plus suprême encore le fascinait, lui, pendant mon extase à moi, juste aussi.

La célébrité, l’admiration ont visité sur le tard Edmond de Goncourt. Les jeunes gens adorent ce féminin et ce robuste dont la haute taille un peu penchée par la pensée symbolise admirablement son talent fin et fier. L’aristocratie même de sa conversation amère n’est pas pour déplaire à cette génération triste et forte qu’ont faite les choses et les œuvres de ce tout dernier quart de siècle.

Tout a été dit sur les œuvres de M. Edmond de Goncourt.

La Fille Elisa, âpre étude qui complète en l’assombrissant encore Germinie Lacerteux, les Frères Zemganno, évidente autobiographie cruelle et douce, allégorie intense ; cette terrible, cette [p. 322] Faustin avec son dénoûment sans pair, le dernier mot sur la jeune fille riche moderne ; Chérie, la Maison d’un artiste, poème en prose écrit par un peintre, par un dilettante, par un délicat, un sensitif, un nerveux de la phrase, très 1830 et encore plus de son propre temps, ces cinq livres (je n’ai pas encore lu le sixième qui corrobore les admirables études des deux illustres frères sur le xviiie siècle, ni le septième, malade que je fus longtemps) placent Edmond de Goncourt tout simplement à la tête des prosateurs contemporains.

A leur tête

A tous !

Et ni Zola, lourdaud splendide, et ni Renan, peut-être un peu trop surfait d’ailleurs présentement, et ni même le grand Barbey d’Aurevilly, et ni aucun des jeunes (et quels sont déjà pourtant certains d’entre eux !), et ni Pierre, et ni Paul, et ni Barthélemy, et ni Ponce et ni Pilate, ne peuvent la lui contester, cette première place-là.

Cette souveraineté est bien sienne.

Il la tient et ne s’en dessaisira que pour que la postérité la lui confirme pleinement, au jour bien éloigné, nous l’espérons tous, où cette belle santé, cette vigueur de corps et l’extraordinaire littérateur céderont à la volonté divine et rentreront dans la seule égalité.

[p. 323]

JEAN RICHEPIN §

Jean Richepin, littérateur français, né à Médéah (Algérie), en 1849. Son père était médecin militaire.

Il fut un temps quelque chose comme chef d’école. On appelait son groupe « les Vivants » par opposition sans doute aux derniers Parnassiens que la presse avait intitulés « les Impassibles », en vertu de leur tenue pas assez dégagée, un peu sanglée, de très jeunes hommes excessivement respectueux de leurs Vers.

Faisaient partie de ce nouveau conventicule : Maurice Bouchor, depuis délivré de tout mutualisme pour de belles œuvres personnelles ; Raoul Ponchon, indépendant aussi lui, avec son très grand talent gai bien à lui ; d’autres encore.

Après d’excellentes études, Richepin entra à l’École Normale, cette pépinière d’écrivains guindés également, c’est si naturel avec une telle éducation ! mais eux non sans quelque pente vers un peu lourd chic boulevardier, une aisance vaguement provinciale avec une bruyante étiquette parisienne. Le passage de notre écrivain à l’alma mater de la [p. 324] rue d’Ulm fut de courte durée par suite d’espiègleries dans le genre de celles que n’a point encore tout à fait fait oublier l’auteur de Nana Saïb et des Blasphèmes.

Passons.

Ses débuts furent assez difficiles et confus. On le voit, vers 1875, sortir relativement du rang par une petite pièce en vers écrite de compte à demi avec le pauvre Gill. Ça s’appelait « le Fou ». Le grand coup de la Chanson des Gueux et une campagne de plusieurs années au Gil Blas, alors dans toute la force de sa nouveauté, préparèrent la fortune littéraire de M. Richepin qui dès lors compta dans la littérature contemporaine entre les écrivains de marque.

Des romans, Madame André, un recueil de nouvelles, les Morts bizarres, son meilleur livre, la Glu, d’où fut tirée une pièce intéressante, suivirent.

Inutile de revenir en cette biographie, qui veut rester toute littéraire, sur certains faits de vie plus privée que théâtrale dont les journaux retentirent trop naguère. Une artiste dramatique des plus connues du monde entier fut mêlée, femme, à ces détails qui ne regardaient personne et dès lors le devoir d’un galant homme est de se taire bien vite pour passer à d’autres choses. Nana Saïb et une traduction en prose d’une pièce de Shakspeare vinrent bientôt attester toute l’inanité des assertions d’un certain ordre et de certaines gens sur l’état [p. 325] mental de Richepin qu’on avait dit successivement fou, moine, que sais-je encore !

Puis l’auteur, marié et retiré dans sa famille, se tut assez longtemps, mais affligea par la suite les amis de son talent par la publication intempestive, en tout cas, des Blasphèmes. Peu généreux en ces temps de persécution, ces poèmes agressifs où trop peu de sincérité se montre pour être impie, du moins s’ils étaient écrits en beaux ou bons vers ? Mais non ! la grosse trivialité du fond ne le cède qu’au banal de la forme. Dans la Chansons des Gueux, quelques « morceaux » bons surnageaient tout comme dans les arlequins des bas restaurants, pour parler la langue de l’auteur : rusticités pas trop fausses, échos relativement sincères des faubourgs, etc., encore qu’on s’y afflige de marcher dans des choses comme :

« Nous boirons du vin doux qui fait pisser la nuit »
*
* *
« Ma sœur a pas encor douze ans. »
*
* *

tandis que dans les Basphèmes il n’y a que de grosses cochonneries ou des inepties rancies, troisième eau de Voltaire et de Diderot, exprimées dans la langue de Joseph Pruhomme d’après la poétique de Jacques Delille et autres Luce de Lancival.

« — La mer ! puisse-t-elle
Laver ta rancœur, »
[p. 326]

ô lecteur ! mais non encore ! La Mer de M. Richepin est une Bièvre sans rivages de grossièreté par-ci, de platitude par-là, de médiocrité partout. Du reste, l’insuccès absolu de cet ouvrage, j’entends l’insuccès auprès des vrais liseurs, puisqu’il est de foi que le Public ne s’occupe même pas de vers, ce cruel insuccès en dépit de réclames qui ont dû coûter au poète d’énormes sommes d’argent et d’amour-propre, a dû apprendre à M. Richepin qu’il ne suffit pas de rimer suffisamment pour être un poète, même suffisant, en admettant que ces mots suffisamment, suffisant, puissent ne pas être, eux aussi, de tristes blasphèmes, appliqués à cette chose non moins énorme que très rare et très divine, un Poète !

M. Richepin est tout jeune encore. Il n’a plus les soucis du pain quotidien ; il vit heureux dans son ménage et l’aurea mediocritas le caresse depuis belle lurette. Son talent d’écrivain en prose est incontestable. Qu’il l’emploie à des œuvres enfin vraiment fortes sinon tout à fait saines. Il a de l’esprit et de l’audace dans l’esprit, l’entregent ne lui manque pas, ni l’aplomb nécessaire non plus. Il peut relever sa réputation un peu déchue, il le doit ! Plus dorénavant de Gueux suspects, de Blasphèmes éventés, de Mer qu’on serait tenté de compléter par la particule mise en arrière ; — la prose évidemment l’appelle et le couronnera. Roman, drame, [p. 327] comédie, nouvelle, journalisme, quelle carrière n’est pas ouverte à cet ingénieux, à cet habile, à cet érudit !

Qu’il y entre donc pour de bon sa tête d’empereur de la Décadence haute, son corps musculeux droit, sa blague et sa verve en avant ?

Ça lui vaudra infiniment mieux que de se faire capucin de cartes ou poète en baudruche.

[p. 328]

JULES BARBEY D’AUREVILLY §

« Barbey d’Aurevilly, formidable imbécile ! » chanterait quelque part, à ce qu’on me raconte, un vers inédit de Victor Hugo, qui est bien joli mais que Barbey d’Aurevilly lui-même appréciait ainsi : Formidable, oui ! mais imbécile, je vous le demande.

Imbécile, ô non, mille fois ! Formidable, à mon tour, je me le demande.

Voyons donc.

Est-ce comme romancier ou comme critique ou comme polygraphe ? (ô le vilain mot pour un talent si beau, quoi qu’il veuille traiter, peinture ou théâtre, femmes ou théologie !) qu’il se trouve et qu’il faut le trouver formidable pour lui plaire ?

Comme romancier... mais biographions un peu. Jules Barbey d’Aurevilly est né à Saint-Sauveur-le-Vicomte, près de Valognes (Manche), le 2 novembre 1808. Ses premiers essais, malheureux, furent vaguement en vers. Puis, renonçant à la Muse inclémente, le jeune écrivain se lança dans une littérature irritante amusante comme tout. Georges [p. 329] Brummel ou le Dandysme, l’Amour impossible, magnifique historique d’une situation érotique sans issue comme d’ailleurs le titre l’indique, sont de cette époque, où, je le crois, l’auteur fréquenta un peu dans tous les mondes. Même il tira de cet éparpillement de sa personnalité d’homme une érudition bizarre, variée, un peu commère, un peu caillette, comme lui dirait, mais toujours très noble, qui parfit l’écrivain en le multipliant jusqu’à l’exaspération.

C’est ainsi qu’en même temps que la Vieille Maitresse (quel chef-d’œuvre exquis et violent !) ou aux environs de cette publication, Jules Barbey d’Aurevilly entreprenait, — concurremment avec des livres de pure polémique politique, voire religieuse, les Prophètes du passé, par exemple, — une chose immense de critique, les Œuvres et les Hommes, parue pendant les longues années de la seconde République et du deuxième Empire, dans des journaux d’un peu tous les genres, le Réveil, de M. Cassagnac père, le Pays du même, le Nain Jaune, celui d’Aurélien Scholl et celui de Ganesco, sans compter ceux des autres, enfin le Constitutionnel toujours. Entre temps, il nous donnait ou plutôt donnait à nos pères, un peu ingrats au prix de notre génération éprise de ce talent qui confine au génie si toutefois il n’y atteint pas, la Bague d’Annibal (ricochets de conversation), devenus plus tard les Dessous de cartes d’une partie de whist, et cette [p. 330] admirable Ensorcelée, sur laquelle il siérait d’insister beaucoup et qui constitue avec la Vieille Maitresse, le Chevalier des Touches, un Prêtre marié, les Diaboliques, Histoire sans nom et Ce qui ne meurt pas, une œuvre maîtresse surtout en face du lourd naturalisme et de ce pessimisme à la fin plus ennuyeux encore, robuste, saine et gaiement sombre, si je puis ainsi dire !

Robuste, saine et gaiement sombre, surtout en face, mais, là ! en face des mièvreries tristes, des grosses mélancolies qui courent, — mais formidables ? — pour en revenir à notre point de départ.

Eh bien, décidément, non !

Comme romancier, je viens de le dire, robuste, sain et gaiement sombre. On ne saurait assez le répéter, ni trop.

Polygraphe (allons-y quand même !), polygraphe, pas formidable non plus. Charmant, piquant, rare, exquis avec ou sans et sans mesure, mais pas formidable.

Critique ? Détestablement personnel, adorablement méchant, spirituel comme un mauvais diable, au fond bon diable, avec d’immenses erreurs, d’énormes paralogismes, des préjugés sans nombre d’idées et de personnes, aussi des engouements d’hommes et de théories, mais formidable, ô que non pas ! Tous ceux qu’il a tués se portent assez bien, et plusieurs d’entre eux l’adorent écrivain et [p. 331] l’estiment littérateur, et ceux qui l’approchent aiment la personne, raffolent du causeur, répètent ses mots toujours colorés, parfois coloriés. Quand il a parlé, on se le dit dans son entourage qui est de jeunes talents — chose bien rare autour des génies grisonnants — qui l’affectionnent en même temps qu’ils l’admirent. Critique, interrogeai-je, formidable ? Tout, excepté ça.

J’allais oublier, avant de prendre congé de ce personnage si impérieusement sympathique, le catholique qu’il y a en lui.

Moi je le trouve sérieux, seul, sans doute, avec M. Léon Bloy, de tous les catholiques littératurants. Un peu Louis-Philippe, tribunitiens, même 48 à la Buchez ou d’un bergamote qui ne rappelle qu’infinitésimalement le héros Changarnier, un peu ternes, étroits, mesquins, ignorants et naïfs dans le gris, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ces catholiques-là ! L’abbé de la Croix-Jugan me paraît d’une autre allure orthodoxe que tel soutanier confit en le catholicisme honnête et modéré, et l’auteur des Prophètes du passé, on ne me l’ôtera pas de l’idée, y voyait plus clair que tous Montalembert, Dupanloup et autres nosseigneurs gallicans qui ne furent pas et ne sont pas Bossuet.

Et ce serait peut-être ici le cas de chanter la palinodie et de reconnaître qu’en effet il y a un Barbey d’Aurevilly formidable — formidable peut-être plus [p. 332] encore aux énervés de l’Église qu’aux efflanqués de cette pauvre vieille Libre-Pensée, mourante d’une triste maladie pédiculaire.

Dans tous les cas, Barbey d’Aurevilly est un écrivain de premier ordre, intensément original, dont la gloire longtemps dans l’ombre, monte et grandit tous les jours à l’horizon de la postérité.

Il a jadis égratigné les poètes et je ne pense pas qu’il songe à les fort caresser encore aujourd’hui, quelque réel progrès qui se soit opéré, vrai miracle intellectuel ! dans cet esprit, mûr depuis longtemps, et pour cause. Mais qu’importe et aux poètes et au mérite éclatant de cet homme extraordinaire !

Les poètes l’apprécient hautement, les poètes le lisent avec ferveur, et c’est encore le plus beau fleuron de sa couronne.

[p. 333]

SULLY-PRUDHOMME §

Sully-Prudhomme, poète français, est né à Paris en 1839. Je l’ai vu pour la première fois vers 1865-66, dans l’atelier du peintre Brown, l’auteur du premier Jardinier de Lemerre, vous savez, le bonhomme qui bêchait en chaussons sur les premières couvertures jaunes d’or du passage Choiseul, et que remplace de nos jours un autre horticulteur signé Bracquemond, qui travaille nu-pieds, celui-ci. Quoi qu’il en soit de ces divers écussons et de leurs mérites respectifs, Brown était à cette époque lié avec l’un instant célèbre Massol et quelques autres des collaborateurs de ce dernier à la Morale indépendante. Et je soupçonne Sully-Prudhomme d’avoir alors fréquenté chez ces philosophes, lui aussi. La pente de son esprit plus méditatif que contemplatif l’appelait vers toutes les curiosités psychologiques et sociales.

En ces temps-là c’était un beau jeune homme grave, grand, fluet, à la barbe châtain très fine, assez longue, à la chevelure brune, soignée, sans affectation malséante, sévèrement élégant, qu’une [p. 334] légère myopie tenait un peu incliné. Les yeux bleu clair avaient une douceur virile qui prévenait dès le premier abord. La voix était mélodieuse et comme tendre, un enjouement mélancolique donnait à la conversation, toujours intéressante au possible, un charme exquis.

Ce jour-là nous parlâmes art, peinture surtout. Je le quittai, ravi.

De quelques années plus jeune que lui, je n’avais guère produit que de l’inédit et je restai timide devant l’auteur déjà connu des lettrés de ces Stances et Poèmes qui, avec Philoméla, de Catulle Mendès, et les Vignes folles, de ce regretté Glatigny, constituèrent les fiers débuts de la Renaissance poétique d’alors et d’aujourd’hui. J’admirais beaucoup ces vers un peu maigres, mais d’une correction des plus plaisantes en cette période de jeunes poètes lâchés, lamartiniens sans génie, hugolâtres sans talents, mussetistes qui n’avaient du maître que l’envers de sa paresse divine. De plus, un vrai souci du rythme et de la rime éclatait partout dans le compact volume qui avait mis immédiatement hors de page l’auteur et ses livres suivants. Je me souviens très nettement de l’effet des plus puissants produit sur moi par la pièce sur un arbre traversant en chariot le faubourg Saint-Antoine :

On redevient sauvage à l’odeur des forêts !
[p. 335]

et par celle où la Crucifixion était dessinée comme d’un trait sec, on croirait dur sinon cruel.

C’est dans ce recueil que se trouve le fameux Vase brisé qui a dû faire le malheur de Sully-Prudhomme, tant cette jolie bluette fut dès le principe exaltée par un public imbécile au détriment de tant de beautés infiniment plus remarquables.

Peu de temps après, Lemerre imprima les Épreuves, du même poète. C’était un recueil très curieux

VASE BRISÉ

Le vase où meurt cette verveine,
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine,
Aucun bruit ne l’a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute,
N’y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même ;
La fleur de son amour périt ;
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde,
Il est brisé, n’y touchez pas.
[p. 336]

de sonnets surtout philosophiques. Le formiste s’y fonçait et quelque couleur animait la dialectique, d’ailleurs captivante, qui donnait le ton au petit volume. J’en ai retenu, entre mille autres, ce vers sur Spinoza :

Paisible, il polissait des verres de lunettes.

et ceux-ci :

Étoile du berger, c’est toi qui la première
M’a fait examiner mes prières du soir.

Plusieurs autres recueils où le souffle s’élargissait en même temps que la couleur toujours un peu grise (de parti pris peut-être) s’enflammait ou du moins s’allumait, succédèrent à ces beaux essais. Ces productions sont trop peu connues évidemment des lecteurs de ces biographies sommaires pour les énumérer ou en citer quelque chose.

Laissez-moi toutefois rappeler à votre mémoire enchantée cette superbe pièce intitulée les Écuries d’Augias. La force du style ne le cède ici qu’au pittoresque des détails. Laissez-moi n’en sortir qu’un vers,

La moisissure rose aux écailles d’argent.

Les faveurs de l’État et de l’Académie ne tardèrent pas à confirmer celles de l’Opinion, juste [p. 337] cette fois, — une fois n’est pas coutume. La croix de la Légion d’honneur, qui brille, hélas ! trop souvent sur de moins nobles poitrines, fut décernée au poète, et peu après la coupole de l’Institut retentissait du premier discours de réception prononcé depuis longtemps par un véritable poète. On n’a pas oublié les termes éloquents dans lesquels Sully-Prudhomme vengeait d’un long oubli ses maîtres et ses confrères en l’art suprême.

Ce fut et c’est et ce cera son bonheur et l’honneur éternel de sa carrière et de sa mémoire d’avoir forcé la vieille porte un peu de bonzes, si de bonze des Quarante, et de la tenir grand ouverte aux premiers de tous les écrivains, j’ai dit aux Poètes.

Ces deux distinctions, la Croix et l’Académie, j’avoue les aimer sans excès, mais en tout respect. J’ai déjà eu l’occasion par deux fois, en ces causeries décousues, de témoigner de ma sympathie, admirative, non, mais attentive, pour le Docte Corps qui est aussi un Corps aux membres bien élevés, rara avis par le débraillement qui court dans nos hautes sphères. Quant à la Croix, je professe à son égard un pieux amour, l’ayant vu briller entre d’autres sur le plastron de velours de mon père, officier du génie, enrôlé volontaire à seize ans, et qui reçut le baptême du feu dans la campagne de Waterloo, — puis, hélas ! il y a déjà vingt ans de cela, sur son cercueil.

[p. 338]

Les poètes sont des espèces de soldats : dur métier, faire de bons vers ! qui gagne bien ses récompenses, rares, mais d’autant plus précieuses, d’autant plus honorées.

Or Sully-Prudhomme a vaillamment mérité sa décoration et son fauteuil.

Et il n’est que juste de saluer bien bas l’un et de porter les armes à l’autre, bien haut.

[p. 339]

LÉON DIERX §

Une noble figure, celle-ci, aussi compatriote de Leconte de Lisle, c’est-à-dire né à La Réunion (le 31 mars 1838), il commença — après, je crois, car il a son quant à moi et ses fiers secrets littéraires, Dierx, même et surtout avec ses amis — après dis-je, le crois, des essais à la Musset, — par imiter le grand poète qui fut, plus encore peut-être que Banville et pour le moins autant que Baudelaire, le maître de toute une génération — la mienne ! — de vrais poètes. Dans ces débuts, l’originalité perçait toutefois. Une mélancolie sui generis pénétrait ce vraiment premier volume. L’amour douloureux de la nature, le lacryma rerum, l’émotion panique que fait vibrer Ronsard dans son Élégie à la forêt de Gâtine, le panthéisme qui n’est pas dans les splendides paysages de Leconte de Lisle et que Victor Hugo, un pur déiste enfantin, a vainement tenté dans quelques pièces de ses avant-derniers poèmes, notamment dans le Satyre de la Légende des siècles, la Bouche d’ombre des Contemplations, etc., etc. ; ce sentiment frappait le lecteur de ces vers déjà [p. 340] corrects, d’autre part, et comme rythme, et comme rime, et comme langue. Mais où l’admiration se vit forcée parmi les compétents, ce fut à l’apparition des Lèvres closes, puis des Amants.

Le premier de ces volumes, très compact, contient des récits dont les uns remontent aux premiers âges du monde ; d’autres ressembleraient à ce que le romantisme appelait des mystères ; d’autres enfin sont tout modernes. Tout le monde qui lit a dans la mémoire le magnifique Lazare et

La grande forme aux bras levés vers l’Éternel.

Tout ce monde-là se rappelle également ces troublants paysages, les Filaos, souvenir de l’île natale, et ces Automnes

Le monotone ennui de vivre est en chemin,

et ces pièces où le vers revient sans monotonie, forme toute nouvelle, car Baudelaire qui lui-même a emprunté à Edgar Poe la réitération du vers, se borne, comme son modèle, à en faire un véritable refrain revenant toujours à la même place, tandis que Dierx promène, en écoliers buissonniers, plusieurs vers dans la même pièce, comme un improvisateur au piano qui laisse errer plusieurs notes, toujours les mêmes, à travers l’air qu’il a trouvé, ce qui produit un effet de vague d’autant plus délicieux [p. 341] que le vers de notre poète est particulièrement fait et très précis, toute flottante que veuille être parfois sa pensée, mystique ou sensuelle.

Car — et c’est ce qui le différencie encore de Leconte de Lisle, chaste ou du moins discret quand il parle d’amour — Dierx est un voluptueux. J’en prends à témoin d’innombrables poèmes, les Yeux de Nyssia, par exemple, où défilent tous les regards féminins possibles et leur effet, — l’effet d’un bel œil, eût dit le vieux Corneille, un voluptueux aussi dans son genre, je m’en douterais presque.

*
* *

Évidemment l’amour sensuel ne va pas chez Dierx sans une pointe de mysticisme qui le relève et le redresse en quelque sorte. Mais le fond y est bien. Le goût de la femme, son « odor », son bruissement et toutes les conséquences de l’adoration d’elle : querelles douces, parfois atroces quand l’orgueil s’en mêle, émois parfois amers, confiantes jalousies, faiblesses enfin si pardonnables ! Je vous dis que tout y est.

Une étrange « scène dramatique », la Rencontre, donne bien, dans sa note sombre et violente, la clef de cette disposition.

Deux amants brouillés se rencontrent par hasard dans une fête de nuit. Explication brûlante.

[p. 342]

L’homme qui, depuis la rupture, ne cherche que « l’image de l’absente » et qui s’écrie :

Le parfum d’un fantôme est le seul que je sente,

y met bien du sien et la femme aussi, après, naturellement, les insultes et les reproches du premier tour de conversation, comme :

Tullia

    Il serait trop plaisant
Que j’en fusse jalouse et tremblante à présent !
L’aimerais-je aujourd’hui ? Non.

Fabien

*
* *
*
* *
Ah ! comme follement aussi je la méprise !

et les « monsieur » et les « madame » de rigueur, mais c’est bien fini. On devine, entre les lignes du dialogue magnifiquement passionné que les deux ex-amants se sont consolés chacun de son côté, mais combien ils se souviennent de s’être aimés ! La morale de ce poème, au fond, ce serait le ménage à quatre des Affinités électives de Gœthe, qui n’était pas un dieu du paganisme pour rien. En place, Dierx a trouvé ce superbe final :

[p. 343]

fadiex, qui s’est laissé tomber, accablé, sur le banc.

    Malheureux !
Je la laisse partir ! Oh ! le cœur est affreux !
Je suis seul désormais ! Tullia !
Il fait quelques pas.

Tullia, tournée vers lui.

Tu blasphèmes !
L’impossible baiser que nous fuyons nous-mêmes,
Que le vent à jamais reportera vers moi,
A jamais s’en ira de mes lèvres vers toi !
Et toujours il vivra dans notre cœur fidèle,
L’amour qui vient d’ouvrir entre nous sa grande aile.
Elle sort lentement. Fabien la regarde désespéré, semble vouloir s’élancer à sa suite, puis s’arrête et sort précipitamment de l’autre côté. — Le rideau tombe.

Dierx n’est pas d’avis que le poète doive absolument s’abstenir d’idées politiques. C’est un républicain ferme, — et je l’en estime d’autant plus équitablement que je serais plutôt dans l’autre camp, non moins ferme, — mais qui ne transparaît guère dans ses vers. Le patriotisme, par exemple, qui réunit toutes les âmes dignes de ce nom, il l’a laissé déborder dans une ode merveilleuse où résonne d’acier et d’airain ce vers extraordinaire :

Car la mort n’a point osé prendre
Son âme à ce grand Cuirassier !
[p. 344]

Dierx est un homme jeune, encore bien que l’un des moins jeunes d’entre les Parnassiens de 1867. Tête superbe : un 1830 blond. Toujours serré dans sa redingote. Sans gestes. Rieur et très rieur par instants. Grand fumeur de cigarettes. Il vit assez retiré, occupe un emploi à l’Instruction publique, fréquente les peintres, peint lui-même avec talent.

N’est pas encore décoré !

[p. 345]

STÉPHANE MALLARMÉ §

Stéphane Mallarmé, poète français, naquit le 18 mars 1842 à Paris, dans une rue qui s’appelle aujourd’hui passage Laferrière. Ses familles, paternelle et maternelle, présentent depuis la Révolution une série ininterrompue de hauts fonctionnaires dans l’administration de l’Enregistrement, et lui-même était, dès les langes, destiné à cette carrière qu’il esquiva, préférant aller à vingt ans vivre en Angleterre en vue de s’assimiler la prononciation et après avoir appris l’anglais pour lire et un jour traduire Edgar Poë, de se créer, par l’enseignement dans l’Université, des ressources qui assurassent son indépendance littéraire.

On retrace le goût de tenir une plume autrement que pour enregistrer des actes, chez plusieurs de ses ascendants. L’un, avant la création de l’Enregistrement, sans doute, fut syndic des libraires sous Louis XVI, et son nom se trouve au bas du privilège du Roi, en tête de l’édition originale française du Vathek de Beckford, que notre poète a naguère réimprimée. Un autre écrivait des vers badins dans les Almanachs des Muses et les Étrennes [p. 346] pour les Dames. Il a connu enfant, dans le vieil intérieur de bourgeoisie parisienne familiale, M. Magnien, un arrière-petit cousin qui avait publié un volume romantique à toute crinière, Ange et Démon, dont le titre apparaît encore dans plusieurs catalogues de bouquinistes importants.

Le poète se souvient d’avoir, dans un âge tendre, nourri secrètement l’ambition de remplacer un jour Béranger parce qu’il l’avait rencontré dans une maison amie. Il y tendit longtemps dans cent petits cahiers qui lui furent régulièrement confisqués, dans maints pensionnats et lycées...

*
* *

Aujourd’hui, Mallarmé, définitivement et de longue date fixé à Paris, après quelques années au loin, vit en famille, au milieu de chers meubles anciens, ne sortant, en dehors de ses obligations, que pour des visites à des expositions artistiques et partout où l’on monte un ballet ou joue de l’orgue, — la Danse, l’Instrument divin ! — ses deux passions, qui semblent contradictoires, mais dont le sens éclate pour qui pense en poète, c’est-à-dire en philosophe vrai. Eh ! pour un exemple entre mille, la grave, la formaliste, l’immuable, la logique Espagne ne nous donne-t-elle pas, lors des fêtes de Corpus Christi, dans ses féeriques cathédrales, au [p. 347] son des voix célestes et des clairs larigots, parmi les prestigieux parfums d’encensoirs géants balancés du haut de voûtes à perte de vue, sous les flots de fumée rose, le spectacle et la leçon d’adolescents richement et gaiement costumés menant des menuets en toute allégresse, confiants devant le redoutable Très Saint Sacrement de l’autel ?

Lorsque les fatigues de l’esprit et des loisirs l’incitent au plein air de la campagne, Mallarmé fuit vers les bords de Seine infréquentés, au long de la forêt de Fontainebleau, et là, se livre avec rage à la navigation fluviale. La bonne rivière s’ouvre à sa rapide yole d’acajou et des journées entières s’écoulent ainsi au fil de l’eau, sans, pour lui, regret ni remords du travail quitté qu’il saura bien reprendre plus souple et plus fort, après ces délassements. Simple promeneur alors, souvent il s’exaspère en voilier consommé et n’est pas peu fier de sa flottille.

Cet amour de la nature, le poète ne le dévolue pas que sur les paysages d’eau. Lisez cette superbe page tout à fait inédite où les arbres sont honorés, avec quelle dévotion pompeuse ! par un orgueil si vraiment et si purement poétique :

notes de mon carnet

LA GLOIRE

« La Gloire ! je ne la sus qu’hier, irréfragable, et [p. 348] rien ne m’intéressera d’appelé par quelqu’un ainsi.

« Cent affiches s’assimilant l’or incompris des jours, trahison de la lettre, ont fui, comme à tous confins de la ville, mes yeux aux ras de l’horizon, par un départ sur le rail traînés avant de se recueillir dans l’abstruse fierté que donne une approche de forêt en son temps d’apothéose.

« Si discord parmi l’exaltation de l’heure, un cri faussa ce nom connu, pour déployer la continuité de cimes tard évanouies, Fontainebleau que je pensai, la glace du compartiment violentée, du poing aussi étreindre à la gorge l’interrupteur : Tais-toi ! Ne divulgue pas, du fait d’un aboi indifférent, l’ombre ici insinuée dans mon esprit, aux portières de wagons battant sous un vent inspiré et égalitaire, les touristes omniprésents vomis. Une quiétude menteuse de riches bois suspend alentour quelque extraordinaire état d’illusion, que me réponds-tu ? qu’ils ont ces voyageurs, pour ta gare aujourd’hui quitté la capitale, bon employé vociférateur par devoir, et dont je n’attends, loin d’accaparer une ivresse à tous départie par les libéralités conjointes de la Nature et de l’État, rien qu’un silence prolongé, le temps de m’isoler de la délégation urbaine vers l’extatique torpeur de ces feuillages là-bas trop immobilisés pour qu’une crise ne les éparpille bientôt dans l’air ; voici, sans attenter à ton intégrité, tiens, une monnaie.

[p. 349]

« Un uniforme inattentif m’invitant vers quelque barrière, je remets sans dire mot, au lieu du suborneur métal, mon billet.

« Obéi pourtant, oui, à ne voir que l’asphalte s’étaller nette de pas, car je ne peux encore imaginer qu’en ce pompeux octobre exceptionnel ! du million d’existences étageant leur vacuité en tant qu’une monotonie énorme de capitale dont va s’effacer ici la hantise avec le coup de sifflet sous la brume, aucun furtivement évadé que moi n’ait senti qu’il est, cet an, d’amers et lumineux sanglots, mainte indécise flottaison d’idée désertant les hasards comme des branches, tel frisson et ce qui fait penser à un automne sous les cieux.

« Personne et, les bras de doute envolés comme qui porte aussi un lot d’une valeur secrète, trop inappréciable trophée pour paraître ! mais sans du coup m’élancer dans cette diurne veillée d’immortels troncs au déversement sur un d’orgueils surhumains (or ne faut-il pas qu’on en constate l’authenticité ?), ni passer le seuil où des torches consument, dans une haute garde, tous rêves antérieurs à leur éclat, répercutant en pourpre dans la nue l’universel sacre de l’intrus royal qui n’aura eu qu’à venir : j’attendis, pour l’être, que lent et repris du mouvement ordinaire, se réduisit à ses proportions d’une chimère puérile emportant du monde quelque part, le train qui m’avait là déposé seul. »

[p. 350]
*
* *

Pour en finir avec ces quelques notes biographiques, il sied d’ajouter qu’à une certaine époque, Mallarmé fonda et rédigea à lui tout seul, un journal, avec ce titre fier : la Dernière Mode. Combien curieux, ai-je besoin d’ajouter intéressant à l’extrême ? durent en être les articles, traités par un tel artiste et qui ne concernaient rien moins que les plus minces détails de la vie voulue, compétemment entendue et décrétée, raffinée, toilettes, bijoux, mobiliers, jusqu’aux théâtres et menus de dîners. Avis aux fureteurs intelligents et heureux !

Depuis quelque temps, le nomade Mallarmé, déjà connu et ses œuvres appréciées, savourées par un certain nombre qui est une élite, retentit dans des polémiques avec cette bonne fortune d’exaspérer la haine et surtout l’admiration. Nombre de jeunes gens de cette réfléchie génération-ci, ont reconnu dans Mallarmé l’initiateur, en même temps que le maître de leur pensée artistique et philosophique, car, il y a dans ce poète exquis entre tous et sur tous, un philosophe profond, savant, hardi dans la recherche minutieuse et claire absolument pour qui sait bien voir. Ces témoignages sont pour l’amplement consoler s’il en était besoin non à sa fierté mais à sa conviction douloureusement puisque [p. 351] impeccablement inflexible, des pauvres attaques de quelques tristes impersonnalités de la plume à tant de sottises par jour, semaine, quinzaine et mois.

Un livre vaste qu’il prépare démontrera la vérité de ce que j’avance ici avec pleine certitude. Ce sera, j’écris ou plutôt je résume, pour ainsi dire, sous la dictée du profond souvenir de conversations anciennes et récentes avec le poète (voilà près de dix ans qu’il y travaille), ce sera un livre en maints tomes, un livre qui soit un livre architectural et prémédité et non un recueil ; l’explication orphique de la terre qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence, car le rythme même du poème, alors impersonnel et vivant jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou ode.

Parallèlement à ce grand Essai, Mallarmé entend bien continuer, et en plusieurs séries, l’œuvre glorieusement commencé et sous le titre : d’Album de vers et de prose. Simple et dandy s’il en fut, réunir successivement ces merveilles de style, d’art plastique et musical, et qui nous sont si chers, si précieux à nous autres et à d’autres qui viennent ! Quant à ce que le poète appelle son Travail personnel, c’est-à-dire le Livre annoncé un peu plus haut, il entend le publier probablement anonyme, le texte, raisonne-t-il, y parlant de lui-même et sans voix d’auteur.

[p. 352]

Puis-je mieux terminer cette esquisse qu’il me serait si doux de faire tableau, qu’en vous donnant la primeur d’un sonnet tout récent, fleur et bijou, en attendant que le bon éditeur Vanier étale — ô bientôt n’est-ce pas ? à sa devanture, dès lors féerique, — écrin et bouquet !

SONNET

Toujours plus souriant au désastre plus beau,
Soupirs de sang, or meurtrier, pamoison, fête !
Une millième fois avec ardeur s’apprête
Mon solitaire amour à vaincre le tombeau.
Quoi ! de tout ce coucher, pas même un cher lambeau
Ne reste, il est minuit, dans la main du poète
Excepté qu’un trésor trop folâtre de tête
Y verse sa lueur diffuse sans flambeau !
La tienne, si toujours frivole ! c’est la tienne,
Seul gage qui, des soirs évanouis retienne
Un peu de désolé combat en s’en coiffant
Avec grâce, quand sur des coussins tu la poses
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant
Dont pour te figurer, il tomberait des roses.
[p. 353]

MAURICE ROLLINAT §

Maurice Rollinat, auteur des Névroses, né à Châteauroux, en 1846, d’un père avocat, lequel fut représentant du peuple en 1848 et l’ami intime de G. Sand, présente un cas de presse bien intéressant et qui vaut la peine qu’on insiste dessus.

On se souvient sans doute qu’il y a quelques années le Figaro, par l’organe de son principal et de son plus ancien rédacteur, mena campagne pour, paraissait-il, le roi des livres de vers. Jamais on n’avait vu rien de pareil ; quelque chose de plus grand que l’Iliade était né, le Poète-par-excellence, muni de toutes les huiles régales et autres, de la sacro-sainte réclame, se voyait investi des immunités attachées à son rang, — un véritable poet laureate, n’en déplût au grand Tennyson, quant à la valeur intrinsèque des titres respectifs.

En même temps, Mme Sarah Bernhardt prenait les intérêts du chef-d’œuvre avec sa furia coutumière, et son salon fut le temple où le nouveau dieu rendit quelque temps des oracles.

M. Maurice Rollinat était inventé.

[p. 354]

Les autres journaux parlèrent à leur tour du triomphateur, mais beaucoup, particulièrement ceux où travaillaient les camarades, non sans quelque fumisme dans l’exagération de l’éloge.

Et un silence de mort s’ensuivit, dès quelques éditions des Névroses épuisées.

Là pourrait se borner la biographie littéraire de M. Maurice Rollinat, car de ses deux autres ouvrages : Dans les brandes (1877), l’Abîme (1886), dans l’intervalle de la publication desquels parurent ces Névroses (1883) de fameuse mémoire, le premier, recueil de choses paysannes, avait sombré dans le plus noir insuccès, et l’autre tentative très vaguement philosophique, vient à son tour de connaître les affres du non-retentissement total et final.

LE SOLILOQUE D’UN MENUISIER

Encore un clou ! plus qu’un, et ma besogne est faite.
Je m’en doutais ; c’est drôle et sans être prophète,
Je m’étais toujours dit : « Ce riche mourra tôt. »
Je n’ai pas épargné les bons coups de marteau.
Et je puis me vanter que sa bière est parfaite !
J’ai vu sa face : Elle est horrible et stupéfaite !
Il sera mort sans doute au milieu d’une fête.
Bah ! cousons fortement son affreux paletot.
   Encore un clou !
C’est le sort, chacun meurt : en bas, et sur le faîte.
Tous les vainqueurs du monde ont chez moi leur défaite.
Hélas ! j’aurai mon tour ! Un confrère bientôt
Peut s’écrier, penché sur mon dernier manteau :
Sa bière, dans vingt ans, ne sera pas défaite.
   Encore un clou !
[p. 355]

Mais la tâche d’un biographe consciencieux est sévère, et s’il n’a pas grand’chose à dire, il doit du moins approfondir son sujet, le creuser, en dégager de son mieux la morale, s’il y a lieu.

Un examen sommaire de l’unique Livre de M. Maurice Rollinat s’impose avant quelque jugement que ce soit à exprimer dans l’espèce.

Les Névroses sont un fort volume compact, mais imprimé en ces caractères un peu lourds, bien visibles en revanche, dont la maison Georges Charpentier a l’incontestable spécialité. Cet abord plaît de prime-saut et les pages lues succèdent aux pages lues, sans fatigue ni douleur pour le client. Même une sensation de tiède repos, de douce demi-sieste, vous induit jusqu’en le point-c’est-tout du confortable bouquin. Et pour peu que vous vouliez bien — seul sûr critère — vous mettre à la place des gens, vous allez avec moi vous rendre bien compte de l’agréable phénomène que je viens de signaler à votre compétence.

Baudelaire avait « créé dans le ciel de l’art un frisson nouveau », suivant une parole qui fut d’évangile dans une bouche trop souvent peu orthodoxe ; aussi, subissant le sort de tous les créateurs, passa-t-il inconnu presque et méconnu tout à fait en son temps, pour, il est vrai, ressusciter avec gloire parmi notre génération littéraire qui aura eu du moins cet énorme mérite entre mille gros torts. [p. 356] Mais cette résurrection, je viens de le dire implicitement, n’eut lieu en réalité qu’aux yeux d’une élite restreinte. Le gros public, lui, entendit bien parler de ce miracle-là, mais à la façon des Juifs incrédules. Et parmi ceux d’entre lui qui risquèrent leur curiosité dans les Fleurs du Mal, la plupart clamèrent le durus est sermo iste. Cette hydre, la foule, en voulait après la mort à Celui qu’elle avait ouï4

Donner un sens trop pur aux mots de la tribu,

comme dit magnifiquement Stéphane Mallarmé parlant d’Edgar Poë.

Enfin, Rollinat vint, qui le premier en France po-pu-la-ri-sa le Satanisme. (C’est par ce mot que la masse des lecteurs en est encore à croire désigner le haut et douloureux spiritualisme, l’exquisement amère sensualité du plus grand poète français de ce siècle, avec Lamartine.)

Le malheur est que d’abord ladite sensualité, non plus que le spiritualisme en question, n’existait en aucune façon dans le travail massif, osons dire mastoc, du vulgarisateur. Et puis, ô quel style !

Toutefois je veux être juste dans les limites du permis en pareille matière. Manque de grammaire [p. 357] et d’art et d’à-peu-près tout à part, les Névroses non seulement forment, ainsi qu’il a été avoué plus haut, un ensemble gentiment assoupissant, mais encore elles n’exhalent que très peu d’ennui. Même il y a là dedans de divertissants endroits sinon bien, du moins qui tentent honorablement de l’être.

La Baveuse d’absinthe,

Elle était toujours enceinte ;
Pauvre buveuse d’absinthe !

la Dame en cire et la si juste peur bleue de la voir entrer chez lui qu’a l’auteur ; les Ventouses, polissonnerie peut-être par trop insuffisante ; la Vache au taureau, encore un élan vers le cru point trop mal raté, d’autres morceaux en petit nombre encore, témoignent d’un esprit puérilement ingénieux et d’efforts ingénieusement puérils.

Et s’il faut pousser mon parti pris de bienveillance jusqu’aux confins de l’abus, j’ajouterai que je trouve M. Maurice Rollinat foncièrement original. Il a, en fait, instauré dans les environs de la Littérature, la Cocasserie froide, et, ce qui magnifie à mes yeux ce mérite bien sain, naïve sans pair. Autrement je l’eusse proclamé disciple de M. Amédée Pommier qui fut un roué, lui, du diabolisme d’Épinal, un roublard du vers maladroitement tourdeforcesque, en un mot un « maître expert-juré » sur le mirliton, [p. 358] dont M. Maurice Rollinat n’est, il faut bien l’admettre, qu’un virtuose tâtonnant.

Je n’ai pas entendu dire que M. Maurice Rollinat ait écrit en prose. Il serait désirable qu’il le fît vers la fin de sa carrière mortelle que je souhaite de tout mon cœur heureuse et longue, sous la forme de mémoires ou de confessions, puisque ces mots redeviennent à la mode. Que cet adieu sur le tard à l’écriture puisse ou doive être la merveille que je voudrais, franchement je n’en puis rien prévoir, mais comme tout porte à croire qu’il aurait des chances d’être sincère, on y récolterait pour sûr de précieux aveux, des mea culpa trop autorisés, hélas ! sur l’erreur d’un âge déjà mûr, un instant égaré par les brièves caresses du journalisme influent et la voix d’or d’une sirène proverbialement capricieuse, l’expression, je m’en doute, touchante du remords d’avoir, ne se sentant ni les reins, ni l’esprit, ni l’âme d’un poète, compromis la vocation, donné à sourire de la glorieusement tragique vocation de ces êtres sublimes et faibles, quand ils ne sont pas Shakspeare et Gœthe, pour trop de fierté vibrante ou sourde, les Poètes !

Les amis de M. Maurice Rollinat lui attribuent un réel talent de déclamateur au piano qui n’aurait pas nui au débit de ses vers.

Au physique, M. Maurice Rollinat, que je n’ai jamais eu l’avantage de voir et d’entretenir un [p. 359] instant que le soir de cette bizarre première représentation du Nouveau monde, m’a paru un brin moustachu, à l’air bon garçon, pas vampire du tout, avec des fourrures autour.

[p. 360]

ARTHUR RIMBAUD §

Félix Fénéon a dit, en parlant comme il faut des Illuminations d’Arthur Rimbaud, que c’était en dehors de toute littérature et sans doute au-dessus. On pourrait appliquer ce jugement au reste de l’œuvre, Poésies et Une Saison en Enfer. On pourrait encore reprendre la phrase pour mettre l’homme en dehors en quelque sorte de l’humanité et sa vie en dehors et au-dessus de la commune vie. Tant l’œuvre est géante, tant l’homme s’est fait libre, tant la vie passa fière, si fière qu’on n’a plus de ses nouvelles et qu’on ne sait pas si elle marche encore. Le tout simple comme une forêt vierge et beau comme un tigre. Avec des sourires et de ces sortes de gentillesses !

Arthur Rimbaud naquit à Charleville (Ardennes), en 1855. Son enfance fut gamine fantastiquement. Un peu paysanne, bondée de lectures et d’énormes promenades qui étaient des aventures, promenades et lectures. Externe au collège de sa ville natale passé depuis lycée, la Meuse charmante des alentours et sauvage des environs : coquet prospect de [p. 361] la Culbute et bois joli des Havetières, la frontière belge pour ce tabac que Thomas Philippe (Phlippe, comme on prononce à la madame Pernelle : « Allons Phlippotte, allons !... » dans toutes ces régions) répard pour rien ou presque au nez de

« Ceux qui disent : Cré nom ! ceux qui disent : Macache5 ! »

et ce péquet de ces auberges ! l’eurent trop sans que ses études merveilleuses en aient souffert pour un zeste, car peu sont instruits comme cet ancien écolier buissonnier. Vers l’âge de quinze ans, Paris le vit, deux ou trois jours, errant sans but. En 1870-71 il parcourait l’Est de la France en feu, et racontait volontiers plus tard Villers-Cotterets et sa forêt aux galopades de uhlans sous des lunes de Raffet. Retour à Paris pendant la Commune et quelque séjour à la caserne du Château-d’Eau, parmi de vagues Vengeurs de Flourens (Florence, gazouillaient ces éphèbes à la ceinture blanche). — Interdum la gendarmerie départementale avait eu des attentions et ces bons flicquards de la Capitale des caresses pour ce tout jeune et colossal Glatigny muni de moins encore de papiers que notre pauvre [p. 362] cher ami, mais qui, lui, n’en mourut guère. — Mais ce ne fut qu’en octobre 1871 qu’il prit terre et langue ès la ville à Villon. A son premier voyage il avait effarouché le naïf André Gill. Cette fois il enthousiasma Cros, charma Cabaner, inquiéta et ravit une foule d’autres, épouvanta nombre d’imbéciles, consistant même, dit-on, des familles qu’on assure s’être complètement rassises depuis. C’est de cette époque que datent : les Effarés, les Assis, les Chercheuses de poux, Voyelles, Oraison du soir, et Bateau ivre, cités dans la première série des « Poètes Maudits », Premières communions, publiées par « la Vogue », Tête de faune et le Cœur volé, donnés dans la seconde série non éditée des « Poètes Maudits » (Pauvre Lélian — « la Vogue ») et plusieurs autres poèmes6, dont trop, hélas ! furent confisqués, c’est le mot poli, par une main qui n’avait que faire là, non plus que dans un manuscrit en prose à jamais regrettable et jeté avec eux dans quel ? et quel ! panier rancunier pourquoi ?

Bien des avis se partagèrent sur Rimbaud individu et poète. D’aucuns crièrent à ceci et à cela, un homme d’esprit a été jusqu’à dire : « Mais c’est le Diable ! » Ce n’était ni le Diable ni le bon Dieu, c’était [p. 363] Arthur Rimbaud, c’est-à-dire un très grand poète, absolument original, d’une saveur unique, prodigieux linguiste, — un garçon pas comme tout le monde, non, certes ! mais net, carré sans la moindre malice avec toute la subtilité, de qui la vie, à lui qu’on a voulu travestir en loup-garou, est toute en avant dans la lumière et dans la force, belle de logique et d’unité comme son œuvre, et semble tenir entre ces deux divins poèmes en prose détachés de ce pur chef-d’œuvre, flamme et cristal, fleuves et fleurs et grandes voix de bronze d’or : les Illuminations :

VEILLÉES

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au fond des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et, courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

[p. 364]

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

AUBE

C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.

C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami.

C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée.

L’air et le monde point cherchés. La vie.

— Était-ce donc ceci ?

Et le rêve fraîchit.

Juillet 1872, voyage et station en Belgique, Bruxelles plutôt. Rencontre avec quelques Français, dont Georges Cavalié dit Pipe-en-Bois, étonnés. Septembre même année, traversée pour Londres où vie paisible, flâneries et leçons, fréquentation d’Eugène Vermersch. Juillet 1873, un accident à Bruxelles : blessure légère par un revolver mal braqué ; Paris iterum pour peu de temps et peu de gens ; Londres derechef, quelque ennui, l’hôpital un instant ; départ pour l’Allemagne. On le voit en février 1875, très correct, fureteur de bibliothèques, en pleine fièvre « philomathique », comme il disait à Stuttgard, où le manuscrit des Illuminations fut remis à quelqu’un qui en eut soin. Un autre livre avait paru en [p. 365] 1873, à Bruxelles, Une Saison en Enfer, espèce de prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant qui est sa propriété exclusive. Dès 1876, quand l’Italie est parcourue et l’italien conquis, comme l’anglais, comme l’allemand, on perd un peu sa trace. Des projets pour la Russie, une anicroche à Vienne (Autriche), quelques mois en France, d’Arras et Douai à Marseille, et le Sénégal vers lequel bercé par un naufrage, puis la Hollande. 1879-80, vu décharger des voitures de moisson dans une ferme à sa mère, entre Attigny et Vouziers, et arpenter ces routes maigres de ses jambes sans rivales. Son père, ancien officier de l’armée, mort à ces époques, lui laissant deux sœurs, dont l’une est morte, et un frère aîné. Puis on l’a dit mort lui-même sans que rien fût sûr. A telles enseignes qu’à la date de 1885, on le savait à Aden, poursuivant là, pour son plaisir, des préoccupations de gigantesques travaux d’art inaugurées naguère en Chypre, et l’année suivante, qui est donc l’année d’avant la dernière, les renseignements les plus rassurants abondaient.

Voilà les lignes principales de cette existence plus que mouvementée. Peu de passion, comme parlerait Ohnet, se mêle à la plutôt intellectuelle et en somme chaste odyssée. Peut-être quelque vedova molto civile dans quelque Milan, une Londonienne rare, sinon unique — et c’est tout si c’est tout. [p. 366] D’ailleurs, qu’importe ! Œuvre et vie sont superbes telles quelles dans leur indiciblement fier pendent interrupta.

Ne pas trop se fier aux portraits qu’on a de Rimbaud, y compris la charge ci-contre, pour amusante et artistique qu’elle soit. Rimbaud, à l’âge de seize à dix-sept ans qui est celui où il avait fait les vers et faisait la prose qu’on sait, était plutôt beau — et très beau — que laid comme en témoigne le portrait par Fantin dans son Coin de table qui est à Manchester. Une sorte de douceur luisait et souriait dans ces cruels yeux bleu clair et sur cette forte bouche rouge au pli amer : mysticisme et sensualité et quels ! On procurera quelque jour des ressemblances enfin approchantes.

Quant au sonnet des Voyelles, il n’est ici publié ci-dessous qu’à cause de sa juste célébrité et pour l’explication de la caricature. L’intense beauté de ce chef-d’œuvre le dispense à mes humbles yeux d’une exactitude théorique dont je pense que l’extrêmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal. Je dis ceci pour René Ghil qui pousse peut-être les choses trop loin quand il s’indigne littéralement contre cet « U vert » où je ne vois, moi public, que les trois superbes vers « U cyles, etc. »

Ghil, mon cher ami, je suis jusqu’à un certain point votre très grand partisan, mais, de grâce, n’allons pas plus vite que les violons, et ne prêtons [p. 367] point à rire aux gens plus qu’il ne nous convient.

A très bientôt une belle et aussi complète que possible édition des œuvres d’Arthur Rimbaud.

VOYELLES

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre : E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides.
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux
O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses yeux !
[p. 368]

LÉON VANIER §

Léon Vanier, Éditeur français, né à Paris, le 27 décembre 1847.

Débuta par la Librairie, où il apprit à connaître intrinsèquement la bizarre marchandise dont il devait faire part à ses contemporains en qualité d’éditeur à la mode, érudit et littéraire, connaisseur et amateur, collectionneur même, d’ailleurs aimable toujours et conciliant à ses heures, qui ne sont pas trop rares en somme.

Mais imbu de ces salutaires principes, « avoir plusieurs cordes à son arc, ne pas mettre tous ces œufs dans le même panier, deux précautions valent mieux qu’une », il resta fidèle à son premier commerce tout en y allant de l’avant dans la redoutable industrie, affrontée avec une bravoure que tempère seule la prudence séante. Son élégant magasin, en même temps que ses propres livres, offrent à quelque goût qui passe tous le refreshments sur papier noirci dont on peut, raisonnablement ou non, avoir soif et faim, depuis l’étrange Ohnet sous toutes les formes, par volumes d’apect [p. 369] brochés à l’usage des éventaires de chemin de fer, ou reliés en veau couenne et en tout, doré sur tranche ou à la tranche, par livraisons po-pu-lai-res, — et illustré !!

Il sera temps de parler un peu de cette Boutique, appelée à devenir légendaire et déjà célèbre...

Pour l’instant le biographe se doit tout à sa tâche.

Donc, Vanier, de simple libraire (1869), s’est fait éditeur depuis 1876. Ses commencements furent modestes, comme vous aurez certainement remarqué que la généralité des commencements le sont à de très clairsemées exceptions près, celle du Cid, par exemple, et encore celle de M. Rollinat, — modestes, dis-je, mais distingués et comme qui dirait fins, fins comme l’ambre, comme qui dirait aussi jolis, jolis, comment m’exprimer ? jolis, mon Dieu, comme tout ! Tout le monde a acheté ces délicieux bouquins : la Frégate l’Incomprise ; les Croquis maritimes (avec des dessins de Sahib) ; Patara et Bredindin, « marine humouritisque », illustrée par Léonnec, préface de l’éditeur qui manie la plume très allègrement, ma foi, et a écrit la plupart des légendes des amusantes plaquettes illustrées par H. de Sta, et publiées sous le titre de Collection Vanier ; les albums de Villette, ceux de Caran d’Ache et de Lunel ; la Biographie si touchante d’André Gill, suivie de la bibliographie [p. 370] et complète de ce grand caricaturiste ; mignonnes merveilles de typographie, de papiers admirablement assortis, de formats originaux, de crayon fantaisiste à la bonne manière, caricatural dans l’art le plus délicat, adorable...

Puis vint paraître chez Vanier (1881-83), le Paris moderne, revue rédigée en chef par le poète Jacques Madeleine (pas celui des Écrevisses, bone Deus ! l’autre, le bon, le seul) ayant pour principal lieutenant ce spirituel Georges Courteline, pseudonyme qui dissimule mal un fils chassant de race. Ce brave recueil fut à l’époque comme un dernier Parnasse militant. Ces noms : Leconte de Lisle, Banville, Coppée, Mendès, Hérédia, Mérat, Valade, fulgurèrent ; à côté des vers magistraux, d’alertes articles combattaient le bon combat, comme on dit trop — et ce fut l’origine du Vanier hyper-littéraire actuel.

Mis en goût par les fières rimes et les rythmes sans pair, il se sentit bientôt au cœur — et dans la tête, une solide caboche bien intelligemment, noblement aussi ! commerciale, — une belle émulation vers les travaux et le bon renom des grands éditeurs de 1830 et d’ensuite. Les lauriers d’Eugène Renduel, d’Urbain Canel, d’Auguste Poulet-Malassis, d’Alphonse Lemerre, l’empêchaient de dormir. Il sonna aux poètes nouveaux un ralliement qui fut entendu, et ne tarda pas à les voir arriver à lui. Il ne leur fit point des ponts d’or, les ponts d’or [p. 371] n’existent pas, ce sont travaux d’art fabuleux et chimériques, même les ingénieurs du stupéfiant Ohnet n’en édifient que pour leur « créateur » et sont des spécialistes des plus exclusifs, — mais des conditions sortables, honorables, et l’affabilité des manières, les procédés parfaits, achevèrent l’œuvre de la franche probité. Dès lors la copie afflua au no 19 du docte quai Saint-Michel. De charmantes éditions se succédèrent. Les aînés, commme il sied, ouvrirent la marche, Huysmans et ses étonnantes Esquisses parisiennes, Verlaine et ses Poètes maudits qui mirent le feu à pas mal de poudres en train d’être trop mouillées. Adoré Floupette, loup dans la bergerie, néanmoins s’y conduisit en galant homme de loup, et ne dévora personne. Moréas (les Syrtes, les Cantilènes), Vignier (Centon), de Régnier (les Lendemains, Apaisement, les Sites), Viélé-Griflin (Cueille d’avril, les Cygnes), montrèrent la marche aux jeunes encore inédits et la cohorte sainte, le bataillon sacré grossit tous les jours, valeureux et digne de tels chefs de file.

On se souvient du tapage suscité autour de ces publications et d’autres encore dans la presse parisienne et départementale, voire jusqu’à l’étranger. Un journal, le Décadent, soutint furieusement le choc, rendit coup pour coup ; son rédacteur en chef, Anatole Baju, ne s’épargnait pas et n’épargnait personne. Tudieu ! l’acharné combat ! Jamais le [p. 372] Parnasse contemporain, de pourtant orageuse mémoire, n’avait soulevé pareils combats de plume. Il faudrait remonter jusqu’aux luttes du Romantisme pour trouver de dignes analogues à ces Eylau, à ces Moskowa de lettres.

Le champ de bataille si chèrement disputé resta définitivement aux poètes, et Vanier fut loin de se plaindre du résultat. Sans précisément déborder et ruisseler, ses caisses montèrent et bruirent joyeusement, fleuve encore endigué, mais gare à l’imminente inondation !

Ici, quoique j’en aie, s’impose un parallèle à la Plutarque entre Vanier et son heureux devancier, Lemerre. Leur situation initiale est tellement semblable que la tentation se fait irrésistible. Lemerre commence, lui aussi, après les premières luttes pour la vie, par des entreprises étrangères à la littérature actuelle, et c’est, comme Vanier suscité par Paris-moderne, du fait d’un journal, l’Art, rédigé principalement par Louis-Xavier de Ricard fondateur, Catulle Mendès, Charles Joliet, Edmond Lepelletier et Paul Verlaine, qu’il se voit amené à s’occuper des Parnassiens. Le succès foudroyant du Passant, dont Vanier attend encore le pendant ; mais que peuvent lui faire patiemment attendre ses bonnes affaires de librairie décadente, lance Lemerre et en fait bientôt le gros monsieur d’aujourd’hui.

L’amour et l’intelligence communs de leur métier, [p. 373] ainsi qu’un goût très honorable et impérieux pour la haute littérature complètent la ressemblance entre les deux bons éditeurs. Maintenant, que l’un soit blond et l’autre brun, l’un grand et l’autre petit, l’un majestueux et lent comme un antique baron normand, l’autre vif et pétulant comme un pur enfant de Paris, peu importe, je crois, à l’histoire de la Librairie. Tous deux sont de bons patriotes et firent leur devoir en 1870-71. Même Vanier, alors sergent aux mobiles de la Seine, fut mis à l’ordre du jour et porté pour la médaille militaire. Il est encore lieutenant de l’armée territoriale après avoir été quelque temps porte-drapeau.

Son rez-de-chaussée, muni d’une spacieuse arrière-boutique, est le théâtre quotidien, comme autrefois l’entresol de Lemerre, de conférences au pied levé de omni re scibili et quibasdam aliis, et les conversations y sont aussi animées, intéressantes, souvent passionnées, que courtoises. Il y fait beau entendre Moréas réciter le sonnet des Conquérants de sa voix mordante et cuivrée qu’Hérédia lui-même envierait... « Hors du charnier natal !... Que Cipango mûrit !... », beau et bon écouter quelque remarque subtile et incisive de Mallarmé. Survient Poictevin tout frémissant d’enthousiasme pour le rare et pour l’exquis dans le délicat et le beau. Verlaine passe et lance un mot plus doux qu’amer ; Du Plessys vibre, Luque dessine, Baju objecte, [p. 374] Fénéon et Kahn discutent ; très paisible, comme timide, Ghil affirme ; Huysmans sourit. Vanier circule, accueille, prie d’excuser, opine, tance un commis, vend, feuillette des manuscrits, lorgne une gravure : très pittoresque et vivant en diable le patron. Le magasin est en long ; un vaste bureau qu’orne une caisse de bonne augure luit doucement derrière une grille à guichets. C’est confortable et coquet. Eaux-fortes, aquarelles, bibelots japonais, caricatures ; et « que de livres, que de livres » chez ce libraire ! Des amateurs, dont plusieurs considérables, sont familiers de la maison. C’est des « mon Général » par-ci, « monsieur le Conseiller » par-là. Un bon coin de Paris bien réjouissant, et même consolant. Et pour finir le parallèle, une seule différence, si minime toutefois ! entre Lemerre et Vanier, c’est que celui-là est décoré, tandis qu’il est impossible que celui-ci ne le soit pas un jour.

J’ai dit plus haut que Vanier était écrivain à ses moments perdus. De lui, outre les choses énumérées plus haut, on a Les 28 jours d’un réserviste et l’Armée française, livres tout ronds, pleins de bonne humeur et de piquante observation. On lui attribue des vers. Je ne les ai jamais lus ni même vus. Ça, Vanier, c’est mal, bien mal. Enfin les Hommes d’aujourd’hui, qu’il dirige depuis quelques années, publient souvent, sous le nom de [p. 375] Pierre et Paul, des biographies dues, la plupart, à sa verve et à son érudition.

Longue vie et bonne chance à l’ « homme de bien » qui ose s’intituler : Éditeur des Décadents ! Je n’ose plus dire l’ « homme de goût », depuis que, parmi ces derniers, nombre de gens mieux informés à coup sûr que moi-même rangent l’humble contributor qui opère en cette occasion-ci dans les susdits Hommes du jour et qui signe, pour avoir l’honneur de vous saluer.

[p. 376]

ANATOLE BAJU §

Anatole Baju, littérateur français, né à Confolens (Charente), le 8 mars 1861, fils de meunier, fut élevé au Moulin de Saint-Germain-sur-Vienne. Son père, qui était poète, ami de Lamartine et de Georges Sand, fit sa première éducation et l’envoya ensuite achever ses études au collège de Confolens.

Adolescence passée à la contemplation de la nature et à rêver. A la mort de son père, en 1879, il prit la direction des affaires de la maison — écrivit entre temps divers articles ou poèmes publiés çà et là.

L’obsession de la littérature lui fit peu après abandonner l’industrie pour se livrer tout entier à son penchant.

C’est alors que dans sa retraite de Bellac, il composa l’Assaut de l’Olympe (1882), recueil de poèmes publié à Limoges et devenu aujourd’hui introuvable.

Ce livre marquait déjà une tendance très accusée à l’affranchissement de la Métrique et de la Langue.

Quoique profondément originale, l’œuvre eut [p. 377] peu de succès. Baju comprit qu’il devait changer de scène.

Consciencieux, il voulut, avant d’aller plus loin, étudier mieux la vie, observer l’humanité. Dans cette vue, il se mit à voyager, parcourant les diverses contrées de l’Europe et de l’Amérique en accumulant les documents.

Revenu en France en 1884, le vœu maternel le fixa à un emploi administratif qui lui laissait assez de loisir pour donner cours à ses goûts littéraires.

Baju eut bientôt noué de nombreuses et cordiales relations dans le monde des lettres parisien.

Considérant avec regret le manque d’unité du mouvement décadent qui commençait alors à se dessiner, il résolut de fonder un organe qui rassemblerait ces « forces éparses en un faisceau unique ».

Il fit alors la connaissance de Maurice du Plessys, le poète gentilhomme, avec lequel il fonda le Décadent.

La suite est connue...

Mais il convient d’ajouter à ces notes biographiques sommaires que Baju, indépendamment de son très réel mérite personnel, de son intelligence et de son énergie des plus remarquables, existe littérairement surtout par le journal le Décadent (second semestre de 1886) et la brochure l’École décadente (juillet 1887). Relisez ses articles dans la collection déjà précieuse du fameux canard, vous dégageant, [p. 378] bien entendu, de tous préjugés de par la Presse hostile lue, ou des plaisanteries trop faciles, écoutées ; relisez surtout le récent pamphlet, et vous resterez persuadés comme moi, non seulement de la conviction si profonde et si courageuse, mais encore et surtout, de l’absolu bon sens absolument triomphal, envers et contre tout et tous, du polémiste comme du théoricien.

Je prouve mon dire :

En somme, voyons, de quoi retourne-t-il au fond, sous cette question des Décadents ?

Un certain nombre de jeunes gens, las de lire toujours les mêmes tristes horreurs, dites naturalistes, appartenant d’ailleurs à une génération plus désabusée que toutes les précédentes, mais d’autant plus avide d’une littérature expressive de ses aspirations vers un idéal dès lors profond et sérieux, fait de souffrance très noble et de très hautes ambitions, — injustement, sans doute, un peu dépris de la sérénité parnassienne et de l’impassibilité pessimiste d’un Leconte de Lisle d’ailleurs admiré, s’avisèrent un jour de lire mes vers — écrits pour la plupart en dehors de toute préoccupation d’école, comme je les sentais, douloureusement et joyeusement poétiques encore, et pleins, j’ose le dire, du souci de la Langue bien parlée, vénérée comme on vénère les saints, mais voulue aussi exquise et forte que claire assez. Ces vers leur [p. 379] plurent par la sincérité de leur art et l’intense simplicité du fond. Le hasard voulut qu’à l’époque qu’il fallait je fisse paraître les Poètes maudits, beaucoup pour Corbière et Mallarmé, mais surtout pour Rimbaud. Cet opuscule eut tout le succès souhaité et quelque tapage s’ensuivit. Je fus assez heureux, pour que le nom de mon cher ami Mallarmé, déjà si honorablement connu d’un tout petit choix d’élus parmi l’élite des raffinés et des curieux compétents, retentit cette fois un peu plus fort et allât taquiner l’oreille de la Presse. Il la taquina si bien cette oreille, ce nom d’un artiste suprême de qui j’ai dit ailleurs qu’il considérait la clarté comme une grâce secondaire, qu’une assez plaisante confusion commença de régner. Échotiers et chroniqueurs, gent malicieuse, affectèrent d’envelopper dans le même reproche d’ésotérisme pointu et de « symbolisme » frisant le rébus mes humbles vers, ceux si nets de Corbière et ceux si superbement lucides de Rimbaud.

Bref, dès ce moment précis, « décadents » — un mot vaguement né où ? comme « romantiques », comme, mais mieux que « naturalistes » — signifiait, en nous désignant, mes trois Maudits, moi et ceux d’entre les jeunes gens dont il a été parlé plus haut, qui avaient déjà publié des vers, — amateurs de l’obscur, propagateurs de théories abstruses, absconces et tout ce qu’on voudra dans ce goût-là, [p. 380] et, par quelle étrange association d’idées ? pessimistes et schopenhaueriens (or je vous annonce pour peu que vous y teniez, que je n’ai jamais, pour ma part, lu une ligne du, paraît-il, décourageant Épicure teuton).

C’est alors que Baju vint, et, en vue de congréger « les forces éparses en un faisceau unique », pour me servir de ses propres expressions rapportées au commencement de ce travail, fonda le Décadent, au milieu de quelles difficultés, avec combien de bravoure et de furie, ce n’est rien que de le dire. Dès les premiers numéros il rétablit la vérité, alla droit au but, mit les pieds dans le plat et, fort de sa rédaction vraiment homogène, n’hésita pas à prendre l’offensive en toute témérité vraiment française, et si franche ! Naturellement, les ripostes abondèrent, fourmillèrent, dures, cruelles, mais que lui faisait ! Et il rendait coup pour coup.

Elles ne rencontrèrent pas la même vaillance chez quelques-uns de ses collaborateurs. Plusieurs se séparèrent, fondèrent des journaux éphémères dont l’un, rédigé en chef ou dirigé par René Ghil, s’appela la Décadence, « improprement », dit Baju dans sa récente brochure. Et, selon moi, bien que j’aime beaucoup Ghil qui est un homme charmant et un écrivain des plus savoureux au fond, Baju a raison, et raison d’autant plus qu’à mon sens il a, lui, trouvé le vrai substantif pour exprimer la chose des [p. 381] « DÉCADISME » est un mot de génie, une trouvaille amusante et qui restera dans l’histoire littéraire. Ce barbarisme est une merveilleuse enseigne, il est court, commode, à la main, handy, il sonne littéraire sans nulle pédanterie (mais « Symbolisme », hein ?), éloigne précisément l’idée abaissante de décadence, enfin fait balle et fera trou, je vous le dis encore une fois. Même Ghil (puisque je le tiens) alla plus loin, il asticota quelque peu Baju, le piquant de traits pas toujours charitables. Baju se conduisit très bien, ne répondit à ce poète (genus irritabile) qu’en douceur, même le saluant dans sa brochure, qui est d’ailleurs un modèle de mesure et de bon ton dans l’apologie, du juste titre de « jeune poète de génie » et rejetant les torts de son adversaire sur le seul « cœur humain ». On ne pouvait mieux faire en un meilleur dire. Il ne s’irrita que tout récemment, sur la lettre de Ghil au Figaro, datée de « l’exil des champs », où le « disciple de Mallarmé » protestait, là, vrai, des plus mal à propos et en termes tout à fait blessants pour des gens à travers Baju, contre son nom rappelé dans l’énumération des rédacteurs du Décadent. Et Baju a, je regrette bien et me réjouis fort de le dire, diablement raison encore dans sa tardive, mais combien rattrapant le temps perdu vivacité, pour parler un peu comme Ghil, en guise de moralité.

Quelques mots pour finir et pour un fait [p. 382] On a ri aux larmes, parce que Baju dans sa brochure me proclame le plus grand poète de tous les temps.

On a eu tort de rire.

D’abord parce que peut-être Baju pense ainsi pour de bon. (On est bien libre de penser comme on veut, n’est-ce pas ?) Et dans cette hypothèse je dirai purement et simplement à Baju qu’il se trompe et qu’il y a, entre autres, David, Homère, Sophocle, Lucrèce, Ovide, Théroulde, Dante, Villon, Ronsard, Shakespeare, Calderon, Racine, Gœthe, Byron, Lamartine, Musset, Poë, et les contemporains, mes maîtres et mes camarades.

Puis, il est probable que Baju a voulu, par une audacieuse et spirituelle assertion, bien établir combien il raffole — c’est le mot en vérité — de la Sincérité, de la Conscience, de la Simplicité, dont je ne craignais pas — pourquoi jamais craindre ? — de me réclamer tout à l’heure — et se servir de moi, grand honneur ! comme d’un symbole à illustrer ses idées là-dessus.

Enfin sans doute aussi que Baju me porte une grande amitié, et que son affection pour l’homme aveugle son estime pour le poète. En ce cas, une cordiale poignée de main à lui, et n’en parlons plus.

Mais je crois, et croyons plutôt que ma seconde supposition est la bonne ; là Baju a bien fait d’être excessif et brutal à ce point.

[p. 383]

— Seulement il me met en opposition avec le général Boulanger et ne flatte pas celui-ci. Ici je diffère d’avis avec lui. Je suis loin de détester la popularité du seul militaire amusant, depuis que Canrobert est si vieux, de cette période-ci. S’il n’a pas remporté de victoires, ce n’est pas de sa faute, puisqu’il n’a pas encore marché à l’ennemi, j’entends LE seul ennemi, celui qui détient mon pays, Metz ! l’Allemand, le Prussien, la détestée, l’abhorée, l’abominée et abominable « tête de Boche ! » Mais rien ne me dit qu’avec l’immense confiance dont il est investi et comme sacré par l’armée et par le peuple, ce soldat ne puisse bientôt faire des prodiges sur le Rhin, — et s’il a su se faire une bonne presse, ma foi, en république, ce n’est déjà pas si bête...

Donc, mon cher Baju, si vive moi, vive Boulanger aussi7 ! Vivent encore Anatole Baju et le Décadent reparu depuis décembre sous forme de revue !

[p. 384]

CHARLES CROS §

Charles Cros, poète français, né à Fabrezan près Narbonne (Aude), le 1er octobre 1842, n’a imprimé qu’un livre de vers grossi de fantaisies en prose : mais son œuvre dans des journaux et revues, œuvre non encore recueillie, est considérable dans la mesure de l’extrême talent déployé sous la dictée d’un génie aussi beau qu’incontestable. Génie, le mot ne semblera pas trop fort à ceux assez nombreux qui ont lu ses pages impressionnantes à tant de titres, et ces lecteurs, je les traite d’assez nombreux en vertu de la clarté, même un peu nette, un peu brutale, et du bon sens parfois aigu, paradoxalement dur, toujours à l’action, qui caractérise sa manière si originale d’ailleurs. De la taille des plus hauts entre les écrivains de premier ordre, il a parfois sur eux ce quasi-avantage et cette presque infériorité de se voir compris, mal à la vérité dans la plupart des cas, et c’est heureux et honorable, par des lecteurs d’ordinaire rebelles à telles œuvres de valeur exceptionnelle en art et en philosophie. Et pourtant amère et profonde, ce qui est souvent, [p. 385] mais ici bien particulièrement synonyme, se manifeste en tout lieu la philosophie de Charles Cros, desservie par un art plutôt sévère sous son charme incontestable mais d’autant plus pénétrant. Lisez par exemple ces étranges nouvelles Correspondance interastrale, et surtout la Science de l’Amour, cruelle satire où toute mesure semble gardée dans la plaisanterie énorme. J’y relis avec joie ces vers colossaux d’une « romance » imaginée par l’auteur en gaieté au compte d’un bon jeune homme brûlant pour une pensionnaire moins naïve mais aussi férocement bête que son « amour » la lui montre, d’une flamme intelligente à la façon de celles de l’enfer, et qu’il lui soupire très sérieusement, en pleine soirée bourgeoise, en vue de les charmer, elle, ses parents et LA dot :

AUPRÈS D’UN BOCAL

Je le voyais en blanc faux-col,
Frais substitut aux clignes poses :
S’il n’était pas dans l’alcool,
Comme il eût fait de grandes choses !
*
* *

Lisez parmi ses Monologues (c’est lui, entre parenthèses, qui a créé, ou je me trompe fort, ce genre charmant, le Monologue, qu’on a sans doute bien galvaudé postérieurement à lui et dont [p. 386] Cadet fut l’impayable propagateur), lisez, dis-je, entre de nombreux chefs-d’œuvre en l’espèce, le Bilboquet, flegme tout britannique, verve bien gauloise, exquis mélange d’humour féroce et de bon gros rire fin et sûr. Lisez encore ces choses, ni poèmes en prose (titre et forme bien affadis depuis ces maîtres, Aloysius Bertrand, Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud), ni contes, ni récits, ni même histoires, le Hareng saur, angélique enfantillage justement célèbre, et le Meuble, que j’ai toutes raisons d’environner de sympathies même intrinsèques pour ainsi parler, l’ayant possédé, ce meuble, du temps où je possédais quelque chose au soleil de tout le monde. Enfin, fouillez les publications, exclusivement consacrées aux belles et bonnes Lettres, d’il y a quelque temps, la Renaissance, la Revue du Monde nouveau, plus récemment, la Décadence, etc. Vous reviendrez charmés puissamment, délicieusement frappés de ce voyage au pays bleu. Car Charles Cros, il ne faut jamais l’oublier, demeure poète, et poète très idéaliste, très chaste, très naïf, même dans ses fantaisies les plus apparemment terre-à-terre, cela d’ailleurs saute aux yeux dès les premières lignes de n’importe quoi de lui.

Mais pour le juger, pour l’admirer dans toute sa puissance de bon et très bon poète, es menester, comme dit l’Espagnol, de se procurer l’unique [p. 387] recueil de vers de Charles Cros, le Coffret de Santal et de se l’assimiler d’un bout à l’autre, besogne charmante mais bien courte, car le volume est matériellement mince et l’auteur n’y a mis que ce que, bien trop modeste, il a cru être tout le dessus de son magique panier. Vous y trouverez, sertissant des sentiments tour à tour frais à l’extrême et raffinés presque trop, des bijoux tour à tour délicats, barbares, bizarres, riches et simples comme un cœur d’enfant et qui sont des vers, des vers ni classiques, ni romantiques, ni décadents8 bien qu’avec une pente à être décadents, s’il fallait absolument mettre un semblant d’étiquette sur de la littérature aussi indépendante et primesautière. Bien qu’il soit très soucieux du rythme et qu’il ait réussi à merveille de rares et précieux essais, on ne peut considérer en Cros un virtuose en versification, mais sa langue très ferme, qui dit haut et loin ce qu’elle veut dire, la sobriété de son verbe et de son discours, le choix toujours rare d’épithètes jamais oiseuses, des rimes excellentes sans l’excès odieux, [p. 388] constituent en lui un versificateur irréprochable qui laisse au thème toute sa grâce ingénue ou perverse.

Au surplus, voici quelques exemples qui « en diront plus que tout commentaire ».

L’ORGUE9

MUSIQUE D’ARMAND GOUZIEN

A André Gill.

Sous un roi d’Allemagne ancien,
Est mort Gottlieb le musicien.
 On l’a cloué sous les planches.
   Hou ! Hou ! Hou !
 Le vent souffle dans les branches.
Il est mort pour avoir aimé
La petite Rose-de-Mai.
 Les filles ne sont pas franches.
   Hou ! Hou ! Hou !
 Le vent souffle dans les branches.
Elle s’est mariée, un jour,
Avec un autre, sans amour.
 « Repassez les robes blanches ! »
   Hou ! hou ! hou !
 Le vent souffle dans les branches.
[p. 389]
Quand à l’église ils sont venus,
Gottlieb à l’orgue n’était plus,
 Comme les autres dimanches.
   Hou ! hou ! hou !
 Le vent souffle dans les branches.
Car depuis lors, à minuit noir,
Dans la forêt on peut le voir
 A l’époque des pervenches.
   Hou ! hou ! hou !
 Le vent souffle dans les branches.
Son orgue a les pins pour tuyaux.
Il fait peur aux petits oiseaux.
 Morts d’amour ont leurs revanches.
   Hou ! hou ! hou !
 Le vent souffle dans les branches.

LE HARENG SAUR10

A Guy.

Il était un grand mur blanc — nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle — haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur — sec, sec, sec.
Il vient, tenant dans ses mains — sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou — pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle — gros, gros, gros.
[p. 390]
Alors il monte à l’échelle — haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu — toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc — nu, nu, nu.
Il laisse aller le marteau — qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle — longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur — sec, sec, sec.
Il redescend de l’échelle — haute, haute, haute,
L’emporte avec le marteau — lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s’en va ailleurs, — loin, loin, loin.
Et, depuis, le hareng saur — sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle — longue, longue, longue,
Très lentement se balance — toujours, toujours, toujours.
J’ai composé cette histoire, — simple, simple, simple,
Pour mettre en fureur les gens — graves, graves, graves,
Et amuser les enfants — petits, petits, petits.

L’ARCHET11

MUSIQUE DE CABANER

Elle avait de beaux cheveux, blonds
Comme une moisson d’août, si longs
Qu’ils lui tombaient jusqu’aux talons.
[p. 391]
Elle avait une voix étrange,
Musicale, de fée ou d’ange,
Des yeux verts sous leur noire frange.
Lui ne craignait pas de rival,
Quand il traversait mont ou val,
En l’emportant sur son cheval.
Car, pour tous ceux de la contrée,
Altière elle s’était montrée,
Jusqu’au jour qu’il l’eut rencontrée.
L’amour la prit si fort au cœur,
Que pour un sourire moqueur,
Il lui vint un mal de langueur.
Et dans ses dernières caresses :
« Fais un archet avec mes tresses,
Pour charmer tes autres maîtresses.
Puis, dans un long baiser nerveux,
Elle mourut. Suivant ses vœux,
Il fit l’archet de ses cheveux.
Comme un aveugle qui marmonne,
Sur un violon de Crémone
Il jouait, demandant l’aumône.
Tous avaient d’enivrants frissons
A l’écouter. Car dans ces sons
Vivaient la morte et ses chansons.
[p. 392]
Le roi, charmé, fit sa fortune.
Lui, sut plaire à la reine brune
Et l’enlever au clair de lune.
Mais, chaque fois qu’il y touchait
Pour plaire à la reine, l’archet
Tristement le lui reprochait.
Au son du funèbre langage,
Ils moururent à mi-voyage,
Et la morte reprit son gage.
Elle reprit ses cheveux, blonds
Comme une moisson d’août, si longs
Qu’ils lui tombaient jusqu’aux talons.

INTERIEUR12

« Joujou, pipi, caca, dodo. »
» Do. ré, mi, fa, sol, la, si, do. »
Le moutard gueule et sa sœur tape
Sur un vieux clavecin de Pape.
Le père se rase au carreau
Avant de se rendre au bureau.
La mère émiette une panade
Qui mijote, gluante et fade,
Dans les cendres. Le fils aîné
Cire, avec un air étonné,
Les souliers de toute la troupe,
Car, ce soir même, après la soupe,
[p. 393]
Ils iront autour de Musard
Et ne rentreront pas trop tard ;
Afin que demain l’on s’éveille
Pour une existence pareille.
« Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do. »
» Joujou, pipi, caca, dodo. »

CHANSON DES SCULPTEURS (Coffret de Santal)

Proclamons les princip’s de l’art !
 Que tout l’mond’ s’épanche !
Le marbre est un’ matière à part,
 Y en n’a pas d’plus blanche.
Proclamons les princip’s de l’art !
 Que personn’ ne bouge !
La terr’ glais’, c’est comm’ le homard ;
 Quand c’est cuit, c’est rouge.
Proclamons les princip’s de l’art !
 Que tout l’mond’ s’amuse !
Le bronz’ dure, à moins qu’ par hasard,
 Pour des cloch’s on n’ l’use.
Proclamons les princip’s de l’art !
 Que tout l’ mond’ se soûle !
Quoique l’ plàtr’ soit un peu blafard,
 Il coul’ bien dans l’ moule.
Proclamons les princip’s de l’art !
 Que tout l’ mond’ s’entende !
Les contours des femm’s, c’est du lard,
 La chair, c’est d’la viande.

— Je connais Charles Cros de longue date. Si ma [p. 394] mémoire qui est bonne ne m’égare pas, je l’aurais vu pour la première fois rue Royale, chez son frère, l’éminent docteur Antoine Cros, auteur des Décoordinations et inventeur, je crois, de ce merveilleux plessimètre, de qui l’on a des vers très bien, des dessins fantastiques amusants au possible et, sans doute, philosophiques, c’est le cas de le dire, en diable, et aussi des aquarelles des plus remarquables.

A ces soirées où je fus introduit, ô qu’il y a belle lurette ! par François Coppée, on croisait bien du monde.

Un roi d’Araucanie première manière, des médecins très décorés, des hommes du monde diplomates, sportsmer des plus meublants... On y rencontrait aussi des artistes, le sympathique Cabaner dont j’entends encore les sonnets en plain-chant et les théories parfois abracadabrantes qui vous faisaient vous tordre sur place puis penser « dans l’escalier », Henri Cros frère d’Antoine et de Charles de qui la reproduction, pour M. Alexandre Dumas fils, de la tête du musée de Lille, attribuée à Raphaël, devait donner le branle à sa si légitime réputation de statuaire excellent et de cirier sans pair, Jules Andrieu, l’érudit et le polygraphe, que la politique et l’exil devaient ravir aux Lettres pendant, après et depuis la Commune, aujourd’hui consul de France à Jersey, par moi connu et [p. 395] comme excellent ami parmi mes assez longs séjours à Londres, Léon Valade, de qui viennent de paraître chez Lemerre les œuvres, hélas ! posthumes, Albert Mérat, son intime et son frère d’armes qui nous doit encore bien des beaux vers égaux des anciens, le docteur Favre, collaborateur un peu, dit-on, au retentissant Homme-Femme, Favre le Biblique, l’Elohimaire, comme rappelait une Revue morte en veine, à cette époque déjà ! de néologismes — grandiloques — d’autres et d’autres encore... Temps passés !

Je retrouvai Charles Cros et ses frères, sans les avoir beaucoup quittés, dans le célèbre salon de la charmante, de la tant regrettée Mme Nina de Callias, salon qui se partagea, dans les dernières années du règne de Napoléon III, la plupart des Parnassiens de marque, concurremment avec celui de la marquise de Ricard où, l’on peut l’affirmer, se fonda ou plutôt se fondit l’illustre groupe, pour de nobles aventures dans le grand monde intellectuel parisien et européen. Peinture et musique, poésie et prose, de la danse et du jeu, quelque politique presque farouche,

« Dieux ! quel hiver nous passâmes !

dit un de mes vers que je demande mille pardons de citer si effrontément, mais c’est la vérité que ces [p. 396] médianoches chez Nina furent féeriques, voire un brin diaboliques.

Quelques noms, mais quels noms ! Rochefort et sa Lanterne, Villiers et son génie et sa belle voix pour chanter à l’orgue des vers de Baudelaire mis par lui en d’admirable musique, Dierx et Mallarmé, Edmond Lepelletier, Emmanuel des Essarts, Chabrié, Sivry, tant et tant d’excentriques un peu personnages. Un Paul Verlaine assez différent de celui d’à-présent extravaguait peut-être trop, mais on lui était si indulgent ! Les Cros faisaient avec lui Sivry et Villiers, partie de la maison en quelque sorte. Parmi ces enfants gâtés, tandis que son frère Antoine dessinait à la plume des « monstres » symboliques ou lavait d’échevelés paysages et qu’Henri restait toujours un peu rêveur, un peu absorbé dans quelque vision plastique, Charles Cros se multipliait en mille démarches amusantes, comme de chanter lui aussi, du Wagner ou de l’Hervé sur de savants ou fous accompagnements, de réciter quelque monologue inédit, tout naïvement, détestablement même, mais combien donc drôlement ! etc. Parfois, il parlait de science avec la compétence qu’impliquaient plusieurs livres siens, des plus en estime dans le monde spécial qu’ils intéressent.

La guerre survint, Mme de Callias mourut à la fleur de l’âge. Les camarades se divisèrent, qui [p. 397] pour se marier, qui pour des destins plus ou moins bizarres aussi. Mille changements, quoi ! Mais Charles Cros est resté et restera l’un de nos meilleurs et il faut dire à haute et intelligible voix, en ces temps vaguement écolâtres, l’un de nos plus originaux écrivains en vers et en prose.

[p. 398]

RENÉ GHIL §

René Ghil, poète français, est né le 26 septembre 1862, à Tourcoing (Nord).

Comme pour beaucoup de personnes d’origine flamande, il y a gros à parier qu’il a du sang espagnol dans les veines. On a déjà dit de lui : « ..... Un Espagnol perdu dans les brumes de la Flandre. » On ne s’est pas trompé non plus en traitant, à cette occasion, son génie et son talent « d’imagination chaude domptée par une logique sévère ». Déjà plusieurs poètes de là-bas ont revendiqué ce double titre ataval manifesté par leurs écrits que proclame l’Histoire. La grande Marceline Desbordes-Valmore, entre autres, aimait, blonde aux yeux bruns, à se souvenir de son cher Douai natal et de ces

    « fécondes campagnes
Où vinrent s’asseoir les ferventes Espagnes. »

et ses sublimes vers où, au milieu de la plus vivante expansion qui fut jamais, apparaît tant de réserve pudique et hautaine, tant de discrétion d’esprit et [p. 399] de style, concision et verve, toutes vertus et qualités castillanes, ne furent et ne sont pas pour démentir ces belles nostalgies.

Littéralement peut s’appliquer à René Ghil, en tenant compte des différences d’époque, d’âge et de sexe, l’eloge qu’on vient de lire. Seulement, ici, au lieu de rencontrer un artiste prodigieux, mais plutôt ou surtout instinctif, l’on a à compter en lui avec un cas des plus intéressants d’esthétique transcendantale. Et j’emploie ces grands mots, contre mon habitude, sans sourire, car René Ghil doit être considéré comme le premier — ou alors l’un des tous premiers des jeunes poètes, et en tout état de cause le plus affirmé d’entre eux, le plus en dehors, le plus visible pour le sérieux, pour le grave, pour le poids et l’imposant de sa tentative. Décadent ou Symboliste ou l’un et l’autre, n’importe, en admettant que l’un diffère de l’autre ; que décadent qui est pittoresque et historique comme gueux et sans-culottes, et symboliste qui est amusamment pédantesque, — tels euphuiste et tutti quanti, signifient ceci ou cela, peu ou prou ou, encore, rien, — René Ghil représente la génération levante d’ouvriers en vers, et fortement, par l’exemple et le précepte.

De son enfance écoulée en pleine campagne dans les Deux-Sèvres, à Melles, où dernièrement il s’est marié et semble résolu à se fixer, il rapportait [p. 400] après des études à Paris, pour la Poésie embrassée dès la quinzième année ; l’amour bien complet de la nature, passion qui implique mille choses puissantes, tendresse et rudesse, peurs et délices, la sagesse des choses, leurs larmes virgiliennes, le frisson aigu et prolongé de l’infini, de haut bon sens initial et de la rêverie paysanne qui va jusqu’à la Vision. Tout cela, il le mit dans un livre absolument beau, paru en novembre 1884, qu’il intitulerait volontiers Livre d’essais, et qui, sous le nom de Légendes d’Ames et de Sangs, annonce dans une préface, reniée depuis, et illustre le plan, qu’il garde après l’avoir précisé, d’une vaste œuvre poétique intitulée, elle, Légendes de Rêve et de Sang, divisée en six livres, dont le premier : Le meilleur devenir (en préparation pour les premiers mois de 1889) est une explication et aussi une reconstitution essentielle, selon les données de la science, mais littérairement, du monde paléontologique. C’est le Sang d’où, au dernier poème de ce livre, doit s’éveiller enfin le premier Rêve.

Puis viennent les quatre livres suivants qui sont la mise en scène des âges médiats, c’est-à-dire de transformation vers le plus pur Rêve.

Le livre II, le Geste ingénu, a paru : C’est, par une suite de poèmes instrumentés distincts mais logiquement liés entre eux pour que le livre soit un dans l’œuvre une, la mise en scène symbolique des [p. 401] montées du désir de l’Adolescence, hors du temps et du lieu, dans l’espace indéfini de ces âges-moyens qui doivent conduire, par évolution, au seul Rêve et à la raison cherchée, ce qui sera dans le sixième livre. Ce livre II porte la dédicace suivante des six livres :

A | TOI | qui leur avères le grand-œuvre | père et seigneur de | l’or | de pierreries et des poisons | A | STÉPHANE MALLARMÉ | que | de l’élève | soient dédiées | les | légendes | DE RÊVE ET DE SANG.

De cette première œuvre sortira une autre, dans laquelle, de la raison cherchée de l’Être humain aux Légendes de Rêve et de Sang l’auteur passera à la raison cherchée de l’Humanité.

On voit quel vaste programme caresse René Ghil. Nul doute que ce patient et ce travailleur le mène à bien victorieusement.

En attendant, son « livre d’essais », pour parler comme il voudrait qu’on parlât, lui a conquis l’attention admirative de tous compétents. Stéphane Mallarmé particulièrement l’a discerné, qui écrivait à l’auteur : « Il me rappelle des époques de moi-même au point que cela tient du miracle..... Peu d’œuvres jeunes sont le fait d’un esprit qui ait été, autant que le vôtre, de l’avant, » et il lui prodigua les conseils, attirant son attention sur l’Harmonie contenue en ces vers de la Légende d’Ames et de [p. 402] Sangs, « et ainsi, disait dernièrement Ghil, me jeta dans la voie, ma voie, selon un sens harmonique très développé en moi qui me fait écrire en compositeur plus qu’en littérateur ».

D’ailleurs, ce système, « cette voie », Ghil à son tour les a magistralement expliqués dans un libelle qui fit il y a quelque deux ans, un bruit du diable où il fallait, et campa superbement l’auteur en plein terrain à conquérir. J’entends parler de ce fameux Traité du Verbe, autorisé par un Avant-dire de Stéphane Mallarmé, où vinrent durant plusieurs mois de l’année dernière s’exercer les jeunes dents des loups en herbe du journalisme « littéraire » quotidien et de l’autre. Surtout la langue, charmante avec ses jolies inversions, que de parasites supprimés, et le savoureux emploi de mots triés entre mille choix exacerba les biles et les rates. C’en devint amusant, et les vérités n’en étaient pas moins dites, chacune d’elles précieuse, parbleu ! mais la préférée de l’auteur, celle en laquelle il avait mis toutes ses complaisances, éclata comme une fanfare dans l’air épais du béotisme particulier à l’an de grâce 1886 : à savoir, la théorie de l’Instrumentation poétique.

Partant de ce principe, admis en somme, qu’il y a parité entre les sons et les couleurs (Baudelaire et Rimbaud, génies, ont déployé l’idée émise par de nombreux théoriciens) pourquoi le Poète ne [p. 403] pas les couleurs en sons, une fois bien déterminées les couleurs des Voyelles et des Diphtongues, « et aussitôt en timbre d’instrument » ; pourquoi même sa magie ne s’étendrait-elle pas jusqu’aux Consonnes, le tout formant un Orchestre intelligent et coloré ?

« Toute la Trouvaille est là gisante ? » s’écrie l’auteur, à bon droit orgueilleux de ses définitions, et sûr, sur preuves, de la réussite,

Résumons le système en quelques mots. Orgue, noir, A ; harpe, blanche, E ; violons, bleus, I ; cuivres, rouges, O ; flûtes, jaunes, U.

Et Ghil complète :

« ..... , ie et ieu seront pour les Violons angoissés ; ou, iou, ui et oui pour les Flûtés aprilines ; , et in pour les Harpes rassérénant les Cieux ; oi, io et on pour les Cuivres glorieux ; ia, éa, oa, ua, oua, an et ouan pour les Orgues hiératiques.

Mais plus, autour de ces sons, se grouperont : pour les Harpes, les t et d stériles, et l’aspirée h, et les g durs et mats ; pour les Violons, les s et les z loin aiguisés, et les ll mouillées et dolentes et les v priants ; pour les Cuivres, les âpres r ; pour les Flûtes, les graciles l simples, et les enfantins j, et l’f soupirante ; pour les Orgues, les m et n prolongeant un mouvement muable lourdement : plus, s’entendra par le matin poétique l’aubade de mon désir !..... »

[p. 404]

Et de ravissants développements suivent et précèdent, que ce serait gâter que de les citer par fragments. Mais soyez sûr que cet opuscule est une chose très forte, et curieuse merveilleusement.

Quant aux vers que va voir se dérouler l’avenir, somptueux, musicaux (non musiciens ! insiste Ghil, au Traité), profonds et doux, quelle meilleure fête pour nous malins, qu’un tel apparent, peut-être, paradoxe mis en œuvre ?

[p. 405]

ANATOLE FRANCE §

Anatole Thibaut, connu sous le nom d’Anatole France, romancier, critique et poète français, est né à Paris le 16 avril 1844, fils d’un libraire estimé et bibliothécaire au Sénat depuis 1876.

Il m’est aussi particulièrement doux de parler de l’homme que flatteur pour mes plus chères préférences littéraires d’apprécier le poète. Je connais France de longue date. Notre première entrevue remonte aux environs de 1865, chez un ami commun, Destailleurs, notre ancien camarade de classe à Edmond Lepelletier, qui se trouvait également là, et à moi. J’ai présente à la mémoire notre conversation dont je sortis frappé par un parallèle qu’avait établi France entre Alexandre Dumas père et Lamartine, parallèle très sympathique à « ces deux faciles et à ces deux ignorants », en ce temps déjà reculé de jeunesse éprise d’érudition et de concises subtilités ; parallèle où ressortaient en traits excellents, vingt ans en quelque sorte à l’avance pour faire quelque honte à nos précieux pète-sec de l’épigramme et du sonnet sans plus, non moins qu’aux [p. 406] majestueux vente-gras de la « science » naturaliste et documentaire dont l’arrière-saison a déjà commencé par un bienfait de la force des choses dont il faut rendre grâces aux dieux, car il en est, de la Littérature, — la haute bonhomie, la verve généreuse, l’imagination saine et fécondante en son superbe débordement, du très unique romancier auquel le monde entier doit les Trois Mousquetaires et ce d’Artagnan ! le comte-roi de Monte-Cristo, tant encore de héros aux passionnantes aventures, aux savoureuses équipées, gaîté, santé, bravoure, tout le beau, tout le bien ! — et cette divine effusion, cette abondance bénie, ce flot parfumé par les climats, phosphorescent, salin, chargé de flottes puissantes et de toutes gracieuses flottilles, de braves barques noires dans le blafard ouragan, d’algues féeriques et de mille et mille épaves précieuses, bercé de molles bonaces et d’après tempêtes, ce poète, notre plus grand bien au-dessus de Musset, notre plus noble bien en avant de Vigny, notre père et notre mère à tous, Lamartine ! L’indépendance d’un tel jugement, de la part surtout d’un esprit délicat s’il en fut et malaisément contentable, était pour charmer ma simplicité et m’attirer vers le caractère qu’elle impliquait.

Je ne tardai pas à retrouver notre si sympathique interlocuteur dans le salon de l’aimable marquise de Ricard, dont se souviennent encore maints [p. 407] de ce temps, alors tous jeunes et à l’aurore de leur réputation. Il y fréquentait le plus souvent en compagnie de l’excellent Adolphe Racot, si malheureusement mort il y a quelques mois. Je ne tardais pas à me lier intimement avec lui et j’eus souvent des preuves de la délicatesse en quelque sorte et comme dit Sainte-Beuve quelque part, augustinienne, de l’affection qu’il rendait à celle que je lui portais en toute sincérité juvénile, mais solide et brave. Nous nous suivîmes pas à pas dans la vie et dans l’art ; à leur tour nous réunirent les soirées de Nina de Callias, gracieux fantôme qui hante bien des heures de notre ennui à beaucoup d’entre nous poètes, peintres et musiciens survivants. La guerre de 1870, celle plus cruelle de 1871, et leurs conséquences, dispersion d’un groupe jusque-là serré, le Parnasse Contemporain (j’entends une dizaine au plus d’entre les rédacteurs de ce recueil célèbre), par l’exil, les positions acquises ou un tas d’et cætera, me firent perdre France, que je n’ai plus revu depuis ces lointaines années, mais qu’à fidèlement applaudi dans ses si légitimes succès, mon admiration toujours accrue.

A l’époque dont j’ai parlé en premier lieu, France écrivait dans un curieux petit journal, le Chasseur bibliographe. Il eut là de précieux articles, tant de bibliographie, bien entendu, que d’histoire : un goût l’entraînait vers les origines de la Révolution [p. 408] et ses sympathies étaient pour les idées premières de la Gironde ; Mme Roland, Barnave, se partageaient ses sympathies et c’étaient même entre lui et moi, plutôt hébertiste in illo tempere, des discussions où la seule haine des Jacobins nous trouvait d’accord. En outre, de nombreuses pièces de vers révélaient déjà l’impérieuse vocation du jeune homme vers l’art douloureux et sublime entre les arts. Ces essais, troubles et maladroits, brillaient par moments fréquents d’un éclat non sans profondeur où l’élégance qui devait plus tard former la principale, la princière grâce du talent souple et brillant, parure du beau génie délicat et fin du poète, avait sa prépondérante part.

Ce génie et ce talent devaient bientôt se manifester avec une magnifique autorité, tant par des fragments insérés au Parnasse Contemporain que par deux volumes bien à part dans la collection des œuvres poétiques qui suivirent le mouvement de 1867 ; j’entends parler des Vers dorés et des Noces corinthiennes. Une allure tendre, bien rare à ce moment de quelque tension parmi surtout les tenants de Leconte de Lisle, d’une certaine afféterie chez ceux de Banville et de plus ou moins de pose féroce et fantastique de la part des peut-être soit-disant hoirs de Baudelaire, si doux et si naturel au fond, signalait cet art correct sans recherche inutile, savant sans plus de pédantisme qu’il n’est [p. 409] de droit strict, et melliflu, point fade, fort aussi d’ailleurs, imprégné, comme sublimé de philosophie comme alexandrine, mêlant la décadence, la noble décadence alexandrine aux pures saveurs platoniciennes. Une place était dès lors acquise à ce poète en outre varié, d’une science sereine avec des notes cordiales charmantes, entre André Chenier qu’il rappelait sans l’imiter et Alfred de Musset, de qui les plus beaux vers, ceux d’après la Coupe et les Lèvres et Namouna, sont certes les frères aînés, non les maîtres.

Peu après, France, sans nullement abandonner la science divine et l’art suprême, abordait le roman et obtenait dans ce genre bien ressassé, bien ressucé, des succès de fraîcheur et de renouveau où par hasard le goût du plus grand nombre ne se trompait pas, mais réservant aux vrais lecteurs un exquis et subtil délice — solace et revanche. J’ai nommé Sylvestre Bonnard, les Désirs de Jean Servien, Jocaste et le Chat maigre.

Enfin, récemment, la direction du Temps l’appelait à la succession de M. Claretie dans la place du courriériste de la Vie à Paris, charge dont il s’acquitte à merveille suivant l’esprit et le bon sens, ne perdant pas une occasion de combattre sottises et routines, sans en excepter celles à la mode. Tout ce qui pense bien lui saura gré, entre autres bons services à la bonne cause, de son attitude lors des [p. 410] saloperies anti-wagnériennes de mai dernier. Son entretien avec le citoyen Paulin, menuisier et manifestant, restera typique, et moi qui ne suis démocrate que bien juste, je n’ai pu m’empêcher de rire de bon cœur — parmi pourtant mille ennuis très aigus de la vie — à la réconfortante et vengeresse lecture de ce morceau désormais proverbial.

Et puisque je parle du délicieux chroniqueur après avoir rendu justice à l’excellent poète, au charmant romancier, qu’il me soit permis en terminant de me souvenir que l’année dernière, alors qu’un bruit considérable, en partie malveillant, s’élevait autour de plusieurs d’entre les jeunes poètes, France s’occupa longtemps de la question et eut même une polémique des plus courtoises mais des plus vives avec Jean Moréas, polémique dont il resta en somme acquis que ce que d’aucuns appellent la Nouvelle École, ou les Nouvelles Écoles, car il y a doute à ce qu’il paraît, prétend se débarrasser de certaines règles déjà dénoncées par Banville et mal respectées depuis le romantisme. On m’avait fait auparavant et on m’a fait depuis l’honneur de mêler mon nom à ces débats et je passe pour un farouche adversaire de la rime à cause d’une pièce publiée dans un récent recueil, Jadis et Naguère, sous le titre Art poétique ; c’est vrai que la rime a des torts, telle que Malherbe l’entendit et que l’entendent encore maints parnassiens ; à leur [p. 411] compte, par exemple, père et mère, de Racine ; promesse et messe, de Coppée ; impie et expie de votre serviteur, sont des rimes mauvaises parce qu’elles dérivent d’un même mot ou, ce qu’il y a de plus fort ! d’une même idée ; — d’où alors, vous sentez cela, les rimes en imparfaits du subjonctif ou en calembours, supportables dans le funambulesque, mais dont Banville lui-même proscrit l’excès et blâme l’usage dans la poésie autre. D’ailleurs, liberté absolue, telle ma devise si j’avais à en avoir une — et je trouve bon tout ce qui est bon, en dépit et en raison des règles. Les rythmes en assonances de Kahn, de Laforgue, de Moréas, de Vignier, me ravissent tout de même que ceux en vers plus ou moins traditionnels, avec ou sans césure, à rimes riches ou suffisantes, de Régnier, Vielé-Griffin, Laurent Tailhade, Ernest Raynaud, Stuart-Merrill, Vanor, de tant d’autres déjà glorieux ou vers la gloire ; la subtilité, soit ! de Charles Morice, l’obscurité, si l’on veut, de René Ghil

Ne ferment point mes yeux aux beautés qu’on y treuve,

et je suis sûr qu’Anatole France, si compétent, est de mon avis, malgré les réserves que sa situation littéraire presque officielle peut lui imposer de faire pour bien faire.

[p. 412]

LOUIS-XAVIER DE RICARD §

Louis-Xavier de Ricard, poète et publiciste français, né près de Paris, en 1843, est en même temps qu’un des plus hauts caractères que je connaisse, la personnalité composite par excellence dans l’unité des vues et le dévouement persévérant à une même opinion. Poète d’un très grand talent, polémiste puissant, romancier et écrivain politique certes de premier ordre, il a et aura, dans l’histoire littéraire de cette période-ci, une page à part, une belle et bonne page à tous les titres qu’un auteur de sa volée puisse ambitionner. Mais, à mes yeux comme, j’en suis sûr, aux yeux des compétents, son plus frappant, son plus éclatant aspect serait celui, qu’il est temps de dégager bien fort d’un injuste oubli ou, sinon de l’oubli, tout au moins du silence cet autre exil de cette autre patrie, la Littérature, de fondateur du Parnasse contemporain de 1867. J’ai, dans un livre paru il y a quelques années13, revendiqué autant que cela cadrait avec mon plan, cette gloire, [p. 413] oui cette gloire ! pour le cher ami qui va nous occuper, sans ajouter, vu le cruel manque d’espace, bien grand détail à ce que j’écrivais alors ; j’insisterai aujourd’hui plus particulièrement, comme c’est d’ailleurs mon devoir de biographe, sur la part prise par Ricard au très important mouvement poétique d’il y a vingt-quatre ans. Il sied que les jeunes gens d’à présent sachent bien ce qu’ont fait leurs devanciers pas énormément plus vieux qu’eux, pour en parler raisonnablement, enfin ! Car il y a eu des injustices et même une ou deux bêtises dites dernièrement par des moutards trop pressés d’avoir le mot « ganaches » à la bouche.

Donc en 1866 je connus Ricard, comme on l’appelle familièrement ; il avait déjà fait de la prison politique, publié un gros volume de vers, et dirigeait une compacte publication très avancée, la Revue du Progrès, où collaboraient nombre de débutants, aujourd’hui parvenus dans différentes carrières. Peu après, Ricard fondait l’Art, où écrivirent Charles Joliet, Edmond Lepelletier, Victor Poupin, le regretté Adolphe Racot, moi, d’autres encore. Catulle Mendès y envoya des vers de sa seconde et de sa troisième manière l’indoue et l’élégiaque, et y porta plus tard des lettres chinoises aussi jolies que bien tendres. Il s’était lié avec Ricard — voisins de palier qu’ils étaient, — et de ces relations littéraires sortit l’idée du Parnasse, dont [p. 414] Ricard fournit plusieurs collaborateurs, parmi lesquels Anatole France, Edmond Lepelletier et moi, et Mendès, la majorité des collaborateurs, les maîtres d’alors en tête, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Baudelaire, — alors très malade et que nous devions bientôt enterrer à une trentaine, si une trentaine ! dont l’éditeur Lemerre et moi qui marchions les premiers derrière le char, Arsène Houssaye et son fils, Banville, Asselineau, Louis Veuillot.

Les Parnassiens se réunissaient tantôt chez Mendès, étroitement mais joliment logé, rue de Douai, où l’on se rencontrait avec Léon Dierx, José Maria de Hérédia, Ernest d’Hervilly, le pauvre cher Albert de Glatigny ; le grand Villiers, Stéphane Mallarmé, très intermittent parce qu’en province alors, Armand Gouzien, l’ancêtre Auguste de Chatillon, et de jeunes artistes peintres ou musiciens ayant depuis fait leur chemin, tantôt dans le salon de la très gracieuse générale marquise de Ricard, mère de notre poète. Le général, souffrant de longue date, faisait de rares apparitions parmi cette adolescence littéraire où se mêlaient heureusement l’élément féminin pour des conversations plus variées, des chants et des morceaux au piano et, dans les grandes occasions, des danses, voire des charades et des actes d’Hugo et de Vigny. Celle qui est aujourd’hui Mme Alphonse Daudet, Mlle Allart, [p. 415] voulait bien réciter parfois des vers, ainsi que ses parents, poètes eux-mêmes. Quelques hommes politiques, d’ailleurs fort aimables et point trop bruyants (peut-être à cause qu’ils étaient en minorité) formaient comme une basse à ce concert de propos pour la plupart ailés. Ricard, la vivacité mais l’affabilité même, allait d’un groupe à l’autre, discutant tour à tour chaudement esthétique et révolution, sonnet estrambote et fédéralisme, le tout avec une conviction ardente qu’on ne pouvait qu’aimer à la folie, même si on ne le partageait pas.

Catulle Mendès a raconté très agréablement dans sa Légende du Parnasse Contemporain ces belles et bonnes soirées dont, avec sa conservation charmeuse, son élégance et les vers admirables qu’il disait d’une façon exquise, il était, de compagnie avec François Coppée, tout esprit et toute grâce aussi, l’un des plus aimables ornements.

La Guerre abolit ces réunions, tant de la rue de Douai que du boulevard des Batignolles, mais le Parnasse avait eu lieu, et une grande part du mérite revient à Ricard, fondateur et collaborateur. De superbes vers de lui sont à relire dans ces illustres livraisons, en même temps que Ciel, Rue et Foyer, un beau livre sévère, noble et charmant, paru presque simultanément, et dont l’auteur nous fait espérer une réédition qui coïncidera avec la [p. 416] d’un nouveau recueil : Dernières Ténèbres (poésies françaises et languedociennes).

Car Louis-Xavier de Ricard, que j’ai connu assez réfractaire à la littérature du Midi, est aujourd’hui un fervent félibre, et voici la cause de ce changement : forcé de se réfugier en Suisse après la Commune et la guerre allemande, où il avait fait vaillamment son devoir de patriote et tenu avec fermeté son rôle de républicain, il préféra, lorsqu’il put rentrer en France, ne pas revenir à Paris, et se fixa définitivement à Montpellier. Je dis définitivement, bien qu’il ait fait depuis un voyage de quatre ans en Amérique, où il fonda et dirigea l’Union Française à Buenos-Ayres, au Paraguay, le Rio Paraguay, et à Rio-de-Janeiro, le Sud Américain. Il a même rapporté de ce séjour des notes précieuses, dont il compte faire des livres, et compter faire pour cet infatigable et ce persévérant, c’est faire. Nous aurons donc sous peu Mon Rancho (souvenir du Paraguay) ; le Véritable Empire Brésilien, une comme prophétie, Dans l’autre Monde (aventures d’une femme dans l’Amérique du Sud). C’est dans ce Midi héréditaire (son père le général était de Cette) que le prit l’amour de cette brillante presque — langue d’oc, et quand je dis presque, je n’entends exprimer aucune nuance de dédain ni même comme dit l’Anglais, de discrimination. A mon sens, les patois sont les meilleurs [p. 417] des langues dont ils retiennent les traditions et l’allure initiale, — et, en outre, la renaissance du Provençal, dès avant Mistral, Roumanille et Mathieu, avait fait littéraires, avec Navarro d’Oloron, d’Espourrin, Jasmin, ces divers dialectes qui sont, m’écrivait naguère Ricard, magnifiques pour l’expression et la couleur ; à défaut de vers originaux dans cet idiome, nous ne donnerons, toujours faute de place, que la très belle traduction par notre ami d’une bien curieuse petite pièce du poète espagnol, Joaquin Maria Bartrina.

REABILITACIOUN

Estava soulet dins Poumbra infernala,
l’avié prou, Satan, quand dintret Caïn.
— Jureroun à Diéus una odia eternala
E qu’à soun gouver ié boutarien fin.
« La Revoulucioun, à Diéu rebecaira
E pèr Diéu maudicha es iéu ! dis Satan.
— Soui, iéu, lou traval : ce d’en aut m’acaira !
Tournet lou broutel terrible d’Adam,
S’amireroun pioi : pies d’ira inflambada
Lampejoun sous iols un esgard auriéu :
La raça d’Abel tremola espantada :
Sus son trône, amount, s’estrementis Dieu.
[p. 418]
La maledicioun divina arregassa...
Mes lous mata pas. Fil cTAbel, atras !
Lou Prougrès carriéu, tout triounflant, passa...
Gain tira, e tusbutes, Satanas. »

« Il était seul dans l’ombre infernale — depuis longtemps, Satan, quand entra Caïn. — Ils jurèrent à Dieu une haine éternelle, et qu’à son règne ils y mettraient fin.

La Révolution révoltée contre Dieu, — et par Dieu maudite, c’est moi dit Satan. « Je suis, moi, le travail, celui d’en haut me déteste, répliqua le rejeton terrible d’Adam. »

Puis ils se contemplèrent — pleins d’une colère flambante — leurs yeux lancent comme un éclair un regard farouche. La race d’Abel tremble apeurée. Sur son trône, là-haut, Dieu tressaille.

La malédiction divine menace. — Elle ne les mate pas. Fils d’Abel arrière ! le Progrès sur son char triomphal passe. Caïn tire et toi, Satan, tu pousses ! »

Dont voici l’original :

REHABILITACION

Solo estaba Satan en el inflerno
Siglos hacia, cuando entro Caïn ;
Ambos a Diosjuraron odio eterno
Y dar juraron a su imperio fin.
[p. 419]
— Soy la revolucion, por Dios maldita,
Desterrada por Dios, dijo Satan.
— Soy el trabajo que a ese Dios irrita,
Dijo el terrible Vastago de Adan.
Miraronse : en la luz de la mirada
Brillo rayo de colera en los dos.
Y la raza de Abel tremblo asustada
Y hasta en su trono estremeciose Dios.
La maldicion divina con su peso
No los hundio ; Raza de Abel atras !
¡Plaza al triunfante carro del progreso,
Quo arrastra Caïn y empuja Satanas !

Mais le poète et l’écrivain français ne périssaient pas pour cela dans l’auteur de Ciel, Rue et Foyer, mais fraternisait avec le félibre. De nombreux poèmes, dont le magnifique sonnet que voici :

LA GARRIGUE14

Puisse ma libre vie être comme une lande
Où sous l’ampleur du ciel ardent d’un soleil roux,
Les fourrés de kermès et les buissons de houx
Croissent dans des senteurs de thym et de lavande :
Que, garrigue escarpée et sauvage, elle ascende
Dans l’air large et sonore où ronflent des courroux
De Mistral, tourmenteurs fougueux des arbres fous ;
Et dans l’isolement s’allonge toute grande,
[p. 420]
Heureuse de la paix grave des oliviers,
Des parfums de la figue et des micocouliers
Jaillissant de ses rocs rôtis aux étés fauves,
Et rêvant, avivée au flux du souffle amer
Sous ses horizons fins, baignés de vapeurs mauves,
Regarde s’aplanir dans le lointain la mer !

et qui formeront, avec autant de vers en langue d’oc, ces Dernières Ténèbres que nous attendons tous, le Fédéralisme, forte et lumineuse étude antijacobine, une série de romans dont un, Thélaire Pradon, vient de paraître en nouvelle édition chez Sandoz, attestent la vitalité de la maturité dans ce grand, large et beau talent. L’Église catholique est fort maltraitée dans ce dernier ouvrage, et je m’élève de toutes mes forces contre la haine véritablement furieuse qu’y déploie l’auteur à propos de doctrines qui me sont plus encore que chères, vitales ! (je parle de doctrines et non point d’hommes.) Mais tant de talent y éclate, tant de sincérité, de généreuse, en quelque sorte, témérité, que force est de lire avec avidité ces pages fortes, nobles et pour moi cruelles. Une série d’autres romans corrélatifs à celui-ci est en voie de préparation ; Claire de Ribes, Jean Maurriès, même, sont achevés.

Enfin, deux pièces de théâtre, Maguelonne détruite, en prose, — Hugues Capet, « œuvre dramatique en vers », et dont je connais beaucoup de [p. 421] rudes et fiers fragments, complètent cette œuvre déjà considérable, mais que l’âge, juste mûr, de l’auteur promet à nos fraternelles et orgueilleuses espérances de voir s’accroître dans les très grandioses proportions qui seules peuvent constituer le champ nécessaire, sévère et de plein air ! à ce vaste esprit si vigoureux.

Je me souviens aussi d’avoir entendu Ricard réciter de sa voix chaude et communicative, bien qu’à cette époque du moins, exclusivement parisienne, d’intonation sans rien du Midi, plusieurs scènes d’un drame en prose, la Fruitière, en cette belle prose dont les seuls poètes ont le secret, d’un drame poignant, sombre et profondément tendre. J’ai tout lieu de craindre que l’auteur si sévère, trop sévère, beaucoup trop sévère pour lui-même, n’ait jeté au panier cette chose tant frappante que je m’en souviens après plus de vingt ans.

Ricard promet, car il est un critique aussi acéré et subtil qu’un poète, un prosateur et un journaliste politique des meilleurs, — une étude sur le mouvement poétique et littéraire actuel dans ce qu’il a de plus actuel ; ce sera un curieux et bien édifiant spectacle que de voir juger nos déjà moins verts et encore jeunes Décadents (je n’emploie pas le mot Symbolistes ignorant ce qu’il signifie, sauf du truism, malgré toutes consciencieuses enquêtes et obligeantes informations) par ce grand Parnassien [p. 422] qui est loin d’ailleurs, je le sais, de leur être hostile, mais qui ne peut manquer de décider en toute autorité compétente.

Attendons.

[p. 423]

ALBERT MÉRAT §

Je ne puis en vérité parler de mon ami Albert Mérat, poète français, né le 23 mars 1840, à Troyes, sans évoquer en même temps le souvenir de mon ami Léon Valade, poète français, né à Bordeaux en 1840, mort en 1883, sans en quelque sorte faire participer à la biographie du vivant la mémoire du mort, comme sied un portrait aimé sur le mur préféré d’une chambre. Leurs vingt ans, frères et camarades dans la vie, s’étaient unis pour deux livres : l’un, comme son titre, exprimait tout le temps, Avril, Mai, Juin, recueil de sonnets dont les premières éditions sont devenues introuvables ; l’autre, traduction libre de l’Intermezzo de Henri Heine, confirmait bien la souplesse, la maîtrise du talent déployé par les auteurs dans la si sincère jeunesse de leurs primes rimes.

Mérat, après, fit les Chimères, un compact volume qui mérita, vers 1866, les honneurs d’un prix d’Académie. Sainte-Beuve s’était intéressé à cette poésie bien soi dans la très légitime généralité des sujets et des pensées d’une œuvre de jeune homme [p. 424] épris du beau sous toutes les formes admises depuis des siècles, la Femme, la Liberté, la Nature. Des qualités de haute finesse et d’esprit absolu ne furent sans doute pas non plus pour déplaire au Maître que tant d’années de conscience, de bonne foi, et d’un rien de duplicité littéraire avaient rendu cruellement doux et sceptique. Toutefois, la Naïveté, la bonne, ça va sans dire, primait dans ces vers encore, pour ainsi dire, adolescents. Un duvet de prune et de pêche, la poussière d’ailes du vierge papillon, décorent les produits juvéniles d’une muse originale, je le répète, dans l’éternel lieu commun gracieux, aimable, optimiste, enthousiaste, sur lequel notre poète brode des variations charmantes, rythmes et rimes, azur et or, à l’infini.

Les Chimères furent bientôt suivies de l’Idole, qui présente à mes yeux cette grande particularité d’avoir été sans doute le premier livre de la période parnassienne et des suivantes où se déroulât en toute liberté le culte authentique, orthodoxe, de la Femme charnelle. Ici, au contraire de bien d’autres manifestations de ce genre, la pure contemplation des lignes, des sons et des parfums s’élève et plane au-dessus du plaisir proprement dit ; même celui-ci s’effacerait, on croirait, dans le mysticisme païen de la forme louée et vénérée du « Corps qui est tendre, poli soëf et cœtera ». Certains pourront regretter cette lacune volontaire, à moins qu’elle ne [p. 425] d’un oubli d’artiste en extase. Ils diront qu’au point de vue de l’intérêt, de l’amusement, jamais à négliger, songeons-y bien une fois pour toutes, comme à celui de la profondeur, de l’intrinsèque de la chose, l’infini de la sensualité, ses curiosités, perverses ou non, ses abîmes atroces ou folâtres, son horreur et son délice, gaîté macabre et polisson ennui, sont certes à tenter, de préférence à de l’exclusive extériorité plus statuaire qu’autrement — sans parler de la grande Morale qui a moins à perdre avec la vie, même damnante, qu’avec cette sereine hébétude d’un esthéticisme coquebin.

Transi toutefois n’est pas tellement l’amoureux chez l’auteur de l’Idole qu’il n’y ait dans son livre, à côté de vraiment très nobles accents plastiques, d’émus gestes, voire des soupirs on croirait enflammés vers quelque tout-puissant, délicieux et terrible autre chose, volupté, pour rester païen avec Mérat, concupiscence, dirait un catholique. L’avant et l’avant-dernier sonnets, particulièrement témoignent d’une préoccupation, d’une inquiétude caractéristiques en diable (c’est le mot ou jamais pour moi du moins) et « l’orgueil du baiser » s’y voit mis à une bien rude, mais entre nous, bien humaine et assez fréquente épreuve.

A l’Idole succédèrent après un assez long intervalle, les Villes de Marbre, beau titre à de beaux [p. 426] vers, cette fois encore plus artistiques que poétiques à proprement parler, mais d’un émail, d’une camée, d’une pâte, et d’un grain, et d’une critique et d’une érudition irréprochables sans aucune lourdeur et avec juste tout le pédantisme sinon désirable du moins plausible tout de même, — et même du plein air, dans la meilleure acception moderne et moderniste du mot, circule et s’égaie parmi tous ces classiques et romantiques décors de rues, de places, d’églises, de palais et de musées, balustres, colonnades, loges et tout !

Pendant ce temps-là, Valade, qu’ « occupait », conformément au vœu moyen des familles de poètes (les familles de poètes !) un bon-emp-ploi-dans-le-gou-ver-ne-ment, c’est-à-dire qu’à l’instar de Mérat et de moi, il se distinguait plus que modérément dans sa place de commis-rédacteur à cette pépinière d’écrivains en tout genre, la Préfecture de la Seine d’alors, — Valade pendant ce temps-là composait, littéralement A mi-côte qu’il faut tenir comme une forte, une robuste d’entre les exquises parmi les tentatives poétiques de cette déjà longue époque littéraire qui date d’un peu avant l’apparition du premier Parnasse contemporain. C’est très vivant, très volontaire, frappant et pénétrant au possible, ce livre charmant, — et charmant sans plus, qu’il paraît dès l’abord. Une philosophie que pour ma part je n’aime pas, celle d’Épicure et de Lucrèce y [p. 427] répand toute sa force et sa tristesse dans beaucoup de morceaux.

J’ai connu la saveur auguste de la vie !

s’écrie l’auteur en portant, nous raconte-t-il, à ses lèvres le doigt piqué de telle gente couseuse ou brodeuse qu’il soit. La jeune fille et ses désirs confus, ses arcanes pudiques et les autres, la femme dans sa beauté complexe, sa pensée et ses caprices à perte de vue, y passent au sein de paysages choisis mais bien frais ou chauds et bien beaux ou jolis et bien naturels tous tant qu’ils sont. Je m’enorgueillis d’avoir, à moi dédiée, la série d’admirables sonnets qui termine le volume, ayant trait à ce Don Quichotte que quelques-uns sont quelquefois et qu’il est rarement bon mais souvent beau d’être au fond !

Une imitation des Nocturnes d’Henri Heine15 et deux très exquises comédies dont l’une écrite en collaboration avec mon ami Émile Blémont, complètent le bagage imprimé du beaucoup trop tôt disparu, si cher compagnon et si fin camarade.

Mais Lemerre nous promet une suite au volume d’œuvres complètes (Avril, Mai, Juin.A mi-côte), [p. 428] qu’il vient d’élégamment éditer16. Devront prendre place dans ce ou ces livres de merveilleux Tableaux d’Italie (est-ce bien là le titre ?) dont beaucoup ont paru un peu partout aux bons endroits, Renaissance, Paris-Moderne17, Jeune France, etc., etc., et les nombreux Triolets et Poèmes d’humour et d’actualité donnés durant de longs mois au Charivari entre autres journaux.

Espérons aussi relire bientôt sur beau papier, en caractères définitifs, les jolis articles de critique littéraire et particulièrement ces désopilants Poètes morts jeunes, qui font du poète Valade un prosateur aussi raffiné, curieusement méticuleux, parfois redoutable.

Mérat, lui, n’a pas écrit en prose. J’ai bien, un heureux hasard m’a bien remis ès-mains, il y a déjà pas mal d’années, une quinzaine de délicieuses fantaisies non rimées signées de lui, dont je n’ose insérer une seulement ici, n’étant pas autorisé. Mais cela ne compte pas tout à fait puisque ces essais sont désavoués, momentanément, du moins je m’en flatte pour les Bonnes Lettres.

Catulle Mendès dans sa Légende du Parnasse Contemporain insiste beaucoup sur le côté [p. 429] parisienne, friture de Seine, amourette en Marne, etc., de passablement de vers mératiens (Coins de Paris et Au Fil de l’Eau). Il y loue à juste titre une distinction singulière dans un genre que les cafés-concerts d’antan ont un peu abaissé. Distinction qui n’exclut pas une certaine gaieté pincée de sage en belle humeur. Une presque imperceptible bonhomie comiquement et gravement déguisée en de la condescendance, pare encore ces strophes qui, réunies, donneraient la vraie note à ce que j’appellerai du Mürger infiniment supérieur à du Mürger en vers.

Mentionnons encore Souvenirs, l’œuvre préférée du poète : d’exquis sonnets qui synthétisent plus parfaitement encore le talent de ce Parnassien, cet amoureux de la forme et de la ligne « sous » j’y insiste, toutes ses formes, rythmes et femmes.

Mérat, le meilleur des garçons, a un abord quelque peu froid qui correspond à merveille à son tempérament d’écrivain peu emballable ou du moins peu disposé à l’emballement. Sa mine grave et mieux que correcte, sa réserve britannique qui ne se fond que parfois en sourires il est vrai très indulgents sont le pur symbole de sa tenue littéraire : les groupes l’ennuient ; telle personnalité dont on cause tant soit plus qu’à l’ordinaire ne lui porte certes pas ombrage, mais l’obsède et le trouve nerveux. Je l’ai connu Parnassien sans entrain : lors de l’arrivée [p. 430] d’Arthur Rimbaud à Paris, en septembre 1871, et de l’émerveillement si sincère provoqué par ses vers dans notre milieu, à Valade, Cros, Cabaner, Mercier et d’autres, il se méfiait pour lui-même, se défendant peut-être contre lui-même d’un enthousiasme qu’il suspectait d’être affecté chez ses camarades ; quelques-uns se sont étonnés et d’autres s’étonnent de ne pas plus le voir sympathiser avec le Rollinat des Névroses qu’avec le Moréas du Pèlerin passionné18. Mallarmé l’a toujours étonné et il ne serait pas éloigné de prendre un peu sa concision pour un masque et sa subtilité pour une mystification, — ce dont je dois le blâmer pour mon compte.

Mais quel mal à cela puisque Albert Mérat est un vrai, un bon poète qu’il convient d’aimer et d’admirer ?

[p. 431]

ANDRÉ LEMOYNE §

André Lemoyne, poète français, né à Saint-Jean-d’Angely, en 1822.

Aussi loin que remontent mes tout premiers souvenirs littéraires, le nom d’André Lemoyne y sonne, bien distinct, même parmi le retentissement d’autres poètes que j’appellerai magistrats : Hugo, de qui les Contemplations, son plus récent volume d’alors, étourdissaient mes quatorze et mes quinze ans ; Baudelaire, avec ses Fleurs du Mal, qui les scandalisaient et les charmaient ; Banville, qui leur faisait positivement l’effet d’un dieu, et Leconte de Lisle, absolument celui d’un très dur et non moins authentique prophète. De merveilleux débutants, Glatigny, Mendès, me plaisaient par-dessus tous : j’étais si jeune, il y a tant et tant de talent si raffiné (surtout dans Philoméla), mais très jeune dans les Vignes Folles et dans Philoméla ! Et ces derniers livres, avec de l’originalité déjà, procédaient tant des livres immédiatement antérieurs, qu’ils ne doivent guère faire qu’un avec eux. Mais quant à ce [p. 432] qui est d’autres recueils, je n’en vois qu’un qui m’ait bien frappé vers l’époque quasi enfantine dont je parle là et c’est celui d’André Lemoyne, tout discret, si discret qu’il n’a pas de titre et ne s’énonce que par les en-têtes de quatre pièces, plus que probablement les préférées de l’auteur, qui les a disposées sans même observer l’ordre de la pagination, en sous-titre, après son nom sur la couverture du mignon volume.

Chemin perdu.

Ecce Homo. — Renoncement.

Une larme de Dante

s’appelle donc tout simplement, si je puis ainsi m’exprimer dans l’espèce, le recueil en question. Une lettre approbative de Sainte-Beuve, du 20 novembre 1859 — ô « mes jeunes années ! » — décore le faux titre, et l’ouverture est faite par une pièce, Où sont-ils ? que, je ne mens pas, je sais par cœur, ainsi que bien d’autres encore, depuis le jour où je la lus pour la première fois. Aussi, qu’elle est, comme toutes les autres, pénétrante non moins qu’alerte, mélancolique et forte pourtant, d’une philosophie saine et bonne, du premier vers à la dernière strophe ! Cette dernière strophe !

[p. 433]

Il s’agit d’une maison déserte :

Tous les petits grillons frileusement blottis
Qui, le jour de Noël avaient le cœur en joie,
Ne voyant plus l’hiver de sarment qui flamboie
Pour un autre foyer tristement sont partis.

Laissez-moi encore détacher ces vers entre les trente-deux, tous exquis, de ce petit quadro :

On voit encore des nids mais d’une autre saison.
*
* *
L’herbe haute envahit les jardins et les cours
Et, voilant le soleil, elle étouffe les roses.

Renoncement, auquel morceau l’auteur attache une importance particulière, puisqu’il en a placé l’en-tête au seuil de son livre, dans le groupe d’en-têtes qui, nous l’avons vu, y sert de titre modeste et fier, est comme un drame domestique, celui de la femme de trente ans qui s’ennuie, rêve d’adultère et n’est sauvée que par son enfant,

. . . . . . . une petite fille
Qui descend du berceau voyant qu’on l’oubliait,
Elle entr’ouvre la porte et d’un air inquiet,
Pieds nus sur le tapis, demande qu’on l’habille ;

Dès lors, et réveillée par les baisers qu’elle donne frénétiquement à l’angélique petite créature et où elle-même.

[p. 434]
Elle a senti passer quelque chose de Dieu,
Dès lors chez elle . . . . .
. . . . la mère triomphe, elle a vaincu la femme ?

Il y a peut-être bien de l’illusion en même temps que du scepticisme dans cette conclusion. Je ne crois guère pour ma part à de tels saluts et la moindre confession suivie d’absolution feraient à mon sens bien mieux l’affaire de toutes ces pécheresses par action et par omission. L’auteur lui-même en a comme un pressentiment quand il ajoute en façon de commentaire :

Vous ne descendez plus comme au temps d’Israël.
Beaux anges pèlerins des légendes antiques ;
Repliant pour jamais vos deux ailes mystiques,
Vous avez disparu dans les hauteurs du ciel...
Contre l’Esprit du mal qui pourra nous défendre
Dans ces rudes combats de l’austère devoir ?...

A l’église, mesdames ! M. le Curé et MM. les Vicaires vous y attendent au Seul tribunal misécordieux. Car, en vérité, je vous le dis, l’esprit de maternité lui-même, tant sublime qu’il puisse être, ne constitue pas la plus ferme des défenses contre le Péché. J’en ai vu, moi qui parle, des preuves des plus probantes. Et, s’il faut, informez-vous encore d’autre part jusqu’auprès de votre Racine qui l’a si bien fait dire à son épouvantable Phèdre, bien plus tragique parce que chrétienne au fond, que [p. 435] celle d’Euripide : Expertis credite Robertis, et allez vous faire blanchir ailleurs, à la seule Entreprise compétente, je veux dire. Ce qui n’ôte rien au très touchant et très parfait mignon chef-d’œuvre de Lemoyne, au moins !

Et à ce propos, le précieux petit bouquin nous montre un peu plus loin (Fleurs des morts) une autre femme. Celle-là n’a pas été « sauvée ». Nul enfant, nul prêtre, sans doute, sur sa route.

   Cœur tout rempli d’oublis,
*
* *
Elle a ri quarante ans. Elle pleure à son tour.
*
* *

Allons, mesdames, à confesse, décidément ! —

Ecce homo et Stella maris, en dépit de leurs titres empruntés aux Livres saints et à la liturgie catholique, sont des poèmes purement humains, fort beaux tous deux, surtout le dernier, tout frémissant d’héroïsme attendri. L’Absent, qui les sépare est une façon de dialogue entre une mère et son fils. Il s’agit du père exilé. J’y cueille ces questions divines de l’enfant :

Voit-il sous d’autres cieux de plus beaux paysages,
De plus riches soleils ?
*
* *
Et n’espère-t-il pas être un jour consolé ?
[p. 436]

Et la quasi-veuve de répondre noblement et simplement :

Ah, si Dieu veut qu’un jour le pauvre absent revienne,
Qu’il trouve ici l’enfant sans que la mère y soit,
Tu diras que jamais d’autre main que la mienne
N’a touché l’anneau d’or qu’il a mis à mon doigt.

Dans Une larme de Dante est respectueusement évoqué le grand Florentin, de passage à Paris, dont la silhouette ressort nette et plus pittoresque (l’affreux mot) que beaucoup de prétentieuses descriptions, prose et vers, trop connues, — de vers comme ceux-ci :

. . . . Entre des palais et des maisons de bois
Il aperçoit un fleuve au cours mélancolique
Et, dominant au loin la cité catholique,
Une forêt de tours, de clochers et de croix.
Il chercha le soleil !

N’est-ce pas que cet hémistiche est beau de surprise et encadre richement le sobre crayon ?... C’est d’ailleurs tout l’incident. Dante pleure en pensant à sa Florence. Un jeune ami qui l’accompagne commente cette « larme » et la veut consoler. Mais

« Tais-toi, dit le vieux Dante. Ils auraient trop d’orgueil.
Les Noirs, s’ils me savaient pleurant comme une femme. »
Et, rentrant son enfer de douleurs dans son âme,
Il sécha brusquement sa larme dans son œil.
[p. 437]

Criez à l’exagération si vous voulez, mais ces vers me sont une occasion pour, profitant de leur tournure dantesque, c’est-à-dire simple et forte et du nom sublime apparu, remarquer en passant combien la manière de Lemoyne procède de Dante très lu, sans imitation aucune, je m’empresse de le dire, sans, par exemple, cette affectation qui parfois irritait Baudelaire dans les choses italiennes de Barbier (si admirablement lui-même dans les ïambes qui dédaigne sans doute exprès ce Maître, qui devait avoir ses justes raisons polémiques, j’oserai dire opportunistes, pour certaines réticences qui offusquent d’abord). Et la belle simplicité, la correction non pédante, l’effet sans effort qui sont la pure caractéristique du talent non point pédestre certes, mais calme et si net de notre auteur, procèdent visiblement d’une pratique longue et assidue du plus grand poète, avec Théroulde et Villon, du moyen âge. Je donne cet avis à coup sûr, bien que sans pouvoir m’appuyer sur un témoignage, car j’ai très peu connu Lemoyne et ses entours et n’ai jamais eu l’occasion d’entendre parler de ces choses, de ces parts.

Je m’aperçois que je suis en train d’analyser tout le petit volume qui fit mes chastes délices à l’âge où l’on est chaste en somme encore et que je viens de lire à nouveau à l’occasion de ce travail, dans une délicieuse sensation de revenez-y. Il faut bien [p. 438] s’arrêter pourtant. Pourtant aussi, quelle tentation de continuer ! Tant encore de citations jusqu’au dernier dernier vers tout frais dans sa structure solide, comme un arbre et comme d’un arbre, n’est-il pas vrai !

Le jour où la forêt s’habillera de vert.

Lemoyne n’a guère fait, n’a même fait que de grossir dans de copieuses proportions, fort heureusement, cette délicieuse plaquette qu’il semble, par parenthèse, que François Coppée ait dû lire bien souvent, avec quel fruit ! Que de vers encore à détacher, que de pièces à donner tout entières !

*
* *
Le soleil s’est levé rouge comme une sorbe.
*
* *
Elle a du sang plus vif que du sang d’hirondelle.

Hélas ! Sat prata biberunt, et l’espace jaloux m’a dévoré.

Lemoyne vit dignement d’un bel emploi dans la maison Didot. C’est l’homme du Livre comme c’est l’homme d’un livre. Quoi de plus noble et de plus logique ?

Mais c’est aussi l’homme de la Nature merveilleusement traduite, du cœur combien finement deviné, de la femme sue et impeccablement appréciée, dite à ravir. Et quoi de mieux ?

[p. 439]

GEORGES LAFENESTRE §

Georges Lafenestre, poète français, né à Orléans en 1837.

A qui de nous, férocement épris de l’art et des choses de l’art, espèces de possédés de ce démon, le Vers, parfois en butte à l’horreur du Bourgeois

« Paisible et bucolique, Sobre et naïf homme de bien. »

et plus souvent aux sarcasmes innocents de la foule ou à la moins clémente indifférence du public qui est censé lire compétemment, auquel d’entre nous n’est-il pas arrivé — las d’héroïque acrobatisme, de militarisme en quelque sorte dans l’héroïque acrobatisme esthétique, de discussions transcendantales entre pairs et de délassements un tantinet cabrionesques quand nous daignons ébattre nos excellences littéraires dans les compatibles bohèmes délassantes ou prétendues délassantes — d’aimer à nous isoler quelque peu et pour quelque temps d’un groupe intense ou d’individualités absorbantes, y compris la nôtre, pour converser, frayer, vivre une [p. 440] saison, un laps, ne fut-ce qu’une journée, ne fût-ce qu’une heure, qu’un moment, avec un ami du temps jadis, camarade de premiers rêves, de tout jeunes essais vers des tentatives où le loisir était pour ainsi dire de compte à demi, ce loisir fils de l’inspiration, et son père, croyait-on en ces temps fabuleux. Lui, l’ami des jours d’adolescence intellectuelle, quels qu’aient été d’ailleurs, d’autre part, ses progrès dans l’expérience de la vie, a gardé bonne part du frais dépôt d’illusions que nous avons d’un dédain riant, gaspillé inconsidérément peut-être, préoccupés d’autres belles visées qui ne sont pourtant pas, disons-le bien haut ! des billevisées, nous les ardents, les excessifs, les diaboliques persévérants de cette Science à part, qui ne mène à rien de « positif », mais qui, nous ayant pris innocents, nous rend malheureux d’un malheur adoré, puis nous laisse angéliques ! Il nous parle sérieusement de choses qui nous sont devenues comme étrangères, de prosodie libérale, de rimes constitutionnelles, de tout un doctrinarisme en poésie, à nous qui en sommes à l’Allitération quintessenciée, à l’Assonance infiniment plus difficultueuse que toute sonnaille hugotique, à la métrique décadente, bien plus compliquée sous son apparent déhanchement que n’importe quelle versification latine ou autre encore pire ! Et cette conversation, loin de nous exaspérer de pitié, bien au contraire nous [p. 441] nous repose, va jusqu’à nous donner à réfléchir sur un mode délicieusement logique et clair. Car, de fait, tous ceux-là sont d’accord qui aiment sincèrement la Muse et qui lui obéissent. Les simples, ou ceux qu’il nous plaît d’appeler ainsi, pensent que peu de moyens suffisent à son culte : clarté, beau français, de l’élévation dans les idées et l’absolue sincérité, avec le seul tort, sans nul doute, de se servir d’une trop vieille rhétorique. Nous, les raffinés, ainsi, qu’ils croient exact de nous dénommer, nous voulons la pleine Clarté, obtenue par une langue impeccable au service du suprême de la pensée où qu’elle tende, et notre rhétorique sort journellement, tout armée, de nos fronts douloureux ; mais le but est le même, l’effort est analogue ; et qui sait ce que la postérité décidera quant aux prix à décerner ?

J’ai eu cette sensation d’un ami, depuis longtemps quitté de par les purs caprices du sort, soudainement rencontré et entretenu non sans un très délicat plaisir d’anecdote ancienne en relisant ces jours derniers l’œuvre poétique de Georges Lafenestre. Cette œuvre, réunie en un fort volume sous ce titre général d’Idylles et Chansons, comprend quatre recueils de courtes pièces détachées et un assez long poème, Pasquetta. Le premier en date desdits recueils est les Espérances qu’annonçait le beaucoup trop modeste joli sonnet suivant, qui fut [p. 442] a juste titre à cette époque prodromatique de renaissance Parnasienne :

AU LECTEUR

Je suis de ces fous qui s’en vont rêvant
De printemps sans fin, d’amours éternelles ;
Mes erreurs, tu vois ne sont pas nouvelles ;
Le père au tombeau les lègue à l’enfant.
Qu’y faire, après tout ? Nous suivons le vent
Comme la poussière et les hirondelles :
Mon corps a des pieds, mon âme a des ailes.
Parfois je m’envole et rampe souvent.
Dans ces vers troublés si tu veux les lire.
Tu dois retrouver plus d’un franc sourire.
Les pleurs y sont vrais et tombés des yeux.
L’auteur pour le reste est bien jeune encore ;
Ne demande pas de fruit à l’aurore :
L’homme qui grandit demain fera mieux.

Tout le recueil est dans ce ton correct, gris-perle, avec de temps en temps des éclats d’or et de pierres précieuses des plus ravigorants et souvent des vers fort beaux tels que

.......« des femmes bien parées
Attendant une fête au milieu d’un pré clair
[p. 443]
*
* *
Je vais, je vais à vous, filles du ciel d’été !
*
* *
*
* *
Salut, chansons, salut, printemps
Salut, ô mon âme immortelle,
Je m’envole où ta voix m’appelle !
A genoux, mon Dieu, je t’entends. »
*
* *

L’amour, un amour quelquefois d’une riche et chaude sensualité (Dans les blés, Pulvere levius, etc.), le débat avec elle-même d’une âme croyante en proie au tragique doute contemporain, l’expansion d’une jeunesse virile et tendre, font le thème de ces morceaux plus que remarquables, dignes pour la plupart d’une anthologie très exclusive et très large.

Peu après la publication des Espérances, saluée non sans enthousiasme par la génération levante des poètes admirateurs de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville, en dépit des fortes réminiscences de Musset qui s’y trouvaient. (Musset n’avait pas l’heur de nous plaire, enfants pas mal pédants que nous étions alors.) Lafenestre collabora au Parnasse où ses « contributions » (English spoken here) eurent un très grand succès d’estime, bien juste. Il était désormais classé, non parmi les moindres, quelque chose comme entre Sully-Prudhomme et Armand Silvestre.

[p. 444]

Les recueils qui suivirent et qui s’intitulent la Clef des champs, l’Ame en fête et la Chute des rêves, continuent, accentuent, portent à leur sommet de perfection les grandes qualités si brillamment inaugurées dans les Espérances. Je voudrais pouvoir citer ici, entre bien d’autres pièces, tour à tour sévères et riantes, excellemment composées et d’une très remarquable et continue mélodie, d’émouvants fragments des Vieux époux (la Clef des champs), et des Survivants (la Chute des rêves), ainsi que le si noblement voluptueux Souvenir antique (l’Ame en fête). Du moins lisez, alors ce magnifique

EMBRASEMENT

Comme la gueule en sang d’une large fournaise
Qui s’ouvre tout à coup dans un noir carrefour
Et crache des torrents de fumée et de braise
Sur les pavés rougis qui craquent à leur tour.
Brusquement, le Soleil dans l’horizon éclate,
Furieux, et, trouant les montagnes de fer,
Vomit, à grosse écume, une lave écarlate
Qui roule au grand galop dans les rocs, vers la mer.
Les nuages surpris se heurtent pêle-mêle
Sous le fouet des rayons qui jaillissent contre eux,
Et, tels que des manteaux déchirés par la grêle,
Traînent, éparpillés, leurs lambeaux poussiéreux.
[p. 445]
Du feu ! Du feu ! Tout croule en l’incendie immense,
Rocs aigus, îlots plats sous les roseaux nageant.
La ville au loin qui sent dans la flamme, en silence,
Fondre ses ponts de marbre et ses clochers d’argent.
Comme un cuvier bouillant la lagune étincelle
Et les longs avirons, éclatant par les airs,
Dans le brasier qui coule aux flancs de la nacelle
S’allument en cadence et pleurent des éclairs.
O splendide, ô vivante, ô divine lumière,
Dans cet embrasement de l’univers joyeux,
Prends l’homme aussi, prends moi ; voici mon âme entière,
Toute, je te la livre, ô Soleil radieux !
Loin, bien loin, aussi loin que tes flèches vibrantes
Brisent la nuit stérile et vont ouvrir des yeux,
Jette-là, trempe-là de tes clartés puissantes
Dans la pourpre des mers et la pourpre des cieux,
Afin que, retombée aux ombres de la vie
Elle épanche à son tour, sans jamais s’apaiser,
Les trésors de chaleur qui l’auront assouvie
Dans la force et l’éclat de ton dernier baiser !
(La clef des champs).

PASQUETTA

Printemps ! printemps ! l’Arno soulevé dans ses rives
Vers la mer à grand bruit porte l’eau des glaçons
On voit monter partout des verdures craintives
Comme un désir aux yeux des timides garçons.
[p. 446]
Et les cimes d’azur que l’Apennin déplie,
D’un long voile abritant la Toscane endormie,
Au bruit des vents grondeurs ferment ses horizons.
Les ceps aux bras lascifs semés de perles blanches
Grimpent en se tordant jusqu’aux plus hautes branches
Où la lumière chaude enivre les oiseaux ;
L’olivier rude et gris agite son front pâle
Comme un vieillard qui fuit le penser de ses maux,
Et dans l’atelier sombre où forge la cigale,
Les seigles pour l’été tissent de blonds manteaux.
Printemps ! printemps ! printemps ! la nature immortelle
Rougit, après trois mois, de sa stérilité
Et le soleil viril à sa grande mamelle
Porte le lait joyeux de la maternité :
Humanité, debout ! à l’œuvre, chêne et rose !
Croissez, pensez, vivez, malheur à qui repose !
Le squelette a frémi dans sa bière agité.
Combien sur l’herbe humide au penchant des ravines
S’ouvrirent de bluets et combien d’aubépines ?
Les nids s’emplirent-ils dans la paix des buissons ?
Ainsi qu’un long essaim de mouches inquiètes
S’échappe de la gerbe à la fin des moissons,
Autour du front blanchi des tranquilles poètes
Combien volera-t-il de nouvelles chansons ?
Le sculpteur verra-t-il son imposant cortège
De fils obéissants joindre leurs mains de neige
Sur la tour formidable à l’ombre d’une croix ?
[p. 447]
Combien entendra-t-on de baisers sous la treille ?
Combien de nouveau-nés mordant leurs petits doigts.
Les bruns marins, penchés sur leurs femmes vermeilles,
Berceront-ils du pied devant leurs seuils étroits ?
De tout ce qui naîtra Dieu seul saura le nombre ;
Enfants, bourgeons, épis, rêves de joie ou d’ombre ;
Lui seul verra monter tous ces germes heureux
Comme des ouvriers qui reçoivent leur tâche.
Sans savoir pour quelle œuvre homme, forêts, et cieux.
Chacun, de leur côté, travaillant sans relâche :
Le maître qui les paye a su penser pour eux.
Printemps ! printemps ! printemps ! Oh ! la fille charmante !
Ses yeux, doux et mutins.....

et le récit part tout d’une haleine, en 3 chants d’un peu plus de 220 vers chacun, assez mal soucieux de la rime riche, il est vrai, mais supérieurement rythmés dans une ampleur que ne gênent en rien la césure presque toujours coupée à 6 et le manque absolu d’enjambements. Non seulement un entrain puissant, une couleur large et réjouissante, une conduite élégante et forte de la période font de ce poème une œuvre d’art considérable, mais la distinction de l’aristocratie de l’expression rachètent avec usure ce que le fond y peut avoir de banal. C’est l’éternelle histoire du génie tuant le bonheur. A la fin du récit Dante et Ghiotto, ayant eu le glorieux tort de préférer la poésie et la peinture à leurs [p. 448] « donne » se trouvent au milieu de leur noire détresse d’âme et de cœur, comme consolés par le souvenir de leurs amours d’enfance. Pasqua et Béatrix mortes leur apparaissent, doux fantômes

Qui n’ont pris ici-bas que la douceur d’un nom,
*
* *
Et leur bouche de miel souriant comme une lyre,
D’un récit angélique amuse leurs tourments,
Tandis qu’en leurs grands yeux par instants revient luire
L’effroyable splendeur des douze firmaments.

Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de vers plus souverains dans notre langue et que le poète qui les a faits, avec tant d’autres de la même trempe, ne mérite pas une très belle place dans l’admiration de tout juge impartial, même en ces temps d’exclusivisme peut-être excessif.

Lire aussi tout particulièrement l’Hymne frontispice des Idylles et Chansons, qui est de toute beauté.

Lafenestre est en outre un critique d’art qu’ont mis au premier rang ses travaux sur la matière, particulièrement son beau livre des Maîtres anciens.

Il occupe dans l’administration des Beaux-Arts un haut emploi où sa compétence est pour les artistes un précieux gage d’efficace sympathie.

[p. 449]

RAOUL PONCHON §

Raoul Ponchon, poète français, est né en 1849, à La Roche-sur-Yon, comme il nous l’apprend lui-même.

Caen a ses tripes ; Cologne
Son eau Farina ; Bologne
Sa mortadelle, et Lyon
Peut vanter à juste titre
Ce fier éperon au litre
Son saucisson de Lyon ;
Si vous désirez connaître
La ville qui m’a vu naître :
C’est toi, La Roche-sur-Yon !

Dans une déjà ancienne biographie de M. Jean Richepin, j’ai, en parlant des premiers compagnons de celui-ci, mentionné sympathiquement Raoul Ponchon. L’auteur de la Chanson des Gueux, innovant en ceci ou plutôt renouvelant une belle habitude des poètes de la Pléiade, avait aux pages de son premier et, à mon sens, meilleur recueil lyrique, mis dans ses vers, à la rime et à la césure en triolets et en sonnets, ballades, villanelles et [p. 450] rondeaux, souvent encadrés d’argot, parfois parmi des détails de vie privée,

Malgré le chocolat trop raffiné du Carme,
J’ai fait un déjeuner très faible chez Bourget,

même les confondant à certains moments en fraternelles transpositions de désinences.

O les Merchors, Poncier, Bouchons ! les noms, aujourd’hui pour la plupart justement célèbres de ces camarades de juvénile enthousiasme et de « gaie misère » (comme dit la phrase, car de littérale gaie misère, je n’en ai pas de nouvelles encore). Même Ponchon eut les honneurs d’une ballade tout entière dont deux vers me reviennent :

Vous ne serez qu’une aubergine
Si vous n’avez pas vu Ponchon.

(L’aubergine est un fruit du midi que les Méridionaux appellent aussi viédaze, qui signifie, à travers une autre signification, ce qu’un déplorable monosyllabe veut dire en beaucoup trop familière langue parisienne, sous, également, un autre sens, imbécile.)

Quoi qu’il en soit, et il se fait temps, à force de digressions et de parenthèses, de rentrer dans mon sujet. Ponchon, certainement, même sans qu’il soit tout à fait besoin de flétrir d’une aussi rude sorte les [p. 451] gens assez malheureux pour ne le point connaître au physique, mérite, non seulement d’être vu avec sa physionomie franche et fine, sa prestance bien portante et bien portée et la gaîté du meilleur aloi qui l’illumine tout entier non sans des reflets de forte et haute philosophie, mais encore d’être entendu, car sa conversation est charmante de verve malicieuse comme il faut et cordiale sans les inconvénients du trop ou du trop peu, et sait discerner, préférer, écarter, haïr bien et encore mieux aimer, sans erreur, ni préjugé, ni faiblesse, ni rien pour infirmer la ferme exquisité de son jugement.

Mais c’est surtout d’être lu qu’il mérite !

Car Raoul Ponchon est un poète très original, un écrivain absolument soi, descendant, c’est clair, d’une tradition, ainsi que tous, du reste, mais d’une tradition « de la première » française en diable, avec tout le diable au corps et tout l’esprit du diable, d’un bon diable tendre aux pauvres diable et diablement spirituel, coloré, musical, joli comme tout, fin comme l’ambre, léger, tel Ariel, et amusant, tel Puck, bon rimeur (j’ai mes idées sur la Rime et quand je dis « bon rimeur » je m’entends à merveille et c’est de ma part le suprême éloge) excellent versificateur aussi (je m’entends encore) un écrivain, enfin, tout saveur, un poète tout sympathie !

J’ai parlé des ascendants littéraires de Raoul [p. 452] A quoi bon des noms ? Pourtant Villon et Marot, La Fontaine, puis Banville et Glatigny se commémorent ici de fait et de droit. Ponchon a aussi de Monselet certaines grâces et c’est tout. Rien en lui, après ces incontestables rapports avec des esprits congénères, que de pleinement « genuine ». Son funambulesque n’est jamais souvent satirique et parfois doux-amer comme celui de Banville, non plus que sa finessse en quoi que ce soit épicurienne à la façon d’ailleurs exquise de Monselet. Non, sa bonne humeur éclate tout en belle humeur sans plus, et s’il rit ou sourit, c’est virtuellement et bien pour le plaisir. D’où pour moi le poète sui generis et général en lui, le poète par excellence et de préférence, le poète pur et simple si vous aimez mieux. Il n’est dans ses vers ni évidemment préoccupé de théories esthétiques, ni agité de passions politiques, ni mû par des principes de morale... ou du contraire, je me hâte de le dire pour rassurer tout le monde. La raillerie dont il use, toute pittoresque, atteint sans blesser, non qu’il n’ait souvent de bonnes étrivières au service des sottises par trop indignes d’indulgence et de toutes les laideurs. Nulle ironie dans le sens méchant et triste du mot. Une sérénité divine, pour ainsi parler, règne dans ses Chroniques rimées si solides de nombre et de son, d’un si savoureux beau français qui donne comme l’impression du faire robuste et râblé de [p. 453] maître Nicolas Boileau-Despréaux. Son calme regard passe en revue non sans quelque hautaine guoguenardise, courses et salons, audiences et séances, obsèques et premières, retenant tous détails nécessaires sans négliger d’aucune sorte l’ensemble à brosser largement.

L’amour même, et cette bonne chère de bonne compagnie qui entre trop peut-être dans la réputation de Ponchon auprès de ce monde qui côtoie le monde littéraire proprement dit, notre poète ne les célèbre qu’en artiste impeccable très convaincu de son sujet, mais le dominant et par conséquent apportant tout le sang-froid désirable dans la confection de ces délicieuses pièces de plaisant déduit et de crevailles. Son talent très fier ne souffre rien que d’absolument choisi au plus fin fond des considérables sensualités dont s’agit et vous serez ravis des deux preuves que voici de ce que j’avance là.

A PHILIS

Ton corps est un jardin impérial.
Toutes les fleurs s’y donnent rendez-vous,
Les roses qu’on rêve et les œillets fous,
C’est Floréal, Germinal, Prairial.
Dans ce jardin d’amour tout embaumé
Et plein du gai tumulte du Printemps
Il est des nids perdus et palpitants
Pour les baisers ces beaux oiseaux de Mai.
[p. 454]
Sur tes seins blancs voici les lys éclore,
J’entends tinter des muguets dans ta bouche
Et dans tes yeux où le faste se couche
S’épanouit une lointaine flore.
Et de tes pieds aux doigts de sucre rose
A tes cheveux qui passent l’hyperbole
Se mariant à mainte fleur mi-close
L’on voit grimper la grâce, vigne folle.

FIVE O’CLOCK ABSINTHE

Quand le couchant étend son voile d’hyacinthe
   Sur Rastaquapolis.
C’est l’heure assurément de prendre son absinthe,
   Qu’en penses-tu, mon fils ?
C’est en été surtout, quand la soif vous terrasse
   — Tels cent Dreyfous bavards —
Qu’il convient de chercher une fraîche terrasse
   Le long des boulevards.
Où l’on sait rencontrer l’absinthe la meilleure.
   Celle du fils Pernod ;
Fi des autres ! De même un dièze est un leurre
   Quand il est de Gounod.
Je dis le long des boulevards, et non à Rome,
   Ni chez les Bonivards ;
Car pour être absinthier on n’en est pas moins homme.
   Et sur nos boulevards
On voit passer les plus suaves créatures
   Aux plus gentes façons :
Tout en buvant, cela réveille vos natures,
   C’est exquis.....mais passons.
[p. 455]
Vous avez votre absinthe, il s’agit de la faire ;
   Ça n’est pas, croyez-moi,
Comme pense un vain peuple, une petite affaire,
   Banale et sans émoi.
Il ne faut pas avoir ailleurs l’âme occupée,
   Pour le moment du moins.
L’absinthe veut d’abord de la belle eau frappée,
   Les dieux m’en soient témoins !
D’eau tiède, il n’en faut pas : Jupiter la condamne.
   Toi-même, qu’en dis-tu ?
Autant vaudrait, ma foi, boire du pissat d’âne
   Ou du bouillon pointu.
Et n’allez pas comme un qui serait du Hanovre,
   Surtout me l’effrayer,
Avec votre carafe, elle croirait, la povre !
   Que l’on la veut noyer.
Déridez-la toujours d’une première goutte...
   Là... là... tout doucement.
Vous la verrez alors palpiter, vibrer toute,
   Sourire ingénûment ;
Il faut que l’eau lui soit ainsi qu’une rosée,
   Tenez-vous-le pour dit :
N’éveillerez les sucs dont elle est composée
   Que petit à petit.
Telle une jeune épouse hésite et s’effarouche
   Quand, la première nuit,
Son mari brusquement l’envahit sur sa couche
   En ne pensant qu’à lui...
Mais, tenez : votre absinthe éclot dans l’intervalle,
   La voilà qui fleurit,
S’irise et passe par tous les tons de l’opale
   Avec un rare esprit.
[p. 456]
Vous pouvez maintenant la humer, elle est faite ;
   Et la chère liqueur
A l’instant même vous mettra, la joie en tête
   Et l’indulgence au cœur...
*
* *

Ponchon qui a fait des milliers et des milliers de vers n’a encore rien donné en recueil. Ses chefs-d’œuvre volent, délicats, dans la presse dite « légère », parce qu’elle n’est pas lourde. Béons extasiés à ces papillons d’un Parnasse très précieux, en attendant le bon plaisir du maître charmant et l’édition complète des œuvres écrites et à écrire.

Ainsi soit-il !

[p. 457]

GABRIEL VICAIRE §

Gabriel Vicaire. Ce n’est point parce que c’est un de mes meilleurs amis que je ne parlerai pas en toute franchise de ce bon, de cet excellent poète. (Né à Belfort, Haut-Rhin, en 1848, où son père était receveur d’enregistrement, passa toute son enfance en Bresse, à Pont-de-Veyle, ou à Ambérieux, en Bugey, et fut reçu avocat.)

Ce n’est point non plus parce que ce fut, à propos du début de la querelle symbolo-décadente, sous la forme d’un charmant pamphlet, les Déliquescences19 par Adoré Floupette, chez Lion Vanné, Byzance, comme un peu d’hostilité envers votre serviteur, que je nierai toutes les qualités de forme et de fond de ce, je le répète, bon, excellent poète, à la fois naïf et raffiné, primitif et « fin-de-siècle », pour parler l’affreux langage contemporain.

Les Émaux Bressans inaugurèrent la précieuse série de ses ouvrages. Ce livre, devenu introuvable [p. 458] et dont l’auteur nous doit de nouvelles éditions, dénotait déjà les vertus de belle et loyale franchise littéraire, de clarté française et de haute ingénuité qui font de Gabriel Vicaire un original dans un temps d’imitation et d’écolâtrerie. Et quel délicieux original que le poète de la Légende de saint Nicolas, de Madeleine, de Rosette, et des ballades qu’il a tout récemment publiées chez Lemerre sous ce titre : A la Bonne Franquette.

BALLADE.

Le soleil a secoué
Ses beaux cheveux sur le monde
Et voici, Dieu soit loué !
Toute fraîche, rose et blonde,
Ma gentille Rosemonde.
Ainsi qu’un manteau de cour,
Sa chevelure l’inonde.
Entrons au jardin d’amour !
J’aime son air enjoué,
Sa perversité profonde.
Oui, j’en suis tout engoué,
Moi, moi, l’énorme Burgonde
A la face rubiconde.
— Mon petit, bonjour, bonjour,
C’est l’instant, c’est la seconde.
Entrons au jardin d’amour !
[p. 459]
Je t’en prie, assez joué,
Chère belle, ou bien... je gronde
Mon cœur est si peu roué !
Si l’on veut que je réponde,
Il faut bien qu’on me seconde.
Entends battre le tambour,
Là-bas, là-bas, vers Golconde ?
Entrons au jardin d’amour !

ENVOI

Princesse de Trébizonde,
Trois saluts, un petit tour,
Entrons vite dans la ronde.
Entrons au jardin d’amour !
Gabriel Vicaire.

J’exprimais cette appréciation dans un sonnet que je réimprime ici parce qu’il est la traduction littérale de ma pensée, en même temps qu’un trop faible hommage à un fier et tout cordial compagnon d’armes :

Vous êtes un mystique et j’en suis un aussi :
Mais vous léger, charmant, on dirait du Shakspeare,
Moi pas mal sombre, un Dante imperceptible et pire
Avec un reste, au fond, de pécheur mal transi.
Je suis un sensuel, vous en êtes un autre ;
Mais vous gentil, rieur, en Gaulois et demi,
Moi l’ombre du marquis de Sade, et ce, parmi
Parfois des airs naïfs et faux de bon apôtre.
[p. 460]
Plaignez-moi, car je suis mauvais et non méchant.
Puis, tel vous, j’aime la danse et j’aime le chant,
Toutes raisons pour ne plus m’en vouloir qu’à peine.
Et puis j’aime ! Tout court ! En masse, en général,
Depuis la fille amère au souris sépulcral
Jusqu’à Dieu tout-puissant dont la droite nous mène !

L’homme, en Vicaire est bien le frère du poète. Rondeur fine et bonhomie malicieuse, belle humeur sans tumulte et mélancolie suffisante, un souci du naturel et de la bonne, de la vraie simplicité, celle des grands classiques anciens et modernes, avec un goût exquis de terroir que parfume encore un souvenir très discret mais très savoureux de fortes et judicieuses bonnes études, tel l’homme, tel le poète qu’est Vicaire.

J’ai le bonheur de le connaître d’assez longue date, et m’applaudis de plus en plus d’être de son intimité. Causeur sans pair, de l’érudition doublée d’expérience (en dépit de son âge encore en fleur), un bon rire judicieux, la poignée de main moins facile que merveilleusement sincère, voilà pour l’ami.

Bien qu’absolument indépendant en sa qualité de poète très français et bien français, Vicaire fréquente dans les divers groupes littéraires d’autrefois et d’aujourd’hui. Je l’ai connu au café Voltaire du temps de ce tant regretté Valade. Mérat, Mercier, [p. 461] Gineste, — jadis Cabaner, mort aussi ! Burty, autre absent, l’à jamais pleuré Charles Cros, ses frères, tant d’autres, et moi, que de belles conversations, controverses, discussions, paradoxes et utopies nous déchaînâmes là ! Vicaire y prenait une part considérable, et son ferme bon sens, son esprit, son à-propos, ne formaient pas le moindre agrément de ces belles et bonnes soirées. Depuis ont éclos, puis disparu, les Hydropathes, les Hirsutes dont Vicaire ne fit point partie, mais de qui il était et reste l’ami fêté. Les Décadents et les Symbolistes un peu plus tard, l’eurent aussi comme hôte favori, — et je crois bien que l’École Romane, nouvelle création se le paiera comme un bon camarade incapable d’une amertume quelconque, encore que susceptible de tels inappréciables bons conseils.

Il fait beau et bon écouter Vicaire, quand secoué de son rire si aimable et si malin, il réfute ou retorque quelque sottise ou quelque erreur. Bel et bon encore de le voir qui allume son cigare entre deux jolies répliques. Bel et bon surtout de le lire et de le relire.

Décoré de la Légion d’honneur à la dernière promotion. Vive la République — alors !

[p. 462]

JOSÉ-MARIA DE HEREDIA §

« Une ville d’argent qu’ombrage un palmier d’or. »

José-Maria de Heredia, poète français, né le 22 novembre 1842 dans les montagnes de la Sierra Madre, proche Santiago de Cuba.

Alfred de Musset, de par le droit du génie, sinon chronologiquement, fut le véritable restaurateur du Sonnet en France. Il le fit large, à sa main, pour ainsi parler. Théophile Gautier et Sainte-Beuve, presque simultanément, le réduisirent aux règles strictes. Sainte-Beuve fit ainsi quelques-uns de ses plus fins vers et même plusieurs de ses mieux émouvants. Les sonnets à la princesse Mathilde, de Théophile Gautier sur ses vieux jours sont, après les Ténèbres et les Émaux et Camées ce qu’il a certes écrit de plus beau en fait de poésie. Interdùm Soulary se créait un juste nom en travaillant, quelquefois exquisement, dans cette partie de l’art. Je ne parlerai pas, quelque intérêt que j’y prisse si j’avais le temps de le faire, de spécialistes plus ou moins distingués, tels que Grammont, Boulay-Paty, d’autres encore.

[p. 463]

Mais Heredia, voilà de cela quelques bonnes années, dans les différents Parnasses contemporains, en 1866, pour bien préciser, 1869 et 1876, remonta jusqu’à Ronsard, et au-dessus, pour la perfection et la toute-noblesse. Cette forme suprême qui avait su gagner jusqu’au suffrage de l’à bon droit très difficile Boileau, que Pétrarque avait fondée sur du diamant, où Shakspeare fit rugir et sourire en divines magies, la plus énorme de toutes les passions, et dont les Renaissants furent les bons marchands pour jusqu’à la postérité la plus reculée, le Sonnet, déjà triomphant à nouveau depuis 1830 eut en cet Espagnol superbement Français son grand poète définitif. Cela sans contestation aucune. D’un geste unanime plus encore que d’une seule voix, tous le reconnurent tel et non autre. Cette royauté l’investit en quelque sorte plutôt qu’elle ne l’assuma. Et ce fut plus que justice et mieux. La Tradition qu’il résumait et couronnait s’imposait. Dès cette date, 1866, il entra dans la Gloire et l’y voici pour les siècles. La critique, peu tendre alors pourtant à l’égard des Parnassiens absous et même généralement admis par elle depuis l’apparition des Décadents et des Symbolistes, la critique, subjuguée par cette incontestable supériorité lui fut respectueuse et déjà préparait l’admiration due, — confessée enfin.

Aussi, quelle forme magistrale drapant quelle [p. 464] grandesse fastueuse et généreuse ! Une clarté, une sonorité, un éclat, de cristal ! Des couleurs, des formes, des attitudes du plus pur Antique, du plus fier du xve siècle castillan, de la plus raffinée et capricieuse Renaissance qu’aient vu resplendir, chatoyer, régner, les bords du Loir et de l’Arno ! Et ces parfums des Iles et ces merveilleux paysages volcaniques aux fleurs violentes, aux pampres d’émeraude, de topaze et d’or ! Tous les oiseaux prestigieux, toutes les mers enchanteresses ! Encore, l’âme loyale et dure des vieux Ricoshombres dans la haute aisance du gentilhomme, non sans, parfois, telle grâce brève du gentleman ! Et l’amour du Beau pittoresque, délicat et piquant, jusqu’à ce japonisme :

LE SAMOURAI20

D’un doigt distrait frôlant la sonore bîva,
A travers les bambous tressés en fine latte.
Elle a vu, sur la plage éblouissante et plate,
S’avancer le vainqueur que son amour rêva.
C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.
La cordelière rouge et le gland écarlate
Coupent l’armure sombre, et, sur l’épaule éclate
Le blason de Hisen et de Tokungawa.
[p. 465]
Ce beau guerrier vêtu de lames et de plaques,
Sous le bronze, la soie et les brillantes laques,
Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.
Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque,
Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
Les deux antennes d’or qui tremblent sur son casque.

jusqu’à ce rappel de la R. F. romaine

SOIR DE BATAILLE

Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes,
Humaient encor, dans l’air où vibraient leurs voix fortes.
La chaleur du carnage et ses âcres parfums.
D’un œil morne, comptant leurs compagnons défunts ;
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Tourbillonner au loin les archers de Phraortes ;
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.
C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge d’un flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,
Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sur le ciel enflammé, l’imperator sanglant !
[p. 466]

Mais l’héroïsme est la note dominante de cet enchantement sans pair. Héroïsme mythologique avec la diane chasseresse.

Et tout le jour tu fais retentir Ortygie
Du rugissement fou des rauques léopards,

avec Hercule et le lion, terreur de némée.

avec persée et andromède.

héroïsme castillan avec le vieil orfèvre.

J’ai de plus d’un estoc damasquiné le fer !

avec, entre bien d’autres merveilles, étincelantes et précises, encore, cette admirable chose qu’il ne faut pas se lasser de citer et de citer toujours,

LES CONQUÉRANTS

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines
De Palar de Moguer, routiers et capitaines
Partaient ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.
[p. 467]
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques,
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;
Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

héroïsme esthétique ! — qui lui fait célébrer avec quel enthousiasme ! la nature, les civilisations, toutes les belles manifestations enfin de l’art et de la vie !

L’héroïsme a dicté aussi ce fier poème, sévère et brillante épopée, les Conquérants de l’or, les Tierces rimes, parues dans la Revue des Deux-Mondes, et dont on a pu dire qu’elles étaient plus espagnoles que le Romanien et la puissante traduction de la véridique histoire de la conquête de la Nouvelle Espagne par le capitaine Bernai Diaz del Castillos.

S’il fallait absolument rattacher cette poésie chevaleresque au premier chef à quelque chose de moderne et de contemporain, je dirai qu’Heredia procède d’Hugo pour la bonne redondance et la turbulence qu’il faut dans l’espèce, et de Leconte de Lisle s’il s’agit de ferme facture, de précision, de concision, de concentration dans l’exacte mesure et d’élan court et fort.

A Heredia par exemple, à lui, bien à lui, rien [p. 468] qu’à lui, l’ordonnance admirable, l’unité rigoureuse de chacun de ces petits poèmes, petits par la dimension, grands pour l’idée et l’image contenues, à lui le ton constamment noble et tendu dans la noblesse, tendu de la bonne sorte, inaccessible à quelque vulgarité que ce soit, à n’importe quelle faiblesse de style, ou concession de son rythme carré, de sa rime opulente et du mouvement comme militaire de ses périodes directes, légères, mais pleines, surtout, et j’y reviens, l’héroïsme ataval ! de la pensée et de la vision.

J’ai l’honneur de connaître nombre de jeunes poètes dont la plupart ont le plus bel avenir ouvert devant eux sur de toutes autres perspectives que le poète qui m’occupe si sympathiquement. Eh bien ! leur opinion publique, coupablement indifférente à l’égard de beaucoup de Parnassiens, non des moindres, mais dont il est sage de tenir compte, grand compte sans doute, est, en particulier, presque par exception, favorable à de Heredia, en dépit de sa versification tout à fait romantique et classique qui doit leur paraître un peu surannée, ce dont je les blâmerais, car toute forme est bonne du moment qu’elle est belle. Cette popularité auprès d’une jeunesse aussi difficile est bien significatrice et méritait une remarque.

Heredia jeune encor, en pleine production rare et précieuse a toute une œuvre splendide à nous [p. 469] Son livre des Trophées est impatiemment attendu, d’autres livres après celui-ci, d’autres et d’autres ensuite. Que le grand seigneur et le grand poète qu’il est fasse largesse. Grandesse et grandeur obligent.

« Fais ce que doys. »
[p. 470]

ANDRÉ THEURIET §

André Theuriet, poète et romancier français, né en 1833, à Marly-le-Roi.

Prose, que nous veux-tu ? Roman, tout particulièrement, roman moderne, forcément terne, ennuyeux, « bourgeois », avec ces mœurs et ces ignorances ! qu’as-tu donc à nous enlever ou du moins à détourner ainsi nos poètes ? Car si de tout temps la plupart des sonneurs de vers ne dédaignèrent pas de descendre aux phrases non ordonnées selon le Rythme et même excellèrent dans cet art subsidiaire, jamais, je crois, ils ne furent, pour ces œuvres relativement basses, aussi nombreux qu’en nos jours de fourmillantes, d’essaimantes chroniques, de grands récits sans grand lien ni fin bien délimitée, de tout petits contes en vertigineuse quantité, bref, en nos jours de Prose, pour nommer le fléau par son nom (fléau relatif bien entendu).

Et, après tout, est-ce un bien grand mal, quand on considère le talent énorme là employé, du moins fructueusement — il faut manger et autant que possible bien manger, — par ces fils moins [p. 471] de la Muse ? Comme c’est le cas par exemple dans l’excellent poète qui nous occupe. Et Silvestre, le grand platonique-nostalgique, malgré toute clameur de haro, nous a révélé, par le journalisme bien à lui qu’il mène triomphalement depuis des années, tout un poète énorme en prose, énorme et léger, oui, léger ! sans compter l’écrivain cursif, élégant, lumineux à qui nous devons le Dessus du Panier et tant d’autres livres de claire rêverie et de fine gaîté, alternant avec le bouffon bienfaisant que pour ma part je trouve très ragoûtant et bien délectable à mes heures pour rire et me délasser. Il serait déplorable que Mendès, l’impeccable enchanteur de Philoméla, d’Hespérus, du Soleil de Minuit, l’auteur de ces admirables poèmes théogoniques et hymniques, Pagodes, n’eût pas écrit tant de nouvelles terriblement charmantes, de cruelles études félines et tigresques, de puissants romans d’une si audacieuse moralité, — et Banville prosateur continue le glorieux Banville écrivain de vers. Mais, encore le roman nous a pris trop de poètes. M. Alphonse Daudet, par exemple, mérite certes son prodigieux succès, mais qui sait si l’aigre cigale bien soi des Amoureuses (rappelez-vous les Prunes, les Rossignols du cimetière, particulièrement) n’eût pas donné quelque très étrange et très piquant concert plus savoureusement méridional encore que ses Mœurs parisiennes, et ce, dans un français alerte, [p. 472] vif, comme découpé, comme dentelé d’ombres nettes par cet endiablé soleil de sa Provence. Et pour illustrer et conclure par un gros exemple cette déjà trop longue introduction, croyez-vous que Victor Hugo eut moult perdu à restreindre un tantinet ces interminables Misérables et à nous priver des quelques grandes beautés éparses dans ses derniers et avant-derniers romans s’il eût consacré le temps dépensé à ces amusettes de sa plume d’oie et d’aigle, à faire Dieu, à finir et polir la Fin de Satan, et à nous gratifier ainsi, avec les Légendes des Siècles complètes, elles, de l’Epopée française, que seuls ses qualités et ses défauts pouvaient trouver en cet instant des temps.

O prose, tu nous dois encor bien des poètes !

A presque dit Gautier, une grande et lamentable victime, lui, de la copie à jet continu.

C’est, encore un coup, vrai que Theuriet a su d’emblée et délicieusement, facilement, non sans originalité après l’incomparable George Sand, ni sans audace en face du Naturalisme, lors de ses primes débuts, dans toute la force et le prestige brutal de la balourde dictature qui a abouti où l’on sait, pornographie commerciale, grossièreté gratuite et nulle philosophie, Theuriet sut aborder le roman « idéaliste », comme l’appelle, l’admirable [p. 473] d’ailleurs, Zola lui-même, voulant flétrir par ce mot renouvelé de « l’idéologue » de Bonaparte, cette forme dernière de la grâce discrète et du bon goût proprement dit dans notre littérature d’imagination.

Parbleu, ce sont exquises choses que :

« Nous descendions vers les bois de Maigrefontaine à l’heure où le paysage a encore son charme virginal. La fraîcheur de la nuit l’a pénétré d’une vapeur argentée qui est pour les feuillées comme cet humide velouté déposé à l’aurore sur les grappes mûrissantes. Les sentiers sont noyés dans une ombre moite et les gouttes de rosées irisent l’extrémité des branches. La forêt à l’air d’une nymphe qui sort du bain et qui roule dans une gaze transparente son beau corps nu et ruisselant. »

et je goûte fort et surtout :

« Le chêne est la force de la forêt, le bouleau en est la grâce ; le sapin, la musique berceuse ; le tilleul, lui, en est la poésie intime. L’arbre tout entier a je ne sais quoi de tendre et d’attirant... En hiver, ses pousses sveltes s’empourprent comme le visage d’une jeune fille à qui le froid fait monter le sang aux joues ; en été, ses feuilles en forme de cœur ont un susurrement doux comme une caresse... Tout le reste de la forêt est assoupi et silencieux ; à [p. 474] peine entend-on au loin un roucoulement de ramiers ; la cime arrondie du tilleul, seule, bourdonne dans la lumière. Au long des branches les fleurs d’un jaune pâle s’ouvrent par milliers, et dans chaque fleur chante une abeille. C’est une musique aérienne, joyeuse, née en plein soleil, et qui filtre peu à peu jusque dans les dessous asombris où tout est paix et fraîcheur. »

Mais, mais, mais et cent fois mais, quel dommage que le ravissant romancier, que le tant aimable nouvelliste ait à ce point absorbé le poète en vers !

Ah, ce poète ! Tenez, laissez-moi vous raconter une anecdote symbolique, puisque le mot est encore à la mode.

Il y a de cela une bonne vingtaine d’années. Nous nous promenions, Léon Valade, Albert Mérat, quelques autres et moi, dans un des bois des environs immédiats de Paris. Ils sont amusants ces bois ravinés, tourmentés, aux clairières un peu trop fréquentes sans doute, mais, somme toute, fleurant âcre comme il sied, sonores à souhait et d’une belle venue feuillue et peuplée d’oiseaux très charmants. Nous devisions de matières peu transcendantales, je le crains, et je n’oserai pas affirmer qu’il n’y eût pas parmi nos compagnons quelques belles illettrées. Tout à coup, parut, au détour d’un sentier bien ombreux que piquaient çà et là des taches [p. 475] d’un soleil « clère et beau, » qui ? sinon Theuriet lui-même, correct, de noir vêtu, ganté, en haut de forme, dans la société de dames, l’une d’un certain âge, l’autre beaucoup plus jeune, en toilettes sobres. Ils paraissaient versés dans un entretien familial, et nous saluâmes silencieusement, non sans un sourire amical au poète, alors poète pur et simple (dites donc, n’est-ce pas, voyons ! assez et tout ce qu’il faut ?) et ayant déjà fait ses preuves par la publication de son Chemin des Bois, cette rencontre produisit sur nous un effet comme surnaturel, à la lettre. Le charme était rompu, ou plutôt le charme commençait. De frivoles et folâtres, nos pensées, sans y penser, se firent doucement sérieuses et comme recueillies. Le site cessa d’être un décor et prit l’aspect du ton de nos pensées, se fonça, se cuba devint non pas très, ni même peut-être encore assez tout à fait sauvage mais non loin d’être suffisamment sévère bien. La tête un peu faunesque mais affable de notre ami, sa tenue « habillée », l’extrême respectabilité de sa compagnie, disaient dans le meilleur français du monde : « Sylvæ sint consule dignæ. » Lisez, si ce n’est, à votre éloge, déjà fait, les vers de Theuriet, tâche très agréable, croyez-le bien, et vous sentirez tout le juste de ce récit en forme d’apologue, bien que des plus authentiques.

Les bois, tels que les voit, les sent et les rend [p. 476] Theuriet dans l’ensemble de ses vers et plus particulièrement dans son premier volume au titre si joli, le Chemin des Bois, les bois, dis-je, de Theuriet ne sont précisément ni « les bois jolis » du siècle dernier, ni les halliers visionnaires où Hugo fréquente dans ses moments dantesques, mais de belles et bonnes hautes futaies sentant aigre et âpre et bon pour finir. Toute une fauve y vit, moins fauve sauvagement que gentiment mais vraiment inapprivoisée ; lapins, écureuils gambadent, se tassent, tournent et crient ; l’araignée des bois tisse sa toile que la rosée et le soleil diamantent et dorent.

*
* *

Et au fait et pour finir dignement, lisez-moi ceci :

Quand les nids en émoi
Tressaillent d’allégresse,
Savez-vous, dites-moi,
Pourquoi cette tristesse !
Pourquoi ce long soupir
Qui semble toujours fuir
Et qui revient sans cesse ?
Des saisons d’autrefois
Et des morts qu’on oublie,
Mes amis, c’est la voix
Dans l’ombre ensevelie ;
Au soleil, à l’air bleu
Elle envoie un adieu
Plein de mélancolie.
[p. 477]
Elle dit : « rameaux verts,
Songez aux feuilles sèches,
Blondes filles aux chairs
Roses comme les pèches ;
Amoureux de vingt ans,
Enivrés de printemps,
Songez aux tombes fraîches ! »

La Revue des Deux-Mondes, qui a pour spécialité de faire des académiciens, pousse la bienveillance jusqu’à les nommer avant le vote de l’Académie.

Notre ami Theuriet, le charmant romancier, est en effet qualifié « membre de l’Académie française » dans le sommaire du numéro du 1er octobre 1888.

Il n’y a là, du reste, qu’une anticipation.

[p. 478]

FRANCIS POICTEVIN §

Francis Poictevin, littérateur français, né à Paris, le 27 juin 1854.

L’homme physique est des plus intéressants, agissant sous la pure impulsion de l’intellect, comme par une électricité supérieure ; tout à l’Art, à la bonne foi dans l’Art, à la témérité, au tact, en un mot, et au bon goût précisément.

Il débuta par la Robe du Moine21, un roman courageusement chrétien et résolument vertueux dans sa hardiesse même. Des pages magistrales éclatent dans l’ensemble calme, reposé et reposant de ce coup d’essai. C’est l’éternelle histoire, mais si nouvellement présentée ! du combat entre la Chair et l’Esprit.

Suivit Ludine, simple histoire d’amour, d’amour ordinaire, — naïve et subtile et même compliquée [p. 479] comme l’Homme et peut-être comme la Femme. O les charmantes pages, et que nerveuses !

« Nerveuses », ce mot me rappelle à la première ligne de cette si sincèrement amicale étude. L’homme physique, donc, dans Poictevin, soumis à l’influence de l’esprit, est « agité » dans le sens admirable du mot. Cet homme, vêtu tout simplement, se démenant avec des mots très simples, très nets, très clairs, très haut prononcés dans la rue comme dans les salons, autre et pire rue, étonne, épouvante les imbéciles et nous réjouit, nous réchauffe, nous rend le courage à nous qui

« Ne sommes pas des ignorants dont les Muses ont ri. »

comme a dit poliment Jean Moréas.

*
* *

Mais revenons à l’homme de lettres.

Songes vint après Ludine, qui, dès lors et définitivement, marqua le pas dans la manière de l’excellent et tenace écrivain dont j’ai tant de plaisir à tracer ici la biographie. Rompant avec les systèmes de l’affabulation, de l’intrigue, qui sont les ficelles du pur ouvrage en librairie, il osa nous présenter à cru une partie de son âme et peut-être de son cœur. Le seul reproche que j’oserais faire à Poictevin serait de donner à se souvenir de MM. de Goncourt, mais si peu et si bien !

[p. 480]

Petitau, Seuls22, Paysages et nouveaux songes, Derniers songes, Double23, Presque, Heures, Tout bas, attestent glorieusement, mais en toute délicatesse et en toute discrétion, la persévérance, l’obstination douce et d’autant plus forte, de cet esprit bandé vers cette cible, la vérité.

La vérité pour Poictevin comme pour ce pauvre [p. 481] moi que je suis, c’est Jésus et Marie, à travers des idées indoues qui furent miennes parfois et, pour parler bon français, un tantinet mais si amusamment topinamboues.

L’Évangile enfin retrouvé dans sa simplicité, sa grâce, aussi son terrible esprit... de suite.

Je ne puis d’ailleurs mieux m’exprimer, je pense, à propos de ce pur poète, bien qu’il prétende n’écrire qu’en prose jusqu’à présent, qu’en un sonnet fait bien à loisir, l’année dernière, et où Poictevin [p. 482] lui-même veut bien reconnaître de l’exactitude et de la perspicacité. Je le donne ici en forme de seule conclusion logique à ces quelques lignes indicatrices d’une œuvre plus justiciable vraiment d’une irrésistible et presque indéfinissable sympathie que d’une nécessairement lourde et bafouilleuse analyse qui s’y voudrait frotter.

A Francis Poictcvin.

Toujours mécontent de son œuvre
D’autant plus exquise de flou
Et d’amour de l’art dûment fou
Où la limace et la couleuvre
Ne peuvent rien, qu’user leur dent
Et leur bave, n’est-ce pas, presse
Littéraire en général ? — Qu’est-ce
Que cet indicible imprudent
Qui n’écrit pas pour la publique
Moyenne et jamais ne réplique
Aux haros que par le halo
D’un esprit en bonne fortune,
Mystérieux comme la Lune,
Clair et sinueux comme l’Eau.
[p. 483]

Puisse le bon écrivain, le meilleur artiste, peut-être, nous charmer souvent et longtemps, de son verbe et de son style. Il a toutes nos complicités et, j’en réponds, va mériter encore plus notre admiration.

[p. 484]