QUELQUES-UNS DE MES RÊVES §
J’entreprends de décrire aussi minutieusement que possible quelques-uns de mes rêves de chaque nuit, ceux, bien entendu, qui m’en paraissent dignes par leur allure arrêtée ou par leur évolution dans une atmosphère quelque peu respirable à des gens réveillés.
Je vois souvent Paris.. Jamais comme il est. C’est une ville inconnue, absurde et de tous aspects. Je l’entoure d’une rivière étroite très encaissée entre deux files d’arbres quelconques. Des toits rouges luisent entre des verdures très vertes. Il fait un lourd temps d’été, avec de gros nuages extrêmement foncés, à ramages, comme dans les ciels des paysages historiques, et du soleil des plus jaunes à travers. Un paysage paysan, vous voyez. Pourtant, quand je jette les yeux du côté de la ville, sur l’autre rive, il y a encore des maisons, cours et cités où sèchent des linges et d’où partent des voix, les horribles maisons de plâtre du vrai Paris suburbain, qui rappellent assez la plaine Saint-Ouen et toute cette rue militaire du Nord, mais plus [p. 182] en plus d’accidents. J’ai toujours peur par là, et ça y sent la tradition d’attaques nocturnes et autres. Serait-ce une trop vague réminiscence d’un canal Saint-Martin fantomatique ?
Je ne sais comment on pénètre dans la ville proprement dite et c’est sans transition que me voici sur trois places successives, toutes la même, petites, carrées, maisons blanches à arcades. Sur le trottoir et sur la chaussée pas un chat qu’un commissionnaire qui, je ne sais pourquoi, me parle et me montre du doigt la plaque indicatrice au coin d’une des places. Il rit, trouve ça bête, je ne me souviens plus à quel propos, et j’oublie le nom de la place que j’ai pourtant lu. Il m’indique l’ambassade d’Angleterre où je me rends. C’est sur une place dans une des maisons basses à arcades. Un grenadier rouge monte la garde : bonnet à poil sans rien après, plumes, cocarde ni orfèvreries. Courte tunique à parements blancs, pantalon noir à liséré rouge mince. J’entre, je gravis un escalier officiel de granit blanc à haute rampe. Sur les marches et sur la rampe sont assis ou couchés et vautrés des Écossais et des Écossaises en poses plus ou moins abandonnées. A l’espèce d’entresol où mène l’escalier, la scène change ou plutôt s’accentue. O de quelle bizarre sorte ! C’est une façon de corps de garde : des armes brillantes rangées en un coin, et sur les lits de camp et sur le parquet de dalles. Presque [p. 183] nus, toujours avec quelque partie caractéristique de costume, la toque à plume d’aigle, la courte jupe rayée vert et rouge, ou les brodequins, hommes et femmes, chastes et si blancs, si lestes ! se meuvent en de fiers jeux, en des badinages courageux que scandent fraîchement ces rires à belles dents, ces chansons à tue-tête de leurs montagnes...
La vision se perd dans un demi-réveil, et le sommeil me retrouve arpentant à toutes jambes une de ces rues nouvelles et non pas neuves, vous savez ? larges, à peine bâties, pas pavées par endroits, sans boutiques, et qui portent des noms d’entrepreneurs en ier ou en ard : poussière de plâtre et poussière de sable ; les volets et les vitres des maisons, le bronze et le vert des réverbères et toutes choses y ont cet air mal essuyé qui agace les dents de devant et qui fait froid au bout des ongles. Elle monte, cette rue, et la cause de ma hâte est un enterrement que je suis, en compagnie de mon père, mort lui-même depuis longtemps et que mes rêves me représentent presque constamment. Je me serai sans doute arrêté à quelque achat de couronne ou de fleurs, car je ne vois plus le corbillard qui a dû tourner au haut de la rue dans une étroite avenue qui coupe à droite. A droite et non à gauche. A gauche ce sont des « terrains vagues » avec des dos et des flancs de hautes maisons de rapport tout au dernier plan, hideuse perspective ! — Mon père me fait signe d’aller plus [p. 184] vite et je l’ai bientôt rattrapé. Une lacune d’une seconde dans ma mémoire me laisse ignorer comment nous sommes grimpés, — et où ? — sur l’impériale d’une voiture qui va sur rails sans que l’agent de locomotion soit aucunement apparent. Qu’est-ce que cette voiture ? Devant nous, filant sur des rails avec une allure de punaises, vont des boîtes oblongues, hautes d’environ deux mètres, peintes en bleu clair sali : elles contiennent les cercueils et c’est un train pour le cimetière. Je sais cela, c’est convenu, ce système fonctionne il y a beau temps. L’avenue oblique toujours, à droite. De grandes tranchées dans de la terre glaise bâillent, vertes et jaunes, par couches. Des terrassiers appuyés sur leurs outils nous regardent filer, le train des morts et nous. Ces hommes sont grisâtres sur l’air grisâtre. Il fait froid. On doit être en novembre. Nous roulons toujours.
Et en voici bien d’une autre !
Un marché en plein vent sur un plan incliné. En large. Une centaine de places. Beaucoup de grouillement. La rapidité extraordinaire de notre course brouille un peu les objets et les faces, en même temps que le ronflement des roues sur les rails couvre tous bruits, pas et voix. Mais l’odeur nous assaille, court avec nous, tourbillonne et dévale, l’odeur fade et grasse des charcuteries du Siège, des pâtisseries et des confiseries anglaises là [p. 185] et dont les formes, — pains de graisses roses et jaunes, bandes de caramel rouge à demi fondu que piquent des moitiés d’amandes rances, tas violet de gelées innommées et de galantines innommables, amoncellement poussiéreux de French-rocks, tea and coffee cakes et muffins avariés, — tournoient, s’effilent, s’évaporent dans la distance alacrement accrue et dans les brouillards du rêve qui s’efface.
Du cimetière — où ne me mène pas la vision précédente, — j’ai deux aspects bien différents.
Des fois, par un grand vent de pluie, vers le coucher du soleil, pressé d’arriver quelque part évidemment, et peu soucieux d’examiner autour, je traverse à grands pas une haute allée flanquée, sur un côté, de tombes, d’arbres déchevelés et de grandes herbes frissonnantes, tandis que vers l’autre bord se creuse une vallée dont les arbres, — des arbres de forêt — hêtres, chênes et frênes, — viennent faire gémir et craquer leurs cîmes juste à ma hauteur, et où, entre l’ombre du soir et celle des ramures, luisent des cippes, des urnes et des croix.
D’autres fois, il est dix heures d’un matin d’été chaud déjà. L’ombre est bleue le long des trottoirs et tranche vigoureusement sur les losanges de soleil dans les rues. Au plain cœur d’un joli quartier Auteuil ou Neuilly, sans commerce mais assez passant, à travers la glace d’un fiacre où je suis, je vois [p. 186] de loin par échappées un mur de soutènement, avec, dessus, des haies en fleurs derrière lesquelles s’élèvent de blanches chapelles funéraires de tout style et de toute hauteur qu’éventent de beaux arbres à ombelles où pépient moineaux et fauvettes : c’est presque grec et silicien, cette nécropole de marbre et de verdure en pleine ville vivante, qui n’apparaît, dans l’éparpillement d’élégants hôtels où tout respire l’insouciance de mourir, que comme un long éclair bien doux sous un ciel si bleu...
Le vrai Paris n’est pas sans intervenir dans ces divagations, mais toujours quelques modifications à moi, quelques innocents travaux d’édilité viennent y fourrer du baroque et de l’imprévu. C’est ainsi qu’à la hauteur du bazar Bonne-Nouvelle, entre le boulevard de ce nom et une rue qui s’y jette, j’installe un passage vitré, qui fait un coude, par conséquent. Cette galerie est très belle, large et marchande, incomparablement mieux que tout ce qui existe en ce genre. Je dote aussi les rez-de-chaussée de grilles-barrières et les sous-sols, — extérieurs alors — de balustrades transversales, comme à Londres.
Par contre, si je rêve que j’y suis, à Londres, tout cet appareil caractéristique disparaît. Et c’est une ville de province aux rues étroites en colimaçon avec des enseignes en vieux français, où par le plus désagréable et le plus entêté des hasards, je [p. 187] me vois honteusement ivre et berné d’épisodes mortifiants.
Pour revenir à Paris et en finir avec, je dois mentionner un des rêves de ma petite enfance, alors que je n’avais vécu qu’en province, et qui me représentait souvent, rue Saint-Lazare, un peu en deçà de l’emplacement actuel de la Trinité — une remise de voiture accotée d’une interminable caserne. Tout le monde se souviendra d’avoir vu là remise et caserne. Celle-ci fut démolie en 1855 et sur ses ruines poussa un bazar de planches qui n’a fait que bien plus tard place à l’église qu’on sait. La remise de voitures a disparu dans l’élargissement du carrefour. Toujours est-il que ce fut un de mes ébahissements de petit garçon quand, des années après que j’eusse oublié mon rêve, pour alors m’en ressouvenir brusquement, je vis pour la première fois ce coin de rue que je connaissais si bien.
J’ai passablement voyagé, vécu bien des mois en province et à l’étranger, cela depuis assez longtemps pour y avoir pris des habitudes, ramassé passions et aventures, enfin pour en rêver. Eh bien ! sauf le cas de Londres, ci-dessus énoncé, toutes mes nuits se passent à Paris, ou alors nulle part. Naturellement ce nulle part est difficile à rattraper : autant que j’en peux ramener quelque chose, c’est un pays comme un autre, des villes et des campagnes. Dans une de ces villes il y a une espèce de [p. 188] passage voûté très noir, très long, humide et étroit comme un tunnel, avec des odeurs d’urines, — où je redoute de m’engager, crainte des voleurs. Mais ceci rentre dans les cauchemars purs et simples et je passe outre. Quoi encore dans ces villes ? Ah ! des restaurants où je m’indigère, des gens très autrefois connus que je retrouve et que j’appelle par leurs noms, oubliés au réveil, — et c’est tout, tout. Est-ce bien en pleine campagne où à la sortie d’une de ces villes de Nulle-part que j’ai affaire à une chaussée bordée d’arbres extrêmement hauts, dépouillés, tout noirs — et d’où, sans qu’il fasse de vent, tombent à chaque instant des branches sur un sol humide qui éclabousse ?
Et puis ici, tout s’évapore. La mémoire avec.
CHEVAL DE RETOUR §
Il faisait noir dans l’escalier,Plus noir encor sur le palier,Et pour comble d’infortuneOn ne voyait pas la lune.
Mon idée a toujours été d’habiter dans la vraie campagne, dans un village « en plein champ », une maison d’exploitation, une ferme dont je fusse le propriétaire et l’un des travailleurs, l’un des plus humbles, vu ma faiblesse et ma paresse.
Eh bien, j’ai réalisé cet « hoc erat », j’ai connu, pratiqué, apprécié les menues besognes des champs, un jardinage léger, la bonne curiosité, les saines médisances villageoises qui vous font comme une maison de verre et vous forcent à la correction de la vie, tenant toujours en haleine la dignité qui s’allait endormir, — et le sommeil à poings fermés après une journée simple. Cela assez longtemps pour m’en toujours souvenir et le regretter longtemps.
Car les circonstances, qu’il y ait eu de ma faute comme c’est probable ou non comme ça se pourrait, [p. 190] viennent de me rejeter, fort brusquement même, en plein bagne parisien.
Et me voici, sombre citadin qui ai perdu langue, me trouvant tout dépaysé dans un chez-moi jadis et naguère abdiqué, me démenant pour du beurre sur mon pain parmi cette discorde d’intérêts factices et de plaisirs fous, sans illusion courageuse, lourd d’une expérience inutile. Courses et démarches plates et dures comme un trottoir, repas empoisonnés, nuits blanches, voisinages qu’il faut bien subir, tentations méprisées mais fortes sur un vieux cœur qui fut autrefois tout à ça !
La nuit je grimpe mes cent marches à la lueur d’allumettes qui me brûlent le bout des doigts avec de la fatigue plein les muscles, des chansons de la rue plein la tête, pour m’aller coucher et ne pas dormir au bruit jamais fini des fiacres aux stores baissés et des fardiers et des camions et des charrettes chargés de ferrailles, de meubles cassés et de boucs.
CHIENS §
Le grand Baudelaire a chanté les bons chiens de la paresseuse Belgique. Moi, chétif, je veux essayer de dire un chien de Paris. Jean Richepin décrivait naguère excellemment une variété de cette race si supérieure à notre humanité d’aujourd’hui, — le chien bohème, noceur, innocemment entretenu, mais pas souteneur du tout, le chien de café, de brasserie, de caboulot ou de taverne, flâneur et fier dans son genre qui est le bon.
Quoi qu’il en soit, voici le mien de chien.
Je vis très haut — voyez un peu l’orgueil — dans une chambre dont la fenêtre enfile la rue la plus passante du Paris auvergnat.
Dans cette rue, juste au milieu de la chaussée à tout instant traversée par les plus rapides omnibus, dix fardiers à la minute et mille fiacres en une heure, s’est installé un superbe terre-neuve, noir comme le corbeau dont il a l’audace sans en posséder la sauvagerie, qui y sieste en lazzarone et y règne en don Juan. Les amours et son sommeil daignent parfois s’apercevoir qu’il y a des roues et que [p. 192] des chevaux existent, mais c’est tout le bout du monde, et les fardiers et les omnibus et les fiacres se détournent plus souvent que lui ne se dérange.
Plusieurs jaloux, dont quelques-uns de sa taille qui est formidable, tentent bien de le troubler dans les expansions de sa flamme mille-e-tresque mais en vain. Un court aboi met en déroute ces espèces — et quand la cruelle nature, une fois satisfaite, le retient dans le dos-à-dos traditionnel auprès de l’objet chéri du moment ; son regard rouge et ses belles dents, que corrobore un grondement dont je ne vous dis que cela, font autour d’eux un large cercle d’apprentis et de trottins.
Un poète de ma connaissance ne manque jamais — en revenant de la crêmerie voisine avec un peu plus d’appétit qu’auparavant — de s’exclamer, cynique : « A sa place qui de nous pourrait encore en faire autant ? »
PALINODIE OU MON HAMEAU §
Rien n’est plus beau.
Il y a de l’eau courante, des arbres point trop clairsemés où chante le rossignol.
Des maisons toutes petites dans de grands jardins suffisamment fleuris et bornés par des haies pleines de nids.
Les femmes s’appellent volontiers Basilie, Azelma, Benjamine, même Lodoïska, et sont faciles.
Quant aux hommes, trop bons buveurs et très mauvais sujets, les trois quarts d’entre eux sont des Théodulphe, des Raphaëls et vont jusqu’à Pamphile.
Parmi les termes d’amitié et les caresses de langage se trouvent : « c’verrat-là, sale maquereau, punaise, poupée ».
On vole ferme et on bataille bien, mais on plaide peu. Cette peur des gendarmes et des « grandes manches noires » — ou rouges !
Le patois, très léger, vous a un air Directoire : « toujou, amou, n’est-pâs (pour n’est-ce-pas) mon frè, ma sœu, enco, » avec des férocités apaches ou [p. 194] canaques telles que « y a yauque ladelé » (il y a quelque chose là-dessous).
Seulement...
Et voilà pourquoi je rentre dans ce Paris maudit, ce Paris redouté du Belge de Baudelaire.
NUIT NOIRE §
Le boulevard Sébastopol bruit et poudroie dans le soleil d’une belle après-midi de janvier.
Le froid est vif. Collets de fourrures et cache-nez se dressent et s’enroulent autour des cous masculins.
Les femmes bien mises sont très malheureuses avec leurs manchons de poupées et leurs Gainsborougs sans voilettes. L’ouvrière et la bonne vieille se sont serré sur la nuque la capeline réputée laide mais prouvée commode. Le gamin bat du pied et le cocher des bras. Il fait bon marcher après déjeuner en humant un cigare bien sec. Délicieux ce temps-là.
Mais que de pauvres, donc ! Des tas de culs-de-jatte à grosse moustache goguenarde, des bonnes aventures de toute couleur à leur boutonnière, rampent et glapissent, une flotte d’italiens mâles et femelles rougeoie et pue au son de la cornemuse et du violon, les manchots traditionnels et les estropiés de tous les membres possibles ou autres fourmillent et encombrent.
[p. 196]Que ces pauvres sont insolents ! Sans exception î Et qu’ils seraient effrayants si l’on n’était sceptique en diable et un Parisien pour de bon !
Le Veuf ainsi s’exclame et serre son porte-monnaie d’ailleurs assez plat sur sa poche de pantalon, à travers son ulster pelucheux et un veston de chez un Godchau, cette Cour-des-miracles circulante ne lui disant rien qui vaille, et il continue sa course. Soudain son regard tombe dans une porte cochère surmontée d’un ou plusieurs Weill, Lévy, Mayer, en lettres d’or longues comme la barbe d’Aaron, flanquée de panonceaux flambants et de menus à la craie sur des demi-cylindres en tôle noire.
O douceur ! Un petit garçon d’à peu près dix ans, d’un blond faible sous sa casquette bien brossée, pâle et rose au possible, et que drape ou presque sa blouse noire très propre, tant le pauvre enfant est maigre, là se tient assis, les pieds dans une chancelière vieille, avec une timbale d’étain dans ses mains chaussées de moufles. Un écriteau suspendu sur sa poitrine de poitrinaire porte, hélas ! Aveugle depuis deux ans par suite de maladie.
Quoi, la chétive créature aux traits honnêtes, à la mise qui indique les soins d’une veuve incapable elle-même de travailler mais encore et pour toujours douée de ce Cornélien amour-propre de l’amour maternel, qui ne veut pas d’autre enseigne d’infirmité ni de pauvreté pour son fils que le trop [p. 197] véridique écriteau et le témoignage cruel des yeux sans regards, — quoi, ce petit a vu la lumière il n’y a pas encore longtemps comme tant d’autres et tant de millions et de milliards d’autres il a vu le soleil, les étoiles, les nuages, les arbres, des joujoux, des passants, des régiments, sa mère !
Et le Veuf s’arrête, infiniment ému. Il fouille dans sa maigre poche, opération lente à cause de l’ulster et du veston à retrousser, et de gants fourrés du Louvre à défaire, et c’est d’une main presque tremblante, en poire (telle celle d’une vraie dévote dans l’aumônière de Monsieur le Curé) qu’il dépose en quelque sorte au fond de la timbale d’étain, comme par crainte d’offenser la fierté des yeux morts pourtant du seul vrai pauvre d’entre cette foule de pauvres, une petite pièce, — d’or ou d’argent, sa main gauche ne le sait pas...
Ceci si doucement fait, si discret, et avec une fuite si glissante et comme pudique, que le petit aveugle s’écrie d’une voix cassée, mais combien pénétrante :
— Merci, madame !
[p. 198]NUIT BLANCHE §
Deux ombres fort élégantes se sont rencontrées dans le clair de lune d’une nuit de janvier dernier.
Très élégantes, ces ombres, il faut y insister, mais un peu titubantes. Hautes d’ailleurs et même, hautaines. Mais un peu titubantes, là !
L’ivresse ? Certes ! l’orgueil, oui-da ! Tort d’une part, ô évidemment. Mais si, mais tant, mais tellement raison de l’autre de part.
Et d’un parisien, ces ombres ! (Car nous avons décidément affaire à des fantômes. Être un fantôme, pas facile, mais très bien porté dans cette flemme actuelle.)
L’un des spectres est maigre. L’autre aussi. L’un imberbe, chauve, sans sourcils ni cils et la tête nue avec un capuchon tombant derrière de côté, le capuchon de son camail à tout petits boutons déboutonnés. Costume collant sous des plis, roussâtre. Souliers trop longs peut-être éculés.
L’autre, chevelure grise et toute jeune et abondante sous un haut de forme à la soie vaguement en [p. 200] coup-de-vent, barbe n’importe comme, un peu en pointe.
Des spectres pas comme d’autres, ô que nenni ! Ne pas oublier leurs yeux superbes comme on n’en voit plus assez.
La rencontre a commencé par n’être pas cordiale. Même des coups ont plu.
« Le théâtre représente » la place de Grève, à deux heures et demie du matin, alors que la brasserie elle-même du square Saint-Jacques vient de prier les derniers noctambules du quartier de s’en aller, et l’ombre de galbe moyen âge a demandé, avec quelque chose de pointu dans la main, quelque chose comme la bourse ou la vie à l’ombre chic Louis-Philippe.
D’où rixe, — puis une explication ensuite de laquelle, bras-dessus, bras-dessous, François Villon et Alfred de Musset arpentent à loisir les alentours du machin trop blanc où il y a des grands hommes dans des niches lourdes, sur des noms et sous des dates en caractères laids.
— A propos, mon maître, dit feu Musset en mâchonnant une ombre de cigare éteint à moitié, que dites-vous de cette bâtisse-ci ?
— Je dis, très doux fils, qu’elle est bien neuve et peu traditionnelle pour un Parloir, même moderne, aux bourgeois.
— C’est que, vous savez, la Politique l’a [p. 201] passée au feu, qu’ils ont dû la reconstruire, et que pierre nouvelle manque de patine, et non sans quelque raison pour cela.
— Sous réserve d’une nouvelle flambée patinatoire, sans doute.
— Aucun. Mais enfin, moi, tout de même, d’un mal je vois sortir un bien et je trouve ça, sous la nuit, lunaire, et par le soleil, grec en diable.
— Moi je ne trouve ça ni comme ci ni comme ça, excusez la brutalité. Je n’aimais point trop l’autre Parloir qui était trop monotone comme cigale et plat comme punaise. Encore avait-il son histoire, niaise un grand tantinet, mais sanglante assez et même tumultuaire trop. Celui-ci...
— Attendez encore un petit, bon Villon...
— Ça c’est juste... Mais j’ai peur d’un incendie qui finirait tout avant que rien n’ait commencé.
— Hic jacet lepus en effet. Laissez-moi nonobstant père, penser qu’au moins la face centrale de l’absurde édifice n’est pas plus mal que ça, avec ses vitres de taverne et ses chevaliers en or, rappel de privilèges précieux même à ces gens-ci.
— Oui, oui, d’accord de tout mon cœur. D’ailleurs je me rigole un peu de ces statues sans nombre de Parisiens où vous n’êtes pas, Musset.
— Et moi, Villon, j’enrage et je m’esclaffe aussi de ne vous y pas voir non plus. Quant à moi, pauvre mauvais rimeur...
[p. 202]— Tû, tû, tû, tû !
— Non là, vrai !
— Dites, vous devez connaître de bons coins nocturnes. Conduisez-m’y, voulez-vous ?
— En route alors !...
Et, après passablement de hautes aventures, les deux bons poètes finirent leur nuit au poste, comme il fallait.
UN BON COIN §
O rien de ce que votre méchante imagination pourrait croire.
Un débit dont le comptoir ne se ternit que sous des mains sobres ou presque, en tous cas honnêtes et bien élevées ou quasi ainsi. Rare, hein ? un endroit pareil en ce Paris-ci ?
Le « patron », un grand châtain-clair, est d’une jovialité avenante mais qui sait choisir son monde. Vêtu presque toujours d’étoffes claires, par un caprice de blond, sans doute. Jamais on ne l’a vu dans le tricot du troquet, et ça effarouche les galvaudeux du querquier.
La Patronne, beauté royale ; a tout le sérieux et la gaieté qu’il faut. Quelquefois sa physionomie claire et franche assume une impassibilité peut-être ironique ; mais quand un client lui offre une rose ou l’humble bouquet de violettes, elle s’épanouit d’un vrai plaisir de jeune femme qui aime des sœurs dans les fleurs. Une cage toute pépiante d’oiselets des Îles sollicite à chaque instant son regard et son sourire.
[p. 204]L’enfant de la maison est une grande petite fille, pâle mais forte, et spirituelle ! et gamine ! et bonne en diable.
Enfin, une dynastie de commis se succède à de longs intervalles, ce qui fait l’éloge de ces jeunes gens et de la maison.
Deux entre autres de ces employés portaient les mêmes noms Papal et prénom présidentiel.
L’un, petit, éveillé, à la frimousse de gavroche et d’Annamite, étonnait toujours le client de ses yeux toujours malins, pas trop méchants, et de ses réparties éTaPantes, comme on dit en ce lieu dont le langage est spécial.
L’autre, robuste garçon, tête de jeune empereur romain, plus calme et non moins espiègle au fond, piquait d’un mot répété à de savants intervalles l’imprudent qui l’avait une fois prononcé à tort : « Très joli », « Je suis dans le sous-sol », par exemple.
Bref un personnel très bien.
Parmi les clients de choix, on compte des poètes que chevelus ! et d’autres trop chauves. L’un d’entre ces favoris d’Apollon stupéfie par sa haute, l’autre par sa petite taille, tel autre par ses gestes héroïques, — tous, par leur joie de vivre en dépit des mistoufles et des guignes.
On voit figurer aussi dans cette élite, d’anciens magistrats fiers de leur pauvreté, des militaires à [p. 205] qui, scrongnieu ! il ne ferait pas bon de marcher sur le pied, ah non alors ! Que sais-je encore !
Parfois l’intimité rassemble dans l’arrière-boutique la crème de cette crème, et alors ce sont des chants en chœurs ; « Vigouretie, vigouroux » ; « Noël, Noël ; » « Va, petit mousse, » etc.) ou bien un violon rit ou gémit, ou des calembredaines aussi toquées qu’inoffensives, des luttes et pugilats pour rire, mais actifs, je vous en réponds, ont lieu.
Folie ? soit ! mais folie douce, charmante, et qui en remontrerait à bien des sagesses que nous savons.
Aussi, puisse prospérer longtemps et toujours le précieux petit établissement, pour la joie, le repos et le soulas des honnestes gens du voisinage.
Amen !
[p. 206]PAR LA CROISÉE §
La fenêtre de mon ami ne donnait point sur la rue, en sorte qu’un beau matin d’été, nous nous amusions beaucoup, tout en fumant, à considérer les choses comiques intimes que nous dominions de la hauteur de son troisième étage. Entre autres ridicules, végétait sous notre regard un petit jardin composé d’une allée, d’un arbre et d’une corde à faire sécher le linge, où pour le moment fumait dans la lumière blanche un drap humide qui nous sembla sale. Au-dessus d’un petit pavillon dont nous ne voyions que le toit plat de zinc, un magot de la Chine en fer peint de toutes les couleurs tournoyait au vent encore frais et tirait une langue que les pluies de plusieurs saisons avaient absolument déteinte et faite luisante comme une aiguille, quoique rouillée. Cela, le bitume qui entourait le pied de l’arbre et les plates-bandes débordantes de crottin, nous fit gais une minute, et déjà nous parlions d’un monde grotesque où il eût été plaisant de vivre sans craintes ni amours, quand sortit du pavillon un homme à favoris, tête nue, en habit et porteur d’une [p. 208] cuvette pleine d’eau où il se lava les mains. L’eau se teinta de rose et nous rimes encore plus de le voir rentrer, ce fantoche, en se courbant très bas sous la porte du pavillon dont il ressortit presque aussitôt coiffé d’un chapeau de toile cirée, soutenant péniblement un cercueil apparemment plein dont un autre homme au costume et à la coiffure analogues suait à maintenir l’autre extrémité. Tous deux enfilèrent une étroite allée de treillages, une vieille femme en chemise qui pleurait, jeta sur le crottin des plates-bandes le contenu de la cuvette, et le magot de la Chine en grinçant nous tira la langue sans que cette fois nous eussions envie de nous réjouir d’autre chose que de cette misérable vie humaine qui a toujours le mot pour rire et sait comme un acteur consommé préparer ses effets sans trop d’emphase.
AUTEUIL §
Non point l’Auteuil classique, l’Auteuil rimant avec chèvrefeuille. Non. Il est question de l’Auteuil moderne, de l’Auteuil moderniste. O l’Auteuil classique, comme il vous revient tout de même, quoi qu’on en ait !
Essecusez.
Donc il s’agit du Viaduc. (Pourquoi tant de bonnes gens du cru disent-ils « l’Aqueduc » ? — Est-ce à cause de l’humidité toute humaine des colonnes ou de celle nature de la voûte ?) Il ne s’agit, dis-je, que du Viaduc et de ses entours, qui sont l’Auteuil qu’il nous faut.
Cet Auteuil ! malgré les abominables maisons de rapport qui s’élèvent là comme des oies dressant leur cou jusqu’à des étages tolérés, malgré les becs de gaz obscur, le macadam absolument dérisoire et gluant comme il n’est pas permis de l’être, en dépit de tout cela et d’autres inconvénients, il faut aimer ce bout si calme de la Ville.
D’abord est-il assez beau, ce viaduc sans pair au monde probablement, qui tourne vertigineux et fuit [p. 210] sans fin sur le ciel nu, laissant voir un peu plus loin à trayers la massive élégance de ses piliers l’adorable panorama de Sèvres et de Saint-Cloud !
Par exemple pas très irréprochable le monde qui circule là dedans et a l’air d’y vivre à demeure.
Des jeunes gens équivoques, et des femmes pas du tout équivoques, elles. Cravates roses et bleues et traînes crottées, mascottes trop en arrière et gorges plus en avant qu’il ne le faudrait pour marquer bien, des cigarettes sans nombre et des coups de poing comme s’il en pleuvait.
Police paternelle, j’allais dire fraternelle.
On entend du Point-du-Jour beugler les cafés-concerts gais et tristes, plutôt gais.
La place du débarcadère proprement dite. Un café d’officiers où l’on déjeune. Blanc et or. Un peu province. Ce qui s’y boit d’absinthe !
Le chemin de fer. Un escalier vertigineux dont les marches commencent à se creuser au milieu sous tant de pieds.
Amusante, l’arrivée des trains toutes les sept minutes ou tous les quarts d’heure selon le moment de la journée. Ça grince et ça crie quand ça s’arrête ? Les nouveaux freins, vous savez. On croirait toute une meute écrasée à loisir. Les voyageurs ont l’air d’être tirés d’en bas tant l’escalier est raide. Une course du haut et le long d’un clocher.
Onze heures. Une bande de potaches s’amène et [p. 211] se disperse ; les grands fument et les petits boxent. Des officiers attablés sur la terrasse font ksi, ksi.
Les plats à barbe du coiffeur d’à côté cliquettent par le vent sempiternel de cette année affreuse qui va donc mourir enfin !
Le tram pour Boulogne-Saint-Cloud sonne et corne. Bon voyage ! Saint-Sulpice s’ébranle. La Madeleine se vide et repart. « Pas de correspondance à l’impériale ? »
O Boileau, Racine, Molière, grandes ombres, est-il assez changé votre Auteuil, dites ?
Heureusement, si vous ressuscitiez et veniez flâner par ici, il y a encore des cabarets où vous piquer le nez et la Seine pour avoir envie de vous y jeter sans rien en faire.
Crampon, décidément, l’Auteuil classique.
[p. 212]BONS BOURGEOIS §
On tire les rois chez les Beautrouillard. Des bons bourgeois cossus de Grenelle. Chez eux, tout respire l’aisance et le goût de la majorité des petites gens passablement riches de naissance. La salle à manger est une pièce sombre à poêle blanc en faïence, avec dressoir « Louis XIV », chaises idem, suspension en porcelaine à monture de nickel, natures mortes au rabais et le portrait d’ancêtre acheté, il y a déjà plusieurs années rue Drouot à la fameuse vacation Chose. Deux glaces se font face des deux côtés de la table.
Celle-ci est au complet. Le père, une magnifique calotte de drap d’or un peu de côté sur sa tête chauve et blanche, barbe de magnat polonais et des yeux matois. La mère, digne femme, trop bonne. Un gendre un peu éméché, un autre gendre très sérieux ce soir. Il ne l’est pas toujours : Les deux filles, deux boulottes, qui bafouillent.
Plus une vieille demoiselle de la campagne, parente du gendre qui est sérieux ce soir. Elle vient là pour la première fois de sa très longue vie.
[p. 214]Le dîner est fini. Le café pris. Qui a été roi ? reine ? Qu’importe, hélas !
Car voici qu’on parle littérature, oui ! — et l’on ne s’entend pas.
C’est dommage. C’était si beau, madame, si rare, mossieu, — ce ménage patriarcal, cette calotte d’or, ce père de famille tout blanc qui tutoie l’un de ses gendres, celui qui est un peu éméché (l’autre gendre s’est toujours montré réfractaire à ces tendresses), c’était si beau, si rare, ce grand spectacle-là.
C’est précisément entre le gendre qui est un peu éméché et le superbe beau-père qu’a éclaté la discussion.
Celle-ci tourne à l’aigre. Des mots s’échangent, des allusions à la vie privée s’échappent ; de pots aux roses et de « cadavres » ; il en sera bientôt question, je le crains.
Cette période même est dépassée, la parole est à la vaisselle maintenant. Vous, gendre, qui êtes un peu éméché, vous avez tort d’ainsi jeter les assiettes, les verres et jusqu’à des carafes à la tête du père de votre moitié qui rit là-bas sous sa serviette. Et vous, gendre qui êtes si sérieux ce soir, remuez-vous donc un peu, et vous, sa femme, au lieu de lui serrer la patte sous la table, intervenez donc un peu, prenez pitié de maman qui crie depuis un quart d’heure au secours avec la persévérance d’un train en détresse.
[p. 215]— Prends garde à la glace au moins ! dit le doux beau-père.
— Tiens, vieux... fourneau !
— Clic !
— Tiens, birbe infect !...
— Clac !
Cette fois la suspension a péri. L’obscurité sévit dans la salle à manger, quatre ou cinq chaises Louis XIV suivent dans les airs la trace de toute la vaisselle et l’impie sort en ricanant, faut voir !
Des bougies sont apportées : dégâts indescriptibles. Le beau-père pantèle sur une chaise Louis XIV cassée. Les deux filles et madame aident la bonne à nettoyer, ramasser...
La parente de la campagne reste d’ailleurs impassible. Le gendre qui est sérieux ce soir sourit imperceptiblement, mauvais cœur, va !
— Mademoiselle, dit madame à la parente de la campagne, agréez toutes nos excuses. Cela n’arrive jamais.
[p. 216]FORMES §
L’avoué roux, en veston du lundi, tient audience comme un simple président.
Un clerc, non le principal, est resté dans l’étude aux grandes fenêtres anciennes donnant sur la cour immense qui trouve le moyen d’être étroite, tant ce Paris, aussi bien le vieux que le nouveau, reste immuablement illogique.
Il est bien, ce clerc tout jeune avec sa moustache en accroche-cœurs et ses cheveux ras en pointe comme ses bottines de drap vert.
La Victime entre : rendez-vous avait été pris à cette heure précise en ce jour où les patrons de la Chicane chôment au Palais tout comme les travailleurs pour de bon le font à l’atelier, et se tiennent chez eux à la disposition du public, adverse ou non.
Elle s’assied, la Victime, un monsieur quelconque qui a des griefs. Il retourne d’une femme bien entendu, d’une famille qui n’est pas la sienne à lui mais que l’usage en l’espèce appelle belle.
Une heure s’écoule, deux heures. La Victime, en [p. 218] désespoir de cause, bien quelle ait vu l’avoué roux promener plusieurs fois son veston de son cabinet particulier au clerc et retro, comprend que ça pourra durer longtemps ainsi. Elle dicte au clerc un mot de conciliation (il s’agit d’enfant cette fois) — et s’éloigne par un superbe escalier d’antique hôtel patrimonial.
Le lendemain une lettre fort polie, et si bellement écrite ! — le prie de vouloir bien ne pas « troubler la paix ».
A LA MÉMOIRE DE MON AMI *** §
A cette même table de café, où nous avons causé si souvent face à face, après douze ans, — et quelles années ! — je viens m’asseoir et j’évoque ta chère présence. Sous le gaz criard et parmi le fracas infernal des voitures, tes yeux me luisent vaguement comme jadis, ta voix m’arrive grave et voilée comme la voix d’autrefois. Et tout ton être élégant et fin de vingt ans, ta tête charmante (celle de Marceau plus beau), les exquises proportions de ton corps d’éphèbe sous le costume de gentleman, m’apparaît à travers mes larmes lentes à couler.
Hélas ! ô délicatesse funeste, ô déplorable sacrifice sans exemple, ô moi imbécile de n’avoir pas compris à temps ! Quand vint l’horrible guerre dont la patrie faillit périr, tu t’engageas, toi, qu’exemptait ton cœur trop grand, tu mourus atrocement, glorieux enfant, à cause de moi qui ne valais pas une goutte de ton sang, et d’elle, et d’elle !
[p. 220]LA MORTE §
Au temps jadis, hélas ! déjà, — qu’on vieillit donc sans s’assez vite rapprocher de la tombe ! — comme je faisais ma cour, bien classique et bien bourgeoise avec une pointe atroce, exquise, absurde, de sceptique enthousiasme, — il me souvient que j’écrivais les lignes drôles que voici à peu près :
« Elle sera petite, mince avec une crainte d’embonpoint, presque simple en sa toilette, un peu coquette seulement, mais très peu. Je la vois toujours en gris et en vert, vert tendre et gris sombre à cause de ses cheveux indécis, plutôt foncés dans le châtain clair, et de ses yeux dont on ne saurait dire la la couleur ni deviner l’instinct. Bonne peut-être, bien que vraisemblablement vindicative et susceptible de rancunes irrémédiables.
« Des mains toutes petites, un tout petit front que le baiser peut saluer vite pour passer à d’autres choses.
« A la tempe, une fleur bleue de veines faciles à gonfler par les colères préméditées pour des causes pardonnables après tout.
[p. 222]Enfin, une femme digne de nous, tempétueuse sous l’orage comme la mer, mais douce et berceuse comme elle aussi, énergique et méritant qu’on lutte avec elle de câlineries et de courroux. »
MAL’ARIA §
Êtes-vous comme moi ! Je déteste les gens qui ne sont pas frileux. Tout en les admirant à genoux, je me sens antipathique à une foule de peintres et de statuaires justement illustres. Les personnes douées de rires violents et de voix énormes me sont antipathiques. En un mot, la santé me déplaît.
J’entends par santé, non cet équilibre merveilleux de l’âme et du corps qui fait les héros de Sophocle, les statues antiques et la morale chrétienne, mais l’horrible rougeur des joues, la joie intempestive, l’épouvantable épaisseur du teint, les mains à fossettes, les pieds larges, et ces chairs grasses dont notre époque me semble abonder plus qu’il n’est séant.
Pour les mêmes motifs j’abhorre la poésie prétendue bien portante. Vous voyez cela d’ici : de belles filles, de beaux garçons, de belles âmes, le tout l’un dans l’autre : mens sana... et puis, comme décor, les bois verts, les prés verts, le ciel bleu, le soleil d’or et les blés blonds... J’abhorre aussi cela. Êtes-vous comme moi ?
[p. 224]Si non, éloignez-vous.
Si oui, parlez-moi d’une après-midi de septembre, chaude et triste, épandant sa jaune mélancolie sur l’apathie fauve d’un paysage languissant de maturité. Parmi ce cadre laissez-moi évoquer la marche lente, recueillie, impériale, d’une convalescente qui a cessé d’être jeune depuis très peu d’années. Ses forces à peine revenues lui permettent néanmoins une courte promenade dans le parc : elle a une robe blanche, de grands yeux gris comme le ciel et cernés comme l’horizon, mais immensément pensifs et surchargés de passion intense.
Cependant elle va, la frêle charmeresse, emportant mon faible cœur et ma pensée évidemment complice dans les plis de son long peignoir, à travers l’odeur des fruits mûrs et des fleurs mourantes.
MA FILLE §
Elle a onze ans, le commencement de l’âge ingrat pour les filles, dit-on. Je ne suis plus de cet avis — et j’ai raison.
Longue, mince, avec une tête forte aux cheveux indifférents, mais des yeux !... Ces yeux, ses yeux !
Elle n’est pas belle ni même jolie. Même elle est un peu laide, mais si tendrement !
Elle est instruite, elle coud comme une fée et sait son catéchisme comme un ange. Sa première communion sera bonne, — comme elle !
Quand elle me regarde, c’est dans tout moi cette paix de l’absolution pour un chrétien, ce regard en or du général pour un soldat qui vient d’être bien brave.
Ses yeux sont gris, les prunelles luisent comme les pointes des flèches de ces bons Sauvages canadiens qui parlent encore la langue de Fénelon et de saint Vincent de Paul ; les cils énormes et noirs comme le corbeau palpitent comme la colombe et, dans l’expansion du baiser filial, s’envolent et planent comme l’un et l’autre.
[p. 226]Quelle épouse ce sera ! Quelle martyre probable, hélas ! du notaire, et des maîtresses, et des cigares, et de son esprit discret et fier de sacrifice !
Heureusement qu’elle n’a jamais existé et ne naîtra probablement plus !
A LA CAMPAGNE §
L’humble cabaret d’autrefois est plein de soleil couchant, la chaude lueur allume les vitres, danse sur le carrelage de briques rouges, crible d’étincelles sanglantes les faïences peintes du dressoir de chêne à plaque de cuivre, et vient jusque sur la table où je rêve, les mains au menton, empourprer la bière noire dans la grande chope.
L’hôtesse est toujours celle que j’ai connue, elle a quelques cheveux blancs de plus dans sa fauve tignasse : elle me parle de son mari qui est forgeron et de ses enfants dont l’aîné tirera au sort dans cinq ans. J’ai une certaine difficulté à la comprendre parce qu’elle s’exprime en patois, et quelque peine à lui répondre, — car je rêve.
En rêvant, je jette, à travers la fenêtre basse, les yeux sur la grande route qui mène à la rue d’un village dont on voit les premières habitations. L’une d’elles est un peu plus haute que les autres, et des rayons venus de l’ouest en caressent le toit avec une sollicitude toute particulière.
De loin en loin, passe un cheval traîneur de herse [p. 228] ou tireur de charrue que guide un rustique, sifflant, jurant, selon l’allure de l’attelage, ou bien c’est un chasseur au léger bagage qui regrette les lourds carniers d’il y a six semaines. Paysan et chasseur quelquefois entrent, boivent, paient et sortent après une pipe fumée et quelques nouvelles échangées. — Moi, je rêve.
Et je me revois dans ce même cabaret, moins vieux d’à peine quelques mois, assis près de cette table où je m’accoude à l’heure qu’il est et y buvant comme aujourd’hui, dans une grande chope, une bière noire que le soleil couchant vient empourprer.
Et je pense à l’Amie, à la Sœur qui, chaque soir à mon retour, doucement me grondait d’être en retard et qu’un matin d’hiver des hommes en vêtements blancs et noirs sont venus chercher en chantant des paroles latines pleines de terreur et d’espérance.
Et l’horrible abattement des malheurs sans oubli pénètre en moi silencieux tandis que la nuit, envahissant le cabaret où je rêve, me chasse vers la maison du bord de la route qui est un peu plus haute que les autres habitations, la joyeuse et douce maison d’autrefois, où vont m’accueillir, rieuses et bruyantes, deux petites filles en robe sombre qui ne se souviennent pas ; elles, et qui joueront à la maman, leur récréation favorite, — jusqu’à l’heure du sommeil.
APOLOGIE §
— Halte-là ! monsieur l’auteur. Vous moquez-vous avec votre titre qui ne tient pas ses promesses et le singulier tour qu’a pris cette espèce d’ouvrage ? Un mot, s’il vous plaît. Comment d’abord se fait-il que le livre, Les Mémoires d’un Veuf, soit si court relativement que vous vous voyiez forcé de le gonfler d’un scénario pour ballet et d’un motif de pantomime, fours futurs ou fours résignés ? Pourquoi ne pas avoir placé dans un beau petit cartouche au-dessous de cette ambitieuse appellation le nom de vos choses pour la scène au lieu de les confondre ainsi dans cet ensemble mal harmonieux ?
— Monsieur ou madame, veuillez d’abord considérer qu’en donnant un seul titre aux diverses pièces qui, selon vous, composent ce volume, je ne fais que suivre mille exemples contemporains. Puis, si j’ai fondu et non confondu des fragments d’apparences théâtrales dans ces mémoires, qui vous dit que je n’ai pas eu mes raisons ?
— Bien, mais le titre lui-même, par rapport aux pages seules qu’il concerne typographiquement, [p. 230] voyons, avouez qu’il ne répond pas du tout à l’idée que d’honnêtes, que de moyens lecteurs sont susceptibles de s’en très justement former. En un mot, cette partie du livre n’a pas le caractère de mémoires, tel qu’on entend d’ordinaire ce mot.
— Autobiographiquement parlant non, mais j’ai le droit très net de me servir d’un mot commode, large, traditionnellement élastique, pour désigner une série d’impressions, de réflexions, etc., etc., émanant d’un homme qui serait aussi libre, indépendant, dégagé, aussi, désintéressé qu’égoïste et le spectateur par excellence, par exemple, qu’un veuf.
— Mais, excusez l’indiscrétion. Veuf, l’êtes-vous ?
— Je le suis.
— Alors pourquoi votre livre a-t-il l’air de ne s’en douter qu’à peine, à grand’peine ?
— Quittons ce sujet. N’êtes-vous pas bien sévère pour Victor Hugo ?
— Ah çà, m’allez-vous aussi reprocher d’aimer Gastibelza ?
— Ce n’est...
— D’estimer les Voix intérieures et autres Feuilles d’automne, de supporter les drames et plusieurs romans ?...
— Permettez...
[p. 231]— D’admettre en partie la Légende et Quatre-vingt-treize ?...
— Écoutez-donc.
— De compter jusqu’à deux vers bien dans les Châtiments ?...
— Le diable d’homme !
— De déplorer une mort tardive ?...
— Me laisserez-vous parler ?
— On est tout oreilles.
— Oui, je vous trouve sévère à l’excès pour ce poète...
— « Grand homme, grand homme ! »
— Pour cette foule derrière ce corbillard...
— Des pauvres !
— Pour ce peuple enfin, pour ces peuples...
— « Tous les sots d’ici-bas ! »
— Alors vous ne regrettez pas votre violence ?
— Ma violence, ce que vous appelez ma violence contre des bouts-rimés, des truismes et la plus sotte vieillesse, la décadence la plus encombrante qui fut jamais ! Oh non, laissez-moi me tordre.
— Enfin, vous n’admettez pas la critique, je le vois bien.
— Mais que mais si, madame ou monsieur, mais que mais si, que je l’admets quand elle me semble juste. Seulement, ce ne fut pas le cas jusques ici. Aussi bien je reparlerai plus au large et au long d’Hugo dans quelque autre livre. Continuez si vous [p. 232] voulez. Je vous écoute. Quoi encore ? Ah ! le style vaguement argotique de quelques-unes des phrases miennes ? Je ne m’en déferai pas et pour cause. Par instants, un peu du ruisseau remonte un brin en ce moi qui fut élevé dans la ville où il y a la rue du Bac. C’est comme pour mes tournures patoisantes de quelquefois. Pure hérédité, cher monsieur ou chère madame, atavisme indéfectible ! Mes ascendants, dès l’avant-dernière génération, remuèrent qui des guérets ancestraux, qui les archives héréditaires d’un tabellionat rural. — Reste... quoi ?
— Ouf ! Restent... nos moutons. Revenons-leur. Pourquoi si courts, hein, vos mémoires, ô veuf ! Tout au plus sont-ce des notes, des aperçus...
— Des mémoires gros comme le bras, monsieur, des mémoires, madame, — talent, génie, tout ce que vous voudrez à part, — à la Retz, à la Saint-Simon, à la Chateaubriand et à la tous ! Anecdotes, réflexions, maints quolibets, quelque littérature, l’histoire, tout et de tout y sera. Seulement, ça manque et ça manquera de transitions.
— Comment y sera, comment ça manquera ? mais c’est écrit et fini ?
— J’ai l’intention de continuer jusqu’au naturel cætera desiderantur et de publier de temps en temps des extraits de cet ouvrage au jour le jour, quitte pour mes très riches héritiers à les réunir en autant de tomes qu’il se trouvera nécessaire.
[p. 233]— Ah !...
— Est-ce bien tout ?
— Attendez encore un peu. Je...
— J’attends.
[p. 234]MON TESTAMENT §
Je ne donne rien aux pauvres parce que je suis un pauvre moi-même.
Je crois en Dieu.
Paul Verlaine.
* *
Codicille. — Quant à ce qui concerne mes obsèques, je désire être mené au lieu du dernier repos dans une voiture Lesage et que mes restes soient déposés dans la crypte de l’Odéon. Comme mes lauriers n’ont jamais empêché personne de dormir, des chœurs pourront chanter pendant la triste cérémonie sur un air de Gossec, l’ode célèbre : « La France a perdu son Morphée. »
* *
Fait à Paris, juin 1885.
[p. 236]UN HÉROS §
Dans une prison bon enfant où il faisait une peine de droit commun (quel galant homme de nos jours consentirait à se voir bouclé pour délit politique ?), mais ô bonheur ! n’entraînant pas la perte de ses droits civiques, il y avait un corbeau mal apprivoisé, joie du préau mais terreur des tout petits enfants du geôlier. Il s’appelait Nicolas de son nom de baptême. Une aile aux plumes raccourcies l’empêchait de voler, mais un jour il s’évada par une grille ouverte. Grand émoi surtout parmi les prisonniers qui aimaient ce compagnon, non sans une nuance d’envie à la nouvelle de ce bonheur pour l’oiseau.
On rattrapa toutefois le délinquant qui, dès lors, lui joyeux et dansant d’ordinaire, hérissa désormais ses plumes et ne bougeait pas d’un certain angle du mur. Évidemment il songeait. Un jour on put savoir ce à quoi il songeait. La patronne faisait sa lessive et beaucoup de linge flottait dans des baquets ; Nicolas n’hésita pas un instant et profitant de ce que l’excellente femme avait le dos tourné pour [p. 238] quelque réprimande à ses enfants, sauta sur le rebord de tous les baquets et avec une agilité surprenante fit abondamment caca dans chacun d’eux. C’était une revanche de sa nouvelle captivité, une revanche terrible, car chacun se doute que la fiente d’un oiseau de cette taille dut gâter considérablement le linge fin et gros du ménage.
Son acte accompli, Nicolas retourna se coller au mur dans l’attitude du soldat qui va mourir de la mort militaire. Ses pressentiments ne trompaient pas l’héroïque volatile. Le patron rentrant apprit bien vite l’affreuse nouvelle, saisit sa carabine et Nicolas tomba pour ne plus se relever, plus heureux que Cambronne qui n’avait que dit la chose et que la garde qui ne se rendit pas mais qui ne mourut pas davantage.
J’ajouterai qu’on le mangea et qu’il fut trouvé coriace un peu mais savoureux en diable.
MONOMANE §
La mise en scène toute nouvelle de plusieurs funérailles récentes avait frappé son esprit. Les dispositions mêmes d’un décor imprévu, les essais vers des effets non encore usités, tels que chars de fleurs, catafalques en plein vent, exposition de nuit avec torches et fanfares sous un monument de l’État (je crois, à moins qu’il ne soit de la Ville), enfin la foule immense accourue, recueillie ou non, à ces fêtes de la Camarde, tout cela reluisait, s’édifiait, sentait bon la violette et la rose, défilant en musique dans sa coupole qui rêvait parfois être celle du Panthéon.
Il avait vu les obsèques du Tribun, presque touchantes de jeunesse foudroyée et aussi d’improvisation artistique décidément réussie. Il avait vu les derniers honneurs rendus au Poète (même il y avait été débarrassé de sa montre par un mangeur de saucisson qui vendait des emblèmes, et de son porte-monnaie par une adorable petite curieuse au faux-cul sans pair).
Ces honneurs lui avaient paru étranges à vrai [p. 240] dire, et la présence là de gymnastes en costume et d’orphéonistes ficelés des dimanches ne lui revenait pas trop. Mais ces couronnes ! Mais le corbillard des pauvres et la touchante idée de l’entourer d’un bataillon scolaire, quelle tramontane ça faisait perdre au pauvre homme, quelles campagnes il en battait, quel poing sur ce dynamomètre !
Le corbillard des pauvres lui suggérait bien des divagations. A le considérer comme pur et simple parmi tant de somptuosités, il disait, interprète de son client, ce véhicule orgueilleux : « Ah ! ah ! tas d’imbéciles, tourbe de badauds, vous avez blagué mes antithèses de mon vivant ; eh bien, voilà ma dernière et c’est la bonne, pleurez et erudimini. » Et c’est qu’en effet beaucoup de larmes furent répandues ce jour-là, au milieu même de la rigolade générale. Tel l’acte pour mouchoirs à un théâtre de mélodrame. « O peuple, ajoutait la voiture hautaine, peuple absurde qui m’as fichu des balles heureusement maladroites, en Juin 48, qu’en penses-tu ? J’ai ton seul carrosse. Mais ce n’est pas toi qui aurais les moyens de te payer gratis un tel supplément. Il est vrai qu’il me coûte cher le louage de ton haquet : 50.000 fr. à répartir entre 200.000 pauvres ! »
Et mille autres billevesées.
L’entrée au Panthéon lui plaisait et lui déplaisait.
C’est trop, c’est trop, raisonnait sa folie. On ne doit bousculer personne, surtout les saints qui [p. 241] peut-être et sont dès lors influents. Pourtant c’est amusant, son macabé inconscient dont l’âme est probablement en procès avec le bon Dieu, de chasser de leur maison telles reliques vivantes et intelligentes, sans compter Jésus-Christ pourtant abondamment célébré dans toute une œuvre et sans nul doute invoqué au lit de mort.
Les funérailles de l’amiral portèrent le dernier coup à ce pauvre cerveau. Non ces funérailles escamotées par une peur sans nom, grandioses pourtant, de Paris, mais celles de la ville natale du héros, où un gouvernement de péteux donna à d’inoffensifs sucriers et de pacifiques éleveurs la resucée ridicule de la pompe funèbre de l’homme in-folio. Il n’y assista pas, mais des gravures l’eurent bientôt mis et tenu au courant. Catafalque, exposition nocturne, doubles et triples promenades dans des rues étroites, cela ne lui fit rien. Il avait vu mieux à Paris, moins les sinuosités abracadabrantes d’un cortège organisé par des autorités d’opéra-bouffe.
Non, ce qu’il gobait ici, c’était l’affluence de curés et de chantres. Y en avait-il, juste ciel ! de ces soutanes ? Un essaim de blancs surplis, papillonnant au vent du Nord, des rochets comme s’il en pleuvait, des hermines, des orfrois, des barrettes, des rabats, des croix pectorales, des mitres régulières et séculières à tire-larigot. On ne pouvait pas dire qu’à cet enterrement-là il y avait plus de cochons que de [p. 242] prêtres, cas, hélas ! de la ballade funéraire décernée à cet Olympio qui eut cela de commun avec le grand Roi qu’à leur voyage des pieds en avant, le peuple rigola ferme et se soûla dru.
Et son esprit travaillait. Il se donnait en songe des obsèques marquantes, lui aussi. Ses moyens lui permettaient toutes fantaisies. Mais voilà. Que choisir ? Une noble simplicité, ou de belle ostentation. Inventer, lui, du neuf, impossible : tête commerciale sans guère plus. Des artistes consultés lui dessinèrent des projets à figurer aux Arts incohérents. Il se désespérait, ne sentant pas le sourd fumisme de ces abominables croquis. Il peinait, il suait. Combien de testaments en vue de son enterrement ! Que de codicilles !
Une méningite, suite logique de tant de détresse cérébrale, l’enlevait il y a quelques jours à l’affection d’une famille chérie. Il eut, conformément à sa haute situation de fortune, un enterrement de première classe, avec grand’messe solennelle présidée par un archevêque in partibus et chantée à Saint-Philippe du Roule par Faure, la Patti et autres sommités de la voix.
Tout cela était beau, mais commun en somme. Eût-il été désolé de ces obsèques sans la petite bête, sans le clou, le pauvre cher Ernest !
Ajoutons, en fiche de consolation pour son âme dolente à jamais, que comme, en sa qualité de [p. 243] chemisier en gros et en détail, il fournissait M. Déroulède, et qu’il était en outre officier d’Académie, il y avait beaucoup de monde à son enterrement.
[p. 244]LES ESTAMPES §
Quel plaisir — par une après-midi un peu grise, soit de septembre, soit encore de la fin de mai, sans émotion du matin, sans projets pour le soir, lesté d’un frugal déjeuner, en flânant et dans le seul but de tuer le temps, — quel plaisir, quel véritable plaisir que de feuilleter des estampes à la porte d’un tel petit magasin, orgueil et gaîté d’un quai non encore exproprié pour cause d’utilité publique.
Le marchand, vénérable et méfiant, fume sa pipe sur le seuil et tourne à droite et à gauche des yeux derrière des lunettes dans l’ombre projetée par les bords cassés de son chapeau de paille ancien. A l’intérieur de la pièce, le nez dans les cartons, furètent les amateurs, en quête d’une épreuve avant la lettre à eux seuls connue..., et aux brocanteurs. La maîtresse de la maison va et vient, causant avec les clients familiers, et tout au fond de l’arrière-boutique qu’encombrent vieux bahuts, vaisselles historiques et cages vides, leste dans l’angle d’une vieille armoire, l’apprenti de seize ans lutine la demoiselle langoureusement mûre.
[p. 246]Cependant on feuillette des estampes : il va sans dire que l’on n’a que peu d’argent en poche, et qu’à ce titre l’on ne se permet d’excursions que parmi les cartons à bas prix, les seuls d’ailleurs qu’une prudence bien avisée autorise le négociant à exposer au dehors.
Certes on ne s’attend pas à rencontrer d’eaux-fortes bien fortes, ni de tailles-douces bien douces, mais les bons bois ! les adorables lithographies ! et les amours, d’enluminures ! Si, par exemple, cette reproduction d’un tableau grivois du dix-huitième siècle n’est pas destinée aux honneurs d’une collection fameuse, en revanche elle réjouit l’œil par la blancheur du papier, l’odorat par le parfum âpre de l’encre récente, et le cœur, — oui, le cœur ! — par la candeur qu’il a fallu à l’artiste pour interpréter ce maître de cette manière.
Et ce portrait d’un ministre de la Restauration, est-il assez instructif ! Ainsi, en 1820, on portait des faux-cols de cette façon, des gilets de telle autre, on se coiffait comme cela. Les yeux au ciel et la main sur le cœur semblent indiquer, dans ce personnage évidemment méconnu, une belle âme jointe à une science profonde de la tenue. Si la parole ne lui manquait pas, et c’est tout ce qui lui manque, assurément, le langage le plus onctueux ne tarderait pas à nous mettre au courant des intentions les plus pures.
[p. 247]Mais l’Empire nous réclame. Il serait en effet impardonnable de ne pas regarder, avec toute l’attention qu’ils méritent les retours de l’île d’Elbe et les effets de bras derrière le dos nombreux dont cette portion de notre histoire a doté l’imagerie contemporaine. La Clémence de l’Empereur n’est-elle pas une chose bien remarquable ? L’infortunée comtesse se tord les bras, qu’elle a du reste aux trois quarts couverts par d’immenses gants, tandis que le grand homme s’apprête à jeter la lettre compromettante dans un feu qui flambe de joie, à en juger par l’intensité et la violence des hachures qui le constituent. Les grandes bottes, le petit chapeau, le menton de galoche, le coup d’œil d’aigle, et l’aide de camp attendri mais cambré, ajoutent à cette scène tout intime un relief officiel qui pénètre d’un respect salutaire l’admiration due.
Un mâle stoïcisme et une vue exaspérée des fortifications de Paris décorent la composition, intitulée : Napoléon blessé au siège de Ratisbonne. O chirurgien, va sans crainte ! Ce. pied que tu recouvres de bandelettes, ce pied n’est pas celui d’un héros vulgaire. Vois plutôt ! la figure de ton empereur, au lieu d’exprimer une douleur quelconque, sourit au contraire, et, de cette voix qui commande aux rois, semble te dire : O chirurgien, va sans crainte !
Honneur au courage malheureux, les Pestiférés [p. 248] de Jaffa, les Adieux de Fontainebleau, toutes ces choses grandes, défilent tour à tour splendides et douloureuses. Mais rien pour le haut intérêt ne vaut les différentes Napoléon à Saint-Hélène, pâture des forts et délices des cœurs sensibles !
Oh ! le chemin de la croix — pire ! C’est tantôt le Réve sur la falaise, façon Ossian, où défilent dans un nuage les chers maréchaux du vaste martyr qui crispe un poing sur sa cuisse et ingère l’autre dans son œil en larmes, tantôt c’est Longwood et ses affres, Las Cases écrivant le Mémorial sous la dictée d’une robe de chambre et d’un foulard de tête, tandis qu’au dehors le hideux Hudson-Lowe donne une consigne atroce à un sanglant fonctionnaire.
Et puis c’est le Saule !...
Fuyons ces émotions à la fin trop fortes et revenons aux sujets humbles : aussi bien le Convoi du pauvre et la Dernière hirondelle ou Modiste et Poitrinaire clôront à merveille ce petit voyage à travers l’histoire, la philosophie et la vie illustrée, — nous laissant dans l’âme cette impression de douce mélancolie qui parachève seul le vrai bonheur, par une opération réciproquement contradictoire au Nescio quid amarum du célèbre hexamètre latin.
Six heures ont sonné. Le soleil couchant rougit la [p. 249] frégate-école ; les ponts devant nous s’allongent insidieux, et là-bas, là-bas, va et vient la Femme, la Maîtresse ou la Mère, impatiente déjà et sur le point d’être inquiète.
[p. 250]LES FLEURS ARTIFICIELLES §
Les fleurs vraies sont aux riches : même le bouquet de violettes se vend, et comme il se fane aussitôt acheté, il faut des sous et des sous encore pour en avoir tous les jours dans un verre d’eau.
La rose orgueilleuse, le camélia somptueux, le lis féodal, ne se complaisent que dans les cheveux crespelés des grandes Dames au sein du boudoir que hantent seul d’altiers caprices, sous les chevaux des tyrans et parmi les autels des faux dieux.
Parlez-nous de la rose en jaconat glacé se pavanant ingénument au-dessus du gâteau de Savoie les jours anniversaires, sur une nappe des quartiers suburbains, pour aller le lendemain rejoindre, au tour de tête de vos humbles chapeaux de crêpe, gentilles ouvrières, vieilles demoiselles au cœur froissé, pauvres laides institutrices si grandes et si tristes, les myosotis mauvais teint époussetés chaque jour avec prudence, qui tremblent au vent inclément des villes à travers des courses épouvantables, sur ces cheveux sacrés que lissent vos mains [p. 252] vaillantes, vos frêles mains, devant un morceau fendillé de miroir à soixante-quinze centimes !
Et vivent aussi, parce qu’elles ont l’air en papier peint, les solides, les fidèles, les tristes immortelles, jugées dignes par le deuil universel de fleurir, autour des morts oubliés, la féroce aridité des grilles !
L’HYSTÉRIQUE §
Il allait par les rues chaudes, les yeux hideusement écarquillés, la bouche ouverte comme par d’effrayantes faims, tandis que ses mains étreignant le vide et se crispant parfois, simulaient parfois des caresses équivoques. Parmi la buée desséchante de son haleine tout hoquets, se précipitaient des cris rauques qui étaient un nom sempiternel. Les gens regardaient, non sans dégoût, tituber ce personnage suspect, et les filles avaient peur de son intention. Le soleil, frappant en plein ses tempes douloureuses, en avait tiré une sueur blanche, et c’eût été pitié pour un poète, ou pour une femme au cœur exceptionnel passant par là, que de voir avec l’œil que tous n’ont pas cette agonie immonde mystérieusement.
[p. 254]JEUX D’ENFANTS §
I §
Je me promenais rêveur à travers les champs pelés et blafards de l’extrême banlieue parisienne, lorsque mon attention fut attirée par des voix d’enfants chantant un air autrefois entendu, me semblait-il, et qui me remplit soudain de tristesse, d’inquiétude et presque d’angoisse. Je marchai dans la direction des voix, et ce que je vis, je ne veux pas le dire avant d’avoir prévenu le lecteur que je ne fais pas assez de cas de la vérité pour jamais me donner la fatigue de l’altérer ou même de l’inventer. Mes amis et mes connaissances peuvent au besoin me rendre ce témoignage.
Or, c’étaient des enfants de cinq à dix ans qui jouaient à « l’enterrement », un jeu comme un autre, après tout. L’un représentant le mort, couché par terre, la tête recouverte d’un mouchoir, ses bras en croix sur sa poitrine, ses jambes allongées et ses pieds joints, le tout remuant le moins possible, ne parodiait pas trop mal un petit cadavre. Autour [p. 256] bambins et bambines, qui mangeant une interminable tartine, qui se grattant la tête, qui renfonçant le pan de sa chemise à l’endroit sur lequel on est coutumier de s’asseoir, psalmodiaient de leur timbre frais et faux un De profundis puéril, tandis qu’un autre, assisté de deux autres, tous trois emmitoufflés de vieux châles octroyés par maman, officiait sur une pierre kilométrique.
Ce spectacle fit faire à mes lèvres un mouvement auquel mes pensées ne les ont guère habituées ; et vous saurez de quelle nature fut mon sourire, quand je vous aurai appris que mon sentiment à l’égard de « cet âge » est exactement celui professé par le fabuliste Jean de Lafontaine.
II §
Pourquoi le Poète, qui n’est qu’un enfant en somme, un peu moins consciemment pervers que les autres peut-être, pourquoi le Poète, lui aussi, ne jouerait-il pas à « l’enterrement » ? Ou, si vous aimez mieux, pourquoi ne se distrairait-il pas à. manier les choses funèbres de ses innocentes mains sacrilèges ? Pourquoi, en un mot, ne fût-ce qu’à ces fins de se conformer à l’esprit d’un siècle qui paraît avoir à jamais répudié la mélancolie, et ne songe plus qu’à rigoler (pour faire un emprunt au [p. 257] vocabulaire de Rabelais et de Gavroche), pourquoi ne prendrait-il pas des familiarités avec cette grande pince-sans-rire qu’on appelle I’Horreur, au risque d’évoquer, lui aussi, derrière lui, dans la Contingence, vers l’inconnu, quelque méprisant rictus ?
[p. 258]CORBILLARD AU GALOP §
J’étais dans le haut de la rue Notre-Dame-de-Lorette, que je descendais la tête basse et fumant un cigare, sans penser à rien, ainsi qu’il m’arrive les trois quarts du temps. Dix heures du matin sonnaient partout. Il faisait un de ces soleils mouillés du dernier été. L’air, tiède et lourd, disposait à l’ennui. Les passants, assez nombreux, allaient d’un pas lourd, tandis que la voix des marchands ambulants montait, lente et grêle, parmi la fumée onctueuse des cheminées et la puanteur molle des ruisseaux, vers le ciel bas.
Un bruit soudain de voiture brûlant le pavé me fit lever les yeux, et j’aperçus un corbillard de dernière classe, un de ces étroits corbillards dits « des pauvres » avec un toit demi cylindrique et un sablier de cuivre incrusté entre quatre étoiles pour tout ornement1. Dans ce corbillard, il y avait un cercueil recouvert d’un drap noir, sans broderies, [p. 260] ni croix, ni couronnes, ni rien ; un cercueil avec un drap noir dessus et derrière, personne.
Personne derrière. Autour quatre porteurs au pas de course. Et le corbillard allait au trot, comme un fiacre payé à la course. Ce spectacle si commun d’ailleurs à Paris, et qui ne m’eût pas frappé dans tout autre moment, m’impressionna très fort, énervé sans doute que j’étais par l’atmosphère plus haut spécifiée, ou encore bien par cela même que je ne pensais à rien.
Et d’abord, je me représentais le mort dans sa bière de cent sous, bouche ouverte, poings crispés, crispés ? — entortillé à la diable d’un linceul trop étroit laissant passer les pieds maigres, et les cahots du corbillard le secouant terriblement, ses dents s’entrechoquant, sa tête bat les voliges de çà de là ; ses cheveux gris s’emmêlent sur son front jaune et de sa poitrine s’échappe une manière de gémissement sourd.
— « Qu’est-ce que ce mort sans ami ni parent pour suivre son convoi, sans un prêtre pour souhaiter bon voyage à son âme ? — Un vieux criminel ? — Est-ce que ces gens-là n’ont pas toujours des complices, des maîtresses, des enfants adoptifs, légitimes au besoin ! — Un suicidé, alors ? — Peut-être bien. — Un misérable ? — A coup sûr ; mais de quelle nature ? — Un mendiant, un escroc, un ouvrier, un bohème, un poète ?... »
[p. 261]Un poète ! — Et comme les temps où nous vivons le sont pas propices aux personnes qui s’occupent un peu sérieusement de versification, est-ce que tout à coup je ne me vis point, moi, vieilli, dans une bière de cent sous, bouche ouverte, poings crispés, — crispés ? — entortillé à la diable d’un linceul trop étroit laissant passer les pieds maigres, et, les cahots du corbillard me secouant terriblement, mes dents s’entrechoquant, ma tête bat les voliges de çà de là, mes cheveux gris s’emmêlent sur mon front jaune et de ma poitrine s’échappe une manière de gémissement sourd. Et personne derrière le corbillard. Et quelque passant surpris se demande. « Qu’est-ce que ce mort... ? »
Tel vaguait mon esprit, quand machinalement je me retournai pour voir une fois dernière le corbillard, qui était maintenant au milieu de la rue Fontaine, allant toujours son train d’enfer et toujours sans personne derrière. Sur son passage, les femmes et les enfants se signaient au galop aussi.
Les hommes se découvraient...
Je me souviens seulement alors que, soit par suite de mon trouble inaccoutumé, soit par l’incorrigible et naïf mépris de la pauvreté qui m’est particulier, j’avais complètement négligé de saluer ce corbillard qui m’avait suggéré des réflexions si mélancoliques, si pittoresques, et si prophétiques probablement.
[p. 262]SCENARIO POUR BALLET §
I §
Un tout jeune homme robuste et de bonne mine arrive sur la place principale d’une grosse ville d’Allemagne.
C’est du temps des houppelandes à huit pèlerines et des derniers manchons pour messieurs, d’âge.
Bien entendu, il y a kermesse. Sortie d’église ; chant d’orgue à la cantonnade. Puis pas de deux successifs signifiant l’allégresse publique, d’honnêtes amours, et une pointe de bonne chère qui va s’émousser en crevailles. La ribote déjà lourde ne tardera pas à dégringoler jusqu’à l’ivresse pure et simple. Parallèlement, l’amour dégénère, et ce sont bientôt les Filles et des gamins dissolus qui brûlent les planches de trépignements immodestes.
Comme de juste, c’est vers eux que se dirige l’étranger.
Comme il tient un papier à la main, plus d’une danseuse et d’une marcheuse croit que c’est un billet (de combien ?) à son adresse. Et moues [p. 264] et gestes enguirlandeurs. L’une d’entre elles — le premier sujet s’élance sur les pointes et la main droite en poire avec l’auriculaire dressé, chipe le papier puis se sauve en trois bonds et rit sans bruit aux éclats après lecture faite, en multipliant, à travers un éblouissement de ronds-de-jambe, le geste de donner à lire à ses compagnons et compagnes et de leur souligner le texte à peu près suivant :
« Enfant abandonné. Parents trop pauvres. Ne sait rien de rien, pas même parler. Prenez pitié du pauvre Gaspard. »
Une pirouette polissonne des filles rassure l’un peu ahuri jouvenceau, sur l’épaule de qui frappent en cadence les garçons, cordiaux, — car il a de beaux yeux, l’innocent, et sa carrure promet un solide luron.
L’innocent sourit, rit, baise les garçons sur la joue, les filles sur la nuque — voyez-vous ça ? — et s’élance, premier sujet mâle, élégant, fort, plein de naïvetés grivoises, en tête à tête avec le premier sujet de l’autre sexe dans un ballet où toute la troupe donne. La toile tombe dans le sous-entendu d’une nuit de brutales amours et d’amitiés orgiaques qui ne peuvent que mal tourner.
II §
Ce qu’il convenait de craindre arrive. Gaspard [p. 265] est un garçon perdu ! Ses mœurs plus que déplorables n’ont d’égales que les pires du monde.
Tout cela, par exemple, candidement. La chair et le sang sont seuls forts en lui, — mais très forts, et si logiques !
C’est pourquoi il se fait entretenir par le premier sujet de l’autre sexe (que nous nommerons Frédérique) une pas trop grosse blonde fraîche et ferme, — sans y entendre malice, ô non ! mais il trouve cela bien bon, bien bon, et d’autant meilleur que la belle n’a eu pour lui, dès la première rencontre, pas plus de rigueurs qu’elle n’avait fait de manières, et l’aime comme aiment ces femmes-là quand elles s’y mettent, sans pensée de derrière la tête ou d’autre part, les bras grands ouverts, à pleines lèvres, de tout corps.
Et pour comble de mauvaise conduite, Gaspard persiste à fréquenter les jeunes gens dépravés dont il a été question plus haut, tous jolis, gais, amicaux, mais joueurs comme les dés et coureurs comme des dieux.
Quelle mauvaise compagnie que cette bande joyeuse !
Chacun de ces petits débauchés a une maîtresse qu’il change contre celle du prochain sans plus de gêne ni de mystère que s’il s’agissait de se battre en duel. Et ce pauvre Gaspard, — outre la Frédérique qui est pour lui la soupe et le bœuf et un peu [p. 266] le dessert, pratique aussi largement et plus que ses camarades la promiscuité des cœurs. C’est du propre.
De leur côté les filles, tout en chérissant leurs hommes, comme si chacun d’eux était un gentil pain au lait, les trompent, eux le sachant parfaitement et y consentant très volontiers, avec de riches imbéciles dont le principal est un milord anglais qui protège Frédérique. Le hasard providentiel des ballets fait se rencontrer ce haut insulaire et Gaspard, et le premier, reconnaissant dans le second le vague fruit d’anciennes amours, adopte celui-ci, qu’il ne peut reconnaître légalement, étant très marié dans « l’île aux Cygnes », en lui offrant son héritage pécuniaire avec cent mille livres sterling de rente pour attendre sa mort prochaine. Gaspard accepte, sur un signe de Frédérique, en dépit des conditions fâcheuses qu’on va voir, et qui amèneront le funeste dénouement que l’histoire rapporte.
L’illustre chorégraphe qui parfera cette humble esquisse rendra sensibles et agréables aux yeux les péripéties que voilà indiquées. Une mise en scène splendide, de nombreux et contrastés changements à vue devront encore dramatiser l’action qu’accompagnera de l’excellente musique.
Mêmes éléments d’un succès sérieux pour ce qui suit.
III §
Ne voilà-t-il pas que ce milord libidineux se trouve être membre et « preacher » d’une secte moralisatrice à outrance ? Et alors il exige de Gaspard des choses ! Renoncer à Frédérique, être vertueux dans le sens le plus con-gré-ga-ti-on-na-liste et le plus bête qui puisse être, des horreurs quoi.
Mais avec l’impétuosité, le jarret et la spontanéité de sa nature (vierge tout de même après tout), Gaspard se reflanque dans la Vertu.
Une seconde après (gambade solitaire très nuancée) il en a bien assez et retourne au Vice.
Mais cette fois celui-ci l’empoigne pour de bon. Il y a du souvenir dans son nouvel entraînement, des parfums connus, des caresses dont il a savouré la douceur, des yeux où les siens se mirèrent en un mot le charme paresseux de se retrouver dans des habitudes déjà délicieuses par elles-mêmes : vins, femmes, jeu, des bagarres et des alertes, sa force jeune employée à de jeunes fatigues, son sang qui s’en donne, et ses muscles exaspérés jamais las, et ses cheveux où passent des mains blanches, le train enfin de l’amour sans scrupules, de la boisson sans peur, de toutes les passions belles et folles !
Et cette haine de la Vertu telle qu’il a eu le rêve [p. 268] de vouloir la pratiquer ! Comme il rougit de la velléité, et qu’il abhorre la chose et les gens de la chose ? Il en arrive, de complicité avec la Frédérique, ce qui doit amener des nœuds dans les derniers mouvements du fil de l’action, à tuer son riche bienfaiteur et père naturel, parce que l’infortuné lui démontrait un tas d’et cœtera.
Entrechats furibonds sur des airs d’une indécente gaîté.
IV §
Le crime ineffable une fois bien accompli, Gaspard, l’innocent qu’il est, l’affirme et le confirme, encore aidé de la collante Frédérique, en s’insurgeant de compagnie avec les beaux jeunes gens ses amis (en travesti tout le monde) contre la SOCIÉTÉ.
Retraites, parbleu ! vers des montagnes neigeuses (pas ?), attaques de diligences meublées de Perrichons un peu plus vagues, grimaces, frimousses, tromblons, sons d’écus (à la vache), gendarmes immémoriaux mis en déroute, que de prétextes à ballabiles ! Finalement capture d’Elle et de Lui étonné. Elle bonne fille en pleurs.
La Justice. Formalités. Joli motif noir, puis rouge. Défense amusante : personne (dame ?) ne parlant, tous dansottent, témoins, accusés, avocats. Les [p. 269] Caboches dodelinent du cul et condamnent, dormitantes, les deux principaux accusés ronflotants, — à mort, les autres à des perpétuités sans importance.
Cris de joie dans l’auditoire et pas d’ensemble. (Tutti exprimés par les violons et la clarinette, instruments tristes.)
Soudain, irruption des jeunes gens amants, des filles maîtresses, de Gaspard et de Frédérique. Guet rossé. Enlèvement vrai, bien qu’impossible, des condamnés.
Re-montagnes — c’était donné.
Un Harz quelconque ou n’importe quoi d’allemand. Bandits (roses), gourgandines. Après « prodiges », succombent. Nul trémolo à l’orchestre, la plus simple pudeur l’exigeant, enfin !
* *
On va prendre Gaspard. Frédérique a succombé dans la lutte plus haut.
* *
Philanthrope de la secte paternelle dans la prison filiale. Se fait d’autant moins comprendre que Gaspard, sourd, ne l’entend point et, muet, ne lui peut rien objecter.
Aumônier (« chapelain ») du même saucisson, — partant disert, ô disert ! (immensément de clowneries, puisque tout en noir et maigre à point (travesti !) le ministre. Après bien des croisements [p. 270] de bras (gigue) Gaspard soufflette le consolateur.
On pend Gaspard.
Il n’y voit pas de mal : si gentils les bourreaux et geôliers ! (parties de cartes, cigares, brandwïne et « des femmes » — moyennant petites pièces d’or gardées entre ses doigts de pieds. (Bourrée.)
Potence. Place publique, la même qu’auparavant ou bien une autre.
Tous complices pendus avant lui, ça c’est du théâtre. Juges proclament jugement en réopinant du bonnet. Gavotte.
Opération du pendage (pendaison serait plus français, mais nous sommes en Allemagne) ; compliquée et claire, l’opération. Foule applaudit, — n’est-ce pas çà ? et forme une ronde.
Gaspard est pendu.
Son supplice lui rappelle des choses, et cette dernière secousse évoque à ses sens les meilleures encore de ses nuits. Il gigote gentiment et ses pieds extatiques exterminent un à un les spectateurs en manchons bien chauds et en fanchons si ouatées de cette expiation.
Il finit, après tout, par mourir et demeure raide comme la justice, lui aussi.
Divertissement trop long d’un populaire survenu on ne saura jamais comment.
Quant à Gaspard Hauser, Dieu A son âme.
Tiens ?
L’AUTRE UN PEU §
Décidément Napoléon Ier est l’homme qu’il faut. Je n’entends pas parler du général incontestable, non plus que de l’administrateur, du législateur improvisés qui feront l’étonnement des générations les plus lointaines. C’est sur le seul et pur homme privé, si amusant, que je veux laisser bavarder un peu, légèrement, et comme en rêve, ma plume d’inquiet et de vagabond.
Et d’abord, oui, j’aime ce petit homme à cent projets, bohème de l’épaulette, habitué j’imagine un peu écœuré mais convaincu des clubs et des bouchons révolutionnaires ; j’adore le sombre gamin du 10 Août 1792 et son « coglione » à l’adresse du piteux Louis XVI. Et son audacieux mariage avec Joséphine, la femme entretenue dont lui, ce concentré à froid, devint fou, et qui sut lui tenir la dragée assez haute, à ce déjà terrible happeur de toute chose. Et le déjeuner de porcelaine brisé en mille miettes chez le diplomate autrichien. Et la comique réminiscence de Brienne à la tribune des Cinq-Cents : « Je suis le Dieu Mars ! » dont le rusé [p. 272] Corse a dû bien rire après en s’assurant que ce n’était pas si bête que ça, au fond, et que la vérité prend partout ses droits, même dans la rhétorique.
L’Empire ne me gâte pas mon Bonaparte au moins. Tenez, précisément, le Sacre à Notre-Dame de Paris... par le Pape ! N’êtes-vous pas comme transportés d’on ne sait quel assentiment à l’acte brutal et, tout autre part, de tout autre homme, inqualifiable, de retirer la couronne (de Charlemagne !) d’entre les mains du pontife pour la poser, lui, rien traditionnellement, sur la tête de sa quéole cêrie.
« Je ne suis pas le Roi de France », regrettait-il, et toute sa vie témoigne de cette respectueuse et désillusionnée ambition. C’était surtout Louis XIV qu’il entourait d’un culte, presque d’un fanatisme qui ne peut que faire honneur à la hauteur de son esprit. Il avait conscience de sa mauvaise éducation, de sa piètre ascendance. Fils et petit-fils de petits robins locaux, lâché dès l’adolescence dans des guerres de clochers puis dans le gâchis sanglant de Paris, il avait, même avant les camps, dû contracter ce débraillé moral, cette tenue tout juste, ce langage et ce geste cassants qui le suivirent jusqu’au tombeau.
Ses démêlés avec le pape, l’enlèvement cynique et l’espèce d’emprisonnement de ce dernier à [p. 273] me sont odieux mais militent encore pour ma thèse. Catholique non pratiquant, mais très sincère, comme sa belle et simple mort l’a prouvé, il croyait avoir tout fait pour l’Église en restaurant le culte en France. Le pouvoir temporel n’apparaissait à ses yeux de Jacobin mal repenti que comme un abus, que dis-je, un sacrilège : « Mon royaume n’est pas de ce monde, etc ;.. » Et ce fin politique ne sentait pas que pour que le royaume des cieux soit prêché urbi et orbi, le prédicateur suprême doit ne pas avoir les mains liées et la bouche cousue. Subsidiairement le royaume des cieux, c’est, à parler politique alors, la domination morale de quelque homme de paix et de concorde, sauvegarde des mœurs, arbitre du droit des gens ! Non, Napoléon ne comprit et ne pouvait comprendre ça, lui soldat de l’an II, que la poudre et la Marseillaise avaient assourdi dès les premières heures à un tas de bonnes raisons du temps passé. — et futur ! Mais que curieuses ces conversations patelino-menaçantes entre ces Italiens, l’un un génie, l’autre un saint ! Et jamais l’amitié ne cessa entre ces hommes. Le Mémorial de Sainte-Hélène (quel livre ! le livre du siècle, me disait un ami qui a raison) regorge, déborde des sentiments les plus filiaux, les plus touchants envers Pie VII ; tandis que l’admirable accueil décerné à Rome après Waterloo, à madame Mère et à la famille impériale fait [p. 274] éclater dans l’ancien captif de Bonaparte toute une paternité sublime indiciblement.
Ah, le Mémorial, ce qu’on y trouve ! Hein ? la lutte avec Hudson Lowe, la lutte terrible à torréfier le foie, à « flétrir le cœur » comme disait Saint-Just, fou sympathique ! La fierté ! l’orgueil clair et coupant, la riposte fulgurante et l’attaque irrésistible ! D’aucuns sentimentaux regrettent de ne pas voir dans ce suprême testament, le moindre repentir au sujet du duc d’Enghien. Mais le jacobin, insensés ! le quasi jacobin resté latent, qu’en faites-vous ? Et puis Bonaparte, s’il admirait nos grands rois, n’avait et ne pouvait avoir que haine et mépris pour les polichinelles fleurdelysés, princes du sang ou non, qui avaient laissé massacrer sans être à leur tête les géants de la Vendée et du Bocage.
Dans ce livre aussi l’homme est bien notre homme, le Français dirait-on, non d’aujourd’hui, mais du temps de nos grands-pères plutôt encore que de nos pères. Sobriété, fleur d’orange, eau de Cologne, comptes de ménage (ô savoir compter !). Et cette tabatière ancien régime ouverte, comme sa bibliothèque toute militaire, aux officiers anglais de la garnison de Sainte-Hélène, émus et fiers !
Et encore et enfin, quel veuf, lui ! Sa petite Louise qu’il embrassa si rondement lors de leur première entrevue officielle, la bonne grosse boulotte qui séait à son tempérament actuel, la mère de son [p. 275] fils le divin blondin, — plus rien d’elle ni de lui, que deux fades portraits ! Ni vent ni nouvelle. Tout intercepté. L’emmurement vivant, lui aussi.
Pitié pour ces veufs-là, grands et autres.
[p. 276]LUI TOUJOURS — ET ASSEZ. §
Je suis né romantique*
* **
* *Et puis, j’eusse été si féroce et si loyal !P. V.
Maintenant que le bruit intrus s’est tu, que le Poète, après les secousses d’obsèques irrespectueuses, rentre par degré dans la glorieuse impopularité due, maintenant que la foule est retournée à ses besognes et que les poètes, seuls enfin, gardent le deuil, il m’est permis de parler de mon maître, de bien lui, abandonnant à mes colères, passées ? non ! récentes ! et à mes rudesses de naguère les exploiteurs inqualifiables de sa grande mémoire.
Il eût fallu que Victor Hugo meure vers 1844, 45, au lendemain des Burgraves. Forts de trois Ballades : les Bœufs qui passent, le Pas d’armes, la Chasse du Burgrave, des Orientales, où il y a une perle, les Tronçons du serpent, des quatre recueils de vers intimes rarement politiques (si peu en tout cas), les Feuilles d’Automne, etc., qui constitueront [p. 278] sa vraie gloire de bon poète de demi-teintes, de son théâtre et de ses trois premiers romans, Bug, Han, N.-D. de Paris, si drôles par places, surtout le théâtre en prose et Han, nous voudrions qu’il n’eût laissé que cela et eût disparu contesté. Les fières funérailles alors ! On y eut vu moins de gilets qu’en 1885 mais ceux qui y auraient été auraient été un peu défraichis, mais rouges ! et des chevelures autrement amusantes que les éventails, pluies, et capouls actuels eussent flotté, dame ! éclaircies, derrière un char point ridiculement odieux du tout, précédé d’un clergé plus pittoresque encore que messieurs les Ordonnateurs de l’Administration, si bien brossé que fût leur costume des grands jours.
J’oubliais, dans l’énumération des œuvres à conserver, le Rhin, de cette époque d’ailleurs, bien supérieur, je le dis, aux Voyages figés et puérils de Théophile Gautier, et où se trouve l’adorable conte du beau Pécopin. (Ah, Gautier ! Mlle de Maupin, Ténèbres, Émaux et Camées, trois chefs-d’œuvre et c’est tout, et déjà beau !)
Oui, tout ce qui part des Chatiments, Chatiments compris, m’emplit d’ennui, me semble turgescence, brume, langue désagrégée, l’art non plus pour l’art, incommensurable, monstrueuse improvisation bouts, rimés pas variés, ombre, sombre, ténèbres, funèbres, facilité déplorable, — ô ces [p. 279] ces Chansons des Rues et des Bois ! — manque insolent platement de la moindre composition, plus nul souci d’étonner que par des moyens pires qu’enfantins.
Soit. Il y a deux vers dans les Chatiments, Ne frappe pas... Et s’il n’en reste qu’un... Mais que de fatras incorrect si souvent ! Et je ne parle pas du fond qui est l’antipode de la poésie même la satyrique. Voyez donc Juvénal ; voyez donc Dante ! Et, plus près, d’Aubigné, Barbier, dont je ne donnerais pas un ïambe, pour tous les Chatiments du monde ! Sans compter que politiquement le factum en question ira, va, a déjà été contre son but. Il vous tente d’être indulgent à l’objet de tant de cris, de haine, de rancune plutôt, d’imprécations, de malédictions, de huées et, il faut le reconnaître, de menaces, — au bonhomme Napoléon III qui dut sortir de son rêve le jour où ce pamphlet lui tomba sous les yeux pour s’ébahir un instant de cet excès d’honneur et de cette indignité, et pour se rendormir à poings fermés.
Oui, la Légende des Siècles contient de nobles contes épiques, dont quelques-uns, le petit roi de Galice, Eviradnus, peuvent soutenir la comparaison avec tel ou tel poème Arthurien de Tennyson. Mais quelle philosophie, quelle théologie, quelles vues sur l’horizon social, quelle pauvreté dans quelle dysenterie sexquipédalienne !
[p. 280]Le reste de l’œuvre d’à partir des Chatiments, ne vaut pas l’honneur d’être nommé ; et quand j’aurai avoué qu’il y a des choses dans les Misérables, cet arlequin, et dans Quatre-Vingt-Treize, laissez-moi retourner au Victor Hugo de Pétrus Borel et de Monpou !
Quelqu’un m’a, d’ailleurs très courtoisement, taquiné sur ce que j’avais nommé Hugo, l’auteur de Gastibelza homme-à-la-Carabine, pour tout potage. D’abord, oui, il en est l’auteur, l’auteur il en est. Ensuite Gastibelza dépasse toute son œuvre, il y a enfin là du cœur et des sanglots et un cri formidable de jalousie, le tout exprimé magnifiquement dans un décor superbe. Trouvez m’en un autre, de Gastibelza, dans tous ces volumes !
C’est qu’Hugo n’a jamais parlé d’amour que banalement ou en homme qui (du moins c’est ce dont témoignent ses écrits) fut toute sa vie envers les femmes un simple Pacha. « Tu me plais, tu me cèdes, je t’aime. Tu me résistes, va-t’en. Tu m’aimes pour mon nom, peut-être pour mon physique bizarre, pour ma tête faite ? Tu es ange. » Ni crainte, ni espoir, ni douleur, ni joie. Le bonheur du coq et son chant de cuivre après.
Hugo est mort. Ses détenteurs ont eu leur jour, échelles doubles et apothéose laïque. Moi qui connus l’homme dès avant 1870 et, quelque temps depuis, qui même eus à me louer, comme j’allais [p. 281] devenir ce pauvre veuf-ci, de sa commisération et de son amitié, qui, poète, ai plus qu’eux le droit de m’intéresser à la manière d’être glorieux et glorifié de mon maître au tombeau, je le prends, le mien de jour, et c’est aujourd’hui, et je le répète, et je le suis Légion : Hugo est mort trop tard, il s’est survécu, mais son seul héritage sérieux est nôtre, et nous le défendrons, mes beaux messieurs du premier juin mil huit cent quatre-vingt-cinq !
[p. 282]DU PARNASSE CONTEMPORAIN §
Dans des temps reculés, en 1865, car ma mémoire est bonne, il y avait au 45 du passage Choiseul un jeune homme blond, successeur de Percepied, le libraire religieux et le marchand d’objets de piété bien connu. Ce négociant, un Normand et presque un lettré de par certaines accointances, le marquis de L... et M. G..., ancien directeur d’un journal « libéral » (on était sous l’Empire), l’Ordre d’Arras, journal disparu sous la république subséquente, M. Lemerre, disais-je, était mû de hautes ambitions typographiques et projetait une réédition splendide des poètes français du xvie siècle. L’insistance d’un ami, M. B... brouillé depuis avec un peu tout le monde, me fit faire la connaissance du futur éditeur des Poètes contemporains. J’étais lié à cette époque, littérairement et politiquement (je fus républicain et tout le reste en mon temps comme je le raconterai peut-être un jour), avec Louis-Xavier de Ricard, fondateur et rédacteur en chef d’une revue positiviste, morte de la jeunesse des rédacteurs et de la police impériale, et poète de l’École de Quinet, [p. 284] mais avec plus, beaucoup plus de talent poétique que ce terne ennemi du Dieu de toute beauté. Il a depuis, je crois, entrepris la publication en province d’un journal radical. Chez les parents de M. de Ricard, — son père, général, avait tenu un emploi supérieur au Palais-Royal d’alors, et vivait encore, — se réunissaient quelques jeunes gens, artistes et poètes, absolument obscurs, dont le plus obscur est le signataire de ce fragment. J’abouchai, ou plutôt M. B..., que j’avais présenté chez le général, marquis de R..., aboucha le fils de celui-ci avec M. Lemerre. De cette entrevue naquit dans l’esprit de l’intelligent libraire l’idée d’une publication à tapage..., qui n’en fit d’ailleurs aucun pour le moment : L’Art, journal hebdomadaire, rédacteur en chef, L.-X. de Ricard, parut pendant quelques semaines, juste le temps d’ensemencer sur un papier et dans une typographie irréprochables les théories, absolues, hautaines, intransigeantes, d’où sortit de terre, grâce à l’épais fumier de quelques grasses injures, ce Parnasse contemporain qui fit plus tard craquer les granges du fortuné Lemerre. Celui-ci, depuis, bona sua novit et c’est une justice à lui rendre, qu’il se tire en garçon spirituel de ce problème qu’avait presque littéralement proposé Théodore de Banville, en des temps moins miraculeux : « Être éditeur lyrique ET vivre de son état. » M. Lemerre n’en vit pas seulement de son état, il [p. 285] en est devenu riche, de plus en plus lucrativement célèbre. Niez donc, après cela, le pouvoir de la poésie, en cette France actuelle !
Étudions sur pièces ce pouvoir très réel.
D’abord un rappel historique, car tout ce qui touche à quelque phénomène mental que ce soit d’un pays donné, même sur un témoignage aussi infinitésimal que le mien, appartient à l’histoire de ce pays.
M. Catulle Mendès, avec qui M. L.-X. de Ricard avait eu des rapports de bon voisinage, fut invité par celui-ci aux réunions dont il a été parlé plus haut. M. Catulle Mendès, qui de son côté était possédé d’un très honorable esprit de propagande littéraire et avait déjà vu « mourir sous lui » une Revue Fantaisiste très bien faite, auteur d’un livre de vers exquis, Philoméla, et d’articles qui révélaient un talent merveilleux de prosateur, ne tarda pas à sympathiser avec l’Art et quelques-uns de ses rédacteurs. De cette amitié loyale et désintéressée, sortit la pensée du Parnasse, à la confection duquel M. Mendès assura le précieux concours de ses illustres maîtres et amis, MM. Théodore de Banville et Leconte de Lisle, à qui ne tardèrent guère à se joindre, invités et commensaux du général, marquis de Ricard, et de la très aimable marquise, un état-major généreux, MM. Léon Dierx, le plus suggestif peut-être des poètes de la nouvelle pléiade, José- [p. 286] Maria de Hérédia aux fiers sonnets, l’exquis et pénétrant Léon Valade, malheureusement mort depuis, et Mérat (celui-ci, reluctant, pour parler anglais, de ce poète anglais de ton, s’il en fut, à la ville, et répugnant à ce qu’il croyait, devoir dégénérer en une camaraderie compromettante), connus, dès cette époque, dans le petit monde poétique d’alors, c’est-à-dire dans l’entourage de M. Catulle Mendès, par des œuvres vraiment dignes d’intérêt. MM. Sully-Prudhomme et François Coppée adhérèrent bientôt à ce groupe déjà considérable par le talent. Le premier ne faisait dans le salon du boulevard des Batignolles que de rares apparitions ; nature réservée et talent sévère, il se mêlait difficilement, et resta toujours isolé, bien qu’ayant collaboré aux divers Parnasses dont le premier contient son chef-d’œuvre peut-être les Écuries d’Augias, où le poète si correct prouva magistralement qu’il n’était dépourvu ni de chaleur ni de couleur. Quant à M. François Coppée, il fut l’âme aimable de ces réunions dont son esprit charmant et sa malice sans fiel firent quelque temps un rendez-vous de choix. Je l’entends encore réciter de sa voix séductrice les exquises délicatesses du Reliquaire et des Intimités. Temps passés, souvenirs d’amitié toujours chers, que du moins ces lignes vous consacrent, vous embaument, et aillent porter un salut cordial au poète qui fut frère d’armes dévoué et si gentiment camarade.
[p. 287]« Un autre poète, et non le moindre d’entre eux, se rattachait à ce groupe. Il vivait alors en province d’une profession savante mais correspondait fréquemment avec Paris. Il fournit au Parnasse des vers d’une nouveauté qui fit scandale dans les journaux. Préoccupé, certes ! de la beauté, mais surtout de l’intense dans la beauté, il considérait la clarté comme une grâce secondaire, et pourvu que son vers fût nombreux, musical, rare, et, quand il le fallait, languide ou excessif, il se moquait de tout pour plaire aux délicats, dont il était, lui, le plus difficile. Aussi, comme il fut mal accueilli par la Critique, ce pur poète qui restera tant qu’il y aura une langue française pour témoigner de son effort gigantesque ! Comme on dauba sur son « extravagance un peu voulue », ainsi que s’exprimait « un peu » trop indolemment un maître fatigué qui l’eût tant défendu au temps qu’il était le lion aussi bien endenté que violemment chevelu du romantisme ! Dans les feuilles plaisantes, « au sein » des Revues graves, partout ou presque, il devint à la mode de rire des vers magnifiques, de rappeler à la langue l’écrivain accompli, au sentiment du beau le sûr artiste. Parmi les plus notoires et les plus influents, des sots traitèrent l’homme de fou ! Symptôme honorable encore, des écrivains dignes du nom firent la concession de se mêler à cette publicité incompétente ; on vit « en demeurer stupides » des gens [p. 288] d’esprit et de goût fiers, des maîtres de l’audace juste et du grand bon sens, M. Barbey d’Aurevilly ; hélas ! Agacé par l’Im-pas-si-bi-li-té toute théorique des Parnassiens (il fallait bien LE mot d’ordre en face du Débraillé à combattre) ce romancier merveilleux, ce polémiste unique, cet essayste de génie, le premier sans conteste d’entre nos prosateurs admis, publia contre nous dans le Nain Jaune une série d’articles où l’esprit le plus enragé ne le cédait qu’à la cruauté la plus exquise ; le « médaillement » consacré à Mallarmé fut particulièrement joli, mais d’une injustice qui révolta chacun d’entre nous pis que toutes blessures personnelles. Qu’importèrent d’ailleurs, qu’importent surtout encore ces torts de l’opinion à Stéphane Mallarmé et à ceux qui l’aiment comme il faut l’aimer (ou le détester) — immensément2 ! »
Il est indispensable de ne pas omettre dans le recensement des Parnassiens de la première heure les noms de M. Ernest d’Hervilly, celui-ci, connu de tout le monde à présent par ses éminents travaux de journalisme et de théâtre, et qui apportait au Recueil un peu sévère, un peu massif, le desideratum de sa fantaisie charmante et de M. Villiers de l’Isle Adam, esprit de grand vol qui laissera certes une œuvre de génie.
[p. 289]Le premier Parnasse, honoré de la collaboration des vieux maîtres, alors survivants, de 1830, Barbier, les deux Deschamps, Gautier, et fortifié d’admirables poésies posthumes de Baudelaire, parut par livraisons dont les dernières mal à propos gonflées d’œuvres insuffisantes et de noms destinés à l’obscurité ; une regrettable division avait laissé à peu près sans direction littéraire l’ambitieuse publication, et ce fut à la diable que se termina ce recueil si soigné au début. Tel qu’il était néanmoins, le Parnasse fit trou, fut attaqué, moqué, gloire suprême, parodié.
Des volumes individuels par douzaines succédérent bientôt à l’effort collectif. MM. Coppée et Dierx, pour ne parler que de ceux-là, firent à ce moment leur réel début, qui assit solidement une réputation aujourd’hui haute entre toutes anciennes et nouvelles. En face de cette persévérance, et l’on peut ajouter d’une telle bravoure, la Critique ne désarma pas, bien entendu, mais elle fléchit, elle choisit et choya certains poètes pour leurs défauts, et ne fut envers les qualités des autres qu’injuste sans trop de monstruosité dans l’excès : cette fois comme toujours elle exigea que le figuier portât des poires et s’affligea de ne trouver pas plus de lyrisme dans le didactique que d’éloquence dans le descriptif, et réciproquement. Mais ce sont les péchés mignons de cette pécheresse sur le retour, et somme toute, [p. 290] avouons qu’elle fut bonne personne au fond. Plus tard même elle daigna reconnaître que nous n’avions pas eu tort, au contraire, et gémit quelque peu, point trop, comme il convient au Crocodile par excellence, sur la déplorable dispersion d’un groupe « convaincu du moins, en ces temps, etc. ».
Je le crois bien, qu’ils étaient convaincus, les Parnassiens, et qu’ils avaient même
« Superbement raison ! »
Certes l’époque actuelle, même en dehors de ces tuantes et puantes inquiétudes politiques, n’est pas à la poésie, et l’on courrait le risque de passer pour un imbécile à trop insister sur cette accablante vérité, mais il faut admettre que l’esprit public — je veux dire, bien entendu, parmi les lettrés — a, du moins de nos jours, plus d’ouvertures et d’aperçus sur l’art de lire les vers ; il en sent le nombre, la musique, et distingue presque toujours les mauvais versificateurs d’avec les bons ; tout lecteur un peu intelligent, d’entre les hommes habitués aux choses de l’esprit, a maintenant ce que j’appellerai l’oreille rhythmique et pourrait dire par exemple : « bonne coupe, rejet oiseux, rimes précieuses, » etc. ; en un mot, l’éducation du public liseur de vers est faite, elle est bonne ou du moins très suffisante, et elle laissait tout à désirer avant que parussent le Parnasse [p. 291] et les discussions qui s’engagèrent à son propos. Il suit de là que le goût du Beau, dans la seule partie du public dont le poète puisse avoir cure, s’est anobli ; car la poésie ne vit, ceci est hors de question, que de hautes généralités, que de choix parmi les lieux communs, que des plus fières traditions de lame et de la conscience ; entre tous les arts, dont elle est l’aînée et dont elle reste la reine, elle répugne à la laideur morale, et même dans ses manifestations les plus erronées (poèmes purement voluptueux ou d’une mauvaise philosophie) garde sur elle ce décorum, cette blancheur de peplum et de surplis qui écarte le vulgaire obscène ou méchant et s’en fait haïr comme il faut, perfecto odio.
Or, il est impossible de nier que les jeunes poètes du premier Parnasse aient seuls créé, autant par leur fraternelle association d’un jour de rude vaillance que grâce à leurs travaux subséquents, la salutaire agitation d’où est résulté l’heureux, le bienfaisant changement que je viens de rappeler. Cruelles moqueries, injustices criantes, l’indifférence première, plus poignante que tout, du public vraisemblablement compétent, rien ne les découragea, ne les arrêta, n’ébranla un instant en eux la conscience de leur valeur et de l’importance de l’effort tenté. Ils n’avaient pas comme « ceux de 1830 » d’éclatantes polémiques à soutenir, au théâtre, par exemple, derrière des chefs prépotents, non plus [p. 292] que de contact presque physique avec l’adversaire ; leur visée étant plus haute, leur idéal infiniment moins concret ; il ne s’agissait point pour eux d’affirmer de bruyantes théories par tous les moyens, fût-ce par le pugilat, si cher aux jeunes forces. Non, ils étaient et sont pour la plupart restés poètes dans le sens le plus aristocratique du mot : rappeler l’élite de la foule au respect de l’élite des esprits, et l’élite des esprits au culte de l’exquis de l’esprit, prendre en quelque sorte sous les bras cet enfant de bonne volonté, le bourgeois intelligent et sensible, pour lui faire baiser (fût-ce de force, mais c’est ainsi que se pratiquent les bonnes éducations) le pied chaste de la Muse — mot païen, idée éternelle — tel fut leur but, atteint. Et remarquez bien qu’ils n’avaient pas de chef. Leur conjonction fut spontanée, personne qui les eût poussés au combat, qu’eux-mêmes — et ce fut assez ! Certes ils admiraient tels ou tels, les vieux et les jeunes, Baudelaire, Leconte de Lisle, Banville, ces derniers, lutteurs superbes d’isolement et d’originalité, partant sans disciples possibles — mais observez comme chacun d’eux ne ressemble — à part certaines formules communes inévitables — à personne de ses glorieux aînés, non plus qu’aux premiers de ce siècle. Au contraire, s’il fallait à toute force chercher des similaires à ces Originaux, ce serait aux siècles de Tradition, au seizième dont ils [p. 293] avec raison la discipline libre et consentie, au dix-septième qu’ils rappelaient par le souci douloureux de la langue et l’extrême scrupule dans la tenue. Temps difficile pour de purs littérateurs que ces dernières années dégingandées et fréquentantes du second Empire — poètes délicats et pudiques que nous autres, j’ose le dire en cet aujourd’hui obscène-ou-la-mort !
Un second Parnasse parut deux ans après, mieux composé cette fois, — accentuant la note première, avec l’autorité des noms mieux connus et des œuvres intermédiaires amplement discutées et vivement appréciées. Cette fois Sainte-Beuve, qui s’était intéressé platoniquement au premier Parnasse, sortit de sa prudence habituelle et voulut bien apporter sa pierre à l’édifice aux trois quarts construit non sans solidité ni sans beauté. D’autres réservés parmi les anciens se départirent de leur attitude et s’enrôlèrent bravement sous notre jeune bannière déjà criblée de balles. Enfin, tout en ne rien, absolument rien sacrifiant de notre juste audace, nous gagnions en « respectabilité », et la Critique, de guerre lasse, amena pavillon et nous laissa passer au large en nous saluant même de quelques bordées.
Une grande cordialité régnait entre les Parnassiens. L’entresol de Lemerre les réunissait presque quotidiennement en causeries exquises où la plaisanterie et l’esprit caustique avaient leur part [p. 294] : ce causeur admirable, Banville, si fin, si calme, si réellement aimable avec des dessous d’épigrammes parfois terribles ; Leconte de Lisle, railleur à froid, amer et mordant d’une dent « phorkyade » pour faire un emprunt à ce Gœthe, le seul de ses congénères à lui comparer sans diminution pour l’objectivité magistrale du poète français ; Louis Ménard, doux Athénien pré-socratique aux réveils tigresques de socialiste tumultuaire, le très bienveillant Antony Deschamps, un peu las d’avoir battu
« Avec DanteUn andante »,
un peu éteint, mais débordant d’anecdotes et de souvenirs, tous ces aînés naturellement tenaient le haut bout de la table aux paroles, et se voyaient écoutés avec une familiarité respectueuse de toute cette jeunesse qui par instants aussi parlait et trouvait d’indulgents et paternels auditeurs parmi les maîtres. Heredia, catholique et conservateur, s’entendait à merveille avec Mendès, alors conservateur, et israélite, sans nulle odeur de synagogue ; la belle voix tonnante de celui-là alternait comme chez Théocrite avec l’organe câlin et lent de celui-ci ; d’Hervilly, très spirituel, couvrait d’étincelles Valade, un brun aux pâleurs arabes qui lui ripostait d’un seul mot, mais toujours si joli ! l’excellent gros [p. 295] rire de Silvestre, un nouveau venu, rude recrue, se mariait à la jovialité délicate de Blémont, un autre conscrit, depuis longtemps sorti du rang, et c’était entre Ricard et votre serviteur en ces jours-là républicain, — je l’ai dit plus haut, — et du rouge le plus noir, je vous en réponds, un assaut toujours loyal, quelquefois bruyant, de paradoxes révolutionnaires qui faisait sourire la splendide barbe flave de notre éditeur et ami Lemerre, aux « dieux pareil ».
Mérat arrivait, battu aux champs dans l’escalier par les sauts sur les marches de sa canne légendaire toujours portée à deux mains derrière le dos, et pressenti au parfum choisi d’un cigare éternellement renaissant de ses cendres ; il s’appuyait au mur dans une pose élégante, émettait entre deux spirales d’exquise fumée quelques aphorismes horriblement hétérodoxes en ces lieux tels que « un peu de passion ne nuit pas » ou « ... les Prunes de Daudet sont enfantines, mais il y a là deux ou trois vers gentils », ou bien, « ne me parlez que de Venise actuelle ou du Bas-Bréau », et content d’avoir créé une émotion légitime, disparaissait au bruit triomphal de sa canne dans un nuage embaumant.
Villiers de l’Isle Adam, son rival en courtes apparitions, survenait effaré, essoufflé, comme on se représenterait Balzac venant de marier Rastignac ou de « suicider » Lucien de Rubempré : lui, Villiers, [p. 296] au contraire de Mérat, s’asseyait, épongeait son front, passait une main fiévreuse dans sa lourde chevelure, caressait en hâte sa moustache, et d’une voix encore entrecoupée s’écriait : « Vous ne savez pas ? Bonhommet est mort, et ce que le drôle s’est permis de dire après cet incident !!! » puis il racontait avec un air d’émotion indignée une énormité qu’il venait d’ajouter à la légende du héros d’une de ses plus remarquables nouvelles, un bourgeois monstrueux, sorte de bouc émissaire qu’il chargeait de tous les péchés de l’Israël académique et voltairien, Bonhommet, pour nommer l’animal par son nom, Bonhommet qui est à Prudhomme ce qu’un caïman de première férocité serait au lézard de nos jardins. Puis, plus de Villiers, il s’évanouissait dans un adieu aussi fantastique que son récit. Anatole France, un vieux livre sous le bras, trouvaille d’érudit sans frein, faite à l’instant sur le quai, au sortir de « la Mazarine » entrait, suivi d’Emmanuel des Essarts, le Parisien en province par hasard à Paris pour peu d’heures, ou d’Albert Glatigny engagé de la veille à l’Alhambra, comme « improvisateur », et déjà regrettant Armentières et Carpentras pour amour du Roman Comique, — d’autres encore, comme eux brillants, convaincus, ardents, — parce que sûrs de leur talent. Les entretiens duraient le plus souvent, coupés par le dîner ès restaurants des environs pour la plupart de ces jeunes gens, jusqu’à minuit [p. 297] passé, à la fermeture des Bouffes, tout voisins.
Des banquets mensuels, des soirées chez l’un ou chez l’autre, les maîtres, Banville, Leconte de Lisle, de préférence, — des parties de campagne, entretenaient l’affection et serraient les coudes. Sans doute, de petits groupes subdivisaient le gros de l’armée, au gré des sympathies ou des voisinages, mais on se retrouvait vite en corps, et la plus étroite solidarité rappelait chacun de nous au cher cénacle dès que sonnait une heure décisive. Qu’un volume parût chez Lemerre (alors exclusif), quelle curiosité, bien que tous en sussent les vers par cœur, quel enthousiasme, — et au dehors, en pays « philistin », quelle polémique, quelle sainte colère !
Des peintres, des musiciens, ceux-ci en petit nombre — leur art s’isole et isole trop — nous étaient d’aimables camarades. Parmi les premiers citons Feyen-Perrin, Manet, un peu plus vieux que nous, Fantin qui fit d’une douzaine d’entre nous, en 1872, sous le titre de Coin de Table, de magnifiques portraits, son meilleur tableau peut-être, acheté très cher par un amateur de Manchester ; enfin, Gaston Bazille tué volontaire à l’armée de la Loire, en 1871, — Cabaner, si original et si savant, Sivry, l’inspiration (dans le sens divin et rare du mot), la verve, la distinction faites homme, âme de poète aux ailes d’oiseau bleu, Ghabrié, gai comme les pinsons [p. 298] et mélodieux comme les rossignols, se sentaient nos frères en la lyre et mettaient en musique nos vers tels quels, sans les casser ni les « orner » — immense bienfait que reconnaissaient une gratitude sans borne et quelle bonne volonté d’auditeurs ignorants en harmonie, mais intelligents du beau sous toutes ses formes ! Des journalistes, des romanciers, et, inappréciable trésor, des amis sans épithète, amateurs au courant, dilettanti à l’unisson, complétaient le groupe. Edmond Maître, érudit sans pair, férocement spirituel, cruel à la bêtise et solide conseil, Burty, lui-même littérateur exquis et le roi des connaisseurs, les frères de Goncourt, illustres adversaires qui avaient senti aux durs jours d’Henriette Maréchal toute la chaleur de notre loyale admiration pour un génie en dehors de notre entreprise, d’autres encore qu’il n’entre pas dans le plan de ce livre d’énumérer, car ils sont trop nombreux et je ne devais nommer que la fleur de cette fleur des intellectuels.
Cette belle union dura jusqu’à la guerre de 70. Une catastrophe pouvait seule briser un faisceau si robuste ; engagements aux armées, gardes au rempart, divisions politiques nécessaires, — car le mot « fatal » n’est pas courageux, un tas de choses sérieuses pour la patrie, puis pour la conscience, mit à néant, réveil brutal, le tout si bon, le rêve si beau, et par cela le cénacle en groupes, les groupes en [p. 299] couples, les couples en individualités amies mais irrémédiablement antipathiques.
Et ce fut bien la fin finale de ce Parnasse déjà célèbre et qui restera illustre.
[p. 300]D’APRÈS GREUSE §
Au mur du lit où le clouait depuis six mois et plus le plus abrutissant des moins dangereux rhumatismes chroniques, sa puérile fantaisie de malade avait collé à l’aide de pains à cacheter des images soit découpées dans les journaux illustrés, soit arrachées de livres, soit détachées de sa correspondance avec des amis dessinateurs ou simplement gribouilleurs tels que lui-même. C’étaient des têtes d’inconnus, ou des reproductions vulgaires de gravures rares, ou des pochades bébêtes. Seul un dessin japonais très fané et le buste d’un Mercure antique représentaient la Beauté dans ce fouillis formé pour remplacer les fleurs trop connues de grands rideaux rouges et vert foncé. Il avait en commençant plaqué ses machinettes au niveau de son corps, à ras de drap pour ainsi parler, puis à mesure que ses douleurs le laissaient plus libre en se localisant par degrés il s’était peu à peu dressé et étendu pour agrandir son lilliputien musée en [p. 302] hauteur aussi bien qu’en largeur, ce qui fit qu’un jour qu’il accrochait à un clou de hasard un petit passe-partout pour photographie contenant sa silhouette à lui, faite jadis pour six pence, à l’Aquarium à Londres, assez hideuse ressemblance avec chapeau haut de forme et col de chemise obtenu blanc par un minutieux déchiquetage, ses yeux remarquèrent pour la première fois, pendant de très haut dans un cadre dédoré sous un verre poussiéreux, une gravure figurant une fillette dodue qui pressait sur un arc de son sein, oh ! ah ! une colombe blanche aux ailes battantes, au bec humide. C’était intitulé Le Trouble inconnu et çà portait écrit dessous en magnifique anglaise, d’après Greuze par Henri Legrand. Le dessin est flou. On dirait que l’estompe d’une institutrice a joué là le principal rôle. Nulle toilette. Le tendron est en chemise et le cordonnet de la chemise se dénoue sous les trémoussements de l’oiseau. Un vague châle montre à demi de ces bras qui vous mettent l’eau à la bouche. L’une de ces têtes de Greuze impassible dans sa candeur qui se perd sous la caresse innocente. Des yeux et une bouche pour qu’on les baise dans tous les coins, tant l’une est divine et tant les autres sont adorables. Petit nez droit aux narines plutôt rondes, qui appelle les bouquets à Chloris, des frisons partis de dessous des bandelettes grecques pouvant bien être mises, tant elles sont relâchées, sous le nom [p. 303] de rubans tout bonnement, accompagnent cette tête friande. Et il voyait et il sentait quand le trouble inconnu sera devenu familier, le beau, le bon ragoût aux petits pois que fera de la colombe passée pigeon, commandé à sa cuisinière, la chère enfant promue belle dame, idole des robustes officiers de la garde impériale et des fournisseurs aux armées bien opulents.
Tels nous, se disait-il, troubleurs aussi de petits cœurs vifs, éveilleurs de sens, tout prêts charmeurs de virginités délurées, tels nous que mangent, don-dons ou squelettes, matrones ou gotons, ces compagnes habitueuses de nos nuits, presque toutes les épouses, empouses plutôt, légales ou non, sur le tard de nos illusions, gavés de sceptiques paresses, gras de flemmes désabusantes, lourds de notre chair repue que nous voilà, et qui disons encore merci après l’avoir crié !
[p. 304]CAPRICE §
Le semain d’hier, comme zouzouille le Chinois, j’ai vu la mort de près. Çà veut dire que la semaine dernière j’ai failli succomber aux suites d’un courant d’air compliquées de colique sèche et de sueur froide, et que la grande calomniée est apparue à mes regards charmés beaucoup, bien que vaguement surpris.
Surpris, parce que « La mort ne surprend pas le sage » ; charmés ô parce que.
Ses pieds déliés, ses jambes fines, ses cuisses point trop charnues, sa taille de guêpe, ces brandebourgs sur cette « poitrine » modérée, une de ces sincérités d’épaules et d’ « épaulettes » ! un cou presque de cygne, je ne sais quel sourire franc, quel nez polisson, quel regard profond et peut-être vide !
Mais mince de caillou ! Il n’y manque qu’une moule autour.
[p. 306]PANTHÉONADES §
Eh quoi ? l’auteur exquis de si jolies choses, Sara la Baigneuse, Gastibelza-l’homme-à-la-Carabine, Comment disaient-ils, En partant du golfe d’Otrante. Me voici, je suis un éphèbe. Dormez (bis), ma belle, Par saint Gilles, viens nous-en et cœtera, ils l’ont fourré dans cette cave où il n’y a pas de vin ! Oh !
Et au-dessus donc !
Soit ! On a enlevé les stalles en toiles peintes, la chaire idem, les confessionnaux itou, l’autel toc et le baldaquin rien mouche. Mais quoi à la place ? Du public. Vrai j’aimais mieux les « fidèles », quelque un peu melon qu’ils parussent.
On va là. On ne voit rien, en dehors (comme auparavant) des sublimes fresques de Puvis de Chavannes et des obscénités d’à côté. On y garde son chapeau sur sa tête, ce qui est oppressif par les temps chauds, on s’étonne, on rit de tant de sottise solennelle, on pense un peu au Châtiment (sive le gâteau de Savoie mangeant son blasphémateur et [p. 308] « l’Arche » où rien ne manque que Phidias et le nom de Son père).
Finalement, pour l’avouer, nous autres gens de sang-froid, nous ne pouvons nous empêcher de déplorer qu’on ait collé là sur la tête un peu renfrognée d’un Béranger dévoyé ce haut de forme à la fois incommutable et rond.
Puis, ce refrain chante dans ma tête à moi, ma tête têtue qui aime bien qu’on laisse les gens tranquilles :
« Il était une bergère,Et ron ron, petit patapon. »
(Mirabeau, Marat et d’autres en savent quelque chose) et qui s’obstine à vouloir connaître ce que peut signifier pour les grands hommes qui nous gouvernent le mot Panthéon, puisqu’il n y a plus ni dieux, ni Dieu.
MOTIF DE PANTOMIME §
I
Pierrot est né dans un quartier populaire de Paris, de parents tout petits marchands. C’est un enfant chétif, trop souvent dans la rue où il ne joue guère, faible qu’il est et d’ailleurs flâneur déjà. Comme tous les enfants possibles mais sensiblement plus que beaucoup d’entre eux il est gourmand.
Douze ans, pâlot, grandelet, maigrichon.
Une blouse grise, long tablier de lustrine noire boutonné derrière les épaules, autour du buste une large ceinture noire et rouge de gymnastique, pantalon à mi-jambes, chaussettes grises, gros souliers aux cordons sans cesse dénoués. Son jeu principal consiste à marcher dans le ruisseau quand celui-ci est à demi sec pour en faire monter la boue autour de ses pieds lentement avec un bruit doux, ce qui lui attire des calottes à la maison, la figure longue, des traits vagues sur un cou mince, nez quelconque [p. 310] montrant des narines en disproportion. O la bouche toute appétits et ces yeux bridés qui s’épanouissent subits !
II
Les gâte-sauces vont et viennent rares mêlés à la foule pauvre, des paniers recouverts d’une serviette si blanche sur leurs têtes, et que çà sent donc bon derrière eux ! Ainsi exclame à part soi Pierrot chaque matin, chaque soir et chaque après-midi en s’en allant à l’école et en s’en évadant à pas pressés, sa boîte à livres pendue à deux bandes de lisière par-dessus une épaule lui battant sur son derrière. Aujourd’hui il n’y tient plus, les godiveaux embaument trop, c’en est fait. Il bouscule l’un de ces gamins célestes, anges des bons dîners, qui tombe et son panier avec. Blanc par ci, blanc par là. La belle toque du pauvre petit bougre vole au vent sans calembour, puis nage dans le ruisseau. Ses coudes, ses omoplates de coutil neigeux, baisent rudement le dur pavé fangeux, et le pantalon bleu à petites raies blanches a dans sa partie postérieure proprement dite reçu la même caresse dont son contenu et lui se fussent bien passés, tandis que le dolent jean-bout-d’homme voit trente-six chandelles et plus encore. Panier par ci, serviette par là, sauce en haut, croûte en bas, quenelles à droite, crêtes à [p. 311] gauche, désordre et désastre partout. On s’assemble. On relève le gosse, de bonnes âmes l’épongent, le brossent, le recoiffent, lui tapent dans le dos, dans les mains, sur les fesses, on ramasse croûte et panier, serviettes et quenelles et crêtes, et tout, un poète décadent donne au mion dix sous sur trente qui lui restent, ayant trempé dans la sauce répandue un doigt en i sans point qu’il avait léché derrière une main en boule.
Lui Pierrot, l’auteur de l’avarie, y a trempé ses dix de doigts dans la dive sauce et court encore.
III
Dix minutes avant la grand’messe. Le cortège s’organise dans l’étroite sacristie. Pierrot qui est enfant de chœur guigne les burettes et met la main sur celle au vin blanc luisant jaune, dans l’ombre projetée par les chantres occupés à revêtir la soutane et le surplis. Le sacristain s’amène pour enlever le plateau où sont les burettes et perçoit le geste de Pierrot qu’il décourage d’une bonne claque. M. le curé survient au bruit et, mis au courant, frappe le malavisé d’une amende de dix sous sur son mois. Pierrot jure de se venger. La messe se passe. Pierrot a chanté sa partie comme un ange dans le Kyrie en faux bourdon, le Credo de [p. 312] l’Agnus Dei, le Sanctus et le Domine Salvam. Le dimanche se passe. Vêpres et salut où Pierrot a excellé comme jamais de sa voix troublante de « petite écrevisse rouge qui chanterait fin comme un cheveu ». Mais il n’a point pardonné à M. le Curé. Au sacristain si. Pourquoi ? Oui, pourquoi. Et dans l’ombre des quatre heures de cette après-midi d’hiver, parmi le hourvari de cette foule de types se déshabillant dans les demi-ténèbres de l’étroite sacristie, il a chipé la calotte de soie et le surplis de M. le curé, négligemment jetés sur une des commodes aux ornements, aux soins du sacristain, par le vénérable ecclésiastique endossant sa douillette, en a fait un paquet vraisemblable et s’est inaperçu trotté, faut voir. Çà c’est mal et le bon Dieu l’en punira pour sûr alors.
Ce qu’il y a de bien plus pire encore, c’est que le surlendemain, mardi gras, notre brigand qui se promène en chienlit, une trompe au bec, avec la calotte si vilainement acquise sur sa tête coupable qu’elle couvre, trop grande, cheveux, oreilles, de façon à ne laisser paraître qu’une méchante grimace bien risible pourtant, avec, aussi, ah fi donc ! le surplis tombant presque jusqu’aux pieds du gredin, le beau surplis amidonné ! où le résidu trop copieux encore d’un pot de moutarde étale vers l’endroit vraisemblable d’une chemise portée à la place, un infâme simulacre.
[p. 313]Et s’étant regardé dans la glace d’un charcutier, le pâle déguisé, ni plus ni moins que son Dieu, le vôtre et le mien, lors du soir de chaque journée de la Création, s’applaudit de son costume et la trouve bien bonne celle-là.
IV
Pierrot a, outre la gourmandise reine de son être, et bien d’autres défauts, des habitudes particulières sans plus insister. Son camarade Arlequin, fils du coiffeur d’en face, treize ans qui en paraissent quinze et seize et les valent est la coqueluche des tendrons et des trottins des alentours. Jolie figure forte à fossettes, teint frais et chaud, des yeux d’homme, satané môme, va ! tournure luronne et corps mignardement précoce, il plaît surtout à Colombine l’aînée des trois charmantes fillettes (quatorze ans) de la marchande de marée du coin, et dame ! Dame aussi, Pierrot qui en tient sans espoir pour l’infante, s’esquinte en gestes vains et vains soupirs. Mais une honte le retient, juste rémunération de son, comment dire ? égoïsme.
Il tourne autour, néanmoins, comme on dit, du pot. Colombine accepte tout, sans rien donner ni rien promettre à ce Pierrot-là qui offre des pralines volées aux étalages, préalablement sucées, et des [p. 314] pruneaux de provenance non moins suspecte et non moins supportés. Un jour Arlequin, à qui au contraire c’est Colombine qui donne douceurs, menus cadeaux et tous et cœtera avec le vrai reste, surprend mon Pierrot en ce piteux manège et te vous lui flanque une de ces tripotées !
Prestement. Pierrot, fait du coup philosophe, revient à l’essentielle gourmandise ainsi, — mais cette fois il n’en mettrait pas sa main au feu, non, mais en jurerait son grand serment, — qu’à ce gnoti seauton de surérogation.
V
ÉPILOGUE
Ils ont, Pierrot, Arlequin, Colombine, vingt ans, l’un un an de plus, l’autre un an de moins ou des mois de plus et de moins, mais cet âge glorieux, Vingt Ans ! rayonne tellement qu’on a vingt ans quelque temps de plus qu’aucun autre âge. Chacun d’entre eux s’est confirmé. — Arlequin est un superbe jeune homme qui a dépouillé la chrysalide du gamin pour le luxurieux costume serpentin bariolé qu’on sait, bien rempli. Colombine est grasse, désirable, délicieusement animale, la saveur même ! Ses toilettes éclatent comme son rire. Ils forment à eux deux un vraiment exceptionnel couple tout [p. 315] sans tendresse, violent dans ses sens, tentant au possible. Il est clair que la vie les a pris, les rend et les quittera heureux, bien portants, beaux et riches de leur rouge bohème étincelante.
Pierrot est leur ami vaguement serviteur. Lui aussi est heureux, n’ayant pas d’envie et mangeant de tout, buvant de tout, poltron mais prudent, libidineux mais extérieurement continent. Ah ! ses jouissances à lui, des farces qu’il leur fait dures parfois et corrigées d’un coup de pied pointu, d’un soufflet armé de bagues ! N’importe, il a joui, ri, souri. Et puis nul souci. Eux encore doivent ruser parfois pour la victoire sur l’existence. Lui vit dans leur sillon comme un poisson dans l’eau. Nul remords, nul regret de rien de rien. C’est le Sage et c’est le Fou, c’est l’Enfant gâté de la Lune ! Languide amoureux du Soleil, qui rêve debout, s’envole assis et souvent meurt d’un tas de bonnes morts.
Vive Pierrot !
[p. 316]HUMBLE ENVOI §
Car ceci vous revenait de droit, chère madame, et s’il se trouve plus haut une dédicace à un ami d’enfance, l’envoi de ces pages données, non plus dédiées, l’envoi, le don réel, virtuel, de ces pages, ne pouvait être fait qu’à l’amie, la seule ! de cœur et de tête, à la sœur, dirais-je presque, mais non ! Dieu m’a refusé ce bonheur, une sœur ! De sorte qu’il a bien fallu pour se contenter d’une amie, foncer l’amitié, aller loin dans ce sentiment, l’exalter, puis le ramener sur terre, et voyez que nous avons réussi dans notre manège puisqu’après un aussi long temps ma pensée tout entière revient à vos pieds et qu’il est impossible que la vôtre se déplaise dans un tel témoignage.
Vous fûtes la plus intime des compagnes de celle que je ne pleurerais pas sans hypocrisie. Et en cette qualité encore, vous ne pouvez qu’approuver le choix que j’ai fait de vous comme destinataire d’un opuscule où il est un peu fait mention d’elle ; qu’elle soit traitée ici selon ses mérites, c’est ce qu’en [p. 318] bonne foi vous ne pouvez nier ; maintenant je doute que tant de calme vous plaise beaucoup : l’amitié se crée de ces devoirs et les morts aimés prennent de ces droits ! Encore est-il question d’elle là-dedans et c’est bien quelque chose qu’un souvenir quelconque. Allez donc voir au dehors, vous qui êtes mondaine et vous répandez à profusion, si quelqu’un s’occupe encore, fut-ce peu, de cette indifférente ! Donc n’excusez pas mais n’accusez pas les lignes moins aimables que vous n’eussiez souhaité où j’ai ouvert mon cœur sur une mémoire à propos de laquelle nous différerons toujours d’avis.
Et voyons, au fond, votre amie était-elle si gentille que ça ?
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Une justice à lui rendre pourtant.
Sa jalousie aux mille yeux (Pauvre de moi ! Pour quel Hercule elle me prenait donc !) n’arrêta jamais un regard sur vous. Et pourtant comme nous la trompions ! vous avec toute l’ardeur d’une amie qui joue un bon tour à une intime, moi non sans quelque remords. (Je vous l’avoue aujourd’hui bien qu’il n’y parût guère alors.) Et encore ce remords s’innocentait-il à mes yeus tant vous lui ressembliez... En mieux, tant en mieux ! Tous ses traits, toute son allure, quand il lui arrivait par instants [p. 319] d’être infiniment au-dessus d’elle-même. J’étais comme un Jupiter entre deux Alcmènes mais préférant l’une tout en parfois la prenant pour l’autre et ma foi, si j’ai jamais aimé celle qui fait dodo, je crois, bien chère amie, que c’est dans vos bras.
Mais me voici trop bavard. Laissons le passé cruel et charmant ! Je suis chrétien, au fond ; et bien que païenne puisque femme, vous ne détestez pas que je prie, les yeux secs, dame ! pour la morte, et souffrirez certainement que la vivante.
Je lui baise ses mains comme au bon temps, en dedans, parmi les minces veines bleues à la commissure des poignets, dans le cœur formé par les gants boutonnés un peu plus haut et baillant à cette place adorée jadis ad œternum.
[p. 320]