Verne, Jules(1828-1905)

[1900]

[Seconde patrie]

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Chapitre I.

Le retour de la belle saison. Fritz et Jack. – Temps superbe. – Le départ du kaïak. – Visite de l’îlot du Requin. – Feu des deux pièces. Trois coups de canon au large. §

La belle saison arriva dès la seconde semaine d’octobre. Ce mois est le premier du printemps de la zone méridionale. L’hiver n’avait pas été très rigoureux sous cette latitude du dix-neuvième degré entre l’Équateur et le tropique du Capricorne. Les hôtes de la Nouvelle-Suisse allaient pouvoir reprendre leurs travaux accoutumés.

Après onze ans passés sur cette terre, ce n’était pas trop tôt de chercher à reconnaître si elle appartenait à l’un des continents que baigne l’océan Indien, ou si les géographes devaient la comprendre parmi les îles de ces parages.

Sans doute, depuis que la jeune Anglaise avait été recueillie par Fritz sur la Roche-Fumante, M. Zermatt, sa femme, ses quatre fils et Jenny Montrose étaient aussi heureux qu’on peut l’être. Il est vrai, les craintes de l’avenir et ses chances si improbables que le salut vînt du dehors, le souvenir du pays, le besoin de reprendre contact avec l’humanité, se faisaient parfois sentir, et n’est-ce pas une loi de nature qui s’impose à toute créature humaine ?

Donc, ce jour-là, de bon matin, M. Zermatt, traversant l’enclos de Felsenheim, se promenait sur la rive du ruisseau des Chacals. Fritz et Jack l’y avaient devancé, munis de leurs engins de pêche. François ne tarda pas à les rejoindre. Quant à Ernest, toujours peu matinal, ne détestant pas de rester quelques instants de plus entre les draps, il n’avait pas encore quitté son lit

Mme Zermatt et Jenny vaquaient en ce moment à quelques occupations de l’intérieur.

« Père, dit Jack, voici une belle journée qui se prépare...

– Je le pense, mon enfant, répondit M. Zermatt. J’espère qu’elle sera suivie de bien d’autres qui ne seront pas moins belles, puisque nous sommes au début du printemps.

– Et, aujourd’hui, qu’allez-vous faire ?... questionna François.

– Nous allons pêcher, répondit Fritz, qui montra son filet et ses lignes.

– Dans la baie ?... demanda M. Zermatt.

– Non, répondit Fritz ; en remontant le ruisseau des Chacals jusqu’au barrage, nous prendrons du poisson plus qu’il ne faudra pour le déjeuner.

– Et ensuite ?... ajouta Jack en s’adressant à son père.

– Ensuite, mon fils, répliqua M. Zermatt, la besogne ne nous manquera pas. Ainsi, dans l’après-midi, je compte me rendre à Falkenhorst afin de voir si notre habitation d’été nécessite quelques réparations. D’ailleurs, nous profiterons des premiers beaux jours pour visiter nos autres métairies, Waldegg, Zuckertop, l’ermitage d’Eberfurt, la villa de Prospect-Hill... Et puis il y aura les soins à donner aux animaux, l’entretien des plantations...

– C’est entendu, père, répondit Fritz. Mais, puisque nous pouvons disposer d’une heure ou deux ce matin, viens, Jack, viens, François...

– Nous sommes prêts, s’écria Jack, et je sens déjà quelque belle truite au bout de ma ligne... Hope-là !... hope-là ! »

Jack fit le geste de ferrer le poisson imaginaire pris à son hameçon, et, finalement, ces mots sortirent de sa bouche en un son clair et joyeux :

« En route ! »

Peut-être François eût-il préféré rester à Felsenheim, où ses matinées étaient le plus souvent consacrées à l’étude. Toutefois son frère le pressa si vivement qu’il se décida à le suivre.

Les trois jeunes gens se dirigeaient vers la rive droite du ruisseau des Chacals, lorsque M. Zermatt les arrêta.

« Votre envie d’aller à la pêche, mes enfants, dit-il, vous fait oublier...

– Quoi donc ?... demanda Jack.

– Ce que nous avons l’habitude de faire chaque année dès les premiers jours de la belle saison... »

Fritz revint près de son père, et, se grattant le front :

« Qu’est-ce que cela peut être ?... dit-il.

– Comment... tu ne te souviens pas, Fritz... ni toi, Jack ?... reprit M. Zermatt.

– Est-ce que ce serait de ne pas t’avoir embrassé en l’honneur du printemps ?... répartit Jack.

– Eh ! non !... répondit Ernest, qui venait de sortir de l’enclos, se frottant les yeux et se détirant les membres.

– Alors, c’est parce que nous partons sans avoir déjeuné, n’est-ce pas, mon gourmand d’Ernest ?... » dit Jack.

C’était une allusion au péché mignon de son frère, soucieux avant tout de la question de nourriture et grand amateur de bons morceaux.

« Non, répondit Ernest, il ne s’agit pas de cela. Notre père veut seulement vous rappeler que l’habitude est de tirer chaque année, à cette époque, les deux pièces de la batterie du Requin...

– Justement », répliqua M. Zermatt.

En effet, l’un des jours de la seconde quinzaine d’octobre, après la saison des pluies, Fritz et Jack avaient coutume de gagner l’îlot à l’entrée de la baie du Salut, de rehisser le pavillon de la Nouvelle-Suisse, de le saluer de deux coups de canon que l’on entendait assez distinctement de Felsenheim. Puis, sans grand espoir, plutôt machinalement, ils parcouraient du regard la mer et le littoral... Peut-être un navire, traversant ces parages, entendrait-il les deux détonations ?... Peut-être ne tarderait-il pas à venir en vue de la baie ?... Peut-être même des naufragés avaient-ils été jetés sur quelque point de cette terre qu’ils devaient croire inhabitée, et, ces décharges d’artillerie leur donneraient-elles l’éveil ?...

« C’est exact, dit Fritz, nous allions oublier notre service... Va préparer le kaïak, Jack, et, avant une heure, nous serons de retour. »

Mais alors Ernest de dire :

« À quoi bon ce tapage d’artillerie ?... Voilà nombre d’années que nous faisons feu de toutes nos pièces, et cela ne sert guère qu’à troubler les échos de Falkenhorst et de Felsenheim !... Pourquoi dépenser inutilement ces charges de poudre ?...

– Je te reconnais bien là, Ernest !... s’écria Jack. Si un coup de canon coûte tant, il faut qu’il rapporte tant... ou il n’a qu’à se taire !

– Tu as eu tort de parler ainsi, dit M. Zermatt à son second fils, et je ne trouve pas que la dépense soit inutile... Arborer un pavillon sur l’îlot du Requin ne peut suffire, car il ne serait pas aperçu de la pleine mer... tandis que nos coups de canon s’entendent d’une bonne lieue au large... Il serait peu raisonnable de négliger cette chance de signaler notre présence à quelque bâtiment de passage...

– Alors, dit Ernest, il y aurait lieu de tirer tous les matins et tous les soirs...

– Assurément... comme dans les marines militaires... affirma Jack.

– Dans les marines militaires, on ne risque point d’être à court de munitions, fit observer Ernest, qui ne se rendait pas volontiers, étant de beaucoup le plus entêté des quatre frères.

– Rassure-toi, mon fils, la poudre n’est pas près de nous manquer, affirma M. Zermatt. Deux fois par an, avant et après l’hiver, deux coups de canon, ce n’est qu’une dépense insignifiante. J’estime que nous ne devons pas renoncer à cette habitude...

– Notre père a raison, reprit Jack. Si les échos de Felsenheim et de Falkenhorst ne sont pas contents d’être troublés dans leur sommeil, eh bien ! Ernest leur fera une belle excuse en vers, et ils seront enchantés... Allons, Fritz.

– Auparavant, dit François, il faut prévenir notre mère...

– Et aussi notre chère Jenny... ajouta Fritz.

– J’y aurai soin, répondit M. Zermatt, car ces détonations pourraient leur causer quelque surprise et même les induire à se figurer qu’un bâtiment entre dans la baie du Salut... »

En ce moment, Mme Zermatt et Jenny Montrose, qui sortaient de la galerie, s’arrêtèrent à la porte de l’enclos.

Tout d’abord, après avoir embrassé sa mère, Fritz tendit la main à la jeune fille qui lui souriait. Et, comme elle voyait Jack se diriger vers la crique où étaient mouillées la chaloupe et la pinasse, elle dit :

« Est-ce que vous allez en mer, ce matin ?...

– Oui, Jenny, répondit Jack, en revenant sur ses pas. Fritz et moi, nous faisons nos préparatifs pour une grande traversée...

– Une grande traversée ?... répéta Mme Zermatt, qui s’inquiétait toujours de ces absences, quelque confiance qu’elle pût avoir dans l’habileté de ses deux fils à manœuvrer leur kaïak.

– Rassure-toi, ma chère Betsie, et vous aussi, Jenny, dit M. Zermatt. Jack plaisante... Il ne s’agit que de se rendre à l’îlot du Requin, de tirer les deux coups réglementaires en arborant le pavillon et de revenir après avoir vu si tout est en ordre.

– C’est convenu, répondit Jenny, et, tandis que Fritz et Jack gagneront l’îlot, Ernest, François et moi, nous irons tendre nos lignes... à la condition que Mme Betsie n’ait pas besoin de moi...

– Non, ma chère fille, dit Mme Zermatt, et, pendant ce temps, je vais préparer notre prochaine lessive. »

Après être d’abord descendus à l’embouchure du ruisseau des Chacals, où Jack amena le kaïak, Fritz et lui embarquèrent. On leur souhaita bonne traversée, et la légère embarcation se lança vivement hors de la petite crique.

Le temps était beau, la mer calme, la marée favorable. Placés l’un devant l’autre, chacun dans l’étroite ouverture qui lui était ménagée, les deux frères maniaient la pagaie tour à tour et s’éloignaient rapidement de Felsenheim. Comme le courant portait un peu vers l’est, le kaïak dut se rapprocher de la côte opposée, en franchissant le goulet qui mettait la baie du Salut en communication avec la pleine mer.

À cette époque, Fritz était âgé de vingt-cinq ans. Adroit, vigoureux, rompu à tous les exercices corporels, marcheur infatigable, chasseur intrépide, cet aîné de la famille Zermatt lui faisait honneur. Son caractère un peu dur s’était assoupli. Ses frères ne souffraient plus, comme autrefois, de vivacités qui lui avaient souvent valu les remontrances de son père et de sa mère. Et puis, un autre sentiment avait contribué à modifier en mieux ses propensions naturelles.

En effet, il ne pouvait oublier la jeune fille qu’il avait ramenée de la Roche-Fumante, et Jenny Montrose ne pouvait oublier qu’elle lui devait son salut. Jenny était charmante, avec ses cheveux blonds tombant en boucles soyeuses, sa taille flexible, ses mains fines, cette fraîcheur de carnation qui se reconnaissait sous le hâle de sa figure. En entrant dans cette honnête et laborieuse famille, elle lui avait apporté ce qui manquait jusqu’alors, la joie de la maison, et elle fut le bon génie du foyer domestique.

Mais, si Ernest, Jack, François ne voyaient qu’une sœur dans cette aimable personne, en était-il ainsi de Fritz ?... Était-ce le même sentiment qui lui faisait battre le cœur ?... Et Jenny n’éprouvait-elle pas plus que de l’amitié pour le courageux jeune homme venu à son secours ?... Il s’était passé déjà près de deux ans depuis le si émouvant incident de la Roche-Fumante... Fritz n’avait pu vivre près de Jenny sans s’éprendre d’elle... Et que de fois le père, la mère causaient de ce que réservait l’avenir à cet égard !

En ce qui concerne Jack, si son caractère avait subi quelque modification, c’était dans l’accroissement de ses dispositions naturelles pour tous les exercices qui exigeaient de la force, du courage, de l’adresse, et, de ce fait, il n’avait plus rien à envier maintenant à Fritz. Il était alors âgé de vingt et un ans, de taille moyenne, bien découplé, toujours le brave garçon joyeux, plaisant, primesautier, et aussi bon, serviable, dévoué, qui n’avait jamais causé à ses parents aucune peine. Il ne laissait pas d’ailleurs de lutiner ses frères de temps à autre, et ceux-ci lui pardonnaient volontiers. N’était-ce pas le meilleur camarade que l’on pût voir !

Cependant le kaïak filait comme une flèche à la surface des eaux. Si Fritz n’avait point établi la petite voile qu’il portait lorsque le vent était favorable, c’est que la brise soufflait du large. Au retour, le mât serait dressé, l’emploi des pagaies ne deviendrait pas nécessaire pour rallier l’embouchure du ruisseau des Chacals,

Rien n’attira l’attention des deux frères pendant cette courte traversée de trois quarts de lieue. Du côté de l’est, le rivage, aride, désert, ne présentait qu’une succession de dunes jaunâtres. De l’autre côté, s’étendait le verdoyant littoral depuis l’embouchure du ruisseau des Chacals jusqu’à celle du ruisseau des Flamants, et au-delà jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé.

« Décidément, dit Fritz, notre Nouvelle-Suisse n’est point située sur la route des navires, et ces parages de l’océan Indien sont peu fréquentés...

– Eh !... fit Jack, je ne tiens pas tant que cela à ce qu’on la découvre, notre Nouvelle-Suisse !... Un bâtiment qui l’accosterait se hâterait d’en prendre possession !... S’il y plantait son pavillon, que deviendrait le nôtre ?... Et, comme à coup sûr ce ne serait pas un pavillon helvétique, puisque celui de la Suisse ne court pas précisément les mers, nous serions exposés à ne plus nous sentir chez nous...

– Et l’avenir... Jack... l’avenir ?... répondit Fritz.

– L’avenir ?... reprit Jack, ce sera la continuation du présent... et si tu n’es pas satisfait...

– Nous... peut-être... dit Fritz. Mais tu oublies Jenny... son père qui croit qu’elle a péri dans le naufrage de la Dorcas ?... Et ne doit-elle pas désirer de toute son âme d’être ramenée près de lui ?... Elle le sait là-bas, en Angleterre, et comment l’y rejoindre si quelque navire n’arrive pas un jour...

– C’est juste », répondit Jack en souriant, car il devinait ce qui se passait dans le cœur de son frère.

Après quarante minutes de navigation, le kaïak vint accoster les basses roches de l’îlot du Requin.

Le premier soin de Fritz et de Jack devait être de le visiter à l’intérieur, puis d’en faire le tour. Il importait de reconnaître l’état des plantations créées depuis quelques années autour du monticule de la batterie.

En effet, ces plantations étaient très exposées aux vents du nord et du nord-est, qui battaient de plein fouet l’îlot avant de s’engouffrer à travers le goulet de la baie du Salut, comme dans un entonnoir. Il se formait même en cet endroit des remous atmosphériques d’une violence extrême, qui plus d’une fois déjà avaient décoiffé de sa toiture le hangar sous lequel étaient placées les deux pièces.

Heureusement, les plantations n’avaient pas trop souffert. Seuls quelques arbres dans la partie septentrionale gisaient sur la grève, et il y aurait lieu de les débiter en vue d’approvisionner Felsenheim.

Quant aux enclos dans lesquels étaient parquées les antilopes, ils avaient été si solidement aménagés que Fritz et Jack n’y remarquèrent aucun dégât. Les animaux trouvaient là une herbe abondante qui assurait leur nourriture pendant toute l’année. Ce troupeau comptait actuellement une cinquantaine de têtes, dont le nombre ne pouvait que s’accroître.

« Et que ferons-nous de toutes ces bêtes ?... demanda Fritz en voyant les gracieux ruminants s’ébattre entre les haies vives des enclos.

– Nous les vendrons... répondit Jack.

– Tu admets donc qu’un jour ou l’autre des navires viendront auxquels il sera possible de les vendre ?... demanda Fritz.

– Point du tout, répliqua Jack, et, lorsque nous les vendrons, ce sera au franc marché de la Nouvelle-Suisse...

– Le franc marché, Jack !... À t’entendre, le moment n’est pas éloigné où la Nouvelle-Suisse aura des francs marchés...

– Sans aucun doute, Fritz, comme elle aura des villages, des bourgades, des villes et même une capitale, qui sera naturellement Felsenheim...

– Et quand cela ?...

– Lorsque les districts de la Nouvelle-Suisse posséderont plusieurs milliers d’habitants...

– Des étrangers ?...

– Non, Fritz, non !... affirma Jack, des Suisses, rien que des Suisses... Notre pays d’origine est assez peuplé pour nous envoyer quelques centaines de familles...

– Mais il n’a jamais eu et je doute qu’il ait jamais de colonies, Jack...

– Eh bien, Fritz... il en aura au moins une...

– Hum ! Jack, nos concitoyens ne paraissent pas d’humeur à émigrer.

– Et qu’avons-nous fait, nous ?... s’écria Jack. Est-ce que le goût de la colonisation ne nous est pas venu... non sans quelque profit ?...

– Parce que nous y étions forcés, répondit Fritz. D’ailleurs, si jamais la Nouvelle-Suisse doit se peupler, j’ai grand-peur qu’elle ne justifie plus son nom, et que la grande majorité de ses habitants ne soit d’origine anglo-saxonne ! »

Fritz avait raison, et Jack le comprenait si bien qu’il ne put retenir une grimace.

À cette époque, en effet, la Grande-Bretagne était de tous les États européens celui qui imprimait le plus grand essor à son empire colonial. Peu à peu, l’océan Indien lui livrait de nouvelles possessions. Donc, selon toute probabilité, si un bâtiment arrivait jamais en vue, il porterait à sa corne le pavillon britannique, son capitaine en prendrait possession, arborerait les couleurs de l’Angleterre sur les hauteurs de Prospect-Hill.

Lorsque la visite de l’îlot fut achevée, les deux frères gravirent le monticule et atteignirent le hangar de la batterie.

Après s’être arrêtés au bord du plateau supérieur, ils parcoururent, la lunette aux yeux, tout ce vaste segment de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap qui fermait à l’est la baie du Salut.

Parages toujours déserts. Rien en vue jusqu’à l’extrême ligne de ciel et d’eau, si ce n’est, à une lieue et demie dans le nord-est, le récit sur lequel était venu s’échouer le Landlord.

En dirigeant leurs regards vers le cap de l’Espoir-Trompé, Fritz et Jack aperçurent entre les arbres de la colline le belvédère de la villa de Prospect-Hill. Cette habitation d’été était à sa place, – ce qui rassurerait M. Zermatt, pris toujours de cette crainte qu’elle ne fût détruite par les rafales pendant la mauvaise saison.

Les deux frères pénétrèrent sous le hangar que les tempêtes avaient respecté, bien que les deux mois et demi d’hiver eussent été trop souvent troublés par les ouragans et les bourrasques.

Il s’agissait à présent de hisser, au mât planté près du hangar, le pavillon blanc et rouge, qui flotterait jusqu’à la fin de l’automne, et de l’appuyer des deux coups de canon annuels.

Tandis que Jack s’occupait de retirer le pavillon de son étui et de le fixer par les angles à la drisse du mât, Fritz examinait les deux caronades braquées en direction du large. Elles étaient en bon état, et il n’y eut qu’à les charger. Afin d’économiser la poudre, Fritz eut soin d’employer une bourre de terre mouillée, ainsi qu’il le faisait d’habitude, – ce qui augmentait l’intensité de la décharge. Puis il introduisit dans la lumière l’étoupille destinée à communiquer le feu au moment où le pavillon monterait en tête du mât.

Il était alors sept heures et demie du matin. Le ciel, dégagé des premières brumes de l’aube, se montrait dans toute sa pureté. Vers l’ouest s’arrondissaient cependant quelques volutes de nuages. Le vent indiquait une tendance à mollir. La baie, resplendissant sous l’averse des rayons solaires, allait tomber au calme plat.

Dès qu’il eut fini, Fritz demanda à son frère s’il était prêt.

« Quand tu voudras, Fritz, répondit Jack, en s’assurant que la drisse se déroulerait sans accrocher la toiture.

– Première pièce... feu !... Seconde pièce... feu !... » cria Fritz, qui prenait au sérieux son rôle d’artilleur.

Les deux coups retentirent l’un après l’autre, tandis que l’étamine rouge et blanche se déployait au souffle de la brise.

Fritz s’occupa de recharger les deux canons. Mais à peine avait-il introduit la gargousse dans la seconde pièce qu’il se redressa...

Une détonation lointaine venait de frapper son oreille.

Aussitôt Jack et lui de s’élancer hors du hangar.

« Un coup de canon !... s’écria Jack.

– Non... dit Fritz, ce n’est pas possible !... Nous nous sommes trompés...

– Écoutons !... » reprit Jack, qui respirait à peine.

Une seconde détonation traversa l’air, puis une troisième retentit après une minute d’intervalle.

« Oui... oui... ce sont bien des coups de canon... répéta Jack.

– Et ils viennent de l’est !... » ajouta Fritz.

Est-ce donc qu’un navire, passant en vue de la Nouvelle-Suisse, avait répondu à la double décharge partie de l’îlot du Requin, et ce navire allait-il mettre le cap sur la baie du Salut ?...

Chapitre II.

Le retour du kaïak. – L’impression produite. – Décision prise. – Trois jours de tempête. – Doublé le cap à l’est. – Le bâtiment au mouillage. §

Dès que la double détonation de la batterie de l’îlot du Requin eut éclaté, les échos de Felsenheim la répercutèrent de roche en roche. À ce moment, M. et Mme Zermatt, Jenny, Ernest et François, accourant sur la grève, purent apercevoir la fumée blanchâtre des deux pièces qui se rabattait lentement vers Falkenhorst. En agitant leurs mouchoirs, ils y répondirent par un hurrah, moins bruyant sans doute, mais qui partait du cœur.

Puis, chacun se disposait à reprendre ses occupations, lorsque Jenny, regardant avec la longue-vue dans la direction de l’îlot, dit :

« Voici Fritz et Jack qui reviennent...

– Déjà ?... fit Ernest. C’est à peine s’ils ont eu le temps de recharger les caronades... Pourquoi cette hâte de nous rejoindre ?...

– En effet, ils semblent pressés », répondit M. Zermatt.

Nul doute, ce point mouvant que la longue-vue permettait d’apercevoir un peu à la droite de l’îlot ne pouvait être que la légère embarcation, rapidement enlevée sous l’action de ses pagaies.

« C’est au moins singulier !... fit observer Mme Zermatt. Ont-ils quelque nouvelle à nous communiquer... quelque nouvelle importante ?...

– Je le pense », répondit Jenny.

Cette nouvelle serait-elle bonne, serait-elle mauvaise ?... Chacun se posait cette question sans essayer de la résoudre.

Tous les regards étaient dirigés vers le kaïak, qui grossissait à vue d’œil. En un quart d’heure, il fut à mi-chemin de l’îlot du Requin et de l’embouchure du ruisseau des Chacals. Fritz n’avait point hissé sa petite voile, car la brise mollissait et, rien qu’en manœuvrant leurs pagaies, les deux frères marchaient plus vite que le vent sur ces eaux à peine ridées de la baie du Salut.

Alors, il vint à la pensée de M. Zermatt d’observer si ce retour précipité n’était pas une fuite, si quelque pirogue de sauvages, poursuivant le kaïak, n’allait pas apparaître au tournant de l’îlot, ou même une embarcation de pirates venue du large... Mais, cette idée très alarmante, il ne la communiqua point. Suivi de Betsie, de Jenny, d’Ernest et de François, il se porta à l’extrémité de la crique, afin d’interroger Fritz et Jack dès qu’ils accosteraient.

Un quart d’heure plus tard, le kaïak s’arrêtait près des premières roches qui servaient de débarcadère, au fond de la crique.

« Qu’y a-t-il ?... » demanda M. Zermatt.

Fritz et Jack sautèrent sur la grève. Essoufflés, le visage inondé de sueur, les bras rompus de fatigue, ils ne purent d’abord répondre que par gestes, en montrant le littoral au levant de la baie du Salut.

« Qu’y a-t-il ?... redemanda François, en saisissant le bras de Fritz.

– Vous n’avez pas entendu ?... interrogea enfin ce dernier, lorsqu’il eut recouvré la parole.

– Oui... les deux coups de canon que vous avez tirés de la batterie du Requin ?... dit Ernest.

– Non... répondit Jack, pas les nôtres... ceux qui ont répondu...

– Quoi... dit M. Zermatt, des détonations ?...

– Est-il possible... est-il possible !... » répétait Mme Zermatt.

Jenny s’était avancée près de Fritz, et, pâle d’émotion, dit à son tour :

« Vous avez entendu des détonations de ce côté ?...

– Oui, Jenny, répondit Fritz, trois coups tirés à intervalles réguliers. »

Fritz parlait d’un ton si affirmatif que l’on ne pouvait croire à une erreur de sa part. D’ailleurs, Jack confirma les paroles de son frère, en ajoutant :

« Il n’est pas douteux qu’un bâtiment se trouve en vue de la Nouvelle-Suisse, et que son intention a été attirée par la décharge de nos deux caronades...

– Un navire... un navire !... murmurait Jenny.

– Et c’était bien dans la direction de l’est ?... reprit en insistant M. Zermatt.

– Oui... dans la direction de l’est, déclara Fritz, et j’en conclus que la baie du Salut ne doit être séparée que d’une ou deux lieues de la haute mer. »

C’était probable ; mais, on ne l’ignore pas, aucune reconnaissance n’avait encore été poussée sur ce littoral.

Après un moment de surprise, on pourrait dire de stupéfaction, il est facile d’imaginer à quels sentiments s’abandonnèrent les hôtes de la Nouvelle-Suisse. Un navire... il y avait assurément un navire en vue, un navire dont les détonations avaient été apportées par la brise jusqu’à l’îlot du Requin !... N’était-ce pas là comme un lien par lequel cette terre ignorée où depuis onze ans vivaient les naufragés du Landlord se rattachait au reste du monde habité ?... Le canon, c’est la grande voix des navires qui traverse les longues distances, et cette voix venait de se faire entendre pour la première fois depuis que la batterie de l’îlot du Requin saluait le départ et le retour de la belle saison !... Il semblait que cette éventualité, sur laquelle ils ne comptaient plus, prit au dépourvu M. Zermatt et les siens, comme si ce bâtiment eût parlé une langue qu’ils avaient cessé de comprendre.

Cependant ils se ressaisirent et ne songèrent qu’aux bons côtés de cette situation nouvelle. Ce bruit lointain, arrivé jusqu’à eux, ce n’était plus un de ces bruits de la nature dont ils avaient depuis si longtemps l’habitude, le craquement des arbres sous la violence des bourrasques, les fracas de la mer démontée par la tempête, les éclats de la foudre pendant les puissants orages de cette zone intertropicale... Non !... Ce bruit était dû à la main de l’homme !... Le capitaine, l’équipage du bâtiment qui passait au large ne pouvaient plus croire que cette terre fût inhabitée... S’ils relâchaient dans la baie, leur pavillon saluerait le pavillon de la Nouvelle-Suisse !

Aussi tous ne virent là que la certitude d’une prochaine délivrance. Mme Zermatt se sentait exempte des craintes de l’avenir... Jenny songeait à son père qu’elle désespérait de jamais revoir... M. Zermatt et ses fils se retrouvaient au milieu de leurs semblables... Et alors tous se pressèrent dans une commune étreinte.

Ainsi, la première impression que ressentit cette famille fut celle que donne la réalisation des plus chers désirs. Ne prenant de cet événement que ce qu’il comportait d’heureux, elle fut toute à l’espoir et à la reconnaissance envers le Ciel.

« Il convient d’abord de rendre grâce à Dieu, dont la protection ne nous a jamais manqué, dit François. C’est vers lui que doivent monter nos remerciements, c’est à lui que doivent s’adresser nos prières ! »

Il était naturel que François s’exprimât de la sorte. On sait de quels sentiments religieux il avait toujours été animé, et ils étaient devenus encore plus profonds avec l’âge. C’était un caractère droit, tranquille, rempli d’affection pour les siens, c’est-à-dire tout ce qui avait été pour lui l’humanité jusque-là. Le dernier des frères, il était cependant comme leur conseiller lors des bien rares froissements qui surgissaient entre les membres de cette famille si unie. Quelle aurait été sa vocation s’il eût vécu en son pays d’origine ?... Sans doute, il aurait cherché dans la médecine, le droit, le sacerdoce, à satisfaire ce besoin de dévouement qui était au fond de lui-même comme l’activité physique chez Fritz et Jack, l’activité intellectuelle chez Ernest. Il adressa donc à la Providence une fervente prière à laquelle se joignirent son père, sa mère, ses frères et Jenny.

En ces circonstances, il convenait d’agir sans perdre une heure. L’hypothèse la plus probable était que ce navire, dont on ne voulait plus mettre la présence en doute, devait être mouillé dans une des anses du littoral et non qu’il passât au large de la Nouvelle-Suisse. Peut-être les détonations auxquelles il avait répondu l’engageraient-elles à opérer la reconnaissance de cette terre ?... Peut-être même chercherait-il à donner dans la baie du Salut, après avoir doublé le cap qui la terminait à l’est ?...

Voilà ce que fit valoir Fritz, et il acheva son argumentation en disant :

« Le seul parti à prendre, c’est d’aller au-devant de ce bâtiment, en suivant la côte orientale, qui, sans doute, court du nord au sud...

– Et qui sait si nous n’avons pas déjà trop tardé... dit Jenny.

– Je ne le pense pas, répondit Ernest. Il est impossible que le capitaine de ce navire, quel qu’il soit, ne cherche pas à se rendre compte...

– Tout ça... des mots inutiles !... s’écria Jack. Partons...

– Donne-nous le temps de préparer la chaloupe... fit observer M. Zermatt.

– Ce serait trop long, déclara Fritz, et le kaïak suffira...

– Soit ! » dit M. Zermatt.

Puis il ajouta :

« L’essentiel est de se conduire avec une extrême prudence... Que des sauvages malais ou australiens aient débarqué sur le littoral de l’est, cela me paraît improbable... mais l’océan Indien est fréquenté par des pirates, et il y aurait tout à redouter de leur part...

– Oui... ajouta Mme Zermatt, et mieux vaut que ce navire s’éloigne si...

– J’irai moi-même, déclara M. Zermatt. Avant d’entrer en communication avec ces étrangers, il faut savoir à qui on a affaire. »

Ce plan était sage. Il ne restait plus qu’à l’exécuter. Or, par une véritable malchance, le temps se modifia dès les premières heures de cette matinée. Après avoir molli, le vent venait de haler l’ouest et fraîchissait sensiblement. Le kaïak n’aurait pu se risquer dans la baie, même s’il ne se fût agi que de gagner l’îlot du Requin. Le ciel s’était couvert de nuages qui se levaient du couchant, – de ces nuages de bourrasque dont un marin se défie toujours.

Mais, à défaut du kaïak, fallût-il perdre une heure ou deux en préparatifs, ne pouvait-on employer la chaloupe, bien que la houle dût être violente au-delà du goulet ?...

À son vif désappointement, M. Zermatt dut y renoncer. Avant midi, une véritable tempête soulevait les eaux de la baie du Salut et la rendait impraticable. Si ce brusque changement de temps ne pouvait se prolonger à cette époque, du moins contrecarrait-il tous les projets, et pour peu que la tourmente durât vingt-quatre heures, ne serait-il pas trop tard pour aller à la recherche du navire ?... D’ailleurs, en cas que son mouillage ne lui offrit pas un abri sûr, il le quitterait sans doute, et, avec ces vents d’ouest, il aurait rapidement perdu de vue les côtes de la Nouvelle-Suisse.

D’autre part, Ernest fit valoir cette raison : Peut-être le bâtiment tenterait-il de se réfugier dans la baie du Salut, s’il venait à doubler le cap par l’est ?...

« C’est possible, en effet, répondit M. Zermatt, et c’est même désirable, à la condition que nous n’ayons pas affaire à des pirates...

– Aussi nous veillerons, père, dit François. Nous veillerons toute la journée... toute la nuit...

– Et encore, si nous pouvions nous rendre à Prospect-Hill ou seulement à Falkenhorst, ajouta Jack, nous serions mieux placés pour observer le large ! »

Évidemment, mais il n’y fallait pas songer. Pendant l’après-midi, le temps devint plus mauvais. La fureur des rafales redoubla. La pluie tombait si abondante que les eaux du ruisseau des Chacals débordèrent, et le pont de Famille faillit être emporté. M. Zermatt et ses fils restèrent constamment sur le qui-vive et ils eurent fort à faire pour empêcher l’inondation d’envahir l’enclos de Felsenheim. Betsie et Jenny ne purent mettre le pied dehors. Jamais journée ne s’écoula plus tristement, et n’était-il pas trop certain que, si le bâtiment s’éloignait, il ne reviendrait pas sur ces parages...

La nuit arrivée, les violences de la tempête s’accrurent. Sur la recommandation de M. Zermatt, que ses enfants obligèrent à prendre quelque repos, Fritz, Ernest, Jack et François se relayèrent jusqu’au jour. De la galerie, qu’ils ne quittèrent pas, ils voyaient la mer jusqu’à l’îlot du Requin. Si un feu de navire eût paru à l’entrée du goulet, ils l’auraient aperçu ; si une détonation eût retenti, ils l’auraient entendue, malgré le tumulte des lames qui brisaient sur les roches de la crique avec un effroyable fracas. Lorsque la rafale s’apaisait un peu, enveloppés de leur capote cirée, tous quatre, s’avançant jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals, s’assuraient que la chaloupe et la pinasse tenaient bon à leur mouillage.

La tourmente dura quarante-huit heures. À peine si, pendant tout ce temps, M. Zermatt et ses fils avaient pu se porter jusqu’à mi-chemin de Falkenhorst afin d’embrasser du regard un plus large horizon. La mer, toute blanche de l’écume des lames déferlantes, était déserte. En réalité, pas un bâtiment n’eût osé se risquer si près de terre pendant cette tempête.

M. et Mme Zermatt avaient déjà fait le sacrifice de leurs espérances. Ernest, Jack, François, habitués à cette existence depuis leur jeune âge, ne regrettaient pas autrement cette occasion perdue. Mais Fritz la regrettait pour eux, ou plutôt pour Jenny.

En effet, si le navire s’était éloigné, s’il ne devait pas revenir sur ces parages, quel sujet de déception pour la fille du colonel Montrose !... La possibilité d’être ramenée à son père lui échappait... Cette occasion de revenir en Europe, combien de temps s’écoulerait avant qu’elle se représentât, et même se représenterait-elle ?...

« Espérons !... espérons !... répétait Fritz, que la douleur de Jenny accablait. Ce bâtiment... ou un autre... reviendra, puisqu’on va maintenant avoir connaissance de la Nouvelle-Suisse ! »

Pendant la nuit du 11 au 12 octobre, le vent ayant remonté au nord, le mauvais temps prit fin. À l’intérieur de la baie du Salut, la mer tomba vite, et, dès l’aube, les lames ne roulaient plus sur la grève de Felsenheim.

Toute la famille venait de quitter l’enclos, et portait ses regards en direction de la pleine mer.

« Allons à l’îlot du Requin, proposa aussitôt Fritz... Il n’y a aucun risque pour le kaïak...

– Qu’y ferez-vous ?... demanda Mme Zermatt.

– Peut-être le navire est-il encore en relâche à l’abri du littoral... et même, si la tempête l’a obligé à gagner le large, peut-être est-il revenu ?... Tirons quelques coups de canon, et s’ils reçoivent une réponse...

– Oui... Fritz... oui !... répéta Jenny, qui aurait déjà voulu être de sa personne sur l’îlot.

– Fritz a raison, dit M. Zermatt... Il ne faut rien négliger... Si le bâtiment est là, il nous entendra et se fera entendre !... »

Le kaïak fut paré en quelques minutes. Mais, comme Fritz allait y prendre place, M. Zermatt lui conseilla de rester à Felsenheim avec sa mère, ses frères et Jenny. Ce serait Jack qui l’accompagnerait. Il emporterait un pavillon, afin d’indiquer s’il y avait quelque bonne nouvelle, ou si quelque danger menaçait. Dans ce dernier cas, après l’avoir secoué trois fois, il jetterait le pavillon à la mer, et alors Fritz devrait emmener toute la famille à Falkenhorst. M. Zermatt et Jack viendraient l’y rejoindre en toute hâte et, s’il le fallait, on se réfugierait soit aux métairies de Waldegg ou de Zuckertop, soit même à l’ermitage d’Eberfürt. Au contraire, si M. Zermatt, après avoir agité deux fois le pavillon, le plantait près de la batterie, c’est qu’il n’y aurait aucun motif d’inquiétude, et Fritz attendrait son retour à Felsenheim.

Il va sans dire que ces divers signaux seraient aisément aperçus de l’embouchure du ruisseau des Chacals, en les observant avec une lunette d’approche.

Jack venait d’amener le kaïak au pied des roches. Son père et lui embarquèrent. À quelques encablures en dehors de la crique, la houle se réduisait à un léger clapotis. Enlevée par ses pagaies, l’embarcation fila rapidement vers l’îlot du Requin.

Le cœur de M. Zermatt lui battait fort, lorsqu’il accosta la pointe de l’îlot, et avec quelle hâte Jack et lui gravirent le monticule !

Arrivés devant le hangar, ils s’arrêtèrent. De là, leurs yeux parcoururent le vaste horizon compris entre le promontoire à l’est et le cap de l’Espoir-Trompé.

Aucune voile ne se montrait à la surface de la mer, toujours houleuse au large, toujours déserte.

Au moment où ils allaient entrer dans le hangar, M. Zermatt dit une dernière fois à Jack :

« Ton frère et toi, êtes-vous bien certains d’avoir entendu...

– Absolument certains... répondit Jack. C’étaient bien des détonations qui venaient de l’est...

– Dieu le veuille ! » dit M. Zermatt.

Comme les caronades avaient été rechargées par Fritz, il n’y avait plus qu’à y mettre le feu.

« Jack, dit M. Zermatt, tu vas tirer deux coups à deux minutes d’intervalle, puis, après avoir rechargé la première pièce, tu feras feu une troisième fois...

– C’est convenu, père, répondit Jack. Et toi ?...

– Moi, je vais me placer au bord du plateau tourné vers le levant, et, si une détonation vient de ce côté, je serai bien placé pour l’entendre. »

Au surplus, lovent ayant passé au nord, bien qu’il fût très faible, les circonstances étaient favorables. Des décharges d’artillerie parties de l’ouest et de l’est devaient être facilement entendues, si la distance n’excédait pas une lieue et demie.

M. Zermatt alla se poster sur le côté du hangar.

Alors, en ménageant les intervalles de temps convenus, Jack fit trois fois feu de la batterie. Puis, il accourut aussitôt près de son père, et tous deux demeurèrent là, immobiles, l’oreille tendue vers l’est.

Une première détonation parvint assez distinctement jusqu’à l’îlot du Requin.

« Père... s’écria Jack, le navire est toujours là !...

– Écoutons ! » répondit M. Zermatt.

Six autres détonations, à intervalles réguliers, suivirent la première. Ainsi, non seulement le bâtiment répondait, mais il semblait dire que les choses ne dussent pas en rester là.

À cet instant M. Zermatt, après avoir agité le pavillon, le planta près de la batterie. Si les détonations du navire n’étaient pas parvenues à Felsenheim, du moins y saurait-on qu’aucun danger n’était à craindre.

Et d’ailleurs, une demi-heure après, lorsque le kaïak fut rentré dans la crique, Jack de s’écrier :

« Sept coups !... On a tiré sept coups...

– Et que le ciel soit sept fois béni ! » répondit François.

En proie à la plus vive émotion, Jenny saisit la main de Fritz. Puis elle se jeta dans les bras de Mme Zermatt, qui essuya ses pleurs en la couvrant de baisers.

Donc, aucun doute sur la présence du navire, puisqu’il venait de répondre à la batterie de l’îlot du Requin. Pour une cause ou une autre, il devait être en relâche au fond d’une des baies de la côte orientale... Peut-être même n’avait-il point été contraint de la quitter pendant la tempête ?... Maintenant, il ne partirait pas sans s’être mis en communication directe avec les habitants de cette terre inconnue... et le mieux n’était-il pas de ne point attendre qu’il parût en vue de la baie ?...

« Non !... partons... partons... répétait Jack, partons à l’instant !...

Mais le prudent Ernest d’émettre alors quelques réflexions auxquelles M. Zermatt donna son approbation. À quelle nationalité appartenait ce navire, comment le savoir ?... N’était-il pas possible qu’il fût monté par des pirates, qui, on ne l’ignore pas, étaient nombreux à cette époque dans cette portion de l’océan Indien !... Qui sait même s’il n’était pas tombé entre les mains de ces forbans ?... En ce cas, à quels dangers seraient exposés M. Zermatt et sa famille ?...

Toutes ces questions se posaient naturellement.

« Eh bien, déclara Fritz, il faut qu’elles soient résolues dans le plus bref délai...

– Oui... il le faut !... répéta Jenny, qui ne pouvait modérer son impatience.

– Je vais m’embarquer dans le kaïak, ajouta Fritz, et, puisque l’état de la mer le permet, je doublerai sans difficulté le cap à l’est...

– Soit, répondit M. Zermatt, car nous ne pouvons rester dans l’indécision... Toutefois, avant d’accoster ce navire, il est nécessaire d’être fixé... Fritz, je m’embarque avec toi... »

Jack intervint.

« Père, dit-il, en marchant à la pagaie, j’en ai l’habitude, – rien que pour atteindre le cap on mettra plus de deux heures, et, au-delà, la distance peut être longue encore jusqu’au mouillage du navire !... C’est à moi d’accompagner Fritz...

– Cela vaudra mieux », ajouta ce dernier.

M. Zermatt hésitait. Il lui semblait indispensable de prendre part à cette opération qui devait être conduite avec une extrême prudence.

« Oui !... que Fritz et Jack partent... intervint Mme Zermatt. Nous pouvons nous en rapporter à eux. »

M. Zermatt se rendit, et les plus instantes recommandations furent faites aux deux frères. Après avoir doublé le cap, ils devaient suivre la terre, se glisser entre les roches de cette partie de la côte, voir avant d’avoir été vus, s’assurer seulement de la situation du bâtiment, ne point monter à bord, et revenir aussitôt à Felsenheim. M. Zermatt déciderait alors ce qu’il y aurait à faire. Si Fritz et Jack pouvaient même éviter d’être aperçus, ce serait préférable à tous égards.

Peut-être aussi, – c’est ce que fit observer Ernest, – conviendrait-il que Fritz et Jack pussent être pris pour des sauvages. Pourquoi, après s’être vêtus à leur mode, ne se noirciraient-ils pas la figure, les bras et les mains, – moyen déjà employé par Fritz, lorsqu’il avait ramené Jenny à la baie des Perles ? L’équipage du navire serait moins surpris de rencontrer des noirs sur cette terre de l’océan Indien...

L’avis d’Ernest était bon. Les deux frères se déguisèrent en indigènes des Nicobar, puis s’appliquèrent une couche de suie sur la figure et sur les bras. Cela fait, ils embarquèrent et, une demi-heure plus tard, le kaïak était déjà hors du goulet.

Inutile de dire que M. et Mme Zermatt, Jenny, Ernest, François le suivirent du regard tant qu’il fut visible, et ne rentrèrent à Felsenheim qu’après l’avoir vu sortir de la baie du Salut.

À la hauteur de l’îlot du Requin, Fritz manœuvra de manière à se rapprocher du littoral opposé. Au cas où une chaloupe détachée du bâtiment eût doublé l’extrême pointe, le kaïak aurait pu se dissimuler derrière les récifs et rester en observation.

Il ne fallut pas moins de deux heures pour atteindre le cap, car la distance dépassait deux lieues. Avec la brise qui venait du nord, la petite voile n’aurait pu servir. Il est vrai, la marée descendante avait favorisé la marche de la légère embarcation.

C’était la première fois que ce cap allait être franchi depuis que la famille Zermatt avait trouvé refuge dans la baie du Salut. Quel contraste avec le cap de l’Espoir-Trompé, qui se dessinait à quatre lieues de là dans le nord-ouest ! Quelle aridité présentait cette partie orientale de la Nouvelle-Suisse ! La côte, semée de dunes sablonneuses, hérissée de roches noirâtres, se bordait d’écueils qui se prolongeaient de plusieurs centaines de toises au-delà du promontoire contre lequel la houle du large, même par beau temps, brisait toujours avec violence.

Lorsque le kaïak eut contourné les dernières roches, le littoral est se développa aux regards de Fritz et de Jack. Il descendait presque nord et sud, en limitant la Nouvelle-Suisse de ce côté. Donc, à moins que ce ne fût une île, c’était par le sud que cette terre se fût rattachée à un continent.

Le kaïak longeait le rivage, de manière à se confondre avec les roches, et il eût été difficilement aperçu.

À une lieue de là, au fond d’une baie étroite, apparut un navire, un trois-mâts, ses perroquets dépassés, en réparation à ce mouillage, et, sur la grève voisine, étaient encore dressées plusieurs tentes.

Le kaïak s’approcha à six encablures du bâtiment. Dès qu’il fut signalé, ni Fritz ni Jack ne purent se méprendre sur les signes d’amitié qu’on leur adressait du bord. Quelques phrases, prononcées eu langue anglaise, arrivèrent même jusqu’à eux, et il était évident qu’on les prenait pour des sauvages.

De leur côté, ils ne pouvaient se tromper en ce qui concernait la nationalité de ce navire. Le pavillon britannique flottait à sa corne d’artimon. C’était une corvette anglaise de dix canons.

Donc, il n’y aurait eu aucun inconvénient à se mettre en communication avec le capitaine de cette corvette.

Jack l’aurait voulu, mais Fritz n’y consentit pas. Ayant promis de revenir à Felsenheim dès qu’il serait fixé sur la situation et la nationalité du navire, il entendait tenir sa promesse. Aussi le kaïak reprit-il direction vers le nord, et, après deux heures et demie de navigation, il franchissait le goulet de la baie du Salut.

Chapitre III.

La corvette anglaise Licorne. – Les coups de canon entendus. – Arrivée de la pinasse. – La famille Zermatt. – La famille Wolston. – Projets de séparation. – Échanges divers. – Les adieux. – Départ de la corvette. §

La Licorne, petite corvette de dix canons, portant le pavillon britannique, était en cours de navigation, allant de Sydney (Australie) au cap de Bonne-Espérance. Le commandant, lieutenant Littlestone, avait sous ses ordres un équipage d’une soixantaine d’hommes. Si, d’habitude, un navire de guerre ne prend pas de passagers, la Licorne avait eu l’autorisation d’embarquer une famille anglaise, dont le chef, pour raison de santé, était obligé de revenir en Europe. Cette famille se composait de M. Wolston, mécanicien-constructeur, de sa femme, Merry Wolston, de ses deux filles, Annah et Doll, âgées l’une de dix-sept ans, l’autre de quatorze. Elle comprenait, en outre, un fils, James Wolston, qui habitait alors Capetown avec sa femme et son enfant.

Au mois de juillet 1816, la Licorne avait quitté le port de Sydney, et, après avoir longé la côte méridionale de l’Australie, s’était dirigée vers le nord-est de l’océan Indien.

Au cours de cette traversée, par ordre de l’Amirauté, le lieutenant Littlestone devait croiser sous ces latitudes et rechercher, soit à la côte occidentale de l’Australie, soit dans les îles voisines, s’il existait quelques survivants de la Dorcas dont aucune nouvelle n’était venue depuis trente mois. On ne connaissait pas exactement le lieu du naufrage, bien qu’il n’y eût aucun doute sur la catastrophe, puisque le second maître et trois hommes de ce bâtiment, recueillis en mer, avaient été ramenés à Sydney, seuls de ceux que portait la grande chaloupe. Quant au capitaine Greenfield, aux matelots, aux passagers, – entre autres la fille du colonel Montrose, – il eût été difficile de conserver quelque espoir de les retrouver, après le récit du naufrage fait par le second maître. Cependant le gouvernement de la Grande-Bretagne avait voulu que d’autres recherches fussent effectuées aussi bien dans l’est de l’océan Indien qu’aux approches de la mer de Timor. Là, les îles sont nombreuses, peu fréquentées des navires de commerce, et il convenait de visiter celles qui avoisinaient les parages où s’était probablement perdue la Dorcas.

En conséquence, dès qu’elle eut doublé le cap Lœuwin à l’extrémité sud-ouest de l’Australie, la Licorne s’était portée au nord. Après avoir inutilement relâché dans quelques-unes des îles de la Sonde, elle avait repris la route du Cap. C’est alors que, très éprouvée par de violentes tempêtes, elle dut lutter pendant une semaine, non sans faire d’assez graves avaries, et fut contrainte de chercher un point de relâche afin de se réparer.

Le 8 octobre, les vigies signalèrent en direction du sud une terre, – vraisemblablement une île, – dont les cartes les plus récentes n’indiquaient point le gisement. Le lieutenant Littlestone, ayant gouverné sur cette terre, trouva un refuge au fond d’une baie de l’est, très abritée des mauvais vents, et qui offrait un excellent mouillage.

L’équipage se mit aussitôt au travail. Quelques tentes furent dressées sur la grève au pied de la falaise. On organisa un campement, en prenant toutes les mesures que commandait la prudence. Il se pouvait que cette côte fût habitée ou fréquentée par des sauvages, et l’on sait que les naturels de l’océan Indien jouissent d’une détestable réputation très justifiée.

Or, la Licorne était depuis deux jours en relâche, lorsque, dans la matinée du 10 octobre, l’attention du commandant et de l’équipage fut attirée par une double détonation qui venait de l’ouest.

Cette double détonation méritait une réponse, et la Licorne répondit par une salve de trois coups de canon que tira la batterie de bâbord.

Le lieutenant Littlestone n’avait plus qu’à attendre. Son navire, étant en réparation, n’aurait pu appareiller pour sortir de la baie et doubler la pointe du nord-est. Il s’en fallait de quelques jours qu’il fût en état de prendre la mer. Dans tous les cas, il ne doutait pas que les détonations de la corvette eussent été entendues, puisque le vent venait du large, et il regardait comme probable la prochaine arrivée d’un navire en vue de la baie.

Des vigies furent donc placées dans la mâture. Le soir, aucune voile n’avait encore apparu. La mer était déserte au nord, – déserte également cette étendue du littoral que limitait la courbure de la baie. Quant à mettre à terre un détachement, à l’envoyer en reconnaissance, le lieutenant Littlestone s’y refusa par prudence, ne se souciant pas de l’exposer à quelque mauvaise rencontre. D’ailleurs, les circonstances ne l’exigeaient pas impérieusement. Dès que la Licorne serait en mesure de quitter son mouillage, elle suivrait les contours de cette terre, dont on venait de relever le gisement avec une grande exactitude, – soit 19° 30’ de latitude et 114° 5’ de longitude à l’est du méridien de cette île de Fer, qui appartient au groupe des Canaries de l’océan Atlantique. Il n’était pas douteux que ce fut une île, car il n’existe aucun continent en cette partie de l’océan Indien.

Trois jours s’écoulèrent, rien de nouveau. Il est vrai, une violente tempête s’était élevée, qui troubla profondément l’espace, tout en laissant la Licorne en sûreté sous l’abri de la côte.

Le 13 octobre, plusieurs décharges d’artillerie retentirent dans la même direction que les premières.

À cette salve, dont chaque coup était séparé par un intervalle de deux minutes, la Licorne répondit par sept coups séparés avec le même intervalle de temps. Comme ces nouvelles détonations ne parurent pas être plus rapprochées que les précédentes, le commandant en conclut que le bâtiment d’où elles partaient ne devait pas avoir changé de place.

Ce jour-là, vers quatre heures de l’après-midi, le lieutenant Littlestone, en se promenant sur la dunette, sa longue-vue aux yeux, aperçut une petite embarcation. Montée par deux hommes, elle se glissait entre les roches en retour du promontoire. Ces hommes, noirs de peau, ne pouvaient être que des naturels de race malaise ou australienne. Leur présence démontrait donc que cette partie de la côte était habitée. Aussi des mesures furent-elles prises en prévision d’une attaque, toujours à craindre en ces parages de l’océan Indien.

Cependant le canot s’approchait, – une sorte de kaïak. On le laissa venir. Mais, lorsqu’il ne fut plus qu’à trois encablures de la corvette, les deux sauvages firent entendre un langage absolument incompréhensible.

Le lieutenant Littlestone et ses officiers agitèrent leurs mouchoirs, ils levèrent la main pour indiquer qu’ils étaient sans armes. Le kaïak ne parut pas disposé à s’avancer davantage. Un instant après, il s’éloignait rapidement et disparaissait derrière le promontoire.

La nuit étant close, le lieutenant Littlestone consulta ses officiers sur l’opportunité qu’il y aurait d’envoyer la grande chaloupe reconnaître la côte septentrionale. En effet, la situation voulait être éclaircie. Ce n’étaient point des indigènes qui avaient tiré les coups de canon entendus dans la matinée. On ne pouvait mettre en doute qu’il n’y eût à l’ouest de l’île un navire peut-être en détresse et qui demandait du secours.

Il fut donc décidé qu’une reconnaissance serait effectuée le lendemain en cette direction, et la chaloupe allait être mise à la mer à neuf heures du matin, lorsque le lieutenant Littlestone arrêta la manœuvre.

À la pointe du cap venait d’apparaître non plus un kaïak ni une de ces pirogues dont les naturels font usage, mais un léger bâtiment, de construction moderne, une pinasse d’une quinzaine de tonneaux. Dès qu’elle se fut approchée de la Licorne, elle hissa un pavillon blanc et rouge. Quelle surprise éprouvèrent le commandant les officiers, l’équipage de la corvette, quand ils virent un canot se détacher de la pinasse, drapeau blanc arboré à l’arrière en signe d’amitié, et se diriger vers la corvette !

Deux hommes montèrent à bord de la Licorne et se firent connaître. C’étaient des Suisses, Jean Zermatt et son fils aîné Fritz, les naufragés du navire Landlord dont on n’avait plus jamais eu de nouvelles.

Les Anglais ne ménagèrent pas leurs démonstrations cordiales au père et au fils. Puis, à la proposition que tous deux firent au lieutenant Littlestone de venir à bord de la pinasse, celui-ci répondit avec empressement

Qu’on ne s’étonne pas si M. Zermatt éprouvait quelque orgueil à présenter au commandant de la Licorne d’abord si vaillante compagne, puis ses trois autres fils. On ne put qu’admirer leur mine résolue, leur figure intelligente, leur belle santé. Toute cette superbe famille faisait plaisir à voir. Jenny fut présentée ensuite au lieutenant Littlestone.

« Mais quelle est cette terre où vous vivez depuis douze ans, monsieur Zermatt ?... demandat-il.

– Nous l’avons nommée Nouvelle-Suisse, répondit M. Zermatt, un nom qu’elle conservera, j’espère...

– Est-ce une île, commandant ?... demanda Fritz.

– Oui... une île de l’océan Indien, qui n’était pas indiquée sur les cartes.

– Nous ignorions que ce fût une île, fit observer Ernest, car, dans la crainte de quelque mauvaise rencontre, nous ne l’avons jamais parcourue.

– Vous avez eu raison, puisque nous avons aperçu des indigènes... répondit le lieutenant Littlestone.

– Des indigènes ?... répliqua Fritz, qui ne cacha point son étonnement.

– Sans doute, affirma le commandant. Hier... dans une sorte de pirogue... ou plutôt un kaïak...

– Ces indigènes n’étaient autres que mon frère et moi, répondit Jack en riant. Nous avions noirci notre figure et nos bras, afin de passer pour des sauvages...

– Et pourquoi ce déguisement ?...

– Parce que nous ne savions pas à qui nous avions affaire, commandant, et votre navire pouvait être un navire de pirates !

– Oh ! dit le lieutenant Littlestone, un bâtiment de Sa Majesté le roi George III !...

– J’en conviens volontiers, répondit Fritz, mais il nous a paru préférable de regagner notre habitation de Felsenheim afin de revenir tous ensemble.

– J’ajoute, reprit M. Zermatt, que nous l’aurions fait dès le jour même. Fritz et Jack avaient remarqué que votre corvette était en réparation, et nous étions assurés de la retrouver au fond de cette baie... »

Maintenant, quel fut le bonheur de Jenny lorsque le commandant lui apprit que le nom du colonel Montrose lui était connu. Et même avant le départ de la Licorne pour la mer des Indes, les journaux avaient annoncé l’arrivée du colonel à Portsmouth, puis à Londres. Mais, depuis cette époque, comme la nouvelle s’était répandue que les passagers et l’équipage de la Dorcas avaient péri, – moins le second maître et les trois matelots débarqués à Sydney, on juge de quel désespoir fut saisi le malheureux père à la pensée que sa fille avait trouvé la mort dans cette catastrophe. Ce chagrin ne pourrait être égalé que par sa joie, lorsqu’il apprendrait que Jenny avait survécu au naufrage de la Dorcas.

Cependant la pinasse se préparait à regagner la baie du Salut, où M. et Mme Zermatt comptaient offrir l’hospitalité au lieutenant Littlestone. Toutefois celui-ci voulut les retenir jusqu’à la fin de la journée. Puis, comme ils acceptèrent de passer la nuit dans la baie, on fit dresser trois tentes au pied des roches, l’une pour les quatre fils, l’autre pour le père et la mère, la troisième pour Jenny Montrose.

Et alors l’histoire de la famille Zermatt put être racontée avec détail depuis son débarquement sur cette terre de la Nouvelle-Suisse. On ne sera pas surpris si le commandant et ses officiers exprimèrent le désir d’aller visiter les aménagements de la petite colonie, les confortables installations de Felsenheim et de Falkenhorst.

Après un excellent repas qui fut servi à bord de la Licorne, M. et Mme Zermatt, leurs quatre fils et Jenny prirent congé du lieutenant Littlestone, et allèrent s’abriter sous les tentes au fond de la baie.

Et, lorsqu’il fut seul avec sa femme, voici ce que M. Zermatt crut devoir lui dire :

« Ma chère Betsie, une occasion nous est offerte de revenir en Europe, de revoir nos compatriotes et nos amis... Mais il faut réfléchir que notre situation est changée maintenant... La Nouvelle-Suisse n’est plus une île inconnue... D’autres navires ne tarderont pas à y relâcher...

– Où veux-tu en venir ?... demanda Mme Zermatt.

– À décider si nous devons ou non mettre cette occasion à profit ?...

– Mon ami, répondit Betsie, depuis hier, j’ai bien réfléchi, et voici le résultat de mes réflexions : Pourquoi quitter cette terre où nous sommes si heureux ?... Pourquoi vouloir renouer des relations que le temps et l’absence ont dû briser complètement ?... Ne sommes-nous pas déjà arrivés à un âge où l’on aspire trop volontiers après le repos pour courir les chances d’une longue traversée ?...

– Ah ! chère femme, s’écria M. Zermatt, en embrassant Betsie, tu m’as compris !... Oui !... ce serait presque de l’ingratitude envers la Providence que d’abandonner notre Nouvelle-Suisse !... Mais il ne s’agit pas de nous seulement... Nos enfants...

– Nos enfants ?... répondit Betsie. Qu’ils tiennent à retourner dans leur patrie, je le comprends... Ils sont jeunes... ils ont l’avenir pour eux... et bien que leur absence doive nous causer un gros chagrin, il convient de les laisser libres...

– Tu as raison, Betsie, et là-dessus je pense comme toi...

– Que nos fils s’embarquent sur la Licorne, mon ami... S’ils partent, ils reviendront...

– Et puis, songeons à Jenny, dit M. Zermatt. Nous ne pouvons oublier que son père, le colonel Montrose, est de retour en Angleterre depuis deux ans... que depuis deux ans il la pleure... Ce n’est que trop naturel qu’elle veuille revoir son père...

– Et ce ne sera pas sans en éprouver grande tristesse que nous verrons partir celle qui est devenue notre fille... répondit Betsie. Fritz a pour elle une affection profonde... affection qui est partagée !... Mais nous ne pouvons disposer de Jenny. »

M. et Mme Zermatt causèrent longuement de toutes ces choses. Ils comprenaient bien les conséquences qu’entraînait le changement survenu dans leur situation, et le sommeil ne leur vint qu’à une heure très avancée de la nuit.

Le lendemain, – après avoir quitté la baie, doublé le cap de l’Est et donné dans la baie du Salut, la pinasse débarquait le lieutenant Littlestone, deux de ses officiers, la famille Zermatt et la famille Wolston à l’embouchure du ruisseau des Chacals.

Les Anglais éprouvèrent le même sentiment d’admiration et de surprise qu’avait éprouvé Jenny Montrose, en visitant pour la première fois Felsenheim. M. Zermatt reçut ses hôtes dans l’habitation d’hiver, en attendant qu’il leur fit visiter le château de Falkenhorst, la villa de Prospect-Hill, les métairies de Waldegg et de Zuckertop, et l’ermitage d’Eberfurt. Le lieutenant Littlestone et ses officiers ne pourraient qu’admirer la prospérité de cette Terre-Promise due au courage, à l’intelligence, à la commune entente d’une famille de naufragés pendant onze ans d’abandon sur cette île ? Aussi, à la fin du repas qui leur fut servi dans la grande salle de Felsenheim, ne manquèrent-ils pas de boire en l’honneur des colons de la Nouvelle-Suisse.

Pendant cette journée, M. Wolston, sa femme et ses deux filles eurent l’occasion de se lier plus intimement avec M. et Mme Zermatt. Qu’on ne s’étonne donc pas si, le soir venu, avant de se séparer, M. Wolston, auquel son état de santé imposait un séjour de quelques semaines à terre, prit la parole et dit :

« Monsieur Zermatt, m’autorisez-vous à parler en toute confiance et toute sincérité ?...

– Assurément...

– L’existence que vous menez sur cette île ne pourrait que me plaire, dit M. Wolston... Il me semble que je me sens déjà mieux au milieu de cette belle nature, et je m’estimerais heureux de vivre dans un coin de votre Terre-Promise, si, toutefois, vous vouliez y donner votre consentement...

– N’en doutez pas, monsieur Wolston ! répondit avec empressement M. Zermatt. Ma femme et moi, nous serons enchantés de vous admettre dans notre petite colonie, de vous y faire votre part de bonheur... D’ailleurs, en ce qui nous concerne tous les deux, nous avons pris la résolution de finir nos jours sur la Nouvelle-Suisse, qui est devenue notre seconde patrie, et notre intention est de ne jamais la quitter...

– Hurrah pour la Nouvelle-Suisse !... » s’écrièrent joyeusement les convives.

Et ils vidèrent en son honneur leurs verres remplis de ce vin des Canaries que Mme Zermatt substituait au vin indigène dans les grandes occasions.

« Et vivent ceux qui veulent y demeurer quand même !... » ajoutèrent Ernest et Jack.

Fritz n’avait pas prononcé une parole, Jenny se taisait et baissait la tête.

Puis, lorsque les visiteurs furent partis dans le grand canot de la Licorne qui était venu les prendre, lorsque Fritz se trouva seul avec sa mère, il l’embrassa sans oser parler.

En la voyant si affectée à la pensée que son fils aîné songeait à partir :

« Non... mère..., s’écria-t-il en s’agenouillant devant elle, non !... je ne m’en irai pas !... »

Et Jenny, qui les rejoignit alors, de répéter en se jetant dans les bras de Mme Zermatt :

« Pardon... pardon... si je vais vous faire de la peine... moi qui vous aime comme ma mère !... Mais... là-bas... mon père... m’est-il permis d’hésiter ?... »

Mme Zermatt et Jenny restèrent ensemble. Et, lorsque leur conversation eut pris fin, il sembla que Betsie fût presque résignée à une séparation.

M. Zermatt et Fritz rentrèrent en ce moment, et Jenny, s’adressant à M. Zermatt :

« Mon père, dit-elle, – c’était la première fois qu’elle lui donnait ce nom, – bénissez-moi comme ma mère vient de me bénir !... Laissez-moi... laissez-nous partir pour l’Europe !... Vos enfants vous reviendront, et ne craignez pas que rien puisse jamais les séparer de vous !... Le colonel Montrose est un homme de cœur, qui voudra payer la dette de sa fille !... Que Fritz vienne le trouver en Angleterre !... Confiez-nous l’un à l’autre !... Votre fils vous répond de moi comme je vous réponds de lui !... »

Finalement, voici ce qui fut convenu après approbation du commandant de la Licorne. Le débarquement de la famille Wolston allait laisser des places libres à bord de la corvette. Fritz, François et Jenny s’y embarqueraient en compagnie de Doll, la plus jeune des demoiselles Wolston. Elle irait rejoindre à Capetown son frère qu’elle ramènerait à la Nouvelle-Suisse avec sa femme et son enfant. Quant à Ernest et Jack, ils entendaient ne point quitter leurs parents.

En ce qui concerne le lieutenant Littlestone, la mission dont il avait été chargé était remplie, d’abord parce qu’il avait retrouvé Jenny Montrose, seule survivante des passagers de la Dorcas, ensuite parce que cette île de la Nouvelle-Suisse offrait un excellent point de relâche dans l’océan Indien. Or, comme M. Zermatt, qui la possédait en sa qualité de premier occupant, désirait l’offrir à la Grande-Bretagne, le lieutenant Littlestone promit de mener à bien cette affaire et de rapporter l’acceptation du gouvernement britannique.

Il était donc à supposer que la Licorne reviendrait en prendre possession. Elle y reconduirait Fritz, François, Jenny Montrose, puis embarquerait, à Capetown, James Wolston, sa sœur Doll, sa femme et son enfant. En ce qui concerne Fritz, il se munirait, d’accord avec M. et Mme Zermatt, des papiers nécessaires pour son mariage, – mariage que le colonel Montrose serait heureux d’approuver, – et on ne doutait même pas qu’il ne voulût accompagner les jeunes époux à la Nouvelle-Suisse.

Oui, tout cela était convenu. Mais, enfin, ce ne serait pas sans un brisement de cœur, que les membres de la famille Zermatt se sépareraient pour quelque temps. Il est vrai, au retour de Fritz, de François, de Jenny, de son père, et peut-être de quelques colons qui auraient demandé à les suivre, il n’y aurait que du bonheur à attendre, – un bonheur que rien ne troublerait plus, et quel, avenir de prospérité pour la colonie !

On s’occupa aussitôt du départ. Quelques jours encore, et la Licorne serait prête à sortir de cette baie du littoral est à laquelle fut donné son nom. Dès que le gréement aurait été remis en place, la corvette reprendrait la mer et se dirigerait vers le cap de Bonne-Espérance.

On ne s’étonnera pas que Jenny voulût emporter ou plutôt apporter au colonel Montrose les quelques objets qu’elle avait fabriqués de ses propres mains sur la Roche-Fumante. Chacun d’eux ne lui rappelait-il pas cette existence si courageusement supportée pendant plus de deux ans de solitude !... Aussi Fritz se chargea-t-il de ces objets sur lesquels il veillerait comme sur un trésor.

M. Zermatt confia à ses deux fils tout ce qui offrait une valeur marchande et pouvait être converti en argent sur les marchés de l’Angleterre, les perles recueillies en quantité et qui produiraient une somme considérable, le corail pêché le long des îlots de la baie des Nautiles, les noix muscades, les gousses de vanille dont on remplit plusieurs sacs. Avec l’argent de la vente de ces divers produits, Fritz achèterait le matériel nécessaire à la colonie, – matériel qui serait embarqué sur le premier navire où les futurs colons prendraient passage avec leur pacotille. En effet, cela constituerait une cargaison assez importante pour exiger un bâtiment de plusieurs centaines de tonneaux.

D’autre part, M. Zermatt fit certains échanges avec le lieutenant Littlestone. Il se procura ainsi plusieurs fûts d’eau-de-vie et de vin, desvêtements, du linge, des munitions, une douzaine de barils de poudre, de balles, de plomb et de boulets. Puisque la Nouvelle-Suisse suffisait aux besoins de ses habitants, il importait surtout d’assurer le service des armes à feu. Il le fallait, non seulement pour la chasse, mais aussi en vue de la défensive, dans le cas, très improbable d’ailleurs, où les colons seraient attaqués par des pirates ou même par des indigènes, si quelques tribus occupaient la partie non reconnue au-delà des montagnes du sud.

En même temps, le commandant de la Licorne se chargea de remettre, aux familles des passagers qui avaient péri. les valeurs et les bijoux recueillis à bord du Landlord. Il s’agissait là de plusieurs milliers de piastres, colliers, bagues, montres d’or et d’argent, tout un stock de ces précieuses inutilités du luxe européen. Indépendamment de leur prix vénal, ces objets devaient avoir celui du souvenir pour les parents des naufragés... Quant au journal de sa vie que M. Zermatt avait tenu chaque jour au courant, Fritz devait le publier en Angleterre, afin d’assurer la place à laquelle avait droit la Nouvelle-Suisse dans la nomenclature géographique1.

Ces préparatifs furent achevés la veille du départ. Toutes les heures que ses travaux lui laissaient, le lieutenant Littlestone les avait passées dans l’intimité de la famille Zermatt. On espérait bien que dans moins d’un an, après avoir relâché au Cap, après avoir reçu à Londres les ordres de l’Amirauté relativement à la colonie, il reviendrait prendre possession officielle de celle-ci au nom de la Grande-Bretagne. Au retour de la Licorne, la famille Zermatt serait à jamais réunie.

Enfin arriva le 19 octobre.

Dès la veille, la corvette, qui avait quitté la baie de la Licorne, était venue jeter l’ancre à une encablure de l’îlot du Requin.

Triste journée pour M. et Mme Zermatt, pour Ernest et Jack, desquels Fritz, François et Jenny allaient se séparer le lendemain, comme elle le fut pour M. et Mme Wolston, puisque leur fille Doll partait aussi. Il n’aurait pas fallu demander à tous ces braves cœurs une fermeté au-dessus de leurs forces, et comment auraient-ils pu retenir leurs larmes ?...

M. Zermatt essaya de dissimuler son attendrissement, mais il n’y réussit guère. Quant à Betsie et à Jenny, elles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre, – larmes de mère et de fille.

Au petit jour, la chaloupe conduisit les passagers à l’îlot du Requin. M. et Mme Zermatt, Ernest et Jack, M. et Mme Wolston et leur fille aînée les accompagnaient.

Ce fut là, sur cet îlot, à l’entrée de la baie du Salut, que s’échangèrent les derniers adieux, tandis que la chaloupe ralliait la corvette avec les bagages. On s’embrassa, on se serra dans une longue étreinte. Il ne pouvait être question de s’écrire, puisqu’aucun moyen de correspondance n’existait entre l’Angleterre et la Nouvelle-Suisse. Non ! on ne parla que de se revoir, de revenir le plus vite possible, de reprendre la vie commune...

Puis le grand canot de la Licorne embarqua Jenny Montrose, Doll Wolston confiée à ses soins, Fritz et François, et il les conduisit à bord.

Une demi-heure après, la Licorne levait l’ancre, et, par une belle brise de nord-est, tout dessus, elle se dirigeait vers la haute mer, après avoir salué de trois coups de canon le pavillon de la Nouvelle-Suisse.

À ces trois coups répondirent ceux de la batterie de l’îlot du Requin, tirés par Ernest et Jack.

Une heure plus tard, les hautes voiles de la corvette avaient disparu derrière les dernières roches du cap de l’Espoir-Trompé.

Chapitre IV.

Dix ans en arrière. – Les premières installations de la famille Zermatt sur la Nouvelle-Suisse. – Principaux incidents contenus dans le journal de M. Zermatt. – Fin de la dixième année. §

Voici le résumé des dix premières années que les naufragés du Landlord avaient passées dans la Nouvelle-Suisse et qu’il convient de faire connaître au lecteur.

Le 7 octobre de l’année 1803, une famille était jetée sur une terre inconnue située dans l’est de l’océan Indien.

Le chef de cette famille, d’origine suisse, se nommait Jean Zermatt, sa femme se nommait Betsie. Le premier était âgé de trente-cinq ans, la seconde de trente-trois. Ils avaient quatre enfants, quatre fils, suivant cet ordre de naissance, – Fritz, quinze ans, Ernest, douze ans, Jack, dix ans, François, six ans.

C’est au septième jour d’une effroyable tempête que le Landlord, sur lequel avait embarqué M. Zermatt, s’était écarté de sa route au milieu le cette vaste mer. Vraisemblablement poussé vers le sud, plus que ne comportait sa route, bien au-delà de Batavia, son port de destination, il vint s’échouer sur un amas de roches, à deux lieues environ de la côte.

M. Zermatt était un homme intelligent et instruit, Betsie une femme courageuse et dévouée. Leurs enfants présentaient des dissemblances de caractère : Fritz, intrépide et adroit, Ernest, le plus sérieux et le plus studieux des quatre, mais un peu personnel, Jack, très irréfléchi et très espiègle, François, presque encore un baby. C’était, en somme, une famille très unie, capable de se tirer d’affaire même dans ses terribles circonstances où la mauvaise fortune venait de la précipiter. D’ailleurs un profond sentiment religieux les animait tous. Ils possédaient cette foi simple et sincère du chrétien qui ne discute pas les enseignements de l’Église, et dont aucune doctrine ne peut trouver les croyances.

Pour quelle raison M. Zermatt, ayant réalisé ses quelques biens de la famille, avait-il quitté le canton d’Appenzell, son pays natal ? C’est que son intention était de se fixer dans l’une de ces possessions hollandaises d’outre-mer, alors en pleine prospérité, et si généreuses aux hommes l’action et de travail. Or, après une heureuse navigation à travers l’Atlantique et la mer desIndes, le navire qui le transportait venait de se perdre. Seuls de tout l’équipage du Landlord et de ses passagers, sa femme, ses enfants et lui avaient survécu au naufrage. Mais il fut nécessaire d’abandonner sans retard le bâtiment engagé entre les roches de recueil. Sa coque déchirée, ses mâts abattus, sa quille brisée exposé aux lames du large, le prochain coup de vent achèverait de le démolir et en disperserait les débris.

En réunissant une demi-douzaine de cuves au moyen de cordes et de planches, M. Zermatt aidé de ses fils, parvint à former une sort d’embarcation dans laquelle tout son monde prit place avant la fin du jour. La mer était calme, à peine gonflée d’une lente houle, et la marée montante portait au littoral. Lorsqu’il eut laissé un long promontoire sur tribord, l’appareil flottant accosta une petite anse où se déversait un ruisseau.

En même temps que les divers objets emportés du bord furent mis à terre, on dressa une tente en cet endroit qui reçut plus tard le nom de Zeltheim. Peu à peu le campement se compléta avec la cargaison que M. Zermatt et ses enfants allèrent, les jours suivants, retirer de la cale du Landlord, ustensiles, mobilier, literie, viandes conservées, graines, plants, armes de chasse, fûts de vins et de liqueurs, caisses de biscuits, de fromages, de jambons, vêtements, linge, enfin tout ce que contenait ce navire de quatre cents tonneaux affrété pour les besoins d’une colonie nouvelle.

De plus, le gibier de poil et de plume pullulait sur cette côte. On voyait passer en bandes, goutis, sorte de lièvres à tête de porc, ondatras, espèce de rats musqués, buffles, canards, flamants, outardes, coqs de bruyère, pécaris, antilopes. Dans les eaux d’une baie, qui s’arrondissait au-delà de la crique, abondaient saumons, esturgeons, harengs, vingt autres espèces de poissons, des mollusques, moules, huîtres, des crustacés, homards, langoustes et crabes. Sur la campagne environnante, qui produisait le manioc, les patates, poussaient cotonniers, cocotiers, mangliers, palmiers et autres essences de la zone tropicale.

Ainsi, sur cette terre dont ils ignoraient le gisement, l’existence semblait être assurée à ces naufragés.

Il convient d’ajouter qu’un certain nombre d’animaux domestiques purent être successivement débarqués à Zeltheim, – Turc, un dogue anglais, Bill, une chienne danoise, deux chèvres, dix brebis, une truie pleine, un âne, une vache, toute une basse-cour, coqs, poules, dindons, oies, pigeons, qui s’acclimatèrent à la surface des mares, des marais et des prairies voisines de la côte.

Les derniers voyages au navire le vidèrent entièrement de ce qu’il contenait de précieux ou d’utilisable. Plusieurs caronades de quatre furent débarquées pour la défense du campement, ainsi qu’une pinasse, léger bâtiment dont les pièces numérotées purent être assemblées sans trop de peine, et auquel l’on donna le nom d’Élisabeth en l’honneur de Betsie. M. Zermatt disposait alors d’une embarcation gréée en brigantin, jaugeant une quinzaine de tonneaux, avec poupe carrée et tillac à l’arrière. Donc toute facilité pour reconnaître les parages vers l’est ou vers l’ouest, doubler les promontoires voisins, l’un qui se détachait vers le nord en pointe aiguë, et l’autre qui s’allongeait à l’opposé de Zeltheim.

L’embouchure du rio était encadrée de hautes roches qui en rendaient l’accès assez difficile et il serait aisé de s’y défendre, du moins contre les fauves. Mais une question se posait : M. Zermatt et les siens avaient-ils accosté le littoral d’une île ou d’un continent que baignaient les eaux de la mer des Indes ?... Voici les seuls renseignements que fournissaient à cet égard les relèvements obtenus avant le naufrage par le commandant du Landlord :

Le bâtiment s’approchait de Batavia, lorsqu’il fut assailli par une tempête, qui dura six jours, et le rejeta hors de sa route vers le sud-est. La veille, le capitaine avait établi le point comme suit : 13°40’ de latitude méridionale, et 114°5’ de longitude à l’est de l’île de Fer (Canaries). Comme le vent avait constamment soufflé du nord, il était admissible que la longitude n’eût pas sensiblement varié. Or, en maintenant le méridien au cent-quatorzième degré environ, M. Zermatt parvint à déduire d’une observation de latitude, faite avec le sextant, que le Landlord devait avoir dérivé de six degrés à peu près vers le sud, et que la côte de Zeltheim pouvait être comprise entre le dix-neuvième et le vingtième parallèle2.

Donc, cette terre devait être, en chiffres ronds, trois cents lieues marines dans l’ouest de l’Australie ou Nouvelle-Hollande. Aussi, bien qu’il fût en possession de la pinasse, M. Zermatt, quelque désir qu’il eût de se rapatrier, ne se serait-il jamais décidé à exposer sa famille sur cette frêle embarcation aux violences des cyclones et des tornades, si fréquents en ces parages.

Dans les conditions où ils se trouvaient, les naufragés ne pouvaient attendre de secours que de la Providence. À cette époque, les navires à voile ne traversaient guère cette portion de l’océan Indien lorsqu’ils se dirigeaient vers des colonies hollandaises. L’ouest de l’Australie, presque inconnu alors, d’atterrissage très difficile, n’avait d’importance ni géographique ni commerciale.

Au début, la famille se contenta de vivre sous tente de Zeltheim, près de la rive droite du cours d’eau, qui reçut le nom de ruisseau des Chacals, en souvenir d’une attaque de ces carnassiers. Mais, entre ces hautes roches, la chaleur, que ne tempérait point la brise de mer, devenait étouffante. Aussi M. Zermatt résolut de s’établir sur la partie de la côte qui courait sud et nord, un peu au-delà de la baie du Salut, à laquelle fut attribué ce nom significatif.

Lors d’une excursion faite à l’extrémité d’un bois magnifique, non loin de la mer, M. Zermatt s’arrêta devant un énorme manglier, de l’espèce des mangliers de montagne, dont les basses branches s’étalaient à une soixantaine de pieds au-dessus du sol. C’est en la disposant sur ces branches, que le père et ses fils parvinrent à dresser une plate-forme avec les planches provenant du navire. Ainsi fut bâtie une habitation aérienne, recouverte d’une toiture solide et divisée en plusieurs chambres. Elle fut appelée Falkenhorst, « l’aire des faucons ». En outre, semblable à certains saules qui ne vivent que par leur écorce, ce manglier avait perdu la partie intérieure de son noyau, occupée par de nombreux essaims d’abeilles, et on put y installer un escalier tournant pour remplacer l’échelle de corde qui donnait primitivement accès à Falkenhorst.

Entre temps, des reconnaissances s’étendirent sur une distance de trois lieues jusqu’à l’extrémité du cap de l’Espoir-Trompé, baptisé de la sorte, après que M. Zermatt eut renoncé à retrouver passagers ou matelots du Landlord.

À l’entrée de la baie du Salut, en face de Falkenhorst, gisait un îlot d’une demi-lieue de tour, et on le dénomma îlot du Requin, parce qu’un de ces énormes squales s’y échoua le jour où le bateau de cuves ramenait à Zeltheim les animaux domestiques.

Si un requin avait permis de designer ainsi cet îlot, ce fut une baleine qui, à quelques jours de là, donna son nom à un autre d’un quart de lieue de circonférence, situé devant la petite baie des Flamants, au nord de Falkenhorst. La communication entre cette demeure aérienne et Zeltheim, distants l’un de l’autre d’une lieue environ, fut facilitée par la construction du pont de Famille, auquel on substitua plus tard un pont tournant, jeté sur le ruisseau des Chacals.

Après les premières semaines passées sous la tente, le beau temps n’ayant pas pris fin avant l’achèvement de Falkenhorst, M. Zermatt s’y transporta avec les animaux domestiques. Les énormes racines du manglier, recouvertes de toiles goudronnées, servirent d’étables. Aucune race de fauves n’avait été relevée jusqu’alors.

Cependant il fallait songer à se prémunir contre le retour de la saison hivernale, sinon froide, du moins troublée par ces violentes bourrasques de la zone intertropicale, qui durent de neuf à dix semaines. Habiter Zeltheim, où serait emmagasiné le matériel du Landlord, c’était risquer la précieuse cargaison sauvée du naufrage. Ce campement ne pouvait donc donner complète sécurité. Les pluies devaient grossir le cours du ruisseau, le changer en torrent, et, s’il débordait, les aménagements de Zeltheim risquaient d’être emportés.

Aussi M. Zermatt s’inquiétait-il à juste raison de trouver un abri sûr, lorsque le hasard lui vint en aide dans les circonstances suivantes. Sur la rive droite du ruisseau des Chacals, un peu en arrière de Zeltheim, s’élevait un épaisse paroi rocheuse, dans laquelle le pic, le marteau, la mine même permettraient de creuser une grotte. Fritz, Ernest et Jack se mirent à l’œuvre, mais la besogne n’avançait guère lorsque, un matin, l’outil de Jack traversa la roche de part en part.

« J’ai percé la montagne ! » s’écria le jeune garçon.

En effet, une vaste excavation existait à l’intérieur du massif. Avant d’y pénétrer, pour en purifier l’air, des herbes allumées furent projetées au dedans, puis des grenades fournies par la caisse de l’artificier du Landlord. À la lumière des torches, le père, la mère, leurs fils se sentirent pris d’admiration en contemplant les stalactites qui pendaient à sa voûte, les cristallisations de sel gemme dont elle était orné, le tapis de sable fin qui en recouvrait le sol.

La demeure fut disposée promptement. On la munit des fenêtres provenant de la galerie du navire, de tuyaux d’échappement pour fumée des fourneaux. À gauche se succédaient la chambre de travail, les écuries, les étables ; en arrière s’ouvraient les magasins, séparés par des cloisons de planches.

À droite, trois chambres : la première, destinée au père et à la mère ; la deuxième qui devait servir de salle à manger ; la troisième occupée par les quatre enfants, ayant leurs hamacs suspendus à la voûte. Quelques semaines encore, et cette installation ne laisserait plus rien à désirer.

Ultérieurement, d’autres établissements se fondèrent au milieu des prairies et des bois, à l’ouest de ce littoral qui s’étendait sur trois lieues entre Falkenhorst et le cap de l’Espoir-Trompé. Puis furent créés la métairie de Waldegg, près d’un petit lac nommé lac des Cygnes, et un peu plus à l’intérieur, la métairie de Zuckertop ; puis, sur une colline près du cap, la villa de Prospect-Hill ; enfin, l’ermitage d’Eberfurt à l’entrée du défilé de Cluse, qui limitait à l’ouest le district de la Terre-Promise.

La Terre-Promise, ainsi s’appela cette contrée fertile que défendait, au sud et à l’ouest, une haute barrière rocheuse allant du ruisseau des Chacals au fond d’une autre baie qui devint la baie des Nautiles. À l’est courait la côte comprise entre Felsenheim et le cap de l’Espoir-Trompé. Au nord se développait la pleine mer. Ce district de trois lieues de largeur sur quatre lieues de longueur aurait suffi aux besoins d’une petite colonie. C’est là que la famille pourvut à l’entretien des animaux domestiques et de ceux qu’elle avait domestiqués, un onagre, deux buffles, une autruche, un chacal, un singe, un aigle. Là réussirent les plantations indigènes, les arbres fruitiers dont le Landlord possédait un assortiment complet, orangers, pêchers, pommiers, abricotiers, châtaigniers, cerisiers, pruniers, même des ceps de vigne, qui sous cet ardent soleil allaient produire un vin supérieur au vin de palme des tropiques.

Sans doute, la nature favorisa les naufragés : mais leur part de travail, d’énergie, d’intelligence, fut considérable. Elle amena la prospérité de cette terre, à laquelle, en souvenir de leur patrie, ils donnèrent le nom de Nouvelle-Suisse.

Avant la fin de la première année, il ne restait plus rien du navire échoué sur l’écueil. Une explosion, préparée par Fritz, en dispersa les derniers débris qui furent recueillis sur divers points de la côte. Il va sans dire que, préalablement, on en avait retiré tout ce qu’il contenait de précieux, les objets destinés au commerce avec les planteurs de Port-Jackson ou les sauvages de l’Océanie, les bijoux appartenant aux passagers, montres, tabatières, bagues, colliers, et, en argent et en or, des piastres pour une somme assez considérable, mais sans valeur sur cette terre perdue de l’océan Indien. En revanche, de quelle utilité allaient être les objets rapportés du Landlord, barres de fer, gueuses de plomb, roues de chariot prêtes à s’ajuster, pierres à aiguiser, pics, scies, pioches, pelles, socs de charrue, paquets de fils de fer, établis, étaux, outils de menuisier, de serrurier et de forgeron, moulin à bras, moulin à scie, tout un assortiment varié de céréales, maïs, avoine, etc., et de graines de plantes légumineuses, dont profita largement la Nouvelle-Suisse !

Pour résumer, il y a lieu de noter que cette première saison pluvieuse, la famille la passa dans des conditions favorables. Tout en habitant la grotte, on s’occupait de l’aménager. Les conseils de la mère furent écoutés, le ménage s’organisa sous sa direction. Les meubles du navire, sièges, armoires, consoles, divans, lits, se répartirent entre les chambres de cette habitation, et comme ce n’était plus une tente, on substitua au nom de Zeltheim celui de Felsenheim, – la maison des Roches.

Plusieurs années s’écoulèrent. Aucun bâtiment n’avait paru sur ces lointains parages. Rien, cependant, n’avait été négligé pour signaler la situation des survivants du Landlord. D’une batterie établie sur l’îlot du Requin, comprenant deux petites caronades de quatre, et surmontée d’un pavillon, Fritz et Jack tiraient de temps en temps des coups de canon, auxquels ne répondit jamais une détonation du large.

Du reste, il ne semblait pas que la Nouvelle-Suisse fût habitée dans les parties voisines du district. Elle devait être assez étendue, et un jour, en poussant une reconnaissance vers le sud jusqu’à la barrière rocheuse que traversait le défilé de Cluse, M. Zermatt et ses fils avaient atteint le revers d’une vallée verdoyante, la vallée de Grünthal. De là se développait aux regards un large horizon fermé par une chaîne de montagnes dont la distance pouvait être évaluée à une dizaine de lieues. Des tribus sauvages parcouraient-elles cette contrée, c’était une éventualité qui n’était pas sans causer une sérieuse inquiétude. Dans tous les cas, on n’en vit jamais aux environs de la Terre-Promise. Les seuls dangers vinrent de l’attaque de quelques fauves redoutables, en dehors du district, ours, tigres, lions, serpents, – entre autres un boa d’énorme taille, dont l’âne fut la victime, et qui s’était introduit jusqu’aux environs de Felsenheim.

Voici les productions indigènes, desquelles M. Zermatt tira bon profit, car il possédait des connaissances très complètes en histoire naturelle, botanique et géologie. Un arbre, ressemblant au figuier sauvage dont l’écorce crevassée distillait une résine, donna le caoutchouc, qui permit de fabriquer, entre autres objets, des bottes imperméables. Sur certains arbustes, réunis en fourrés, du genre « myrica cerifera », on récolta une sorte de cire qui fut employée à la confection de bougies. Les noix du cocotier, sans parler de la savoureuse amande qu’elles contenaient, se changèrent en coupes et en tasses, capables de résister à tous les chocs. Du chou palmiste, on obtint une boisson rafraîchissante, connue sous le nom de vin de palme ; des fèves du cacao, un chocolat assez amer, du sagoutier une moelle qui, arrosée et pétrie, produisit une farine très nourrissante que Betsie utilisa fréquemment dans ses préparations culinaires. Jamais on ne manqua de matière sucrée, grâce aux essaims d’abeilles, qui produisaient le miel en abondance. On eut du lin avec les feuilles lancéolées du « phormium tenax », dont le cardage et le filage, cependant, ne s’effectuèrent pas sans quelque difficulté. On eut du plâtre en faisant rougir et en pulvérisant des débris de roche de la paroi même de Felsenheim. On eut du coton avec les capsules pleines à crever qu’emplissait cette précieuse substance. On eut, avec la fine poussière d’une nouvelle grotte, de la terre à foulon, qui servit à fabriquer du savon. On eut de ces pommes-cannelles, désignées sous le nom de cachiment, d’une succulence exquise. On eut, avec l’écorce du « ravensara », un condiment où se mélangeaient les parfums de la muscade et du clou de girofle. On eut une sorte de verre à vitre avec un mica traversé de filaments d’amiante, découvert dans une caverne du voisinage. On eut de la fourrure avec les rats-castors et les lapins angoras. On eut de la gomme d’euphorbe propre à différents usages médicinaux, de la terre à porcelaine, de l’hydromel comme boisson rafraîchissante, d’excellentes confitures d’algues marines recueillies sur l’îlot de la Baleine, que fit Mme Zermatt à l’imitation de celles du Cap.

Il faut ajouter à ces richesses les ressources que la faune de la Nouvelle-Suisse devait offrir à des chasseurs audacieux. Parmi les fauves contre lesquels il y eut, quoique rarement, l’occasion de se défendre, on comptait le tapir, le lion, l’ours, le chacal, le chat-tigre, le tigre, le crocodile, la panthère, l’éléphant et aussi les singes dont les déprédations exigèrent un massacre général. À mentionner, parmi les quadrupèdes – et quelques-uns purent être domestiqués – l’onagre, le buffle, et, au nombre des volatiles, un aigle qui devint l’oiseau de chasse de Fritz, une autruche dont Jack fit sa monture favorite.

Quant au gibier de poil et de plume, il abondait dans les bois de Waldegg et de l’ermitage d’Eberfurt. Le ruisseau des Chacals fournissait d’excellentes écrevisses. Entre les roches de la grève, foisonnaient les mollusques et les crustacés. Enfin la mer fourmillait de harengs, d’esturgeons, de saumons et autres poissons d’espèces diverses.

Quant aux explorations, pendant un séjour si prolongé, elles ne dépassèrent jamais la partie comprise entre la baie des Nautiles et la baie du Salut. Mais, au-delà du cap de l’Espoir-Trompé, la côte allait être reconnue sur une dizaine de lieues environ. Sans compter la pinasse, M. Zermatt possédait maintenant une chaloupe, qui fut construite sous sa direction. En outre, à la demande de Fritz, on fabriqua un de ces légers canots à la mode groënlandaise, connus sous le nom de kaïak, en utilisant pour la membrure les fanons d’une baleine qui s’était échouée à l’entrée de la baie des Flamants, et des peaux de chien de mer pour la coque. Ce canot portatif, imperméable, grâce à son calfeutrage de goudron et de mousse, était muni de deux ouvertures où deux pagayeurs pouvaient prendre place ; la seconde devait être hermétiquement fermée lorsque la première était seule occupée. Après avoir été lancé dans le courant du ruisseau des Chacals qui le porta hors de la baie du Salut, il se conduisit merveilleusement.

Dix ans s’écoulèrent sans incidents graves. M. Zermatt, alors âgé de quarante-cinq ans, jouissait d’une santé inaltérable, d’une endurance morale et physique que les éventualités d’une existence si peu ordinaire n’avaient fait qu’accroître, Betsie, énergique mère de quatre fils, entrait dans sa quarante-troisième année. Ni son corps ni son cœur n’avaient faibli, ni son amour pour son époux, ni sa tendresse pour ses enfants.

Fritz, vingt-cinq ans, d’une vigueur, d’une souplesse, d’une adresse remarquables, physionomie franche, figure ouverte, regard d’une acuité prodigieuse, avait beaucoup gagné sous le rapport du caractère.

Ernest, plus sérieux que ne le comportaient ses vingt-deux ans, plus entraîné aux exercices de l’esprit qu’aux exercices du corps, contrastait avec Fritz, et s’était fort instruit en puisant à la bibliothèque rapportée du Landlord.

Jack pétillait sur ses vingt ans. C’était la vivacité, le mouvement perpétuel, aventureux autant que Fritz, passionné pour la chasse autant que lui.

Bien que le petit François fût devenu un grand garçon de seize ans, sa mère le caressait encore comme s’il en avait dix.

L’existence de cette famille était donc aussi heureuse que possible, et quelquefois Mme Zermatt disait à son mari :

« Ah ! mon ami, ne serait-ce pas le véritable bonheur, si nous devions toujours vivre avec nos enfants, si, dans cette solitude, nous n’étions pas condamnés à disparaître l’un après l’autre, laissant aux survivants tristesse et abandon !... Oui ! je bénirais le ciel qui nous a fait ce paradis sur la terre !... Mais, hélas ! un jour viendra où nos yeux se fermeront... »

Telle était, telle avait toujours été la plus grave préoccupation de Betsie. Bien souvent, M. Zermatt et elle échangeaient leurs trop justes appréhensions à ce sujet. Or, cette année-là, se produisit un événement inattendu qui allait modifier leur situation présente, sinon à venir.

Le 9 avril, vers sept heures du matin, lorsque M. Zermatt sortit de sa demeure avec Ernest, Jack et François, il chercha vainement son fils aîné qu’il croyait occupé à quelques travaux du dehors.

Fritz avait l’habitude de fréquentes absences, et cela n’était pas pour inquiéter son père ni sa mère, bien que celle-ci éprouvât toujours quelque crainte lorsque son fils s’en allait au large de la baie du Salut.

Il n’était pas douteux que le hardi jeune homme ne fût en mer, puisque le kaïak n’était plus sous son abri.

Comme l’après-midi s’avançait, M. Zermatt, Ernest et Jack se rendirent avec la chaloupe à l’îlot du Requin, pour y guetter le retour de Fritz. Au besoin, afin de ne pas laisser Betsie dans l’incertitude, son mari devait tirer un coup le canon s’il tardait à revenir.

Cela ne fut pas nécessaire. À peine ses deux fils et lui avaient-ils mis le pied sur l’îlot que Fritz doublait le cap de l’Espoir-Trompé. Dès qu’ils l’aperçurent, M. Zermatt, Ernest et Jack se rembarquant, accostèrent l’anse de Felsenheim à l’instant où Fritz sautait sur la plage.

Fritz dut alors faire le récit de ce voyage qui avait duré une vingtaine d’heures. Depuis quelque temps il méditait d’effectuer la reconnaissance de la côte septentrionale. Aussi, ce matin-là, accompagné de son aigle Blitz, avait-il remis le kaïak à l’eau. Il emportait des provisions de bouche, une hache, un harpon une gaffe, des filets, un fusil, une paire de pistolets, une gibecière, une gourde d’hydromel. Le vent de terre l’ayant rapidement conduit au-delà du cap en profitant du reflux, il avait suivi le littoral qui obliquait un peu vers le sud-ouest.

En arrière du cap, à la suite d’un énorme amas de roches entassées dans un effrayant désordre dû à quelque violente convulsion géologique, se creusait une baie spacieuse, terminée à l’opposé par un promontoire taillé à pic. Cette baie servait de refuge à toutes sortes d’oiseaux de mer qui remplissaient l’espace de leurs cris. Sur ses grèves ronflaient au soleil de volumineux amphibies, loups marins, phoques, walruss et autres, tandis que voguaient à sa surface des myriades d’élégants nautiles.

Fritz ne se souciait pas d’avoir affaire à ces redoutables mammifères, encore moins d’affronter leurs attaques dans sa faible embarcation. Aussi, passant à l’ouvert de la baie, continua-t-il à naviguer vers l’ouest.

Après avoir doublé une pointe de forme singulière, et à laquelle il donna le nom de cap Camus, Fritz s’engagea sous une arche naturelle, dont le ressac battait les piliers à leur base. Là étaient réunis des milliers d’hirondelles, dont les nids étaient accrochés ou plutôt plaqués aux moindres plis des parois et de la voûte. Fritz détacha plusieurs de ces nids d’une structure bizarre et les mit dans un sac.

« Ces nids d’hirondelles, dit M. Zermatt, en interrompant le récit de son fils, ont une grande valeur sur les marchés du Céleste-Empire. »

En dehors de l’arche, Fritz trouva une seconde baie comprise entre deux caps situés à une lieue et demie l’un de l’autre. Réunis pour ainsi dire par un semis d’écueils, ils ne laissaient qu’une étroite ouverture qui n’aurait pas livré passage à un navire de trois à quatre cents tonneaux.

En arrière de la baie s’étendaient à perte de vue des savanes que des cours d’eau arrosaient de leurs nappes claires, des bois, des marais, toute une suite de paysages très variés d’aspect. Quant à la baie, elle eût offert à des exploitants de l’Asie, de l’Amérique ou de l’Europe d’inépuisables trésors en huîtres perlières, dont Fritz apportait des échantillons magnifiques.

Lorsqu’il eut en partie contourné la baie à l’intérieur, puis franchi l’embouchure d’une rivière verdoyante d’herbes aquatiques, le kaïak atteignit le promontoire à l’opposé de l’arche.

Fritz ne crut pas devoir pousser plus loin son excursion. L’heure avançant, il reprit la route à l’est, en se dirigeant vers le cap de l’Espoir-Trompé, et il le doubla avant que le canon de l’îlot du Requin se fût fait entendre.

Voilà ce que le jeune homme raconta de ce voyage qui avait amené la découverte de la baie des Perles. Puis, lorsqu’il fut seul avec M. Zermatt, celui-ci eut grand-peine à cacher sa surprise quand son fils lui confia ce qui suit :

Parmi les nombreux oiseaux qui tourbillonnaient au-dessus du promontoire, hirondelles de mer, mouettes, frégates, se montraient aussi plusieurs couples d’albatros dont l’un tomba, frappé d’un coup de gaffe.

Mais, alors qu’il tenait l’oiseau sur ses genoux, Fritz vit un morceau de forte toile qui enveloppait l’une de ses pattes, et sur lequel il lut ces lignes écrites en anglais très lisiblement :

« Qui que vous soyez à qui Dieu enverra ce message d’une infortunée, mettez-vous à la recherche d’une île volcanique que vous reconnaîtrez à la flamme qui s’échappe de l’un de ses cratères. Sauvez la malheureuse abandonnée de la Roche-Fumante ! »

Ainsi, dans les parages de la Nouvelle-Suisse depuis plusieurs années peut-être, une infortunée, femme ou fille, vivait sur un îlot, n’ayant aucune de ces ressources que le Landlord avait procurées à la famille naufragée !...

« Et qu’as-tu fait ?... demanda M. Zermatt.

– La seule chose qu’il y eût à faire, répondit Fritz. J’essayai de ranimer l’albatros, qui était seulement étourdi par le coup de gaffe, et j’y parvins en lui versant un peu d’hydromel dans le bec. Alors, sur un morceau de mon mouchoir j’écrivis avec le sang d’une loutre ces mots en anglais : « N’ayez confiance qu’en Dieu !... Son secours est peut-être proche. » Puis, je ficelai ce morceau à la patte de l’albatros, ne doutant pas que cet oiseau fût apprivoisé et qu’il reprendrait le chemin de la Roche-Fumante en emportant mon message. Dès que je lui eus rendu la liberté, l’albatros s’envola vers le couchant d’une si rapide allure que je le perdis bientôt de vue, et le suivre m’eût été impossible. »

M. Zermatt était sous l’empire d’un trouble profond... Que faire pour sauver cette infortunée ?... Où était située la Roche-Fumante ?... Dans le voisinage de la Nouvelle-Suisse ou à des centaines de lieues vers l’ouest ?... Les albatros, puissants et infatigables volateurs, peuvent traverser de longs espaces... Celui-ci ne venait-il pas de parages très éloignés que la pinasse ne saurait atteindre ?

Fritz fut très approuvé par son père de n’avoir confié qu’à lui seul ce secret, dont la révélation eût inutilement affecté Mme Zermatt et ses frères. À quoi eût servi de leur donner cette émotion, de leur causer cette peine ?... Et, d’ailleurs, la naufragée de la Roche-Fumante existait-elle encore ?... Le billet ne portait pas de date... Plusieurs années ne s’étaient-elles pas écoulées depuis qu’il avait été attaché à la patte de l’albatros ?...

Le secret fut gardé, et, par malheur, il était trop évident qu’aucune tentative ne pouvait être faite pour retrouver l’Anglaise sur son îlot...

Cependant M. Zermatt avait pris la résolution d’aller reconnaître la baie des Perles et l’importance des bancs qu’elle renfermait. Betsie consentit, non sans quelque ennui, à rester avec François dans l’habitation de Felsenheim. Fritz, Ernest et Jack devaient, en effet, accompagner leur père.

Donc, le surlendemain 11 avril, la chaloupe quitta la petite anse du ruisseau des Chacals dont le courant l’emporta rapidement vers le nord. Plusieurs des animaux domestique étaient du voyage, le singe Knips II, le chacal de Jack, la chienne Bill, à laquelle son âge aurait dû interdire les fatigues d’une expédition de ce genre, enfin Braun et Falb, les deux chiens dans toute leur vigueur.

Fritz devançait la chaloupe dans son kaïak et, ayant contourné le cap de l’Espoir-Trompé, il prit la direction de l’ouest, au milieu de ces roches entre lesquelles abondaient les walrus et autres amphibies de ce littoral.

Ce ne furent pourtant pas ces animaux qui attirèrent plus particulièrement l’attention de M. Zermatt, mais bien ces innombrables nautiles, déjà observés par Fritz. La baie était couverte de ces gracieux céphalopodes, leur petites voiles tendues à la brise, toute une flottille de fleurs mouvantes.

Après un parcours de trois lieues environ depuis le cap de l’Espoir-Trompé, Fritz signala vers l’extrémité de la baie des Nautiles ce cap Camus qui figurait assez exactement un nez de cette forme. Une lieue et demie plus loin s’arrondissait l’arche au-delà de laquelle s’étendait la baie des Perles.

En traversant ce portique, Ernest et Jack recueillirent une certaine quantité de nids de salanganes, que ces oiseaux défendirent avec un acharnement très légitime, on en conviendra.

Lorsque la chaloupe eut franchi l’étroite passe ménagée entre l’arche et le semis de roches, la spacieuse baie, d’une circonférence de sept à huit lieues, apparut alors dans toute son étendue.

Quel plaisir ce fut de naviguer à la surface de cette magnifique nappe d’eau, de laquelle émergeaient trois ou quatre îlots boisés, encadrée de prairies verdoyantes, de massifs épais, de collines pittoresques. Le littoral, à l’ouest, livrait passage au courant d’une jolie rivière dont le lit se perdait sous les arbres.

La chaloupe accosta une petite crique, à proximité du banc d’huîtres perlières. Comme le soir approchait, M. Zermatt organisa un campement sur le bord du cours d’eau. Un foyer fut allumé, sous la cendre duquel on fit cuire quelques œufs qui, avec le pemmican, les patates, le biscuit de maïs, formèrent le menu. Puis, par prudence, chacun vint retrouver sa place dans la chaloupe, laissant à Braun et à Falb le soin de défendre le campement contre les chacals dont les hurlements se faisaient entendre le long de la rivière.

Trois jours, du 12 au 14, furent employés la pêche des huîtres, toutes agrémentées de la précieuse perle arrondie sous leur collerette nacrée. Le soir venu, Fritz et Jack allaient chasser canards et perdrix dans un petit bois sur la rive droite du cours d’eau. Il y eut quelques précautions à prendre, et même on dut faire bonne garde. Des sangliers fréquentaient ce bois, sans parler d’animaux plus redoutables.

En effet, le soir du 14, un lion et une lionne de forte taille se présentèrent, la gueule rugissante, la queue leur battant les flancs avec fureur. Après que le lion eut été frappé au cœur par une balle de Fritz, la lionne tomba à son tour, non sans avoir brisé d’un coup de griffe le crâne de cette pauvre vieille Bill, – ce qui causa un vif chagrin à son maître.

Ainsi donc, certains fauves habitaient la partie de la Nouvelle-Suisse, au sud et à l’ouest de la baie des Perles, en dehors du district de la Terre-Promise. Que jusqu’ici aucun de ces animaux n’en eût forcé l’entrée par le défilé de Cluse, c’était une heureuse chance. Mais M. Zermatt forma le projet d’obstruer autant que possible ce défilé qui coupait le rempart rocheux.

En attendant, et d’une manière générale, recommandation fut faite, surtout à Fritz et à Jack que leur passion cynégétique entraînait parfois en d’imprudentes excursions, de se défier des mauvaises rencontres.

Cette journée fut consacrée à vider les huîtres entassées sur la grève, et comme cette quantité de mollusques commençait à dégager des miasmes peu salubres, M. Zermatt et ses trois fils décidèrent de partir le lendemain dès le lever du jour. Il convenait de retourner à Felsenheim, car Mme Zermatt devait être inquiète. La chaloupe repartit, précédée du kaïak. Toutefois, arrivé à la passe de l’arche, après avoir remis un billet à son père, Fritz s’éloigna dans la direction de l’ouest. Comment M. Zermatt aurait-il pu douter qu’il allait à la découverte de la Roche-Fumante ?...

Chapitre V.

Retour à Felsenheim. – Voyage de l’Élisabetà la baie des Perles. – Un sauvage. – Une créature humaine. – Jenny Montrose. – Naufrage de laDorcas. Deux ans sur la Roche-Fumante. – Le récit de Fritz. §

On se représente aisément quelles inquiétudes éprouva M. Zermatt en songeant aux dangers qu’aurait à courir son fils. Comme il n’aurait pu ni l’arrêter ni le rejoindre, la chaloupe dut continuer sa route vers le cap de l’Espoir-Trompé.

De retour à Felsenheim, M. Zermatt ne voulut encore rien dire à ses enfants, ni même à sa femme, de l’excursion entreprise par Fritz. C’eût été causer d’inutiles appréhensions et créer sans doute de vaines espérances. Il ne parla que d’une reconnaissance à effectuer vers le côté ouest du littoral. Cependant, au bout de trois jours, l’absent n’ayant pas reparu, M. Zermatt, très anxieux, résolut d’aller à sa recherche.

Le 20 avril, dès l’aube, l’Élisabeth appareilla. Approvisionnée en vue de ce voyage, elle avait à bord le père, la mère et leurs trois fils.

On n’aurait pu souhaiter un vent plus favorable. Il soufflait du sud-est une jolie brise qui permettait de naviguer sous la terre. Dans l’après-midi, la pinasse contourna les roches de l’arche et fit son entrée dans la baie des Perles.

M. Zermatt vint jeter l’ancre près du banc d’huîtres, à l’embouchure de la rivière, où se voyaient les restes du dernier campement. Tous se préparaient à débarquer, lorsque ces mots s’échappèrent de la bouche d’Ernest :

« Un sauvage... un sauvage ! »

Et, en effet, vers l’ouest de la baie, entre les îlots boisés, manœuvrait un canot, qui semblait se défier de la pinasse.

Jamais, jusqu’alors, il n’y avait eu lieu de croire que la Nouvelle-Suisse fût habitée. Aussi, en prévision d’une attaque possible, l’Élisabeth se mit-elle sur la défensive, caronades chargées, fusils prêts à faire feu. Mais, dès que le sauvage se fut rapproché de quelques encablures :

« C’est Fritz ! » s’écria Jack.

C’était lui, seul dans son kaïak. N’ayant pas reconnu de loin la pinasse qu’il ne pouvait s’attendre à rencontrer dans ces parages, il s’avançait prudemment, ayant même eu la précaution de se noircir la figure et les mains.

Puis, lorsqu’il eut rejoint la famille, embrassé sa mère et ses frères, non sans leur avoir charbonné quelque peu les joues, il emmena son père à part :

« J’ai réussi... dit-il.

– Quoi... l’Anglaise de la Roche-Fumante ?...

– Elle est là... près d’ici... sur un îlot de la baie des Perles », répondit Fritz...

Sans rien dire ni à sa femme ni à ses enfants, M. Zermatt dirigea la pinasse vers l’îlot indiqué par Fritz près du littoral à l’ouest de la baie. En l’approchant, on put apercevoir un petit bois de palmiers voisin de la grève, et, dans ce bois, une hutte construite à la mode hottentote.

Tous débarquèrent, et Fritz tira un coup de pistolet en l’air. Un jeune homme descendit alors d’un arbre entre les branches duquel il était abrité.

Le mystère ne tarda pas à être révélé. Cette créature humaine, – la première que les naufragés du Landlord eussent rencontrée depuis dix ans, – n’était pas un jeune homme. C’était une jeune fille âgée de vingt ans, revêtue d’un costume d’aspirant de marine. C’était Jenny Montrose, la jeune Anglaise de la Roche-Fumante.

Mme Zcrmatt, Ernest, Jack et François apprirent dans quelles conditions Fritz avait connu la situation de cette abandonnée sur un îlot volcanique au large de la baie des Perles, et répondu par un billet que la jeune fille ne devait jamais recevoir, car l’albatros ne revint pas à la Roche-Fumante.

Comment peindre l’accueil qui fut fait à Jenny Montrose et avec quelle tendresse Mme Zermatt la pressa dans ses bras ! En attendant qu’elle racontât son histoire, Jenny savait déjà par Fritz celle de la Nouvelle-Suisse et des naufragés du Landlord.

La pinasse quitta aussitôt la baie des Perles avec toute la famille accrue de la jeune Anglaise. De part et d’autre, on parlait assez l’anglais et l’allemand pour se comprendre. Que de marques d’affection furent prodiguées pendant ce voyage de retour !... C’étaient un père, une mère, des frères, que venait de retrouver Jenny !... C’était une fille que M. et Mme Zermatt, c’était une sœur que Fritz, Ernest, Jack et François, ramenaient dans leur chère demeure de Felsenheim !

Il va de soi que l’Élisabeth emportait les quelques ustensiles fabriqués par la jeune Anglaise pendant son séjour sur la Roche-Fumante. N’était-il pas naturel que la pauvre abandonnée tînt à ces objets qui lui rappelaient tant de souvenirs ?

Et puis, il y avait aussi deux êtres vivants, deux compagnons fidèles dont Jenny n’aurait pu se séparer, – un cormoran dressé pour la pêche, un chacal apprivoisé qui ferait certainement bon ménage avec celui de Jack.

Dès son départ, l’Élisabeth fut favorisée par une fraîche brise qui permit d’utiliser toute sa voilure. Le temps était si sûr que M. Zermatt ne put résister au désir de relâcher aux divers établissements de la Terre-Promise, à mesure qu’ils se présentaient, lorsque la pinasse eut tourné le cap de l’Espoir-Trompé.

Et, en premier lieu, ce fut la villa de Prospect-Hill, située sur cette verdoyante colline d’où la vue s’étendait jusqu’à Falkenhorst. On y passa la nuit, et il y avait longtemps que Jenny ne s’était reposée dans un si paisible sommeil.

Cependant Fritz et François étaient partis de très grand matin avec le kaïak, afin de tout préparer à Felsenheim pour la réception de la jeune Anglaise. Après eux, la pinasse reprit la mer et relâcha d’abord à l’îlot de la Baleine où pullulait une colonie de lapins. M. Zermatt voulut que la jeune fille devînt la propriétaire de cet îlot – présent qui fut reçu avec reconnaissance.

De ce point, les passagers de l’Élisabeth auraient pu faire la route par terre, visiter la métairie de Waldegg et la demeure aérienne de Falkenhorst. Mais M. et Mme Zermatt désiraient laisser à Fritz le plaisir d’y conduire leur nouvelle compagne.

La pinasse continua à suivre les contours du littoral jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals. Lorsqu’elle atteignit l’ouvert de la baie du Salut, elle fut accueillie par une salve de trois coups de canon de la batterie de l’îlot du Requin. En même temps, Fritz et François hissaient le pavillon blanc et rouge en l’honneur de la jeune fille.

Lorsque cette salve eut été rendue par les deux petites pièces de la pinasse, M. Zermatt vint accoster au moment où le kaïak débarquait Fritz et François. Puis, la famille au grand complet remonta la grève pour gagner Felsenheim.

À quel sentiment d’admiration s’abandonna Jenny, en pénétrant dans cette galerie fraîche et verdoyante, en voyant l’aménagement et l’ameublement des diverses chambres ! Et lorsqu’elle aperçut la table de la salle à manger préparée par les soins de Fritz et de son frère, les tasses de bambou, les assiettes de noix de coco, les coupes d’œufs d’autruche, auprès des ustensiles d’origine européenne provenant du Landlord !

Le dîner se composait de poisson frais, d’un rôti de volaille, d’un jambon de pécari, de fruits de diverses espèces, que l’hydromel et le vin des Canaries arrosèrent agréablement.

À la nouvelle venue fut réservée la place d’honneur, entre M. et Mme Zermatt. Et de nouvelles larmes coulèrent de ses yeux, larmes d’attendrissement et de joie, quand sur une banderole enguirlandée de fleurs, suspendue au-dessus de la table, elle lut ces mots :

« Vive Jenny Montrose !... Bénie soit son arrivée dans le domaine du Robinson Suisse ! »

Alors elle raconta son histoire :

Jenny était la fille unique du major William Montrose, officier de l’armée des Indes, où, toute jeune encore, enfant même, elle avait suivi son père de garnison en garnison. Privée de sa mère dès l’âge de sept ans, elle fut élevée, avec une paternelle sollicitude, de manière à pouvoir soutenir les luttes de la vie, si son dernier soutien venait à lui manquer. Instruite de tout ce que doit savoir une jeune fille, grande fut la part des exercices corporels dans son éducation, – principalement l’équitation et la chasse, pour lesquelles elle montrait des dispositions peu communes à son sexe.

Au milieu de l’année 1812, le major Montrose, nommé colonel, reçut l’ordre de revenir en Europe, à bord d’un navire de guerre, chargé de rapatrier des vétérans de l’armée indo-anglaise. Appelé à commander un régiment dans une expédition lointaine, toutes les probabilités étaient qu’il ne rentrerait ensuite qu’à l’âge de sa retraite. De là, nécessité pour sa fille, alors âgée de dix-sept ans, de se rendre dans son pays natal, près d’une tante, sœur du colonel, qui habitait Londres. Là elle attendrait le retour de son père, qui se reposerait enfin des fatigues d’une vie toute consacrée au service des armes.

Jenny ne pouvant embarquer sur un bâtiment affecté au transport des troupes, le colonel Montrose la confia, sous la garde d’une femme de chambre, à l’un de ses amis, le capitaine Greenfield, commandant la Dorcas. Ce navire partit quelques jours avant celui qui devait emmener le colonel.

Mauvaise traversée dès le début : au sortir du golfe du Bengale, tempêtes qui se déchaînèrent avec une extrême violence ; puis, poursuite d’une frégate française, qui obligea la Dorcas à chercher refuge dans le port de Batavia.

Lorsque l’ennemi eut quitté ces parages, la Dorcas remit à la voile et se dirigea vers le cap de Bonne-Espérance. La navigation fut très contrariée à cette époque des gros temps. Les vents défavorables se maintinrent avec une persistance extraordinaire. La Dorcas fut déviée de sa route par une tourmente venue du sud-est. De toute une semaine, le capitaine Greenfield ne put relever sa position. Bref, il n’aurait su dire en quels parages de l’océan Indien l’avait jeté la tempête, lorsque son navire, pendant la nuit, se heurta contre un écueil.

Une côte inconnue s’élevait à quelque distance, et tout d’abord, l’équipage, se jetant dans la première chaloupe, essaya de la gagner. Jenny Montrose, sa femme de chambre, quelques passagers descendirent dans la seconde. Déjà le navire se disloquait, et il fallait l’abandonner au plus vite.

Une demi-heure après, la seconde chaloupe chavirait sous un coup de mer, alors que la première disparaissait au milieu des ténèbres.

Quand Jenny reprit connaissance, elle se trouvait sur une grève où la houle l’avait déposée, et probablement seule survivante du naufrage de la Dorcas.

Combien de temps s’était écoulé depuis que la chaloupe avait été engloutie ?... La jeune fille n’aurait pu le dire. Ce fut miracle qu’elle eût conservé assez de force pour se traîner à l’intérieur d’une grotte où, après avoir mangé quelque œufs, le sommeil lui procura un peu de repos.

Elle se releva enfin, elle fit sécher au soleil les vêtements d’homme qu’elle avait revêtus au moment du naufrage pour être plus libre de ses mouvements, et dont la poche contenait un briquet de métal qui lui servit à faire du feu.

Une excursion le long des grèves de l’îlot ne permit pas à Jenny d’apercevoir un seul de ses compagnons. Rien que des débris du navire, quelques pièces de bois qu’elle utilisa pour l’entretien de son foyer.

Eh bien, telle était l’énergie physique et morale de cette jeune fille, la puissance de son éducation presque virile, que le désespoir n’eut point prise sur son âme. Elle organisa son installation de la grotte. Quelques clous, arrachés aux épaves de la Dorcas, furent ses seuls outils. Très adroite de ses mains, possédant un esprit inventif, elle sut fabriquer divers objets de première nécessité. Elle parvint à faire un arc, tailler des flèches, pour chasser le gibier de poil et de plume assez abondant sur cette côte, et pourvoir à son alimentation quotidienne. Il y eut même de ces animaux qu’elle put apprivoiser, tel un chacal et un cormoran, qui ne la quittèrent plus.

Au centre de la petite île sur laquelle la mer avait jeté la naufragée, se dressait une montagne volcanique, dont le cratère vomissait des vapeurs et des flammes. Après l’avoir gravie jusqu’à son sommet, élevé d’une centaine de toises au-dessus du niveau de la mer, Jenny n’entrevit aucune terre à l’horizon.

La Roche-Fumante, d’une circonférence de deux lieues environ, ne présentait vers l’est qu’une étroite vallée où coulait un petit ruisseau. Des arbres de différentes espèces, abrités entre les mauvais vents, la recouvraient de leurs épaisses ramures. Et ce fut sur l’un de ces mangliers que Jenny établit sa demeure, ainsi que l’avait fait la famille Zermatt pour son habitation de Falkenhorst.

Enfin, la chasse aux environs de la vallée, la pêche dans le ruisseau et entre les roches au moyen d’hameçons fabriqués avec des clous, les gousses et les baies comestibles provenant de certains arbustes, et aussi plusieurs caisses de conserves et fûts de vin jetés sur le littoral pendant les deux ou trois jours qui suivirent le naufrage, permirent à la jeune Anglaise d’ajouter aux racines et aux coquillages, dont elle était d’abord nourrie.

Combien de mois Jenny Montrose vécut-elle ainsi sur la Roche-Fumante jusqu’à l’heure de sa délivrance ?...

Au début, elle n’avait pas eu la pensée de tenir compte du temps, ni les premiers jours ni les premières semaines. Néanmoins, en se remémorant certains faits, en rapprochant certaines dates, elle put établir par un calcul assez approximatif que depuis la perte de la Dorcas s’était écoulé deux ans et demi. Telle était dans sa pensée la durée de son séjour, et elle ne se trompait pas.

Pendant tant de semaines, les unes de la saison pluvieuse, les autres de la saison chaude, pas un jour ne se passa sans que la jeune fille interrogeât l’horizon. Jamais une voile ne se détacha sur le fond du ciel ! Du plus haut point de l’île, par ciel clair, il lui sembla pourtant deux ou trois fois apercevoir une terre en direction de l’est... Mais cette distance, comment la franchir ?... Cette terre, quelle était-elle ?...

À cette latitude de la zone intertropicale, si le froid n’était pas redoutable, Jenny eut beaucoup à souffrir de la saison pluvieuse. Réfugiée alors au fond de la grotte, d’où elle ne pouvait sortir ni pour chasser, ni pour pêcher, il lui fallait pourvoir à sa nourriture. Heureusement, rien qu’avec les œufs, très abondants entre les rochers, les coquillages entassés au pied de la grotte, les fruits conservés pour cette période, son existence fut assurée.

Bref, plus de deux ans s’étaient écoulés lorsque l’idée lui vint, – une inspiration d’en-haut, – d’attacher à la patte d’un albatros dont elle s’était emparée un billet qui faisait connaître son abandon sur la Roche-Fumante. Quant à en désigner le gisement, elle ne le pouvait. Dès qu’elle lui eut rendu la liberté, l’oiseau prit son vol vers le nord-est, et quelle apparence qu’il dût jamais revenir à la Roche-Fumante ?...

Plusieurs jours se passèrent sans qu’il eût reparu. Le faible espoir que la jeune fille avait mis dans cette tentative s’évanouit peu à peu. Pourtant elle ne voulut pas désespérer. Puisque le secours qu’elle attendait n’était pas venu de cette façon, il viendrait d’une autre.

Tel fut le récit détaillé que Jenny fit à la famille Zermatt. Plus d’une fois des pleurs coulèrent, car il était impossible de l’entendre sans être ému. Et que de baisers Betsie prodigua à sa nouvelle fille pour sécher ses larmes !

Restait à apprendre dans quelles conditions Fritz avait découvert la Roche-Fumante.

On le sait, lorsque la chaloupe quitta la baie les Perles, Fritz, qui la précédait dans son kaïak, prévint son père, par un billet, de son intention d’aller à la recherche de la jeune Anglaise. Aussi, après avoir dépassé l’arche, au lieu de suivre la côte à l’est, il s’éloigna dans le sens opposé.

Le littoral était semé de récifs et bordé de roches énormes. Au-delà se massaient des arbres aussi beaux que ceux de Waldegg ou d’Eberfurt. De nombreux cours d’eau venaient se déverser au fond des petites baies. Cette côte du nord-ouest ne ressemblait pas à celle qui se déroulait entre la baie du Salut et la baie des Nautiles.

La chaleur, très forte pendant cette premier journée, obligea Fritz à débarquer pour trouver un peu d’ombre. Il ne se départit pas de certaines précautions, car plusieurs hippopotames qui se tenaient à l’embouchure des rivières, eussent facilement mis le kaïak en pièces.

Dès qu’il eut accosté la lisière d’un bois épais Fritz traîna sa légère embarcation au pied d’un arbre. Puis, la fatigue aidant, il s’abandonna au sommeil.

Le lendemain, la navigation fut continuée jusqu’à midi. À cette relâche, Fritz eut à repousser l’attaque d’un tigre qu’il blessa au flanc tandis que son aigle cherchait à crever les yeux du fauve. Deux coups de pistolet l’étendirent mort.

Mais quel chagrin pour Fritz ! L’aigle, éventré d’un coup de griffe, ne respirait plus ! Il fallut enterrer le pauvre Blitz dans le sable, et son maître se rembarqua, inconsolable d’avoir perdu ce fidèle compagnon de chasse.

Le deuxième jour avait été employé à suivre les contours du littoral. Aucune vapeur du large n’indiquait la présence de la Roche-Fumante. La mer étant belle, Fritz résolut de s’éloigner, afin de voir si quelque fumée ne pointait pas au-dessus de l’horizon du sud-ouest. Il lança donc son kaïak dans cette direction. Sa voile se gonflait d’une jolie brise de terre. Après deux heures de navigation, il s’apprêtait à virer de bord, lorsqu’il crut entrevoir une légère vapeur...

Fritz oublia tout alors, ses fatigues, les anxiétés que son absence prolongée causerait à Felsenheim, les risques qu’il y avait à se hasarder si loin en pleine mer. À l’aide des pagaies, le kaïak vola à la surface des flots. Une heure plus tard, il se trouvait à six encablures d’une île dominée par un mont volcanique, duquel s’échappait une fumée mêlée de flammes.

La côte orientale de l’île paraissait aride. En la contournant, il est vrai, Fritz vit qu’elle était coupée par l’embouchure d’un ruisseau au sortir d’une vallée verdoyante.

Le kaïak fut poussé au fond d’une étroite crique et tiré sur la grève.

À droite s’ouvrait une grotte à l’entrée de laquelle une créature humaine était plongée dans un profond sommeil.

Avec quelle émotion Fritz la contemplait ! C’était une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, vêtue de toile grossière qui provenait de la voilure d’un navire, mais propre et convenablement ajustée. Ses traits étaient charmants, son visage d’une douceur infinie. Fritz n’osait la réveiller, et, cependant, c’était le salut qui l’accueillerait à son réveil !

Enfin, la jeune fille ouvrit les yeux. La vue d’un étranger lui fit jeter un cri d’effroi.

Fritz la rassura d’un geste, et lui dit en anglais :

« Ne craignez rien, miss... Je ne vous veux aucun mal... Je suis venu pour vous sauver... »

Et, avant qu’elle eût pu répondre, il raconta comment un albatros était tombe entre ses mains, un albatros qui portait un billet demandant secours pour l’Anglaise de la Roche-Fumante... Il dit qu’à quelques lieues dans l’est il y avait une terre où vivait toute une famille de naufragés.

Alors, après s’être agenouillée pour remercier Dieu, la jeune fille lui tendit les mains et lui exprima sa reconnaissance. Puis, elle raconta brièvement son histoire et invita Fritz à visiter sa misérable installation.

Fritz accepta, à la condition que cette visite fût courte. Le temps pressait, et il lui tardait de ramener la jeune Anglaise à Felsenheim.

« Demain, répondit-elle, demain nous partirons, monsieur Fritz... Laissez-moi encore passer cette soirée sur la Roche-Fumante, puisque je ne devrai plus jamais la revoir...

– Demain donc », répondit le jeune homme.

Et, avec les provisions de Jenny, jointes à celles que contenait le kaïak, tous deux partagèrent un repas pendant lequel ils se racontèrent leur histoire extraordinaire...

Enfin, sa prière faite, Jenny se retira au fond le la grotte, tandis que Fritz se couchait à l’entrée comme un fidèle chien de garde.

Le lendemain, au petit jour, on embarqua dans le kaïak les menus objets que Jenny ne voulait point abandonner, sans oublier son cormoran et son chacal. La jeune fille, qui avait revêtu son costume d’homme, prit place à l’arrière de la légère embarcation. La voile fut hissée, les pagaies fonctionnèrent, et, une heure plus tard, les dernières vapeurs de la Roche-Fumante se perdaient à l’horizon.

Fritz comptait faire directement route sur le cap de l’Espoir-Trompé. Mais le kaïak, chargé lourdement, ayant heurté une pointe, il devint nécessaire de le réparer. Fritz dut donc donner dans la baie des Perles, et conduisit sa compagne à l’îlot où la pinasse était venu la recueillir.

Tel fut le récit de Fritz.

Cependant l’existence avait suivi son cours habituel, tantôt à Falkenhorst, tantôt à Felsenheim, plus heureuse encore depuis que Jenny Montrose faisait partie de cette honnête et laborieuse famille. Les semaines s’écoulaient, très occupées par l’entretien des métairies, les soins à donner aux animaux. À présent, une belle allée d’arbres fruitiers allait du ruisseau des Chacals au château de Falkenhorst. Des embellissements s’effectuèrent à Waldegg, à Zuckertop, à l’ermitage d’Eberfurt, à Prospect-Hill. Que d’heures délicieuses se passaient dans cette villa, construite en bambous sur le modèle des chalets suisses ! Du sommet de la colline, la vue pouvait s’étendre d’un côté sur une grande portion de la Terre-Promise, de l’autre sur un horizon de huit à neuf lieues, borné par la ligne du ciel et de l’eau.

Arriva la saison des pluies que le mois de juin ramena très abondantes. Il y eut nécessité de quitter Falkenhorst et de rentrer à Felsenheim. C’étaient toujours deux ou trois mois assez pénibles, attristés surtout par la continuité des mauvais temps. Quelques excursions aux métairies, exigées par l’entretien des animaux, quelques heures de chasse qui entraînaient Fritz et Jack aux alentours de Felsenheim, c’est à cela que se réduisaient les occupations extérieures de chaque jour.

Néanmoins, ce petit monde ne restait pas oisif. Les travaux marchaient sous la direction de Mme Zermatt. Jenny l’aidait en apportant toute son ingénieuse activité d’Anglo-Saxonne, qui différait de la méthode suisse un peu plus routinière. Et puis, si la jeune fille étudiait la langue allemande avec M. Zermatt, la famille étudiait la langue anglaise que Fritz parla couramment au bout de quelques semaines. Et comment n’eût-il pas fait des progrès rapides avec un professeur dont les leçons lui étaient si agréables ?...

On ne se plaignit donc pas trop des longues journées de la saison pluvieuse. La présence de Jenny donnait aux soirées un charme nouveau. Personne n’était plus aussi pressé de regagner sa chambre. Mme Zermatt et Jenny travaillaient aux ouvrages de couture, à moins que la jeune fille ne fût priée de chanter, car elle possédait une voix charmante. Elle apprit plusieurs de ces chansons helvétiques, de ces mélodies des montagnes, qui ne savent pas vieillir, et quel ravissement de les entendre de sa bouche ! À la musique succédait la lecture qu’Ernest puisait aux meilleurs ouvrages de la bibliothèque, et il semblait que l’heure du repos arrivait toujours trop vite.

Assurément, en ce milieu familial, M. Zermatt, sa femme, ses enfants, étaient aussi heureux qu’on peut l’être. Il est vrai, les craintes de l’avenir, les chances si improbables que le salut vînt du dehors, enfin le souvenir du pays, comment oublier tout cela ?... Et puis, le cœur de Jenny ne se serrait-il pas, lorsqu’elle songeait à son père ?... Du navire qui la ramenait, de la Dorcas, on n’avait plus de nouvelles, et n’était-il pas à supposer qu’il eût péri corps et biens dans quelque cyclone de la mer des Indes ?... Enfin peut-il jamais être complet le bonheur de ceux qui vivent dans l’isolement, sans relations avec leurs semblables, et, en somme, qu’étaient les habitants de la Nouvelle-Suisse, si ce n’est les naufragés du Landlord ?

On sait quel événement inespéré avait si profondément modifié cette situation.

Chapitre VI.

Après le départ. – Ce qui était connu de la Nouvelle-Suisse. – La famille Wolston. – Projets de nouvelles installations. – Établissement d’un canal entre le ruisseau des Chacals et le lac des Cygnes. – Fin de l’année 1816. §

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ de la Licorne, une profonde tristesse régna à Felsenheim. Comment en eût-il été autrement ? Il semblait que la mauvaise fortune se fût abattue sur ce modeste coin de terre, comblé jusqu’alors des faveurs de la Providence ! M. et Mme Zermatt ne se consolaient pas d’avoir laissé partir deux de leurs enfants, résolution qu’il n’eût pas été raisonnable de repousser pourtant, que commandaient les circonstances, et dont rien ne permettait de suspendre ou de retarder l’exécution.

Mais il ne faut pas demander au cœur d’un père et d’une mère plus qu’ils ne peuvent donner. Fritz, ce hardi jeune homme, n’était plus là, Fritz, le vaillant bras de cette famille qui voyait en lui son chef futur. Absent aussi François, qui marchait sur les traces de son aîné.

Restaient, il est vrai, Ernest et Jack. Le premier n’avait cessé de suivre ses goûts pour l’étude, et, grâce à d’excellentes lectures, son instruction était non moins sérieuse que pratique. Le second partageait les instincts de Fritz, la chasse, la pêche, l’équitation, la navigation, et, désireux de pénétrer les derniers secrets de la Nouvelle-Suisse, il remplacerait son frère dans ses aventureuses excursions. Enfin elle n’était plus là, cette charmante et adorée Jenny, dont Betsie regrettait l’absence comme celle d’une fille chérie. Et de voir leurs places vides dans les chambres de Felsenheim, vides à la table commune, vides à la salle où l’on se rencontrait chaque soir, cela brisait le cœur. Il semblait que tous les bonheurs de ce foyer, refroidi par la séparation, se fussent éteints comme un feu que n’anime plus le souffle familial !

Tous reviendraient, sans doute, et on oublierait alors les chagrins du départ, les tristesses de l’absence. Ils reviendraient, et de nouveaux amis avec eux, – le colonel Montrose, qui ne voudrait pas se séparer de sa fille, après lui avoir donné son sauveur pour mari, puis Doll Wolston, son frère James, sa femme et son enfant, qui n’hésiteraient pas à s’installer sur cette terre. Enfin des émigrants ne tarderaient guère à peupler cette lointaine colonie de la Grande-Bretagne.

Oui ! dans un an au plus, un beau jour, au large du cap de l’Espoir-Trompé, apparaîtrait un bâtiment venant de l’ouest, et ce ne serait pas pour disparaître vers le nord ou l’est ! Il manœuvrerait de manière à rallier la baie du Salut. Ce serait vraisemblablement la Licorne. D’ailleurs, quel qu’il fût, ce navire ramènerait le colonel Montrose et sa fille, il ramènerait Fritz et François, il ramènerait les enfants de M. et de Mme Wolston !

Ainsi donc la situation avait changé du tout au tout. Les hôtes de cette Nouvelle-Suisse n’étaient plus ces naufragés du Landlord qui avaient trouvé refuge sur une côte inconnue, n’attendant que du hasard un secours qui trop souvent n’arrive jamais. Le gisement de cette terre était maintenant fixé en longitude et en latitude. Le lieutenant Littlestone en possédait les relèvements exacts. Il les communiquerait aux bureaux de l’Amirauté, qui donnerait les ordres nécessaires pour la prise de possession. En quittant la Nouvelle-Suisse, c’était comme un lien de plusieurs milliers de lieues qui se déroulait à l’arrière de la corvette, – un lien qui la rattachait à l’ancien continent et que rien ne pourrait rompre dans l’avenir.

Il est vrai, on ne connaissait encore qu’une partie de sa côte septentrionale, – tout au plus quinze ou seize lieues du littoral compris entre la baie de la Licorne et les parages à l’est de la Roche-Fumante. Ces trois profondes baies du Salut, des Nautiles et des Perles, la pinasse, la chaloupe et le kaïak ne les avaient pas même visitées sur toute leur étendue. Pendant ces onze années, M. Zermatt et ses fils n’avaient guère dépassé le rempart de roches au-delà du défilé de Cluse. Ils s’étaient bornés à suivre le thalweg de la vallée de Grünthal sans en franchir les hauteurs opposées...

On remarquera que le départ de la Licorne n’avait point diminué le nombre des hôtes de Felsenheim, grâce à la présence de la famille Wolston.

M. Wolston, alors âgé de quarante-cinq ans, était un homme de forte constitution. Affaibli par des fièvres gagnées dans la Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, la salubrité du climat de la Nouvelle-Suisse, les soins dont il serait l’objet, ne tarderaient pas à lui rendre la santé. Ses connaissances et son expérience de mécanicien-constructeur ne pouvaient qu’être très utiles, et M. Zermatt se proposait bien de les utiliser à des travaux d’amélioration qu’il n’avait pu exécuter jusqu’alors. Cependant, avant tout, on laisserait se rétablir M. Wolston, vers lequel Ernest se sentait attiré par une certaine ressemblance de goûts et de caractère.

Mme Merry Wolston était de quelques années plus jeune que Betsie Zermatt. Ces deux femmes devaient se plaire, et leur amitié ne pourrait que s’accroître lorsqu’elles se connaîtraient mieux. Aucune frivolité d’esprit, mêmes instincts d’activité et d’ordre, même affection pour leurs maris et leurs enfants. Les soins du ménage les occuperaient ensemble à Felsenheim, et elles se partageraient la besogne pendant les visites aux métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt et de Zuckertop.

Quant à Annah Wolston, ce n’était plus une fillette à dix-sept ans. Sa santé avait été un peu ébranlée comme celle de son père, et le séjour de la Terre-Promise lui ferait certainement grand bien, en affermissant sa constitution, en rendant des couleurs à ses joues un peu pâlies. Blonde, de jolis traits, une carnation qui recouvrerait promptement sa fraîcheur, le joli regard de ses yeux bleus, son élégante démarche, elle promettait de devenir une fort agréable personne. Quel contraste entre elle et sa sœur, cette pétillante Doll, avec ses quatorze ans, son rire frais et sonore qui aurait empli toutes les chambres de Felsenheim, une brunette toujours chantant, toujours parlant, avec des reparties drôles ! Eh bien, il reviendrait, cet oiseau envolé, après quelques mois trop longs sans doute, et son gazouillement recommencerait à réjouir tout ce petit monde !

Du reste, il importait de procéder à l’agrandissement de Felsenheim. Au retour de la Licorne, cette demeure serait insuffisante. À ne compter que le colonel Montrose et Jenny, Fritz et François, James Wolston, sa sœur, sa femme et son enfant, ils n’y pourraient loger ensemble, à moins que certaines parties de la caverne ne reçussent une affectation spéciale à leur usage. Si quelques colons les accompagnaient, il va de soi que de nouvelles habitations devraient être construites. La place ne manquerait ni sur la rive gauche du ruisseau des Chacals ni sur le littoral, en remontant vers la baie des Flamants, ni le long de cette route ombreuse qui allait de Felsenheim à Falkenhorst.

Il y eut là, entre MM. Zermatt et Wolston, un sujet d’entretiens très fréquents auxquels Ernest prenait volontiers part, et ses propositions méritaient d’être écoutées.

Pendant ce temps, Jack, chargé à lui seul des fonctions qu’il remplissait autrefois avec son frère aîné, ne cessait de pourvoir aux besoins de l’office. Suivi de ses chiens Braun et Falb, il courait chaque jour les bois et les plaines, où abondait le gibier de poil et de plume ; il fouillait les marais, où canards et bécassines permettaient de varier le menu quotidien, sans parler du produit des basses-cours. Coco, le chacal de Jack, rivalisait avec les chiens dont il était le compagnon habituel dans ces excursions cynégétiques. Le jeune chasseur enfourchait tantôt son onagre Leichtfus, qui justifiait bien son nom de « Pied léger », tantôt l’autruche Brausewind, tantôt le buffle Sturm, qui passait comme un ouragan à travers les futaies. Expresse recommandation était faite à cet audacieux de ne jamais s’aventurer hors des limites de la Terre-Promise, de ne point franchir le défilé de Cluse qui s’ouvrait sur la vallée de Grünthal, où il se fût exposé à quelque rencontre de fauves. Sur les instances de sa mère, il avait dû s’engager à ne pas prolonger son absence au-delà de la journée, à revenir pour le repas du soir. Toutefois, bien qu’il l’eût promis, Betsie ne dissimulait pas ses craintes, lorsqu’elle le voyait disparaître avec la rapidité d’une flèche derrière les premiers arbres de Felsenheim.

Ernest, lui, préférait aux exercices de la chasse les tranquilles occupations de la pêche. Il s’installait soit sur les bords du ruisseau des Chacals, soit au pied des roches de la baie des Flamants. Les crustacés, les mollusques, les poissons y abondaient, saumons, harengs, maquereaux, homards, écrevisses, huîtres, moules. Parfois, Annah Wolston se joignait à lui et ce n’était pas pour lui déplaire.

Inutile de dire que la jeune fille ne ménageait pas ses soins au cormoran et au chacal ramenés de la Roche-Fumante. C’était à elle que Jenny les avait confiés avant son départ, et ils étaient en bonnes mains, on peut le croire. À son retour, Jenny retrouverait en florissante santé ces deux fidèles compagnons, auxquels toute liberté était laissée d’aller et de venir dans l’enclos de Felsenheim. Il est vrai, si le cormoran s’accordait avec les hôtes de la basse-cour, le chacal s’entendait peu ou point avec celui de Jack, lequel avait essayé vainement d’en faire deux amis. Ils se montraient jaloux l’un de l’autre, et ne s’épargnaient guère les coups de patte.

« Je renonce à les mettre d’accord, dit-il un jour à Annah, et je vous les abandonne !

– Comptez sur moi, Jack, répondit Annah. Avec un peu de patience, peut-être réussirai-je à leur inspirer de meilleurs sentiments...

– Essayez donc, ma chère Annah, car, entre chacals on devrait être camarades...

– Il me semble aussi, Jack, que votre singe...

– Knips II ?... Oh ! celui-là ne demande qu’à mordre le protégé de Jenny ! »

Knips II paraissait en effet mal disposé pour le nouveau venu, et l’entente serait difficile entre ces bêtes, si apprivoisées qu’elles fussent.

Les journées s’écoulaient ainsi. Betsie et Merry n’avaient pas une heure inoccupée. Tandis que Mme Zermatt réparait les vêtements, Mme Wolston, très habile en couture, confectionnait des robes et des jupes, avec les étoffes précieusement conservées depuis le naufrage du Landlord.

Le temps était magnifique, la chaleur encore supportable. La brise venait de terre l’avant-midi, de mer l’après-midi. Les nuits restaient reposantes et fraîches. Cette dernière semaine d’octobre, – avril des latitudes septentrionales, – allait faire place aux semaines de novembre, ce mois du renouveau, ce mois du printemps dans l’autre hémisphère.

Les deux familles ne négligeaient pas de rendre de fréquentes visites aux métairies, tantôt à pied, tantôt dans le chariot traîné par son attelage de buffles. Le plus souvent, Ernest montait l’ânon Rash, et Jack enfourchait l’autruche. M. Wolston se trouvait bien de ces promenades. Les fièvres ne se manifestaient plus que par de rares et légers accès. On allait de Felsenheim à Falkenhorst en suivant cette belle route plantée depuis dix ans, que les châtaigniers, les noyers, les cerisiers, couvraient de leur ombrage. Quelquefois, la halte au château aérien se prolongeait pendant vingt-quatre heures, et quel ravissement, quand, après avoir gravi l’escalier intérieur, ses hôtes débouchaient sur la plate-forme, abritée sous les frondaisons de ce manglier superbe ! Peut-être l’habitation était-elle un peu exiguë à présent ; mais, selon l’opinion de M. Wolston, il ne fallait pas songer à l’agrandir. Et, un jour, M. Zermatt lui répondit :

« Vous avez raison, mon cher Wolston. De demeurer entre les branches d’un arbre, c’était bon pour des Robinsons, préoccupés tout d’abord de chercher un refuge contre les fauves, et c’est ce que nous avons fait dès le début de notre séjour sur l’île. Mais, à l’heure qu’il est, nous sommes des colons... de véritables colons...

– Et d’ailleurs, reprit M. Wolston, il faut prévoir le retour de nos enfants, et nous n’avons pas trop de temps pour mettre Felsenheim en état de les recevoir tous.

– Oui, dit Ernest, et, s’il y a des agrandissements à faire, c’est à Felsenheim... Où pourrions-nous trouver une demeure plus sûre pendant la saison des pluies ?... Je suis de l’avis de M. Wolston, Falkenhorst est devenu insuffisant, et, pendant l’été, je pense qu’il vaudrait mieux s’installer à Waldegg ou à Zuckertop...

– Je préférerais Prospect-Hill, fit observer Mme Zermatt. Il serait facile avec des aménagements complémentaires...

– Excellent projet, mère ! s’écria Jack. À Prospect-Hill, la vue est délicieuse, et s’étend sur la pleine mer jusqu’à la baie du Salut. Cette colline est tout indiquée pour porter une villa...

– Ou un fort, répondit M. Zermatt, un fort qui commanderait cette pointe de l’île...

– Un fort ?... répéta Jack.

– Eh ! mon fils, répondit M. Zermatt, il ne faut pas oublier que la Nouvelle-Suisse va devenir une possession anglaise, que les Anglais auront intérêt à fortifier. La batterie de l’îlot du Requin ne permettrait pas de défendre la future ville qui sera probablement fondée entre la baie des Flamants et Felsenheim. Il me paraît donc indispensable que la colline de Prospect-Hill serve prochainement à l’établissement d’un fort.

– Prospect-Hill... ou, un peu plus en avant, sur le cap de l’Espoir-Trompé, dit alors M. Wolston. Dans ce cas, la villa pourrait être conservée...

– J’aimerais mieux cela... déclara Jack.

– Et moi aussi, ajouta Mme Zermatt. Tâchons de garder ces souvenirs de nos premiers jours, Prospect-Hill comme Falkenhorst... J’aurais grand chagrin à les voir disparaître ! »

Sans doute, le sentiment de Betsie était bien naturel. Mais la situation avait changé. Tant que la Nouvelle-Suisse n’appartenait qu’aux naufragés du Landlord, il n’avait jamais été question de la mettre en état de défense. Lorsqu’elle relèverait de l’Angleterre, avec sa place marquée dans le domaine d’outre-mer de la Grande-Bretagne, il serait nécessaire d’y établir des batteries de côtes.

En somme, ses premiers occupants pouvaient-ils regretter les conséquences dues à l’arrivée de la Licorne sur les parages de la Nouvelle-Suisse ?...

« Non, conclut M. Zermatt, et laissons l’avenir apporter peu à peu les diverses modifications qu’il comporte. »

Au surplus, d’autres travaux étaient plus pressants que les réfections de Falkenhorst et de Prospect-Hill. L’époque approchait où il faudrait engranger les récoltes, sans parler des soins à donner aux bêtes des enclos de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt et de Zuckertop.

Et, pour le mentionner en passant, lors de leur première visite à l’îlot de la Baleine, MM. Zermatt et Wolston avaient été surpris du nombre de lapins qu’il renfermait. C’est par centaines qu’ils comptèrent ces prolifiques rongeurs. Heureusement, l’îlot produisait assez de plantes herbacées et de racines pour assurer leur nourriture. Aussi, puisque M. Zermatt avait fait don de cet îlot à la fille du colonel Montrose, Jenny le trouverait-elle en pleine prospérité à son retour.

« Et vous avez sagement fait d’y enfermer vos lapins, avait dit M. Wolston. Il y en aura des milliers un jour, et ils auraient dévoré les champs de la Terre-Promise ! En Australie, d’où je viens, ces animaux menacent de devenir un fléau pire que les criquets de l’Afrique, et, si l’on ne prend pas les plus sévères mesures contre les déprédations de cette engeance, la terre australienne sera rongée sur toute sa surface3 ! »

Pendant les derniers mois de cette année 1816, on s’aperçut plus d’une fois que les bras de Fritz et de François faisaient défaut, bien que la famille Wolston ne ménageât pas ses peines. Cette saison des récoltes était toujours très chargée. Que de travaux nécessitaient l’entretien des champs de maïs et de manioc et de la rizière au-delà du marais voisin de la baie des Flamants, la cueillette des arbres fruitiers d’essence européenne et d’essence indigène, tels les bananiers, les goyaviers, les cacaoyers, les cannelliers et autres, l’extraction et la manipulation du sagou, enfin la moisson des céréales, blé, riz, sarrasin, seigle, orge, la coupe des cannes à sucre si abondantes sur les terrains de la métairie de Zuckertop. C’était là grosse besogne pour quatre hommes, que les trois femmes pourtant aidaient avec courage. Et ce serait à recommencer dans quelques mois, ce sol étant d’une telle puissance végétative, que deux récoltes annuelles ne risquaient pas de l’épuiser.

D’autre part, il importait que Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah n’abandonnassent pas complètement leurs occupations d’intérieur, raccommodage, lavage, préparation des repas, tout ce qui constitue le ménage. Et, pour cette raison, le plus souvent, tandis que M. Wolston, M. Zermatt et ses deux fils allaient travailler au dehors, elles restaient à Felsenheim.

Si fertile que fût ce sol de la Terre-Promise, il se pouvait cependant que le rendement fût compromis par un excès de sécheresse durant l’été. Ce qui manquait, c’était un système d’irrigation convenablement disposé à la surface de cette aire de plusieurs centaines d’hectares. Il n’y existait pas d’autre cours d’eau que les ruisseaux des Chacals et de Falkenhorst à l’est, puis, à l’ouest, la rivière Orientale, dont l’embouchure s’ouvrait à l’extrémité sud de la baie des Nautiles. Ce défaut avait frappé M. Wolston, et, un jour, le 9 novembre, après le repas de midi, il amena la conversation sur ce sujet.

« Rien ne serait plus aisé, dit-il, que d’établir une roue hydraulique en utilisant la cascade du ruisseau des Chacals à une demi-lieue au-dessus de Felsenheim. Dans le matériel que vous avez retiré du Landlord, mon cher Zermatt, se trouvent les deux pompes du bâtiment. Eh bien, la roue, une fois établie, pourrait les actionner avec une force suffisante, élever les eaux dans un réservoir, les répandre par des conduites jusque dans les champs de Waldegg et de Zuckertop...

– Mais ces conduites, fit observer Ernest, comment les fabriquer ?...

– Nous ferions en grand ce que vous avez déjà fait en petit pour amener les eaux du ruisseau des Chacals au potager de Felsenheim, répondit M. Wolston. Au lieu d’employer des bambous, nous emploierions des troncs de sagoutier vidés de leur moelle, et une telle installation ne serait pas au-dessus de nos forces.

– Parfait ! déclara Jack. Lorsque nous aurons rendu nos terres encore plus fertiles, elles produiront davantage, elles produiront trop, et nous ne saurons que faire de nos récoltes, car, enfin, il n’y a pas encore de marché à Felsenheim...

– Il y en aura un, Jack, répondit M. Zermatt, comme il y aura plus tard une ville, puis des villes, non seulement dans la Terre-Promise, mais dans toute la Nouvelle-Suisse... C’est à prévoir, mon enfant...

– Et, ajouta Ernest, lorsqu’il y a des villes, c’est qu’il y a des habitants qui doivent être assurés de leur nourriture. Il faut donc obtenir du sol tout ce qu’il peut donner...

– Et nous l’obtiendrons, ajouta M. Wolston, grâce à ce système d’irrigation que j’étudierai, si vous le voulez bien. »

Jack garda le silence et ne se rendit pas. Que la colonie anglaise comptât quelque jour une population nombreuse, sans doute d’origines diverses, cela ne lui agréait guère, et, à bien lire au fond du cœur de Mme Zermatt, peut-être eût-on déchiffré le même regret pour l’avenir...

Quoi qu’il en soit, dans les rares heures de loisir que leur laissaient parfois les travaux des champs, M. Wolston, M. Zermatt et Ernest, qui s’intéressaient fort à ce genre de travaux, étudièrent cette question d’irrigation. Après avoir relevé l’alignement et le nivellement du terrain, on reconnut que sa disposition se prêtait à l’établissement d’un canal.

En effet, à un quart de lieue dans le sud de Waldegg, s’étendait le lac des Cygnes, que les pluies remplissaient au cours de la mauvaise saison, mais dont le niveau baissait à un étiage inutilisable pendant la saison sèche. Les saignées qu’on y eût pratiquées n’auraient pas permis l’écoulement des eaux devenues trop basses alors. Or, par un emprunt fait au ruisseau des Chacals, si l’on parvenait à maintenir dans le lac un trop-plein constant, il serait facile de le déverser sur les terrains environnants, et d’y porter, avec un système de dérivation bien compris, de nouveaux éléments de fertilité.

Il est vrai, la distance entre la cascade et la pointe sud du lac était d’une bonne lieue, et d’établir une conduite de cette longueur, cela n’eût pas laissé d’être un important travail. Combien de troncs de sagoutier il aurait fallu abattre !

Heureusement, une nouvelle étude du sol faite par Ernest et M. Wolston démontra que l’on pouvait de beaucoup réduire la longueur des conduites.

Et voici ce qu’Ernest dit un soir, alors que les deux familles étaient réunies dans la salle commune, après une journée bien employée au dehors comme au dedans :

« Père, M. Wolston et moi nous avons déterminé le nivellement. Il suffira d’élever les eaux du ruisseau des Chacals à une trentaine de pieds pour les amener sur un espace de deux cents toises à l’endroit où le sol reprend sa pente vers le lac des Cygnes. À partir de cet endroit, une tranchée canalisera l’eau et l’enverra directement dans le lac.

– Bien, déclara M. Zermatt, le travail, dans ces conditions, serait très simplifié...

– Et alors, ajouta M. Wolston, c’est le lac des Cygnes qui servira de réservoir pour arroser les champs de Waldegg, de Zuckertop, même ceux de l’ermitage d’Eberfurt. Nous ne lui fournirons, d’ailleurs, que la quantité d’eau nécessaire aux irrigations, et, dans le cas où se produirait un trop-plein, on l’écoulerait aisément vers la mer.

– C’est entendu, conclut M. Zermatt, et, ce canal achevé, nous aurons droit aux remerciements des futurs colons...

– Mais non des anciens qui se contentaient de ce que la nature leur avait donné !... observa Jack. Pauvre ruisseau des Chacals, on va le fatiguer à tourner une roue... on va lui prendre une partie de lui-même... et tout cela pour enrichir des gens que nous ne connaissons seulement pas !

– Décidément, Jack n’est pas pour la colonisation !... dit Mme Wolston.

– Nos deux familles installées sur ce district, et leur existence assurée, que pourrions-nous désirer de plus, madame Wolston ?...

– Bon !... les idées de Jack se modifieront avec les améliorations que vous allez apporter, dit Annah Wolston.

– Voyez-vous cela, mademoiselle !... répliqua Jack en riant.

– Et quand commencerez-vous ce grand travail ?... demanda Betsie.

– Dans quelques jours, ma chère amie, déclara M. Zermatt. Nos premières récoltes terminées, nous aurons trois mois de loisir en attendant les secondes. »

Ceci résolu, il en résulta une laborieuse occupation depuis le 15 novembre jusqu’au 20 décembre, c’est-à-dire pendant cinq semaines.

Il y eut lieu de faire nombre de voyages à Prospect-Hill afin d’abattre plusieurs centaines de sagoutiers des bois voisins. Les vider ne fut pas difficile, et l’on recueillit avec soin leur moelle dans des barils de bambou. Le charroi de ces troncs constitua réellement la partie la plus pénible de cette besogne. Il échut à M. Zermatt et à Jack, aidés des deux buffles, de l’onagre et de l’ânon, qui traînèrent une sorte de fardier ou de binard, du genre de ceux dont on devait faire usage plus tard en Europe. C’est à Ernest que vint cette idée de suspendre ces lourdes pièces à l’essieu des deux roues du chariot préalablement démontées. Si ces troncs raclaient le sol, ce n’était que par une de leurs extrémités, et leur transport s’effectua dans des conditions infiniment meilleures.

Tout de même, buffles, onagre, ânon, eurent fort à faire, si bien que Jack dit un jour :

« Il est regrettable, père, que nous n’ayons pas une paire d’éléphants à notre service !... Que de fatigues seraient épargnées à nos pauvres bêtes...

– Mais non à ces dignes pachydermes, devenus nos pauvres bêtes à leur tour... répondit M. Zermatt.

– Bah ! les éléphants ont pour eux la vigueur, reprit Jack, et ils traîneraient ces troncs de sagoutiers comme des allumettes !... Puisqu’il en existe dans la Nouvelle-Suisse, si nous parvenions...

– Je ne tiens pas à ce que ces animaux pénètrent sur le district de la Terre-Promise, Jack !... Ils auraient bientôt mis nos champs en un triste état !

– Sans doute, père ! Mais, si l’occasion se présentait de les rencontrer dans les savanes de la baie des Perles ou dans les plaines où débouche la vallée de Grünthal...

– Nous en profiterions, répondit M. Zermatt. Toutefois, ne faisons pas naître cette occasion... C’est plus prudent. »

Tandis que M. Zermatt et son fils procédaient à ces nombreux charrois, M. Wolston et Ernest s’occupaient d’établir la machine élévatoire. Dans la fabrication de la roue hydraulique, le mécanicien déploya une grande habileté, – ce qui intéressa particulièrement Ernest, très porté aux choses de la mécanique, et il ne pouvait que profiter des leçons de M. Wolston.

Cette roue fut installée au pied de la cascade du ruisseau des Chacals, de manière à actionner les tiges des pompes du Landlord. L’eau, remontée à la hauteur d’une trentaine de pieds, serait emmagasinée dans un réservoir creusé entre les roches de la rive gauche, auquel viendraient s’amorcer les conduites de sagoutier, dont les premières ne tardèrent pas à être posées le long de la berge.

Bref, ce travail se fit avec régularité et méthode, si bien que, vers le 20 décembre, il était achevé, y compris la tranchée établie à la surface du sol jusqu’à l’extrémité sud du lac des Cygnes.

« Aurons-nous une fête d’inauguration ?... demanda, ce soir-là, Annah Wolston.

– Je le crois bien, répondit Jack, tout comme s’il s’agissait d’inaugurer un canal dans notre vieille Suisse !... N’est-ce pas, mère ?...

– Comme vous voudrez, mes enfants, répondit Betsie.

– C’est entendu, dit alors M. Zermatt, et la fête commencera demain avec la mise en mouvement de notre machine...

– Et comment se terminera-t-elle ?... ajouta Ernest.

– Par un excellent repas en l’honneur de M. Wolston...

– Et de votre fils Ernest, dit ce dernier, car il ne mérite que des éloges pour son zèle et son intelligence.

– Vos compliments me font plaisir, monsieur Wolston, répondit le jeune homme, mais j’étais à bonne école. »

Le jour suivant, vers dix heures, l’inauguration du canal se fit en présence des deux familles, réunies près de la cascade. La roue, mue par la chute, tourna régulièrement, les deux pompes fonctionnèrent, et l’eau s’introduisit à l’intérieur du réservoir qui se remplit en une heure et demie. Puis, les vannes ayant été levées, cette eau coula à travers la conduite sur une longueur de deux cents toises.

Tout le monde se rendit à cet endroit et les mains battirent lorsque les premiers filets liquides inondèrent la partie du canal à ciel ouvert. Après qu’Ernest eut jeté une petite bouée, les familles montèrent dans le chariot qui attendait à cette place, et qui prit la route du lac des Cygnes, tandis que Jack volait en avant sur le dos de son autruche.

Le chariot marcha d’un si bon train que, bien qu’il eût fait un détour, il atteignit l’extrémité du canal au moment même où la bouée dérivait à la surface du lac.

Des hurrahs la saluèrent, le travail avait été mené à bonne fin. Il suffirait de quelques brèches pratiquées aux berges pour que l’eau, même au plus fort de la sécheresse, arrosât largement toute la campagne environnante pendant la période de la saison chaude.

À cette date, trois mois s’étaient écoulés depuis le départ de la Licorne. S’il ne survenait aucun retard, elle devait reparaître au large de la baie du Salut dans trois fois ce temps. Pas un jour ne s’était passé sans qu’il eût été parlé des absents. On les suivait dans leur voyage.... À telle date, ils étaient arrivée au cap de Bonne-Espérance où James Wolston attendait sa sœur Doll... À telle autre, la corvette remontait l’Atlantique le long de la côte africaine... À telle autre, enfin, elle arrivait à Portsmouth... Jenny, Fritz, François débarquaient et gagnaient Londres... Là, le colonel Montrose recevait dans ses bras la fille qu’il n’espérait plus revoir, et, avec elle, celui qui l’avait recueillie sur la Roche-Fumante et dont il aurait béni l’union...

Neuf mois encore, et tous seraient de retour. Aucun des leurs ne manquerait aux deux familles, et, dans un avenir prochain, peut-être seraient-elles réunies par des liens plus étroits ?...

Ainsi se termina cette année 1816, qui avait été marquée par des événements dont les conséquences devaient profondément modifier la situation de la Nouvelle-Suisse.

Chapitre VII.

Le premier jour de l’année. – Promenade à Falkenhorst. – Projet de chapelle. – Propositions de voyage. – Discussion. – La pinasse mise en état. – Départ du 15 mars. §

Le 1er janvier, des souhaits furent échangés entre les familles Zermatt et Wolston. L’une et l’autre se firent même quelques cadeaux auxquels se rattachait plutôt une valeur morale qu’une valeur réelle, – de ces riens que le temps transforme en souvenirs. Il y eut aussi compliments et serrements de main dès l’aube de ce jour partout fêté, où l’année nouvelle

 

Débute sur le théâtre

Inconnu de l’avenir,

 

a dit un poète français en vers de sept pieds. Cette fois, il est vrai, ce jour de l’an différait des douze qui l’avaient précédé depuis l’arrivée des naufragés du Landlord à la grève de Zeltheim. L’émotion se mélangea d’une joie sincère. Ce fut un concert de franche gaieté, dans lequel Jack fit sa partie avec ce vif entrain qu’il mettait en toutes choses.

MM. Zermatt et Wolston s’embrassèrent. Les vieux amis qu’ils étaient déjà avaient pu s’apprécier et s’estimer dans la vie commune. Le premier eut pour Annah des caresses de père, et le second traita Ernest et Jack comme ses fils. Et il en fut pareillement des deux mères, qui confondirent leurs enfants dans les mêmes baisers.

Quant à Annah Wolston, elle dut être particulièrement touchée des compliments que lui adressa Ernest. On n’a pas oublié que ce jeune homme s’adonnait quelque peu à la poésie. Une fois déjà, à l’occasion de l’honnête baudet, après la funeste rencontre avec le monstrueux boa, n’avait-il pas orné son épitaphe de quelques rimes assez correctes ?... Eh bien, en l’honneur de la jeune fille, son inspiration le servit heureusement, et les joues d’Annah se colorèrent, lorsque le jeune disciple d’Apollon la félicita d’avoir retrouvé la santé au bon air de la Terre-Promise.

« La santé... et le bonheur ! » répondit-elle en embrassant Mme Zermatt.

Ce jour-là, qui était un vendredi, fut célébré comme un dimanche par des actions de grâces envers le Très-Haut dont on appela la protection sur les absents, tout en témoignant une profonde reconnaissance pour ses bontés.

Puis, voici Jack de s’écrier :

« Et nos bêtes ?...

– Comment... nos bêtes ?... demanda M. Zermatt.

– Oui... Turc, Falb, Braun, nos buffles Sturm et Brummer, notre taureau Brull, notre vache Blass, notre onagre Leichtfus, nos ânons Pfeil, Flink, Rash, notre chacal Coco, notre autruche Brausewind, notre singe Knips II, enfin tous nos bons amis à deux et à quatre pattes...

– Voyons, Jack, lui dit Mme Zermatt, tu n’as pas la prétention que ton frère se mette en frais de poésie pour l’étable et la basse-cour...

– Non, assurément, mère, et je ne crois pas que ces braves animaux seraient sensibles aux belles rimes !... Mais ils méritent bien qu’on leur souhaite le nouvel an avec une double ration et une litière fraîche...

– Jack a raison, dit M. Wolston, et il convient qu’aujourd’hui toutes nos bêtes...

– Sans oublier le chacal et le cormoran de Jenny ! fit observer Annah Wolston.

– Bien parlé, ma fille, dit Mme Wolston. Les protégés de Jenny auront leur part...

– Et, puisque c’est aujourd’hui premier jour de l’an pour toute la terre, déclara Mme Zermatt, pensons à ceux qui nous ont quittés et qui pensent certainement à nous !... »

Et un souvenir attendri des deux familles s’envola vers les chers passagers de la Licorne.

Les bêtes furent traitées selon leurs mérites, et on ne leur ménagea pas plus le sucre que les caresses.

Puis les convives vinrent s’asseoir dans la salle à manger de Felsenheim, devant un succulent déjeuner, dont quelques verres du vieux vin offert par le commandant de la corvette redoublèrent la bonne humeur.

Il n’était pas question de reprendre les travaux habituels en ce jour de chômage. Aussi M. Zermatt proposa-t-il une promenade à pied jusqu’à Falkenhorst, – petite lieue à faire, sans grande fatigue, sous les ombrages de cette belle allée, qui réunissait la demeure d’été à la demeure d’hiver.

Le temps était superbe, la chaleur forte, il est vrai. Mais la double rangée d’arbres de l’allée ne laissait pas les rayons solaires percer leur épaisse frondaison. Ce ne serait qu’une agréable excursion le long du littoral, avec la mer à droite, la campagne à gauche.

On partit vers onze heures, de manière à rester tout l’après-midi à Falkenhorst, et l’on devait en revenir pour le dîner. Cette année-là, si les familles n’avaient séjourné ni à Waldegg, ni à Prospect-Hill, ni à l’ermitage d’Eberfurt. c’est que ces métairies nécessitaient certains agrandissements qui seraient entrepris seulement au retour de la Licorne. Il était même à prévoir que l’arrivée de nouveaux colons modifierait le domaine actuel de la Terre-Promise.

Après avoir franchi l’enclos du potager, puis le ruisseau des Chacals sur le pont de Famille, les promeneurs suivirent l’avenue bordée d’arbres fruitiers, qui avaient pris un développement tropical.

On ne se pressait guère, car une heure devait suffire à gagner Falkenhorst. Les chiens Braun et Falb, autorisés à accompagner leurs maîtres, gambadaient en avant. De chaque côté les champs de maïs, de millet, d’avoine, de blé, d’orge, de manioc et de patates, étalaient leurs richesses. La seconde récolte promettait d’être fructueuse, sans parler de ce que réservaient les terres plus au nord, arrosées par les dérivations du lac des Cygnes.

« Quelle idée d’avoir utilisé cette eau du ruisseau des Chacals, qui, jusqu’alors, se perdait sans aucun profit, puisque la mer n’en avait nul besoin ! » ainsi que Jack le fit judicieusement observer à M. Wolston.

Et l’on s’arrêtait, après deux ou trois cents pas, et pendant ces haltes la causerie reprenait de plus belle. Annah se plaisait à cueillir quelques-unes des jolies fleurs dont le parfum embaumait l’avenue. Plusieurs centaines d’oiseaux battaient des ailes entre les branches lourdes de fruits et de feuilles. Le gibier filait à travers les herbages, lièvres, lapins, coqs de bruyère, gelinottes, bécasses. Ni Ernest ni Jack n’avaient eu la permission d’emporter leurs fusils, et il semblait que cette gent volatile le sût bien. On était venu pour se promener, non pour chasser.

« Je demande, avait dit au départ Mme Zermatt, appuyée par Annah Wolston, je demande qu’on épargne aujourd’hui toutes ces créatures inoffensives... »

Ernest, que les succès cynégétiques ne passionnaient pas autrement, avait consenti de bonne grâce ; mais Jack s’était fait prier. À sortir sans son fusil, qui, à l’en croire, faisait partie de lui-même, il se regardait comme amputé d’un bras ou d’une jambe.

« Je peux toujours le prendre, quitte à ne pas en faire usage, avait-il dit. Quand même une compagnie de perdreaux me partirait à vingt pas, je m’engage à ne pas tirer...

– Vous ne seriez pas capable de tenir votre engagement, Jack, avait répondu la jeune fille. Avec Ernest, il n’y aurait pas à s’inquiéter... tandis qu’avec vous...

– Et si quelque fauve se montrait, panthère, ours, tigre, lion... Il y en a dans l’île...

– Pas sur la Terre-Promise, avait répliqué Mme Zermatt. Allons, Jack, fais-nous cette concession... Il te restera trois cent soixante-quatre jours dans l’année...

– Est-elle au moins bissextile ?...

– Non... avait répliqué Ernest.

– Pas de chance ! » s’était écrié le jeune chasseur.

Il était une heure, lorsque les familles, après avoir traversé le bois de mangliers, vinrent s’arrêter au pied de Falkenhorst.

Tout d’abord, M. Zermatt constata que l’enclos qui renfermait les animaux de basse-cour se trouvait en bon état. Ni les singes ni les sangliers ne s’étaient livrés à leurs mauvais instincts habituels de déprédation. Au vrai, Jack n’aurait pas eu l’occasion d’exercer des représailles contre ces maraudeurs.

Les promeneurs commencèrent par se reposer sur la terrasse semi-circulaire en terre glaise dressée au-dessus des racines de l’énorme manglier, et dont un mélange de résine et de goudron assurait l’imperméabilité. Chacun prit là quelques rafraîchissements que fournirent les barils d’hydromel, encavés sous la terrasse. Puis, l’escalier tournant, ménagé à l’intérieur de l’arbre, permit d’atteindre la plate-forme à quarante pieds au-dessus du sol.

Quel bonheur éprouvait toujours la famille Zermatt en se retrouvant au milieu des larges frondaisons de l’arbre... N’était-ce pas son premier nid, celui qui lui rappelait tant de souvenirs ?... Avec ses deux balcons à treillis, son double plancher, ses chambres recouvertes d’une toiture d’écorces bien jointes, son léger mobilier, le nid était devenu une charmante et fraîche habitation. À présent, ce ne serait plus qu’un lieu de halte. Des installations plus spacieuses devaient être établies à Prospect-Hill. Toutefois, M. Zermatt conserverait l’ancienne « aire du Faucon » aussi longtemps que le gigantesque arbre la retiendrait dans ses branches, et, jusqu’au moment où, accablé d’années, il tomberait de vieillesse.

Cet après-midi, alors que l’on causait sur le balcon, Mme Wolston fit une proposition dont il y aurait à tenir compte. D’une piété éclairée, très pénétrée de sentiments religieux, personne ne fut surpris qu’elle s’exprimât en ces termes :

« J’ai souvent admiré, dit-elle, et j’admire encore, mes amis, tout ce que vous avez fait sur ce coin de votre île... Felsenheim, Falkenhorst, Prospect-Hill, vos métairies, vos plantations, vos champs, cela marque autant d’intelligence que de courage au travail. Mais j’ai déjà demandé à Mme Zermatt pourquoi il vous manquait...

– Une chapelle ?... répondit aussitôt Betsie. Vous avez raison, ma chère Merry, et nous devons bien au Tout-Puissant de lui consacrer...

– Mieux qu’une chapelle... un temple, s’écria Jack, qui ne doutait de rien, un monument avec un clocher superbe !... Quand commençons-nous, père ?... Les matériaux, il y en a à revendre... M Wolston dressera les plans... Nous les exécuterons...

– Bon ! répondit M. Zermatt en souriant, si je vois le temple en imagination, je ne vois pas le pasteur... le prédicateur...

– Ce sera François à son retour, dit Ernest.

– En attendant, que cela ne vous préoccupe pas, monsieur Zermatt, répondit Mme Wolston. Nous nous contenterons de prier dans notre chapelle...

– Madame Wolston, votre idée est excellente, et il ne faut pas oublier que de nouveaux colons viendront bientôt... Aussi, pendant les loisirs de la saison pluvieuse, nous la mettrons à l’étude... Nous chercherons un emplacement convenable...

– Il me semble, mon ami, dit alors Mme Zermatt, que si Falkenhorst ne doit plus nous servir de demeure, il serait facile de le transformer en chapelle aérienne.

– Et nos prières seraient déjà à mi-chemin du ciel... comme dirait notre cher François... ajouta Jack.

– Ce serait un peu loin de Felsenheim, répondit M. Zermatt. Il me paraîtrait préférable d’élever cette chapelle à proximité de notre principale habitation, autour de laquelle se grouperont peu à peu des habitations nouvelles. Enfin, je vous le répète, nous étudierons ce projet. »

Pendant les trois ou quatre mois que devait encore durer la belle saison, les bras furent employés à des travaux urgents, et du 15 mars à la fin d’avril, il n’y eut pas un jour de chômage. M Wolston ne s’épargnait pas ; mais il ne pourrait remplacer Fritz et François, pour approvisionner de fourrages les métairies, pour y assurer la nourriture de l’hiver. Moutons, chèvres, porcs étaient actuellement au nombre d’une centaine à Waldegg, à l’ermitage d’Eberfurt, à Prospect-Hill, et les étables de Felsenheim n’eussent pas suffi à loger tout ce troupeau. Passe encore pour la volaille que l’on ramenait avant le mauvais temps dans la basse-cour, où les soins quotidiens ne faisaient défaut ni aux poules, ni aux outardes, ni aux pigeons. Quant aux oies, aux canards, ils pourraient s’ébattre sur la mare, située à deux portées de fusil. Seules, les bêtes de trait, ânons et buffles, les vaches et leurs veaux, ne quittaient point Felsenheim. De cette façon, même en ne tenant pas compte de la chasse et de la pêche, qui ne cessaient pas d’être fructueuses d’avril à septembre, l’alimentation était assurée rien qu’avec les produits de la basse-cour.

Toutefois, à la date du 15 mars, il s’en fallait d’une huitaine de jours que les travaux de la campagne exigeassent le concours de tous. Cette semaine, il n’y aurait donc aucun inconvénient à l’occuper par quelque excursion en dehors des limites de la Terre-Promise. Ce fut l’objet d’une conversation à laquelle les deux familles prirent part dès le soir même. Les avis allaient être partagés d’abord, avant de se concentrer sur celui qui eut finalement l’approbation générale.

M. Wolston ne connaissait guère que la partie qui s’étendait entre le ruisseau des Chacals et le cap de l’Espoir-Trompé, comprenant les métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop et de Prospect-Hill.

« Et je m’étonne, mon cher Zermatt, dit-il un jour, que, depuis douze ans, ni vos enfants ni vous n’ayez essayé de pénétrer à l’intérieur de la Nouvelle-Suisse...

– Et pourquoi l’aurions-nous fait, Wolston ?... répliqua M. Zermatt. Songez donc à ceci : lorsque le naufrage du Landlord nous eut jetés sur cette côte, mes fils n’étaient que des enfants, et incapables de me seconder dans une exploration... ma femme n’aurait pu m’accompagner, et il eût été très imprudent de la laisser seule...

– Seule avec François qui n’avait que cinq ans... ajouta Mme Betsie, et, d’ailleurs, nous n’avions pas perdu l’espoir d’être recueillis par quelque bâtiment...

– Avant tout, continua M. Zermatt, il s’agissait de pourvoir à nos besoins immédiats, en restant dans le voisinage du navire, tant que nous n’en aurions pas retiré tout ce qui pouvait nous être utile. Or, à l’embouchure du ruisseau des Chacals, nous avions de l’eau douce, sur la rive gauche, des champs faciles à cultiver, et, non loin, des plantations toutes venues. Bientôt, le hasard nous fit découvrir cette demeure saine et sûre de Felsenheim. Devions-nous perdre du temps à satisfaire notre curiosité ?...

– D’ailleurs, s’éloigner de la baie du Salut, fit observer Ernest, n’était-ce pas s’exposer à rencontrer des indigènes, tels que ceux de l’Andaman et du Nicobar, de si féroce réputation ?...

– Enfin, reprit M. Zermatt, chaque jour amenait une occupation que la nécessité ne nous permettait pas de remettre... Chaque année nouvelle nous imposait les travaux de l’année précédente... Et puis, les habitudes prises, l’accoutumance au bien-être, nous enracinaient pour ainsi dire à cette place... et voilà pourquoi nous ne l’avons jamais quittée !... Ainsi se sont écoulés les ans, et il semble que nous soyons arrivés d’hier. Que voulez-vous, mon cher Wolston, nous étions bien dans ce district, et nous n’avons pas pensé qu’il fût sage d’aller chercher mieux au dehors !

– Tout cela est juste, répondit M. Wolston, mais, pour mon compte, je n’aurais pu résister pendant tant d’années au désir d’explorer la contrée vers le sud, l’est et l’ouest...

– Parce que vous êtes de sang anglais, répondit M. Zermatt. et que vos instincts vous poussent à voyager. Mais nous sommes de ces Suisses, paisibles et sédentaires, qui ne quittent qu’à regret leurs montagnes... des gens qui aiment à rester chez eux, et, sans les circonstances qui nous ont obligés d’abandonner l’Europe...

– Je proteste, père, répliqua Jack, je proteste en ce qui me concerne !... Tout Suisse que je suis, j’aurais aimé à courir le monde !

– Tu es digne d’être Anglais, mon cher Jack, déclara Ernest, et entends bien que je ne te blâme aucunement d’avoir ces goûts de locomotion. Je pense, d’ailleurs, que M. Wolston a raison. Il est nécessaire que nous opérions une reconnaissance complète de notre Nouvelle-Suisse...

– Qui est une île de l’océan Indien, nous le savons maintenant, ajouta M. Wolston, et il sera bon que cela soit fait avant le retour de la Licorne.

– Quand le père voudra !... s’écria Jack, toujours prêt à se lancer dans les découvertes.

– Nous reparlerons de cela après la mauvaise saison, déclara M. Zermatt. Je ne suis point opposé à un voyage dans l’intérieur... Avouons toutefois que nous avons été favorisés en abordant sur cette côte à la fois salubre et fertile !... En existe-t-il une autre qui la vaille ?...

– Et qu’en sait-on ?... répondit Ernest. Sans doute, lorsque nous avons doublé le cap de l’Est afin de gagner la baie de la Licorne, notre pinasse n’a longé qu’un littoral de roches dénudées, de récifs dangereux, et même, au mouillage de la corvette, il n’y avait qu’une grève sablonneuse. Au-delà, en descendant vers le sud, il est probable que la Nouvelle-Suisse présente un aspect moins désolé...

– Le moyen d’être fixé à cet égard, dit Jack, c’est d’en faire le tour avec la pinasse. Nous saurons alors quelle est sa configuration...

– Mais, insista M. Wolston, si vous n’êtes allés dans l’est que jusqu’à la baie de la Licorne, vous avez suivi les côtes du nord sur une plus grande étendue...

– Oui... pendant une quinzaine de lieues environ, répondit Ernest, du cap de l’Espoir-Trompé à la baie des Perles.

– Et nous n’avons pas même eu la curiosité, s’écria Jack, de visiter la Roche-Fumante...

– Un îlot aride, fit observer Annah, et que Jenny n’a jamais eu l’envie de revoir !

– En somme, conclut M. Zermatt, le plus utile sera d’explorer les territoires qui avoisinent la baie des Perles jusqu’à la côte, car au-delà se succèdent des prairies verdoyantes, des collines accidentées, des champs de cotonniers, avec des bois touffus...

– Où l’on récolte des truffes ! dit Ernest.

– Ah ! le gourmand ! s’écria Jack.

– Des truffes, en effet, répliqua en riant M. Zermatt, et où l’on trouve aussi ceux qui les déterrent...

– Sans oublier les panthères et les lions !... ajouta Betsie.

– Eh bien, de tout cela, déclara M. Wolston, il résulte qu’il ne faudra s’aventurer ni de ce côté ni d’un autre, sans prendre des précautions. Mais, puisque notre future colonie aura besoin de s’étendre au-delà de la Terre-Promise, il me paraît préférable d’en reconnaître l’intérieur au lieu d’en faire le tour par mer...

– Et avant que soit revenue la corvette, ajouta Ernest. À mon avis, même, le mieux sera de franchir le défilé de Cluse, de traverser la vallée de Grünthal, de manière à s’élever jusqu’aux montagnes qu’on aperçoit des hauteurs d’Eberfurt.

– Ne vous ont-elles pas paru fort éloignées ?... demanda M. Wolston.

– Oui... d’une dizaine de lieues environ... répondit Ernest.

– Je suis certaine qu’Ernest a déjà fait un plan de voyage, dit Annah Wolston en souriant.

– Je l’avoue, Annah, répondit le jeune homme, et il me tarde même de pouvoir établir une carte exacte de toute notre Nouvelle-Suisse.

– Mes amis, dit alors M. Zermatt, voici ce que je propose pour donner un commencement de satisfaction à M. Wolston.

– Accepté d’avance... répliqua Jack.

– Attends donc, impatient... Une douzaine de jours s’écouleront avant que les travaux de la seconde moisson nous réclament, et, si cela vous convient, nous en consacrerons la moitié à visiter la partie de l’île qui borde le rivage de l’est...

– Et alors, objecta Mme Wolston d’un ton peu approbateur, tandis que M. Zermatt, ses deux fils et M. Wolston seront en excursion, Mme Zermatt, Annah et moi, nous resterons seules à Felsenheim ?...

– Non, madame Wolston, répondit M. Zermatt, et la pinasse prendra tout le monde à bord...

– Quand partons-nous ?... s’écria Jack. Aujourd’hui...

– Pourquoi pas hier ?... répliqua M. Zermatt en riant.

– Puisque nous avons déjà reconnu l’intérieur de la baie des Perles, dit Ernest, il vaut mieux, en effet, suivre le rivage du levant. La pinasse se rendrait directement à la baie de la Licorne, et continuerait sa route en descendant vers le sud. Peut-être découvririons-nous l’embouchure d’une rivière, dont on essaierait de remonter le cours...

– C’est une excellente idée, affirma M. Zermatt.

– À moins, fit observer M. Wolston, qu’il ne fût préférable de faire le tour de l’île...

– Le tour ?... répondit Ernest. Eh ! il faudrait plus de temps que nous n’en avons, car, lors de notre première excursion à la vallée de Grünthal, on ne distinguait que l’arête bleuâtre des montagnes à l’horizon...

– Voilà précisément sur quoi il importe d’avoir un renseignement précis... insista M. Wolston.

– Et ce que nous devrions savoir depuis longtemps ! déclara Jack.

– C’est entendu, conclut M. Zermatt, et peut-être ce littoral présente-t-il l’embouchure d’une rivière qu’il sera possible de remonter, sinon avec la pinasse, du moins avec le canot. »

Ce projet accepté, on fixa le départ au surlendemain.

Trente-six heures, du reste, ce n’était pas trop demander pour les préparatifs. D’abord il convenait de mettre l’Élisabeth en état de faire le voyage, et, en même temps, il fallait pourvoir à la nourriture des animaux domestiques pendant une absence que des circonstances imprévues prolongeraient peut-être.

Donc, besogne assez longue pour les uns comme pour les autres.

M. Wolston et Jack s’occupèrent de visiter la pinasse, qui était mouillée au fond de la crique. Elle n’avait pas pris la mer depuis son voyage à la baie de la Licorne. Certaines réparations durent être faites, et M. Wolston s’y entendait. La navigation ne lui serait pas non plus chose nouvelle, et ne pouvait-on compter sur Jack, l’intrépide successeur de Fritz, qui manœuvrait l’Élisabeth comme le kaïak ?... Et même il y aurait lieu de réprimer son ardeur : elle risquait de le pousser à quelque imprudence.

M. Zermatt et Ernest, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah, chargés d’approvisionner les étables et la basse-cour, s’en acquittèrent avec soin. Il restait grande quantité des récoltes précédentes. En leur qualité d’herbivores, ni les buffles, ni l’onagre, ni les ânons, ni les vaches, ni l’autruche, ne manqueraient de rien. On assurerait également la nourriture des poules, oies, canards, du cormoran de Jenny, des deux chacals, du singe et des chiens. Seraient emmenés seulement Braun et Falb, car, au cours de cette excursion, il y aurait occasion de chasser, si la pinasse relâchait sur un point de la côte.

Il va de soi que ces dispositions nécessitèrent une visite aux métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop, de Prospect-Hill, où étaient répartis les divers animaux. On tenait à ce qu’elles fussent toujours disposées à recevoir les visiteurs pour quelques jours. Le chariot aidant, ce délai de trente-six heures, demandé par M. Zermatt, ne fut pas dépassé.

Au vrai, il n’y avait pas de temps à perdre. Les récoltes jaunissantes touchaient à leur maturité. La moisson n’aurait pu être retardée de plus d’une douzaine de jours, et nul doute que la pinasse fût de retour avant ce délai.

Enfin, dans la soirée du 14 mars, une caisse de viande conservée, un sac de farine de manioc, un baril d’hydromel, un tonnelet de vin de palme, quatre fusils, quatre pistolets, de la poudre, du plomb, des projectiles en quantité suffisante même pour les deux petites pièces de l’Élisabeth, des couvertures, du linge, des vêtements de rechange, des vareuses de toile cirée, des ustensiles de cuisine étaient mis à bord.

Tout étant prêt pour le départ, il n’y avait plus qu’à profiter, aux premières lueurs de l’aube, de la brise qui soufflerait de terre afin de remonter jusqu’au cap de l’Est.

Après une nuit tranquille, dès cinq heures du matin, les familles s’embarquèrent, accompagnées des deux jeunes chiens qui se livraient à mille gambades.

Lorsque les passagers eurent pris place sur le pont, le canot fut hissé à l’arrière. Puis, la brigantine, la misaine et le foc parés, M. Zermatt à la barre, M. Wolston et Jack aux écoutes, la pinasse chercha le vent, et, au-delà de l’îlot du Requin, ne tarda pas à perdre de vue les hauteurs de Felsenheim.

Chapitre VIII.

Navigation – Le tour de l’écueil du Landlord. – La baie de la Licorne. – L’Élisabeth au mouillage. – Au sommet de la falaise. – Contrée aride. – La région au sud. – Projets pour le lendemain. §

Dès qu’elle eut franchi le goulet, la pinasse glissa à la surface de cette large étendue de mer comprise entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est. Il faisait beau temps. Le ciel, d’un bleu gris, était tendu de quelques nuages qui tamisaient les rayons du soleil.

Le vent soufflait de terre à cette heure matinale et favorisait la marche de l’Élisabeth. Ce ne serait qu’après avoir doublé le cap de l’Est qu’elle sentirait la brise du large.

Le léger bâtiment avait déployé toute sa voilure de brigantin, même un foc volant et les voiles de flèche de ses deux mâts. À l’allure du grand largue, bon plein, un peu incliné sur sa hanche de tribord, son étrave fendait ces eaux aussi calmes que celles d’un lac et il filait ses huit nœuds, laissant en arrière un long sillage d’écume clapotante.

Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille, assises sur le petit tillac, se retournaient parfois. Leurs regards parcouraient le littoral depuis Falkenhorst jusqu’à la pointe de l’Espoir-Trompé, très abaissée par l’éloignement. Tous goûtaient le charme berceur de cette rapide navigation, avec les derniers souffles chargés des fraîches senteurs de la terre.

Et quelles réflexions venaient à Betsie, et quels souvenirs rappelaient à sa mémoire ces douze ans écoulés ! Elle revoyait le bateau de cuves, improvisé pour le sauvetage, que le moindre faux coup eût fait chavirer... puis ce fragile appareil se dirigeant vers une côte inconnue avec tout ce qu’elle aimait, son mari, ses quatre fils dont le plus jeune avait cinq ans à peine... enfin elle débarquait à l’embouchure du ruisseau des Chacals, et la première tente était dressée à l’endroit qui fut Zeltheim avant d’être Felsenheim. Et quelles mortelles appréhensions, lorsque M. Zermatt et Fritz retournaient au vaisseau naufragé ! Et, voici qu’à présent, sur cette pinasse bien gréée, bien gouvernée, tenant bien la mer, c’était sans aucune crainte qu’elle prenait part à ce voyage de découverte sur la côte orientale de l’île. D’ailleurs, quels changements depuis cinq mois, et quels autres, plus importants peut-être, se laissaient entrevoir dans un très prochain avenir !

M. Zermatt manœuvrait de manière à utiliser le vent qui tendait à calmir, à mesure que l’Élisabeth s’éloignait de la terre. M. Wolston, Ernest et Jack se tenaient aux écoutes, afin de les raidir ou de les mollir suivant le besoin. Il eût été dommage de se voir encalminé avant d’être à la hauteur du cap de l’Est, où la pinasse recevrait la brise du large.

Aussi M. Wolston de dire :

« Je crains que le vent refuse, et voici que nos voiles se dégonflent...

– En effet, répondit M. Zermatt, le vent faiblit, mais, puisqu’il vient de l’arrière, mettons la misaine d’un bord, la brigantine de l’autre !... Nous y gagnerons sans doute un peu de vitesse...

– Et dire qu’il ne faudrait pas plus d’une demi-heure pour doubler la pointe... fit observer Ernest.

– Si la brise tombe tout à fait, proposa Jack, il n’y a qu’à garnir les avirons, puis « nager » jusqu’au cap. Lorsque nous serons quatre à le faire, M. Wolston, mon père, Ernest et moi, la pinasse ne restera pas stationnaire, j’imagine...

– Et qui tiendra le gouvernail, quand vous serez tous aux avirons ?... demanda Mme Zermatt.

– Toi... mère... ou Mme Wolston... ou même Annah, répliqua Jack. Eh ! pourquoi pas Annah ?... Je suis sûr qu’elle ne serait pas embarrassée de pousser la barre à tribord ou à bâbord comme un vieux loup de mer !...

– Pourquoi pas... répondit en riant la jeune fille, surtout si je n’ai qu’à suivre vos conseils, Jack...

– Bon ! diriger un bateau, ce n’est pas plus difficile que diriger un ménage, et comme toutes les femmes s’y entendent de naissance... » répliqua Jack.

Il ne fut pas nécessaire de recourir aux avirons, ni – ce qui eût été plus simple, – de se faire remorquer par le canot. Lorsque les deux voiles eurent été disposées en ciseaux, la pinasse reçut plus docilement l’action de la brise, et elle gagna sensiblement vers le cap de l’Est.

Au surplus, à de certains indices, nul doute que le vent d’ouest ne se fît sentir au-delà. De ce côté, la mer verdissait à moins d’une lieue. Parfois, de petites lames, échelonnant leurs blanches rayures, s’éclairaient de reflets luminescents. La navigation se poursuivit donc sous une allure favorable, et il était à peine huit heures et demie, lorsque l’Élisabeth se trouva par le travers du cap.

La voilure ayant été modifiée, le petit bâtiment prit une marche plus rapide, balancé par un léger tangage qui n’incommoda d’ailleurs ni les passagers ni les passagères.

La brise étant franchement établie, M. Zermatt proposa de remonter vers le nord-est, afin de contourner la masse rocheuse sur laquelle s’était brisé le Landlord.

« Nous le pouvons sans peine, répondit M. Wolston, et, pour mon compte, je serais assez curieux de voir l’écueil sur lequel la tempête vous avait jetés si en dehors de la route entre le cap de Bonne-Espérance et Batavia.

– Un naufrage qui a fait de nombreuses victimes, ajouta Mme Zermatt, dont la figure s’assombrit à ce souvenir. Seuls, mon mari, mes enfants et moi, nous avons échappé à la mort...

– Ainsi, demanda M. Wolston, on n’a jamais appris que personne de l’équipage eût été recueilli en mer ou se fût réfugié sur les terres voisines ?...

– Personne, d’après ce qu’a déclaré le lieutenant Littlestone, répondit M. Zermatt, et, depuis longtemps, le Landlord était considéré comme perdu corps et biens.

– À ce propos, dit Ernest, il faut remarquer que l’équipage de la Dorcas, sur laquelle Jenny avait pris passage, s’est vu plus favorisé que le nôtre, puisque le bosseman et deux matelots ont été conduits à Sydney...

– C’est juste, répondit M. Zermatt. Mais peut-on affirmer que quelques survivants du Landlord n’aient pu trouver refuge sur une des côtes de l’océan Indien, et que même, après tant d’années, ils n’y seraient pas encore comme nous sommes à la Nouvelle-Suisse ?...

– À cela rien d’impossible, déclara Ernest, car notre île n’est située qu’à trois cents lieues de l’Australie. Or, comme le littoral australien de l’ouest est peu fréquenté des navires européens, les naufragés n’auraient eu aucune chance d’être arrachés aux mains des indigènes.

– Ce qu’il faut conclure de tout cela, affirma M. Wolston, c’est que ces parages sont dangereux, et les tempêtes s’y déchaînent fréquemment... En quelques années, la perte du Landlord... la perte de la Dorcas...

– Sans doute, répondit Ernest. Toutefois, tenons compte qu’à l’époque de ces naufrages, le gisement de notre île n’était pas porté sur les cartes, et il n’est pas étonnant que plusieurs bâtiments se soient perdus sur les récifs qui l’entourent. Mais, très prochainement, son relèvement sera établi avec une précision aussi absolue que celui des autres îles de la mer des Indes...

– C’est tant pis... s’écria Jack, oui... tant pis que la Nouvelle-Suisse tombe dans le domaine public ! »

L’Élisabeth évoluait alors par l’ouest de l’écueil, et comme elle avait dû serrer le vent afin de contourner les roches extrêmes, elle n’eut plus qu’à laisser porter en cette direction.

Sur le flanc opposé de cet écueil, M. Zermatt montra à M. Wolston l’étroite coupure dans laquelle une énorme lame avait introduit le Landlord. La brèche, ouverte sous les façons du navire par la hache d’abord, par une première explosion ensuite, avait permis de retirer les objets qu’il contenait, en attendant le jour où la destruction totale s’était accomplie au moyen d’une dernière charge de poudre. Des débris du navire, il ne resta plus rien sur l’écueil, le flot ayant tout porté à la côte, aussi bien les objets susceptibles de surnager que ceux dont le flottement avait été préalablement assuré à l’aide de tonnes vides, tels que des chaudières, des pièces de fer, de cuivre, de plomb, les caronades de quatre dont les deux de l’îlot du Requin et les autres de la batterie de Felsenheim.

En rasant les roches, les passagers de la pinasse cherchèrent à voir si quelques épaves n’apparaissaient pas sous ces eaux claires et calmes. Deux ans et demi auparavant, Fritz, embarqué sur son kaïak pour cette excursion à la baie des Perles, avait encore distingué au fond de la mer nombre de gros canons, des affûts, des boulets, des masses de fer, des fragments de quille et de cabestan, dont le repêchage eût exigé l’emploi d’une cloche à plongeur. Il est vrai, au cas même qu’il eût pu disposer de cet appareil, M. Zermatt n’y aurait pas trouvé grand profit. Actuellement, aucun de ces objets n’était visible sur le fond sous-marin, et une couche de sable, entremêlée de longues algues, recouvrait les derniers débris du Landlord.

Le tour de l’écueil achevé. L’Élisabeth obliqua vers le sud, de manière à ranger d’assez près le cap de l’Est. M. Zermatt manœuvra prudemment toutefois, car une des pointes se projetait vers le large au milieu des récifs.

Trois quarts d’heure après, au-delà de cette pointe, qui marquait très probablement l’extrémité orientale de la Nouvelle-Suisse, la pinasse put suivre les contours du littoral à la distance d’une demi-lieue, en recevant le vent du nord-ouest par-dessus la terre.

Au cours de cette navigation, M. Zermatt eut à constater de nouveau quel aride aspect présentait la côte orientale de l’île. Pas un arbre sur les falaises, pas trace de végétation à leur base, pas un ruisseau affluant entre les grèves nues et désertes. Rien que des roches uniformément calcinées par le soleil. Quel contraste avec les verdoyants rivages de la baie du Salut, et leur prolongement jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé !

Et M. Zermatt de dire :

« Si, après le naufrage du Landlord, nous étions arrivés sur cette côte de l’est, que serions-nous devenus, et comment aurions-nous trouvé à vivre ?...

– La nécessité, répondit M. Wolston, vous eût obligés à gagner l’intérieur... En contournant la baie du Salut, vous auriez certainement atteint l’emplacement où fut plantée la tente de Zeltheim...

– C’est à croire, mon cher Wolston, répliqua M. Zermatt, mais au prix de quelles fatigues, et à quel désespoir aurions-nous été en proie pendant ces premiers jours...

– Et qui sait même, ajouta Ernest, si notre bateau de cuves ne se fût pas brisé sur ces roches !... Quelle différence avec l’embouchure du ruisseau des Chacals, où le débarquement a pu s’effectuer sans danger ni peine !

– Le ciel vous a visiblement protégés, mes amis, affirma Mme Wolston.

– Visiblement, ma chère Merry, répondit Mme Zermatt, et je n’oublie pas de l’en remercier chaque jour. »

Vers onze heures, l’Élisabeth atteignit la baie de la Licorne, et, une demi-heure plus tard, elle jeta l’ancre au pied d’une roche, près de l’endroit où la corvette anglaise avait pris sa relâche.

L’intention de M. Zermatt, d’accord avec ses compagnons, était de débarquer sur ce coin de la baie, d’y passer le reste de la journée, puis d’en repartir le lendemain, au lever du jour, en continuant de longer le littoral.

Lorsque l’ancre eut été envoyée par le fond, une amarre rapprocha l’arrière de la pinasse et le débarquement s’effectua sur un sable fin et dur.

Autour de la baie se dressait une falaise calcaire qui mesurait une centaine de pieds de sa base à sa crête, à laquelle on ne pouvait accéder que par une étroite coupure ménagée en son milieu.

Les deux familles parcoururent d’abord cette grève sur laquelle se distinguaient encore les traces de campement. Çà et là, quelques empreintes conservées dans le sable au-dessus du relais de la mer, des débris de bois provenant des réparations faites à la corvette, les trous de pieux qui fixaient les tentes au sol, des morceaux de houille épars entre les galets, et les cendres des foyers.

Cet état de choses amena M. Zermatt à émettre les réflexions suivantes, très justifiées par les circonstances :

« Supposons, dit-il, que cette visite à la côte orientale de l’île, nous la fassions aujourd’hui pour la première fois. Devant ces preuves indiscutables d’un débarquement dont les traces eussent été récentes, de quels regrets, de quel chagrin aurions-nous été saisis !... Ainsi donc un navire était venu mouiller à cette place, son équipage avait campé au fond de cette baie, et nous n’en avions pas eu connaissance !... Et, après avoir quitté ce littoral si aride, pouvait-on espérer qu’il y voudrait jamais revenir ?...

– Ce n’est que trop vrai, répondit Betsie. À quoi a-t-il tenu que nous ayons appris l’arrivée de la Licorne ?...

– À un hasard... dit Jack, un pur hasard !

– Non, mon fils, répondit M. Zermatt, et, quoi qu’en ait dit Ernest, c’est à cette habitude que nous avions de tirer à cette époque, chaque année, nos caronades de l’îlot du Requin, auxquelles ont répondu les trois détonations de la corvette.

– Je suis bien obligé de me rendre... avoua Ernest.

– Et quelles ont été nos incertitudes, nos angoisses, reprit M. Zermatt, pendant les trois jours qui ont suivi, alors que la tempête nous empêchait de retourner à l’îlot renouveler nos signaux, et quelle crainte que le bâtiment ne fût reparti avant que nous eussions pu le rejoindre !...

– Oui, mes amis, observa M. Wolston, c’eût été pour vous une affreuse déception ! Constater qu’un navire avait relâché dans cette baie, sans que vous eussiez communiqué avec lui !... À mon avis, toutefois, vos chances d’être rapatriés n’en étaient pas moins très augmentées...

– Cela n’est pas douteux, déclara Ernest, puisque notre île n’était plus inconnue, puisque ce navire devait en avoir relevé le gisement qui eût figuré sur les cartes marines... Quelque bâtiment fût venu un jour ou l’autre prendre possession de cette terre...

– Enfin, et pour conclure, dit Jack, la Licorne est arrivée, la Licorne a été signalée, la Licorne a été visitée, la Licorne est partie, la Licorne reviendra, et, ce qui nous reste à faire, je pense, c’est...

– De déjeuner ?... demanda en riant Annah Wolston.

– Précisément, répliqua Ernest.

– À table donc, s’écria Jack, car j’ai une faim à dévorer mon assiette... et un estomac à la digérer ! »

Tout le monde fut d’accord pour s’installer au fond de la grève, près de la coupure, à l’abri des rayons du soleil. On alla chercher les provisions de la pinasse, conserves de viandes, jambons fumés, volailles froides, gâteaux de cassave, pain cuit de la veille. En fait de boisson, la cambuse de la pinasse possédait plusieurs fûts d’hydromel, et même quelques bouteilles du vin de Falkenhorst qui seraient débouchées au dessert.

Après le débarquement des vivres et des ustensiles, Mme Wolston, Mme Zermatt et Annah mirent le couvert sur un tapis de sable fin doublé d’épaisses touffes d’un varech très sec. Puis, chacun prit sa part d’un déjeuner copieux qui permettrait d’attendre le dîner de six heures du soir.

Assurément, débarquer sur cette grève, se rembarquer, relâcher en un autre point du littoral, puis le quitter dans les mêmes conditions, cela n’aurait point valu la peine d’avoir entrepris ce voyage. Le district de la Terre-Promise ne devait comprendre, en somme, qu’une minime portion de la Nouvelle-Suisse.

Aussi, dès que le repas fut achevé, M. Wolston de dire :

« Cet après-midi, je propose de l’employer à pousser une pointe vers l’intérieur...

– Et sans perdre de temps !... s’écria Jack. Nous devrions déjà être à une bonne lieue d’ici...

– Vous n’auriez pas parlé de la sorte avant le déjeuner, lui fit observer Annah en souriant, car vous avez mangé autant que quatre...

– Et je suis prêt à faire quatre fois plus de chemin... répondit Jack, et même à aller jusqu’au bout du monde... de notre petit monde, s’entend !

– Mais si tu vas si loin, si loin, mon cher enfant, dit Mme Zermatt, il nous sera impossible de te suivre... Ni Mme Wolston, ni Annah, ni ta mère ne se risqueraient à t’accompagner...

– Décidément, déclara M. Zermatt, en frappant sur l’épaule de son fils, je ne sais plus comment m’y prendre pour calmer les impatiences de notre Jack !... Il n’y a aucun moyen de le retenir... Je crois même que jamais Fritz n’a montré tant de...

– Fritz ?... riposta Jack. Eh ! ne faut-il pas que je cherche à le remplacer en toutes choses ?... Au retour, il ne sera plus ce qu’il était avant de partir...

– Et pourquoi ?... demanda Annah.

– Parce qu’il sera marié, père de famille, papa et même grand-papa... pour peu qu’il tarde à revenir...

– Y pensez-vous, Jack ?... repartit Mme Wolston. Fritz grand-père après un an d’absence !...

– Enfin... grand-père ou non, il sera marié...

– Et pourquoi ne serait-il plus le même ?... reprit Annah Wolston.

– Laissez dire Jack, ma chère Annah, répondit Ernest. Son tour de faire un excellent mari arrivera comme à Fritz !...

– Comme à toi, frère, repartit Jack, en regardant Ernest et la jeune fille. Quant à moi, cela m’étonnerait, et je crois que la nature m’a spécialement créé pour être oncle... le meilleur des oncles... un oncle de la Nouvelle-Suisse !... Mais il ne s’agit pas, que je sache, d’aller se prélasser aujourd’hui en habit de noces devant le syndic de Felsenheim... Il s’agit de pousser une reconnaissance au-delà de cette falaise...

– Je pense, observa alors Mme Wolston, que Mme Zermatt, Annah et moi, nous ferons mieux de rester ici pendant votre excursion, qui sera très fatigante, si elle se prolonge jusqu’au soir. Cette grève est absolument déserte, et nous n’avons aucune mauvaise visite à craindre. D’ailleurs, il nous serait toujours facile de retourner à bord de la pinasse... De cette façon, en nous laissant au campement, vous ne risquerez ni d’être retardés ni d’être arrêtés...

– Ma chère Merry, dit M. Zermatt, je crois, en effet, que vous seriez ici en parfaite sûreté... Et, pourtant, je ne serais pas tranquille en vous quittant...

– Bon ! proposa Ernest, je ne demande pas mieux que de rester... pendant que...

– Ah ! s’écria Jack, voilà bien notre savant !... Rester... sans doute pour remettre le nez dans ses bouquins !... Je suis sûr qu’il a fourré un ou deux volumes à fond de cale !... Eh bien ! qu’il reste, mais à la condition qu’Annah vienne avec nous...

– Et Mme Wolston et ta mère également, ajouta M. Zermatt. Toute réflexion faite, cela vaut mieux. Elles s’arrêteront, lorsqu’elles seront fatiguées...

– Et alors Ernest pourra leur tenir compagnie... s’écria Jack en riant de plus belle.

– Ne perdons pas de temps, dit M. Wolston. Le difficile eût été de gravir cette falaise, dont j’estime la hauteur à cent ou cent cinquante pieds. Par bonheur, les pentes de cette coupure ne sont pas raides, et celle-ci donne accès au plateau supérieur. Une fois sur la crête, nous déciderons ce qu’il conviendra de faire...

– En route... en route !... » répéta Jack.

Avant de partir, M. Zermatt alla vérifier l’amarrage de l’Élisabeth. Il s’assura que même à marée basse elle n’était point exposée à toucher, et qu’à marée haute, elle ne risquait pas de heurter les roches.

La petite troupe se dirigea donc vers la coupure. Il va sans dire que les hommes portaient chacun un fusil, un sac à plomb, une poire à poudre et les cartouches à balles préparées par Jack. En somme, le jeune chasseur comptait bien abattre quelque gibier, peut-être quelque fauve, d’espèce connue ou inconnue, en cette partie de la Nouvelle-Suisse.

Braun et Falb quêtaient en avant. On les suivit par une sorte de sentier oblique, dont les sinuosités rachetaient la raideur. À la saison des pluies, la coupure devait servir de déversoir aux eaux du plateau, transformées en torrent. Mais, à cette époque, en plein été, le lit était à sec. Comme on marchait entre des roches prêtes à se précipiter en avalanches pour peu qu’un choc dérangeât leur équilibre, il y eut quelques précautions à prendre.

Il ne fallut pas moins d’une demi-heure, étant donnés les détours, pour atteindre le sommet de la falaise. Le premier qui déboucha sur la crête, – on ne saurait s’en étonner, – fut l’impatient Jack.

Devant ses yeux, vers l’ouest, une vaste plaine se développait à perte de vue.

Jack demeurait là stupéfait. Il se tournait et se retournait. Puis, lorsqu’il eut été rejoint par M. Wolston :

« En voilà un pays !... s’écria-t-il. Quelle surprise et aussi quelle déception ! »

Cette déconvenue devint générale, lorsque M. Zermatt et ses compagnons eurent paru sur le plateau.

Mmes Wolston et Zermatt, Annah près d’elles, s’étaient assises au pied d’un quartier de roche. Pas un arbre qui eût pu fournir un abri contre un soleil dévorant, pas un tapis de verdure pour s’étendre. Le sol pierreux, semé de blocs erratiques, impropre à toute végétation, était tapissé, par places, de ces mousses sauvages auxquelles l’humus n’est point nécessaire. On aurait dit, ainsi que le déclara M. Zermatt, un désert de l’Arabie Pétrée confinant au fertile district de la Terre-Promise.

Oui ! surprenant contraste avec cette région qui se développait entre le ruisseau des Chacals et le cap de l’Espoir-Trompé, cette campagne qui s’étendait au-delà du défilé de Cluse, la vallée de Grünthal, les territoires limitrophes de la baie des Perles ! Et, il convient de le répéter après Mme Zermatt, quelle eût été la situation de la famille naufragée, si le bateau de cuves l’avait déposée sur la côte orientale de l’île ?...

Ainsi donc, depuis cette falaise jusqu’à la baie du Salut qui se dessinait à deux lieues dans l’ouest, le regard n’embrassait qu’une contrée désolée, sans verdure, sans arbres, sans un cours d’eau. Aucun quadrupède ne se montrait à sa surface. Il semblait qu’elle fût abandonnée même des oiseaux de terre et de mer.

« Voici l’excursion terminée, dit M. Zermatt, du moins dans cette partie de notre île...

– Assurément, répondit M. Wolston, et il me paraît inutile de braver cette chaleur torride pour reconnaître un pays pierreux, dont il n’y a rien à faire.

– Combien la nature est capricieuse et fantaisiste !... observa Ernest. Elle ne procède que par contrastes !... Là-bas, toutes ses forces productrices en action... Ici, la plus effroyable stérilité...

– Je pense, dit alors Mme Zermatt, que le mieux est de redescendre sur la grève et de nous rembarquer...

– C’est mon avis, ajouta Mme Wolston.

– Soit, dit Jack, mais pas avant d’avoir grimpé à la pointe des dernières roches ! »

Et il montrait un entassement qui s’élevait sur la gauche d’une soixantaine de pieds au-dessus du sol. En moins de cinq minutes, il en eut atteint le sommet. Puis, après avoir promené son regard sur l’horizon environnant, il cria à M. Wolston, à son père et à son frère de venir le rejoindre.

Fallait-il en conclure qu’il avait fait une découverte dans la direction du sud-est que sa main indiquait ?...

MM. Wolston et Zermatt, non sans quelque peine, se furent bientôt hissés près de lui. En cette direction, en effet, le littoral présentait un aspect tout différent.

À deux lieues de la baie de la Licorne, la falaise, se rabaissant par un angle brusque, aboutissait à une large vallée, vraisemblablement arrosée par une des principales rivières de l’île. Sur le revers opposé de cette dépression se déroulait la masse verdoyante de bois épais. Entre les intervalles et au-delà, la campagne développait une végétation puissante jusqu’aux extrêmes lointains du sud et du sud-ouest.

La portion stérile paraissait se réduire à cette aire de cinq à six lieues superficielles comprise entre le cap de l’Est et la baie du Salut.

Si jamais région demandait à être explorée, c’était bien celle qui se montrait pour la première fois aux regards. Que de surprises, que d’avantages elle ménageait peut-être, bien qu’elle ne pût jamais faire oublier la Terre-Promise !

« Partons... dit Jack.

– Partons », répéta M. Wolston, prêt à s’élancer dans la direction de la nouvelle vallée.

Mais deux grandes lieues sur un sol semé de blocs, en se frayant un passage entre les roches, que de temps il aurait fallu pour les franchir, que de fatigues aussi, sans parler des risques d’insolation sur ce plateau dénudé !

Aussi M. Zermatt dut-il modérer l’impatience de M. Wolston et de Jack en disant :

« Pas aujourd’hui... La journée est trop avancée... Attendons à demain... Au lieu de traverser cette région à pied, nous nous y rendrons par mer... La vallée que nous apercevons aboutit certainement à une coupée du littoral... à une crique où se jette quelque rivière... Si la pinasse peut y trouver un bon mouillage, nous consacrerons un ou deux jours à une sérieuse reconnaissance de l’intérieur. »

C’était le parti le plus sage, et personne n’y voulut faire d’objection.

Après un dernier coup d’œil, MM. Zermatt, Wolston et Jack descendirent et firent connaître ce qui avait été résolu. L’exploration, remise au lendemain, s’effectuerait dans des conditions qui permettraient à tout le monde d’y prendre part sans dangers et sans fatigues.

Il ne restait plus qu’à dévaler le sentier à travers la coupure, et il ne fallut que quelques minutes pour atteindre le pied de la falaise.

Si le gibier manquait aux grèves de la baie de la Licorne, – ce qui motiva les plaintes de Jack, – les poissons fourmillaient dans ses eaux et les crustacés entre ses roches, – ce dont Ernest se déclara fort satisfait. Avec l’aide d’Annah, il tendit des filets et fit bonne pêche. Il y eut donc au dîner un plat supplémentaire de gros crabes à chair très fine, et une friture de petites soles de bonne qualité.

Le dîner achevé, une dernière promenade conduisit jusqu’à l’extrémité de la grève et, vers neuf heures, les passagers étaient rentrés à bord de l’Élisabeth.

Chapitre IX.

Vue de la côte. – Les manchots. – Un nouveau cours d’eau. – Territoires inconnus. – La chaîne de montagnes au sud. – Projet pour le lendemain. La rivière Montrose. §

Le lendemain, le premier soin de M. Zermatt fut d’interroger l’horizon du côté de l’est. Derrière quelques brumes, qui ne tarderaient pas à se dissoudre, s’arrondissait le disque solaire, élargi par la réfraction. Une magnifique journée s’annonçait. Rien ne permettait de pronostiquer un changement de temps, un trouble atmosphérique quelconque. Depuis trois ou quatre jours, la colonne du baromètre oscillait autour du beau fixe. L’air était rendu un peu opaque par les poussières, non alourdies par l’humidité, qu’il tenait en suspension. En outre, la brise, assez fraîche, semblait bien établie au nord-ouest. La mer serait calme jusqu’à une lieue de terre. La pinasse pouvait donc continuer en pleine sécurité sa navigation le long du littoral.

À six heures, tout le monde sur le pont, les amarres furent larguées. Avec sa misaine, sa brigantine, ses focs amurés et bordés, le petit bâtiment, dès qu’il eut dépassé la pointe, prit le large où le vent se faisait mieux sentir. Une demi-heure après, cap au sud, M. Wolston à la barre, l’Élisabeth suivait les méandres de la côte à la distance d’une dizaine d’encablures, de manière que le regard pût en observer les moindres détails depuis la dentelure des grèves jusqu’à l’arête des falaises rocheuses.

À l’estime, quatre à cinq lieues devaient séparer la baie de la Licorne de la vallée relevée en direction du sud. Deux ou trois heures suffiraient à franchir cette distance. La marée, qui montait depuis le lever du soleil, portait en ce sens et serait probablement étale lorsque l’Élisabeth arriverait à destination. On verrait alors, d’après la nature des lieux et selon les éventualités, ce qu’il conviendrait de faire.

De chaque côté de l’Élisabeth, par bandes rapides, filaient en se jouant de superbes esturgeons, dont quelques-uns mesuraient de sept à huit pieds. Bien que Jack et Ernest eussent le vif désir de les harponner, M. Zermatt ne put leur accorder cette permission. D’ailleurs, à quoi bon s’attarder dans cette pêche ? Des maquereaux et des vives qui se prennent en marche, soit. Aussi, les lignes, mises à la traîne, ramenèrent-elles plusieurs douzaines de ces excellents poissons qui, bouillis à l’eau salée, figureraient au déjeuner de la première relâche.

L’aspect de la côte ne se modifiait pas. Toujours une succession ininterrompue de parements calcaires ou granitiques, une haute bordure, le pied dans le sable, percée de cavernes, dans lesquelles les mugissements de la mer devaient être effroyables, lorsque les lames s’y engouffraient sous la poussée des vents du large. De ce littoral se dégageait une profonde impression de tristesse.

Cependant, à mesure que l’on descendait plus au sud, se manifestait une certaine animation, grâce au vol incessant des frégates, des fous, des mouettes, des albatros, dont les cris assourdissaient. Ils s’approchaient parfois à portée de fusil. Quelle démangeaison pour Jack, et eût-il résisté à ses instincts de chasseur, si Annah n’eût demandé grâce pour ces inoffensifs volatiles ?...

« Et puis, fit-elle observer, parmi ces albatros se trouve peut-être celui de Jenny... Quel chagrin, Jack, si vous donniez la mort à ce pauvre animal !...

– Annah a raison... ajouta Ernest.

– Toujours raison, répliqua Jack, et je promets de ne plus tirer un seul albatros tant qu’on n’aura pas retrouvé le messager de la Roche-Fumante.

– Eh bien, reprit Annah, voulez-vous que je vous dise ma pensée ?...

– Si je le veux !... répondit Jack.

– C’est qu’un jour ou l’autre on le reverra cet albatros...

– Évidemment, puisque je ne l’aurai pas tué ! »

Vers neuf heures, la pinasse était presque par le travers de la dépression formée par un brusque retour de la falaise vers l’intérieur. La crête littorale commençait à s’abaisser. De larges talus moins rudes la raccordaient avec les grèves sablonneuses, accidentées de tumescences noirâtres. Autant de récifs que recouvrait le plein de la mer, et qui se projetaient parfois de plusieurs encablures au large. L’Élisabeth s’en rapprocha avec prudence. M. Wolston, penché à l’avant, observait attentivement les eaux, leur bouillonnement suspect, leur changement de couleur, tout ce qui eût signalé la présence d’un écueil.

« Ah ! par exemple, s’écria Jack en ce moment, on ne dira pas, du moins, que cette côte est déserte !... Il y a du monde là-bas... et du beau monde ! »

Tous les regards se portèrent vers les grèves et les roches, où les yeux perçants de Jack apercevaient des êtres vivants en grand nombre.

« Explique-toi, mon fils, lui dit sa mère. Tu vois là des hommes... des sauvages... peut-être... »

Et, des sauvages de cette cruelle race indo-malaise, c’était bien ce que Mme Zermatt, non sans raison, redoutait le plus !

« Voyons... Jack... réponds donc... lui dit son père.

– Rassurez-vous... rassurez-vous ! s’écria Jack. Je n’ai point parlé d’êtres humains, et, si ceux-ci ont deux pieds, ils ont aussi des plumes...

– Alors ce sont des manchots ?... demanda Ernest.

– Ou des pingouins, à ton choix.

– On peut s’y tromper, Jack, répondit Ernest, puisque ces volatiles sont très voisins dans l’ordre des palmipèdes.

– Disons des espèces d’oies... pour vous mettre d’accord... répliqua M. Zermatt, et ce nom est bien celui qui convient à ces stupides oiseaux.

– C’est peut-être cela qui les a fait prendre quelquefois pour des hommes... insinua Jack.

– Le moqueur ! s’écria Annah Wolston.

– Oh ! de loin, seulement... ajouta M. Zermatt. Et, en effet, regardez leurs cous entourés de plumes blanches, leurs ailerons qui pendent comme deux petits bras, leurs têtes droites, leurs pieds noirs, les rangs bien alignés qu’ils présentent !... On dirait une troupe en uniforme !... Vous souvenez-vous, mes enfants, combien ces manchots étaient nombreux, autrefois, sur les rochers, à l’embouchure du ruisseau des Chacals ?...

– Et même, rappela Ernest, je vois encore Jack se jeter au milieu de la troupe, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et s’escrimer si vaillamment qu’il abattit une demi-douzaine de ces manchots à coups de bâton !

– Rien de plus exact, avoua Jack. Or, comme je n’avais que dix ans à cette époque, n’est-ce pas que je promettais ?...

– Et tu as tenu ta promesse ! ajouta M. Zermatt en souriant. Quant à ces pauvres bêtes que nous avions si maltraitées, elles n’ont pas tardé à fuir les grèves de la baie du Salut, et c’est sur cette côte qu’elles sont venues chercher refuge. »

Que ce fût pour cette raison ou pour une autre, la vérité est que pingouins ou manchots avaient absolument déserté les rivages de la baie dès les premiers mois de l’installation à Felsenheim.

À continuer de suivre le rivage, l’Élisabeth rangea d’assez près de vastes espaces sur lesquels la mer basse devait laisser à sec des nappes d’efflorescences salines. Il y aurait là, sans doute, de quoi occuper une centaine de sauniers, et la future colonie y pourrait récolter tout le sel nécessaire à ses besoins.

Au pied de la falaise, qui se terminait par un angle brusque, se prolongeait un promontoire sous-marin. Aussi la pinasse dut-elle s’écarter d’une demi-lieue au large. Puis, lorsqu’elle piqua de nouveau sur la côte, ce fut pour se diriger vers la crique où débouchait la vallée observée des hauteurs de la baie de la Licorne.

« Une rivière... il y a une rivière !... » s’écria Jack, qui s’était hissé au capelage du mât de misaine.

M. Zermatt, sa lunette aux yeux, examinait cette partie du littoral, et voici ce qui s’offrait à la vue :

À droite, – après s’être coudé brusquement, le parement de la falaise remontait les pentes de l’intérieur. À gauche, la côte se terminait par un cap très éloigné, – trois ou quatre lieues au moins, – mais la campagne était toute verdoyante de prairies et de bois, étagés jusqu’à l’extrême horizon. Entre ces deux points s’arrondissait la crique qui formait un port naturel, couvert par des courtines rocheuses contre les mauvais vents de l’est, et dont les passes semblaient être aisément praticables.

À travers cette crique se jetait une rivière ombragée de beaux arbres, aux eaux limpides et calmes. Elle paraissait navigable et son cours s’infléchissait vers le sud-ouest, autant qu’on en pouvait juger de cette distance.

Il était tout indiqué que la pinasse vînt relâcher en cet endroit, où s’offrait un bon mouillage. Après avoir mis le cap en ligne sur la passe qui y donnait accès, sa voilure réduite à la brigantine et au foc, elle serra le vent, amures à tribord. Le flot, ayant encore une heure à monter, l’y aidait. La mer ne se brisait nulle part. Il est vrai, peut-être au plus bas du jusant, des récifs surgissaient-ils çà et là entre les clapotis du ressac.

Du reste, aucune mesure de prudence ne fut négligée. M. Zermatt, au gouvernail, M. Wolston et Ernest, postés à l’avant, Jack, achevalé sur les barres, observaient la passe dont l’Élisabeth tenait le milieu. Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille étaient assises sur le tillac. Personne ne parlait sous la double impression de la curiosité et d’une vague inquiétude à l’approche de cette contrée nouvelle, où, pour la première fois sans doute, des humains allaient mettre le pied. Le silence n’était troublé que par le murmure de l’eau le long de la coque, auquel se mêlaient le battement des voiles qui faséyaient, les indications envoyées par Jack, le cri des goélands et des mouettes, fuyant d’un vol effarouché vers les rochers de la crique.

Il était onze heures lorsque l’ancre tomba près d’une sorte de quai naturel, à gauche de l’embouchure, et qui se prêtait à un facile débarquement. Un peu en arrière, de grands palmiers offraient un abri suffisant contre les rayons du soleil arrivé presque à sa culmination méridienne. Après avoir déjeuné, on verrait à organiser une reconnaissance vers l’intérieur.

Inutile de dire que l’embouchure de cette rivière paraissait être aussi déserte que l’était celle du ruisseau des Chacals, la première fois que les naufragés y abordèrent. Il ne semblait pas que jamais être humain y eût imprimé son pas. Seulement, au lieu d’un rio, étroit, sinueux, innavigable, se développait un cours d’eau qui devait remonter profondément la partie médiane de l’île.

Jack sauta à terre, dès que l’Élisabeth eut mouillé, et la rangea le long des roches, en halant sur une amarre fixée à l’arrière. Il ne serait donc pas nécessaire d’employer le canot pour débarquer, et bientôt tout le monde eut pris pied sur la grève. Après avoir transporté les provisions à l’ombre du bouquet d’arbres, il ne fut d’abord question que de satisfaire un appétit formidable, aiguisé par le grand air d’une navigation de plusieurs heures.

Manger, – et même dévorer, – n’empêchait pas d’ailleurs d’échanger demandes et réponses. Diverses observations furent alors présentées – entre autres celle-ci, qui vint de M. Wolston :

« Peut-être est-il regrettable que nous n’ayons pas relâché de préférence sur la rive gauche de la rivière ?... De ce côté-ci, la berge est basse, tandis que de l’autre elle est dominée d’une centaine de pieds par le contrefort de la falaise...

– Et je n’aurais pas été embarrassé de grimper jusqu’à la crête... affirma Jack. De là, au moins, nous aurions pu avoir une première vue du pays...

– Rien de plus facile que de traverser la crique avec notre canot, répondit M. Zermatt. Mais y a-t-il lieu de le regretter ?... Sur l’autre rive, je n’aperçois que pierre et sable, à la limite de cette région aride qui s’étend depuis le cap de l’Est jusqu’à cette baie. De ce côté, au contraire, voici de la verdure, des arbres, de l’ombrage, et, au-delà, s’étend cette campagne que nous avons aperçue du large et qu’il sera facile d’explorer... À mon avis, nous ne pouvions mieux choisir...

– Et nous approuvons le choix, n’est-il pas vrai, monsieur Wolston ?... dit Betsie.

– En effet, madame Zermatt, et nous pouvons passer sur l’autre rive comme il nous plaira.

– J’ajoute même que nous sommes si agréablement en cet endroit... déclara Mme Wolston.

– Que vous ne voudriez plus le quitter !... repartit Jack. Allons, c’est convenu !... Abandonnons Felsenheim... Falkenhorst... le district de la Terre-Promise, et venons fonder, à l’embouchure de ce superbe fleuve, la capitale définitive de la Nouvelle-Suisse.

– Voilà Jack parti !... répondit Ernest. Mais, malgré ses plaisanteries, il est certain que l’importance de ce cours d’eau, la profondeur de la crique où il se jette, présentent plus d’avantages pour l’établissement d’une colonie que l’embouchure du ruisseau des Chacals... Encore faut-il explorer cette région sur une étendue suffisante, étudier ses ressources, et s’assurer si elle n’est pas fréquentée par des carnassiers d’espèces aussi variées que redoutables.

– C’est parler en sage, dit Annah Wolston.

– Comme parle toujours Ernest, repartit son frère.

– Dans tous les cas, ajouta M. Zermatt, si magnifique, si riche que soit le pays, l’idée ne viendra à personne de nous d’abandonner la Terre-Promise...

– Non, certes, affirma Mme Zermatt. Un tel abandon me briserait le cœur...

– Je vous comprends, ma chère Betsie, répondit Mme Wolston, et je ne consentirais jamais à me séparer de vous pour habiter en cet endroit...

– Eh ! fit M. Wolston, il n’est pas question de cela, mais uniquement de parcourir les environs après le déjeuner ! »

La question ainsi posée, tous furent d’accord pour faire le meilleur accueil à la proposition de M. Wolston. Toutefois, sa femme, sa fille et Mme Zermatt se fussent dispensées de prendre part à une excursion qui serait assez fatigante, si, après réflexion, M. Zermatt n’eût dit :

« Je n’aimerais pas vous savoir seules en cet endroit, ne fût-ce même que pour quelques heures, et, tu le sais, Betsie, je ne me suis jamais décidé à quitter Felsenheim sans t’avoir confiée à l’un de tes fils... Pendant notre absence, en cas de danger, que deviendriez-vous ?... Je ne serais pas tranquille un instant... Mais tout peut s’arranger, et puisque la rivière est navigable, pourquoi ne pas la remonter ensemble ?...

– Avec le canot ?... dit Ernest.

– Non... avec la pinasse, que je préfère, d’ailleurs, ne pas abandonner à ce mouillage.

– C’est convenu, répondit Betsie, et nous sommes prêtes à vous accompagner toutes les trois.

– L’Élisabeth pourra-t-elle refouler le courant ?... demanda M. Wolston.

– Le courant sera pour nous, répliqua M. Zermatt, si nous attendons la montée du flot. La marée va bientôt renverser, et dans six heures nous pourrons en tirer profit...

– Ne sera-t-il pas trop tard pour partir alors ?... observa Mme Wolston.

– Trop tard en effet, répondit M. Zermatt. Aussi me paraît-il plus sage de finir ici cette journée, de passer la nuit à bord, et d’appareiller demain avec le flot dès le point du jour.

– Et jusque-là ?... demanda Jack.

– Jusque-là, répondit M. Zermatt, nous aurons le temps de visiter la crique et ses environs. Cependant, comme la chaleur est excessive, je conseille à nos dames d’attendre au campement notre retour...

– Très volontiers, répondit Mme Wolston, à la condition que vous ne vous éloigniez pas...

– Il ne s’agit que d’une promenade sur la rive droite de la rivière, dont nous ne nous écarterons pas », promit M. Zermatt, qui tenait à toujours être dans le voisinage du campement.

Ainsi, grâce à ce projet, une reconnaissance de la basse vallée aurait été faite avant que l’on eût pénétré à l’intérieur.

Il résulta de cet arrangement que MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack, après avoir remonté la berge, gagnèrent de légères tumescences, qui, du côté de l’ouest, raccordaient le cours d’eau avec la campagne.

Ainsi que cela avait été reconnu du large, ce territoire présentait un aspect très fertile, – des bois dont les masses touffues se succédaient à perte de vue, des plaines tapissées d’une herbe épaisse où des milliers de ruminants eussent trouvé à se nourrir, tout un réseau de rios, dont les eaux couraient vers la rivière, et, enfin, comme une barrière à l’horizon du sud-ouest, la chaîne de montagnes déjà relevée en cette direction.

« Et, à ce propos, dit M. Zermatt, je dois reconnaître que cette chaîne est moins éloignée que nous ne l’avions cru, lorsque, pour la première fois, nous l’avons aperçue des hauteurs de la vallée de Grünthal. Un rideau de brume, sans doute, la rendait bleuâtre, et j’avais estimé sa distance à une quinzaine de lieues. Il y a eu là une illusion d’optique. Ernest s’en rend compte, j’imagine...

– En effet, père, et, ce jour-là, nous avons vu l’éloignement double de ce qu’il est. Estimer la distance de ces montagnes à sept ou huit lieues de Grünthal, c’est, je crois, être très près de la réalité...

– Je partage cet avis, déclara M. Wolston. Mais, est-ce bien la même chaîne ?...

– C’est la même, répondit Ernest, et je ne pense pas que la Nouvelle-Suisse soit assez vaste pour en renfermer une autre de cette importance.

– Et pourquoi pas ?... répliqua Jack. Pourquoi notre île n’égalerait-elle pas en étendue une Sicile, une Madagascar, une Nouvelle-Zélande, une Nouvelle-Hollande ?...

– Et pourquoi pas un continent ?... s’écria M. Wolston en riant.

– Vous semblez dire, reprit Jack, que j’ai une propension à tout exagérer...

– Ne t’en défends pas, mon cher enfant, dit M. Zermatt, et, après tout, cela dénote chez toi une imagination très surexcitable... Cependant, réfléchis à ceci, c’est que si notre île avait les dimensions que tu lui supposes et que probablement tu lui souhaites, elle eût difficilement échappé jusqu’ici aux regards des navigateurs...

– ... De l’Ancien ou du Nouveau Continent !... ajouta Ernest. Sa position en cette partie de l’océan Indien est trop précieuse, et, si elle eût été connue, soyez sûrs que l’Angleterre, par exemple...

– Ne vous gênez pas, mon chez Ernest, dit M. Wolston d’un ton de bonne humeur. Nous autres Anglais, nous sommes des colonisateurs, et nous avons la prétention de coloniser tout ce qui se rencontre...

– Donc, pour achever, reprit M. Zermatt, du jour où notre île aurait été découverte, elle eût figuré sur les cartes de l’Amirauté et se fût sans doute appelée Nouvelle-Angleterre au lieu de Nouvelle-Suisse.

– Dans tous les cas, déclara M. Wolston, elle n’aura rien perdu pour attendre, puisque vous, le premier occupant, vous en avez fait l’abandon à la Grande-Bretagne...

– Et que la Licorne, déclara Jack, va lui apporter son acte d’adoption ! »

En somme, M. Zermatt avait raison de rectifier la distance primitivement assignée à la chaîne qui se déroulait vers le sud-ouest. De l’embouchure de la rivière, cette distance, à peu près égale à celle qui la séparait de la vallée de Grünthal, ne devait pas dépasser sept ou huit lieues. Restait à savoir si ladite chaîne s’élevait au centre de l’île ou à la limite de sa côte méridionale.

Ce point déterminé, Ernest aurait été à même de compléter la carte de la Nouvelle-Suisse. Ce désir si naturel justifiait donc la proposition de M. Wolston d’explorer le pays jusqu’au pied des montagnes, même d’en faire l’ascension. Mais ce projet ne pourrait être exécuté qu’au retour de la saison d’été.

Il va sans dire que les portions de l’île déjà visitées avaient été relevées par Ernest, d’après des mesures assez exactes. Le littoral septentrional se développait sur une douzaine de lieues : au levant, il dessinait une ligne presque régulière du cap de l’Est à l’ouvert de la baie du Salut ; puis, ladite baie se creusait en forme d’outre pour se relier à la côte rocheuse entre la grève de Falkenhorst et les récifs du cap de l’Espoir-Trompé ; à partir de ce point, en allant vers l’ouest, s’évidait la baie des Nautiles, terminée par le cap Camus, dans laquelle se jetait la rivière Orientale ; enfin, largement arrondie, se découpait la grande baie des Perles, entre l’arche et le promontoire opposé, en retour duquel, à quatre lieues au large dans le sud-ouest, gisait la Roche-Fumante. Ainsi la Terre-Promise, contenue entre la mer d’un côté, la baie des Nautiles de l’autre, fermée par une longue circonvallation, qui s’étendait du goulet de la baie du Salut au fond de la baie des Nautiles, était impénétrable, si ce n’est par le défilé de Cluse sur sa limite méridionale. Cette aire de quatre lieues carrées environ renfermait le ruisseau des Chacals, le rio de Falkenhorst, le lac des Cygnes, les habitations de Felsenheim et de Falkenhorst, les métairies de Waldegg, de Zuckertop et de l’ermitage d’Eberfurt.

L’exploration se poursuivit en suivant les berges du cours d’eau, dont M. Zermatt ne voulait pas s’éloigner. Cela d’ailleurs satisfaisait Ernest, qui lui dit :

« Au retour de notre excursion, je pourrai tracer le cours d’une partie de cette rivière et de la vallée qu’elle arrose. Or, étant donnée la fertilité de ce nouveau territoire, il n’est pas douteux que notre île suffirait à nourrir plusieurs milliers de colons...

– Tant que cela !... s’écria Jack en ne dissimulant pas son dépit que « sa seconde patrie » pût être si peuplée dans l’avenir.

– J’ajoute, continua Ernest, que, puisqu’une ville trouve de grands avantages à se fonder près de l’embouchure d’une rivière, c’est probablement au fond de cette crique que les futurs habitants voudront se fixer...

– Et nous ne la leur disputerons pas, ajouta M. Zermatt. Jamais aucun de nous ne pourrait se résoudre à abandonner la Terre-Promise...

– D’autant plus que Mme Zermatt n’y consentirait pas... elle l’a formellement déclaré... fit observer M. Wolston.

– Mère a raison !... s’écria Jack. Et demandez à nos braves serviteurs empoilés et emplumés, demandez à Sturm, à Brummer, à Rash, à Blass, à Brull, à Pfeil, à Flink, à Knips II, à Leitchfus, à Brausewind, à Turc, puis à Braun et Falb, ici présents, s’ils consentiraient à déménager !... Qu’on leur donne le droit de vote, qu’on ouvre un scrutin sur la question, et, comme ils sont en majorité, je sais bien quelle décision sortira de l’urne populaire... oui ! populaire !

– Sois tranquille, Jack, répondit M. Zermatt, nous n’aurons pas besoin de consulter nos bêtes...

– Qui ne sont pas si bêtes que leur nom pourrait le donner à croire ! » riposta Jack, en excitant de la voix et du geste les gambades des deux jeunes chiens.

Vers six heures, M. Zermatt et ses compagnons étaient revenus au campement, après avoir suivi la côte que bordaient de longues grèves avec un arrière-plan d’arbres résineux. Le dîner fut pris sur l’herbe, et les convives s’y régalèrent d’une friture de goujons, pêchés dans les eaux douces de la rivière avec les lignes qu’Ernest avait préparées pour Annah. Cette rivière paraissait très poissonneuse, et, dans les nombreux rios qui s’y jetaient en amont, fourmillaient des écrevisses, dont on se promit de recueillir quelques douzaines avant de partir.

Après le dîner, personne ne se montra pressé de rentrer à bord de la pinasse, et ce fut même faute de tente qu’on résista au désir de coucher sur la grève. Quelle soirée magnifique ! Une légère brise, toute chargée des senteurs de la campagne, comme les souffles échappés d’une cassolette, parfumait et rafraîchissait l’atmosphère. À la suite de cette journée incendiée par le soleil des tropiques, quelle jouissance de respirer à pleins poumons cet air vivifiant et réparateur !

Il y avait assurance de beau temps. Une fine brume estompait l’horizon du large. Les poussières de l’espace, se tenant dans les hautes zones, adoucissaient l’étincellement des étoiles. On se promena, on causa des projets du lendemain... Puis, vers dix heures, tous revinrent à bord de l’Élisabeth, et chacun se disposa à regagner son cadre, sauf Ernest, qui devait prendre le premier quart.

Mais, au moment de descendre, une observation fut faite par Mme Zermatt.

« Il y a une chose que vous avez oubliée... dit-elle.

– Oubliée, Betsie ?... répondit M. Zermatt.

– Oui... c’est de donner un nom à cette rivière...

– Rien de plus juste, avoua M. Zermatt, et cet oubli ne laisserait pas de gêner Ernest pour sa nomenclature géographique...

– Eh bien, répondit Ernest, il y a un nom tout indiqué... Appelons-la rivière Annah...

– Parfait, dit Jack... Voilà qui va vous faire plaisir, Annah !...

– Sans doute, répondit la jeune fille, mais j’ai un autre nom à vous proposer, et il mérite bien cet honneur...

– Lequel ?... demanda Mme Zermatt.

– Celui de la famille de notre chère Jenny... »

Tous furent d’accord, et, à partir de ce jour, la rivière Montrose figura sur la carte de la Nouvelle-Suisse.

Chapitre X.

Navigation du canot sur la Montrose. – Contrée aride. – Les cailloux du ravin. – Le barrage. – Retour au mouillage de l’Élisabeth. – Descente de la rivière. – Une vapeur dans le sud-est. – Rentrée à Felsenheim. §

Le lendemain, vers six heures, à mer basse, sur les bords de la crique, quelques têtes de roche découvrirent qui n’émergeaient pas la veille. On le constata, d’ailleurs, même au plus bas du jusant, les passes restaient praticables sur une largeur de quarante à cinquante toises. Donc la rivière Montrose demeurait navigable à tout instant des marées. Il en résultait que, si ce cours d’eau s’enfonçait de quelques lieues à l’intérieur du territoire, son embouchure serait assurément choisie pour un premier établissement dont l’avenir ferait peut-être une importante cité maritime. Et telle était la profondeur de l’eau au mouillage de l’Élisabeth près des roches, qu’elle flottait encore par cinq ou six pieds au-dessus d’un fond de sable.

Vers sept heures, des clapotements, avant-coureurs du flux, bruirent le long des roches, et la pinasse n’aurait pas tardé à éviter sur son ancre, si elle n’eût été retenue par l’amarre d’arrière.

M. Wolston et Ernest, débarqués depuis le lever du jour, revenaient en ce moment, après avoir observé l’état de la crique en aval. Ils n’eurent qu’à sauter sur le pont pour rejoindre M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille. Manquait Jack, qui, suivi de ses deux chiens, s’était mis en chasse. Quelques détonations signalaient à la fois sa présence aux environs et ses succès de chasseur. Il ne tarda pas à reparaître, la gibecière gonflée de deux couples de perdrix et d’une demi-douzaine de cailles.

« Je n’ai perdu ni mon temps ni ma poudre, dit-il en jetant sur l’avant son gibier au plumage agrémenté de vives couleurs.

– Nos compliments, lui répondit son père, et maintenant ne perdons rien non plus de la marée montante... Largue l’amarre et embarque. »

Jack, ayant exécuté cet ordre, s’élança sur le pont avec ses chiens. L’ancre étant à pic déjà, il n’y eut qu’à la relever au bossoir. La pinasse fut aussitôt saisie par le flot, et, sous la poussée d’une légère brise qui soufflait du large, elle gagna l’embouchure de la rivière Montrose. Puis elle commença à remonter, vent arrière, en tenant le milieu du chenal.

La distance d’un bord à l’autre ne mesurait pas moins de deux cent cinquante à trois cents pieds. Si loin que le regard pût suivre les rives, il ne paraissait pas qu’elles tendissent à se rapprocher. À droite se continuait le parement de la falaise, qui s’abaissait, tandis que le sol haussait graduellement par une pente insensible. À gauche, au-dessus de la berge assez basse, la vue s’étendait sur des plaines coupées de bois et de bouquets aux cimes un peu jaunies à cette époque de l’année.

Après une demi-heure de navigation assez rapide, l’Élisabeth atteignit le premier tournant de la Montrose, qui, se coudant d’une trentaine de degrés, sinuait vers le sud-ouest.

À partir de ce tournant, les berges ne dépassaient pas une hauteur de dix à douze pieds, – qui était celle des plus fortes marées. Cela se reconnaissait aux relais d’herbes laissés entre le fouillis des roseaux acérés comme des baïonnettes. Or, à cette date du 19 mars, les marées d’équinoxe atteignaient leur maximum d’élévation. On en pouvait conclure que le lit de la rivière suffisait à contenir ses eaux, et il ne semblait pas qu’elle eût jamais à se décharger de son trop-plein sur la campagne environnante.

La pinasse filait avec une vitesse de trois à quatre lieues à l’heure, ce qui lui permettrait d’en parcourir sept à huit pendant la durée du flot.

Et Ernest, qui avait relevé cette vitesse, de faire cette observation :

« Ce serait à peu près la distance à laquelle nous estimons que se dressent les montagnes du sud.

– La remarque est juste, répondit M. Wolston, et si la rivière baigne la base de cette chaîne, il sera facile d’y arriver. Dans ce cas, nous n’aurions pas à remettre de trois ou quatre mois l’excursion projetée...

– Cela nous prendrait toujours plus de temps que nous n’en pouvons disposer actuellement, répondit M. Zermatt. Même en admettant que la Montrose nous conduisît au pied de la chaîne, nous n’aurions pas atteint notre but. Il faudrait encore la gravir jusqu’à son sommet, et il est probable que nous n’y parviendrions pas sans de longs efforts.

– Et puis, ajouta Ernest, après la question de savoir si la rivière continue à se diriger vers le sud-ouest, il y a la question de savoir si son cours n’est pas interrompu par des rapides ou barré d’obstacles infranchissables.

– Nous le verrons bien, reprit M. Zermatt. Allons tant que le flot nous poussera, et, dans quelques heures, nous prendrons une décision à cet égard. »

Au-delà du coude, les deux rives, moins encaissées, laissaient observer sur une assez vaste étendue la région traversée par la Montrose. Cette région était absolument déserte. Le gibier de toute espèce foisonnait entre les herbes, entre les roseaux des berges, des outardes, des coqs de bruyère, des perdrix, des cailles. Si Jack eût envoyé ses chiens fourrager le long des rives et dans les terres voisines, ils n’eussent pas fait cent pas sans poursuivre des lapins, des lièvres, des agoutis, des pécaris, des cabiais. À ce point de vue, ce territoire valait les alentours de Falkenhorst et des métairies, – même pour l’engeance simienne qui cabriolait d’un arbre à l’autre. À quelque distance filaient aussi des bandes d’antilopes, de la même espèce que celles qui étaient parquées à l’îlot du Requin. Des troupeaux de buffles se montraient également à plus d’une lieue dans la direction de la chaîne, et, parfois, on voyait bondir au loin des troupes d’autruches, moitié courant, moitié volant. Ce jour-là, M. Zermatt et ses deux fils ne les prirent pas pour des Arabes comme les premières qu’ils avaient aperçues des hauteurs de l’ermitage d’Eberfurt.

Jack, on l’imagine sans peine, enrageait d’être cloué sur le pont de l’Élisabeth, de ne pouvoir sauter à terre, d’assister au passage de ces quadrupèdes et de ces volatiles sans les saluer d’un coup de fusil. Il est vrai, à quoi eût servi d’abattre ce gibier, puisque la nécessité ne le commandait pas ?...

« Aujourd’hui nous ne sommes pas des chasseurs, lui répétait son père, nous sommes des explorateurs, et plus spécialement des géographes, des hydrographes en mission dans cette partie de la Nouvelle-Suisse. »

Le jeune Nemrod ne voulait pas entendre de cette oreille et il se promettait bien, dès que la pinasse serait au prochain mouillage, d’aller battre les environs avec ses chiens. Il ferait de la géographie à sa manière : il lèverait des perdrix et des lièvres au lieu de lever des points d’orientation. Ceci, c’était la besogne du savant Ernest, désireux d’ajouter sur sa carte les nouveaux territoires situés dans le sud de la Terre-Promise.

Quant aux carnassiers, à ces fauves, qui, on le sait, fréquentaient les bois et les plaines à l’extrémité de la baie des Perles et aux approches de la vallée de Grünthal, aucun ne fut signalé sur les rives de la Montrose pendant le cours de cette navigation. Fort heureusement, ni lions, ni tigres, ni panthères, ni léopards ne se montrèrent. Par exemple, les hurlements des chacals ne firent pas défaut à la lisière des bois du voisinage. On en devait conclure que ces animaux, qui appartiennent au sous-genre chien, compris entre le loup et le renard, formaient majorité dans la faune de l’île.

Ce serait un oubli que de ne pas mentionner également la présence de nombreux oiseaux aquatiques, des pilets, des canards, des sarcelles, des bécassines, qui volaient d’une berge à l’autre ou se blottissaient parmi les roseaux. De telles occasions de satisfaire ses goûts et d’exercer son adresse, jamais Jack n’eût consenti à les perdre de bon gré. Aussi tira-t-il quelques coups très heureux, et personne ne les lui reprocha, si ce n’est peut-être Annah, qui demandait toujours grâce pour les bêtes inoffensives.

« Inoffensives... mais excellentes... lorsqu’elles sont cuites à point ! » répondait Jack.

Et de fait, on ne put que se féliciter de ce que le menu du déjeuner et du dîner se compléterait d’une couple de pilets et de canards sauvages que Falb alla ramasser dans le courant de la Montrose.

Il était un peu plus de onze heures, lorsque l’Élisabeth atteignit un second coude de la rivière, qui revenait plus à l’ouest, ainsi qu’Ernest le constata. De sa direction générale, on put déduire avec assez de probabilité qu’elle descendait de la chaîne, encore éloignée de six à sept lieues, laquelle devait lui fournir un apport considérable.

« Il est fâcheux, dit Ernest, que la marée touche à son terme, et que nous ne puissions pousser plus loin...

– Fâcheux, en effet, répondit M. Zermatt, mais voici qu’elle est étale, et le jusant ne tardera pas à se faire sentir. Or, comme nous sommes à l’époque des plus hautes mers, il est certain que le flot ne dépassera guère ce tournant de la Montrose.

– Rien de plus évident, affirma M. Wolston. Il reste donc à décider si nous mouillerons en cet endroit, ou si nous allons profiter du jusant pour revenir à la crique que la pinasse pourrait atteindre en moins de deux heures. »

L’endroit était charmant, et chacun, il faut le dire, éprouvait grande envie d’y demeurer toute la journée. La berge de gauche formait une anse, dans laquelle venait se jeter un petit affluent d’eau vive et fraîche. Au-dessus se penchaient de grands arbres, à feuillage épais, remplis de pépiements et de coups d’ailes. C’était un bouquet de ces puissants figuiers d’Inde, presque semblables aux mangliers de Falkenhorst. En arrière, des groupes de chênes verts étalaient leur large parasol que le soleil ne pouvait percer. Puis, au fond, sous le dôme des goyaviers et des cannelliers, le long du rio tributaire, se glissait une fraîche brise qui balançait les basses branches comme des éventails.

« En vérité, dit Mme Zermatt, voilà un coin délicieux, tout indiqué pour y bâtir une villa !... Il est dommage que ce soit si loin de Felsenheim...

– Oui... trop loin, ma chère amie, répondit M. Zermatt. Mais cet emplacement ne sera pas perdu, crois-le bien, et il ne faut pas tout prendre pour soi !... Ne veux-tu donc rien laisser à nos futurs concitoyens ?...

– Soyez certaine, Betsie, dit Mme Wolston, que cette partie de l’île, arrosée par la rivière Montrose, sera très recherchée des nouveaux colons...

– Et, en attendant, dit Jack, je propose d’y camper jusqu’à ce soir et même jusqu’au matin...

– C’est la question à résoudre, déclara M. Zermatt. N’oublions pas que le jusant peut nous ramener à la crique en deux heures, et que nous serions rentrés demain soir à Felsenheim.

– Qu’en pensez-vous, Annah ?... demanda Ernest.

– Que votre père décide, répondit la jeune fille. Cependant, je conviens volontiers que l’endroit est agréable et mérite qu’on y reste un après-midi.

– D’ailleurs, reprit Ernest, je ne serais pas fâché de prendre encore quelques relèvements...

– Et nous de prendre quelque nourriture !... s’écria Jack. Déjeunons, de grâce, déjeunons ! »

Ce fut chose convenue, on resterait à ce coude de la Montrose l’après-midi et la soirée. Puis, au prochain jusant, vers une heure du matin, la nuit étant claire, – une nuit de pleine lune – la pinasse descendrait sans aucun risque le courant de la rivière. À partir de la crique, selon l’état de la mer et la direction du vent, ou elle irait relâcher à la baie de la Licorne, ou elle doublerait le cap de l’Est pour gagner Felsenheim.

La pinasse ayant été amarrée par l’avant au pied d’un arbre, son arrière se rabattit presque aussitôt vers l’aval, – preuve que le jusant commençait à s’établir.

Après le déjeuner, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah acceptèrent de s’installer au campement, tandis que des reconnaissances seraient poussées sur la campagne environnante. En effet, il importait d’obtenir un aperçu plus complet de cette région. Voici donc ce qui fut décidé : d’un côté, M. Zermatt et Jack iraient en chasseurs le long du petit affluent sans trop s’éloigner de son embouchure, et, de l’autre, M. Wolston et Ernest, embarqués dans le canot, remonteraient la rivière aussi loin qu’ils le pourraient, de manière à être de retour à l’heure du dîner.

On ne voyait aucun danger à laisser Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah au campement. D’ailleurs, elles ne firent point d’observation à ce sujet. Dans tous les cas, si besoin était, il leur serait facile de rappeler les deux chasseurs en tirant une des petites pièces de la pinasse, chargées à poudre seulement. Et Jack ayant demandé à la jeune fille si elle n’aurait pas peur de faire tonner l’artillerie du bord, celle-ci répondit qu’elle n’en était pas à s’effrayer d’un coup de canon, et ferait feu dès que Betsie lui en donnerait l’ordre.

Au surplus, M. Zermatt et son fils ne devaient pas s’éloigner de ce tournant de la Montrose. Sous ces taillis giboyeux, l’occasion ne leur manquerait pas d’utiliser leur poudre et leur plomb dans un rayon d’une demi-lieue et les fusils seraient certainement entendus du campement.

Le canot, manœuvré à l’aviron par M. Wolston et Ernest, partit dans une direction opposée en remontant la rivière, tandis que M. Zermatt et Jack suivaient la berge du rio sinueux qui descendait du nord.

Au-delà de ce coude, la Montrose obliquait vers le sud-ouest. Le canot continua de naviguer le long des rives bordées de futaies touffues, presque inabordables, tant les herbes enchevêtrées, les roseaux entrecroisés en garnissaient les talus. Il eût été impossible d’y débarquer, et ce n’était pas nécessaire. L’important était de relever la direction générale de la rivière en gagnant sur l’amont aussi loin que possible. D’autre part, le champ de vue ne tarda pas à s’élargir. À une demi-lieue de là, entre les massifs moins épais, les arbres isolés projetaient une ombre que les rayons verticaux du soleil arrondissaient à leur pied. Puis ce fut une succession de larges plaines, bossuées çà et là de tumescences rocheuses, qui semblaient se développer sans interruption jusqu’à la base des montagnes.

La surface de la Montrose, pour ainsi dire imbibée de lumière, resplendissait comme un miroir. Il y eut lieu de regretter l’abri des arbres qui la bordaient vers l’aval. En outre, au milieu d’une atmosphère embrasée, presque sans brise alors, le maniement des avirons devint pénible. Très heureusement, la force du courant n’était pas accrue de la marée descendante, puisque le flot s’arrêtait au dernier coude. Il n’y avait à refouler que l’écoulement normal des eaux, plutôt basses à cette époque de l’année. Il n’en serait pas ainsi dans quelques semaines, à la saison des pluies, lorsque la chaîne enverrait son tribut à travers l’exutoire naturel de la Montrose.

Cependant, malgré la chaleur, M. Wolston et Ernest nageaient sans se rebuter. Entre les berges assez capricieuses de la rivière au revers des pointes se produisaient des remous qu’ils choisissaient de préférence, afin d’économiser leurs efforts.

« Il ne serait pas impossible, dit M. Wolston, que nous pussions gagner le pied de la chaîne dans laquelle la Montrose doit prendre sa source.

– Vous tenez à votre idée, monsieur Wolston ?... répondit Ernest en hochant la tête.

– J’y tiens, et il est à désirer qu’il en soit ainsi, mon cher enfant. Vous ne connaîtrez véritablement votre île qu’après l’avoir observée sur toute son étendue du haut de ces montagnes, qui, d’ailleurs, ne paraissent pas très élevées.

– J’estime leur hauteur à douze ou quinze cents pieds, monsieur Wolston, et de leur sommet, je le crois comme vous, le regard embrassera la Nouvelle-Suisse tout entière, à moins qu’elle ne soit plus vaste que nous ne le supposons. Au-delà de cette chaîne, qu’y a-t-il ?... Si nous ne le savons pas encore, c’est que, depuis douze ans, nous ne nous sommes jamais sentis à l’étroit dans la Terre-Promise...

– D’accord, mon cher Ernest, répondit M. Wolston, mais, à présent, il y a un réel intérêt à être fixé sur l’importance d’une île destinée à recevoir des colons...

– Ce sera fait, monsieur Wolston, ce sera fait au retour de la belle saison, et, n’en doutez pas, avant l’arrivée de la Licorne. Aujourd’hui, il me paraît sage de nous borner à cette exploration de quelques heures, qui aura suffi pour relever la direction générale de la Montrose...

– Et cependant, avec un peu de persévérance, Ernest, il serait peut-être possible d’atteindre la chaîne... d’en gravir le revers septentrional...

– À la condition que les rampes ne fussent pas trop raides, monsieur Wolston...

– Oh ! avec de bonnes jambes !...

– Décidément, vous auriez mieux fait d’emmener Jack à ma place, ajouta Ernest en souriant. Il ne vous aurait pas contredit, lui... Il vous aurait engagé à pousser jusqu’aux montagnes... quitte à ne revenir que demain ou après-demain... et dans quelle inquiétude ce retard eût plongé tout notre monde !

– En somme, vous avez raison, mon cher Ernest, déclara M. Wolston. Puisque nous avons promis, il faut tenir notre promesse. Encore une heure de navigation, et notre canot reviendra en s’abandonnant au courant... N’importe ! je n’aurai pas de cesse que nous n’ayons planté le pavillon de la vieille Angleterre sur la plus haute cime de la Nouvelle-Suisse ! »

On ne s’étonnera pas du désir exprimé en ces termes par M. Wolston. Il parlait en bon Anglais, et précisément à une époque où la Grande-Bretagne envoyait ses marins par toutes les mers du globe, afin d’accroître son domaine colonial. Mais il sentit que mieux valait remettre à plus tard cette prise de possession de l’île, et n’insista pas davantage.

La navigation continua. Toujours cette campagne largement découverte, dépourvue d’arbres, et moins fertile, à mesure qu’elle se développait vers le sud-ouest. Aux prairies succédaient peu à peu des surfaces arides, semées de pierres sèches. À peine quelques oiseaux voletaient-ils au-dessus de ce sol dénudé. Des animaux entrevus dans la matinée, buffles, antilopes, autruches, on n’apercevait plus un seul. Rien que des bandes de chacals, qui ne se montraient pas, mais dont les hurlements traversaient l’air sans éveiller aucun écho.

« Jack a été bien inspiré en ne nous accompagnant pas de ce côté, fit observer Ernest.

– Assurément, répondit M. Wolston, car il n’aurait pas eu l’occasion de tirer un coup de fusil. Il a dû être plus favorisé au milieu de la futaie qu’arrose le petit affluent de la Montrose...

– En tout cas, ce que nous rapporterons de notre excursion, monsieur Wolston, dit Ernest, c’est que cette partie de l’île ressemble à celle qui s’étend au-dessus de la baie de la Licorne... Qui sait même s’il n’en est pas ainsi au-delà de la chaîne ?... Très probablement, elle n’est fertile que dans le nord et le centre, depuis la baie des Perles jusqu’à la vallée de Grünthal.

– Aussi, lorsque nous entreprendrons notre grande excursion, répondit M. Wolston, le mieux, je pense, sera de marcher directement vers le sud, au lieu de suivre par l’ouest ou par l’est les contours de la côte...

– Je le pense également, monsieur Wolston, et il sera préférable de gagner la campagne en franchissant le défilé de Cluse. »

Il allait être quatre heures. Le canot se trouvait à peu près à deux lieues et demie du campement, lorsqu’un bruit d’eaux tumultueuses se fit entendre en amont. Était-ce un torrent qui se précipitait dans le lit de la Montrose ?... Était-ce la rivière elle-même changée en rapide ?... Un barrage de rochers la rendait-il innavigable sur son haut cours ?...

À ce moment, M. Wolston et Ernest, immobilisés au milieu d’un remous, à l’abri d’une pointe, se préparaient à virer de bord. Comme le talus de la berge les empêchait de voir au-delà :

« Encore quelques coups d’avirons, dit M. Wolston, et contournons la pointe...

– Décidément, répondit Ernest, il est à craindre que la Montrose ne puisse permettre à une embarcation de gagner le pied des montagnes. »

M. Wolston et Ernest se remirent à nager et déployèrent tout ce qu’il leur restait de vigueur après ces quatre heures de navigation sous un ciel de feu.

La rivière se rabattait alors vers le sud-ouest, et ce devait être sa direction générale. Quelques instants après, à plusieurs centaines de pieds en amont, son cours apparut sur une plus longue étendue. Il était barré par un entassement de roches, semées d’une rive à l’autre, qui ne laissaient entre elles que d’étroites fissures, et ses eaux se déversaient en cascades bruyantes, dont le trouble se sentait à vingt toises en aval.

« Voilà qui nous aurait arrêtés, dit Ernest, si nous avions eu l’intention de continuer...

– Peut-être eût-il été possible, répondit M. Wolston, de transporter notre canot au-delà de ce barrage...

– Si ce n’est qu’un barrage, monsieur Wolston...

– Nous le saurons, mon cher Ernest, car il importe de le savoir... Débarquons. »

À gauche s’ouvrait un étroit ravin, très sec à cette époque de l’année, et qui sinuait à travers le plateau. Dans quelques semaines, sans doute, lorsque viendrait la saison des pluies, il servirait de lit à un torrent dont les eaux bruyantes se mêleraient à celles de la Montrose.

M. Wolston jeta le grappin à terre. Puis, Ernest et lui prirent pied sur la berge qu’ils remontèrent de manière à revenir obliquement vers le barrage.

Ce cheminement, qui dura un quart d’heure, se fit au milieu d’un semis de pierres, à peine fixées dans le sable par de rudes touffes d’herbes. Çà et là s’éparpillaient aussi des cailloux de teinte brunâtre, très arrondis à leurs angles, presque semblables à des galets gros comme des noix.

Lorsque M. Wolston et Ernest furent arrivés à la hauteur du barrage, ils observèrent que la Montrose n’était plus navigable pendant une bonne demi-lieue. Son lit s’encombrait de roches, entre lesquelles bouillonnaient les eaux, et le portage d’un canot en amont n’eût pas laissé d’être très pénible.

Quant à la campagne, elle paraissait être absolument stérile jusqu’à la base de la chaîne. Pour apercevoir quelque verdure, il fallait regarder vers le nord-ouest et le nord, précisément dans la direction de la vallée de Grünthal, dont on distinguait les lointains massifs sur la limite de la Terre-Promise.

M. Wolston et Ernest n’avaient donc plus qu’à revenir sur leurs pas avec le regret que la Montrose fût obstruée dans cette partie de son cours.

Chemin faisant, en suivant les détours du ravin, Ernest ramassa quelques-uns de ces cailloux brunâtres, plus lourds que ne semblait le comporter leur volume. Aussi mit-il dans sa poche deux de ces petites pierres, en se promettant de les examiner à son retour à Felsenheim.

Ce n’était pas sans quelque ennui que M. Wolston avait dû tourner le dos à l’horizon du sud-ouest. Mais le soleil étant sur son déclin, il ne fallait pas s’attarder à cette distance du campement. Le canot reprit donc le fil de l’eau, et, sous la poussée des avirons, descendit rapidement entre les deux rives.

À six heures, tout le monde était réuni au pied du bouquet de chênes verts. M. Zermatt et Jack, très satisfaits de leur chasse, avaient rapporté une antilope, une couple de lapins, un agouti, plusieurs volatiles de diverses sortes.

Quant au petit affluent de la Montrose, il arrosait une campagne très fertile, tantôt à travers des plaines qui se prêteraient à la culture des céréales, tantôt à travers des bois très épais, aux essences variées. C’étaient aussi des territoires giboyeux, sur lesquels, sans doute, la détonation du fusil des chasseurs venait de retentir pour la première fois.

Après le récit de M. Zermatt vint celui de M. Wolston. Ce dernier raconta par le menu ce qu’avait été cette navigation de deux lieues environ en amont de la rivière. Il dit combien la région était stérile dans la partie qui s’étendait vers le sud. Il exprima quelle déconvenue Ernest et lui avaient éprouvée devant un barrage infranchissable du cours d’eau, ajoutant que, pour gagner la chaîne du sud-ouest, il faudrait choisir un autre chemin que celui de la Montrose.

Un bon dîner, préparé par Betsie, Merry et Annah attendait les excursionnistes. Il fut servi sous l’ombre des arbres, au bord du rio, dont les eaux vives murmuraient sur un lit sablonneux semé de plantes aquatiques. On fit honneur à ce repas que la conversation prolongea jusqu’à neuf heures du soir.

Puis chacun regagna son cadre à bord de l’Élisabeth, et là, du côté des hommes, retentit bientôt un concert de ronflements sonores à rivaliser avec les hurlements des chacals.

Il avait été décidé que la pinasse partirait dès le commencement du jusant, c’est-à-dire vers une heure du matin, afin de mettre à profit toute la durée de la marée descendante. Le temps du sommeil serait donc limité. Mais les passagers se rattraperaient la nuit prochaine, soit pendant une relâche à la baie de la Licorne, soit à Felsenheim, si l’Élisabeth y arrivait dans les vingt-quatre heures.

Malgré les instances de ses fils et de M. Wolston, M. Zermatt avait voulu rester sur le pont, s’engageant à les réveiller à l’heure dite. Il ne fallait jamais se départir d’une certaine prudence. La nuit venue, les fauves, qui ne se sont pas montrés durant le jour, quittent volontiers leurs tanières, attirés vers les cours d’eau par le besoin de se désaltérer.

À une heure, M. Zermatt appela M. Wolston, Jack et Ernest. En ce moment, le premier clapotis du jusant commençait à se faire entendre. Une légère brise soufflait de terre. Les voiles furent hissées, amurées, bordées, et la pinasse s’abandonna à la double action du courant et du vent.

La nuit, très claire, fourmillait d’étoiles qui semblaient suspendues comme une neige dans l’espace. La lune, presque en pleine syzygie, retombait lentement vers l’horizon du nord.

Le cours de la Montrose n’offrant aucun obstacle, il n’y avait qu’à tenir le milieu de son lit. Aussi, l’appareillage terminé, la voilure en place, suffirait-il d’être à deux pour la manœuvre. M. Wolston se mit à la barre, tandis que Jack se postait à l’avant. M. Zermatt et Ernest purent donc, l’un aller prendre, l’autre reprendre un peu de repos.

Au total, ce repos ne serait pas de longue durée. En effet, dès quatre heures du matin, alors que l’est se nuançait des premières lueurs de l’aube, l’Élisabeth vint retrouver près de l’embouchure de la Montrose son mouillage de la veille.

Rien n’avait troublé cette navigation nocturne, bien que des grognements d’hippopotames fussent entendus à mi-route. On sait, d’après le récit du voyage de Fritz sur la rivière Orientale, que la présence de ces monstrueux amphibies s’était déjà signalée dans les cours d’eau de l’île.

Comme le temps était superbe, la mer belle, il fut décidé que la pinasse profiterait immédiatement de la brise matinale qui se levait au large. M. Zermatt jugea, non sans une certaine satisfaction, qu’il serait possible d’être de retour à Felsenheim en une quinzaine d’heures, c’est-à-dire avant la nuit.

Afin d’aller au plus court et de rallier directement le cap de l’Est, l’Élisabeth s’éloigna du littoral d’une bonne demi-lieue. Ses passagers eurent alors une plus complète vue de la côte qui se développait jusqu’à trois ou quatre lieues en direction du sud.

M. Zermatt ayant donné l’ordre de raidir les écoutes, afin de serrer le vent de plus près, la pinasse, tribord amures, fit route vers le cap de l’Est. À ce moment, M. Wolston, qui se tenait à l’avant, porta la lunette à ses yeux. Après en avoir essuyé le verre, il sembla regarder avec une extrême attention un des points du littoral.

À plusieurs reprises, l’instrument s’abaissa et remonta entre ses mains. Aussi chacun fut-il frappé de l’obstination qu’il mettait à observer l’horizon vers le sud-est.

M. Zermatt, abandonnant la barre à Jack, vint à l’avant de la pinasse dans l’intention de questionner M. Wolston, lorsque celui-ci, retirant la longue-vue de ses yeux, dit :

« Non... je me suis trompé...

– En quoi vous êtes-vous trompé, Wolston... demanda M. Zermatt, et qu’aviez-vous cru voir en cette direction ?...

– Une fumée...

– Une fumée ?... » répéta Ernest, qui s’était approché, inquiet de cette réponse.

En effet, cette fumée n’aurait pu provenir que d’un campement établi sur cette partie du littoral. De là, ces conséquences inquiétantes : l’île était-elle donc habitée par des indigènes ou des sauvages... Venus de la côte australienne sur leurs pirogues, avaient-ils débarqué, et ne chercheraient-ils pas à gagner l’intérieur ?... À quels dangers eussent été exposés les hôtes de Felsenheim, si ces naturels mettaient jamais le pied sur la Terre-Promise...

« À quel endroit auriez-vous aperçu cette fumée ?... demanda vivement M. Zermatt.

– Là... au-dessus de la dernière pointe que projette le littoral de ce côté. »

Et M. Wolston indiquait l’extrême limite de la terre, à trois lieues environ, laquelle, à partir de cette pointe, disparaissait en se recourbant vers le sud-ouest.

M. Zermatt et Ernest, saisissant la longue-vue l’un après l’autre, regardèrent très attentivement l’endroit signalé.

« Je ne vois rien... dit M. Zermatt.

– Rien... » ajouta Ernest.

Pendant quelques instants encore M. Wolston observa avec une extrême attention.

« Non... je ne distingue plus cette fumée... dit-il. Ce devait être une légère vapeur grisâtre... un petit nuage très bas, qui vient de se dissiper. »

Cette réponse fut rassurante. Toutefois, tant que cette pointe fut en vue, M. Zermatt et ses compagnons ne la quittèrent point des yeux, mais ils ne remarquèrent rien dont ils dussent prendre inquiétude.

L’Élisabeth, couverte de toile, filait avec rapidité sur une mer un peu clapoteuse, qui ne gênait point sa marche. À une heure de l’après-midi, elle se trouvait devant la baie de la Licorne, qui fut laissée à une lieue sur bâbord ; puis, ralliant la côte, elle se dirigea en droite ligne vers le cap de l’Est.

Ce cap fut tourné à quatre heures, et comme la marée montante portait à l’ouest de la baie du Salut, une heure suffit à franchir cette distance. L’îlot du Requin doublé, l’Élisabeth piqua vers le ruisseau des Chacals et, trente-cinq minutes après, ses passagers débarquèrent sur la grève de Felsenheim.

Chapitre XI.

Avant la saison des pluies. – Visite aux métairies et aux îlots. – Premières bourrasques. – Les soirées à Felsenheim. – La chapelle. – La découverte d’Ernest et l’accueil qui lui est fait. – Prolongation du mauvais temps. – Deux coups de canon. – À l’îlot du Requin. §

Quatre jours et demi, soit cent huit heures, telle avait été la durée de l’absence des hôtes de Felsenheim. Elle aurait pu se prolonger encore d’autant sans que les animaux domestiques en eussent souffert, leurs étables étant approvisionnées pour une longue période. Pendant cette excursion. M. Wolston aurait eu le temps de conduire l’exploration à la base de la chaîne dont il n’était plus très éloigné à la hauteur du barrage de la rivière. Très probablement même, il aurait proposé à M. Zermatt de séjourner trois ou quatre jours de plus au mouillage de la Montrose, si le canot n’eût trouvé obstacle à remonter son cours.

Au total, cette exploration ne laissait pas d’avoir eu quelque résultat. La pinasse avait pu reconnaître la côte orientale sur une dizaine de lieues à partir du cap de l’Est. En y ajoutant une égale étendue du littoral visité dans le nord jusqu’à la baie des Perles, voilà ce que l’on connaissait du contour de l’île. Quant à son périmètre à l’ouest et au sud, quel aspect il présentait, s’il limitait des régions arides ou fertiles, les deux familles ne seraient fixées à cet égard qu’après un voyage de circumnavigation, à moins que l’ascension des montagnes ne permît au regard d’embrasser la Nouvelle-Suisse entière.

Il est vrai, les probabilités étaient que la Licorne, en reprenant la mer, en eût relevé les dimensions et la forme. Donc, en cas que l’expédition projetée par M. Wolston ne donnât pas complète connaissance de l’île, il n’y aurait qu’à attendre le retour de la corvette anglaise pour être fixé à cet égard.

Maintenant, pendant sept à huit semaines, les travaux de fenaison et de moisson, le battage des grains, la vendange, l’engrangement des récoltes allaient occuper toutes les heures. M. Zermatt et ses compagnons ne devaient pas s’accorder un seul jour de chômage, s’ils voulaient que les métairies fussent en état avant la période assez troublée qui constituait l’hiver sous cette latitude de l’hémisphère austral.

Chacun se mit donc à l’œuvre, et, en premier lieu, les familles se transportèrent à Falkenhorst. Ce déplacement les rapprochait de Waldegg, de Zuckertop et de Prospect-Hill. L’habitation d’été ne manquait ni d’espace ni de confort, depuis que de nouvelles chambres avaient été installées entre les gigantesques racines du manglier, sans parler de l’étage aérien, si agréable au milieu de la verdure. À la base de l’arbre, une cour spacieuse était destinée aux animaux, avec étables et hangars, qu’entourait une impénétrable palissade de bambous et d’arbustes épineux.

Il est inutile d’indiquer par le détail les travaux qui furent entrepris et menés à bonne fin durant ces deux mois. Il fallut se rendre d’une métairie à l’autre, emmagasiner les céréales et les fourrages, cueillir les fruits en pleine maturité, tout disposer pour que la gent emplumée des basses-cours n’eût rien à redouter des intempéries de la mauvaise saison.

À noter que, grâce aux irrigations du lac des Cygnes abondamment alimenté par le canal, le rendement cultural s’était sensiblement accru. Ce district de la Terre-Promise aurait pu assurer l’existence d’une centaine de colons, et l’on comprend que ses hôtes fussent accablés de besogne, s’ils n’en voulaient rien perdre.

En prévision des troubles atmosphériques qui allaient durer de huit à neuf semaines, il y eut lieu d’aviser à préserver les métairies des dégâts de la pluie ou du vent. Les barrières des enclos, les portes et les fenêtres des habitations furent hermétiquement fermées, calfeutrées, consolidées au moyen d’arcs-boutants ; les toitures, chargées de blocs pesants, pourraient résister aux violentes rafales de l’est. Mêmes précautions furent prises en ce qui concernait les hangars, les granges, les étables, les poulaillers, dont les occupants à quatre ou deux pattes étaient trop nombreux pour être ramenés dans les communs de Felsenheim.

Il va sans dire également que les aménagements des îlots de la Baleine et du Requin furent mis en état de résister à ces redoutables bourrasques, auxquelles leur situation près du littoral les exposait plus directement.

Sur l’îlot de la Baleine, les arbres résineux, les pins maritimes à verdure persistante, formaient maintenant d’épais massifs. Les pépinières de cocotiers et autres essences, depuis que des haies d’épines les défendaient, avaient prospéré. Plus rien à redouter désormais de ces centaines de lapins qui, dans les premiers temps, dévoraient tous les germes. Les herbes marines fournissaient assez de nourriture à ces voraces rongeurs, – entre autres le « fucus saccharinus », dont ils se montraient très friands. Assurément, Jenny ne pourrait que trouver parfaite la tenue de l’îlot dont M. Zermatt lui avait octroyé l’entière possession.

Quant à l’îlot du Requin, les plantations de mangliers, de cocotiers et de pins n’y laissaient rien à désirer. Il convint de consolider les enclos réservés aux antilopes en train de se domestiquer. Herbes et feuilles, qui forment la nourriture de ces ruminants, ne manqueraient pas durant l’hiver, – l’eau douce non plus, grâce à la source intarissable découverte à l’extrémité de l’îlot. M. Zermatt avait fait construire un hangar central en fortes planches, dans lequel étaient emmagasinées des provisions de toutes sortes. Enfin la batterie, établie sur le plateau du monticule, était abritée par une solide toiture, protégée par les arbres verts et que dominait le mât de pavillon.

Le jour de cette visite, suivant les habitudes prises au début comme au terme de la saison pluvieuse, Ernest et Jack tirèrent les deux coups de canon réglementaires. Et, cette fois, aucune détonation ne se fit entendre du large, contrairement à ce qui avait eu lieu six mois avant, après l’arrivée de la corvette anglaise.

Lorsque les deux pièces eurent reçu de nouvelles gargousses avec leurs étoupilles, Jack s’écria :

« Maintenant, ce sera notre tour de répondre à la Licorne, quand elle saluera la Nouvelle-Suisse, et avec quelle joie nous lui enverrons notre réponse ! »

Bref, les dernières récoltes, froment, orge, seigle, riz, maïs, avoine, millet, manioc, sagou, patates, ne tardèrent pas à être rentrées dans les granges et magasins de Felsenheim. Pois, haricots, fèves, carottes, navets, poireaux, laitues, chicorées seraient fournis avec abondance par le potager, car l’assolement l’avait rendu extraordinairement productif. Pour les cannes à sucre et les arbres fruitiers, champs et plantations étaient à portée de l’habitation sur les deux rives du cours d’eau. La vendange du vignoble de Falkenhorst fut faite en temps voulu, et, en ce qui concernait l’hydromel, le miel ne manquait pas ni les épices et les gâteaux de seigle destinés à aider sa fermentation. On avait aussi abondance du vin de palmier, sans parler de la réserve du vin des Canaries. Quant à l’eau-de-vie laissée par le lieutenant Littlestone, plusieurs fûts occupaient le frais sous-sol de la cave rocheuse. Le combustible du fourneau de la cuisine était fourni par le bois sec entassé dans les bûchers, et, d’ailleurs, les bourrasques se chargeraient de semer les branches sur les grèves de Felsenheim, en outre de celles que la marée montante poussait aux plages de la baie du Salut. Au surplus, il n’était pas question d’employer ce combustible au chauffage du salon et des chambres. Entre les tropiques, sous le dix-neuvième parallèle, le froid n’est jamais à redouter. Le feu, c’était pour la cuisson, les lessives et autres opérations de ménage.

La seconde quinzaine de mai arriva, et il était temps que ces travaux fussent terminés. Aucune illusion à se faire sur les indices avant-coureurs du prochain mauvais temps. Au coucher du soleil, le ciel commençait à se couvrir de brumes qui s’épaississaient de jour en jour. Le vent tendait à s’établir dans l’est, et, lorsqu’il soufflait de cette direction, toutes les tempêtes du large se précipitaient violemment sur l’île.

Avant de venir s’enfermer à Felsenheim, M. Zermatt voulut consacrer la journée du 24 à une excursion à l’ermitage d’Eberfurt, à laquelle M. Wolston et Jack prendraient part.

Il convenait de s’assurer si le défilé de Cluse était assez solidement clos pour que les fauves ne pussent le franchir. Rien de plus indispensable que de prévenir une irruption dont le résultat eût été le ravage complet des plantations.

Cette métairie, la plus éloignée sur la limite du district, se trouvait environ à trois lieues de Felsenheim.

Les visiteurs, montés sur le buffle, l’onagre et l’autruche, arrivèrent à l’ermitage d’Eberfurt en moins de deux heures. Les clôtures furent trouvées en bon état ; mais il parut prudent de renforcer de quelques épaisses traverses l’entrée de Cluse. Aucune invasion de carnassiers ou de pachydermes ne serait à redouter, tant qu’ils ne pourraient pas franchir le défilé.

On ne vit, d’ailleurs, nulle trace suspecte, et, il faut l’avouer, au vif regret de Jack. L’ardent chasseur se promettait toujours de capturer au moins un jeune éléphant. Après l’avoir apprivoisé, domestiqué, employé aux gros charrois, il saurait bien l’assujettir au transport de sa propre personne.

Enfin, à la date du 25, dès que les premières pluies commencèrent à s’abattre sur l’île, les familles, ayant définitivement quitté Falkenhorst, s’étaient installées à Felsenheim.

Aucun pays n’eût offert une demeure plus sûre, à l’abri de toutes les intempéries, et aussi d’une disposition plus agréable. Que d’embellissements depuis le jour où le marteau de Jack avait « percé la montagne » ! La grotte de sel était devenue une confortable habitation. À la partie antérieure du massif rocheux, toujours même arrangement des chambres en enfilade, percées de portes et de fenêtres. La bibliothèque, chère à Ernest, avec ses deux baies ouvertes vers le levant du côté du ruisseau des Chacals, était dominée par un élégant pigeonnier. Le vaste salon aux fenêtres tendues d’étoffe verte enduite d’une légère couche de caoutchouc, meublé des principaux objets, tables, chaises, fauteuils, canapés, retirés de la dunette du Landlord, continuait à servir d’oratoire en attendant que M. Wolston eût bâti sa chapelle.

Au-dessus des chambres régnait une terrasse, à laquelle accédaient deux sentiers, et par-devant se développait une galerie couverte d’un toit en appentis, que supportaient quatorze piliers de bambou. Le long de ces piliers serpentaient des rejetons de poivriers et autres arbustes, qui répandaient une suave odeur de vanille, entremêlés de lianes et de plantes grimpantes alors en pleine verdure.

De l’autre côté de la grotte, en remontant le cours du ruisseau, s’étendaient les jardins particuliers de Felsenheim. Entourés de haies épineuses, ils se divisaient en carrés de légumes, en corbeilles de fleurs, en plantations d’arbres à fruits, pistachiers, amandiers, noyers, orangers, citronniers, bananiers, goyaviers, toutes les essences des pays chauds. Quant aux arbres des climats tempérés de l’Europe, les cerisiers, les poiriers, les merisiers, les figuiers, il suffisait de se rendre à la grande allée pour les trouver en bordure jusqu’à Falkenhorst.

Depuis treize ans, bien des saisons pluvieuses s’étaient passées dans cette habitation, qui jamais n’avait eu à souffrir ni du vent ni de la mer. Quelques semaines allaient s’y écouler en ces mêmes conditions, mais avec de nouveaux hôtes. Manqueraient, il est vrai, Fritz, François et cette aimable Jenny, la joie et l’animation de ce petit monde.

À partir du 25, les pluies ne cessèrent plus. En même temps s’abattaient les rafales cinglantes et sifflantes qui chassaient du large par-dessus les plateaux du cap de l’Est. Toute excursion fut alors interdite, et il n’y eut plus qu’à poursuivre les divers travaux de l’intérieur. Besogne importante, ces soins à donner aux animaux, buffles, onagres, vaches, veaux, ânons, aux bêtes admises dans l’intimité, le singe Knips II, le chacal Jager, puis le chacal et le cormoran de Jenny, toujours très choyés à cause d’elle. Enfin, c’étaient les détails du ménage, la confection des conserves, puis, lorsqu’une éclaircie rare et courte le permettait, la pêche à l’embouchure du ruisseau des Chacals et au pied des roches de Felsenheim.

Dans la première semaine de juin, il y eut redoublement de bourrasques, pluies fines qui se tendaient sur le ciel en mailles serrées, et aussi pluies d’orage qui tombaient en multiples clochettes sur le sol. Impossible de sortir sans s’être revêtu de capotes imperméables.

Tous les environs, le potager, les plants, les champs, étaient accablés sous ces torrentielles averses, et du haut des parements du massif de Felsenheim se dégorgeaient mille filets liquides avec un bruit de cascades.

Bien que personne ne mît le pied dehors, à moins que ce ne fût absolument nécessaire, les heures s’écoulaient sans ennui. Il régnait entre les familles une parfaite entente, une identité de vues qui n’occasionnait jamais de discussions. Inutile d’insister sur l’amitié sincère qu’éprouvaient l’un pour l’autre MM. Zermatt et Wolston et affirmée depuis six mois déjà dans toutes les relations de la vie commune. Il en était de même des deux mères dont les qualités et les aptitudes se complétaient. Enfin, il y avait ce boute-en-train de Jack. Toujours gai, toujours en éveil, toujours en quête d’aventures, il ne maugréait que contre l’impossibilité de satisfaire ses instincts de chasseur.

En ce qui concerne Ernest et Annah, leurs parents n’en étaient point à observer qu’un sentiment plus vif que celui de l’amitié les attirait l’un vers l’autre. La jeune fille, alors âgée de dix-sept ans, un peu sérieuse et réfléchie, devait nécessairement plaire au sérieux et réfléchi jeune homme, lequel n’aurait su lui déplaire, étant fort agréable de sa personne. Les Zermatt et les Wolston ne pouvaient envisager qu’avec plaisir cette éventualité d’une union dans un avenir plus ou moins rapproché, – union qui resserrerait les liens des deux familles. Du reste, il n’était question de rien. On laissait aller les choses. Tout cela s’arrangerait au retour de la Licorne, qui ramènerait Fritz et Jenny mari et femme. Si quelques malicieuses allusions se produisaient, elles venaient de ce coquin de Jack. D’ailleurs, entêté dans ses idées de célibataire, il ne se montrait point jaloux d’Ernest.

Pendant les repas, pendant les soirées, c’étaient invariablement les absents qui faisaient l’objet de la conversation. On n’oubliait ni le colonel Montrose, ni James et Suzan Wolston, ni Doll, ni François, ni aucun de ceux qui allaient faire de la Nouvelle-Suisse leur Seconde Patrie.

Un soir, M. Zermatt établit le calcul suivant :

« Mes amis, nous voici au 15 juin. Puisque la Licorne est partie depuis le 20 octobre de l’année dernière, cela donne huit mois bien comptés... Elle doit donc être sur le point de quitter les mers d’Europe pour l’océan Indien.

– Qu’en penses-tu, Ernest ?... demanda Mme Zermatt.

– Je pense, répondit celui-ci, en tenant compte de sa relâche au Cap, que la corvette a pu arriver en trois mois dans un port d’Angleterre. Or, elle devra employer le même temps à revenir, et puisqu’il était convenu qu’elle serait de retour dans un an, c’est qu’elle aura dû rester une demi-année en Europe. J’en conclus donc qu’elle s’y trouve encore...

– Mais sans doute sur le point de prendre la mer... fit observer Annah.

– C’est probable, ma chère Annah, répondit Ernest.

– Après tout, il serait possible qu’elle eût abrégé son séjour en Angleterre... dit Mme Wolston.

– Possible, assurément, répliqua M. Wolston, bien que six mois ne soient pas un trop long délai pour ce qu’elle avait à faire... Nos lords de l’Amirauté ne sont pas très expéditifs...

– Cependant, dit M. Zermatt, lorsqu’il s’agit d’une prise de possession...

– Ça va vite !... s’écria Jack. En somme, savez-vous que c’est un beau cadeau que nous faisons à votre pays, monsieur Wolston...

– J’en conviens, mon cher Jack.

– Et pourtant, reprit le jeune homme, quelle occasion c’était pour notre vieille Helvétie de débuter dans la carrière de l’expansion coloniale... une île qui possède toutes les richesses animales et végétales de la zone torride... une île si admirablement placée en pleine mer des Indes pour le commerce avec l’extrême Asie et le Pacifique...

– Voilà notre Jack qui s’emballe comme s’il était monté sur Brummer ou Leichtfus !... dit M. Wolston.

– Voyons, Ernest, demanda Annah, que doit-on déduire de vos calculs relativement à la Licorne ?...

– C’est que, dans les premiers jours de juillet au plus tard, la corvette mettra à la voile pour revenir avec nos regrettés absents et les colons qui se seront décidés à les suivre. Comme elle fera relâche au Cap, ma chère Annah, cette relâche la retiendra vraisemblablement jusque vers la moitié du mois d’août. Aussi je ne m’attends pas à la voir paraître à la hauteur du cap de l’Espoir-Trompé avant la mi-octobre...

– Encore quatre interminables mois !... murmura Mme Zermatt. Que de patience quand on songe qu’ils sont sur mer, tous ceux que l’on aime !... Dieu les protège ! »

Si les femmes ne perdaient pas une heure, occupées des travaux du ménage, il n’en faudrait pas conclure que les hommes fussent oisifs. Le plus souvent on entendait les grondements de la forge et les ronronnements du tour. Mécanicien fort habile, M. Wolston, aidé de M. Zermatt, parfois d’Ernest, moins souvent de Jack, qui était toujours dehors à la moindre éclaircie, fabriquait nombre d’objets d’utilité courante destinés à compléter le matériel de Felsenheim.

Un projet, discuté à fond et finalement arrêté, ce fut celui qui concernait l’érection d’une chapelle. La question de l’emplacement donna lieu à quelques débats. Pour les uns, il devait être choisi face à la mer, sur une des falaises du littoral, à moitié chemin de Felsenheim et de Falkenhorst, de manière que l’on pût s’y rendre de chacune de ces habitations sans avoir une longue route à faire. Pour les autres, la chapelle eût été trop exposée, en cet endroit, aux bourrasques du large, et il semblait préférable de l’ériger près du ruisseau des Chacals, en aval de la cascade. Mais Mmes Zermatt et Wolston trouvèrent, non sans raison, que cette place serait trop éloignée. Aussi fut-il décidé de construire la chapelle à l’extrémité du potager, sur un emplacement très abrité par la hauteur des roches.

M. Wolston émit alors l’idée d’employer des matériaux plus solides et plus durables que le bois et les bambous. Pourquoi ne pas se servir de blocs de calcaire, ou même des galets de la plage, ainsi que cela se voit dans les villages maritimes ? Quant aux coquillages, aux madrépores, très nombreux sur les grèves, après avoir été portés au rouge, afin d’en chasser l’acide carbonique, ils se transformeraient en chaux. Donc, lorsque le temps le permettrait, on s’occuperait de ce travail, et deux à trois mois suffiraient pour qu’il fût terminé à la satisfaction générale.

Avec le mois de juillet, au cœur de la saison pluvieuse sous cette latitude, les troubles atmosphériques redoublèrent d’intensité. Le plus souvent, il devint impossible de se hasarder au dehors. Les grains, les rafales, fouettaient le littoral avec une impétuosité dont on ne saurait avoir l’idée. C’était comme un acharnement de mitraille, lorsque la grêle s’y mêlait. La houle se soulevait en énormes lames déferlantes, dont le fracas se répercutait dans les creux de la côte. Que de fois leurs embruns, passant par-dessus la falaise, retombèrent en épaisses nappes au pied des arbres ! Il y eut certaines heures où, par la concordance du vent et de la marée, une sorte de mascaret se produisit, qui refoulait les eaux du ruisseau des Chacals jusqu’au pied de la chute. M. Zermatt ne fut pas sans inquiétude pour les champs voisins. Il fallut même couper la conduite qui reliait le ruisseau au lac des Cygnes, dont le trop-plein eût noyé les environs de Waldegg. La situation de la pinasse et de la chaloupe, au fond de la crique, inspira aussi des craintes. Maintes fois on dut s’assurer que les ancres tenaient bon et doubler les amarres, afin d’éviter tout choc avec les roches. De ce chef, il n’y eut en somme aucun dommage. Mais en quel état devaient être les métairies, principalement Waldegg, Prospect-Hill, plus exposées que les autres, eu égard à leur proximité de ce littoral que l’ouragan battait avec une effroyable fureur ?

Aussi M. Zermatt, Ernest, Jack et M. Wolston voulurent-ils profiter d’un jour de répit afin de remonter jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé.

Les craintes n’étaient que trop justifiées. Les deux métairies avaient déjà souffert, et elles exigeraient des travaux confortatifs qui ne pouvaient être entrepris à cette époque et furent remis à la fin de la mauvaise saison.

C’était dans la salle de la bibliothèque que les familles passaient d’ordinaire leurs soirées. On sait que les livres n’y manquaient pas, ni ceux qui provenaient du Landlord, ni les ouvrages plus modernes offerts par le lieutenant Littlestone, récits de voyages, ouvrages d’histoire naturelle, zoologie et botanique, lus et relus par Ernest, ni enfin ceux qui appartenaient à M. Wolston, manuels de mécanique, de météorologie, de physique, de chimie. Il y avait jusqu’à des histoires de chasse aux Indes et en Afrique, qui donnaient à Jack une irrésistible envie de partir pour ces pays-là !

Tandis que la tempête mugissait au dehors, la lecture se faisait à haute voix. On causait, tantôt en anglais, tantôt en allemand, – deux langues que les uns et les autres parlaient à présent d’une manière courante, non sans que les dictionnaires fussent quelquefois feuilletés. Il y avait des soirées où l’on employait uniquement soit le langage de la Grande-Bretagne, soit celui de la Suisse allemande, et aussi, mais avec moins de facilité, celui de la Suisse française. Ernest et Annah avaient fait seuls de grands progrès dans l’étude de cette belle langue, si nette, si précise, si souple, si propice à l’inspiration des poètes, et qui s’approprie avec tant de justesse à tout ce qui concerne les sciences et les arts. C’était même un plaisir d’entendre parler le français au jeune homme et à la jeune fille, bien qu’on ne les comprît pas toujours.

Il a été dit que le mois de juillet était le plus éprouvé en cette partie de l’océan Indien. Lorsque les tourmentes se modéraient, survenaient d’épais brouillards qui enveloppaient l’île entière. Un navire, passant à quelques encablures seulement, n’aurait pu apercevoir ni les hauteurs du centre ni les caps du littoral. Ces brumes devaient s’étendre bien au-delà en direction de l’est. Aussi pouvait-on craindre que quelque bâtiment vînt se perdre au milieu de ces parages, comme le Landlord et la Dorcas... L’avenir imposerait certainement aux nouveaux colons la nécessité d’éclairer les côtes de la Nouvelle-Suisse, dont l’atterrissement serait très facilité, au moins par le nord.

« Et pourquoi ne construirions-nous pas un phare ?... dit Jack. Voyons... un phare sur le cap de l’Espoir-Trompé, par exemple, et un autre sur le cap de l’Est ?... Avec le feu de l’îlot du Requin, les navires rallieraient sans peine la baie du Salut...

– Cela se fera, mon cher enfant, répondit M. Zermatt, car tout se fait avec le temps. Par bonheur, le lieutenant Littlestone n’a besoin ni de phares pour reconnaître notre île, ni de feux pour venir mouiller en face de Felsenheim.

– Enfin, reprit Jack, nous serions bien capables, j’imagine, d’éclairer le littoral...

– Décidément, il ne doute de rien, notre ami Jack !... ne put s’empêcher de dire M. Wolston.

– Et pourquoi douterais-je, monsieur Wolston, après tout ce que nous avons fait jusqu’ici et tout ce que nous pourrions faire encore sous votre direction ?...

– Vous entendez le compliment, mon cher ami ?... dit M. Zermatt.

– Et je n’oublie ni Mme Wolston, ajouta Jack, ni même Annah...

– Dans tous les cas, répondit la jeune fille, à défaut de savoir, je ne pécherais pas par manque de bonne volonté.

– Et avec de la bonne volonté... continua Ernest.

– On élève des phares de deux cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan !... riposta Jack. Aussi je compte bien sur Annah pour poser la première pierre...

– Quand vous voudrez, mon cher Jack !... » répondit en riant la jeune fille.

Il est opportun de rapporter ici une conversation qui fut tenue dans la matinée du 25 juillet.

M. et Mme Zermatt se trouvaient dans leur chambre, lorsque Ernest vint les y rejoindre, l’air plus sérieux encore que d’habitude, et son œil brillant d’un vif éclat.

Il désirait faire part à son père d’une découverte dont, à son avis, l’exploitation pouvait avoir dans l’avenir des résultats de la plus haute importance.

Ernest tenait à la main un objet qu’il remit à M. Zermatt, après l’avoir regardé une dernière fois.

C’était un de ces cailloux ramassés dans le ravin, lors de l’excursion entreprise avec le canot, en compagnie de M. Wolston, sur le haut cours de la rivière Montrose.

M. Zermatt prit ce caillou, dont la pesanteur l’étonna tout d’abord. Puis il demanda à son fils pour quel motif il le lui apportait avec tant de mystère.

« C’est qu’il vaut la peine qu’on ait pour lui quelques égards, répondit Ernest.

– Et à quel propos ?...

– Parce que ce caillou est une pépite...

– Une pépite ?... » répliqua M. Zermatt.

Et, s’approchant de la fenêtre, il se mit à la regarder en meilleur jour.

« Je suis certain de ce que j’avance, affirma Ernest. Je l’ai étudié, ce caillou, j’en ai analysé quelques parcelles, et je puis certifier qu’il est en grande partie composé d’or à l’état natif...

– Es-tu certain de ne pas te tromper, mon fils ?... demanda M. Zermatt.

– Oui... père... oui ! »

Mme Zermatt avait écouté ce dialogue sans prononcer une parole, sans même tendre la main pour prendre le précieux objet, dont la découverte ne semblait lui inspirer que de l’indifférence.

« Or, continua Ernest, en remontant comme en redescendant le ravin de la Montrose, j’ai remarqué nombre de cailloux de cette espèce. Il est donc constaté que les pépites abondent dans ce coin de l’île...

– Et que nous importe ?... » dit Mme Zermatt.

M. Zermatt regarda sa femme, sentant tout le dédain de cette réponse.

« Mon cher Ernest, dit-il alors, tu n’as parlé à personne de ta découverte ?...

– À personne.

– Je t’approuve... non pas que je n’aie confiance en ton frère et en M. Wolston... Mais ce secret mérite que l’on réfléchisse avant de le divulguer...

– Qu’y a-t-il donc à craindre, père ?... dit Ernest.

– Rien pour le présent, mais pour l’avenir de la future colonie !... Que l’on apprenne l’existence de ces terrains aurifères, que l’on sache la Nouvelle-Suisse riche de pépites, les chercheurs d’or accourront en foule et, à leur suite, se déclareront tous les maux, tous les désordres, tous les crimes qu’entraîne la conquête de ce métal !... Assurément, il est à croire que ce qui ne t’a pas échappé, Ernest, n’échappera pas à d’autres, et que les gisements de la Montrose seront un jour reconnus... Eh bien, que ce soit le plus tard possible... Tu as bien fait de garder ce secret, mon fils, et nous le garderons aussi...

– C’est sagement parler, mon ami, ajouta Mme Zermatt, et je ne puis qu’approuver tes paroles... Non ! ne disons rien, et ne retournons pas à ce ravin de la Montrose... Laissons faire le hasard, ou plutôt Dieu qui dispose des trésors de ce monde et les distribue à son gré ! »

Le père, la mère, le fils restèrent pensifs quelques instants, fermement résolus d’ailleurs à ne point mettre à profit cette découverte, à laisser ces cailloux sur le sol où ils gisaient. L’aride région, comprise entre l’amont de la rivière et la base de la chaîne, n’attirerait pas de longtemps les nouveaux habitants de l’île, et bien des malheurs seraient évités sans aucun doute.

La mauvaise saison battait son plein. Il fallut patienter pendant trois semaines encore. Il semblait que les beaux jours dussent être tardifs cette année. Après vingt-quatre heures de répit, les bourrasques reprenaient avec plus de force, sous l’influence des troubles atmosphériques qui bouleversaient le nord de l’océan Indien. On était maintenant en août. Si ce mois n’est que le février de l’hémisphère septentrional, à cette époque du moins, entre les tropiques et l’équateur, les pluies et les vents commencent d’ordinaire à faiblir, l’espace à se dégager des épaisses vapeurs.

« Depuis douze ans, dit un jour M. Zermatt, nous n’avons jamais éprouvé une si longue série de rafales... Et même, de mai à juillet, il y avait des semaines d’accalmie... Quant au vent d’ouest, il se rétablissait dès le début du mois d’août...

– Ma chère Merry, ajouta Mme Zermatt, vous allez prendre une fâcheuse idée de notre île...

– Rassurez-vous, Betsie, répondit Mme Wolston. En notre pays d’Angleterre, est-ce que nous ne sommes pas habitués au mauvais temps pendant la moitié de l’année ?...

– N’importe, déclara Jack, c’est abominable... un mois d’août pareil dans la Nouvelle-Suisse !... Depuis trois semaines, je devrais être en chasse, et tous les matins mes chiens me demandent ce que cela signifie !

– Cette période va bientôt prendre fin, affirma Ernest. Si j’en crois le baromètre et le thermomètre, nous ne tarderons pas à entrer dans la période des orages qui termine habituellement la saison pluvieuse.

– Quoi qu’il en soit, reprit Jack, cet abominable temps se prolonge trop... Ce n’est pas ce que nous avions promis à M. et Mme Wolston, et je suis sûr qu’Annah nous reproche de l’avoir trompée...

– Non... Jack... non...

– Et qu’elle voudrait s’en aller ! »

Les yeux de la jeune fille répondirent pour elle. Ils disaient combien elle se trouvait heureuse de cette cordiale hospitalité de la famille Zermatt. Son espoir était que jamais rien ne les en séparerait, ses parents et elle !...

Ainsi que l’avait observé Ernest, cette saison des pluies s’achevait généralement par de violents orages qui duraient de cinq à six jours. Le ciel était alors tout incendié d’éclairs, suivis de coups de foudre, à faire croire que s’effondrait la voûte étoilée, et répercutés par les multiples échos du littoral.

Ce fut le 17 août que ces orages s’annoncèrent avec un relèvement de la température, un alourdissement de l’atmosphère, un amoncellement de gros nuages dans le nord-ouest, nuages livides qui dénotaient une haute tension électrique.

Felsenheim, abrité sous sa carapace rocheuse, défiait le vent et la pluie. On n’avait pas à y craindre ces chutes de foudre, si redoutables en pleine campagne ou au milieu de bois qui attirent si facilement le fluide. Sans doute, Mme Zermatt, Mme Wolston, Annah n’échappaient pas à l’impression toute physique que produisent les orages, même quand on peut impunément les braver, mais elles ne s’en effrayaient pas outre mesure.

Le surlendemain, dans la soirée, l’espace fut troublé par le plus terrible de ces météores qui eût éclaté jusque-là. Tous, réunis dans la salle de la bibliothèque, se redressèrent au fracas d’un coup de tonnerre sec et déchirant qui se prolongea en longs roulements à travers les hautes zones du ciel.

Puis, après l’intervalle d’une minute, un profond silence régna au dehors.

À n’en pas douter, la foudre venait de tomber non loin de Felsenheim.

En cet instant, une détonation se fit entendre.

« Qu’est-ce donc ?... s’écria Jack.

– Ce n’est pas le tonnerre... dit M. Zermatt.

– Assurément non, répondit M. Wolston, qui s’approcha de la fenêtre.

– Est-ce un coup de canon qui vient d’être tiré au large de la baie ?... » demanda Ernest.

On écouta, le cœur haletant. Peut-être y avait-il erreur... une illusion d’acoustique... quelque dernier éclat de la foudre à travers l’espace ?... Mais si c’était la décharge d’une bouche à feu, c’est qu’un bâtiment se trouvait en vue de l’île, poussé par la tempête, peut-être en perdition.

Un second coup retentit. C’était le même bruit, donc à la même distance, et, cette fois, aucun éclair ne l’avait précédé...

« Encore un... répéta Jack, et, pour celui-là, aucun doute, je pense...

– En effet, affirma M. Wolston, c’est un coup de canon que nous venons d’entendre ! »

Aussitôt, Annah de courir vers la porte, en s’écriant, comme malgré elle :

« La Licorne... ce ne peut être que la Licorne ! »

Il y eut quelques secondes d’une silencieuse stupeur. La Licorne en vue de l’île... demandant du secours ?... Non... non !... Qu’un navire eût été poussé dans le nord-est, un navire désemparé, drossé contre les récifs du cap de l’Espoir-Trompé ou du cap de l’Est, on pouvait le supposer. Mais que ce fût la corvette anglaise, c’était inadmissible. Il aurait fallu que son départ d’Europe remontât à trois mois déjà et qu’elle eût considérablement abrégé son séjour en Angleterre... Non... non !... Et M. Zermatt l’affirmait avec tant de conviction que tous se rangèrent à son opinion : ce ne pouvait être la Licorne !

Toutefois il n’en était pas moins affreux de penser qu’un bâtiment était en détresse à peu de distance de l’île... que la bourrasque le chassait sur l’écueil où s’était brisé le Landlord... qu’il demandait vainement du secours...

MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack sortirent sous la pluie et gravirent l’épaulement au revers de Felsenheim.

Tel était l’obscurcissement de l’espace que le rayon de vue se bornait à quelques toises du côté de la mer. Tous quatre durent rentrer presque aussitôt sans avoir rien aperçu à la surface de la baie du Salut.

« Et d’ailleurs, que pourrions-nous faire pour ce bâtiment ?... demanda Jack.

– Rien, répondit M. Zermatt.

– Prions pour les malheureux qui sont en péril, dit Mme Wolston, et que le Tout-Puissant les protège ! »

Les trois femmes s’agenouillèrent près de la fenêtre, et les hommes demeurèrent courbés près d’elles.

Comme aucune autre décharge d’artillerie ne se fit entendre, il fallut en conclure ou que le navire s’était perdu corps et biens, ou qu’il avait passé au large de l’île.

Personne, cette nuit-là, ne quitta la grande salle, et, dès que le jour reparut, l’orage ayant cessé, tous se précipitèrent hors de l’enclos de Felsenheim.

Il n’y avait aucune voile en vue, ni dans la baie du Salut, ni dans le bras de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est.

On n’apercevait rien non plus d’un navire qui se fût fracassé contre l’écueil du Landlord, à trois lieues de là.

« Allons à l’îlot du Requin... dit Jack.

– Tu as raison, répondit M. Zermatt. Du haut de la batterie, nos regards porteront plus loin...

– D’ailleurs, ajouta Jack, c’est ou jamais le cas de tirer quelques coups de canon !... Qui sait s’ils ne seront pas entendus au large et suivis d’une réponse ?... »

La difficulté serait évidemment de gagner l’îlot du Requin, car la baie devait encore être profondément troublée. Mais, en somme, la distance n’était que d’une lieue environ, et la chaloupe pouvait s’y risquer.

Mmes Wolston et Zermatt, dévorant leurs inquiétudes, ne voulurent point s’opposer à ce projet. Il y allait, peut-être, du salut de leurs semblables.

À sept heures, la chaloupe quitta la petite crique. MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack nageaient avec vigueur, aidés par le jusant. Quelques paquets de mer qu’ils reçurent par l’avant ne leur firent point rebrousser chemin.

Dès que l’îlot eut été atteint, tous les quatre prirent pied sur les basses roches.

Quel changement, quels dégâts !... Çà et là, des arbres déracinés par le vent, les enclos des antilopes renversés, les animaux effarés accourant de toutes parts !

M. Zermatt et ses compagnons arrivèrent à la base du monticule de la batterie, et Jack, naturellement, fut le premier à paraître au sommet.

« Venez... venez !... » criait-il d’une voix impatiente.

M. Zermatt, M. Wolston et Ernest se hâtèrent de le rejoindre.

Le hangar sous lequel s’allongeaient les deux pièces avait été incendié pendant la nuit, et n’offrait plus que des débris qui fumaient encore. Le mât de pavillon, fendu sur toute sa longueur, gisait au milieu d’un amas d’herbes et de broussailles à demi consumées. Quant aux arbres, dont les branchages s’entrecroisaient au-dessus de la batterie, ils étaient fracassés jusqu’aux racines, et l’on voyait la trace des flammes qui avaient dévoré leurs hautes branches.

Les deux caronades étaient sur les affûts, trop lourdes pour que la bourrasque eût pu les renverser.

Ernest et Jack avaient apporté des étoupilles, et s’étaient même munis de plusieurs gargousses, afin de pouvoir continuer à tirer, si des détonations venaient du large.

Jack, posté près de la première pièce, y mit le feu.

L’étoupille brûla jusqu’à l’orifice de la lumière, mais le coup ne partit pas.

« La charge était éventée, fît observer M. Wolston, et elle n’a pu s’enflammer...

– Changeons-la, répondit M. Zermatt. Jack, prends l’écouvillon, et tâche de débourrer la pièce... Puis tu y placeras une nouvelle gargousse. »

Mais lorsque l’écouvillon eut été introduit dans la pièce, il en atteignit le fond, à la grande surprise de Jack. L’ancienne gargousse, qui avait été placée à la fin de la belle saison, ne s’y trouvait plus. Il en était de même pour la seconde pièce.

« Elles ont donc été tirées ?... s’écria M. Wolston.

– Tirées ?... répéta M. Zermatt.

– Oui... toutes les deux... reprit Jack.

– Mais par qui ?...

– Par qui ?... répondit Ernest, après une rapide réflexion, mais par le tonnerre en personne.

– Le tonnerre ?... répliqua M. Zermatt.

– Sans doute, père... Le dernier coup de foudre que nous avons entendu hier est tombé sur le monticule... Le hangar a brûlé et, quand le feu a atteint les deux pièces, les deux coups sont partis l’un après l’autre... »

Cette explication s’imposait, en présence des débris incendiés qui jonchaient le sol. Mais par quelles heures d’anxiété avaient passé les hôtes de Felsenheim pendant cette interminable nuit d’orage !

« Voyez-vous ce tonnerre qui se fait artilleur... s’écria Jack, ce Jupiter tonnant qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ! »

Les caronades ayant été rechargées, la chaloupe quitta l’îlot du Requin, où M. Zermatt aurait à reconstruire le hangar, dès que le temps le permettrait.

Ainsi donc, aucun navire n’avait paru sur les parages de l’île pendant la nuit précédente, aucun bâtiment n’était venu se perdre contre les récifs de la Nouvelle-Suisse.

Chapitre XII.

À Falkenhorst. – À Waldegg. – À Zuckertop. – À Prospect-Hill. – La mer déserte. – Préparatifs de voyage à l’intérieur. – Ceux qui partent et ceux qui ne partent pas. – Conduite au défilé de Cluse. – Adieux. §

La saison des pluies, qui s’était prolongée cette année-là, prit fin dans la dernière semaine d’août. En prévision du voyage projeté à l’intérieur de l’île, on se mit immédiatement aux travaux de labours et d’ensemencements. M. Zermatt ne comptant pas commencer l’excursion avant la seconde quinzaine de septembre, ce temps suffirait largement aux premières besognes.

Cette fois, les deux familles décidèrent de ne point s’installer à Falkenhorst. Le château aérien avait d’ailleurs subi quelques dégâts pendant les dernières tourmentes, et il serait nécessaire d’y faire des réparations. On se contenterait d’y passer quelques jours pour les semailles, la taille du vignoble, les soins à donner aux animaux, et on ne s’attarderait pas davantage à Waldegg, à Zuckertop et à Prospect-Hill.

« Considérons, fit observer M. Zermatt, qu’au retour de nos absents, à l’arrivée des nouveaux amis qu’ils nous amèneront, le colonel Montrose, votre fils James et sa femme, mon cher Wolston, et peut-être un certain nombre de colons, des agrandissements s’imposeront à Falkenhorst comme aux autres métairies. Or, des bras supplémentaires ne seront pas à dédaigner pour ces travaux qui ne laisseront pas d’être importants. Donc, aujourd’hui, ne nous occupons que de nos champs, de nos étables, de nos basses-cours. Nous aurons assez à faire, durant ces deux mois, en attendant la Licorne. »

Comme la présence de Mmes Zermatt et Wolston à Felsenheim était indispensable, les deux ménagères déclarèrent qu’elles se chargeaient de tout ce qui concernait l’intérieur et l’extérieur, les bestiaux, les volatiles de la mare aux Oies, les légumes du potager. Elles permirent toutefois à Annah d’accompagner son père lors de la visite des métairies, et, si la jeune fille se montra satisfaite, Ernest ne le fut pas moins. Au surplus, ce déplacement n’entraînerait pas grande fatigue, puisque le chariot, attelé des deux buffles, et les trois ânons, serviraient au transport à travers le district de la Terre-Promise. C’est dans ce véhicule que M. Zermatt, Ernest, M. Wolston et Annah prendraient place, tandis que Jack, toujours enclin à jouer le rôle d’éclaireur, les devancerait sur l’onagre Leichtfus, l’une de ses montures favorites. S’il hésita entre le taureau Brummer et l’autruche Brausewind, il finit par donner la préférence à l’onagre. Brummer et Brausewind durent se résigner à ne point quitter Felsenheim.

À la date du 25 août, la première halte se fit à Falkenhorst, dont l’enclos renfermait un certain nombre d’animaux domestiques. Il faisait beau temps avec petite brise venant de la baie du Salut. La chaleur n’était pas encore excessive. Suivre l’ombreuse allée d’arbres qui longeait le rivage, cela ressemblait plutôt à une promenade, et non des moins agréables.

Et puis, à cette époque de l’année, M. Zermatt et ses fils éprouvaient cette vive impression que leur avait toujours donnée le retour du printemps, cette influence salutaire de la nature aux premiers beaux jours, qui, ainsi que le disait le chef de la famille dans le récit de ses aventures, « revenait, comme un ami, après quelques mois d’absence, leur apporter plaisir et bénédictions ».

Il n’y eut pas à s’occuper des travaux de culture pendant le séjour à Falkenhorst. Les champs à ensemencer dépendaient des autres métairies plus éloignées. Toutes les heures furent consacrées à soigner les animaux, à renouveler leur nourriture, à exécuter quelques réparations indispensables aux étables, à nettoyer et à curer le petit ruisseau qui arrosait ce domaine.

Quant aux magnifiques arbres du bois voisin, ils avaient résisté aux rudes assauts de la tourmente, non sans y avoir cependant perdu quelques branches. Il y eut donc lieu de ramasser tout ce bois mort et de l’emmagasiner dans les bûchers de l’enclos.

Il fut également constaté que l’un des plus grands mangliers avait été frappé de la foudre. Bien que celui qui supportait la demeure aérienne n’eût pas subi le même sort, l’idée vint à Ernest qu’il serait prudent de le protéger au moyen d’un paratonnerre dont la tige dépasserait ses plus hautes frondaisons et qu’un fil métallique raccorderait avec le sol. Il se proposa d’étudier cette installation, car des orages fréquents troublaient la saison d’été, et le fluide électrique aurait pu causer de graves dommages à Falkenhorst.

Ces travaux exigèrent trois jours pleins, et M. Zermatt ne revint à Felsenheim que le quatrième. Ses compagnons et lui en repartirent vingt-quatre heures après, et leurs montures, leurs attelages prirent la direction de Waldegg.

La distance qui sépare Felsenheim de cette métairie fut franchie dans la matinée. Dès l’arrivée, chacun se mit à l’ouvrage. Là se trouvait la bergerie comprenant les moutons et les chèvres, dont le nombre s’accroissait d’année en année ; là, aussi, était établi un poulailler qui comptait ses hôtes par centaines. Certaines avaries durent être réparées au fenil, où les fourrages de la dernière récolte avaient été rentrés. Quant à l’habitation, on ne remarqua pas qu’elle eût souffert des mauvais temps. Ce n’était plus, il est vrai, la cabane en roseaux pliants, en perches minces et souples des premiers jours. La maisonnette, maçonnée à présent, se doublait au dehors d’un parement de sable et de terre grasse, à l’intérieur d’un enduit de plâtre, de telle sorte que l’humidité ne pouvait s’y introduire. M. Zermatt observa, d’autre part, non sans satisfaction, que les plantations de cotonniers, qui confinaient à Waldegg, présentaient bonne apparence. Il en était ainsi du marécage, transformé en une véritable rizière dont les eaux pluviales n’avaient point affouillé le sol. Du côté opposé, si le lac des Cygnes se maintenait à un étiage assez élevé, presque au niveau des rives, nulle inondation ne menaçait les champs du voisinage. D’innombrables oiseaux aquatiques animaient alors ce petit lac, des hérons, des pélicans, des bécassines, des pilets, des poules d’eau, et, les plus gracieux de tous, des cygnes au plumage entièrement noir, qui se promenaient par couples à sa surface.

Il n’y avait aucune raison pour que Jack ne choisît pas parmi ces volatiles ceux qui figuraient d’ordinaire sur la table de la ferme de Waldegg. Il abattit quelques douzaines de canards, sans parler d’un magnifique cabiai, tué sous bois, et que le chariot rapporterait à Felsenheim.

En ce qui concernait les bandes de singes, il y eut lieu d’être rassuré. On n’apercevait plus un seul de ces malfaisants quadrumanes très habiles à lancer des pommes de pin en guise de projectiles, qui infestaient autrefois les bois d’alentours, et dont les dévastations étaient si dommageables. Depuis les grandes exterminations organisées contre eux, ils avaient sagement pris le parti de déguerpir.

Ces premiers travaux terminés, on s’occupa d’ensemencer les champs de Waldegg. Cette terre si féconde ne demandait ni à être labourée ni à être ravivée par les fumures que la métairie aurait su fournir en abondance. Le passage de la herse, traînée par les ânons, suffisait à rafraîchir le sol. Cependant ces semailles exigèrent, avec un certain temps, le concours de tous, – même celui d’Annah, – et le retour à l’habitation de Felsenheim ne put s’effectuer avant le 6 septembre.

M. Zermatt et ses compagnons n’eurent qu’à féliciter Mme Wolston et Betsie du zèle et de l’activité qu’elles avaient déployés pendant leur absence. La basse-cour, les étables, étaient en parfait état ; le potager avait été nettoyé, sarclé, les plants de légumes alignés d’une main sûre. Les deux ménagères avaient également procédé au complet lavage des chambres, salles et salons, au battage des literies, à tous les soins qu’exige la bonne tenue d’une maison. Leur temps avait été bien occupé, mais elles ne cachèrent pas leur désir qu’on en finît avec ces visites aux métairies, dont elles n’étaient pas.

Il fut alors décidé qu’une dernière excursion serait faite les jours suivants aux établissements du district. Elle comprendrait à la fois les fermes de Zuckertop et de Prospect-Hill. Or, de s’élever jusqu’à la hauteur de l’Espoir-Trompé, cela demanderait certainement une huitaine de jours, et il ne fallait pas compter être de retour avant la mi-septembre.

« Quant à l’ermitage d’Eberfurt, fit observer M. Zermatt, nous aurons l’occasion de le visiter lors du voyage projeté à l’intérieur de l’île, car, pour sortir de la Terre-Promise, il n’existe pas d’autre issue que le défilé de Cluse, près de notre métairie...

– Cela va de soi, répondit M. Wolston. Toutefois, n’y a-t-il pas des travaux de culture à exécuter de ce côté, et qui souffriraient d’un retard ?...

– Mon cher Wolston, déclara M. Zermatt, nous n’avons plus à attendre que l’époque où la fenaison et la moisson réclameront nos soins, et ce ne sera que dans quelques semaines. Donc finissons-en avec Zuckertop et Prospect-Hill. »

Ce projet admis, on décida qu’Annah n’accompagnerait pas son père, le voyage pouvant se prolonger au-delà d’une semaine. Mme Wolston eût trouvé trop longue cette absence. Sa fille, d’ailleurs, serait très utile à Felsenheim pour certains travaux de ménage, les grandes lessives, les grands raccommodages de vêtements et de linge. Le fer à repasser et l’aiguille prenaient alors le pas sur le râteau, la houe et la binette. Aussi Mme Wolston, sans parler de sa sollicitude maternelle, fit-elle valoir ces raisons très sérieuses, et auxquelles Annah dut se rendre à son vif regret.

Ernest, on le comprend, trouva ces raisons peu de son goût, et il en vint même à se demander si sa présence n’était pas indispensable à Felsenheim.

Eh bien, ce fut ce brave Jack qui lui donna aide avec sa bonne camaraderie habituelle. La veille du départ, lorsque tout le monde se trouvait réuni dans la salle commune, il n’hésita pas à émettre l’observation suivante :

« Père, je sais bien que Mme Wolston, sa fille et ma mère ne courent aucun risque à rester seules à Felsenheim... Mais, enfin, lorsqu’il s’agit de les y laisser toute une semaine et – qui sait ?... – peut-être davantage...

– Assurément, Jack, répondit M. Zermatt, je ne serai pas une heure tranquille durant notre absence... bien qu’il n’y ait aucun danger à prévoir... Jusqu’ici nos séparations n’ont jamais duré plus de deux à trois jours, et, cette fois, ce sera la semaine entière... C’est bien long !... Pourtant, il y aurait gros embarras à partir tous ensemble...

– Si vous le voulez, dit M. Wolston, j’offre de rester à Felsenheim...

– Non, mon cher Wolston, vous moins qu’un autre, répondit M. Zermatt. Il est nécessaire que vous nous accompagniez à Zuckertop et à Prospect-Hill en prévision des travaux futurs... Mais si l’un de mes fils consent à demeurer près de sa mère, je n’aurai plus aucune inquiétude... Cela est arrivé plusieurs fois déjà... Jack, par exemple... »

Jack, qui ne se retenait guère de sourire, regarda Ernest en dessous.

« Comment, s’écria-t-il, c’est à moi que vous demandez de garder le logis !... C’est à un chasseur que vous voulez enlever cette occasion de chasser la grosse et la petite bête !... Si quelqu’un doit rester à Felsenheim, pourquoi moi plutôt qu’Ernest ?...

– Ernest ou Jack, c’est tout un... répliqua M. Zermatt. N’est-il pas vrai, madame Wolston ?...

– Certainement, monsieur Zermatt.

– Et, en compagnie d’Ernest, vous n’aurez pas peur, ni toi, Betsie, ni vous, ma chère Annah ?...

– Pas la moindre peur, répondit la jeune fille, dont le visage se colora légèrement.

– Parle donc, Ernest, reprit Jack. Tu ne dis pas si cet arrangement te convient ?... »

L’arrangement convenait à Ernest, et M. Zermatt pouvait avoir toute confiance en ce sérieux jeune homme aussi prudent que courageux.

Quant au départ, il avait été fixé au lendemain. Dès le jour levé, M. Zermatt, M. Wolston et Jack firent leurs adieux, en promettant d’abréger leur absence autant que possible.

La route la plus courte pour se rendre de Felsenheim à Zuckertop obliquait sur la gauche par rapport à celle de Waldegg, qui longeait le littoral.

Le chariot, où se placèrent MM. Zermatt et Wolston, était en outre chargé de sacs qui contenaient des semences, d’un certain nombre d’ustensiles et d’outils, de vivres et de munitions en quantité suffisante.

Jack, qui n’avait pas voulu se séparer de Leichtfus, marchait près du chariot, suivi de ses deux chiens Braun et Falb.

On prit d’abord la direction du nord-ouest, de manière à laisser le lac des Cygnes sur la droite. De vastes prairies, des pâturages naturels, s’étendaient jusqu’au canal de dérivation du ruisseau des Chacals, qui fut traversé à une lieue de Falkenhorst sur le ponceau établi dès l’origine.

En cette direction il n’existait pas de route carrossable dans le genre de celle qui conduisait à la métairie de Waldegg. Toutefois, les nombreux et pesants charrois avaient fini par aplanir le sol et détruire les herbes. Aussi, traîné par les deux robustes buffles, le véhicule avançait-il d’un bon train sans trop de peine.

La distance jusqu’à Zuckertop, qui était d’environ trois lieues, fut franchie en quatre heures.

M. Zermatt, M. Wolston et Jack arrivèrent donc à l’habitation pour le déjeuner. Après avoir mangé de grand appétit, ils se mirent aussitôt à l’ouvrage.

Il fallut d’abord relever plusieurs piquets de l’enclos dans lequel les porcs avaient passé la saison pluvieuse. Cet enclos avait été envahi par d’autres congénères de l’espèce porcine, ces tajams ou cochons musqués, déjà signalés à Zuckertop, et qui vivaient en parfaite amitié avec les autres. On se garda bien de les chasser, et pour cause. M. Zermatt savait par expérience qu’il y avait parti à tirer de la chair de ces quadrupèdes, à la condition d’enlever la poche odoriférante placée sur leur dos.

Les plantations de ce domaine, grâce à son éloignement de la mer, furent trouvées en bon état. On ne put que constater le bon état des goyaviers, des bananiers, des palmiers à choux, et principalement de ces ravendsaras, au tronc épais, à la tête pyramidale, dont l’écorce unit le goût de la cannelle à celui du girofle.

À l’époque où M. Zermatt et ses fils l’avaient visité, cet emplacement ne formait qu’un marais, qui fut alors nommé le Marais des cannes à sucre, et ils y étaient arrivés dès les premiers jours de leur débarquement sur l’île. Maintenant, de vastes champs de culture entouraient la ferme de Zuckertop, puis des herbages où paissaient quelques vaches. À la place de la simple hutte de branchages s’élevait une habitation abritée sous les arbres. Non loin se massait un épais taillis, uniquement composé de bambous dont les fortes épines pouvaient être employées en guise de clous, et quiconque l’eût traversé n’en fût sorti que les vêtements en lambeaux.

Le séjour à Zuckertop dura huit jours qui furent occupés aux semailles du millet, du froment, de l’avoine, du maïs ; les céréales profitaient vite dans ce sol qu’arrosait la dérivation du lac des Cygnes. De ce côté, en effet, M. Wolston avait pratiqué une saignée en entaillant la rive occidentale du lac, et, rien que par leur écoulement naturel, les eaux se dispersaient à la surface du territoire. Aussi, par suite de cette disposition, Zuckertop devait être considéré comme la plus riche des trois métairies fondées sur le district de la Terre-Promise.

Inutile de dire que, pendant le cours de cette semaine, Jack avait pu largement satisfaire ses goûts de chasseur. Dès que la besogne lui laissait quelque répit, il partait avec ses chiens. L’office fut abondamment garni de cailles, tétras, perdrix, outardes, pour la plume, de pécaris et d’agoutis, pour le poil. Quant aux hyènes déjà signalées aux environs, Jack n’en rencontra pas ni aucun autre carnassier. Décidément les fauves fuyaient devant l’homme.

En se portant du côté du lac, Jack, plus heureux que ne l’avait été son frère Fritz quelques années avant, eut l’occasion d’abattre un animal de la taille d’un gros âne, au pelage brun foncé, espèce de rhinocéros sans corne, de l’espèce des tapirs. C’était un anta, qui ne tomba pas sous la première décharge que lui envoya le jeune chasseur à vingt pas ; mais, au moment où il fonçait sur Jack, une seconde balle lui traversa le cœur.

Enfin tout ce travail fut terminé à Zuckertop dans la soirée du 15 septembre. Le lendemain, après que la maison eut été hermétiquement close, l’enclos fermé d’une solide barrière, le chariot remonta vers le nord, afin de gagner Prospect-Hill, dans le voisinage du cap de l’Espoir-Trompé.

Deux lieues séparaient la métairie de cette pointe qui s’allonge comme un bec de vautour entre la baie des Nautiles et la haute mer. La plus grande partie du trajet s’effectua sur un terrain plat, d’un cheminement facile. Mais ce terrain accusa une pente assez sensible aux approches de la falaise.

Deux heures après le départ, au-delà d’une verte et grasse campagne, toute rajeunie à la suite de la saison pluvieuse, M. Zermatt, M. Wolston et Jack atteignirent le bois des Singes qui ne méritait plus d’être ainsi désigné depuis la disparition de cette mauvaise engeance. Arrivés au pied de la colline, ils firent halte.

En somme, les pentes de Prospect-Hill n’étaient pas tellement raides que les buffles et l’onagre ne pussent les gravir, en suivant un lacet qui se déroulait sur ses flancs. Il y eut un fort coup de collier à donner, et le chariot atteignit le plateau.

La maison, très exposée aux vents de l’est et du nord qui battaient en plein le cap, avait souffert des dernières tourmentes. Sa toiture devrait subir des réparations immédiates, car les rafales l’avaient dégarnie en plusieurs endroits. Cependant, telle quelle, en pleine saison estivale, elle était habitable, – ce qui permit à ses hôtes de s’y installer pour quelques jours.

En ce qui concernait la basse-cour que les gallinacés animaient de leurs gloussements et de leurs ébats, il y eut à se préoccuper de divers dégâts dus aux mauvais temps ; puis il fallut dégager l’orifice de la petite source fraîche qui s’épanchait presque au sommet de la colline.

À propos des plantations, et plus particulièrement des câpriers et des arbres à thé, le travail se réduisit au redressement de ceux que la violence des vents avait courbés, et dont les racines tenaient encore au sol.

Durant ce séjour, plusieurs promenades amenèrent les visiteurs à l’extrémité du cap de l’Espoir-Trompé. De cet endroit, le regard embrassait une vaste étendue de mer en direction de l’est, et une partie de la baie des Nautiles vers l’ouest. Que de fois, depuis tant d’années, les naufragés avaient guetté vainement l’apparition d’un bâtiment au large du cap !

Aussi, lorsque M. Zermatt et ses deux compagnons s’y rendirent, Jack d’émettre cette réflexion :

« Il y a douze ans, désespérés de n’avoir retrouvé aucun de nos compagnons du Landlord, nous l’avions à juste titre appelé le cap de l’Espoir-Trompé... Eh bien, aujourd’hui, si la Licorne allait se montrer par le travers, est-ce qu’il ne conviendrait pas de lui donner le nom de cap de Bonne-Venue ?...

– Assurément, mon cher Jack, répondit M. Wolston, mais le cas est improbable... La Licorne est encore en plein Atlantique, et il s’en faut de presque deux mois qu’elle puisse atteindre les parages de la Nouvelle-Suisse...

– On ne sait pas, monsieur Wolston, on ne sait pas... répétait Jack. Et d’ailleurs, à défaut de la Licorne, pourquoi un autre navire ne viendrait-il pas prendre connaissance, puis possession de l’île ?... Il est vrai, son capitaine serait en droit de l’appeler l’île de l’Espoir-Trompé... puisque la possession est chose faite !... »

Du reste aucun navire n’apparaissait au large, et il n’y eut pas lieu de changer le nom de baptême du cap.

Le 21 septembre, la besogne étant achevée à la villa de Prospect-Hill, M. Zermatt décida que le départ s’effectuerait le lendemain dès la pointe du jour.

Ce soir-là, groupés en avant de la petite terrasse qui s’étendait devant l’habitation, les hôtes de Prospect-Hill purent assister à un splendide coucher de soleil sur un horizon dont aucune brume n’altérait la pureté. À quatre lieues de là, le cap de l’Est se fondait dans une ombre que ravivaient parfois les étincellements du ressac contre les basses roches de la pointe. La mer, d’une tranquillité parfaite, s’arrondissait jusqu’à la baie du Salut. Au-dessous de la colline, les prairies, ombragées de bouquets d’arbres, confondaient leur tapis verdoyant avec la tache jaunâtre des grèves. En arrière, à une huitaine de lieues, au sud, s’estompait la chaîne transversale vers laquelle s’attachaient obstinément les regards de M. Wolston, et dont les derniers rayons solaires festonnaient encore l’arête d’un liséré d’or.

Le lendemain, le chariot, après avoir redescendu les talus de Prospect-Hill, se remit en route, et, l’après-midi, il arrivait à l’enclos de Felsenheim. Avec quelle joie furent accueillis les absents dont l’exploration n’avait pas exigé moins de deux semaines ! C’est peu, sans doute, mais les chagrins de la séparation ne se mesurent pas uniquement à sa durée.

Inutile d’ajouter que Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah n’avaient point perdu leur temps pendant ces quinze jours. Les travaux de lessivage étaient très avancés. C’était plaisir de voir les draps, les nappes, les serviettes, raccommodés avec soin, et dont la blancheur tranchait sur la verdure du potager, se balancer sur les cordes tendues d’un arbre à l’autre.

De son côté, Ernest n’avait pas chômé. Lorsque les ménagères n’avaient pas eu besoin de lui, il s’était enfermé dans la bibliothèque, sans dire de quelle besogne il s’occupait. Peut-être, cependant, Annah était-elle dans le secret de son travail.

Bref, ce soir-là, lorsque les deux familles furent réunies dans la grande salle, après que M. Zermatt eut fait le récit de l’excursion aux métairies, Ernest déposa sur une table une feuille de papier sur laquelle figurait un dessin à lignes coloriées.

« Eh ! qu’est-ce là ?... demanda Jack. Serait-ce le plan de la future capitale de la Nouvelle-Suisse ?...

– Pas encore, répondit Ernest.

– Alors je ne devine pas...

– Mais c’est le projet de décoration intérieure de notre petite chapelle... dit Annah.

– Sans doute, Jack, ajouta Ernest, et il fallait bien s’en occuper, puisque les murs sont déjà à moitié de leur hauteur. »

Cette déclaration causa un vif plaisir et Ernest fut chaleureusement loué de son travail, qui fut trouvé parfait autant pour son élégance que pour sa disposition.

« Y aura-t-il un clocher ?... demanda Jack.

– Assurément... répondit Annah.

– Avec une cloche ?...

– Oui... la cloche du Landlord...

– Et, dit Ernest, c’est Annah qui aura l’honneur de la sonner la première ! »

On était au 24 septembre, c’est-à-dire à l’époque où le projet de M. Wolston devait être mis à exécution. Que résulterait-il de cette reconnaissance à l’intérieur de la Nouvelle-Suisse ?... Pendant une douzaine d’années, les naufragés s’étaient contentés de ce district de la Terre-Promise, et l’on sait s’il avait suffi à leur assurer l’existence et même le bien-être. Aussi, indépendamment de l’inquiétude que devait lui inspirer l’absence de quelques-uns des siens, Mme Zermatt, sans trop se l’expliquer, était-elle portée à croire que les conséquences de cette excursion seraient plutôt regrettables.

Et, ce soir-là, lorsque M. Zermatt l’eut rejointe dans leur chambre, elle s’en ouvrit à son mari, qui crut sage de lui répondre en ces termes :

« Chère amie, si nous étions encore dans les conditions où nous avons été depuis notre arrivée, je t’accorderais que cette exploration ne s’impose pas. Si même M. Wolston et sa famille avaient été jetés à la suite d’un naufrage sur notre île, je leur dirais : ce qui nous a suffi doit vous suffire, et il n’est pas nécessaire de se lancer à l’aventure, quand le profit n’est pas certain et lorsqu’il y a peut-être des dangers à courir... Mais la Nouvelle-Suisse possède à présent un statut géographique, et, dans l’intérêt de ses futurs colons, il importe que l’on connaisse son étendue, la disposition de ses côtes, quelles ressources elle peut offrir...

– Bien... mon ami... bien... répondit Mme Zermatt, mais cette exploration ne devrait-elle pas être faite par les nouveaux arrivants ?

– Évidemment, répondit M. Zermatt, il n’y aurait aucun inconvénient à attendre, et l’opération pourrait être entreprise dans des conditions meilleures. Mais, tu le sais, Betsie, ce projet tient au cœur de M. Wolston, et, d’autre part, Ernest désire compléter la carte de la Nouvelle-Suisse... Je pense donc qu’il convient de satisfaire leurs désirs.

– Je ne dirais pas non, mon ami, répliqua Mme Zermatt, s’il ne s’agissait encore de se séparer...

– Une absence d’une quinzaine de jours au plus !...

– À moins que Mme Wolston, Annah et moi, ne soyons du voyage...

– Ce ne serait pas prudent, ma chère femme, déclara M. Zermatt. Cette excursion peut offrir, sinon des dangers, du moins des difficultés et de grandes fatigues... Il s’agira de cheminer à travers une région aride sous un soleil brûlant... L’ascension de cette chaîne sera pénible sans doute...

– Ainsi, Mme Wolston, Annah et moi, nous devrons rester à Felsenheim ?...

– Oui, Betsie, mais je ne compte pas vous y laisser seules. Après avoir bien réfléchi, voici le parti auquel je me suis arrêté et qui recevra, je pense, l’approbation générale. C’est M. Wolston qui fera l’exploration avec nos deux fils, – Ernest chargé des relèvements, Jack qui ne consentirait jamais à sacrifier une pareille occasion d’aller à la découverte... Quant à moi, je resterai à Felsenheim... Cela te va-t-il, Betsie ?...

– Quelle question, mon ami ! répondit Mme Zermatt. Nous pouvons entièrement nous fier à M. Wolston. C’est un homme sérieux... qui ne se laissera pas entraîner à des imprudences... Nos deux fils ne courent aucun risque avec lui...

– J’imagine, reprit M. Zermatt, que cet arrangement satisfera Mme Wolston et Annah...

– Qui regrettera bien un peu l’absence de notre Ernest !... dit Mme Zermatt.

– Tout comme Ernest regrettera de partir sans elle, ajouta M. Zermatt. Oui ! ces deux bons êtres sont attirés l’un vers l’autre, et, un jour, dans cette chapelle dont il a achevé le plan, Ernest sera uni à celle qu’il aime !... Mais nous reparlerons en temps voulu de ce mariage...

– Dont M. et Mme Wolston seront aussi heureux que nous !... » répondit Mme Zermatt.

Lorsque M. Zermatt fit connaître sa proposition, elle réunit tous les suffrages. Il fallut bien qu’Ernest et Annah se rendissent à ce projet très raisonnable. L’un admettait que des femmes ne devaient pas s’aventurer dans une expédition de ce genre, dont elles pourraient ou retarder ou même compromettre le succès, et l’autre comprenait que la présence d’Ernest était indispensable pour qu’elle fût menée à bonne fin.

La date du départ fut fixée au 25 septembre.

Dès ce jour, chacun s’occupa des préparatifs, qui allaient être promptement achevés. En effet, d’un commun accord, M. Wolston et les deux jeunes gens avaient résolu de faire ce voyage à pied. Il se pouvait, en effet, que la contrée qui confinait à la base des montagnes ne fût pas plus facile que celle que traversait le haut cours de la rivière Montrose.

On irait donc pédestrement, le bâton à la main, le fusil au dos, accompagnés de deux chiens. Que Jack fût un excellent tireur, aucun doute à ce sujet ; mais ni M. Wolston ni Ernest n’étaient à dédaigner à ce point de vue, et les trois chasseurs étaient assurés de se procurer en route une nourriture abondante.

Cependant il y eut lieu de préparer le chariot et l’attelage de buffles en vue du transport des deux familles jusqu’à l’ermitage d’Eberfurt. On ne l’a pas oublié, M. Zermatt voulait profiter de l’occasion pour visiter cette métairie établie sur la limite du district de la Terre-Promise. Aussi est-ce avec satisfaction que fut accueillie l’idée d’accompagner M. Wolston, Jack et Ernest, jusqu’au-delà du défilé de Cluse. Peut-être même conviendrait-il de prolonger pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures le séjour à Eberfurt, si l’habitation exigeait des travaux auxquels tous devraient prêter la main.

Le 25, de grand matin, le chariot quitta Felsenheim suivi des chiens Braun et Falb. Tous avaient pu y prendre place. L’étape mesurait trois bonnes lieues, et les buffles ne seraient pas gênés de la franchir avant midi.

Le temps était beau, le ciel bleu pommelé. Quelques légers flocons de nuages tamisaient les rayons solaires et en adoucissaient l’ardeur.

Vers onze heures, après avoir marché obliquement à travers une fertile et verdoyante campagne, le chariot atteignit l’ermitage d’Eberfurt.

Dans le petit bois qui le précédait, on aperçut encore une douzaine de singes. D’où nécessité de les en chasser, et ils décampèrent dès les premiers coups de feu.

Lorsque le chariot eut fait halte, les familles allèrent s’installer dans l’habitation. Convenablement abritée par les arbres qui l’entouraient, elle n’avait que peu souffert des mauvais temps. Tandis que Mme Wolston, Mme Zermatt et Annah s’occupaient du déjeuner, les hommes s’éloignèrent d’une portée de fusil afin de visiter le défilé de Cluse, qui s’ouvrait sur l’intérieur de l’île.

Un important et dur travail s’imposait en cet endroit, car de puissants animaux avaient tenté de forcer la barrière, et il serait nécessaire de la consolider. Il y avait lieu de croire qu’une troupe d’éléphants avait tenté de franchir le défilé, et, s’ils y eussent réussi, que de ravages, non seulement à la métairie d’Eberfurt, mais aussi aux métairies de Zuckertop et de Waldegg ! Qui sait même s’il n’y aurait pas eu à défendre Felsenheim contre les attaques de ces formidables pachydermes ?...

La mise en place de nouvelles poutres et de nouveaux blocs occupa l’après-midi et la journée suivante. Ce ne fut pas trop de tous les bras pour la manœuvre de ces lourdes masses et leur solide assujettissement. Cette besogne finie, M. Zermatt eut l’assurance que la passe ne pourrait être forcée.

Inutile de dire que l’ermitage d’Eberfurt n’était plus la hutte à la mode kamtchadale, qui, prenant son point d’appui sur quatre arbres, s’élevait à vingt pieds au-dessus du sol. Non, on disposait là d’une habitation close et palissadée, qui renfermait plusieurs chambres suffisantes pour loger les deux familles. De chaque côté, de larges étables étaient ménagées sous les basses branches des mangliers et des chênes verts. C’est là que fut enfermé l’attelage des buffles auxquels le fourrage fut distribué en abondance. Ces animaux, si bien dressés, si vigoureux, pourraient donc y ruminer tout à leur aise.

Il faut mentionner en outre que le gibier pullulait aux environs, lièvres, lapins, perdrix, cabiais, agoutis, outardes, coqs de bruyère, antilopes. Il fut facile à Jack de satisfaire sa passion au profit de la table commune. D’ailleurs, une part de ce gibier, après avoir été rôtie devant la flamme pétillante du foyer, fut réservée pour les trois excursionnistes. La gibecière au côté, le sac au dos, munis d’amadou pour allumer du feu, se contentant de viandes grillées, de gâteaux de cassave, poudre et plomb en abondance, gourdes pleines d’eau-de-vie, ils ne devaient concevoir ni laisser concevoir aucune inquiétude à l’égard de la nourriture quotidienne. Et puis, à travers ces plaines fertiles, déjà entrevues soit au-delà de la vallée de Grünthal, soit dans le sud de la baie des Perles, les racines comestibles ou les fruits demandaient-ils d’autre peine que de les déterrer ou de les cueillir ?...

Le 27 septembre, dès la première heure, tout le monde se rendit au défilé de Cluse, où se firent les derniers adieux. Pendant une quinzaine de jours, on serait sans nouvelles des absents !... Combien le temps paraîtrait long !

« Sans nouvelles ?... dit alors Ernest. Non, mère, non, ma chère Annah, et vous en recevrez...

– Par courrier ?... demanda Jack.

– Oui... par courrier aérien, répondit Ernest. Ne voyez-vous pas ce pigeon que j’ai apporté dans sa petite cage ?... Pensez-vous que c’était pour le laisser à Eberfurt ?... Non, nous le lâcherons du haut de la chaîne, et il vous apportera des nouvelles de la caravane. »

Chacun applaudit à cette bonne idée, et Annah se promit bien de guetter chaque jour l’arrivée du messager d’Ernest.

M. Wolston et les deux frères franchirent une étroite issue ménagée entre les poutres du défilé de Cluse. Elle fut soigneusement refermée derrière eux ; et ils disparurent bientôt au tournant de la barrière rocheuse.

Chapitre XIII.

Au sortir de la vallée de Grünthal. – La région des plaines. – La région des forêts. – Encore les singes. – Au pied de la chaîne. – La nuit à l’intérieur d’une grotte. – La première et la deuxième zone de la montagne. – À la base du cône. §

Le voyage à pied est par excellence le voyage du touriste. Il permet de tout voir, il autorise les détours, il justifie les haltes, il permet les retards. Le piéton se contente de sentiers, lorsqu’il n’y a plus de route. Il peut cheminer à sa fantaisie, passer là où ne passeraient ni le plus léger véhicule ni la monture la mieux dressée, franchir les talus et s’élever jusqu’à la cime des montagnes.

Aussi M. Wolston et les deux jeunes gens n’avaient-ils pas hésité, au risque d’avoir à supporter d’extrêmes fatigues, à se lancer pédestrement au milieu de ces contrées inconnues de l’intérieur, surtout en prévision de l’ascension projetée au sommet de la chaîne.

L’excursion, on le sait, ne devait comprendre qu’un parcours de sept à huit lieues, à la condition d’atteindre en ligne droite la base des montagnes. Il ne s’agissait donc pas d’un long voyage ; mais il allait s’effectuer à travers une contrée nouvelle, qui réservait peut-être d’importantes et utiles découvertes aux trois excursionnistes.

Le plus surexcité, on ne s’étonnera pas que ce fût Jack. Avec son tempérament aventureux, s’il ne s’était pas embarqué sur la Licorne pour ces pays d’Europe qu’il avait quittés tout enfant, c’est qu’il comptait bien se dédommager un jour, lorsque la situation de sa famille serait définitivement assurée. En attendant, quelle satisfaction pour lui de dépasser les limites de la Terre-Promise, de parcourir ces vastes plaines dont il ne connaissait rien au-delà du défilé de Cluse et de la vallée de Grünthal ! Par bonheur, il n’avait entre les jambes ni l’onagre Leichtfus, ni le taureau Brummer, ni son autruche Brausewind et n’avait emmené que son chien Falb. Aussi M. Wolston serait-il plus à même de contenir sa fougue habituelle.

Et d’abord, au sortir du défilé, tous trois se dirigèrent vers la petite hauteur qui portait le nom de Tour Arabe en souvenir de cette bande d’autruches dans laquelle M. Zermatt et ses enfants avaient cru voir une bande de Bédouins à cheval, lors de leur première visite à la vallée de Grünthal. À partir de cette tour, ils se rabattirent vers la grotte des Ours, où il s’en était fallu de peu, quelques années auparavant, qu’Ernest ne fût étouffé dans l’embrassement de l’un de ces trop étreignants plantigrades !

D’ailleurs il n’y eut pas à remonter le cours de la rivière Orientale, qui descendait du sud à l’ouest. Prendre cette direction c’eût été allonger l’itinéraire, puisque les pentes de la chaîne se dessinaient vers le sud.

Et à ce propos Ernest de dire :

« Ce qui n’est pas à faire avec la rivière Orientale l’aurait été avec la rivière Montrose... Certainement, nous aurions eu plus court à suivre l’une ou l’autre de ses rives...

– Et je me demande, ajouta Jack, pourquoi la pinasse ne nous a pas conduits à son embouchure ?... De là, le canot eût navigué jusqu’au barrage, c’est-à-dire à cinq ou six lieues au plus de la chaîne...

– Rien n’aurait été plus aisé, mon cher Jack, répondit M. Wolston. Mais cette aride contrée que traverse la Montrose ne présente aucun intérêt. Mieux vaut donc parcourir la région comprise entre la baie du Salut et les montagnes. »

Le cheminement continua en descendant la vallée de Grünthal qui s’étendait sur une longueur de deux lieues environ, parallèlement à la barrière limitative de la Terre-Promise. Large de mille toises, cette vallée renfermait des massifs de bois, des bouquets isolés, des prairies étagées sur ses talus. Elle livrait aussi passage à un cours d’eau qui murmurait sous les roseaux, et devait se jeter soit dans la rivière Orientale, soit dans la baie des Nautiles.

Il tardait à M. Wolston et aux deux frères d’avoir atteint l’extrémité de la vallée de Grünthal, afin de prendre un premier aperçu de la contrée qui se développait au sud. Autant qu’il le pouvait, Ernest relevait l’orientation au moyen de sa boussole de poche et la notait en même temps que les distances parcourues.

Vers midi, on fit halte à l’ombre d’un groupe de goyaviers, non loin de champs où les euphorbes poussaient en abondance. Plusieurs couples de perdrix, que Jack avait abattues chemin faisant, furent plumées, vidées, rôties à la flamme, et composèrent le menu de ce déjeuner avec des gâteaux de cassave. Le rio fournit une eau limpide, à laquelle on mêla quelques gouttes de l’eau-de-vie des gourdes, et les goyaves, en pleine maturité, figurèrent avantageusement au dessert.

Repus et reposés, les trois excursionnistes se remirent aussitôt en route. L’extrémité de la vallée s’engageait entre deux hauts parements rocheux. À travers cette gorge plus resserrée, le ruisseau se transformait en torrent, et le débouché apparut.

Un pays presque plat, qui offrait toute la luxuriante fertilité des zones tropicales, se développait jusqu’aux premières assises de la chaîne. Quelle différence avec les territoires arrosés par le cours supérieur de la Montrose ! À une lieue en direction du sud-est roulait un ruban liquide, qui resplendissait sous le soleil, et, vraisemblablement, affluait au lit de la rivière.

Vers le sud, en gagnant la base des montagnes, sur un espace de six à sept lieues, se succédaient les plaines et les futaies. La marche fut souvent embarrassée. Le sol était hérissé d’herbes hautes de cinq à six pieds, de grands roseaux à panaches épineux, et aussi de cannes à sucre que la brise balançait à perte de vue. Nul doute qu’il n’y eût possibilité d’exploiter fructueusement ces productions naturelles qui, à cette époque, formaient la principale richesse des colonies d’outre-mer.

Lorsque M. Wolston et les deux jeunes gens eurent quatre heures de marche dans les jambes :

« Je propose de faire halte, dit Ernest.

– Déjà ?... s’écria Jack, qui pas plus que son chien Falb ne demandait à se reposer.

– Je suis de l’avis d’Ernest, déclara M. Wolston. Cet endroit me paraît convenable, et nous pourrons passer la nuit sur la lisière de ce petit bois de micocouliers.

– Va pour le campement, répondit Jack, et aussi pour le dîner, car j’ai l’estomac creux...

– Faudra-t-il allumer un feu et l’entretenir jusqu’au jour ?... reprit Ernest.

– Ce sera prudent, déclara Jack, et c’est encore le meilleur moyen d’écarter les fauves.

– Sans doute, répondit M. Wolston, mais il serait nécessaire de veiller à tour de rôle, et je crois qu’il vaut mieux dormir... Nous n’avons rien à craindre, il me semble...

– Non, déclara Ernest, je n’ai relevé aucune trace suspecte, et pas un hurlement ne s’est fait entendre depuis que nous avons quitté la vallée de Grünthal. Autant vaut s’épargner la fatigue de veiller l’un après l’autre... »

Jack n’insista pas, et les excursionnistes se mirent en mesure d’apaiser leur faim.

La nuit promettait d’être magnifique, – une de ces nuits où la nature s’endort paisible, et dont aucun souffle ne trouble la tranquillité. Pas une feuille ne remuait aux arbres, pas un craquement n’interrompait le silence de la plaine. Le chien ne donnait point signe d’inquiétude. Du lointain il ne venait pas même un seul de ces rauques aboiements de chacals, bien que ces carnassiers fussent si nombreux sur l’île. Au total, ce ne serait point faire acte d’imprudence que de s’endormir à la belle étoile. M. Wolston et les deux frères dînèrent du reste du déjeuner, de quelques œufs de petites tortues découverts par Ernest et durcis sous la cendre, auxquels ils ajoutèrent les noix fraîches de ces pins pignons qui abondaient dans le voisinage, et dont l’amande a le goût de la noisette.

Le premier à fermer les yeux fut Jack, par cette raison qu’il était le plus fatigué de tous. En effet, il n’avait cessé de battre les halliers et les buissons, souvent même à de telles distances, que M. Wolston s’était vu maintes fois contraint de le rappeler à l’ordre. Mais, ayant été le premier à s’endormir, il fut aussi le premier à s’éveiller dès le lever du jour.

Aussitôt, M. Wolston et les deux frères se remirent en route. Une heure après, ils durent traverser à gué un petit cours d’eau, qui se jetait peut-être deux ou trois lieues plus loin dans le lit de la rivière Montrose. Du moins, étant donnée sa direction vers le sud-est, Ernest le pensait-il.

Toujours de spacieuses prairies, de vastes plantations de cannes à sucre, puis dans les parties humides du sol, maint bouquet de ces arbres à cire, dont une tige porte les fleurs et l’autre les fruits. Enfin apparurent des futaies épaisses au lieu de ces arbres qui poussaient isolément sur les flancs de la vallée de Grünthal, cannelliers, palmiers de diverses sortes, figuiers, manguiers, et aussi nombre de ceux qui ne produisent pas de fruits comestibles, sapins, chênes verts, chênes maritimes, tous de venue superbe. Sauf aux quelques places où se montraient les arbres à cire, cette région n’offrait aucun terrain marécageux. Du reste, le sol ne cessait de remonter, – ce qui enlevait à Jack tout espoir de rencontrer des bandes d’oiseaux aquatiques. Il devrait se contenter du gibier de plaine et de bois.

Entre-temps, M. Wolston crut bon de faire cette observation à son jeune compagnon :

« Il est évident, mon cher Jack, que nous ne serons pas très à plaindre pour en être réduits aux poules sultanes, aux perdrix, aux cailles, aux outardes, aux coqs de bruyère, sans compter les antilopes, les cabiais et les agoutis. Mais il me paraît sage de ne s’approvisionner qu’au moment de faire halte afin de ne point trop alourdir nos gibecières.

– Vous avez raison, monsieur Wolston, répondit l’enragé chasseur. Pourtant, il est bien difficile de résister, et quand une pièce de gibier passe à bonne portée de fusil... »

En fin de compte, Jack suivit le conseil de M. Wolston. Ce fut seulement à onze heures que plusieurs détonations donnèrent l’assurance que le menu du premier repas venait de se compléter. Sans doute, ceux qui aiment la viande un peu faisandée ne se fussent point accommodés de ces deux coqs et de ces trois bécasses que Falb venait de ramasser au milieu des broussailles. Il est vrai, à la Nouvelle-Suisse on n’en était pas arrivé à cette dégénérescence du goût, et on ne laisserait rien de ces pièces qui furent rôties devant un feu de bois sec. Quant au chien, il se régala des carcasses qui lui furent généreusement abandonnées.

Toutefois, l’après-midi, quelques décharges ne parurent pas inutiles, lorsqu’il fallut tenir à l’écart certains animaux redoutables tout au moins par leur supériorité numérique. Il y eut lieu de faire parler les trois fusils afin de mettre en fuite une bande de chats sauvages, de cette espèce déjà signalée sur les limites de la Terre-Promise, lors de la première excursion à la vallée de Grünthal. La bande décampa avec nombre de blessés, poussant des cris atroces qui tenaient à la fois du miaulement et du hurlement. Peut-être conviendrait-il de se garder soigneusement contre leurs attaques à la prochaine halte de nuit.

Au surplus, sans parler du gibier de plume, si ces territoires abondaient en oiseaux, perroquets, perruches, aras d’un rouge éclatant, toucas minuscules aux ailes vertes rehaussées d’or, grands geais bleus de Virginie, flamants de haute taille, ils étaient en outre fréquentés par les antilopes, les élans, les couguars, les onagres, les buffles. Du plus loin qu’elles sentaient la présence de l’homme, ces bêtes détalaient avec une incroyable rapidité et il eût été impossible de les rejoindre.

Jusqu’alors, à monter toujours du côté de la chaîne, le pays n’avait rien perdu de sa fertilité, comparable à celle du district de la partie septentrionale de l’île. M. Wolston, Ernest et Jack ne devaient pas tarder à rencontrer une zone très boisée. En approchant de la base des montagnes, on distinguait une successions de hautes futaies qui paraissaient fort épaisses. Donc, le lendemain, il fallait s’attendre aux fatigues d’un chemin plus difficile.

Ce soir-là, les affamés se régalèrent de gelinottes, dont chacun avait tiré sa part au milieu d’une compagnie que Falb fit lever entre le fouillis des hautes herbes. Le campement fut établi sur la lisière d’une superbe forêt de sagoutiers, arrosée par un petit cours d’eau dont la déclivité du sol faisait un torrent, en l’envoyant vers le sud-ouest.

M. Wolston, cette fois, voulut organiser une active surveillance aux abords du campement. Il y avait lieu de les protéger par un feu qui serait entretenu jusqu’à l’aube. De là, nécessité de se relayer auprès de ce foyer pendant la nuit qui fut troublée par des hurlements à courte distance.

Le lendemain, le départ se fit dès la première heure. Encore trois lieues et le pied des montagnes serait atteint – peut-être même dans la seconde étape de cette journée, si aucun obstacle ne venait retarder la marche. En supposant que les flancs de la chaîne fussent praticables sur son revers septentrional, l’ascension n’exigerait que les premières heures de la matinée suivante.

Quelle différence présentait maintenant cette région avec celle qui apparaissait au sortir de la vallée de Grünthal ! Des bois s’étageaient à droite et à gauche. Presque uniquement formés de ces essences résineuses qui se plaisent à la surface des zones élevées, ils étaient arrosés par des rios tapageurs qui coulaient vers l’est. Tributaires ou sous-tributaires de la Montrose, ces rios ne tarderaient pas à s’assécher avec les chaleurs estivales, et on pouvait déjà les franchir en ne se mouillant qu’à mi-jambe.

Au cours de la matinée, M. Wolston crut plus pratique de contourner quelques-uns de ces bois entre lesquels s’étendaient de petites plaines. Si le parcours s’allongeait un peu, du moins le cheminement n’était pas retardé comme il l’eût été à travers ces futaies hérissées de broussailles et de lianes.

L’excursion se poursuivit de la sorte jusqu’à onze heures. Halte fut faite alors autant pour le repos que pour le repas, après cette étape assez fatigante.

Le gibier n’avait pas manqué depuis le départ. Jack venait même d’abattre une jeune antilope, dont il rapporta les meilleurs morceaux, et les gibecières reçurent ce qui en restait pour le dîner du soir.

On eut à se féliciter d’avoir pris cette précaution, car, pendant l’après-midi, le poil et la plume firent entièrement défaut. Or, si adroit chasseur que l’on soit, encore est-il nécessaire que l’occasion s’offre de tirer quelques coups de fusil à bonne portée.

Cette halte de la méridienne se passa au pied d’un énorme pin maritime près duquel Ernest alluma un feu de bois mort. Et, tandis que rôtissait un quartier d’antilope sous l’œil vigilant de Jack, son frère et M. Wolston s’éloignèrent de plusieurs centaines de pas, afin d’examiner la contrée.

« Si cette région forestière s’étend jusqu’à la chaîne, dit Ernest, il est probable qu’elle en couvre les premières pentes. C’est, du moins, ce que j’ai cru reconnaître ce matin, lorsque nous avons quitté notre campement.

– Dans ce cas, répondit M. Wolston, il faudra se résigner à traverser ces futaies... On ne pourrait les contourner sans allonger considérablement la route et peut-être même faudrait-il s’avancer jusqu’au littoral de l’est...

– Et ce littoral, monsieur Wolston, en admettant que mon estime soit exacte, dit Ernest, doit se trouver à une dizaine de lieues... Je parle de cette partie de la côte où nous a conduits la Pinasse à l’embouchure de la Montrose... Oui ! une dizaine de lieues...

– S’il en est ainsi, mon cher Ernest, nous ne pouvons songer à gagner les montagnes par l’est. Quant à l’ouest...

– C’est l’inconnu, monsieur Wolston, et, d’ailleurs, lorsque des hauteurs de Grünthal on observe la chaîne, elle paraît s’étendre à perte de vue du côté du couchant...

– Donc, puisque nous n’avons pas le choix, déclara M. Wolston, risquons-nous à travers cette forêt, et frayons-nous un passage jusqu’à son extrême lisière. S’il est impossible de l’atteindre en un jour, nous en mettrons deux... nous en mettrons trois... mais arrivons au but. »

Les deux frères partageaient l’avis de M. Wolston, étant aussi résolus que lui à pousser l’exploration jusqu’aux montagnes ; il n’y eut aucune discussion à ce sujet.

La chair d’antilope, grillée à point sur des braises, quelques gâteaux de manioc, une demi-douzaine des fruits cueillis aux arbres voisins, bananes, goyaves, pommes de cannellier, tel fut le menu de ce repas, lequel ne nécessita qu’une heure de halte. Puis, armes et gibecières replacées sur l’épaule et sur le dos, en se dirigeant au moyen de la boussole, M. Wolston, Ernest et Jack s’engagèrent sous le couvert de la forêt.

Au vrai, entre ces sapins aux troncs droits et espacés, le sol assez uni, tapissé d’une herbe ou plutôt d’une sorte de mousse rare, peu fourni de ronces ou de broussailles, se prêtait mieux à la marche. Il n’en eût pas été de même dans les autres forêts aux essences enchevêtrées de parasites et rattachées les unes aux autres par des lianes. En cette vaste sapinière comme en toutes ses pareilles, la circulation ne rencontrait pas de sérieux obstacles. Sans doute, on n’y pouvait suivre aucun sentier frayé, même par le pied des animaux ; mais, tout en obligeant à faire quelques crochets, les arbres laissaient un libre passage.

En somme, si aucun cours d’eau infranchissable – un torrent, par exemple – ne venait barrer la route, il n’y aurait pas lieu de se plaindre. M. Wolston, Ernest et Jack cheminaient sous l’abri d’un impénétrable plafond de verdure, bien qu’il fût verticalement frappé des rayons du soleil. Grand avantage, on en conviendra, pour de simples piétons, que revivifiaient d’autre part les pénétrantes senteurs de la forêt.

Si le gibier était devenu rare, Jack, M. Wolston et même Ernest n’en furent pas moins contraints à faire le coup de feu pendant cette étape. Il ne s’agissait pas de ces carnassiers, lions, tigres, panthères, couguars, déjà rencontrés à proximité de la Terre-Promise ou dans les territoires limitrophes de la baie des Perles. Mais quelle engeance aussi nombreuse que malfaisante !

« Ah ! les gueux !... s’écria Jack. On dirait qu’ils se sont tous réfugiés dans cette forêt depuis qu’on les a chassés des bois de Waldegg et de Zuckertop !... »

Et, après avoir reçu en pleine poitrine plusieurs pommes de pin lancées d’un bras vigoureux, il s’empressa de tirer les deux coups de son fusil.

Il fallut continuer cette fusillade durant une heure, au risque d’épuiser les munitions du voyage. Une vingtaine de quadrumanes, grièvement ou mortellement blessés, gisaient sur le sol. Lorsqu’ils dégringolaient de branche en branche, Falb se jetait sur ceux qui n’avaient plus la force de s’enfuir, et il les achevait en les étranglant.

« Encore, fit observer Jack, si c’étaient des noix de cocos que ces coquins nous envoyaient en guise de projectiles, il n’y aurait que demi-mal...

– Diable ! répondit M. Wolston, je préfère les pommes de pin aux noix de cocos... C’est moins dur...

– Oui... mais ça ne nourrit pas, répliqua Jack, tandis que le coco, ça donne à boire et à manger !

– En tout cas, conclut Ernest, mieux vaut savoir ces singes à l’intérieur de l’île qu’aux abords de nos métairies... Nous avons eu assez de peine à nous préserver de leurs dévastations, à les détruire avec des pièges et des gluaux !... Que ceux-ci restent dans leur sapinière et ne reviennent jamais à la Terre-Promise, c’est tout ce qu’on leur demande...

– Et même poliment ! » ajouta Jack, en appuyant sa politesse d’une dernière décharge.

Bref, lorsque cette agression eut pris fin, on se remit en route, et la seule difficulté consistait à se maintenir en bonne direction vers la chaîne.

En effet, le dôme des sapinières se prolongeait, épais et imperméable, sans aucune déchirure, sans laisser voir quel point occupait le soleil dans sa courbe déclinante. Pas une seule clairière, pas un arbre abattu. M. Wolston dut s’applaudir de n’avoir amené ni chariot ni monture. L’attelage des buffles, l’onagre de Jack, n’auraient pu franchir certaines passes où les sapins se pressaient presque à s’enchevêtrer les uns les autres, et il eût été nécessaire de rebrousser chemin.

Vers sept heures du soir, M. Wolston, Ernest et Jack atteignirent la limite méridionale de la sapinière. Telle était la montée du sol que la forêt s’étageait sur les premières ramifications orographiques et les sommets apparurent au moment où le soleil s’abaissait derrière les contreforts qui coupaient l’horizon de l’ouest.

Là s’accumulaient les roches, les débris tombés du haut de la montagne. Là aussi se dégorgeaient de multiples ruisseaux, qui formaient peut-être la source de la rivière Montrose, et que la déclivité du sol envoyait vers le levant.

Commencer l’ascension le jour même et peut-être y consacrer la nuit, c’eût été dangereux. Aussi, malgré leur désir d’atteindre le but, ni M. Wolston ni les deux frères n’en eurent la pensée. Ils cherchèrent et trouvèrent une excavation rocheuse, où ils pourraient se mettre à l’abri jusqu’au jour. Puis, tandis qu’Ernest s’occupait du repas, M. Wolston et Jack allèrent ramasser au pied des derniers arbres des brassées d’herbes sèches, qui furent étalées sur le sable de la grotte. On mangea une couple de tétras, sorte de coqs de bruyère, qui venaient d’être tués, et, la fatigue l’emportant, il n’y eut plus qu’à songer au repos.

Toutefois quelques mesures de prudence durent être prises. Avec la tombée du jour, des hurlements assez rapprochés se faisaient entendre, et il sembla bien qu’il s’y mêlait des rugissements sur la nature desquels il eût été difficile de se méprendre.

Un feu, allumé à l’entrée de la grotte, dut être entretenu toute la nuit avec le bois sec dont M. Wolston et Jack firent un gros tas.

Enfin Ernest le premier, Jack le second, M. Wolston le dernier, se relayant de trois en trois heures, veillèrent jusqu’au lever du soleil.

Le lendemain, dès l’aube, tous trois furent sur pied, et Jack de s’écrier de sa voix sonore :

« Eh bien, monsieur Wolston, voilà le grand jour arrivé !... Dans quelques heures, votre vœu le plus cher va être accompli !... Vous aurez définitivement planté notre pavillon au point culminant de la Nouvelle-Suisse...

– Quelques heures... oui... si l’excursion n’offre pas trop de difficultés... fit observer Ernest.

– Dans tous les cas, répondit M. Wolston, que ce soit aujourd’hui ou demain, nous saurons probablement à quoi nous en tenir sur les dimensions de l’île...

– À moins, dit Jack, qu’elle ne s’étende au sud et à l’ouest hors de la portée du regard !...

– Ce qui n’est point impossible... ajouta Ernest.

– Je ne le pense pas, répondit M. Wolston, car elle n’eût pas échappé jusqu’ici aux navigateurs qui fréquentent cette partie de l’océan Indien...

– On verra, répliqua Jack, on verra ! »

Après un déjeuner de venaison froide, le reste fut réservé, car le gibier ferait assurément défaut sur ces arides talus que Falb ne semblait pas pressé de gravir. En dehors de la grotte, une attaque des fauves n’étant plus à redouter, les fusils furent mis en bandoulière. Alors, Jack en tête, Ernest le suivant, M. Wolston fermant la marche, tous trois commencèrent à s’élever sur les premières rampes.

Suivant l’estime d’Ernest, la hauteur de la chaîne pouvait être de onze à douze cents pieds. Un cône, qui se dressait presque en face de la sapinière, dominait d’une centaine de toises la ligne de faîte. C’était à la cime de ce cône que M. Wolston voulait planter un pavillon.

À cent pas de la grotte finissait brusquement la zone forestière de cette région. Au-dessus se dessinaient encore quelques champs de verdure, des prairies semées de bouquets d’arbrisseaux, aloès, lentisques, myrtes, bruyères, jusqu’à six à sept cents pieds d’élévation, – ce qui constituait la deuxième zone. Mais telle était la raideur des talus qu’en de certains endroits, elle dépassait cinquante degrés. De là, nécessité d’allonger le parcours, en obliquant à droite et à gauche.

Ce qui, il est vrai, favorisait l’ascension, c’est que le flanc offrait un solide point d’appui. Il n’y avait pas encore lieu de s’accrocher avec les mains ni de recourir à des mouvements de reptation. Le pied tenait ferme sur cette verdure, bossuée de racines et de pointes rocheuses. Des chutes n’étaient pas à craindre, et l’on en eût été quitte, en somme, pour une dégringolade de quelques pas sur un épais tapis de mousse.

L’ascension put donc s’effectuer sans aucun arrêt, en zigzags, de manière à diminuer l’angle d’inclinaison, bien qu’il en résultât une certaine fatigue. Le sommet ne serait pas atteint, sans que les ascensionnistes n’eussent été astreints à une ou deux haltes pour reprendre haleine. Si Ernest et Jack, jeunes, vigoureux, entraînés journellement, rompus aux exercices corporels, n’éprouvaient pas trop de lassitude, M. Wolston, vu son âge, ne pouvait fournir une telle dépense de souplesse et de force. Cependant, il se déclarerait satisfait, si, avant l’heure du déjeuner, ses compagnons et lui étaient campés à la base du cône. Une heure ou deux suffiraient alors pour en atteindre l’extrême pointe.

À maintes reprises, Jack fut invité à ne point se risquer comme un chamois, puisque la nature ne l’avait pas classé parmi cette espèce des grimpeurs. On continuait à s’élever, et, en ce qui le concernait. M. Wolston était bien décidé à ne pas demander grâce, tant qu’il ne serait pas à la base du cône, où finissait la deuxième zone de la chaîne. Mais que le plus difficile fût fait alors, cela ne semblait pas absolument démontré. Or, à cette hauteur, si le regard s’étendait vers le nord, l’ouest et l’est, on ne pourrait du moins rien voir de la contrée qui se développait vers le sud. Il serait nécessaire de monter à l’extrême sommet. Quant à la campagne, en direction de la vallée de Grünthal, elle était connue dans la partie comprise entre l’embouchure de la Montrose et le promontoire de la baie des Perles. La très naturelle et très légitime curiosité ne devrait donc être satisfaite que si les ascensionnistes parvenaient à la cime du cône, ou, en cas que l’ascension fût impraticable, s’ils parvenaient à le tourner.

Enfin, la seconde zone franchie, il y eut lieu de stationner sur la limite. Un repos s’imposait après une si grande dépense d’efforts. Il était midi, et, le déjeuner achevé, on commencerait à remonter la pente la plus allongée du cône. D’ailleurs, les estomacs exigeaient impérieusement quelque nourriture. Ce n’est pas, pourtant, que ces éreintements physiques leur soient très favorables, et ils nuisent dans une certaine mesure à l’accomplissement des fonctions digestives. Mais, sans s’inquiéter de savoir s’ils digéraient bien ou mal un repas réduit aux derniers morceaux de l’antilope, comme plat de résistance, le plus pressé était de les remplir.

Une heure plus tard, Jack se releva, sauta d’un bond sur les premières roches du talus en dépit des recommandations de M. Wolston, et cria :

« Qui m’aime me suive !

– Tâchons de lui donner cette preuve d’affection, mon cher Ernest, répondit M. Wolston, et surtout d’empêcher ses imprudences ! »

Chapitre XIV.

L’arrivée à la cime du cône. – Regards portés en toutes directions. – Ce que l’on voit au nord, à l’est et à l’ouest. – La région du sud. – Un navire à l’horizon. – Le pavillon britannique. §

Cette hauteur de six cents pieds dépasse d’un tiers environ celle de la grande pyramide d’Égypte. Cette pyramide, il est vrai, est garnie sur ses flancs de marches gigantesques qui facilitent l’ascension, et sans lesquelles il serait pour ainsi dire impossible d’atteindre l’extrême pointe du monument pharaonique de Gizeh. Or l’angle que formaient les lignes obliques du cône avec la perpendiculaire était encore plus ouvert que celui de la grande pyramide.

En réalité, ce n’était qu’un monstrueux entassement de roches à peine en équilibre, ou, si l’on veut, un énorme tas de pierres accumulées sans ordre. Il présentait cependant des rebords, des arêtes, des ressauts, des bourrelets, sur lesquels le pied pouvait trouver un point d’appui. Toujours en avant, Jack s’assurait de leur solidité, tâtonnait à gauche, à droite, et c’est en le suivant, sans trop de hâte, que M. Wolston et Ernest se hissèrent graduellement de bloc en bloc.

Quelle aridité désolante à la surface de cette troisième zone ! On n’apercevait aucune trace du règne végétal, si ce n’étaient, çà et là, certaines touffes de ces maigres pariétaires auxquelles suffisent quelques pincées d’humus, et aussi de larges plaques de lichen sec qui coloraient les roches d’un vert grisâtre.

Le difficile était de ne point glisser le long de ce flanc, parfois aussi lisse qu’un miroir. Les chutes eussent été mortelles, car on aurait dévalé à la base du cône. Il fallait se garder aussi de provoquer avec le déplacement des agrégats jetés là pêle-mêle, des avalanches qui auraient roulé jusqu’au pied de la chaîne.

Du reste, granit et calcaire entraient seuls dans la composition de cette puissante ossature de la montagne. Rien n’y trahissait une origine volcanique, de nature à menacer la Nouvelle-Suisse d’éruptions ou de tremblements de terre.

M. Wolston, Jack et Ernest parvinrent à mi-hauteur du cône sans accidents. En gravissant les endroits praticables, ils n’avaient pas toujours pu éviter des éboulements.

Trois ou quatre gros blocs, après avoir furieusement rebondi sur les pentes, allèrent se perdre dans les profondeurs de la forêt, avec un bruit de tonnerre, que répercutèrent les nombreux échos de la montagne.

À cette altitude planaient encore quelques volatiles, uniques représentants de la vie animale de cette troisième zone, sur laquelle ils ne cherchaient pas à se reposer. Ce n’était point de ces oiseaux de petite taille, qui ne quittaient pas les massifs de la sapinière. Quelques couples de puissants volateurs à large envergure, battant l’air à lents coups d’aile, dépassaient parfois la cime du cône. Quelle tentation éprouva Jack de les tirer, et avec quelle joie il eût frappé d’une balle ces vautours de l’espèce « umbu » et ces gigantesques condors que la présence de l’homme surprenait au milieu de ces mornes solitudes.

Aussi plus d’une fois le jeune chasseur fit-il le mouvement d’épauler son fusil.

« À quoi bon ?... lui criait M. Wolston.

– Comment... à quoi bon ?... répondait Jack, mais à... »

Et, sans achever sa phrase, après avoir remis son arme en bandoulière, il s’élançait sur les roches.

Ainsi fut épargnée la vie d’un superbe aigle de Malabar. D’ailleurs, au lieu de l’abattre, mieux eût valu s’en emparer. Il aurait pu remplacer le fidèle compagnon de Fritz, qui avait succombé dans le combat avec le tigre lors du voyage à la découverte de la Roche-Fumante.

À mesure que le talus montait vers la crête supérieure, il se faisait de plus en plus roide, – un véritable pain de sucre. M. Wolston se demandait même s’il y aurait place pour trois personnes sur sa pointe. Il fallait maintenant s’entraider les uns les autres, ou plutôt l’un l’autre. Jack commençait par attirer Ernest, qui attirait ensuite M. Wolston. En vain avaient-ils cherché à contourner la base du cône. C’était par le côté nord, en somme, que l’ascension présentait les moindres difficultés.

Enfin, vers deux heures de l’après-midi, une voix vibrante se fit entendre, – la voix de Jack, – la première sans doute qui eût jamais résonné à cette cime :

« Une île... c’est bien une île ! »

Un dernier effort de M. Wolston et d’Ernest les éleva jusqu’à Jack. Là, sur un étroit espace de deux toises carrées, harassés, époumonés, presque incapables de parler, ils s’étendirent pour reprendre haleine.

Que la Nouvelle-Suisse fût une île, la question était résolue depuis l’arrivée de la Licorne. Mais si la mer l’entourait de toutes parts, c’était à des distances inégales de la montagne. Très développée vers le sud, plus restreinte vers l’est et l’ouest, réduite à une simple bordure bleuâtre vers le nord, elle resplendissait sous les rayons du soleil, qui se trouvait à quelques degrés au-dessous de son point de culmination.

Tout d’abord, Ernest dut constater que la chaîne n’occupait pas la partie centrale de l’île. En s’élevant au contraire sur sa portion méridionale, elle suivait une courbe assez régulière, tracée du levant au couchant.

De ce point haut de quinze cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan, le rayon de vue mesurait environ dix-sept à dix-huit lieues jusqu’à l’horizon. Mais il s’en fallait que la Nouvelle-Suisse comprît une telle superficie.

Aussi, lorsque M. Wolston lui posa une question à ce sujet, Ernest répondit :

« À mon estime, notre île doit avoir de soixante à soixante-dix lieues de circonférence... Ce qui serait une aire déjà considérable et supérieure à celle du canton de Lucerne.

– Et quelle serait approximativement son étendue ?... demanda M. Wolston.

– Autant que je puis l’évaluer, en tenant compte de sa configuration, sorte d’ovale qui se dessine de l’est à l’ouest, répondit Ernest, elle pourrait mesurer quatre cents lieues carrées, soit moitié moins que la Sicile...

– Eh !... fit Jack, il y a nombre d’îles des plus qualifiées qui ne la valent pas...

– Très juste, reprit Ernest, et entre autres, si mes souvenirs sont exacts, l’une des principales de la Méditerranée... qui, d’une importance capitale pour l’Angleterre, n’a que neuf lieues de longueur sur quatre de large.

– Laquelle ?...

– Malte.

– Malte !... s’écria M. Wolston, dont tout le « britannisme » fut surexcité à ce nom. Eh bien, pourquoi la Nouvelle-Suisse ne deviendrait-elle pas la Malte de l’océan Indien ?... »

Et Jack de faire à part lui cette trop naturelle réflexion, c’est que la vieille Suisse aurait bien pu la garder pour elle et fonder là une belle colonie helvétique.

Le ciel était très clair, l’atmosphère absolument dégagée de brumes jusqu’aux extrêmes limites. On ne sentait pas trace d’humidité dans l’air ambiant, et le relief du sol s’accusait avec une netteté parfaite.

Comme la descente devait exiger trois fois moins de temps que la montée, M. Wolston et les deux frères pouvaient disposer de quelques heures avant que le moment fût venu de regagner la sapinière. Aussi, en se passant tour à tour la longue-vue, observèrent-ils avec soin la vaste campagne qui se déployait à leurs pieds.

Ernest, son carnet et son crayon à la main, traçait les lignes de cet ovale que traversaient le dix-neuvième parallèle de l’hémisphère méridional sur une longueur de vingt-quatre lieues environ, et le cent quatorzième méridien est sur une longueur de dix-neuf.

Voici ce qu’il était aisé de reconnaître dans la direction du nord, à une distance qui pouvait se mesurer par dix ou onze lieues à vol d’oiseau.

D’abord, au-delà du littoral, une étroite marge de mer baignait la partie comprise entre le cap de l’Espoir-Trompé et le promontoire qui fermait la baie des Perles à l’ouest.

« Non, aucune erreur n’est possible, répétait Jack, et je n’ai pas besoin de lunette pour reconnaître la Terre-Promise puis la côte jusqu’à la baie du Salut !...

– En effet, ajouta M. Wolston, et à l’extrémité de cet angle opposé, voici le cap de l’Est qui couvre la baie de la Licorne.

– Par malheur, reprit Jack, même avec l’excellente longue-vue d’Ernest, on ne peut rien voir de la partie qui avoisine le ruisseau des Chacals...

– Cela tient, répondit Ernest, à ce qu’elle est cachée par la lisière de roches qui la limite au sud. Puisque de Felsenheim et de Falkenhorst on n’aperçoit pas le sommet de la chaîne, du haut de la chaîne on ne peut apercevoir ni Felsenheim ni Falkenhorst... C’est logique... je suppose...

– Tout à fait, triple logicien que tu es !... répondit Jack. Mais cela devrait être également vrai du cap de l’Espoir-Trompé, et cependant, c’est bien lui, ce promontoire qui s’avance au nord, et puisque nous l’apercevons...

– Bien qu’il soit certain, répondit Ernest, que de ce cap, et même de Prospect-Hill, on voie le cône, la première condition pour voir, c’est de regarder. Or, il est probable que nous ne l’avons jamais fait avec assez d’attention...

– De tout cela, ajouta M. Wolston, il faut conclure que la chaîne proprement dite ne peut être aperçue que des hauteurs de la vallée de Grünthal...

– C’est cela même, monsieur Wolston, déclara Ernest, et ces hauteurs cachent Felsenheim à nos regards.

– Je le regrette, ajouta Jack, car je suis sûr qu’on aurait distingué mon père, ma mère, Mme Wolston et Annah... Et s’ils avaient eu l’idée de se rendre à Prospect-Hill, je gage que nous aurions pu les reconnaître... avec la longue-vue, s’entend... Car, enfin, ils sont là-bas, parlant de nous, comptant les heures, se disant : nos absents devaient être hier au pied de la montagne, et aujourd’hui, ils doivent être à sa cime... Et ils se demandent quelle est l’étendue de la Nouvelle-Suisse... et si elle fait bonne figure dans la mer des Indes...

– Bien parlé, mon cher enfant, c’est comme si nous les entendions... dit M. Wolston.

– Et comme si nous les voyions... affirma Jack. N’importe ! je persiste à regretter que ces rochers nous cachent le ruisseau des Chacals et notre habitation de Felsenheim...

– Regrets superflus, dit Ernest, auxquels il faut bien se résigner !

– Aussi c’est la faute de ce cône ! dit Jack. Pourquoi n’est-il pas plus élevé ?... S’il montait encore de quelques centaines de pieds dans les airs, nos familles nous verraient de là-bas... elles nous feraient des signaux..., elles hisseraient un pavillon au pigeonnier de Felsenheim !... Nous leur dirions bonjour avec le nôtre...

– Voilà Jack parti !... répliqua M. Wolston.

– Et je suis sûr qu’Ernest verrait Annah...

– Mais je la vois toujours...

– C’est entendu... même sans lorgnette, s’écria Jack. Hein ! comme ça porte loin, les yeux du cœur ! »

En somme, on ne pouvait apercevoir aucun détail de la Terre-Promise. Dans ces conditions, il ne restait donc aux observateurs qu’à prendre une vue exacte de l’île en relevant ses contours et sa configuration géologique.

La côte vers le levant, au revers de la baie de la Licorne, présentait une bordure rocheuse qui encadrait toute cette partie aride, précédemment reconnue lors du premier voyage de la pinasse. Puis les falaises se rabaissaient, le littoral s’exhaussait vers l’embouchure de la rivière Montrose pour finir en un promontoire aigu, et il se recourbait à l’endroit où la chaîne prenait naissance au sud-est.

On entrevoyait, comme un filet lumineux, les sinuosités de la Montrose. Dans son cours d’aval, la rivière arrosait une région boisée et verdoyante, – région dénudée dans son cours d’amont. Alimentée par de nombreux rios descendus des derniers étages de la sapinière, elle faisait de nombreux détours. Au-delà des futaies épaisses entre les massifs et les bouquets d’arbres, se succédaient des plaines, des prairies, jusqu’aux extrêmes limites occidentales de l’île, là où se dressait un morne très élevé auquel s’appuyait l’autre extrémité de la chaîne à la distance de cinq ou six lieues.

En plan géométral, l’île représentait assez exactement le dessin d’une feuille d’arbre, plus large que longue, dont le pétiole aurait été allongé vers le sud, ses nervures ligneuses dessinées par des arêtes de roches, son tissu cellulaire représenté par cette verte campagne qui occupait la plus grande partie de sa surface.

Dans l’ouest scintillaient sous les rayons solaires d’autres cours d’eau, qui constituaient un important système hydrographique, plus complet que celui du nord et de l’est, réduit à la Montrose et à la rivière Orientale.

Donc, pour résumer, la Nouvelle-Suisse, sur les cinq sixièmes à tout le moins de sa surface au nord de la chaîne, montrait une admirable fertilité et elle suffirait à nourrir plusieurs milliers d’habitants.

Quant à sa situation au milieu de ces parages de l’océan Indien, il était évident qu’elle ne se rattachait à aucun groupe insulaire, à aucun archipel. La longue-vue ne relevait aucune apparence de terre jusqu’à l’extrême horizon au large. C’était à trois cents lieues qu’il fallait chercher la côte la plus rapprochée et, on le sait, celle de la Nouvelle-Hollande.

Toutefois, si l’île ne possédait pas un cortège d’îlots détachés de son littoral, un point rocheux émergeait à quatre lieues environ dans l’ouest de la baie des Perles. Jack braqua son instrument dans cette direction :

« La Roche-Fumante... qui ne fume pas... s’écria-t-il, et je vous certifie que Fritz n’aurait pas eu besoin de lunette pour la reconnaître !... »

Ainsi la Nouvelle-Suisse, en sa plus grande étendue, pouvait convenir à l’établissement d’une importante colonie. Toutefois, ce qu’offraient le nord, l’est et l’ouest, il n’aurait pas fallu le demander au midi.

En s’arrondissant comme un arc, les deux extrémités de la chaîne venaient s’appuyer sur le littoral, à une distance presque égale de la base du cône qui en occupait le centre. La partie encadrée de cet arc était limitée par une succession de falaises dont on ne pouvait apercevoir la base, et qui semblaient taillées à pic.

Quel contraste entre cette sixième partie de l’île et les cinq autres, si largement favorisées de la nature ! Là s’étalait la profonde désolation d’un désert, toute l’horreur du chaos. La zone supérieure de la chaîne se continuait jusqu’à l’extrémité méridionale de l’île, – zone qui semblait être infranchissable. Il était possible, cependant, qu’elle se raccordât de ce côté à la marge littorale par des défilés, des ravins, des gorges, des escarènes, – ainsi appelle-t-on les pentes très raides fortement ravinées. Quant au rivage, grèves sablonneuses ou rocheuses qui eussent permis de débarquer, ne se réduisait-il pas à quelque estran, – étroite bande qui découvre à mer basse ?...

M. Wolston, Ernest, Jack, subissant la navrante impression qui se dégageait de cette contrée, restèrent silencieux tandis qu’ils la parcouraient du regard. Et l’on ne s’étonnera pas qu’Ernest fût amené à faire cette réflexion :

« Si, après le naufrage du Landlord, nous avions été jetés sur cette côte, notre bateau de cuves s’y serait brisé, et quelle mort nous attendait... la mort par la faim !

– Vous avez raison, mon cher Ernest, répondit M. Wolston, et, sur ce littoral, il n’y aurait guère eu de salut à espérer... Il est vrai, si vous étiez parvenus à débarquer quelques lieues plus au nord, la terre productive, la campagne giboyeuse se fût offerte à vos yeux... Il est à craindre, pourtant, que cette affreuse région n’ait aucune communication avec l’intérieur, et je ne sais s’il aurait été possible d’y descendre par le revers méridional de la chaîne...

– Ce n’est pas probable, ajouta Jack, mais, en contournant la côte, nous aurions certainement rencontré l’embouchure de la rivière Montrose et la partie fertile de l’île...

– Oui... répondit Ernest, à la condition que notre bateau eût pu remonter vers l’est ou vers l’ouest... Or la côte sud ne lui aurait pas offert une baie comme la baie du Salut, où il est venu atterrir sans trop de peine ! »

Il était heureux, assurément, que les naufragés du Landlord eussent été poussés vers le rivage septentrional de la Nouvelle-Suisse. Sans cette circonstance, comment auraient-ils pu échapper à la plus horrible des morts, au pied de ce monstrueux entassement de roches ?...

M. Wolston, Ernest et Jack voulurent demeurer à la pointe du cône jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Ils prirent tous les relèvements nécessaires pour établir la carte de la Nouvelle-Suisse, – carte qui resterait incomplète dans la partie du sud, puisque cette partie échappait à leurs regards. Mais le travail s’achèverait à l’arrivée de la Licorne, lorsque le lieutenant Littlestone aurait terminé la reconnaissance hydrographique de l’île.

À ce moment, après avoir détaché une feuille de son carnet, Ernest y traça les lignes suivantes :

« Aujourd’hui, 30 septembre 1817, quatre heures du soir, à la cime du cône de... »

S’interrompant alors :

« Comment l’appellerons-nous, ce cône ?... demanda-t-il. Il me semble d’ailleurs que pic vaudrait mieux que cône...

– Soit... le pic des Regrets, répondit Jack, puisque nous n’avons pu apercevoir Felsenheim...

– Non... le pic Jean-Zermatt en l’honneur de votre père, mes enfants... » proposa M. Wolston.

Cette proposition fut acceptée avec joie. Jack tira une tasse de sa gibecière. M. Wolston et Ernest en firent autant. Quelques gouttes de l’eau-de-vie des gourdes y furent versées, puis bues après un triple hurrah.

Ernest put continuer d’écrire :

« ... à la cime du pic Jean-Zermatt, c’est à vous, mes chers parents, à vous, madame Wolston, à vous, ma chère Annah, que nous adressons ce billet, confié à notre fidèle messager, lequel, plus favorisé que nous, sera bientôt de retour à Felsenheim.

« Notre Nouvelle-Suisse, isolée dans ces parages de l’océan Indien, peut mesurer de soixante à soixante-dix lieues de circonférence. Très fertile sur la plus grande partie de sa surface, elle est stérile et paraît être inhabitable au revers méridional de la chaîne.

« Dans deux fois vingt-quatre heures, comme le retour se fera plus vite, il est possible que nous soyons près de tous ceux que nous aimons, et avant trois semaines, avec la permission de la Providence, il y a lieu d’espérer que nous aurons revu nos absents si impatiemment attendus.

« De la part de M. Wolston, de mon frère Jack et de votre respectueux fils, compliments pour vous, chers parents, pour Mme Wolston et pour ma chère Annah,

« Ernest. »

 

Le pigeon fut tiré de sa petite cage, et, après que le billet eut été attaché à sa patte gauche, Ernest le laissa prendre son vol.

Tout d’abord, l’oiseau s’éleva de trente à quarante pieds au-dessus du cône, comme s’il eût voulu porter son regard à une plus grande distance. Puis, servi par ce merveilleux instinct de l’orientation, – ce sixième sens dont chaque animal semble être pourvu, – il partit à rapides coups d’aile dans la direction nord et ne tarda pas à disparaître.

Il ne restait plus maintenant qu’à arborer sur la cime du pic Jean-Zermatt le pavillon, qui aurait pour mât le long bâton de M. Wolston planté entre les dernières roches.

Cette opération achevée, il ne resterait plus qu’à dévaler au pied de la chaîne, à gagner la grotte, à s’y réconforter d’un bon repas dont la chasse fournirait les éléments, et enfin à jouir d’un repos bien dû après une journée si fatigante.

Le départ s’effectuerait le lendemain, dès l’aube. À suivre la route déjà connue, il n’était pas impossible d’atteindre Felsenheim en moins de quarante-huit heures.

M. Wolston et Jack s’occupèrent donc d’enfoncer le bâton assez solidement pour qu’il résistât aux rafales extrêmement violentes à cette hauteur.

« L’essentiel, fit observer Jack, c’est que notre pavillon se maintienne à cette place jusqu’à l’arrivée de la Licorne, afin que le lieutenant Littlestone puisse l’apercevoir dès que la corvette sera en vue de l’île... Voilà qui fera battre le cœur de Fritz et de Jenny, de François, de vos enfants, monsieur Wolston, et aussi le nôtre, quand nous entendrons les vingt et un coups de canon qui salueront le pavillon de la Nouvelle-Suisse ! »

Entre les interstices des roches il fut aisé d’assujettir le bâton en l’y coinçant avec de petites pierres.

Au moment où il allait fixer le pavillon à son extrémité, M. Wolston, tourné vers l’est, regarda dans cette direction. Il parut le faire assez obstinément pour que Jack lui demandât :

« Qu’y a-t-il donc, monsieur Wolston ?...

– J’ai cru encore voir... répondit celui-ci, en appliquant l’oculaire de la longue-vue à son œil.

– Voir ?... répéta Ernest.

– Une fumée au-dessus du rivage, répondit M. Wolston, à moins que ce ne soit une vapeur comme celle que j’avais aperçue, lorsque la pinasse se trouvait par le travers de la rivière Montrose.

– Eh bien, dit Ernest, se dissipe-t-elle ?...

– Non... affirma M. Wolston... et ce doit être à la même place... à l’extrémité de la chaîne... Est-ce que, depuis plusieurs semaines, des naufragés ou des sauvages seraient campés sur cette partie de la côte ?... »

Ernest observa à son tour l’endroit indiqué, mais n’aperçut plus rien en cette direction.

« Eh, monsieur Wolston, ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut regarder... c’est par ici... vers le sud... »

Et Jack tendit la main vers la mer au-delà des énormes falaises qui dominaient le littoral.

« Mais c’est une voile... dit Ernest.

– Oui... une voile !... répéta Jack.

– Un bâtiment passe en vue de l’île, reprit Ernest et il paraît avoir le cap sur elle... »

M. Wolston, prenant la longue-vue, reconnut très distinctement un trois-mâts qui, toute toile dehors, faisait route à deux ou trois lieues au large.

Et alors Jack de s’écrier en gesticulant :

« C’est la Licorne !... ce ne peut être que la Licorne !... Elle ne devait arriver que vers la moitié du mois d’octobre, et elle arrive à la fin de septembre, en avance de quinze jours...

– Il n’y a rien d’impossible à cela, répondit M. Wolston. Néanmoins, avant de se prononcer, faudrait-il savoir exactement de quel côté ce bâtiment se dirige...

– Il se dirige vers la Nouvelle-Suisse, affirma Jack. Demain matin, il paraîtra à l’ouest de la baie du Salut, et nous ne serons pas là pour le recevoir !... Partons... monsieur Wolston... marchons toute la nuit... »

Une dernière observation d’Ernest arrêta Jack, qui se préparait à se laisser glisser sur le flanc du cône.

« Non, dit-il, regardez bien, monsieur Wolston... Ce bâtiment n’a pas le cap sur l’île...

– En effet, déclara celui-ci, après avoir suivi quelques instants le déplacement du navire.

– Alors... ce ne serait pas la Licorne ?... s’écria Jack.

– Non, affirma Ernest.

– D’ailleurs, ajouta M. Wolston, la Licorne accosterait par le nord-ouest, tandis que ce bâtiment marche vers le sud-est et s’éloigne de l’île. »

Il n’y avait point à s’y tromper... le trois-mâts signalé faisait route à l’est et ne cherchait même point à prendre connaissance de la Nouvelle-Suisse.

« Soit, répondit Jack, mais la Licorne ne tardera plus à venir, et du moins nous serons là pour faire les saluts réglementaires à la corvette de Sa Majesté George III ! »

Le pavillon, hissé à la pointe du pic Jean-Zermatt, se déploya sous la brise, tandis que Jack, déchargeant deux fois son fusil, lui rendait les honneurs.

Chapitre XV.

L’attente à Felsenheim. – Retard inquiétant. – Départ pour l’ermitage d’Eberfurt. – M. Wolston et Ernest. – Ce qui est arrivé. – À la poursuite des éléphants. – Proposition de M. Wolston. – Vents contraires. – Jack ! §

Le soir de ce même jour, M. Zermatt et sa femme, Mme Wolston et sa fille, étaient réunis dans la salle de la bibliothèque, après une bonne journée de travail.

Ces quatre personnes causaient près de la fenêtre qui s’ouvrait sur la rive droite du ruisseau des Chacals, et de quoi auraient-elles parlé, si ce n’est des absents partis depuis trois jours ? Ce qui les rassurait sur l’issue de cette exploration à l’intérieur de l’île, c’était que le temps l’eût favorisée, la chaleur n’étant pas insoutenable au début de la belle saison.

« Où M. Wolston et nos deux fils doivent-ils être en ce moment ?... demanda Mme Zermatt.

– À mon avis, ils doivent avoir atteint le sommet de la chaîne, répondit M. Zermatt. S’ils n’ont pas eu de retards, trois jours leur auront suffi pour en gagner la base, et le quatrième a dû être employé à faire l’ascension...

– Au prix de bien des fatigues... de bien des dangers... qui sait ?... dit Annah.

– Des dangers, non, ma chère enfant, répliqua M. Zermatt. Quant aux fatigues, votre père est encore dans la force de l’âge, et mes enfants en ont supporté d’autres !

– Ernest n’a pas l’endurance de son frère... ne put s’empêcher de répondre la jeune fille.

– Pas tout à fait, répliqua Mme Zermatt, et il a toujours préféré l’étude aux exercices corporels...

– Voyons, Betsie, dit M. Zermatt, ne fais pas de ton fils une femmelette ni même une hommelette !... S’il a travaillé de la tête, il a non moins travaillé des bras et des jambes !... Je pense donc que cette excursion n’aura été qu’une promenade de touristes... Si ce n’avait été la crainte de vous laisser seules à Felsenheim, Mme Wolston, Annah, et toi, ma chère amie, je serais parti d’un bon pied, malgré mes quarante-sept ans, et j’aurais pris part à ce voyage de découverte.

– Attendons à demain, dit Mme Wolston. Peut-être le pigeon qu’Ernest a emporté reviendra-t-il dans la matinée avec une lettre à notre adresse...

– Pourquoi pas ce soir ?... interrompit Annah. Le pigeon saurait bien retrouver son pigeonnier même la nuit... n’est-il pas vrai, monsieur Zermatt ?...

– Cela n’est pas douteux, Annah. La vitesse de cet oiseau est si considérable, – une vingtaine de lieues à l’heure, dit-on, – que la distance qui nous sépare des montagnes pourrait être franchie par lui en quarante ou cinquante minutes !

– Si je guettais son retour jusqu’au matin ?... proposa la jeune fille.

– Eh ! fit Mme Zermatt, notre chère enfant est bien pressée d’avoir des nouvelles de son père...

– Et aussi de Jack et d’Ernest, madame Zermatt, ajouta Annah en l’embrassant.

– Ce qui est regrettable, fit observer Mme Wolston, c’est que cette chaîne ne soit pas visible du haut de Felsenheim. Peut-être, avec une longue-vue, aurions-nous déjà pu nous assurer si le pavillon flotte au sommet du pic...

– Regrettable, en effet, madame Wolston, répondit M. Zermatt. C’est pourquoi, si le pigeon n’est pas revenu dans la matinée de demain, j’ai l’intention de seller Leichtfus, et d’aller jusqu’à l’ermitage d’Eberfurt d’où l’on aperçoit la chaîne...

– C’est convenu, mon ami, dit Mme Zermatt, mais ne formons pas de projets prématurés, et puisqu’il est l’heure de dîner, allons nous mettre à table... Qui sait si, dès ce soir, avant que nous n’ayons regagné nos lits, ce pigeon ne sera pas revenu avec un petit mot d’Ernest...

– Eh ! répliqua M. Zermatt, ce n’est pas la première fois que nous aurons correspondu de la sorte !... Tu t’en souviens, Betsie, il y a longtemps déjà, lorsque nos fils nous ont envoyé des nouvelles de Waldegg, de Prospect-Hill et de Zuckertop, – de mauvaises nouvelles, par exemple, les dévastations de ces maudits singes et autres bêtes malfaisantes, – c’est par pigeon que nous les avons reçues... J’espère que, cette fois, le messager nous en apportera de meilleures...

– Le voici !... dit Annah, qui se leva d’un bond et courut à la fenêtre.

– Tu viens de le voir ?... demanda sa mère.

– Non... mais je l’ai entendu rentrer au pigeonnier... » répondit la jeune fille.

En effet, un bruit sec venait d’attirer son attention. C’était celui de la petite trappe qui se refermait à la base du pigeonnier, au-dessus de la bibliothèque.

M. Zermatt sortit aussitôt, suivi d’Annah, de Mme Zermatt et Mme Wolston. Arrivé au pied du pigeonnier, il appliqua une échelle contre la roche, y monta vivement, puis, après avoir regardé à l’intérieur :

« Il est revenu... dit-il.

– Prenez-le... prenez-le... monsieur Zermatt ! » répéta Annah tout impatiente.

Dès que le pigeon fut entre ses mains, elle mit un baiser sur sa petite tête bleuâtre, et, après avoir détaché le billet fixé à sa patte, elle l’embrassa une seconde fois. L’oiseau fut alors relâché et rentra dans sa logette, où l’attendait une poignée de graines.

Annah lut le billet d’Ernest à haute voix. Les quelques lignes qu’il contenait devaient rassurer sur le compte des absents et annonçaient la réussite de leur excursion. Chacun y trouvait quelque chose d’affectueux pour soi, et, on le sait, Annah en avait sa bonne part.

Avec l’heureuse pensée que le retour s’effectuerait en quarante-huit heures, M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille se retirèrent dans leurs chambres. On avait reçu le message, les nouvelles étaient excellentes, on remercia Dieu, et chacun dormit d’un tranquille sommeil jusqu’au lever du soleil.

Cette journée-là fut employée à des travaux de ménage. Il va de soi que, grâce à l’arrivée du pigeon, M. Zermatt avait renoncé à son projet de se rendre sur les hauteurs du défilé de Cluse. En admettant qu’une forte lunette eût permis d’apercevoir le pavillon qui flottait à la pointe du pic, cela n’eût rien appris de nouveau. Il n’y avait pas à douter que M. Wolston, Ernest et Jack ne fussent déjà en route pour Felsenheim.

Le jour suivant, il y eut, d’ailleurs, grosse besogne qui n’aurait pu être remise. Une bande de saumons vint s’engager dans l’embouchure du ruisseau des Chacals, dont ces poissons remontaient d’habitude le cours à cette époque de l’année. Certes, ce fut bien le cas de regretter les absents, et leurs bras firent grand défaut. Il en résulta que la pêche ne produisit pas tout ce qu’elle aurait pu produire.

Pendant l’après-midi, M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah abandonnèrent leur travail, traversèrent le pont de Famille, et se portèrent sur la route dans la direction de l’ermitage d’Eberfurt. M. Wolston, Ernest et Jack devaient avoir atteint le défilé de Cluse, et, en deux heures au plus, ils pouvaient franchir la distance qui séparait la métairie de Felsenheim.

Toutefois la journée s’avançait, et rien ne signalait leur approche, ni les aboiements des chiens qui eussent senti leurs maîtres, ni les coups de fusil que Jack ne manquerait pas de tirer pour annoncer son retour.

À six heures, le dîner était préparé – un dîner copieux et substantiel, de nature à satisfaire les plus formidables appétits. On attendit les excursionnistes et, comme ils n’arrivaient pas, personne n’eut la pensée de se mettre à table.

Une dernière fois, M. et Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah s’avancèrent d’un quart de lieue sur la route en amont du ruisseau des Chacals. Turc et Braun, qui les accompagnaient, restèrent tranquilles et muets, Dieu sait pourtant qu’ils se fussent dépensés en aboiements et gambades, si les deux frères n’eussent été qu’à quelques centaines de pas ! Il y eut lieu de rentrer à Felsenheim, non sans inquiétude, tout en se disant que le retard ne pouvait se prolonger. On se mit à table, tristement, l’oreille tendue vers le dehors, et c’est à peine si les uns ou les autres touchèrent à ces plats, dont les absents n’eussent certainement rien laissé.

« Voyons... un peu de calme... finit par dire M. Zermatt. Tâchons de ne point exagérer... Puisqu’il a fallu trois jours pour gagner la base de la montagne, pourquoi n’en faudrait-il pas autant pour revenir ?...

– Vous avez raison, monsieur Zermatt, répondit Annah, cependant le billet d’Ernest n’indique-t-il pas qu’il suffira de quarante-huit heures...

– J’en conviens, ma chère enfant, ajouta Mme Zermatt. Mais ce brave garçon a tant d’envie de nous revoir qu’il aura promis plus qu’il ne pouvait tenir... »

En somme, il n’y avait pas encore à se tourmenter sérieusement. M. Zermatt l’affirmait non sans justesse. Et cependant, cette nuit-là, aucun des hôtes de Felsenheim ne retrouva le tranquille sommeil de la nuit précédente.

Enfin, ce qui ne devait être, après tout, qu’appréhension, devint trouble et même angoisse le lendemain, 3 octobre, lorsque le soir fut arrivé. Ni M. Wolston, ni Ernest, ni Jack n’avaient paru. Un tel retard, n’était-ce pas inexplicable de la part de ces robustes et infatigables marcheurs ?... Conclure à quelque accident, cela s’imposait presque à l’esprit... D’obstacles, il n’avait pas dû s’en rencontrer plus au retour qu’à l’aller, et la route était connue... Est-ce donc qu’ils avaient décidé d’en suivre une autre plus difficile... plus longue ?...

« Non... non !... répétait Annah. S’ils avaient dû prendre un autre chemin, Ernest n’aurait pas annoncé qu’ils seraient ici dans les quarante-huit heures ! »

À cela que répondre ?... Betsie et Mme Wolston commençaient à perdre espoir. Annah ne retenait plus ses larmes, et qu’aurait pu dire M. Zermatt pour les consoler ?...

Il fut alors convenu que, si les absents n’étaient pas rentrés à Felsenheim le lendemain, on se rendrait à l’ermitage d’Eberfurt, leur retour devant nécessairement s’effectuer par le défilé de Cluse. En allant au-devant d’eux, on pourrait les embrasser deux heures plus tôt.

Le soir vint, la nuit s’écoula. De M. Wolston, d’Ernest et de Jack, aucune nouvelle ! Alors rien n’aurait pu retenir à Felsenheim ceux qui les y attendaient au milieu de mortelles angoisses et comment, à présent, pouvaient-elles être taxées d’exagération ?...

Les préparatifs furent rapidement faits dans la matinée. On attela le chariot, on y mit quelques provisions, tous y prirent place. L’attelage partit, précédé de Braun. Après avoir traversé le ruisseau des Chacals, il longea les bois et les champs qui bordaient la route d’Eberfurt, en marchant avec toute la vitesse possible.

Le chariot était arrivé à une lieue de là, près du ponceau jeté sur le canal de dérivation qui aboutissait au lac des Cygnes, lorsque M. Zermatt donna le signal d’arrêt.

Braun, dont les rapides aboiements redoublaient, s’était lancé en avant.

« Les voilà... les voilà ! » s’écria Mme Wolston.

En effet, à trois cents pas, au détour d’un bouquet d’arbres, deux hommes apparurent...

C’étaient M. Wolston et Ernest.

Où donc était Jack ?... Il ne pouvait être loin... à quelques portées de fusil en arrière sans doute...

Des cris de joie accueillirent M. Wolston et Ernest. Mais comme ils n’avaient pas fait un pas de plus, on courut vers eux.

« Et Jack ?... » demanda Mme Zermatt.

Ni Jack ni son chien Falb n’étaient là.

« Ce qu’est devenu notre pauvre Jack, nous ne le savons », dit M. Wolston.

Et voici ce que raconta M. Wolston, – un récit souvent interrompu par les sanglots de ses auditeurs.

La descente, depuis la pointe du pic jusqu’au pied de la chaîne, s’était effectuée en deux heures... Le premier arrivé, Jack abattit quelque gibier aux abords de la sapinière... On soupa devant la grotte, on laissa le feu allumé au dehors, on se retira au dedans... L’un veillait à l’ouverture, tandis que les deux autres dormaient à poings fermés...

La nuit ne fut troublée que par les hurlements lointains des bêtes fauves.

Le lendemain, M. Wolston et les deux frères se mirent en marche dès l’aube.

Du haut du pic, Ernest avait remarqué que la forêt semblait s’éclaircir vers l’est, et, sur sa proposition, tous trois se dirigèrent de ce côté. Le cheminement s’opérerait plus vite, et la route ne serait allongée que d’une lieue à peine entre la chaîne et la vallée de Grünthal.

À onze heures, on fit halte... Le déjeuner achevé, tous trois se dirigèrent au milieu de ces futaies moins serrées, où la circulation était plus facile.

Vers deux heures, un tumulte de lourds piétinements se fit entendre, et, en même temps, passèrent entre les arbres de souffles d’une sonorité claironnante...

Il n’y avait pas à s’y méprendre... Une troupe d’éléphants traversait la sapinière.

Une troupe ?... non... Seulement trois de ces pachydermes se montrèrent, dont deux énormes, le père et la mère, l’autre, un éléphanteau qui les suivait...

On ne l’a pas oublié, le plus vif désir de Jack avait toujours été de capturer un de ces animaux et de le domestiquer. Le hardi garçon voulut profiter de l’occasion qui s’offrait, et ce fut ce qui causa sa perte.

En prévision d’une attaque, M. Wolston, Ernest et Jack s’étaient mis sur la défensive, leurs armes en état, très peu rassurés, en somme, sur l’issue d’une lutte avec ces formidables bêtes.

Lorsque les trois éléphants furent arrivés au débouché de la clairière, ils s’arrêtèrent. De là, apercevant trois hommes, ils s’engagèrent vers la gauche, sans presser le pas, et s’enfoncèrent dans les profondeurs de la futaie.

Tout danger avait donc cessé, lorsque Jack, emporté par son irrésistible passion, disparut à la suite des éléphants, suivi de son chien Falb.

« Jack... Jack !... cria M. Wolston.

– Reviens... Jack... reviens !... » cria Ernest.

Ou l’imprudent n’entendit pas, ou – ce qui est plus probable – il ne voulut pas entendre.

Une fois encore on l’entrevit à travers les halliers, puis on le perdit de vue.

Très inquiets, M. Wolston et Ernest se jetèrent sur ses traces, et, en quelques instants, ils eurent atteint la clairière...

Elle était déserte...

À ce moment, le bruit de piétinement se reproduisit en cette direction, mais aucune détonation ne se fit entendre...

Jack n’avait-il pas encore voulu se servir de son fusil, ou ne l’avait-il pu ?

En tout cas, il serait difficile de le rejoindre, et il était impossible de retrouver l’empreinte de ses pas sur ce sol semé de branches mortes et de feuilles sèches...

Alors le tumulte se tut peu à peu dans l’éloignement, quelques branches qui s’étaient agitées redevinrent immobiles, et rien ne troubla plus le silence de la forêt.

M. Wolston et Ernest fouillèrent jusqu’au soir les alentours de la clairière, ils se glissèrent au plus épais des fourrés, ils appelèrent Jack de toutes leurs forces... Le malheureux avait-il été victime de son imprudence ?... N’avait-il pu éviter l’attaque des éléphants ?... Gisait-il, sans mouvement, sans vie, en quelque coin de l’obscure futaie ?...

Aucun cri, aucun appel ne retentit aux oreilles de M. Wolston et d’Ernest... Des coups de fusil, qu’ils tirèrent à plusieurs reprises, demeurèrent sans réponse...

La nuit faite, tous deux, épuisés de fatigue, accablés d’inquiétude, tombèrent au pied d’un arbre, écoutant toujours, cherchant à surprendre le moindre bruit. Ils avaient allumé un grand feu, avec l’espoir que Jack, se guidant sur les lueurs du foyer, pourrait les rejoindre, et ils ne fermèrent pas l’œil jusqu’au jour.

Et, pendant ces longues heures, des hurlements ne cessèrent d’indiquer la présence de fauves à une distance assez rapprochée. La pensée vint alors que, si Jack n’avait pas eu à se défendre contre les éléphants, il avait pu succomber dans une attaque plus dangereuse, contre des tigres, des lions, des pumas...

On ne pouvait l’abandonner cependant. Toute la journée suivante fut employée à rechercher ses traces à travers la sapinière. Ce fut peine inutile. M. Wolston et Ernest reconnurent bien, en relevant quelques pesantes foulées sur le sol, le passage des éléphants, des herbes piétinées, des basses branches rompues, des broussailles écrasées. Mais, de Jack, rien, ni aucun des objets dont il était porteur, ni son fusil ni son carnier... rien non plus indiquant qu’il eût été blessé... pas une trace de sang, pas une empreinte qui eût permis de se mettre sur sa piste.

Alors, après ces vaines tentatives, quelque déchirante que fût la pensée de revenir sans lui, il fallut prendre un parti. M. Wolston essaya de faire comprendre à Ernest que, dans l’intérêt même de son frère, il était indispensable de retourner à Felsenheim, d’où l’on reviendrait afin de recommencer ces recherches dans des conditions plus favorables...

Ernest n’aurait pas eu la force de discuter... il sentait bien que M. Wolston avait raison, et il le suivit presque inconscient de ce qu’il faisait...

Tous deux parcoururent une dernière fois cette portion de la sapinière qu’ils eurent franchie le soir même... Ils cheminèrent toute la nuit et toute la journée... Au matin, ils étaient arrivés à l’entrée du défilé de Cluse...

« Mon fils... mon pauvre fils !... » avait maintes fois répété Mme Zermatt.

Puis ces mots s’échappèrent encore de ses lèvres, lorsqu’elle retomba entre les bras de Mme Wolston et de sa fille, agenouillées près d’elle.

M. Zermatt et Ernest, abîmés dans leur douleur, ne pouvaient plus prononcer une parole.

« Voici ce qu’il faut faire sans perdre une heure », dit enfin M. Wolston d’un ton résolu.

M. Zermatt alla vers lui.

« Quoi ?... demanda-t-il.

– Nous allons regagner Felsenheim, et nous en repartirons aujourd’hui même pour retrouver les traces de Jack... J’ai bien réfléchi à tout cela, mon cher Zermatt, et je vous supplie d’adopter ma proposition... »

Oui ! on s’en rapporterait à M. Wolston. Lui seul avait conservé assez de sang-froid pour donner un sage conseil, et il n’y aurait qu’à le suivre aveuglément.

« C’est dans la partie de la forêt voisine du littoral que Jack a disparu, reprit-il. Donc, c’est de ce côté que nous devrons nous diriger tout d’abord, et par le plus court... Reprendre la route au-delà du défilé de Cluse, ce serait trop long !... Embarquons dans la pinasse... Le vent est favorable pour doubler le cap de l’Est, et, ensuite, la brise du large nous déhalera le long du littoral... En partant dès ce soir, nous atteindrons avant le jour l’embouchure de la rivière Montrose. nous la dépasserons, et nous irons relâcher sur la partie de la côte où s’appuie l’extrémité de la chaîne !... C’est dans cette direction, en traversant la sapinière, que Jack a disparu... À nous y rendre par mer, nous aurons gagné deux jours !... »

La proposition fut acceptée sans discussion. Puisqu’elle offrait l’avantage d’économiser le temps, il n’y avait pas à hésiter, si l’on voulait profiter du vent qui, en deux ou trois bordées, mettrait l’Élisabeth par le travers du cap de l’Est.

Les deux familles remontèrent donc dans le chariot, et l’attelage fut si vivement mené qu’il s’arrêta une heure et demie après à l’entrée de Felsenheim.

Le premier soin fut de mettre la pinasse en état de prendre immédiatement la mer en vue d’un voyage de plusieurs jours auquel se joindraient Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah. Elles eussent refusé de rester à Felsenheim, et M. Zermatt n’eut même pas la pensée de le leur proposer.

Dans l’après-midi, la nourriture des animaux étant assurée pour une semaine, la pinasse allait partir, lorsqu’un malheureux contretemps l’en empêcha.

Vers trois heures, le vent, qui avait molli, après avoir halé l’est, souffla bientôt en grande brise. Cependant, bien que la mer dût être forte dehors, l’Élisabeth n’aurait pas hésité à se risquer au-delà du cap de l’Est. Mais comment s’élever jusqu’à ce cap contre les violentes lames qui venaient du large ?... Rien que pour quitter son mouillage, elle aurait d’extrêmes difficultés, et dépasser l’îlot du Requin lui eût été sans doute impossible.

Ce fut désespérant !... Attendre, attendre, quand du moindre retard résulterait peut-être l’insuccès des recherches !... Et si ces vents contraires persistaient, si, dans la soirée, si, dans la nuit, l’état atmosphérique ne se modifiait pas, s’il empirait même...

« Eh bien ! dit M. Wolston en répondant à ces questions qui venaient à l’esprit de tous, ce que nous ne pourrons tenter par mer, nous le tenterons par terre... Le chariot au lieu de la pinasse !... Tenons-le prêt à reprendre la route d’Eberfurt. »

On fit les préparatifs en vue de cette éventualité. Si le voyage s’effectuait avec le chariot, il y aurait lieu de se diriger vers le sud-est, afin de contourner la sapinière. L’attelage n’aurait pu y pénétrer, du moins dans la partie que M. Wolston et Ernest avaient explorée en avant de la chaîne. Dès lors, on chercherait à gagner l’extrémité orientale de la futaie, c’est-à-dire le point où devrait accoster l’Élisabeth, si un changement de vent lui permettait d’appareiller. Par malheur, le retard serait d’au moins trente-six heures, mais comment l’éviter ?...

L’espoir d’un changement de temps ne se réalisa pas. La brise ne cessa de souffler du nord-est en fraîchissant toujours. Le soir venu, de grosses lames battaient les grèves de Felsenheim. La nuit menaçait d’être mauvaise, et, devant cet état de choses, le projet de navigation dut être abandonné.

M. Wolston fit donc décharger les provisions qui avaient été mises à bord, et on les transporta sur le chariot. En même temps, les derniers soins furent donnés aux deux buffles et à l’onagre en vue d’un départ dès l’aube.

Mme Zermatt faisait pitié, et ses lèvres ne s’entrouvraient que pour laisser échapper quelques mots :

« Mon fils... mon pauvre fils ! »

Tout à coup, vers huit heures, les chiens Turc et Braun commencèrent à montrer certains signes d’agitation. M. Wolston, qui les observait, fut très frappé en les voyant courir devant la galerie à travers l’enclos. Braun, surtout, ne pouvait tenir en place.

Deux minutes après, un aboiement lointain se fit assez distinctement entendre.

« C’est Falb !... » s’écria Ernest.

Falb... le chien de Jack !... Braun et Turc le reconnurent aussi, car ils lui répondirent à pleine voix.

M. et Mme Zermatt, Mme Wolston, Annah, tous s’élancèrent hors de la galerie...

Presque aussitôt, Jack apparaissait à la porte d’entrée et se précipitait dans les bras de sa mère.

« Oui... sauvé... s’écria-t-il, mais peut-être un grand danger nous menace-t-il !...

– Un danger ?... lequel ?... demanda M. Zermatt, en attirant son fils, en le serrant sur sa poitrine.

– Les sauvages... répondit Jack, des sauvages qui ont débarqué sur l’île ! »

Chapitre XVI.

Récit de Jack. – Perdu dans la forêt. – Les sauvages sur l’île. – Inquiétudes croissantes. – Le retard de la Licorne. – Trois semaines d’attente. – À la petite chapelle de Felsenheim. §

Les deux familles rentrèrent dans la salle à manger, le cœur débordant de joie, en dépit de la très inquiétante nouvelle apportée par Jack !... On ne songeait qu’à ceci : Jack était de retour !

Et pourtant aurait-on pu imaginer un événement plus grave !... Des sauvages fréquentaient la côte de la Nouvelle-Suisse !... Et, ainsi qu’il y eut lieu de le reconnaître, cette légère vapeur entrevue par M. Wolston, lorsque la pinasse avait quitté l’embouchure de la rivière Montrose, puis, lorsqu’il se trouvait à la cime du pic, c’était la fumée d’un campement établi sur cette partie du littoral...

Jack tombait d’inanition. Il dut d’abord se refaire des forces en prenant place à la table où tous s’étaient assis, et voici en quels termes il raconta ses aventures :

« Mes chers parents, je vous demande pardon du chagrin que je vous ai causé... je me suis laissé entraîner par l’envie de capturer un jeune éléphant... je n’ai écouté ni M. Wolston ni Ernest, qui me rappelaient, et c’est miracle que je sois revenu sain et sauf !... Mais mon imprudence aura eu cela de bon, du moins, qu’elle va nous permettre d’organiser une sérieuse défense pour le cas où ces sauvages s’avanceraient jusqu’à la Terre-Promise et découvriraient Felsenheim...

« Je m’étais donc enfoncé au plus épais de la sapinière à la poursuite des trois éléphants, sans trop savoir, je l’avoue, comment je parviendrais à m’emparer du plus petit. Le père et la mère marchaient tranquillement, s’ouvrant passage entre les buissons, et ne s’apercevaient pas que je les suivais. Il est vrai, je me dérobais du mieux possible à leur vue et j’allais, ne songeant guère à me demander en quelle direction ils m’entraînaient avec Falb, non moins fou que moi, ni comment s’effectuerait mon retour !... Une force irrésistible me poussait en avant, et je continuai ainsi de m’éloigner pendant plus de deux heures, cherchant en vain le moyen d’attirer l’éléphanteau à l’écart.

« En effet, si j’eusse essayé d’abattre le père et la mère, combien de balles m’aurait-il fallu user avant d’y parvenir, et le seul résultat n’eût-il pas été de mettre les deux bêtes en fureur... de les tourner contre moi ?...

« Cependant je m’enfonçai de plus en plus dans les profondeurs de la sapinière, ne tenant compte ni du temps écoulé, ni de la distance parcourue, ni des difficultés que j’aurais pour rejoindre M. Wolston et Ernest, ni – qu’ils ne m’en veuillent pas trop – de l’embarras où je les mettais s’ils se lançaient à ma recherche.

« J’estime que je dus faire ainsi deux grandes lieues vers l’est et pour rien... Peut-être alors le sentiment de la situation me revint-il ?... Cette sagesse me venait un peu tard ; mais, puisque les éléphants ne manifestaient point l’intention de s’arrêter, je me dis que le mieux serait de rebrousser chemin.

« Il était quatre heures environ. Autour de moi, la forêt était moins épaisse... les arbres s’espaçaient, ménageant entre eux de larges clairières. Et, pour le noter en passant, mon opinion est qu’il convient de se diriger franchement vers le sud-est, lorsqu’il s’agit d’atteindre le pic Jean-Zermatt...

– Oui... le billet d’Ernest nous l’a appris... vous lui avez donné mon nom... dit M. Zermatt.

– Père, répondit Ernest, c’est sur la proposition de M. Wolston que nous l’avons fait...

– N’est-il pas naturel, mon ami, ajouta M. Wolston, que le plus haut sommet de la Nouvelle-Suisse ait reçu le nom du chef de la famille ?...

– Va donc pour le pic Jean-Zermatt, répondit M. Zermatt, en serrant la main de M. Wolston. Mais que Jack continue son récit et nous parle des sauvages...

– Ils ne sont pas loin... affirma Jack.

– Pas loin ?... s’écria Mme Wolston.

– Dans mon histoire... dans mon histoire, chère mère, car, en réalité, ils doivent encore être éloignés de Felsenheim d’une bonne dizaine de lieues. »

Cette réponse était rassurante dans une certaine mesure, et Jack reprit en ces termes :

« Je me trouvais alors devant une assez vaste éclaircie de la sapinière, et j’allais faire halte, bien résolu à ne pas aller au-delà, lorsque les éléphants s’arrêtèrent également. Aussitôt je retins Falb qui voulait s’élancer sur eux.

« Était-ce donc là, en cette partie de la futaie, que ces animaux gîtaient d’habitude ? Justement en cet endroit, un rio coulait entre les hautes herbes... Les miens... – je dis les miens ! – commencèrent à s’y désaltérer en puisant l’eau avec leurs trompes.

« Que voulez-vous, lorsque je les vis immobiles et sans défiance, mes instincts reprirent le dessus... Une irrésistible envie me vint d’isoler le petit, après avoir abattu les deux autres, dusse-je brûler jusqu’à ma dernière cartouche... D’ailleurs peut-être suffirait-il de deux balles, si elles frappaient au bon endroit, et quel est le chasseur qui ne croit pas aux coups heureux ?... Quant à la question de capturer l’éléphanteau, après la mort du mâle et de la femelle, quant à me demander comment je parviendrais à le conduire à Felsenheim, je n’y songeais même pas... J’armai mon fusil qui était chargé à balles... Une double détonation retentit, et, si les éléphants furent touchés ce ne fut pas grièvement, paraît-il, car ils se contentèrent de secouer leurs oreilles, et de se verser une dernière gorgée d’eau dans le gosier...

« Bref, ils ne se détournèrent même pas pour voir de quel côté le coup était parti, et ne s’inquiétèrent aucunement des aboiements de Falb... Avant que j’eusse pu tirer une seconde fois, ils s’étaient remis en marche, et, cette fois, d’un pas si rapide, presque le galop d’un cheval, que je dus renoncer à les suivre...

« Pendant une minute, ces masses se montrèrent entre les arbres, par-dessus les broussailles, leurs trompes redressées brisant les basses branches, puis ils disparurent.

« Il s’agissait, à présent, de revenir sur mes pas, et, tout d’abord, de déterminer quelle direction il convenait de prendre. Le soleil déclinait rapidement, et l’obscurité ne tarderait pas à envelopper la sapinière. Qu’il fallût marcher vers le couchant, cela allait de soi, mais que ce fût plutôt à gauche qu’à droite, rien ne pouvait me l’indiquer... Je n’avais point la boussole d’Ernest ni cette sorte de sens de l’orientation dont il est doué... comme un véritable Chinois... Donc, grand embarras...

« Enfin peut-être ne me serait-il pas impossible de découvrir quelques traces de mon passage, ou plutôt celles des éléphants. Il est vrai, ce qui devait rendre cette reconnaissance très difficile, c’est que la forêt s’assombrissait peu à peu. D’ailleurs, de nombreuses foulées se croisaient de toutes parts. En outre, j’entendais au loin certains appels de clairon, et, sans doute, c’était sur les bords de ce ruisseau que le troupeau des éléphants se réunissait chaque soir.

« Je compris que je ne parviendrais point à retrouver mon chemin avant le retour du soleil, et Falb lui-même, malgré son instinct, ne s’y reconnaissait plus.

« Pendant une heure, j’errai ainsi au hasard, ne sachant pas si je me rapprochais du littoral ou si je m’en éloignais... Oh ! chère mère, crois-le bien, je me blâmais de mon imprudence, et, ce qui me causait grande peine, c’était de penser que M. Wolston et Ernest, n’ayant pu se résoudre à m’abandonner, me cherchaient en vain !... Ce serait moi qui aurais retardé leur rentrée à Felsenheim, et que penseriez-vous de ce retard ?... Quelles inquiétudes vous éprouveriez, en ne nous voyant pas revenir dans les délais indiqués par le billet d’Ernest ?... Enfin il y aurait encore de nouvelles fatigues pour M. Wolston et lui, et tout cela par ma faute...

– Oui... ta faute, mon enfant, dit M. Zermatt, et si tu n’avais pas songé à toi, en les quittant, tu aurais dû songer à eux... et à nous...

– C’est entendu, répondit Mme Zermatt en embrassant son fils, il a commis une grosse imprudence... elle aurait pu lui coûter la vie... Mais puisqu’il est là, pardonnons-lui...

– J’arrive maintenant, reprit Jack, à la partie de mes aventures, où la situation s’est aggravée.

« Certainement, jusqu’alors, je n’avais couru aucun danger sérieux... Avec mon fusil, j’étais certain de pourvoir à ma nourriture, dusse-je mettre une semaine à retrouver le chemin de Felsenheim... Rien qu’en suivant la côte, j’y serais arrivé tôt ou tard... Quant aux fauves, qui doivent être nombreux dans cette partie de l’île, j’espérais, en cas d’attaque, avoir raison des plus redoutables, comme cela s’est fait en mainte occasion déjà...

« Non !... ce qui m’irritait contre moi-même, c’était de penser que M. Wolston et Ernest se désespéraient à chercher inutilement ma piste... Ils devaient, selon moi, avoir pris direction à travers cette portion orientale de la forêt qui était moins épaisse... En ce cas, il se pouvait qu’ils ne fussent point éloignés de l’endroit où je venais de m’arrêter... Le pire, c’est que la nuit ne tarderait pas à se faire. Je pensai alors que le mieux serait de camper à cette place, puis d’y allumer un feu, d’abord parce que M. Wolston et Ernest pourraient l’apercevoir, ensuite parce que sa clarté servirait à éloigner les animaux dont les hurlements retentissaient dans le voisinage...

« Mais, auparavant, j’appelai à plusieurs reprises, en me tournant en tous les sens...

« Aucune réponse.

« Restait la ressource de tirer quelques coups de fusil, et je le fis par deux fois...

« Aucune détonation ne me répondit.

« Toutefois, il me sembla entendre, sur la droite, une sorte de glissement qui se produisait entre les herbes... J’écoutais et fus sur le point de crier... Mais la réflexion me vint que ce n’étaient ni M. Wolston ni mon frère qui venaient de ce côté... Ils m’eussent appelé, et nous aurions été déjà dans les bras les uns des autres.

« Il y avait donc là des animaux qui s’approchaient... des carnassiers... peut-être quelque serpent...

« Je n’eus pas le temps de me mettre sur la défensive... Quatre corps surgirent dans l’ombre... quatre créatures humaines... non des singes, comme je le crus au premier instant... En bondissant sur moi, ils vociféraient en une langue que je ne pouvais comprendre, et il ne fut que trop certain que j’avais affaire à des sauvages.

« Des sauvages sur notre île !... En un instant, je fus renversé, et je sentis deux genoux s’appuyer sur ma poitrine... Puis, on me lia les mains, on me fit relever, on me tint par les épaules, on me poussa en avant, et il me fallut marcher d’un pas rapide.

« Un de ces hommes s’était emparé de mon fusil, l’autre de ma gibecière... Il ne semblait pas qu’on en voulût à ma vie... à cette heure du moins...

« Toute la nuit, nous allâmes ainsi... En quelle direction, je ne parvenais pas à m’en rendre compte... Ce que je remarquai seulement, c’est que la futaie s’éclaircissait de plus en plus... La lumière de la lune arrivait jusqu’au sol, et, assurément, nous devions nous rapprocher de la côte...

« Ah ! je ne songeais guère à moi, mes chers parents, mes chers amis !... Je songeais à vous, aux dangers qui résultaient de la présence de ces naturels sur notre île !... Ils n’auraient qu’à remonter le littoral jusqu’à la rivière Montrose et à la franchir pour atteindre le cap de l’Est, et redescendre à Felsenheim !... S’ils y arrivaient avant que la Licorne fût de retour, vous ne seriez pas en force pour les repousser !...

– Mais ne viens-tu pas de dire, Jack, demanda M. Zermatt, que ces sauvages devaient être fort éloignés de la Terre-Promise ?...

– En effet, mon père, à cinq ou six lieues dans le sud de la Montrose... donc à une dizaine d’ici...

– Eh bien, avant quinze jours, avant huit peut-être, la Licorne sera mouillée dans la baie du Salut, fit observer M. Zermatt, et nous n’aurons plus rien à craindre... Mais achève ton récit. »

Jack continua en ces termes :

« Ce fut dans la matinée seulement, après une longue étape, sans avoir pris un instant de repos, que nous arrivâmes aux falaises qui dominent la côte.

« Au pied était établi un campement occupé par une centaine de ces coquins d’un noir d’ébène... rien que des hommes à demi nus, blottis dans les grottes creusées au bas de la falaise... C’étaient des pêcheurs, – je l’imaginai, du moins, – qui avaient dû être entraînés vers notre île par les vents d’est, et dont les pirogues étaient tirées sur le sable... Tous accoururent au-devant de moi... Ils me considéraient avec autant de surprise que de curiosité, comme si c’était la première fois qu’ils voyaient un homme blanc... D’ailleurs, il n’y a pas à s’en étonner, puisque les navires d’Europe ne traversent guère cette partie de l’océan Indien.

« Au surplus, après m’avoir examiné de très près, ils reprirent l’indifférence qui leur est naturelle... Je ne fus pas maltraité... On me donna quelques poissons grillés que je mangeai avidement, car je mourais de faim, et je calmai ma soif avec l’eau d’un rio qui descendait de la falaise.

« J’éprouvai une certaine satisfaction en voyant que mon fusil, dont ces sauvages ne connaissaient pas l’usage, et ma gibecière qu’ils avaient laissée intacte, avaient été déposés au pied d’une roche... Aussi, je me promis bien, si l’occasion s’en présentait, de régaler ces moricauds de quelques coups de feu... Une circonstance inattendue ne devait pas tarder à changer la situation.

« Vers neuf heures du soir, sur la lisière de la forêt, qui confinait aux falaises, se produisit un grand tumulte qui eut bientôt jeté l’épouvante parmi les naturels... Et quelle fut ma surprise en reconnaissant que ce tumulte était dû à l’arrivée d’une troupe d’éléphants, – une trentaine à tout le moins, – qui suivaient d’un pas tranquille le lit du rio vers la plage.

« Oui ! ce fut de l’épouvante !... Il n’était pas douteux que les sauvages se trouvaient pour la première fois en présence de ces énormes animaux... des bêtes avec des nez d’une longueur... et une sorte de main au bout...

« Et lorsque les trompes se relevèrent, se recourbèrent, s’entrechoquèrent, lorsqu’il s’en échappa des éclats de trompette, il y eut un sauve-qui-peut général... Les uns détalèrent à travers les roches, les autres essayèrent de remettre à flot leurs pirogues, tandis que les éléphants assistaient bonassement à toute cette débandade...

« Moi, je ne vis là qu’une occasion dont il y avait urgence à profiter, et, sans demander mon reste, sans chercher à savoir ce qu’il adviendrait de cette rencontre entre les éléphants et les naturels, je courus vers la falaise, je remontai le ravin, et je me lançai sous bois, où je rencontrai mon brave Falb qui errait en m’attendant... Il va de soi que je m’étais emparé de mon fusil et de ma gibecière, qui devaient m’être de première utilité.

« Je marchai toute la nuit, toute la journée suivante, chassant pour vivre, ne m’arrêtant que pour préparer et dévorer mon gibier, et c’est après vingt-quatre heures que j’atteignis la rive droite de la rivière Montrose, non loin du barrage...

« Alors je savais où j’étais... je descendis jusqu’au ruisseau dont mon père et moi nous avions remonté le cours... Il y eut des plaines et des bois à franchir dans la direction de la vallée de Grünthal, où j’arrivai aujourd’hui même dans l’après-midi... Je passai le défilé de Cluse, et quel eût été mon chagrin, mes chers parents, mes chers amis, si vous eussiez été déjà partis à ma recherche en suivant le littoral... si je ne vous avais pas retrouvés à Felsenheim ! »

Tel fut le récit assez circonstancié que fit Jack, – récit qui avait provoqué deux ou trois interruptions, dont il convenait de tenir compte.

Et, d’abord, quels étaient ces naturels ?... D’où venaient-ils ?... Évidemment de la côte occidentale de l’Australie, la plus rapprochée en ces parages, – à moins qu’il n’existât quelque groupe d’îles aussi inconnues en cette portion de l’océan Indien que l’était la Nouvelle-Suisse avant l’arrivée de la corvette anglaise... Si ces sauvages étaient des Australiens, s’ils appartenaient à cette race placée au dernier degré de l’échelle humaine, on s’expliquait difficilement qu’ils eussent accompli une traversée de trois cents lieues à bord de leurs pirogues... Il se pouvait, toutefois, que des mauvais temps les eussent entraînés à une telle distance...

Et, maintenant ils avaient rencontré Jack, ils savaient que l’île était habitée par des hommes d’une autre race que la leur... Que feraient-ils ?... Devait-on craindre que leurs pirogues ne reprissent la mer en longeant le littoral, qu’ils finissent par découvrir la baie du Salut et la demeure de Felsenheim ?...

Il est vrai, l’arrivée de la Licorne ne devait plus tarder... Dans une ou deux semaines au plus tard, ses canons se feraient entendre... Et, lorsqu’elle serait mouillée à quelques encablures, aucun danger à redouter...

En effet, à cette date du 5 octobre, près d’un an s’était écoulé depuis le départ de la corvette. Or, il avait été convenu que son absence ne se prolongerait pas au-delà d’une année. Aussi, chaque jour, s’attendait-on à la voir apparaître au large, et la batterie de l’îlot du Requin se tenait prête à répondre aux saluts que le lieutenant Littlestone adresserait au pavillon arboré sur la pointe du pic Zermatt.

Il semblait donc que des préparatifs de défense contre une attaque des sauvages ne s’imposaient pas immédiatement. Il se pouvait, en outre, que, dans cet effroi causé par la vue des éléphants, ils se fussent rembarqués, afin de regagner la côte australienne ou toute autre île de ces parages. Dans ces conditions, il n’y avait rien à changer aux habitudes des deux familles, et on se contenterait de surveiller la mer au large de Felsenheim.

Aussi, dès le lendemain, après cette alerte de quelques jours, les travaux furent-ils repris, et particulièrement ceux qui allaient achever la chapelle.

Tout le monde se mit à l’œuvre. Il importait qu’elle fût prête pour l’arrivée de la Licorne. Les quatre murs s’élevaient déjà à la hauteur du toit, et, au fond, une baie circulaire éclairait le chevet. M. Wolston s’occupa d’installer la charpente, et elle fut recouverte de bambous que les plus violentes averses ne pourraient percer. Quant à l’intérieur de la chapelle, Mme Zermatt, Mme Wolston et Annah s’étaient chargées de l’orner comme il convenait, et on pouvait s’en fier à leur bon goût.

Ces occupations se continuèrent jusqu’au 15 octobre, date à laquelle avait été fixé le retour de la Licorne. Étant donnée la longueur de la traversée, si cette date variait de huit ou quinze jours, il n’y aurait pas lieu d’en concevoir quelque inquiétude. De l’impatience, oui ! mais rien que de l’impatience ! Et, il faut l’avouer, elle ne fit que grandir à Felsenheim.

Vint le 19, et aucune détonation n’avait signalé la corvette. Aussi, Jack, montant l’onagre, se rendit-il à Prospect-Hill, puis de là au cap de l’Espoir-Trompé.

Il en fut pour son déplacement. La mer était déserte jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Cette excursion, renouvelée le 27, ne donna aucun résultat...

Alors, – qu’on ne s’en étonne pas, – l’inquiétude commença de se substituer à l’impatience.

« Voyons... voyons... répétait M. Zermatt, qui voulait rassurer son petit monde, quinze jours, trois semaines même, ne constituent pas un retard sérieux...

– D’ailleurs, ajoutait M. Wolston, sommes-nous certains que la Licorne ait pu quitter l’Angleterre à l’époque convenue ?...

– Cependant, remarqua assez ingénument Mme Zermatt, l’Amirauté devait avoir hâte de prendre possession de sa nouvelle colonie... »

Et M. Wolston de sourire à cette pensée que l’Amirauté pût jamais être pressée de faire quelque chose !

Néanmoins, tout en observant la mer du côté du cap de l’Espoir-Trompé, on ne négligeait pas de l’observer aussi du côté du cap de l’Est. Plusieurs fois par jour, les longues-vues étaient braquées dans la direction de la baie des Éléphants, – nom qui fut attribué à cette partie de la côte où campaient les sauvages.

Mais, jusqu’alors, aucune pirogue n’avait été aperçue. Si les naturels n’avaient point remis à la voile, il semblait, tout au moins, qu’ils ne s’étaient pas avisés de quitter leur campement. D’ailleurs, si, contrairement à tout espoir, ils se montraient à la pointe du cap de l’Est et se dirigeaient vers la baie du Salut, ne serait-il pas possible de les arrêter avec la batterie de l’îlot du Requin et les pièces établies sur les hauteurs de Felsenheim ?... Dans tous les cas, mieux valait avoir à se défendre contre eux du côté de la mer que du côté de la terre. Et le plus grand danger était qu’ils vinssent de l’intérieur, après avoir forcé le défilé de Cluse.

En effet, l’envahissement d’une centaine de ces noirs, l’assaut qu’ils eussent donné à Felsenheim, n’auraient probablement pas pu être repoussés. Peut-être alors eût-il fallu se réfugier sur l’îlot du Requin, où la résistance pourrait être maintenue jusqu’à l’arrivée de la corvette anglaise.

Et la Licorne qui n’apparaissait pas, et la fin d’octobre qui approchait. Chaque matin, M. Zermatt, Ernest, Jack, s’attendaient à être réveillés par quelques salves d’artillerie. Le temps était superbe. Les transparentes brumes de l’horizon se fondaient dès le lever du soleil. Aussi loin que la vue pût s’étendre au large, les regards cherchaient la Licorne...

Le 7 novembre, après une excursion à Prospect-Hill à laquelle tous prirent part, il fallut bien reconnaître que pas une voile ne passait au large de la baie... En vain le regard parcourut-il l’horizon à l’ouest, à l’est, au nord !... N’était-ce pas du côté du cap de l’Espoir-Trompé qu’on attendait la réalisation des plus vifs désirs, et du côté du cap de l’Est que pouvait venir le désastre ?...

Aussi tous demeurèrent-ils silencieux, au sommet de la colline, sous l’empire d’un sentiment où se mélangeaient la crainte et l’espérance.

Chapitre XVII.

La chaloupe encalminée. – Abandonnés depuis huit jours. – Ce que se disent le capitaine Harry Gould et le bosseman John Block. – Une trouée dans les brumes du sud. – Un cri : « Terre... terre ! » §

Il faisait nuit, – très noire. À peine eût-on distingué le ciel de l’eau. De ce ciel chargé de nuages bas, lourds, écrasés, déchirés, s’échappait parfois un éclair que suivaient des roulements étouffés, comme si l’espace eût été impropre à reproduire les sons. À ces rares intervalles, l’horizon s’illuminait un instant, toujours désert, toujours lugubre. Nulle lame ne déferlait à la surface de la mer. Rien que le balancement régulier et monotone de la houle avec les rides d’un clapotis qui scintillait alors. Aucun souffle ne passait au-dessus de cette immense plaine océanique, pas même l’haleine chaude des orages. Mais tant de fluide électrique s’était emmagasiné dans l’espace qu’il se déchargeait en lueurs phosphorescentes, accrochant des langues du feu Saint-Elme aux agrès de l’embarcation. Bien que le soleil fût couché depuis quatre ou cinq heures, la chaleur dévorante du jour se maintenait à son maximum d’intensité.

Deux hommes causaient à voix basse, à l’arrière d’une grande chaloupe, pontée jusqu’au pied du mât. Sa misaine et son foc battaient aux monotones secousses du roulis.

L’un de ces hommes, tenant la barre sous son bras, essayait d’éviter les brutales embardées qui se produisaient d’un bord à l’autre. C’était un marin, âgé d’une quarantaine d’années, trapu et vigoureux, corps de fer sur lequel ni la fatigue ni les privations ni surtout le découragement n’avaient jamais eu prise. De nationalité anglaise, ce bosseman s’appelait Block, – John Block.

L’autre, plus jeune, – il comptait à peine dix-huit ans, – ne semblait pas appartenir à la catégorie des gens de mer.

Au fond de la chaloupe, sous le tillac ou sous les bancs, n’ayant plus la force de manier les avirons, étaient couchées un certain nombre de créatures humaines, parmi elles, un enfant de cinq ans, – un pauvre petit, dont les gémissements se faisaient entendre, et que sa mère essayait de calmer par de vagues paroles entrecoupées de baisers.

À l’avant du mât, sur le tillac, près de l’étai de foc, deux personnes, immobiles, silencieuses, la main dans la main, s’abandonnaient aux plus tristes réflexions, et si profonde était l’obscurité qu’elles ne pouvaient s’entrevoir qu’à la lueur des éclairs.

Du fond de l’embarcation s’élevait quelquefois une tête qui se rabaissait aussitôt.

À ce moment, voici ce que le bosseman dit au jeune homme étendu près de lui :

« Non... non... j’ai observé l’horizon au coucher du soleil... il n’y avait en vue aucune terre, aucune voile... Mais ce que je n’ai pas aperçu ce soir se montrera peut-être au jour levant...

– Il faut pourtant, bosseman, répondit son compagnon, que nous ayons atterri quelque part avant quarante-huit heures, ou le dernier de nous aura succombé...

– D’accord... d’accord... il est nécessaire que la terre apparaisse... déclara John Block. C’est même pour donner asile aux braves gens que sont faits les continents et les îles, et l’on finit toujours par accoster.

– À la condition, bosseman, que le vent vous y aide...

– Il n’a même été inventé que pour cela, répliqua John Block. Aujourd’hui, par malheur, il était occupé autre part, dans le fond de l’Atlantique ou du Pacifique, car il n’en a pas soufflé de quoi remplir mon bonnet !... Oui ! mieux vaudrait une bonne tempête, qui nous pousserait du bon côté...

– Ou qui nous engloutirait, Block...

– Pas de ça... non... pas de ça !... De toutes les façons de terminer la chose, ce serait la plus mauvaise...

– Qui sait, bosseman ?... »

Les deux hommes restèrent quelques minutes sans échanger une parole. On n’entendait qu’un léger clapotis sur les flancs de l’embarcation.

« Et notre capitaine ?... reprit le plus jeune.

– Harry Gould, le digne homme, il ne va pas bien... répondit John Block. Comme ces coquins l’ont arrangé !... Et cette blessure à la tête qui lui fait pousser des cris de douleur !... Et, quand j’y songe, c’est un officier dans lequel il avait toute confiance qui a excité ces malheureux !... Non ! un beau matin, ou dans l’après-midi, ou encore au coucher du soleil, si ce gueux de Borupt ne va pas grimacer sa dernière grimace au bout d’une vergue...

– Le misérable... le misérable !... répéta le jeune homme, dont les poings se crispaient d’indignation. Mais le pauvre Harry Gould... c’est vous, Block, qui l’avez pansé ce soir...

– Justement, et lorsque je l’ai rentré sous le tillac, après avoir mis des compresses d’eau sur sa tête, il a pu me parler... Oh ! d’une voix si faible !... « Merci, Block, merci », m’a-t-il dit, comme si j’avais besoin de ses remerciements !... « Et la terre... la terre ?... » a-t-il demandé... – « Soyez certain, mon capitaine, ai-je affirmé, qu’elle est quelque part, et peut-être pas très loin !... » Il m’a regardé, et ses yeux se sont fermés... »

Puis le bosseman de murmurer à part :

« La terre... la terre !... Ah !... Borupt et ses complices savaient bien ce qu’ils faisaient !... Pendant tout le temps que nous avons été tenus à fond de cale, ils ont changé la route... ils s’en sont éloignés de quelques centaines de lieues avant de nous abandonner dans cette chaloupe... au milieu de parages où il ne passe guère de navires, sans doute... »

Le jeune homme venait de se relever, le corps penché, l’oreille tournée du côté de bâbord.

« Vous n’avez rien entendu, Block ?... demanda-t-il.

– Rien... rien... répondit le bosseman, et la houle ne fait pas plus de bruit que si on lui eût filé de l’huile ! »

Le jeune homme n’ajouta pas un mot et se rassit, les deux bras ramenés sur sa poitrine.

En cet instant, un des passagers reprit place sur un des bancs, et, après un geste de désespoir, il s’écria :

« Oui, c’est à désirer que cette chaloupe soit défoncée d’un coup de mer... qu’elle nous engloutisse tous avec elle plutôt que d’être livrés aux horreurs de la faim !... Demain, nous aurons épuisé nos dernières provisions !... Il ne nous restera plus rien...

– Demain... c’est demain, monsieur Wolston... répliqua le bosseman. Si la chaloupe chavirait, il n’y aurait plus de demain... et tant qu’il y a demain...

– John Block a bien parlé, répondit son jeune compagnon... Il ne faut pas désespérer, James !... Quelques dangers qui nous menacent, nos jours appartiennent à Dieu, qui seul en dispose comme il lui convient... Sa main est dans tout ce qui arrive, et il ne nous est pas permis de dire qu’il l’a retirée de nous...

– Oui... murmura James en baissant la tête, mais on n’est pas toujours maître... »

À ce moment, un autre passager, âgé d’une trentaine d’années, – celui qui se tenait à l’avant de l’embarcation, – s’approcha de John Block et dit :

« Bosseman, depuis que notre infortuné capitaine a été embarqué avec nous dans cette chaloupe... et voilà huit jours déjà... c’est vous qui le remplacez... Notre salut est donc entre vos mains... Avez-vous quelque espoir ?...

– Si j’en ai ! répondit John Block. Oui... je vous assure !... J’espère que ces satanés calmes ne tarderont pas à prendre fin, et que le vent nous conduira à bon port...

– À bon port ?... reprit le passager en cherchant à percer du regard cette nuit profonde.

– Eh ! que diable ! affirma John Block, il y en a un quelque part !... Il ne s’agit que de mettre le cap dessus, avec vent sous vergues !... Bon Dieu ! si j’était le Créateur, comme je ferais pointer autour de nous quelques demi-douzaines d’îles à notre convenance !

– Nous ne lui en demandons pas tant, bosseman... répondit le passager qui ne put s’empêcher de sourire à cette réflexion.

– En effet, répliqua John Block, qu’il pousse notre chaloupe vers une de celles qui existent déjà, cela suffira, et il n’est pas nécessaire qu’il fabrique des îles exprès, quoique, à vrai dire, il s’en montre avare dans ces parages !...

– Mais où sommes-nous ?...

– Je ne saurais le dire, même à quelques centaines de lieues près, répliqua John Block. Huit jours... huit longs jours, nous sommes restés renfermés dans la cale sans avoir pu observer quelle route suivait le navire, s’il allait au sud ou au nord... Dans tous les cas, il devait venter ferme, et la mer n’épargnait pas les coups de roulis et de tangage !

– Je le crois, John Block, et nous devons avoir fait longue route, il est vrai... en quelle direction ?...

– De cela je ne puis rien savoir, déclara le bosseman. Le trois-mâts a-t-il été emporté vers les régions du Pacifique, au lieu de remonter vers la mer des Indes ?... Le jour de la rébellion, nous étions par le travers de Madagascar... Mais, depuis, comme le vent a toujours soufflé de l’ouest, qui sait s’il ne nous a pas entraînés à des centaines de lieues de là, du côté des îles Saint-Paul et Amsterdam...

– Où ne se rencontrent que des sauvages de la pire espèce... repartit James Wolston. Après tout, ceux qui nous ont abandonnés ne valent pas mieux...

– Ce qui est certain, affirma John Block, c’est que ce misérable Borupt a dû changer la direction du Flag et s’aventurer vers les mers où il pourra plus facilement échapper au châtiment, y exercer le métier de pirate avec ses compagnons !... Je pense donc que nous étions déjà loin de notre itinéraire, lorsque cette chaloupe a été laissée en dérive... Mais, au moins, qu’il se rencontre une île sur ces parages... une île déserte... peu importe !... Avec la chasse, avec la pêche, on se nourrirait... on s’abriterait dans quelque caverne... Pourquoi ne ferions-nous pas de cette île ce que les naufragés du Landlord ont fait de la Nouvelle-Suisse ?... Avec de bons bras... de l’intelligence... du courage...

– Sans doute, répondit James Wolston, mais le Landlord n’a pas manqué à ses passagers... Ils ont pu sauver sa cargaison... tandis que nous n’aurons jamais rien de la cargaison du Flag ! »

La conversation fut interrompue. Une voix, empreinte de douleur, venait de se faire entendre, et ces mots étaient prononcés :

« À boire... à boire !

– C’est Harry Gould ! s’écria l’un des passagers... La fièvre le dévore... Heureusement, l’eau ne manque pas... et...

– Cela me regarde, dit le bosseman. Que l’un de vous prenne la barre... Je sais où est le bidon, et quelques gorgées procureront un soulagement à notre capitaine. »

Aussitôt, quittant le banc d’arrière, John Block se dirigea vers l’avant de la chaloupe.

Les trois autres passagers demeurèrent silencieux en attendant le retour du bosseman.

Après une absence de deux à trois minutes, John Block vint reprendre sa place.

« Eh bien ?... lui demanda-t-on.

– J’avais été devancé, répondit John Block. Un de nos bons anges était déjà auprès du malade... lui versait un peu d’eau fraîche entre les lèvres... et baignait son front trempé de sueur... M. Gould avait-il sa connaissance, je ne sais... oui et non... C’était comme du délire... Il parlait de la terre. « La terre, elle devrait être là ! » répétait-il, et sa main vacillait comme la flamme d’un grand mât, lorsqu’elle tourne à tous les vents. Je lui ai répondu : « Oui, mon capitaine, oui !... La terre est quelque part !... Nous l’accosterons bientôt !... Je la sens... dans le nord ! » Et c’est que c’est vrai... Nous autres, vieux marins, nous sentons ces choses-là... Et j’ai ajouté : « Ne craignez rien, mon capitaine, tout va bien !... Nous avons une solide chaloupe, et je la tiendrai en bonne route !... Il doit y avoir par ici des îles à n’en savoir que faire !... L’embarras du choix !... Nous en trouverons une à notre convenance, – une île habitée qui nous accueillera et d’où nous serons rapatriés !... » Il m’entendait, le pauvre homme, j’en suis sûr, et lorsque j’approchai le fanal de sa figure, il m’a souri... quel sourire triste !... et au bon ange aussi !... Puis, ses yeux se sont refermés, et il n’a pas tardé à s’assoupir !... Quant à moi, j’ai peut-être fait de gros mensonges en lui parlant de la terre comme si elle était à quelques milles de nous !... – Est-ce que j’ai eu tort ?...

– Non, John Block, répondit le plus jeune des passagers, et ce sont des mensonges que Dieu permet... »

L’entretien finit là, le silence ne fut plus troublé que par les battements de la voile contre le mât, lorsque la chaloupe roulait d’un bord sur l’autre. La plupart de ceux qu’elle portait, écrasés de fatigue, affaiblis par les privations, oubliaient dans un lourd sommeil les menaces de l’avenir.

Et pouvait-on appeler avenir ce qui se réduisait peut-être à quelques jours ? Si ces malheureux avaient de quoi étancher leur soif, ils ne sauraient plus, les jours suivants, comment apaiser leur faim... Des quelques livres de viande salée jetées au fond de la chaloupe au moment de la séparation, il ne restait rien... Ils en étaient réduits à un sac de biscuit de mer, pour onze personnes... Et comment faire, si le calme continuait !... Or, depuis quarante-huit heures, pas un souffle de brise n’avait traversé cette étouffante atmosphère, pas même une de ces risées intermittentes qui ressemblent aux derniers soupirs d’un agonisant !... C’était donc, à bref délai, la mort par la faim.

À cette époque, la navigation à vapeur n’existait pas encore. Il était donc probable que, faute de vent, aucun navire n’apparaîtrait sur ces parages, et, faute de vent, la chaloupe ne pourrait arriver en vue d’une terre quelconque, île ou continent.

Il fallait en vérité avoir une absolue confiance en Dieu pour résister au désespoir, ou posséder cette inaltérable philosophie du bosseman, qui consistait à ne voir les choses que par leur bon côté. Et l’on eût pu l’entendre se répéter à lui-même :

« Je sais bien... un moment viendra où le dernier biscuit aura été mangé... mais tant qu’on a gardé un estomac, il ne faut pas trop se plaindre, n’eût-on rien à mettre dedans !... Ah ! si l’on n’avait plus d’estomac, eût-on de quoi le remplir, voilà qui serait véritablement grave ! »

Tandis que John Block était à la barre, les passagers avaient repris leur place entre les bancs. Ils ne prononçaient plus une parole. Les gémissements de l’enfant, les plaintes inconscientes du capitaine Gould troublaient seuls le silence.

Deux heures s’écoulèrent. L’embarcation ne s’était pas déplacée d’une encablure, ne ressentant d’autre mouvement que celui de la houle. Or, la houle ne se déplace pas ; elle ne fait qu’onduler la surface de la mer. Plusieurs petits morceaux de bois, jetés par-dessus le bord depuis la veille, flottaient toujours à proximité, et la voile ne s’était pas tendue une seule fois pour en écarter la chaloupe.

À naviguer dans ces conditions, il eût été bien inutile de demeurer au gouvernail, qui ne pouvait avoir aucun effet. Toutefois le bosseman n’avait pas voulu quitter son poste. La barre sous le bras, il essayait du moins de parer aux embardées qui menaçaient de rejeter l’embarcation sur tribord ou sur bâbord, et d’éviter à ses compagnons de trop violentes secousses.

Il était environ trois heures du matin, lorsque John Block sentit un léger souffle passer sur ses joues, si durcies qu’elles fussent par le hâle de la mer.

« Est-ce que le vent voudrait se lever ?... » murmura-t-il en se redressant.

Aussitôt, après s’être tourné du côté du sud, il tendit son index mouillé de salive. Pas de doute, une certaine sensation de fraîcheur se produisit par évaporation, en même temps que se faisait entendre un clapotis lointain.

S’adressant alors au passager assis sur le banc du milieu près de l’une des passagères :

« Monsieur Fritz !... » dit-il.

Celui-ci releva la tête, et se penchant :

« Que me voulez-vous, bosseman ?... demanda-t-il.

– Regardez là-bas... dans la direction de l’est...

– Que voyez-vous donc ?...

– Si je ne me trompe, il y a comme une bande d’éclaircie au ras de la mer... »

En effet, de ce côté, une ligne moins sombre s’étendait au-dessus de l’horizon. Le périmètre du ciel et de l’eau se dégageait avec une certaine netteté. On eût dit que la voûte des vapeurs venait de se fendre en cet endroit, et peut-être les courants atmosphériques pénétreraient-ils par cette fissure qui s’élargissait peu à peu.

« C’est du vent !... » affirma le bosseman.

Il est vrai, ne pouvait-il se faire que les vapeurs se fussent un instant écartées aux premières lueurs de l’aube ?...

« N’est-ce pas seulement le jour qui va poindre ?... observa le passager.

– Possible que ce soit le jour, qui serait bien matinal alors, répondit John Block, possible aussi que ce soit la brise !... J’en ai déjà senti quelque chose aux poils de ma barbe, et, tenez, ils en frétillent encore !... Sans doute, je sais bien que ce n’est point une brise à rentrer les perroquets, mais c’est plus que nous n’en avons eu depuis quarante-huit heures... Monsieur Fritz, prêtez l’oreille, écoutez bien... vous entendrez ce que j’ai cru entendre...

– Vous avez raison, répondit le passager, après s’être courbé sur le plat-bord, c’est la brise...

– Et nous sommes prêts à la recevoir, répliqua le bosseman. La misaine est à bloc... il n’y a plus qu’à raidir l’écoute pour ne rien perdre du vent qui se lève...

– Mais où nous conduira-t-il ?...

– Où il voudra, répondit le bosseman, et je ne lui demande que de nous déhaler de ces maudits parages ! »

Vingt minutes s’écoulèrent. Le souffle, presque insensible d’abord, ne tarda pas à s’accentuer. Le clapotis devint plus perceptible à l’arrière. La chaloupe éprouvait certains mouvements un peu rudes, qui n’étaient plus ceux d’une houle lente et affadissante. Quelques plis de la voile se détendirent, se refermèrent, se rouvrirent, et l’écoute battit contre son taquet. Il est vrai, le vent n’avait pas la force de gonfler les grosses toiles de la misaine et du foc. Il fallut patienter en orientant l’embarcation du mieux possible au moyen de la godille.

Un quart d’heure plus tard, la marche s’accusait par un léger sillage.

À ce moment, l’un des passagers couché à l’avant, après s’être levé, regarda la lézarde entre les nuages de l’est. Puis, passant de banc en banc, il rejoignit le bosseman.

« La brise ?... dit-il.

– Oui, répondit John Block. Je crois que nous la tenons, cette fois, comme un oiseau que l’on tient dans la main... et nous ne la laisserons pas échapper ! »

Le vent commençait à se propager régulièrement à travers la trouée, par laquelle devaient se glisser les premiers rayons du jour. Cependant, depuis le sud-est jusqu’au sud-ouest, sur les trois quarts du périmètre dans les profondeurs du zénith, les vapeurs accumulaient encore leurs masses épaisses. La vue se limitait à quelques encablures de l’embarcation, au-delà desquelles un navire n’aurait pu être aperçu.

La brise ayant fraîchi, il fallut raidir l’écoute, étarquer la misaine dont la drisse avait molli, et arriver de quelques points afin de donner prise au foc.

« Nous la tenons... nous la tenons ! » répétait le bosseman, tandis que la chaloupe, légèrement inclinée sur tribord, piquait un peu du nez contre les premières lames.

Peu à peu, la déchirure des vapeurs s’agrandit en gagnant vers le zénith. Le fond du ciel prenait des teintes rougeâtres. On en devait induire que le vent se fixerait pour une certaine durée dans cette direction. De là aussi cette conclusion que la période des calmes avait cessé en cette région océanique.

L’espoir revint alors de rallier une terre plus ou moins rapprochée, ou de rencontrer un bâtiment qui, après avoir été encalminé pendant quelques jours, aurait pu reprendre sa route.

À cinq heures, la déchirure s’encadra d’un bourrelet de vapeurs d’une coloration très vive. C’était le jour qui se manifestait avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes de la zone intertropicale. Bientôt des lueurs pourpres émergèrent de l’horizon, comme les lamelles d’un éventail. Le bord du disque solaire, surélevé par la réfraction, effleura la ligne périmétrique, nettement tracée à la limite du ciel et de la mer. Presque aussitôt ces jets lumineux accrochèrent les petits nuages qui pendaient au zénith, nuancés de toute la gamme du rouge. Obstinément arrêtés par les épaisses vapeurs accumulées vers le nord, ils ne parvinrent pas à les percer. Aussi le rayon de vue, très étendu en arrière, était-il toujours très limité en avant. Quant à la chaloupe, elle laissait une traînée de sillage qui se détachait en blanc sur la surface verdâtre des eaux.

En ce moment, le soleil déborda tout entier, très élargi à son diamètre horizontal. Aucune vapeur n’en voilait l’éclat qui devenait insoutenable aux yeux. Ce ne fut donc pas vers lui que se tournèrent les regards. Les passagers ne cherchaient qu’à observer le nord où les portait le vent. Ce que cachait l’écran de brumes en cette direction, voilà ce qu’il importait de reconnaître. La force du soleil parviendrait-elle à les dissiper ?...

Enfin, un peu avant six heures et demie, l’un des passagers, après avoir saisi la drisse de misaine, se hissa lestement jusqu’à la vergue, au moment où, du côté de l’est, le ciel venait de s’éclairer des premiers rayons du soleil.

Et alors d’une voix forte :

« Terre !... » cria-t-il.

Chapitre XVIII.

Le départ de la Licorne. – Le cap de Bonne-Espérance. – James Wolston et sa famille. – Adieux de Doll. – Portsmouth et Londres. – Séjour en Angleterre. – Le mariage de Fritz Zermatt et de Jenny Montrose. Retour à Capetown. §

C’est à la date du 20 octobre que la Licorne avait quitté la Nouvelle-Suisse afin de rentrer en Angleterre. Au retour, après une courte relâche au cap de Bonne-Espérance, elle devait ramener Fritz et François Zermatt, Jenny Montrose et Doll Wolston, lorsque l’Amirauté enverrait prendre possession de cette nouvelle colonie de l’océan Indien. Les places, laissées à bord par la famille Wolston maintenant installée sur l’île, les deux frères les occupaient. Une cabine confortable avait été mise à la disposition de Jenny et de Doll, sa jeune compagne, qui allait rejoindre à Capetown James Wolston, sa femme et leur enfant.

Après avoir doublé le cap de l’Espoir-Trompé, la Licorne, cinglant vers l’ouest, redescendit au sud en laissant sur tribord l’îlot de la Roche-Fumante. Avant de perdre de vue la Nouvelle-Suisse, il entrait dans la pensée du lieutenant Littlestone d’en reconnaître la côte orientale, de s’assurer que c’était bien une île isolée sur ces parages, d’évaluer approximativement l’importance d’une colonie qui ne tarderait pas à prendre rang dans le domaine insulaire de la Grande-Bretagne. Cette reconnaissance effectuée, la corvette, servie par une bonne brise, laissa dans le nord-ouest l’île dont on n’avait que vaguement entrevu au milieu des brumes la partie méridionale.

Les premières semaines de navigation furent favorisées. Les passagers et les passagères de la Licorne n’eurent qu’à se féliciter des conditions atmosphériques, non moins que du bon accueil dont ils furent l’objet de la part du commandant et de ses officiers. Lorsqu’ils étaient réunis à la table du carré ou sous la tente de la dunette, la conversation portait d’ordinaire sur les merveilles de cette Nouvelle-Suisse. Et on la reverrait avant un an, si la corvette ne subissait aucun retard ni au cours de sa double traversée ni du fait des autorités anglaises.

Fritz et Jenny, dans leurs causeries quotidiennes, parlaient surtout du colonel Montrose, de l’immense joie qu’il aurait en pressant dans ses bras cette fille qu’il n’espérait plus revoir. Depuis trois années on était sans nouvelles de la Dorcas, dont les survivants, recueillis à Sydney, avaient confirmé la perte corps et biens. Et avec quel sentiment, plus vif que celui de la reconnaissance, Jenny présenterait à son père celui qui l’avait sauvée, avec quel bonheur elle lui demanderait de bénir leur union !

En ce qui concerne François et la fillette de quatorze ans qu’était Doll Wolston, ce serait un gros chagrin pour l’un de laisser l’autre à Capetown, et combien il lui tarderait de venir l’y rechercher !

Dès que la Licorne eut coupé le Tropique, à peu près à la hauteur de l’île de France, elle rencontra des vents moins favorables. Aussi ne lui permirent-ils pas d’atteindre sa relâche avant le 17 décembre, soit près de deux mois après son départ de la Nouvelle-Suisse.

La corvette, qui devait passer une huitaine de jours à Capetown, vint mouiller dans le port.

L’un des premiers qui montèrent à bord fut James Wolston. Il savait que son père, sa mère et ses deux sœurs, en quittant l’Australie, avaient pris passage sur la Licorne. Quel désappointement lorsqu’il n’eut que sa sœur à recevoir ! Doll lui présenta Fritz et François Zermatt, puis Jenny Montrose, et voici ce que Fritz dit à James Wolston :

« Votre père, votre mère et votre sœur Annah, monsieur James, habitent actuellement la Nouvelle-Suisse, – une île inconnue où notre famille fut jetée il y a douze ans, après le naufrage du Landlord. Ils ont décidé d’y rester et vous y attendent. En revenant d’Europe, la Licorne vous conduira avec votre femme et votre enfant dans notre île, si vous consentez à nous y accompagner...

– À quelle époque la corvette doit-elle revenir au Cap ?... demanda James Wolston.

– Dans huit ou neuf mois, répondit Fritz, et de là elle regagnera la Nouvelle-Suisse où flottera le pavillon britannique. Mon frère François et moi, nous avons profité de cette occasion pour ramener à Londres la fille du colonel Montrose, lequel ne refusera pas, nous l’espérons, de venir se fixer avec elle dans notre seconde patrie.

– Et avec vous, mon cher Fritz, qui serez devenu son fils... ajouta Jenny en tendant la main au jeune homme.

– Ce sera la réalisation de mon vœu le plus ardent, ma chère Jenny... dit Fritz.

– Comme le nôtre, James, et celui de nos parents, ajouta Doll Wolston, est que ta famille et toi veniez vous établir à la Nouvelle-Suisse.

– Et insistez bien sur ce point, Doll, déclara François, que notre île est la plus merveilleuse des îles qui aient jamais paru à la surface des mers...

– James sera le premier à en convenir, lorsqu’il l’aura vue, répondit Doll. Une fois qu’on a mis le pied sur la Nouvelle-Suisse... qu’on a habité Felsenheim...

– Et perché à Falkenhorst, n’est-ce pas, Doll ?... dit Jenny en riant.

– Oui... perché, reprit la fillette, eh bien, on ne voudrait plus la quitter, cette Nouvelle-Suisse, et, si on la quitte, c’est dans la ferme intention d’y revenir...

– Vous entendez, monsieur James ?... dit Fritz.

– J’entends, monsieur Zermatt, répondit James Wolston. M’installer sur votre île, y créer les premières relations commerciales avec la Grande-Bretagne, cette proposition est bien faite pour me séduire. Ma femme et moi nous causerons à ce sujet, et, s’il y a lieu, nos affaires réglées, nous nous tiendrons prêts à embarquer sur la Licorne dès son retour à Capetown. Suzan, j’en suis sûr, n’hésitera pas...

– Je ferai ce que voudra mon mari, ajouta Mme Wolston, et il ne me trouvera jamais opposée à ses desseins. Partout où il voudra aller, je le suivrai avec la plus entière confiance. »

Fritz et François pressèrent cordialement la main de James Wolston, tandis que Doll donnait deux baisers à sa belle-sœur, à laquelle Jenny Montrose n’épargna ni les compliments ni les caresses.

« Pendant la relâche de la corvette, dit alors James Wolston, nous comptons bien que la fille du colonel Montrose, Fritz et François Zermatt recevront l’hospitalité dans notre maison. Ce sera la meilleure façon de nouer connaissance, et tout ce temps, nous l’emploierons à causer de la Nouvelle-Suisse. »

Il va de soi que les passagers de la Licorne acceptèrent cette agréable invitation avec autant d’empressement qu’elle leur avait été faite.

Une heure après, M. et Mme James Wolston accueillirent leurs hôtes. Fritz et François furent logés dans la même chambre. Jenny partagea celle qui était destinée à Doll, comme elle avait partagé sa cabine pendant la traversée.

Mme James Wolston était une jeune femme de vingt-quatre ans, douce, bonne, intelligente, dont toute l’existence se concentrait en une ardente affection pour son mari. Celui-ci, travailleur sérieux et actif, rappelait volontiers son père par ses traits physiques et ses qualités morales. Les deux époux avaient un enfant de cinq ans, Bob, qu’ils adoraient. Mme Wolston, d’origine anglaise, appartenait à une famille de commerçants établie depuis longtemps déjà dans la colonie. Orpheline, elle n’avait plus aucun parent lors de son mariage avec James Wolston, actuellement âgé de vingt-sept ans.

Le comptoir Wolston, fondé cinq années auparavant à Capetown, était prospère. Anglais très méthodique, très pratique. James devait réussir dans la capitale de cette colonie, devenue possession britannique en 1805, – cent soixante-quatre ans après sa découverte par les Hollandais, et dont la possession fut définitivement confirmée en 1815 à la Grande-Bretagne.

Du 17 au 27 décembre, pendant les dix jours que dura la relâche de la Licorne, il ne fut question que de la Nouvelle-Suisse, des événements dont elle avait été le théâtre, des divers travaux entrepris, des multiples installations faites durant onze années par la famille Zermatt, ensuite avec le concours de la famille Wolston. On ne tarissait pas sur ce sujet. Il fallait entendre Doll raconter toutes ces belles choses, et François l’y encourager, lui reprochant même de ne pas dire assez de bien de leur merveilleuse île. Puis, Jenny Montrose renchérissait au vif plaisir de Fritz. Quelle satisfaction pour elle, après avoir revu son père, si elle le décidait, – et elle n’en doutait pas, – à venir habiter l’une des métairies de la la Terre-Promise ! Quel bonheur de se joindre aux fondateurs de cette colonie, assurée d’un si magnifique avenir !

Bref, le temps s’écoula rapidement, et il suffira de mentionner sans y insister autrement, que James Wolston, après entente avec sa femme, avait résolu de quitter Le Cap pour la Nouvelle-Suisse. Durant le voyage d’aller et de retour de la corvette, il s’occuperait de liquider ses affaires, et réaliserait sa fortune ; il serait prêt à partir dès que reparaîtrait la Licorne ; il figurerait parmi les premiers émigrants qui iraient compléter l’œuvre des Zermatt et des Wolston. Cette détermination fut une cause d’extrême joie pour les deux familles.

Le départ de la Licorne était fixé au 27. La durée de cette relâche parut bien courte aux hôtes de James Wolston. Le jour dit, personne ne put croire qu’il fût arrivé, et que le lieutenant Littlestone fit ses préparatifs d’appareillage.

Il fallut pourtant en venir aux derniers adieux, avec cette consolante pensée, d’ailleurs, que dans huit à neuf mois on se retrouverait à Capetown et que tous ensemble prendraient la mer à destination de la Nouvelle-Suisse. Néanmoins, la séparation ne laissa pas d’être pénible. Les baisers de Jenny Montrose et de Suzan Wolston furent mélangés de larmes auxquelles se joignirent celles de Doll. La fillette était très affligée du départ de François, lequel avait le cœur gros, tant il éprouvait de sincère affection pour elle. Son frère et lui, en serrant la main de James Wolston, purent se dirent qu’ils laissaient là un ami véritable.

La Licorne mit en mer le 27 dans la matinée, par un temps assez couvert. Sa traversée ne fut ni courte ni longue. Les vents moyens varièrent du nord-ouest au sud-ouest pendant plusieurs semaines. La corvette eut successivement connaissance de Sainte-Hélène, de l’Ascension, des îles du Cap-Vert à la hauteur des possessions françaises de l’Afrique occidentale. Puis, après avoir passé en vue des Canaries et des Açores, au large des côtes de Portugal et de France, elle donna dans la Manche, contourna l’île de Wight, et, le 14 février 1817, jeta l’ancre à Portsmouth.

Jenny Montrose voulut partir immédiatement pour Londres, ou demeurait sa tante, une belle-sœur de son père. Si le colonel était en service, elle ne l’y trouverait pas, puisque la campagne pour laquelle il avait été rappelé de l’Inde anglaise devait durer plusieurs années. Mais, s’il avait sa retraite, il se serait retiré près de sa belle-sœur, et c’était là qu’il reverrait enfin celle qu’il croyait victime du naufrage de la Dorcas.

Fritz et François offrirent à Jenny de la conduire à Londres où leurs affaires les appelaient aussi, et l’on sait si Fritz avait hâte de se rencontrer avec le colonel Montrose. Jenny accepta de grand cœur. Tous trois partirent le soir même et arrivèrent à Londres dans la matinée du 23.

Un grand chagrin frappa Jenny Montrose. Ce fut de sa tante qu’elle apprit que le colonel était mort au cours de sa dernière campagne, sans avoir su que sa fille tant pleurée vivait encore ! Revenue des lointains parages de l’océan Indien pour embrasser son père, pour ne plus se séparer de lui, pour lui présenter son sauveur, pour lui demander de consentir à leur union et de la bénir, Jenny ne devait plus le revoir.

On comprend ce que dut être sa douleur en présence d’un malheur si imprévu !... En vain sa tante ne cessa-t-elle de lui prodiguer les plus affectueuses consolations... En vain Fritz joignait-il ses larmes aux siennes !... Le coup était trop rude, et jamais il ne lui serait venu à la pensée que si son père n’était pas en Angleterre, lorsqu’elle y arriverait, c’est que la mort le lui aurait ravi !...

Mais aussi quelle désolation et quelle douleur pour Fritz ! Il n’attendait que le consentement du colonel Montrose pour épouser Jenny, et le colonel Montrose n’était plus de ce monde...

Quelques jours après, dans un entretien mêlé de larmes et de regrets, Jenny lui tint ce langage :

« Fritz, mon cher Fritz, nous venons d’éprouver le plus grand des malheurs, vous et moi. Si rien n’est changé à vos dispositions...

– Oh ! ma chère Jenny !... s’écria Fritz.

– Oui, je sais, répéta Jenny, et mon père eût été heureux de vous appeler son fils... Par ce que je connaissais de son affection pour moi, je ne doute pas qu’il eût voulu nous suivre et partager notre existence dans la nouvelle colonie anglaise... Mais il me faut renoncer à ce bonheur !... Maintenant je suis seule au monde, et je ne dépends plus que de moi-même !... Seule... non !... Vous êtes là, Fritz...

– Jenny, dit le jeune homme avec l’accent de la plus vive tendresse, toute ma vie sera consacrée à votre bonheur...

– Comme la mienne au vôtre, mon cher Fritz. Mais puisque mon père n’est plus là pour nous donner son consentement, puisque je n’ai plus de parents directs, puisque je n’aurai plus d’autre famille que la vôtre...

– La mienne... dont vous faites partie depuis trois ans déjà, ma chère Jenny, depuis le jour où je vous ai retrouvée à la Roche-Fumante...

– Une famille qui m’aime et que j’aime, Fritz !... Eh bien, dans quelques mois, nous l’aurons rejointe, nous serons de retour...

– Mariés... Jenny ?...

– Oui... Fritz... si vous le désirez, puisque vous avez le consentement de votre père, et que ma tante ne me refusera pas le sien...

– Jenny, ma chère Jenny, s’écria Fritz, en tombant à ses genoux. Rien ne sera changé à nos projets, et c’est ma femme que je ramènerai à mon père et à ma mère. »

Jenny Montrose ne quitta plus la maison de sa tante, où Fritz et François venaient la voir chaque jour. Entre-temps, toutes les dispositions furent prises pour que la célébration du mariage s’effectuât dans les délais légaux.

D’autre part, il y eut lieu de s’occuper d’affaires d’une certaine importance, affaires qui avaient motivé le voyage des deux frères en Europe.

Et d’abord, il fallut procéder à la vente des objets de prix recueillis sur l’île, le corail fourni par l’îlot de la Baleine, les perles pêchées dans la baie de ce nom, les noix muscades, la vanille en quantité importante. M. Zermatt ne s’était point trompé sur leur valeur marchande, qui se chiffra par une somme considérable, soit huit mille livres4.

Et si l’on considère que les bancs de la baie des Perles avaient été effleurés seulement, que le corail se rencontrerait en mainte partie du littoral, que les noix muscades et la vanille promettaient d’abondantes récoltes, sans parler des autres richesses de la Nouvelle-Suisse, on admettra que la colonie fût appelée à un degré de prospérité qui la mettrait au premier rang parmi les possessions d’outre-mer de la Grande-Bretagne.

Suivant les instructions de M. Zermatt, une portion de la somme provenant de ces ventes allait être employée à l’acquisition d’objet destinés à compléter le matériel de Felsenheim et des métairies de la Terre-Promise. Quant au reste – environ les trois quarts – ainsi que les dix mille livres provenant de l’héritage du colonel Montrose, ils furent placés à la banque d’Angleterre, d’où, suivant les futurs besoins, M. Zermatt pourrait en disposer, grâce aux communications qui allaient être établies avec la métropole.

Il ne faut pas oublier de dire que restitution fut faite des divers bijoux et sommes d’argent qui appartenaient aux familles des naufragés du Landlord, et dont, à la suite de quelques recherches, on put retrouver la trace.

Enfin, un mois après l’arrivée de Fritz Zermatt et de Jenny Montrose, leur mariage fut célébré à Londres par le chapelain de la corvette. La Licorne les avait amenés fiancés, elle les ramènerait époux à la Nouvelle-Suisse.

Ces événements eurent un retentissement considérable dans la Grande-Bretagne. On se passionna pour cette famille abandonnée depuis douze ans sur une île inconnue de l’océan Indien, pour les aventures de Jenny et son séjour à la Roche-Fumante. Le récit, qui avait été rédigé par Jean Zermatt, parut dans les journaux de l’Angleterre et de l’étranger. Sous le nom de Robinson Suisse, il était destiné à la célébrité déjà acquise par l’œuvre impérissable de Daniel de Foe.

Il suit de là que, sous la pression de l’opinion publique, si puissante dans le Royaume-Uni, la prise de possession de la Nouvelle-Suisse fut décidée par l’Amirauté. Cette possession, d’ailleurs, présentait des avantages très sérieux. L’île occupait dans l’est de l’océan Indien une position importante, presque à l’entrée des mers de la Sonde, sur les routes de l’extrême Asie. Trois cents lieues au plus la séparaient de la côte occidentale de l’Australie. Cette sixième partie du monde, découverte par les Hollandais en 1605, visitée par Abel Tasman en 1644, puis par le capitaine Cook en 1774, allait devenir l’un des principaux domaines de l’Angleterre dans l’hémisphère méridional, entre la mer des Indes et les mers du Pacifique. L’Amirauté ne pouvait donc que se féliciter d’acquérir une île à proximité de ce continent.

Aussi l’envoi de la Licorne en ces parages fut-il admis. La corvette repartirait dans quelques mois sous le commandement du lieutenant Littlestone, promu capitaine à cette occasion. Fritz et Jenny Zermatt s’y embarqueraient avec François, sans parler de quelques colons, en attendant que des émigrants en plus grand nombre allassent sur d’autres navires à même destination.

Il était également convenu que la corvette relâcherait au Cap et recevrait James, Suzan et Doll Wolston à son bord.

Si le séjour de la Licorne à Portsmouth eut une assez longue durée, c’est que des réparations importantes avaient été indispensables, après cette traversée de Sydney en Europe.

Fritz et François ne restèrent pas tout ce temps à Londres et en Angleterre. Les deux époux et François pensèrent que c’était un devoir pour eux de visiter la Suisse, afin de rapporter à M. et Mme Zermatt des nouvelles de leur pays natal.

Ils se rendirent donc en France, à Paris, et employèrent une huitaine de jours à visiter la capitale. À cette époque, l’Empire avait pris fin en même temps que les longues guerres avec la Grande-Bretagne.

Fritz et François arrivèrent en Suisse, ce pays dont ils avaient à peine gardé le souvenir, l’ayant quitté jeunes encore, et de Genève ils se rendirent dans le canton d’Appenzell.

De leur famille il ne restait plus que quelques parents éloignés, avec lesquels M. et Mme Zermatt n’avaient jamais eu de rapports suivis. Cependant l’arrivée des deux jeunes gens fit sensation dans la République helvétique. On connaissait maintenant l’histoire des naufragés du Landlord, on savait quelle île leur avait offert refuge. Aussi, bien que leurs compatriotes fussent peu enclins aux déplacements, peu portés à courir les chances de l’émigration, plusieurs manifestèrent-ils l’intention de compter parmi ces colons auxquels la Nouvelle-Suisse assurait bon accueil.

Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que Fritz et François quittèrent leur pays d’origine. S’ils pouvaient espérer qu’ils y reviendraient dans l’avenir, c’était un espoir que M. et Mme Zermatt, déjà âgés, ne réaliseraient jamais sans doute.

Après avoir traversé la France, Fritz, Jenny et François rentrèrent en Angleterre.

Les préparatifs de départ de la Licorne tiraient à leur terme, et la corvette serait prête à mettre à la voile dans les derniers jours de juin.

Il va sans dire que Fritz et François furent reçus avec empressement par les Lords de l’Amirauté. L’Angleterre était reconnaissante à Jean Zermatt d’avoir, de son plein gré, offert au capitaine Littlestone la possession immédiate de son île.

On le sait, à l’époque où la corvette avait quitté la Nouvelle-Suisse, la plus grande partie en était encore inconnue, sauf le district de la Terre-Promise, le littoral du nord, une portion du littoral de l’est jusqu’à la baie de la Licorne. Le capitaine Littlestone devrait donc en compléter le relèvement tant sur les côtes ouest et sud qu’à l’intérieur. Il convient d’ajouter en outre que, dans quelques mois, plusieurs navires se disposaient à transporter, avec des émigrants, le matériel nécessaire aux besoins de la colonisation et à la mise en défense de l’île. Ce serait à dater de cette époque que des communications régulières s’établiraient entre la Grande-Bretagne et ces parages de l’océan Indien.

Le 27 juin, la Licorne, prête à appareiller, n’attendait plus que Fritz, Jenny et François. Le 28, tous trois arrivèrent à Portsmouth, où les avait précédés la pacotille acquise au compte de la famille Zermatt.

Ils furent cordialement accueillis à bord de la corvette par le capitaine Littlestone qu’ils avaient eu l’occasion de rencontrer deux ou trois fois à Londres. Quelle joie à la pensée de revoir à Capetown James et Suzan Wolston, et aussi la gentille Doll que François n’avait pas laissée sans nouvelles et bonnes nouvelles de tout le monde !

Le 29 juin, dès le matin, la Licorne sortit de Portsmouth par belle brise, portant à sa corne le pavillon anglais qu’elle allait arborer sur les rivages de la Nouvelle-Suisse.

Chapitre XIX.

Le deuxième voyage de la Licorne. – Nouveaux passagers et officiers. – Relâche au Cap. – Le second Borupt. – Navigation contrariée. – Révolte à bord. – Huit jours à fond de cale. – Abandonnés en mer. §

Si la Licorne, au lieu d’être un navire de guerre, eût été un bâtiment de commerce à destination de la Nouvelle-Suisse, elle aurait embarqué un nombre assez considérable d’émigrants. Cette île, sur laquelle l’attention publique venait d’être si vivement attirée, ne chômerait pas de colons. Les probabilités étaient même qu’ils se recruteraient principalement dans la population irlandaise que ses instincts et aussi la nécessité excitent à chercher en dehors de son pays des moyens d’existence. Là-bas, d’ailleurs, ce seraient autant d’hommes vigoureux et résolus auxquels le travail ne manquerait pas.

À bord de la Licorne, une cabine avait été réservée pour Fritz et sa femme, et, contiguë à celle-ci, une autre pour François, lesquels prendraient leurs repas à la table du capitaine Littlestone.

La navigation n’offrit rien de très particulier. Ce furent les incidents habituels des traversées, mer assez inconstante, contrariétés provenant de l’instabilité des vents, calmes qui, sous les tropiques, semblent ne devoir jamais finir, quelques rudes assauts de gros temps que la corvette, bien manœuvrée, supporta sans grand dommage. On croisa plusieurs bâtiments dans l’Atlantique sud, qui durent rapporter des nouvelles de la Licorne en Europe. À cette époque d’apaisement, après de si longues et si redoutables guerres, les mers étaient très sûres, et les navires ne couraient aucun danger sous ce rapport.

Fritz et François firent plus complète connaissance avec le chapelain qui avait connu le colonel Montrose aux Indes. À quel meilleur confident Jenny eût-elle pu parler de son père, si ce n’est celui qui avait eu avec le colonel d’étroites relations d’amitié ? C’est de cet excellent homme qu’elle apprit ce qu’il avait souffert lors de son retour en Angleterre, ses inquiétudes d’abord en attendant l’arrivée de la Dorcas, partie quelques jours avant le bâtiment qui allait le ramener en Europe. Quels tourments, puis quel désespoir, lorsqu’il fut malheureusement acquis que la Dorcas s’était perdue corps et biens ! Puis le colonel était parti, le cœur brisé, pour cette campagne d’où il ne devait pas revenir...

Cependant la Licorne, qui n’avait pas été très éprouvée dans sa traversée de l’Atlantique, rencontra de très mauvais temps au milieu des parages sud de l’Afrique. Une violente tempête l’assaillit dans la nuit du 19 août et les rafales la rejetèrent au large. La tourmente devenant de plus en plus violente, il fallut fuir par impossibilité de tenir la cape. Le capitaine Littlestone, bien secondé de ses officiers et de son équipage, déploya une grande habileté dans ces circonstances. Mais, à la suite de graves avaries qui la compromirent, la Licorne risqua d’engager. On dut couper le mât d’artimon et une voie d’eau s’étant déclarée à l’arrière, on ne parvint pas à l’aveugler sans peine. Enfin le vent ayant calmi, le capitaine Littlestone put reprendre sa route, ayant hâte de se réparer dans le port de Capetown.

Dès la matinée du 19 août furent signalées les premières hauteurs de la Table, cette montagne qui se dresse au fond de la baie de ce nom.

Aussitôt que la Licorne eut choisi son poste de mouillage, James Wolston, Suzan, Doll, amenés par un canot, montèrent sur le pont de la corvette.

Quel accueil reçurent Fritz, Jenny et François ! Quelle joie, à cet instant ! Les deux jeunes femmes étaient si heureuses de se revoir !... Et cette charmante Doll, qui rendit à Fritz le baiser que celui-ci fit retentir sur ses joues si fraîches !... Et d’imaginer que François fut moins bien partagé que son frère, non ! personne ne voudrait le croire !... Et enfin, quelle hâte tous avaient d’avoir définitivement fixé leur existence dans cette seconde patrie où les attendaient avec tant d’impatience les familles Zermatt et Wolston !

Depuis bientôt dix mois, en effet, aucune nouvelle n’avait pu leur arriver. Bien qu’il n’y eût pas à concevoir d’inquiétude sur le sort des hôtes de Felsenheim, l’absence ne laissait pas de paraître longue, interminable même. Avec quel bonheur tous se retrouveraient en vue de la Nouvelle-Suisse, dont le capitaine Littlestone connaissait la situation en longitude et en latitude ! De parler à toute heure de M. et de Mme Zermatt, d’Ernest et de Jack, de M. et Mme Wolston et d’Annah, cela ne diminuait pas les distances, cela ne valait pas le bonheur de se retrouver sur la Terre-Promise !

Pour ce qui était des affaires de James Wolston, elles avaient pu être liquidées dans des conditions avantageuses.

Mais alors on se trouva en face d’une impossibilité de reprendre immédiatement la mer. Les avaries de la Licorne étaient assez graves pour exiger une longue relâche dans le port de Capetown. Deux ou trois mois seraient nécessaires pour les réparer, après avoir opéré le déchargement de la corvette. Elle ne pourrait faire voile pour la Nouvelle-Suisse avant la fin d’octobre.

C’eût été un très regrettable contretemps, si l’occasion ne se fût présentée aux passagers de la Licorne d’abréger leur séjour au Cap.

Il y avait dans le port un bâtiment qui devait appareiller dans une quinzaine de jours. C’était le Flag, trois-mâts anglais de cinq cents tonneaux, capitaine Harry Gould, en partance pour Batavia dans les îles de la Sonde. Relâcher à la Nouvelle-Suisse l’écarterait très peu de sa route, et s’il voulait les prendre à bord, Fritz et sa femme, James et Suzan Wolston avec leur enfant, François et Doll étaient prêts à payer d’un bon prix le passage.

Cette proposition, faite au capitaine Gould, fut acceptée et les passagers de la Licorne transportèrent leurs bagages sur le Flag, où des cabines étaient mises à leur disposition.

Les préparatifs du trois-mâts furent achevés dans l’après-midi du 1er septembre. Ce soir-là, James Wolston, sa femme, sa sœur et le petit Bob vinrent occuper leurs cabines. Puis on prit, non sans quelque émotion, congé du capitaine Littlestone en lui promettant de guetter vers la fin de novembre l’arrivée de la Licorne à l’ouvert de la baie du Salut.

Le lendemain, le Flag mit en mer par un vent de sud-ouest très favorable, et avant le soir de cette première journée, les hauts sommets du Cap, reculés d’une quinzaine de lieues, disparurent à l’horizon.

Harry Gould était un excellent marin, dont le sang-froid égalait la résolution. Alors dans toute la force de l’âge, n’ayant pas dépassé quarante-deux ans, il avait fait ses preuves comme officier d’abord, puis en qualité de capitaine. Ses armateurs pouvaient avoir toute confiance en lui.

Cette confiance, le second du Flag, Robert Borupt, ne l’eût pas méritée. Du même âge que Harry Gould, d’un caractère jaloux, vindicatif, dominé par des passions violentes, il ne se croyait jamais récompensé suivant son mérite. Déçu dans son espoir de commander le Flag, il gardait au fond de l’âme, contre son capitaine, une sourde haine qu’il savait dissimuler. Mais cette disposition n’avait pu échapper au bosseman, John Block, homme intrépide et sûr, dévoué de cœur et d’âme à son chef. Or, l’équipage du Flag, comprenant une vingtaine de matelots, n’était pas de premier choix, et Harry Gould ne l’ignorait point. Le bosseman ne voyait pas sans déplaisir l’indulgence que Robert Borupt accordait trop souvent à certains matelots dont il y avait à se plaindre dans le service. Tout cela lui paraissait suspect, et il ne cessait d’observer le second, décidé à prévenir Harry Gould, qui écoutait volontiers ce brave et honnête marin.

Du 1er au 19 septembre, la navigation ne présenta aucune particularité. L’état de la mer, l’orientation du vent, bien qu’il ne soufflât qu’en petite brise, l’avaient assez favorisée. Il suffisait que le trois-mâts se maintînt à cette moyenne de vitesse pour avoir rallié les parages de la Nouvelle-Suisse vers la mi-octobre, c’est-à-dire dans les délais prévus.

Alors, il y eut lieu de reconnaître que des symptômes d’insubordination se manifestaient parmi l’équipage. Il semblait même que le relâchement de la discipline fût entretenu par le second et le troisième officier au mépris de tous leurs devoirs. Robert Borupt, poussé par sa nature jalouse et perverse, ne prenait aucune mesure pour enrayer le désordre. Bien au contraire, il l’autorisait par des propos indignes de ses fonctions, une faiblesse voulue envers les hommes, évitant de sévir, fermant les yeux sur des actes répréhensibles. Bref, on sentait peu à peu s’organiser la révolte.

Cependant le Flag continuait à gagner vers le nord-est. À la date du 19 septembre, le point ayant donné 20° 17’ en latitude et 80° 45’ en longitude, il se trouvait à peu près au milieu de l’océan Indien, sur la limite du tropique du Capricorne qu’il allait franchir.

Pendant la nuit précédente, des menaces de mauvais temps s’étaient produites, baisse brusque du baromètre, formation de nuages orageux, autant d’indices de ces redoutables tempêtes qui désolent trop souvent ces mers.

Vers trois heures de l’après-midi, un grain se leva si subitement que le bâtiment fut sur le point d’engager. Grave éventualité pour un navire qui, après s’être couché sur le flanc, n’obéit plus au gouvernail et risque de ne pouvoir se relever qu’à la condition de couper sa mâture. Et alors, une fois désemparé, incapable d’opposer résistance aux lames en prenant la cape, il est livré à toutes les fureurs de l’Océan.

Inutile de dire que, dès le début de cette tempête, les passagers avaient dû se renfermer dans leur cabines, car le pont était balayé par les coups de mer. Seuls, Fritz et François étaient restés en haut afin de donner la main à l’équipage.

Dès les premiers instants, Harry Gould avait pris son poste sur le banc de quart, le bosseman à la barre, tandis que le second et le troisième officier veillaient sur le gaillard d’avant. L’équipage se tenait prêt à exécuter les ordres du capitaine, car il s’agissait de vie ou de mort. La plus légère erreur de manœuvre, alors que les lames déferlaient contre le Flag à demi couché sur bâbord, eût entraîné sa perte. Tous les efforts devaient tendre à le redresser, puis à orienter sa voilure de manière qu’il pût se mettre debout aux rafales.

Et pourtant, cette erreur fut commise, sinon volontairement, puisque le navire risquait de sombrer, mais sans doute par une fausse interprétation des ordres du capitaine, qu’un officier n’aurait pas dû commettre, pour peu qu’il eût l’instinct d’un marin.

C’est au second, Robert Borupt, et à nul autre que lui qu’en revenait la responsabilité. Sous l’action du petit hunier, orienté mal à propos, le bâtiment engagea davantage, et un énorme paquet de mer embarqua par le couronnement.

« Ce maudit Borupt veut donc nous faire chavirer !... s’écria Harry Gould.

– Il a fait tout ce qu’il fallait pour cela ! » répondit le bosseman en essayant de mettre la barre à tribord.

Le capitaine se précipita sur le pont et se porta jusqu’à l’avant, au risque d’être déhalé par les lames et, après mille efforts, il atteignit le gaillard.

« À votre cabine, cria-t-il d’une voix courroucée au second, à votre cabine et n’en sortez plus ! »

La faute de Robert Borupt était si évidente qu’aucun des gens de l’équipage, prêts à se ranger autour de lui s’il leur en eût donné l’ordre, n’osa élever la voix. Le second obéit sans protester et regagna la dunette.

Tout ce qu’il était possible de faire, Harry Gould le fit alors. Par une juste orientation de ce que le Flag pouvait porter de toile, il parvint à le redresser, sans avoir été contraint d’abattre la mâture, et le navire ne présenta plus son travers à la houle.

Durant trois jours il fallut fuir devant cette tempête, au milieu de dangers qui furent heureusement évités par le capitaine et le bosseman. Presque tout ce temps, Suzan, Jenny et Doll durent se confiner dans leurs cabines, tandis que Fritz, François et James prenaient part aux diverses manœuvres.

Enfin, le 22 septembre, on put prévoir un prochain apaisement de ces troubles atmosphériques. Le vent mollit, et si la mer ne tomba pas immédiatement, du moins les lames ne balayèrent plus le pont du Flag.

Les passagères s’empressèrent alors de quitter leurs cabines. Elles savaient ce qui s’était passé entre le capitaine et le second, pourquoi celui-ci avait été démonté de ses fonctions. Quant au sort de Robert Borupt, il en serait décidé au retour devant un conseil maritime.

Il y eut de nombreuses avaries à réparer dans la voilure, et John Block, en dirigeant ce travail, vit clairement que l’équipage ne demandait qu’à se révolter.

Cet état de choses ne put échapper à Fritz, à François, à James Wolston, et leur inspira peut-être plus d’inquiétudes que ne leur en avait causé la tempête. Sans doute, le capitaine Gould n’hésiterait pas à sévir contre les mutins, quels qu’ils fussent, mais n’était-il pas trop tard ?...

Pendant les huit jours qui suivirent, il ne se produisit aucun fait contre la discipline. Comme le Flag avait été rejeté à plusieurs centaines de milles dans l’est, il était nécessaire de revenir vers l’ouest, afin de se retrouver en longitude avec la Nouvelle-Suisse.

Le 30 septembre, vers dix heures, à la surprise de tous, puisque ses arrêts n’avaient point été levés, Robert Borupt reparut sur le pont.

Les passagers, réunis sur la dunette, eurent le pressentiment que la situation, déjà grave, allait s’aggraver encore.

Dès que le capitaine Gould vit le second se diriger vers l’avant, il le rejoignit.

« Lieutenant Borupt, dit le capitaine, vous êtes consigné... Que venez-vous faire ici ?... Répondez...

– Oui... s’écria Borupt, et voici ma réponse !... »

Se tournant alors vers l’équipage :

« À moi, camarades !... commanda-t-il.

– Hurrah pour Robert Borupt ! » tels furent les cris qui retentirent de l’avant à l’arrière du navire.

Harry Gould rentra dans sa cabine, et ressortit un pistolet à la main. Il n’eut pas le temps d’en faire usage. Un coup de feu, tiré par un des matelots qui entouraient Robert Borupt, le blessa à la tête, et il tomba entre les bras du bosseman.

Contre tout un équipage révolté, poussé par le second et le troisième officier, il n’y avait aucune résistance possible. Vainement, John Block, Fritz, François, James Wolston, rangés près d’Harry Gould, voulurent-ils soutenir la lutte. En un instant, accablés par le nombre, ils furent dans l’impossibilité de se défendre, et dix matelots les descendirent dans le faux pont avec le capitaine.

Quant à Jenny, à Doll, à Suzan, elles furent, avec l’enfant, renfermées dans leurs cabines, dont les portes allaient être gardées par ordre de Robert Borupt, seul maître à bord.

Que l’on se figure la situation des prisonniers du faux pont où régnait une demi-obscurité, celle du malheureux capitaine en proie aux souffrances de cette blessure à la tête qui ne put être pansée qu’au moyen de compresses d’eau. Il est vrai, le bosseman ne lui épargna pas ses soins. Mais à quelle inquiétude furent en proie Fritz, François et James Wolston !... Les trois passagères, à la merci des révoltés du Flag !... Quelles angoisses les torturaient à la pensée qu’ils étaient réduits à l’impuissance !...

Plusieurs jours s’écoulèrent. Par deux fois, matin et soir, le panneau du faux pont se relevait, et les prisonniers recevaient quelque nourriture. Aux questions que leur adressait John Block, les matelots ne répondaient que par des paroles brutales et menaçantes. Au sujet des passagères, Fritz, François et James n’obtenaient que de grossières injures.

Toutefois, à diverses reprises, le bosseman et ses compagnons tentèrent de recouvrer leur liberté en forçant le panneau. Ce panneau était surveillé jour et nuit, et, d’ailleurs, en cas qu’ils fussent parvenus à le soulever, à maîtriser leurs gardiens, à monter sur le pont, quelles chances avaient-ils contre cet équipage, et quel traitement leur eût infligé Robert Borupt ?...

« Le misérable !... le misérable !... répétait Fritz en songeant à sa femme, à Suzan, à Doll...

– Oui... le plus abominable des coquins, répétait John Block, et s’il n’est pas pendu un jour ou l’autre, c’est qu’il n’y aurait plus de justice en ce monde ! »

Mais pour punir les rebelles, pour appliquer à leur chef le châtiment qu’il méritait, il eût fallu qu’un bâtiment de guerre se fût emparé du Flag. Or Robert Borupt ne commit pas la faute de le diriger vers des parages fréquentés, où ses complices et lui auraient couru le risque d’être poursuivis. Il devait l’avoir rejeté hors de son itinéraire, préférablement dans l’est, de manière à s’éloigner aussi bien des côtes d’Afrique que des côtes de l’Australie. Et chaque jour ajoutait cinquante, soixante lieues à la distance qui séparait le Flag du méridien de la Nouvelle-Suisse ! Harry Gould et le bosseman pouvaient reconnaître à la bande que donnait le navire, toujours incliné sur bâbord, qu’il marchait à grande vitesse. Les craquements qui se produisaient à l’emplanture des mâts indiquaient que le second forçait de toile. Lorsque le Flag aurait atteint ces lointains parages de l’océan Pacifique, propices aux pirateries, que deviendraient les prisonniers et les prisonnières ?... On ne pourrait les garder... Les jetterait-on sur quelque île déserte ?... Ah ! tout vaudrait mieux que de rester sur ce bâtiment entre les mains de Robert Borupt et de ses complices !

Ainsi, vers l’époque prévue, à défaut de la Licorne, retardée au Cap, le Flag n’arriverait pas en vue de la Nouvelle-Suisse !... On l’attendrait des semaines, des mois, et il n’apparaîtrait pas... Quelles seraient les inquiétudes des familles Zermatt et Wolston !... Et, lorsque la Licorne viendrait enfin mouiller dans la baie du Salut, en apprenant que le Flag avait fait route pour la colonie, qu’en faudrait-il conclure, si ce n’est qu’il avait dû périr corps et biens ?...

Une semaine s’était écoulée depuis que Harry Gould et ses compagnons avaient été renfermés dans le faux pont, sans aucune nouvelle des passagères. Or, ce jour-là, 8 octobre, il sembla que la vitesse du trois-mâts avait diminué, soit qu’il fût encalminé, soit qu’il eût mis en panne.

Vers huit heures du soir, une escouade de matelots s’introduisit près des prisonniers.

Ceux-ci n’eurent qu’à obéir aux ordres de le suivre que leur intima le troisième officier.

Que se passait-il en haut ?... Allait-on les rendre à la liberté ?... Un parti s’était-il formé contre Robert Borupt dans le but de restituer au capitaine Gould le commandement du Flag !...

Remontés sur le pont en présence de tout l’équipage, ils virent Robert Borupt qui les attendait au pied du grand mât. En vain, Fritz et François jetèrent-ils un regard à l’intérieur de la dunette, dont la porte centrale était ouverte. Aucune lampe, aucun fanal n’y projetait la moindre clarté.

Cependant, en s’approchant des bastingages de tribord, le bosseman put apercevoir l’extrémité d’un mât qui se balançait contre le flanc du navire.

Évidemment la grande chaloupe avait été mise à la mer.

Robert Borupt s’apprêtait-il donc à y embarquer le capitaine et ses compagnons, à les abandonner sur ces parages, à les livrer à tous les hasards de la mer, sans qu’ils pussent savoir s’ils se trouvaient à proximité d’un continent ou d’une île ?...

Et alors, ces malheureuses femmes, est-ce qu’elles allaient rester à bord, exposées à tant de périls ?...

À la pensée qu’ils ne les reverraient plus, Fritz, François, James voulurent tenter un dernier effort pour les délivrer, quitte à se faire tuer sur place.

Fritz s’élança du côté de la dunette en appelant Jenny. Mais on l’arrêta, comme on arrêta François, comme on arrêta James qui n’entendit pas Suzan répondre à son appel. Ils furent aussitôt maîtrisés, et, malgré leur résistance, affalés avec Harry Gould et John Block par-dessus les bastingages dans la chaloupe que sa bosse maintenait le long du navire.

Quelles ne furent pas leur surprise et leur joie... oui ! leur joie... Dans l’embarcation se trouvaient déjà les êtres chéris qu’ils avaient inutilement appelés !... Les passagères venaient d’être descendues quelques instants avant que les prisonniers eussent quitté le faux pont. Elles attendaient, en proie à des transes terribles, ignorant si leurs compagnons allaient être abandonnés avec elles au milieu de cette portion du Pacifique, vers laquelle Robert Borupt avait sans doute entraîné le Flag !...

Il y eut alors des scènes d’attendrissement, des pleurs versés !... Il leur semblait que d’être réunis, c’était la plus grande grâce que le Ciel eût pu leur faire !...

Et pourtant, quels dangers les menaçaient à bord de cette embarcation ! On n’y avait jeté que quatre sacs de biscuit et de viande conservée, trois barils d’eau douce, divers ustensiles de cuisine, un paquet de vêtements et de couvertures pris au hasard dans les cabines, – à peine de quoi résister aux assauts des mauvais temps, aux tortures de la faim et de la soif !...

Mais ils étaient ensemble... La mort seule pourrait les séparer désormais...

Du reste, ils n’eurent pas le temps de réfléchir. Dans peu d’instants, avec le vent qui fraîchissait, le Flag se serait éloigné de quelques milles...

Le bosseman s’était placé à la barre, Fritz et François au pied du mât, prêts à hisser la voile, dès que la chaloupe ne serait plus à l’abri du navire.

Quand au capitaine Gould, il avait été déposé sous le tillac de l’avant. Hors d’état de se soutenir, étendu sur des couvertures, Jenny lui donnait ses soins.

À bord du Flag, les matelots, penchés au-dessus des bastingages, regardaient silencieusement. Pas un d’entre eux ne se sentait pris de pitié pour les victimes de Robert Borupt, et l’on voyait leurs yeux ardents luire dans l’obscurité.

En ce moment, une voix s’éleva, – la voix d’Harry Gould, à qui l’indignation rendit quelque force. Après s’être dégagé dû tillac, il venait de se traîner de banc en banc, et, à demi redressé :

« Misérables, s’écria-t-il, vous n’échapperez pas à la justice des hommes !...

– Ni à la justice de Dieu ! dit François.

– Largue !... » cria Robert Borupt.

La bosse retomba en dehors, la chaloupe resta seule, et le navire disparut au milieu des ombres de la nuit.

Chapitre XX.

Un cri de François. – Quelle est cette côte ? – Les passagers de la chaloupe. – Terre disparue dans les brumes. – Temps menaçant. – Terre reparue. – Rafales du sud. – À la côte. §

Ce cri de : « Terre, terre ! », c’était François qui venait de le jeter comme un cri de salut. Debout sur le tillac, il avait cru apercevoir confusément les profils d’une côte à travers une déchirure des brumes. Aussitôt, saisissant la drisse, il s’était hissé en tête du mât, puis achevalé sur la vergue, et, de là, il tenait obstinément son regard dans la direction relevée.

Près de dix minutes s’écoulèrent avant qu’il eût revu cet indice de terre vers le nord, et il se laissa glisser au pied du mât.

« Tu as aperçu la côte ?... demanda Fritz.

– Oui !... là... sous le bord de ce gros nuage, qui cache maintenant l’horizon...

– Ne vous êtes-vous pas trompé, monsieur François ?... dit John Block.

– Non, bosseman, non !... Le nuage s’est rabaissé sur l’horizon, mais la terre est derrière... Je l’ai vue... j’affirme l’avoir vue... »

Jenny venait de se relever et, saisissant le bras de son mari :

« Il faut croire ce que dit François, déclara-t-elle. Sa vue est perçante... Il n’a pu faire erreur...

– Je ne me suis pas trompé, affirma de nouveau François. Croyez-moi comme me croit Jenny... J’ai parfaitement distingué une hauteur... Elle a été visible pendant près d’une minute dans la fente des nuages... Se continuait-elle au-delà à l’est et à l’ouest, il n’était pas possible de le reconnaître... Mais, île ou continent, la terre est là ! »

Comment mettre en doute ce que François disait en des termes si affirmatifs ? Et puis, le besoin de croire à la réalisation de ce qu’on a tant espéré ne disposait-il pas les esprits à la confiance ?... Aussi ces infortunés voulurent-ils s’unir dans la prière que François adressa au Tout-Puissant.

Et maintenant, à quelle terre appartenait cette côte, on le saurait peut-être, lorsque la chaloupe l’aurait atteinte. En tout cas, ses passagers, soit cinq hommes, Fritz, François, James, le capitaine Harry Gould, le bosseman John Block, trois femmes, Jenny, Doll, Suzan et son enfant, débarqueraient sur son littoral, quel qu’il fût.

S’il n’offrait aucune ressource, s’il était inhabitable, si la présence des indigènes le rendait dangereux, la chaloupe reprendrait la mer après s’être ravitaillée du mieux possible.

Harry Gould fut aussitôt mis au courant, et, malgré sa faiblesse, malgré ses souffrances, il exigea qu’on le transportât à l’arrière de l’embarcation.

Et voici les observations que Fritz crut devoir émettre relativement à la terre signalée.

« Ce qui nous intéresse en ce moment, c’est sa distance. Or, étant donnée la hauteur d’où elle a été observée, et aussi l’état assez brumeux de l’atmosphère, cette distance ne peut être supérieure à cinq ou six lieues... »

Signe d’approbation du capitaine Gould que le bosseman accompagna d’un hochement de tête.

« Donc, reprit Fritz, avec bonne brise, en portant vers le nord, il nous suffirait de deux heures pour accoster...

– Malheureusement, dit François, la brise est incertaine et paraît avoir une tendance à remonter. Si elle ne tombe pas tout à fait, il est à craindre qu’elle ne nous contrarie...

– Et les avirons ?... répondit Fritz. Ne pouvons-nous prendre les avirons, mon frère, James et moi, tandis que vous tiendriez la barre, bosseman ?... Nous ne serions pas à bout de forces pour avoir nagé quelques heures...

– Aux avirons !... » commanda Harry Gould, d’une voix qu’on entendit à peine.

Et il était fâcheux que le capitaine ne fût pas en état de gouverner, car à quatre, les passagers eussent fait meilleure besogne.

Il est vrai, Fritz, François, James, quoique dans toute la force de la jeunesse, le bosseman encore vigoureux, tous endurcis aux travaux manuels, étaient alors très affaiblis par les privations et les fatigues. Huit jours venaient de s’écouler depuis que le Flag les avait laissés à l’abandon. De leurs provisions, cependant ménagées avec une extrême parcimonie, il ne restait plus que pour vingt-quatre heures. Trois ou quatre fois la pêche avait procuré un peu de poisson, au moyen de longues lignes mises à la traîne. Un petit fourneau, une petite chaudière, une bouilloire, voilà les seuls ustensiles qu’ils possédaient avec leurs couteaux de poche. Et si cette terre n’était qu’un îlot rocheux, s’il fallait que la chaloupe reprît pendant de longs jours cette pénible navigation à la recherche d’un continent ou d’une île, où l’existence serait possible...

Néanmoins, tous avaient senti se réveiller leur espoir, après que le cri de François se fut fait entendre. Il faut avoir passé par de telles épreuves pour comprendre à quels riens peuvent se rattacher des créatures humaines !... C’est le naufragé qui rencontre un bout de planche flottant à sa portée !... Au lieu de cette embarcation menacée par les rafales, ballottée par les lames, à demi remplie par des coups de mer, ils fouleraient du pied une terre solide !... On s’installerait dans quelque caverne à l’abri du mauvais temps... on trouverait peut-être un sol fertile, de la verdure, des racines comestibles, nombre de ces fruits si communs des zones intertropicales... Là, enfin, on pourrait attendre, sans avoir à redouter ni la faim ni la soif, le passage d’un navire !... Ce navire apercevrait les signaux... il viendrait au secours des abandonnés !... Oui ! tout cela leur apparaissait à travers les mirages de l’espérance !...

Quant à cette côte entrevue, appartenait-elle à quelque groupe des îles situées au-delà du tropique du Capricorne ?... C’était là ce dont le bosseman et Fritz parlaient à voix basse. Jenny et Doll avaient repris leur place au fond de l’embarcation, et le petit garçon dormait entre les bras de Mme Wolston. Il avait fallu reporter sous le tillac le capitaine Gould dévoré de fièvre. Là Jenny imbibait d’eau fraîche les compresses de sa tête.

Et alors, Fritz de se livrer à des hypothèses, peu rassurantes en somme. Il ne doutait pas que le Flag, depuis que la révolte avait éclaté à bord, n’eût fait longue route vers l’est durant ces huit jours. Dans ce cas, la chaloupe aurait été mise à la mer sur cette portion de l’océan Pacifique, où les cartes n’indiquent que de rares îles, Amsterdam et Saint-Paul, ou, plus au sud, l’archipel des Kerguelen. Mais enfin, même en ces îles, les unes désertes, les autres habitées, la vie serait assurée, le salut certain, et qui sait ?... le rapatriement dans un temps plus ou moins éloigné.

D’ailleurs, si, depuis le 8 octobre, la chaloupe avait remonté vers le nord, poussée par la brise du sud, il était possible que cette terre appartînt au continent australien et, par bonne chance, soit à la Tasmanie, soit aux provinces de Victoria ou de l’Australie méridionale. À gagner Hobart-Town, Melbourne ou Adélaïde, on eût été sauvé... Mais si l’embarcation atterrissait sur la partie sud-ouest, à la baie du Roi-Georges ou au cap Leuwin, fréquentés par des peuplades féroces, la situation ne serait-elle pas pire ?... Du moins, à la surface de cette mer, y aurait-il chance de rencontrer un navire à destination de l’Australie ou des îles du Pacifique ?...

« Dans tous les cas, ma Jenny, dit Fritz à sa femme qui avait repris place près de lui, nous devons être bien éloignés de la Nouvelle-Suisse... à des centaines de lieues...

– Sans doute, répondit Jenny, mais c’est déjà quelque chose qu’une terre soit là !... Ce que ta famille a fait dans votre île, ce que j’ai pu faire sur la Roche-Fumante, pourquoi ne le ferions-nous pas encore ?... Après avoir subi de telles épreuves, mon ami, nous avons le droit de compter sur notre énergie... Ce ne sont pas les deux fils de Jean Zermatt qui peuvent se décourager...

– Chère femme, répondit Fritz, si jamais j’éprouvais quelque défaillance, il me suffirait de t’entendre !... Non... nous ne faiblirons pas, et j’ajoute que nous serons bien secondés !... Le bosseman est un homme sur lequel il est permis de compter !... Quant à notre pauvre capitaine...

– Il en reviendra, il guérira, mon cher Fritz, affirma Jenny. Cette fièvre qui le brûle finira par tomber... À terre, là-bas, il sera mieux soigné, il reprendra ses forces, et nous retrouverons en lui notre chef...

– Ah ! ma Jenny, s’écria Fritz, en la pressant sur son cœur, fasse le Ciel que cette terre nous offre les ressources dont nous avons besoin !... Je ne lui demande pas tout ce que nous a donné la Nouvelle-Suisse... elle n’est pas située sur ces parages où l’on peut tout attendre de la nature, presque sans efforts !... Le pire serait d’être accueilli par des sauvages, contre lesquels nous serions impuissants, et qu’il fallût reprendre la mer, sans avoir renouvelé nos provisions !... Et mieux vaudrait débarquer sur une côte aride, ne fût-ce que celle d’un îlot !... Il y aura du poisson dans ses eaux, des coquillages sur ses grèves, peut-être des bandes de volatiles, comme il s’en trouvait à notre arrivée sur le rivage de Felsenheim !... Nous parviendrons à nous ravitailler, et, après une ou deux semaines, remis de nos fatigues, les forces revenues au capitaine, nous ferions voile à la découverte d’une côte plus hospitalière !... Cette chaloupe est solide, et nous avons un bon marin pour la diriger... La mauvaise saison n’est pas prochaine... Après avoir déjà supporté des coups de vent, nous en supporterions encore... Des vivres, que cette terre, quelle qu’elle soit, nous les procure, et Dieu aidant...

– Cher Fritz, répondit Jenny, en pressant les mains de son mari dans les siennes, il faut dire tout cela à nos compagnons !... Qu’ils t’entendent, et ils ne perdront pas confiance !...

– La confiance ne leur a pas manqué un instant, ma chère femme, dit Fritz, et s’ils venaient à faiblir, c’est toi la plus énergique, la plus résolue, la jeune Anglaise de la Roche-Fumante, qui leur rendrais l’espoir ! »

Ce que disait Fritz, tous le pensaient de cette vaillante Jenny. Pendant qu’elles étaient renfermées dans leurs cabines, n’était-ce pas d’elle que Doll et Suzan avaient reçu des encouragements qui les avaient sauvées du désespoir ?...

Il y avait de plus un avantage que présentait cette terre. Il n’en était pas d’elle comme de la Nouvelle-Suisse, dont les navires de commerce ne traversaient jamais les parages. Au contraire, que ce fût la côte méridionale de l’Australie ou de la Tasmanie, même une île appartenant aux archipels de l’océan Pacifique, sa situation était déterminée sur les cartes marines.

Mais, en admettant que le capitaine Gould et ses compagnons eussent l’espoir d’y être recueillis un jour, comment ne pas être saisi d’une profonde tristesse, en songeant à la distance qui les séparait de la Nouvelle-Suisse... des centaines de lieues, sans doute, puisque le Flag s’était porté pendant huit jours vers l’est ?... Et, si là où ils allaient, la mauvaise chance les condamnait à vivre aussi longtemps que la famille Zermatt sur son île, si la chaloupe ne pouvait suffire à une longue navigation, si enfin, malgré tant d’épreuves, leur confiance venait à fléchir, dans quel désespoir seraient plongés ceux qui les attendaient là-bas !...

C’est à cela que Fritz et Jenny, François, James, sa femme, sa sœur ne cessaient de songer, oubliant même les dangers qui les menaçaient pour ne penser qu’à leurs parents et à leurs amis.

En effet, on était au 13 octobre. Depuis près d’un an déjà, la Licorne avait quitté l’île, à laquelle elle devait revenir vers la présente époque. À Felsenheim, M. et Mme Zermatt, Ernest et Jack, M. et Mme Wolston, leur fille Annah comptaient maintenant les jours et les heures...

Oui... tous devaient guetter l’arrivée de la corvette au tournant du cap de l’Espoir-Trompé, s’annonçant par des coups de canon auxquels répondrait la batterie de l’îlot du Requin... Et, dans un mois, dans deux mois, que se diraient-ils !... Tout d’abord que les vents contraires retardaient la Licorne, peut-être qu’elle n’avait pu partir d’Angleterre à la date prévue, peut-être que quelque guerre maritime troublait les mers et gênait la navigation... Jamais ils ne voudraient admettre que le navire se fût perdu corps et biens !...

Or, dans quelques semaines, après sa relâche à Capetown, la Licorne paraîtrait dans les eaux de la Nouvelle-Suisse... Les familles Zermatt et Wolston apprendraient alors que les absents avaient pris passage à bord du Flag, qui n’avait pas reparu... Serait-il possible de douter qu’il eût péri corps et biens dans une de ces fréquentes tempêtes de l’océan Indien, et pourrait-on espérer revoir ses passagers ?...

Enfin, c’était l’avenir, cela, et le présent offrait encore assez d’éventualités redoutables pour que l’on fût tout à lui.

Depuis l’instant où François avait signalé la terre, le bosseman s’appliquait à gouverner en direction du nord, ce qui ne laissait pas d’être difficile, faute d’une boussole. Le relèvement indiqué par François n’avait pu être qu’approximatif. Si les vapeurs se dissipaient, si l’horizon s’éclaircissait au moins dans sa partie septentrionale, il serait aisé de marcher vers la côte. Par malheur, l’épais rideau continuait à cacher cette ligne qui, pour des observateurs placés à la surface de la mer, devait être encore à quatre ou cinq lieues.

Cependant les avirons avaient été bordés. Fritz, François et James nageaient avec toute la vigueur dont ils étaient capables. Mais, presque épuisés, ils ne pouvaient enlever cette chaloupe lourdement chargée, et il leur faudrait la journée entière pour franchir la distance qui les séparait du littoral.

Et plût au Ciel que le vent ne vînt pas contrarier leurs efforts ! Au total, mieux valait que le calme se maintînt jusqu’au soir. Avec brise de nord, l’embarcation eût été repoussée loin de ces parages...

À midi, c’est à peine si la route parcourue depuis le matin mesurait une lieue. D’ailleurs, le bosseman fut amené à croire qu’un courant portait dans le sens opposé. Peut-être n’était-ce qu’un simple effet de marée. S’il se fût agi d’un courant régulièrement établi, on aurait dû renoncer à remonter contre lui.

Vers deux heures de l’après-midi, John Block, qui s’était relevé, s’écria :

« La brise va venir, je la sens... Rien que notre foc fera plus que nos avirons ! »

Le bosseman ne se trompait pas. Quelques instants après, de légères risées commencèrent à verdir la surface de la mer du côté du sud-est, et un clapotis blanchâtre se propagea jusqu’aux flancs de la chaloupe.

« Voici qui vous donne raison, Block, dit Fritz. Néanmoins cette brise est si faible qu’il ne faut pas cesser de nager...

– Ne cessons pas, monsieur Fritz, répondit le bosseman, et souquons ferme jusqu’au moment où les voiles pourront nous haler vers la côte.

– Où est-elle ?... demanda Fritz, qui cherchait vainement à percer le rideau de brumes.

– Devant nous... pour sûr !

– Est-ce certain, Block ?... ajouta François.

– Où voulez-vous donc qu’elle soit, répondit le bosseman, si ce n’est derrière ces maudites vapeurs du nord ?...

– Nous le voulons, dit James Wolston, mais il ne suffit pas de le vouloir ! »

Enfin, on ne serait fixé qu’à la condition que le vent vînt à fraîchir.

Cela tarda, et il était plus de trois heures, lorsque les battements de la voile à demi carguée indiquèrent qu’elle pourrait servir.

Les avirons rentrés, Fritz et François, après avoir hissé la misaine à bloc, l’étarquèrent de toutes leurs forces, tandis que le bosseman retenait l’écoute qui battait sur le plat-bord.

N’était-ce donc qu’une brise folle, dont les souffles intermittents ne parviendraient même pas à dissiper la brume ?...

Encore vingt minutes d’hésitation, et la houle s’accentua en prenant par le travers la chaloupe que le bosseman parvint à redresser avec la godille. Puis, la misaine et le foc se remplirent, en tendant leurs écoutes.

Quant à la direction qu’il convenait de suivre, c’était celle du nord en attendant que le vent eût pris assez pour dégager l’horizon.

Il y avait lieu d’espérer que cela se produirait dès que la brise l’atteindrait. Aussi, tous les regards s’obstinaient-ils de ce côté. La terre n’apparût-elle qu’un seul instant, John Block n’en demandait pas davantage et gouvernerait sur elle.

Le rideau, pourtant, ne s’entrouvrait pas, bien que le vent semblât prendre de la force au déclin du soleil. L’embarcation filait avec une certaine rapidité. Fritz et le bosseman en étaient même à se demander si elle n’avait pas dépassé l’île, – si c’était une île, – ou doublé ce continent par l’est ou par l’ouest, – si c’était un continent.

Et alors les doutes revinrent à l’esprit... François ne s’était-il pas trompé ?... Avait-il réellement aperçu une terre dans la direction du nord ?...

Oui, et il l’affirma encore de la façon la plus positive. Bien qu’il eût été seul à la voir, il l’avait vue... de ses yeux vue...

« C’était une côte élevée, déclara-t-il de nouveau, une sorte de falaise, presque horizontale à sa crête, impossible à confondre avec un nuage...

– Cependant, depuis que nous portons sur elle, dit Fritz, nous devrions l’avoir accostée. Elle ne devait pas être alors à plus de cinq ou six lieues...

– Êtes-vous certain, John Block, reprit François, que la chaloupe ait toujours eu le cap dessus, et qu’elle fût exactement située dans le nord ?...

– Il est possible que nous ayons fait fausse route, déclara le bosseman. Aussi je crois préférable d’attendre que l’horizon se soit éclairci, dussions-nous rester toute la nuit à cette place... »

Peut-être était-ce le meilleur parti. Pour peu que la chaloupe fût à proximité du littoral, il ne fallait pas la risquer au milieu des récifs, qui le bordaient sans doute...

Aussi tous, l’oreille tendue, cherchèrent-ils à surprendre quelque bruit de ressac, car le plus grand malheur aurait été de se jeter à la côte.

Rien... on n’entendait rien de ces longs et sourds roulements de la mer, lorsqu’elle se brise contre un semis de roches ou déferle sur une grève.

Il convenait donc d’agir avec une extrême prudence. C’est pourquoi, vers cinq heures et demie, le bosseman donna l’ordre d’amener la misaine. Quant au foc, il resta bordé, afin d’aider à l’action de la barre.

Rien de plus sage, en effet, que de modérer la vitesse de la chaloupe tant que la situation ne serait pas déterminée avec exactitude, et elle ne saurait l’être qu’à l’instant où l’on apercevrait la terre.

Il est vrai, la nuit venue, au milieu d’une obscurité profonde, quel danger ne courait-on pas à s’aventurer dans le voisinage d’une côte ? À défaut de vent, les contre-courants menaceraient d’y drosser. En de telles conditions, un navire n’eût pas attendu le soir pour chercher la sécurité de la pleine mer, à regagner le large. Mais ce qui est facilement exécutable pour un bâtiment ne l’est pas pour une simple embarcation. Louvoyer contre le vent du sud qui fraîchissait, c’eût été, sans parler de rudes fatigues, s’exposer à trop s’éloigner...

L’embarcation resta donc rien qu’avec son foc, se déplaçant à peine, cap au nord.

Enfin toute erreur, toute hésitation disparut, lorsque, vers six heures du soir, le soleil se montra un instant avant de disparaître sous les flots.

En effet, le 21 septembre, son disque s’était couché exactement à l’ouest, et, au 13 octobre, vingt-trois jours après l’équinoxe, il se couchait un peu au-dessus dans l’hémisphère méridional. Or, à ce moment, les vapeurs s’étant dissipées de ce côté, Fritz put le voir s’approcher de l’horizon. Dix minutes plus tard, le disque enflammé affleurait la ligne du ciel et de l’eau.

« Là est le nord ! » dit Fritz, en indiquant de la main un point un peu plus à gauche que celui vers lequel la chaloupe s’était dirigée.

Presque aussitôt un cri lui répondit, – un cri que tous poussèrent à la fois !

« Terre !... terre ! »

Les vapeurs venaient de s’évanouir, et le littoral se dessinait à moins d’une demi-lieue. Dominé par une falaise assez élevée, il était impossible de reconnaître s’il se prolongeait vers l’est et vers l’ouest.

Le bosseman mit le cap dessus. La misaine rehissée se gonfla sous les derniers souffles de la brise.

Une demi-heure après, la chaloupe avait accosté une grève sablonneuse, et elle fut amarrée derrière une longue pointe rocheuse à l’abri du ressac.

Chapitre XXI.

À terre. – Une conversation de Fritz et du bosseman. – Nuit tranquille. – Aspect de la côte. – Impression décourageante. – Excursion. – Les cavernes. – Le ruisseau. – Le promontoire. – Installation. §

Ils avaient enfin pris terre, ces abandonnés. Durant une pénible et périlleuse navigation de deux semaines, pas un d’eux n’avait succombé à la fatigue, aux privations, et il fallait en remercier le Ciel. Seul, le capitaine Gould souffrait cruellement, accablé par la fièvre. Toutefois, malgré son état d’épuisement, sa vie ne paraissait pas en danger, et peut-être quelques jours de repos suffiraient-ils à le remettre.

À présent que Fritz et ses compagnons avaient heureusement atterri, qu’ils ne se trouvaient plus à la merci des tempêtes, qu’ils n’allaient plus à l’aventure, se posait cette question : sur quelle terre avaient-ils débarqué ?...

Quelle qu’elle fût, hélas ! ce n’était pas la Nouvelle-Suisse, où, sans la révolte de Robert Borupt et de l’équipage, le Flag serait arrivé dans les délais prévus ! Au lieu du bien-être de Felsenheim, qu’offrirait ce rivage inconnu ?...

En somme, ce n’était pas l’heure de s’attarder aux raisonnements et aux hypothèses. La nuit, assez obscure, ne permettait pas de rien distinguer, sauf une grève fermée au fond d’une haute falaise et, latéralement, par un épaulement rocheux. Aussi, dans ces conditions, on convint de demeurer à bord jusqu’au lever du soleil. Fritz et le bosseman resteraient de quart jusqu’au matin. Il était possible que cette côte fût fréquentée par des indigènes, et il importait de veiller avec soin. Que ce fût continent australien ou île du Pacifique, la prudence commandait de se tenir sur ses gardes, et, en cas d’agression, il y aurait lieu de fuir au large.

Jenny, Doll et Suzan reprirent donc leur place près du capitaine Gould, qui savait que la chaloupe avait enfin accosté. François et James s’étendirent entre les bancs, prêts à se relever au premier appel du bosseman. Mais, à bout de forces, ils ne tardèrent pas à succomber au sommeil.

Fritz et John Block vinrent s’asseoir à l’arrière, et s’entretinrent à voix basse.

« Nous voici donc au port, monsieur Fritz, dit le bosseman, et je savais bien que nous finirions par l’atteindre... À proprement parler, si ce n’est point dans un port que nous sommes, vous en conviendrez, c’est toujours mieux que d’avoir mouillé au milieu des roches... Notre embarcation est en sûreté pour la nuit... Demain, nous aviserons...

– J’envie votre résignation, mon brave Block, répondit Fritz. Ces parages ne m’inspirent aucune confiance, et notre situation est loin d’être rassurante près d’une côte dont on ne connaît même pas le gisement...

– Cette côte est une côte, monsieur Fritz... Elle a des criques, des plages et des rochers, elle est faite comme les autres et ne va pas s’effondrer sous nos pieds, j’imagine !... Quant à la question de l’abandonner ou de s’y installer, nous la résoudrons plus tard.

– Dans tous les cas, Block, j’espère bien ne pas être forcé de reprendre la mer avant qu’un peu de repos ait procuré quelque soulagement à notre capitaine. Si donc l’endroit est désert, s’il nous offre des ressources, si nous n’y sommes pas exposés à tomber entre les mains des indigènes, il faudra y demeurer un certain temps...

– Désert, il l’est jusqu’à présent, répondit le bosseman, et, à mon avis, c’est préférable qu’il le soit...

– Je le pense, Block, et je pense aussi que la pêche, à défaut de la chasse, nous permettra de refaire nos provisions...

– Comme vous dites, monsieur Fritz. Puis, si le gibier se réduit ici à des oiseaux de mer dont on ne peut se nourrir, la chasse dans les forêts et les plaines de l’intérieur viendra compléter la pêche... Il est vrai, sans fusils...

– Ces misérables, Block, qui ne nous ont pas même laissé une arme à feu !

– Ils ont bien fait... dans leur intérêt, s’entend !... répliqua le bosseman. Avant de démarrer, je n’aurais pas résisté à l’envie de casser la tête à ce coquin de Borupt... à ce traître...

– Traîtres aussi, ajouta Fritz, ceux qui sont devenus ses complices !...

– Une trahison qu’ils paieront un jour ou l’autre, déclara John Block.

– Vous n’avez rien entendu, bosseman ?... demanda Fritz en prêtant l’oreille.

– Non... ce bruit, c’est celui du clapotis le long de la grève... Jusqu’ici, rien de suspect, et, bien qu’il fasse noir comme à fond de cale, j’ai de bons yeux...

– Ne les fermez pas un instant, Block, et tenons-nous prêts à tout...

– L’amarre est parée à larguer, répondit le bosseman. Au besoin, il n’y aura qu’à prendre les avirons, et, d’un coup de gaffe, je me charge d’envoyer la chaloupe à vingt pieds des roches. »

Cependant, à plusieurs reprises, Fritz et le bosseman furent mis en éveil. Il leur semblait entendre une sorte de reptation sur le sable de la plage ; mais, en somme, ils n’eurent point sujet de s’alarmer sérieusement.

Un calme profond régnait aux alentours. La brise était tombée, la mer aussi. Un léger ressac se laissait seul entendre au pied des roches. À peine si quelques oiseaux, mouettes et goélands, venus du large, cherchaient à regagner les creux de la falaise. Rien ne troubla la première nuit passée sur ce littoral.

Le lendemain, dès le petit jour, tous furent sur pied, et quel serrement de cœur ils éprouvèrent, en observant cette côte où ils avaient trouvé refuge !

La veille, alors qu’elle n’était plus qu’à une demi-lieue, Fritz avait pu la reconnaître en partie. Vue de cette distance, elle se développait sur quatre à cinq lieues entre l’est et l’ouest. Du promontoire au pied duquel était mouillée la chaloupe, on n’en voyait que le cinquième au plus, compris entre deux angles, au-delà desquels se déroulait la mer, claire à droite, encore sombre à gauche. La plage, mesurant de huit à neuf cents toises, s’encadrait latéralement de hauts contreforts, et une falaise à parois noirâtres la fermait en arrière sur toute son étendue.

Cette falaise devait mesurer de huit à neuf cents pieds d’altitude au-dessus de la grève qui remontait en pente accentuée vers sa base. Son élévation s’accroissait-elle au-delà ?... Pour résoudre cette question, il serait indispensable de se hisser jusqu’à sa crête par les contreforts, dont l’un, celui de l’est, présentait des profils moins raides, grâce à son allongement vers le large. Cependant, même de ce côté, sans doute, l’ascension serait très difficile, pour ne pas dire impossible.

Ce que le capitaine Gould et ses compagnons éprouvèrent d’abord, ce fut une impression de découragement devant l’aspect sauvage et désolé de ce tapis de sable, crevé çà et là de têtes rocheuses. Pas un arbre, pas un arbuste, pas trace de végétation, – l’aridité dans toute sa tristesse et toute son horreur. Pour unique verdure, de maigres lichens, ce produit rudimentaire de la nature, sans racines, sans tiges, sans feuilles, sans fleurs, ressemblant à des plaques dartreuses appliquées sur le flanc des roches et nuancées depuis le jaune passé jusqu’au rouge vif. Puis, çà et là, des moisissures visqueuses, dues aux humides apports des vents du sud qui dominaient en cette région. Au rebord de la falaise, il ne poussait pas un brin d’herbe, ni à ses parois granitiques une de ces plantes lapidaires auxquelles il faut si peu d’humus, cependant ! Devait-on en conclure que cet humus manquait au plateau supérieur ?... La chaloupe n’avait-elle accosté qu’un de ces arides îlots qui n’ont pas de dénomination géographique ?...

« L’endroit n’est certes pas gai... murmura le bosseman à l’oreille de Fritz.

– Peut-être eussions-nous été plus favorisés en atterrissant du côté de l’est ou de l’ouest ?...

– Peut-être, reprit John Block, mais, ici, du moins, nous n’aurons pas à rencontrer des sauvages. »

En effet, aucune créature, fût-ce de celles qui sont placées au plus bas de l’échelle humaine, n’aurait pu vivre sur cet infertile rivage.

Jenny, François et Doll, James et sa femme, assis sur les bancs, promenaient leurs regards à la surface de ce littoral, si différent des rivages verdoyants de la Terre-Promise, l’embouchure du ruisseau des Chacals, la baie du Salut, le littoral de Falkenhorst !... Et même l’îlot de la Roche-Fumante, d’aspect si triste pourtant, n’avait-il pas offert à Jenny Montrose ses productions naturelles, l’eau vive de son ruisseau, le gibier de ses bois et de ses plaines ?... Ici rien que la pierre et le sable, un banc de coquillages qui se dessinait sur la gauche, de longues traînées de plantes marines à la limite du relais de mer, enfin une terre de désolation !

Le règne animal se réduisait à quelques oiseaux marins, des goélands, des macreuses, des mouettes, des hirondelles, que la présence de l’homme troublait dans leur solitude et qui poussaient des cris assourdissants. Plus haut, à travers l’espace, passaient à grands coups d’aile des frégates, des alcyons et des albatros.

« Voyons, dit alors le bosseman, si cette grève ne vaut pas celles de la Nouvelle-Suisse, ce n’est pas une raison pour n’y pas débarquer...

– À terre ! répondit Fritz. J’espère que nous trouverons un abri à la base de la falaise.

– Débarquons... dit Jenny.

– Chère femme, dit Fritz, je te conseille de rester à bord avec Mme Wolston et sa sœur pendant notre excursion. Il n’y a pas apparence de danger, et vous n’avez rien à craindre...

– D’ailleurs, ajouta le bosseman, il est probable qu’on ne se perdra pas de vue. »

Fritz sauta sur le sable, suivi de ses compagnons, après que Doll eut dit d’un ton enjoué :

« Tâchez, François, de nous rapporter quelque chose pour le déjeuner... Nous comptons sur vous...

– C’est plutôt sur vous que nous devons compter, Doll, répondit François. Tendez les lignes au pied de ces roches. Vous êtes si adroite, si patiente...

– Oui... mieux vaut ne pas débarquer, convint Mme Wolston. Jenny, Doll et moi, nous ferons de notre mieux pendant votre absence.

– L’essentiel, fit observer Fritz, c’est de conserver le peu qui nous reste de biscuit pour le cas où nous serions obligés de reprendre la mer...

– Allons, madame Fritz, s’écria John Block, préparez le fourneau. Nous ne sommes pas gens à nous contenter d’une soupe au lichen ou de galets à la coque, et nous vous promettons un bon plat de résistance. »

Le temps était assez beau. Quelques rayons de soleil filtraient à travers les nuages de l’est.

Fritz, François, James et le bosseman suivirent ensemble le bord de la grève sur le sable humide de la dernière marée.

Plus haut, à une dizaine de pieds, se dessinait le zigzag des algues déposées le long de ce rivage dont la pente était assez prononcée. Ces algues appartenaient à la famille des goémons ou varechs pour la plupart, mêlés de laminaires rougeâtres festonnées à leur pointe, et aussi de longs fucus filiformes, avec ces grappes de raisins dont les gros grains éclatent sous le pied.

Il est de ces fucus qui contiennent un peu de substance nutritive. Aussi John Block de s’écrier :

« Mais ça se mange... quand on n’a pas autre chose !... Dans mon pays, dans les ports de la mer d’Irlande, on en fait des confitures. »

Après trois ou quatre cents pas en cette direction, Fritz et ses compagnons atteignirent le pied du contrefort de l’ouest. Formé de blocs énormes à surfaces lisses, taillé à pic, il s’enfonçait droit sous ces eaux claires à peine troublées d’un léger ressac, et qui laissaient apercevoir sa base à sept ou huit toises de profondeur.

Il était impossible de s’élever le long de ce contrefort qui se dressait verticalement, – circonstance regrettable, car il serait nécessaire de monter sur la falaise, afin de voir si le plateau supérieur ne présentait pas des terrains moins arides. En outre, s’il fallait renoncer à gravir ce contrefort, il fut reconnu qu’on ne pourrait le tourner sans employer la chaloupe. Du reste, ce qui s’imposait en ce moment, c’était de chercher quelque anfractuosité où l’on s’abriterait pendant le séjour sur cette côte.

Tous remontèrent donc vers le fond de la grève en longeant le pied du contrefort.

En ce moment, de nombreuses bandes d’oiseaux s’enfuirent vers le large pour ne revenir qu’à la nuit tombante.

Parvenus à l’angle de la falaise, Fritz, François, James et le bosseman rencontrèrent d’épaisses couches de varechs en complet état de siccité. Comme les derniers relais de la marée montante se dessinaient à plus de cent toises au-dessous, ces végétaux, étant donnée la déclivité de la plage, devaient avoir été reportés jusqu’à cette place, non par le flot, mais par les vents du sud, très violents sur ces parages.

« À défaut de bois, fit observer Fritz, si nous étions forcés d’hiverner ici, ces varechs nous fourniraient assez longtemps du combustible...

– Un combustible qui brûle vite ! ajouta le bosseman. Il est vrai, avant d’avoir épuisé de pareilles masses... Enfin nous avons toujours de quoi faire bouillir la marmite aujourd’hui !... Reste à mettre quelque chose dedans !

– Cherchons », répondit François.

La falaise était formée de strates irrégulières dont les lignes transversales se dessinaient obliquement vers l’est. Il fut facile de reconnaître la nature cristalline de ces roches, où s’agrégeaient le feldspath et le gneiss, énorme masse granitique, d’origine plutonienne, et, comme telle, d’une extrême dureté.

Cette disposition ne rappelait donc en rien à Fritz et à François les bordures littorales de leur île, depuis la baie du Salut jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé où se rencontrait uniquement le calcaire, facile à entamer par le marteau et le pic. Ainsi avait été aménagée la grotte de Felsenheim. En plein granit, un tel travail eût été impossible.

Très heureusement, il n’y aurait pas eu lieu de l’entreprendre.

En effet, à la base de la falaise, à une centaine de pas du contrefort, derrière les amas de goémons, s’arrondissaient plusieurs orifices, semblables aux cellules d’une immense ruche, et qui donnaient peut-être accès à l’intérieur du massif.

Si les unes n’offraient que des réduits étroits, les autres étaient profondes, obscures, il est vrai, obstruées par les tas de varechs. Mais probablement, dans la partie opposée moins exposée aux vents du large, s’ouvrait quelque caverne où l’on pourrait transporter le matériel de la chaloupe.

En cherchant à se rapprocher le plus possible du mouillage, Fritz et ses compagnons se dirigeaient vers le contrefort de l’est. Peut-être moins infranchissable que l’autre, grâce au profil allongé de sa partie inférieure, parviendrait-on à le contourner. S’il se découpait verticalement à sa partie supérieure, il obliquait vers le milieu pour finir en pointe du côté de la mer.

L’attente ne fut pas trompée. Précisément, dans l’angle formé par ce contrefort s’ouvrait une caverne d’un accès facile. Abritée contre les vents de l’est, du nord et du sud, son orientation ne lui permettait d’être battue que par ceux de l’ouest, qui règnent moins fréquemment en ces parages.

Fritz, François, James et John Block pénétrèrent à l’intérieur de cette cavité, assez éclairée pour leur permettre de la voir tout entière. Haute de onze à douze pieds, large d’une vingtaine, profonde de cinquante à soixante, elle comprenait divers réduits inégaux qui formaient comme autant de chambres séparées autour d’une salle commune. Un sable fin, sans trace d’humidité, formait tapis. On y entrait en franchissant une ouverture qui pourrait être aisément fermée.

« Foi de bosseman, nous n’aurions pu trouver mieux !... déclara John Block.

– Je suis de cet avis, répondit Fritz. Toutefois, ce qui m’inquiète, c’est que cette plage est absolument aride, et il est à craindre que le plateau supérieur ne le soit autant...

– Commençons par prendre possession de la caverne, et nous verrons ensuite...

– Hélas ! dit François, ce n’est pas là notre habitation de Felsenheim, et je n’aperçois même pas un ruisseau d’eau douce, qui puisse remplacer le ruisseau des Chacals !...

– Patience... patience !... répliqua le bosseman. Nous finirons bien par rencontrer quelque source au milieu des roches ou quelque rio qui tombera du haut de la falaise...

– Quoi qu’il en soit, déclara Fritz, il ne faut pas songer à s’établir sur cette côte... Si nous ne parvenons pas à dépasser la base des contreforts, nous irons avec notre chaloupe la reconnaître au-delà... Dans le cas où nous aurions atterri sur un îlot, nous n’y resterons que le temps nécessaire au rétablissement du capitaine Gould... Une quinzaine de jours suffiront, je pense...

– Enfin, nous avons toujours la maison... ajouta John Block. Quant au jardin, qui nous dit qu’il n’est pas près d’ici... de l’autre côté de ce promontoire ?... »

Après être ressortis, tous redescendirent à travers la plage, de manière à contourner le contrefort.

Depuis l’angle rentrant dans lequel se creusait la caverne, on comptait une centaine de toises jusqu’à la limite des premières roches qui baignaient dans la mer à mi-jusant. De ce côté, il n’y avait aucun amoncellement de ces plantes marines rencontrées sur la gauche de la grève. De lourdes masses, qui paraissaient s’être détachées du haut de la falaise, formaient ce promontoire. Près de la grotte, il n’eût pas été possible de le franchir, mais, à proximité du mouillage de la chaloupe, il s’abaissait assez pour livrer passage à des piétons.

Il ne fut pas même nécessaire d’atteindre son extrémité, et, d’ailleurs, l’attention du bosseman ne tarda pas à être attirée par un bruit d’eau courante.

En effet, à cent pas de la grotte, un ruisseau murmurait entre les roches et s’épanchait en filets liquides.

Un écartement des pierres permit de monter jusqu’au lit d’un petit rio alimenté par une cascade, qui rebondissait et allait se perdre dans la mer.

« La voilà... voilà... la bonne eau douce !... s’écria John Block, après avoir puisé à pleines mains dans le rio.

– Fraîche et limpide... affirma François, qui venait de s’y mouiller les lèvres.

– Et pourquoi n’existerait-il pas quelque végétation sur le plateau de la falaise, fit observer John Block, bien que ce ne soit là qu’un ruisseau...

– Ruisseau à cette époque, dit Fritz, et qui doit même tarir pendant les grandes chaleurs, mais torrent sans doute à la saison des pluies...

– Qu’il continue de couler quelques jours encore, observa judicieusement le bosseman, nous ne lui en demandons pas davantage. »

Fritz et ses compagnons disposaient à présent d’une caverne où l’installation serait facile, d’un ruisseau qui permettrait de remplir d’eau douce les barils de l’embarcation. Quant à s’assurer la nourriture quotidienne avec les produits du sol, soit sur le plateau, soit de l’autre côté du promontoire, c’était la question qu’il importait de résoudre.

La solution ne fut pas à l’avantage des explorateurs. Après avoir traversé le ruisseau, ils éprouvèrent une nouvelle et profonde déception.

Au-delà du promontoire s’arrondissait une crique, large de trois quarts de lieue, bordée d’une plage de sable, limitée en arrière par la falaise. À son extrême pointe se dressait un morne, coupé à pic, dont le pied trempait dans la mer.

Cette plage, en outre, présentait la même aridité que l’autre. Le règne végétal s’y réduisait aux plaques de lichen et au relais des plantes marines apportées par le flot. Était-ce donc sur un îlot rocheux, isolé, inhabitable, que la chaloupe avait atterri dans les parages de l’océan Pacifique ?... Il y avait lieu de le croire, il y avait lieu de le craindre.

Il parut inutile de pousser l’excursion jusqu’au morne qui limitait la crique. Aussi tous se préparaient-ils à redescendre au mouillage, lorsque James, étendant la main vers la plage, s’écria :

« Qu’est-ce que je vois là-bas... sur le sable ?... Regardez... ces points mouvants... On dirait des rats... »

De fait, à cette distance, il semblait qu’une bande de rongeurs fût en marche vers la mer.

« Des rats ?... répondit François. Mais le rat est un gibier, quand il appartient au genre ondatras... Te rappelles-tu, Fritz, ceux que nous avons tués par centaines pendant notre expédition à la recherche du boa ?...

– Parfaitement, François, répondit Fritz, et je me rappelle aussi que nous fûmes très peu régalés de cette chair qui sent trop le marécage.

– Bon ! déclara le bosseman, convenablement préparées, ça se mange, ces bêtes-là... Au surplus, il n’y a pas à discuter... Ces points noirs ne sont pas des rats.

– Et vous croyez, Block ?... demanda Fritz.

– Que ce sont des tortues...

– Puissiez-vous ne pas vous tromper ! »

Le bosseman ne faisait point erreur et l’on pouvait s’en fier à ses bons yeux. C’était effectivement une troupe de tortues qui rampaient sur le sable de la plage.

Aussi, tandis que Fritz et James demeuraient en observation sur le promontoire, John Block et François se laissèrent glisser de l’autre côté des roches, afin de couper la route à la bande des chéloniens.

Ces tortues, de petite dimension, ne mesurant que douze à quinze pouces, longues de queue, appartenaient à l’espèce qui se nourrit principalement d’insectes. On en comptait une cinquantaine, en marche, non vers la mer, mais vers l’embouchure du ruisseau, où trempaient quelques visqueuses laminaires, abandonnées par la marée descendante.

De ce côté, le sol était bossue de légères tumescences, sortes de renflements sablonneux, dont François reconnut aussitôt la destination.

« Il y a là-dessous des œufs de tortue... s’écria-t-il.

– Eh bien, déterrez les œufs, monsieur François, répliqua John Block... Moi, je me charge d’amarrer les poules !... Décidément, cela vaudra mieux que mes galets à la coque, et si la jeune Doll n’est pas contente...

– Les œufs seront bien reçus, n’en doutez pas, Block, affirma François.

– Et aussi les tortues qui sont d’excellentes bêtes, – excellentes pour faire du bouillon, s’entend ! »

Un instant après, le bosseman et François en avaient retourné sur le dos une vingtaine qui seraient forcées d’attendre dans cette position très désagréable, surtout pour des chéloniens. Puis, chargés d’une demi-douzaine, avec le double d’œufs, ils revinrent vers la chaloupe.

Le capitaine Gould prêta la plus vive attention au récit que lui fit John Block. Depuis qu’il n’avait plus à subir les secousses de la mer, sa blessure le faisait moins souffrir, la fièvre tendait à diminuer et, très certainement, un repos d’une semaine suffirait à lui rendre ses forces. On ne l’ignore point, lorsqu’elles ne présentent pas une extrême gravité, les blessures à la tête guérissent facilement et à court délai. La balle n’avait atteint que la face latérale du crâne, après avoir déchiré une partie de la joue ; mais il s’en était fallu de peu qu’elle n’eût brisé la tempe. On devait donc compter sur une prompte amélioration dans l’état du blessé, grâce au repos qui ne lui manquerait pas plus que les soins.

Harry Gould apprit, non sans une vive satisfaction, que les tortues fréquentaient cette baie, laquelle pour cette raison fut nommée baie des Tortues. C’était une nourriture saine et abondante dont on était assuré, fût-ce pour longtemps. Il serait même possible d’en conserver dans le sel une certaine quantité et d’en charger la chaloupe, lorsque le moment arriverait de reprendre la mer.

En effet, il faudrait bien se résoudre à chercher vers le nord une terre plus hospitalière, si le plateau de la falaise était aussi infertile que la baie des Tortues, s’il ne présentait ni bois ni plaines, si cette terre sur laquelle les passagers du Flag avaient trouvé refuge n’était qu’un entassement de roches.

« Eh bien, Doll, et vous aussi, Jenny, demanda François, lorsqu’il fut de retour, êtes-vous satisfaites ?... La pêche a-t-elle réussi pendant notre absence ?...

– Un peu... répondit Jenny en montrant plusieurs poissons étendus sur le tillac.

– Et puis... ajouta gaiement Doll, nous avons mieux que cela à vous offrir...

– Qu’est-ce donc ?... demanda Fritz.

– Des moules qui se trouvent en abondance au pied du promontoire, répondit la fillette. Voyez celles qui cuisent déjà dans la chaudière...

– Tous nos compliments... en attendant les vôtres, Jenny... dit François, car nous ne revenons pas les mains vides, et voici quelques œufs...

– De poule ?... s’écria Bob...

– De tortue, répondit François.

– Des tortues ?... répliqua Doll. Vous avez rencontré des tortues ?...

– Toute une compagnie, ajouta le bosseman, et il y en a encore... et il y en aura assez pour le temps que nous resterons en relâche dans cette baie...

– Je pense, dit alors le capitaine Gould, qu’avant de l’abandonner, il faudra pousser une reconnaissance sur la côte ou monter au sommet de la falaise...

– Nous l’essaierons, mon capitaine, répondit John Block. Toutefois, n’y mettons pas plus de hâte qu’il n’est nécessaire, puisqu’il est possible de vivre ici, sans toucher à ce qui nous reste de biscuit...

– Je le comprends ainsi, Block.

– Ce que nous désirons, capitaine, ajouta Fritz, c’est que la santé vous revienne avec le repos, c’est que votre blessure guérisse, c’est que vous repreniez vos forces... Une ou deux semaines, ce n’est rien à passer en cet endroit... Lorsque vous serez sur pied, vous verrez les choses par vous-même, et vous déciderez ce qu’il conviendra de faire. »

Pendant la matinée, on procéda au débarquement des objets que contenait l’embarcation, le sac de biscuit, les barils, le combustible, les ustensiles, les vêtements, et le tout fut transporté à l’intérieur de la caverne. Le petit fourneau, installé dans l’angle du contrefort, allait servir à la confection du bouillon de tortue.

Quant au capitaine Gould, ce fut aux bras de Fritz et du bosseman qu’il se rendit à la grotte, où l’attendait un bon lit de goémons secs préparé par Jenny et Doll, et sur lequel il put prendre quelques heures de sommeil.

Chapitre XXII.

L’installation. – Première nuit sur cette côte. – Fritz et Jenny. – Amélioration dans l’état du capitaine Gould. – Discussions. – Ascension de la falaise impossible. – La nuit du 26 au 27 octobre. §

Il eût été difficile de trouver mieux pour s’y installer que cette caverne. Les différents réduits qui l’évidaient à l’intérieur permettraient à chacun de s’isoler suivant sa convenance.

Que ces réduits, de profondeur inégale, fussent assez sombres pendant le jour, que la caverne demeurât même dans une demi-obscurité, peu importait, en somme. À moins de mauvais temps, elle ne serait occupée que la nuit. Dès la pointe du jour, Harry Gould se ferait transporter au dehors, afin de respirer l’air salin et vivifiant, mélangé de rayons de soleil.

Au dedans, Jenny s’arrangea pour occuper avec son mari une des anfractuosités latérales. James Wolston, sa femme et le petit Bob prirent possession d’un évidement plus large, suffisant pour les loger tous trois. François se contenterait d’un coin dans la salle commune, en compagnie d’Harry Gould et du bosseman. La place ne manquait donc pas dans cette excavation naturelle, dont on ne connaissait pas encore toute la profondeur.

Le reste de la journée fut entièrement consacré au repos. Après les multiples émotions de cette dernière semaine, les passagers de la chaloupe avaient à se remettre de tant d’épreuves si courageusement supportées. Et puis, il convenait de s’accoutumer à la nouvelle situation. Au total, la résolution de passer une quinzaine de jours au fond de cette baie où l’existence matérielle paraissait assurée pour un certain temps était acte de sagesse. Quand même l’état du capitaine ne l’eût point exigé, John Block n’aurait pas conseillé un départ immédiat. Il ne fallait songer qu’au présent, on songerait plus tard à l’avenir.

Et cependant, quelles éventualités réservait-il, si ce n’était là qu’un îlot perdu de l’océan Pacifique, si l’on devait le quitter et affronter sur une frêle embarcation les fréquentes tempêtes de ces parages ?... Quel serait le dénouement de cette nouvelle tentative ?...

Le soir, après un second repas dont le bouillon, la chair et les œufs de tortue firent les frais, François adressa au Ciel la prière commune, et chacun regagna la caverne. Harry Gould, grâce aux soins de Jenny et de Doll, ne tremblait plus de fièvre. Sa blessure, qui tendait à se cicatriser, le faisait moins souffrir. Il y avait tout lieu d’espérer qu’il marchait vers une prompte guérison.

Il ne fut pas nécessaire de veiller pendant la nuit. Rien à craindre, ni des sauvages ni des fauves, sur cette plage déserte. Ces mornes et tristes solitudes, aucun être humain ne les avait encore visitées sans doute. Seul le cri rude et mélancolique des oiseaux de mer, qui regagnaient les cavités de la falaise, troublait le silence. Puis, la brise tomba peu à peu, et aucun souffle ne traversa l’espace jusqu’au lever du soleil.

Les hommes sortirent dès l’aube. Tout d’abord John Block descendit la grève en longeant le promontoire et se dirigea vers la chaloupe. Elle flottait en ce moment, mais le jusant ne tarderait pas à la laisser à sec sur le sable. Retenue par ses amarres de chaque bord, elle n’avait pas touché contre les roches, même au plus haut de la marée, et, tant que le vent soufflerait de l’est, elle ne courrait aucun risque. Dans le cas où la brise halerait le sud, on verrait s’il n’y aurait pas lieu de chercher un autre mouillage. Du reste, le temps paraissait être sérieusement établi, et l’on était dans la belle saison.

À son retour, le bosseman vint trouver Fritz et l’entretint de cette question.

« C’est que ça vaut la peine d’y penser, dit-il. Notre embarcation avant tout... Une grotte bien close, c’est parfait... Mais on ne navigue pas à bord d’une grotte, et, lorsque le moment sera venu de partir... s’il vient... il importe que nous ne soyons pas empêchés de le faire.

– C’est entendu, Block, répondit Fritz, et nous prendrons nos précautions pour que la chaloupe n’éprouve aucune avarie... Peut-être même y a-t-il un meilleur mouillage de l’autre côté du promontoire ?...

– Nous verrons, monsieur Fritz, et puisque tout va bien de ce côté, je vais aller de l’autre donner la chasse aux tortues... Vous ne m’accompagnez pas ?...

– Non, Block, allez seul... je retourne près du capitaine... Cette bonne nuit de repos a dû calmer sa fièvre... Lorsqu’il s’éveillera, il voudra causer de la situation... Je veux être là afin de le mettre au courant...

– Vous avez raison, monsieur Fritz, et répétez-lui bien qu’il n’y a rien à craindre pour le moment. »

Le bosseman gagna l’extrémité du promontoire, sauta de roche en roche sur la crique, et se dirigea vers l’endroit où, la veille, François et lui avaient rencontré les tortues.

Fritz revint vers la caverne près de laquelle François et James s’occupaient de rapporter des brassées de goémons. Mme Wolston faisait la toilette du petit Bob. Jenny et Doll étaient encore près du capitaine. Dans l’angle du promontoire le feu pétillait sous le fourneau, la chaudière commençait à ronfler, et une vapeur blanche s’en échappait.

Lorsque Fritz eut terminé son entretien avec Harry Gould, Jenny et lui descendirent sur la grève. Après avoir fait une cinquantaine de pas, ils se retournèrent du côté de cette haute falaise qui les enfermait comme un mur de prison.

Et alors Fritz de dire d’une voix émue :

« Chère femme, il faut que je laisse déborder mon cœur, car il est plein de tout ce qui s’est passé depuis que j’ai eu le bonheur de te recueillir sur la Roche-Fumante !... Je nous revois dans ce kaïak, à la baie des Perles... Puis c’est la rencontre de la pinasse, le retour de la famille à Felsenheim !... Deux années heureuses se sont écoulées avec toi, la joie, le charme de notre existence, dont rien ne troublait la tranquillité !... Nous étions si habitués à vivre dans ces conditions, qu’il semblait que le monde n’existait pas en dehors de notre île... Et s’il n’y avait pas eu le souvenir de ton père, ma bien-aimée Jenny, peut-être ne serions-nous pas partis à bord de la Licorne... peut-être n’aurions-nous jamais quitté la Nouvelle-Suisse...

– Où veux-tu en venir, mon cher Fritz ?... demanda Jenny, qui cherchait à contenir son émotion.

– À te dire combien mon cœur est oppressé depuis que la mauvaise fortune s’est déclarée contre nous !... Oui ! j’ai un remords de t’avoir exposée à la partager avec moi !...

– Cette mauvaise fortune, répondit Jenny, tu ne dois pas la craindre !... Un homme de ton courage, Fritz, un homme de ton énergie, doit-il s’abandonner au désespoir ?...

– Laisse-moi achever ce que je désirais te dire, Jenny... Là-bas, un jour, la Licorne a paru sur les parages de la Nouvelle-Suisse... Elle est repartie, et nous a conduits en Europe... Depuis lors, le malheur n’a cessé de te frapper... Le colonel Montrose était mort sans avoir revu sa fille...

– Mon pauvre père !... dit Jenny, en donnant libre cours à sa douleur. Oui ! cette joie lui a été refusée de me presser entre ses bras, de récompenser mon sauveur en mettant ma main dans la sienne... Dieu ne l’a pas voulu, Fritz, et il faut se soumettre...

– Eh bien, chère Jenny, reprit Fritz, quoi qu’il en soit, tu étais de retour en Angleterre... tu avais revu ton pays... tu pouvais y rester près d’une parente... y trouver la tranquillité... le bonheur...

– Le bonheur... sans toi, Fritz ?...

– Et alors, ma Jenny, tu n’aurais plus couru de nouveaux périls, après tous ceux auxquels tu avais échappé par miracle... Et, cependant, tu as consenti à me suivre pour retourner dans notre île...

– Oublies-tu donc, Fritz, que j’étais ta femme ?... Aurais-je pu hésiter à quitter l’Europe, à revoir là-bas tous ceux que j’aime, ta famille, mon Fritz, qui est désormais la mienne ?...

– Jenny... Jenny... il n’en est pas moins vrai que je t’ai entraînée à de nouveaux périls, et tels que je n’y puis songer sans épouvante... oui !... épouvante, dans la situation où nous sommes !... Et, pourtant, tu avais déjà eu ta part, ta grande part d’épreuves en ce monde !... Ah ! ces rebelles, qui en sont la cause... qui nous ont abandonnés... toi, déjà victime du naufrage de la Dorcas, te voilà jetée sur une terre inconnue, plus inhabitable que ton îlot de la Roche-Fumante...

– Mais je n’y suis pas seule, j’y suis avec toi, avec ton frère, avec nos amis, avec des hommes résolus, et je ne tremble ni devant les dangers présents ni devant ceux à venir !... Je sais aussi que tu feras tout pour le salut commun...

– Tout, ma bien-aimée, s’écria Fritz, et bien que la pensée que tu es là doive redoubler mon courage, cette pensée me fait tant de mal que j’ai envie de tomber à tes genoux... de te demander pardon !... C’est ma faute, si...

– Fritz, répondit la jeune femme, en se pressant sur le cœur de son mari, personne ne pouvait prévoir les éventualités qui se sont produites... une révolte à bord... et les conséquences de cette révolte, notre abandon en mer... Mieux vaut oublier les mauvaises chances et n’envisager que les bonnes !... Nous pouvions être massacrés par l’équipage du Flag, être condamnés dans cette chaloupe à souffrir les tortures de la faim et de la soif, périr dans quelque tempête... et rien de tout cela n’est arrivé... Nous avons atteint une terre qui n’est pas dépourvue de ressources et qui nous offre un abri suffisant !... Si nous ne savons quelle est cette terre, nous chercherons à la reconnaître, et nous la quitterons s’il est nécessaire de la quitter...

– Pour aller où, ma pauvre Jenny ?...

– Pour aller ailleurs, comme dirait notre brave bosseman, pour aller où Dieu voudra nous conduire !... J’ai confiance en lui, mon cher Fritz, comme en tous nos compagnons...

– Ah ! chère femme ! s’écria Fritz, tes paroles m’ont rendu courage... Mais j’avais besoin d’épancher mon cœur dans le tien !... Oui !... nous lutterons, nous ne céderons pas au désespoir... Nous songerons aux existences précieuses qui nous sont confiées... Nous les sauverons... nous les sauverons... avec l’aide du Ciel...

– Que l’on n’invoque jamais en vain !... dit François, qui venait d’entendre les derniers mots prononcés par son frère. Ayons confiance, et il ne nous abandonnera pas !... »

Jenny lui avait répondu avec tant d’assurance que Fritz reprit toute son énergie. La situation pourrait être sauvée à force de dévouement, et ses compagnons étaient prêts à se dépenser comme lui en efforts surhumains.

Vers dix heures, le temps était beau, le capitaine Gould put venir s’étendre au soleil, à l’extrémité du promontoire. Le bosseman revenait alors de l’excursion qu’il avait poussée autour de la crique jusqu’au pied du morne de l’est. Quant à aller au-delà, c’était impossible. Même à mer basse, on eût tenté vainement de tourner le pied de l’énorme masse que les courants fouettaient d’un violent ressac.

John Block avait été rejoint par James sur la crique, et tous deux rapportaient tortues et œufs. C’était par centaines que ces chéloniens fréquentaient la plage. En prévision d’un prochain embarquement, on pourrait s’approvisionner largement de cette chair, qui assurerait la nourriture des passagers.

Après le déjeuner, on causa de choses et d’autres, tandis que Jenny, Doll et Suzan s’occupaient de laver le linge de rechange dans l’eau du ruisseau. Grâce à la température élevée, en l’exposant aux rayons du soleil, ce linge sécherait vite. Puis, on procéderait au raccommodage des vêtements, de manière que chacun fût prêt à se rembarquer le jour où le départ serait résolu.

Quant au gisement de cette terre, quel était-il ?... Était-il possible sans instruments de le relever, à quelques degrés près, en se basant sur la hauteur méridienne du soleil ?... Cette observation comporterait bien des incertitudes. Cependant, ce jour même, elle parut confirmer l’opinion déjà émise par le capitaine Gould, que ladite terre devait être située entre les quarantième et trentième parallèles. Mais quel méridien la traversait du nord au sud, il n’y avait aucun moyen de le déterminer, bien que le Flag eût dû rallier les parages occidentaux du Pacifique.

Revint alors le projet d’atteindre le plateau supérieur. En attendant la guérison du capitaine, ne fallait-il pas être fixé sur la question de savoir si la chaloupe avait accosté un continent, une île ou un îlot ?... D’une hauteur de sept à huit cents pieds, qui sait si une autre terre ne se montrerait pas à quelques lieues au large ?... Aussi, Fritz, François, le bosseman étaient-ils bien décidés à s’élever jusqu’à la crête de la falaise.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans apporter aucun changement à la situation. Tous comprenaient la nécessité d’en sortir par un moyen quelconque, non sans la sérieuse crainte de la voir s’empirer. Le temps continuait à se tenir au beau. La chaleur était forte, mais non orageuse.

À plusieurs reprises, John Block, Fritz et François avaient parcouru la baie depuis le contrefort de l’ouest jusqu’au morne. En vain avaient-il cherché une gorge, une entaille, une pente moins raide qui eût donné accès au plateau. La muraille verticale se dressait comme la paroi d’une courtine.

Cependant le moment approchait où le capitaine serait entièrement guéri. Sa blessure, maintenant cicatrisée, n’était plus recouverte que d’une simple bandelette. Après s’être éloignés graduellement, les accès de fièvre avaient pris fin. Quant aux forces, elles ne revenaient qu’avec une certaine lenteur. Cependant Harry Gould se promenait à présent sur la plage sans le secours d’un bras. Il ne cessait d’ailleurs de s’entretenir avec Fritz et le bosseman des chances que présentait une nouvelle traversée en direction du nord. Dans la journée du 25, il put même se rendre jusqu’au pied du morne, et il acquit de visu la certitude qu’il était impossible d’en contourner la base.

Fritz, qui l’accompagnait avec François et John Block, proposa alors de se jeter à la mer afin de gagner la partie du littoral qui se développait au-delà. Mais, bien qu’il fût excellent nageur, un tel courant régnait au pied du morne, que le capitaine dut empêcher le hardi jeune homme de mettre ce dangereux projet à exécution. Une fois emporté par le courant, qui sait si Fritz aurait pu revenir à la côte ?...

« Non, dit Harry Gould, ce serait une imprudence, et il est inutile de s’exposer... C’est avec la chaloupe que nous irons reconnaître cette partie du littoral, et, en nous écartant de quelques encablures, nous pourrons l’observer sur une plus grande étendue... Par malheur, je crains bien qu’il n’offre partout que la même aridité...

– C’est donc, conclut François, que nous sommes sur une sorte d’îlot ?...

– Il y a lieu de le supposer, répondit Harry Gould.

– Soit, ajouta Fritz, mais peut-être cet îlot n’est-il point isolé ?... Peut-être se rattache-t-il à un groupe d’îles, au nord, à l’est ou à l’ouest ?...

– Quel groupe, mon cher Fritz ?... répliqua le capitaine. Si, comme tout le porte à croire, ces parages sont ceux de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande, il n’existe aucun groupe dans cette partie de l’océan Pacifique...

– De ce que les cartes n’en indiquent pas, repartit Fritz, s’ensuit-il qu’il n’en existe aucun ?... On ne connaissait pas non plus le gisement de la Nouvelle-Suisse, et cependant...

– Sans doute, répondit Harry Gould, et cela tenait à ce qu’elle est en dehors des routes maritimes... Très rarement, jamais même, les bâtiments ne traversent la portion de l’océan Indien où elle est située, tandis que, dans le sud de l’Australie, les mers sont très fréquentées, et une île, un groupe de quelque importance, n’aurait pu échapper aux navigateurs.

– Reste toujours l’hypothèse, reprit François, que nous soyons à proximité de la Nouvelle-Hollande...

– C’est possible, répondit le capitaine, et je ne serais pas étonné que ce fût à son extrémité sud-ouest, aux environs du cap Leuwin. Dans ce cas, nous aurions tout à craindre des Australiens féroces qui l’occupent.

– Aussi, répondit le bosseman, est-il préférable d’être sur un îlot, où l’on est sûr de ne point rencontrer de cannibales...

– Et c’est ce que nous saurions selon toute probabilité, ajouta François, si nous avions pu monter sur la falaise...

– Oui, répondit Fritz, et il n’y a pas un endroit qui permette de le faire...

– Pas même en gravissant le promontoire ?... demanda le capitaine Gould.

– Jusqu’à mi-hauteur, non sans grandes difficultés pourtant, il est praticable, répondit Fritz, mais les parois supérieures sont absolument verticales. Il faudrait employer des échelles, et encore n’est-il pas prouvé que l’on réussirait... À travers une coupure, en se hissant avec des cordes, peut-être aurait-on pu atteindre le plateau, mais il n’en existe nulle part...

– Alors nous emploierons la chaloupe à reconnaître la côte... dit Harry Gould.

– Seulement lorsque vous serez entièrement rétabli, capitaine, et pas avant, déclara Fritz. Nous ne sommes pas à quelques jours près...

– Je vais mieux, mon cher Fritz, affirma Harry Gould, et comment en serait-il autrement avec les soins dont j’ai été entouré !... Mme Wolston, votre femme, Doll m’auraient guéri rien qu’en me regardant... Aussi, dans quarante-huit heures au plus tard, nous prendrons la mer...

– Par l’ouest ou par l’est ?... demanda Fritz.

– Selon le vent... répondit le capitaine.

– Et j’ai l’idée, ajouta le bosseman, que cette excursion ne sera pas sans profit. »

Afin de n’y plus revenir, – il convient d’insister sur ce point, – Fritz, François et John Block avaient déjà fait l’impossible pour s’élever sur le promontoire. Jusqu’à la hauteur de deux cents pieds, bien que la pente fût très raide, en se glissant d’une roche à l’autre au milieu des éboulis, en déployant une souplesse, une agilité de chamois ou d’isard, ils s’étaient arrêtés au tiers de sa hauteur. Très périlleuse tentative, en somme, et pendant laquelle le bosseman avait failli se rompre les os. Mais, en cet endroit, tous les efforts furent vains pour continuer l’ascension. Le promontoire se terminait par un pan vertical qui ne présentait plus que des drèches, c’est-à-dire des surfaces plates. Nulle part un point d’appui pour le pied, nulle part une saillie à laquelle on eût pu accrocher les amarres de la chaloupe. Et il restait encore de six à sept cents pieds jusqu’au rebord de la falaise.

Revenu à la caverne, le capitaine Gould fit connaître la décision qui avait été prise. Dans deux jours, à la date du 27 octobre, l’embarcation quitterait son mouillage afin de longer le littoral. S’il se fût agi d’une excursion de quelques jours, tous auraient pris passage dans la chaloupe. Mais, en vue d’une reconnaissance sommaire, mieux vaudrait n’en charger que le capitaine, Fritz et le bosseman. Ils suffiraient à manœuvrer l’embarcation et ne s’éloigneraient pas au nord plus qu’il ne serait nécessaire. Si ce littoral ne limitait qu’un îlot isolé, qui ne mesurait que deux ou trois lieues de circonférence, ils en feraient le tour, et seraient revenus après une absence de vingt-quatre heures.

Il est vrai, cette séparation, si courte qu’elle dût être, ne laisserait pas d’inquiéter. James Wolston et sa femme, François, Jenny et Doll ne verraient pas partir leurs compagnons sans un serrement de cœur. Savait-on à quelles éventualités ils s’exposaient ?... Et s’ils étaient attaqués par les sauvages... et s’ils tardaient à revenir... et s’ils ne revenaient pas ?...

Jenny fit valoir ces arguments avec l’énergie qu’elle mettait dans toutes ses pensées comme dans tous ses actes. Elle demanda qu’on n’ajoutât pas à tant d’appréhensions celles qui naîtraient d’une absence dont la durée pouvait se prolonger. Fritz comprit ces raisons, Harry Gould les adopta, et, finalement, il fut convenu que tous prendraient part à la reconnaissance projetée.

Cette décision résolue à la satisfaction générale, John Block eut à s’occuper de mettre la chaloupe en état. Non point qu’elle exigeât des réparations, car elle avait peu souffert depuis son abandon en mer, mais il convenait de l’aménager pour le cas où il y aurait lieu de poursuivre la navigation jusqu’à quelque autre terre du voisinage. Aussi le bosseman s’ingénia-t-il à la rendre plus confortable en fermant le tillac de l’avant, afin que les passagères, tout au moins, fussent à l’abri des rafales et des coups de houle.

Il n’y avait donc plus qu’à attendre et à s’approvisionner aussi en vue d’une traversée qui s’allongerait peut-être. D’ailleurs, s’il fallait quitter définitivement la baie des Tortues, la prudence commandait de le faire sans retard, de mettre à profit la belle saison, presque à son début en ces régions de l’hémisphère méridional. Comment ne pas s’épouvanter à la pensée d’un hivernage ?... Certes, la caverne offrait un abri sûr contre les tempêtes du sud qui sont terribles en ces parages du Pacifique... Le froid, on pourrait le braver sans doute, car le combustible ne ferait pas défaut, grâce à l’énorme amoncellement des plantes marines au pied de la falaise... mais les tortues ne finiraient-elles pas par manquer ?... En serait-on réduit aux seuls produits de la mer ?... Et la chaloupe, où la mettre en sûreté, hors d’atteinte des lames qui devaient déferler pendant la saison d’hiver jusqu’au fond de la grève ?... La pourrait-on haler au-delà des plus hautes marées ?... Harry Gould, Fritz et les autres n’avaient que leurs bras, pas un outil, pas un levier, pas un cric, et l’embarcation était assez lourde pour résister à tous leurs efforts !...

À cette époque de l’année, par bonheur, on n’avait à craindre que les orages passagers. Et puis, les quinze jours qu’ils venaient de passer à terre avaient rendu à tous la force morale et physique, en même temps que la confiance.

Les préparatifs furent achevés dans la matinée du 26. Vers midi, Fritz n’observa pas sans inquiétude certains nuages qui commençaient à se lever du sud. Très éloignés encore, ils prenaient une couleur blafarde. À peine si la brise se faisait sentir. Cependant la lourde masse montait tout d’un bloc. Cet orage, s’il éclatait, battrait directement la baie des Tortues.

Jusqu’alors, les extrêmes roches du promontoire avaient couvert la chaloupe contre les vents de l’est. Même de l’autre côté, les vents de l’ouest n’auraient pu l’atteindre, et, solidement tenue par ses amarres, elle eût évité de trop rudes chocs. Mais si les lames déchaînées se précipitaient du large, l’abri lui manquerait, et elle serait mise en pièces ?...

Essayer d’un autre mouillage au revers du morne ou du contrefort, comment y songer, puisque, même par temps calme, la mer y brisait avec violence...

« Que faire ?... » demandait Fritz au bosseman, qui ne savait que lui répondre.

Un espoir restait, c’était que l’orage se dissipât avant d’assaillir la côte. Toutefois, en prêtant l’oreille, on entendait des rumeurs lointaines, bien que le vent fût assez faible. Nul doute, la mer grondait au loin, et déjà quelques risées intermittentes, qui lui donnaient une teinte livide, couraient à sa surface.

Harry Gould vint observer l’horizon.

« Nous sommes menacés d’un mauvais coup... lui dit Fritz.

– Je le crains, avoua Harry Gould, et du plus mauvais que nous puissions redouter !...

– Mon capitaine, déclara le bosseman, ce n’est pas le moment de se croiser les poignets... Il faut au contraire filer de l’huile de bras, comme on dit entre matelots...

– Essayons de haler la chaloupe au fond de la grève, reprit Fritz, qui appela James et son frère.

– Essayons, répondit Harry Gould. La marée monte et nous aidera... En attendant, commençons par alléger notre embarcation le plus possible. »

Il n’y avait pas autre chose à tenter. Tous s’attelèrent à la besogne. Les voiles furent envoyées sur le sable, le mât amené, le gouvernail démonté, les bancs, les espars, débarqués et transportés à l’intérieur de la caverne.

Au moment où la marée fut étale, la chaloupe avait pu être remontée d’une dizaine de toises. Cela ne suffisait pas, et il fallait la rehaler du double pour la mettre à l’abri des lames.

Faute d’appareil, le bosseman dut passer des planches sous sa quille, afin d’en faciliter le glissement, et on s’unit pour la pousser par l’avant, par l’arrière. Efforts inutiles, la lourde embarcation, engagée dans le sable, ne gagna pas d’un pied au-delà du dernier relais de la mer.

Avec le soir, le vent menaça de tourner à l’ouragan. Des épais nuages accumulés au zénith sortaient des éclairs rapides, et de violents coups de tonnerre éclataient, que les échos de la falaise répercutaient en éclats formidables.

Bien que le jusant eût laissé la chaloupe à sec, les lames, qui devenaient de plus en plus fortes, ne tardèrent pas à la soulever de l’arrière.

En cet instant, la pluie tomba en grosses gouttes chargées de l’électricité atmosphérique, et qui semblaient exploser en frappant le sable de la plage.

« Ma chère Jenny, dit Fritz, tu ne peux rester plus longtemps dehors... Je t’en prie, rentre dans la grotte... vous aussi, Doll... vous aussi, madame Wolston. »

Jenny n’aurait pas voulu quitter son mari. Mais Harry Gould intervint alors :

« Rentrez, madame Fritz, dit-il.

– Et vous, capitaine, observa la jeune femme, il ne faut pas encore vous exposer...

– Je n’ai plus rien à craindre, répondit Harry Gould.

– Jenny... je te le répète, rentre... il n’est que temps ! » dit Fritz.

Jenny, Doll et Suzan se réfugièrent dans la caverne au moment où la pluie, mêlée de grêlons, s’abattait comme une mitraille.

Harry Gould, le bosseman, Fritz, François, James, restés près de l’embarcation, avaient grand-peine à résister aux rafales qui balayaient la grève. Déjà, en déferlant, les lames jetaient leur embrun sur toute l’étendue de la baie.

Le danger était grand. Serait-il possible de maintenir la chaloupe contre les chocs qui la faisaient violemment rouler d’un flanc sur l’autre ?... Et, pourtant, si elle venait à se briser, comment Harry Gould et ses compagnons pourraient-ils s’éloigner de cette côte avant l’hiver ?...

Ils étaient tous les cinq, et quand la mer, poussée plus avant, soulevait l’embarcation, ils s’accrochaient à ses flancs afin de l’immobiliser.

Bientôt l’orage fut dans toute sa force. En vingt endroits se déchaînaient de larges éclairs. Lorsque la foudre frappait les contreforts, on entendait les débris tomber sur le lit de goémons. Ah ! s’ils avaient pu l’éventrer, cette falaise, y faire brèche comme le boulet dans une courtine, – une brèche qui eût permis de s’élever jusqu’à son sommet !...

En ce moment, une lame monstrueuse, haute de vingt-cinq à trente pieds, soulevée par l’ouragan, se précipita sur la grève comme une trombe.

Saisis par cette sorte de mascaret, Harry Gould et ses compagnons furent repoussés jusqu’aux tas de varechs, et c’est miracle si cette lame monstrueuse ne les entraîna pas, lorsqu’elle redescendit vers la mer !

Le malheur tant redouté s’était produit. La chaloupe, arrachée de sa souille, déhalée d’abord au fond de la grève, puis ramenée contre les extrêmes roches du promontoire, s’était fracassée et ses débris, après avoir flotté un instant sur l’écume des remous, disparurent au tournant du morne.

Chapitre XXIII.

Situation aggravée. – Jenny et Fritz ne perdent pas espoir. – Pêches fructueuses. – Tentative pour reconnaître la côte vers l’est. – L’albatros de la Roche-Fumante. – Triste fin d’année. §

La situation, pire que jamais, menaçait de s’aggraver encore. Alors qu’ils étaient dans l’embarcation, exposés à tous les dangers de la mer, le capitaine Gould et les passagers couraient du moins la chance d’être recueillis par un navire ou d’atteindre une terre. Le navire, ils ne l’avaient point rencontré. S’ils avaient accosté la terre, cette terre était inhabitable et maintenant on devait renoncer à tout espoir de la quitter.

« Il est vrai, ainsi que le dit John Block à Fritz, si nous avions attrapé pareille tempête au large, notre chaloupe serait par le fond et nous avec ! »

Fritz ne répondit rien et, sous un déluge de pluie et de grêle, vint se réfugier près de Jenny, Doll, Suzan en proie aux plus vives inquiétudes. Grâce à son orientation dans l’angle du promontoire, la grotte n’avait pas été inondée à l’intérieur.

Vers minuit, lorsque la pluie eut cessé, le bosseman disposa à l’entrée un tas de goémons secs qu’il retira d’une des cavités de la falaise. Un feu vif y eut bientôt séché les habits trempés par les rafales et les lames.

Jusqu’à l’heure où les violences de l’orage s’apaisèrent, le ciel ne cessa d’être en feu. Les roulements de la foudre diminuèrent bientôt avec le déplacement des nuages chassés vers le nord. Mais, tandis que la baie continuait à s’illuminer d’éclairs lointains, le vent continua de souffler avec force, soulevant la houle qui déferlait tumultueusement sur la grève.

Dès l’aube, les hommes sortirent de la grotte. Des nuées échevelées passaient au-dessus de la falaise. Quelques-unes, plus basses, couraient à sa surface. Pendant la nuit, la foudre l’avait frappée à deux ou trois endroits. D’énormes débris de roches gisaient à sa base. D’ailleurs on n’y put apercevoir ni une fissure ni une lézarde par lesquelles il eût été possible de s’introduire et de gagner le plateau supérieur.

Harry Gould, Fritz et John Block inventorièrent ce qui restait du matériel de l’embarcation. Il comprenait le mât, la misaine et le foc, les agrès, les amarres, le gouvernail, les avirons, le grappin et sa chaîne, les planches des bancs et les barils d’eau douce. De la plupart de ces objets à demi brisés, on ne saurait sans doute faire usage.

« Le malheur nous a cruellement éprouvés !... dit Fritz. Si, encore, nous n’avions pas ces pauvres femmes avec nous... trois femmes et un enfant !... Quel sort les attend au fond de cette grève que nous ne pouvons plus même abandonner ! »

François, quelle que fût sa confiance en Dieu, garda le silence, cette fois, et qu’aurait-il pu dire ?...

Cependant John Block se demandait si la tempête n’avait pas causé d’autres désastres aux naufragés, – ne méritaient-ils pas ce nom ?... N’était-il pas à craindre que les tortues n’eussent été détruites par les lames, leurs œufs écrasés dans les affouillements du sable ?... Quelle irréparable perte si cette ressource venait à manquer !

Le bosseman, ayant fait signe à François de le rejoindre, lui dit quelques mots à voix basse. Puis tous deux, franchissant le promontoire, redescendirent sur la crique qu’ils voulaient visiter jusqu’au morne.

Tandis que le capitaine Gould, Fritz et James, parcourant la grève, se dirigeaient vers le contrefort de l’ouest, Jenny, Doll et Suzan avaient repris leurs occupations habituelles, – ce que l’on pourrait appeler les soins du ménage, si ce mot eût été juste en cette déplorable situation. Le petit Bob, indifférent, jouait sur le sable, attendant que sa mère lui préparât un peu de biscuit amolli dans l’eau bouillante. Et quelle désolation, quelles angoisses, lorsque Suzan songeait aux misères que son enfant n’aurait pas la force de supporter !

Après avoir mis tout en ordre à l’intérieur de la caverne, Jenny et Doll vinrent retrouver Mme Wolston, et bien tristement se mirent à causer...

De quoi, si ce n’est du présent si aggravé depuis la veille ? Doll et Suzan, plus accablées que la jeune femme, osaient à peine envisager l’avenir, et leurs yeux se mouillaient de grosses larmes.

« Que deviendrons-nous ?... dit Suzan.

– Ne perdons pas confiance, répondit Jenny, et ne décourageons pas nos compagnons...

– Et, cependant, ajouta Doll, il n’est plus possible de partir... Et lorsque la mauvaise saison sera venue...

– À toi, ma chère Doll, comme à Suzan, reprit Jenny, je répète que se décourager ne mène à rien !

– Puis-je conserver le moindre espoir ?... s’écria Mme Wolston, qui se sentait défaillir.

– Vous le devez... oui ! c’est votre devoir ! dit Jenny. Pensez à votre mari... à James... dont vous redoubleriez les peines s’il vous voyait pleurer...

– Tu es forte, Jenny, reprit Doll, tu as déjà lutté contre le malheur !... Mais nous...

– Vous ?... répondit Jenny. Oublies-tu donc que le capitaine Gould, Fritz, François, James, John Block feront tout ce qu’il sera possible pour nous sauver tous...

– Et que pourront-ils ?... demanda Suzan.

– Je ne sais, Suzan, mais ils y réussiront, à la condition que nous ne les affaiblirons pas en nous abandonnant au désespoir !

– Mon enfant... mon enfant... » murmurait la pauvre femme, que les sanglots étouffaient...

À cet instant, à la vue de sa mère qui pleurait, Bob resta tout interdit, ses yeux grands ouverts.

Ce fut Jenny qui l’attira près d’elle et le prit sur ses genoux en disant :

« Ta maman a été inquiète, mon chéri !... Elle t’avait appelé... Tu ne répondais pas, et alors... Tu étais à jouer sur le sable... n’est-ce pas ?...

– Oui... répondit Bob, avec le bateau que m’a fait mon ami Block... Mais je voudrais aussi lui mettre une petite voile blanche pour qu’il navigue... Il y a dans le sable des trous tout pleins d’eau où je le lancerai... Tante Doll m’a promis de me faire une voile...

– Oui, mon Bob... tu l’auras aujourd’hui, dit Doll.

– Alors, deux voiles... reprit l’enfant, deux voiles comme à la chaloupe qui nous a amenés ici...

– C’est entendu, répondit Jenny. Tante Doll te fera une belle voile... et moi je t’en ferai une aussi.

– Merci, merci, madame Jenny, répondit Bob en battant des mains. Mais où est donc notre grand bateau ?... Je ne le vois plus !...

– Il est allé... à la pêche, répondit Jenny, il reviendra bientôt... avec de beaux poissons !... D’ailleurs... tu as le tien... celui de ton ami Block...

– Oui... mais je lui dirai de m’en construire un autre, où je pourrai embarquer... avec papa et maman... et tante Doll... et madame Jenny... et tout le monde !... »

Pauvre petit ! il disait bien là ce qu’il aurait fallu... remplacer la chaloupe... et comment le faire ?...

« Retourne jouer, mon chéri, lui dit Jenny, et ne t’éloigne pas de nous...

– Non... là... tout près, madame Jenny ! »

Puis, après avoir embrassé sa mère, il partit en sautillant ainsi que font les enfants de son âge.

« Ma chère Suzan, ma chère Doll, dit alors Jenny, Dieu ne peut vouloir que ce petit être ne soit pas sauvé !... Non, il ne peut le vouloir... et son salut, c’est le nôtre !... Je vous en prie, pas de faiblesse, pas de larmes... Soyez confiantes comme je le suis, comme je l’ai toujours été dans la Providence ! »

Ainsi parla Jenny, et ce qu’elle disait lui venait d’un cœur résolu. C’était son âme intrépide qui lui inspirait ces choses, et, quoi qu’il arrivât, elle ne désespérerait pas. Si la mauvaise saison s’ouvrait avant que les naufragés eussent quitté cette côte, – et comment à moins qu’un navire ne les y recueillît ? – on prendrait des dispositions pour un hivernage. La grotte offrait un abri sûr contre les gros temps... L’amas des plantes marines fournirait du combustible contre le froid... La pêche, la chasse même suffiraient sans doute à procurer la nourriture... Dans ces conditions, il était permis de garder quelque espoir...

Et, tout d’abord, il importait de savoir si les craintes de John Block relativement aux chéloniens étaient fondées. Non... par bonheur. Après une heure d’absence, le bosseman et François revinrent avec leur charge habituelle de tortues, qui avaient trouvé refuge sous le tas de varechs. Par exemple, pas un seul œuf.

« Mais elles pondront, les bonnes bêtes, déclara John Block, et répondront à la confiance que nous avons en elles ! »

On ne put s’empêcher de sourire à cette plaisanterie du bosseman.

Lors de leur promenade jusqu’au contrefort, le capitaine Gould, Fritz, James, avaient reconnu l’impossibilité d’en contourner la base autrement que par mer. Les courants s’y propageaient avec une extrême impétuosité dans un sens comme dans l’autre. Même par temps calme, le violent ressac n’aurait pas permis à une embarcation de s’en approcher, et le meilleur nageur eût été entraîné au large ou se fût brisé contre les roches.

La nécessité d’atteindre le plateau de la falaise par quelque autre moyen s’imposait donc plus que jamais.

« Comment ?... dit un jour Fritz, son regard impatiemment attaché à cette crête inaccessible.

– On ne s’échappe pas d’une prison dont les murs sont hauts de mille pieds, répondit James.

– À moins de les percer... reprit Fritz.

– Percer cette masse de granit... plus épaisse peut-être qu’elle n’est haute ?... dit James.

– Nous ne pouvons pas cependant rester dans cette prison !... s’écria Fritz pris d’un mouvement de colère impuissante dont il ne fut pas maître.

– Sois patient et aie confiance, répéta François, qui voulait calmer son frère.

– De la patience, je puis en avoir, répliqua Fritz, mais de la confiance... »

Et sur quoi se fût-elle appuyée, cette confiance ?... Le salut ne pouvait venir que d’un navire passant au large de la baie !... S’il apparaissait, apercevrait-il les signaux que le bosseman lui ferait en allumant un grand feu sur la plage ou sur la pointe du promontoire ?...

Quinze jours s’étaient écoulés depuis que la chaloupe avait accosté le littoral, et plusieurs semaines s’écoulèrent encore sans que la situation eût subi aucun changement. En ce qui concernait la nourriture, le capitaine Gould et ses compagnons en étaient réduits aux tortues et à leurs œufs, aux crustacés, crabes et homards, dont John Block put capturer quelques-uns. D’ordinaire, c’était lui qui s’occupait de la pêche, non sans succès, avec le concours de François. Des lignes, munies, en guise d’hameçons, de clous recourbés qui provenaient des planches de la chaloupe, avaient permis de prendre diverses sortes de poissons, des dorades, longues de douze à quinze pouces, d’une belle couleur rougeâtre et de chair excellente, des bars ou perches de mer. Même un esturgeon de grande taille fut appréhendé au moyen d’un nœud coulant qui le hala sur le sable.

Quant aux chiens de mer, assez abondants en ces parages, ils laissaient à désirer au point de vue alimentaire. Ce qu’on en tira, c’est une graisse qui fut employée à fabriquer de grossières chandelles, pourvues d’une mèche de laminaires sèches. Si inquiétante que dût être cette perspective d’un hivernage, ne fallait-il pas y songer et se précautionner contre les longs et sombres jours de la mauvaise saison ?...

Il n’y avait pas lieu de compter sur les saumons, qui remontaient en si grande abondance à certaines époques le ruisseau des Chacals de la Nouvelle-Suisse. Toutefois, un jour, un banc de harengs vint s’échouer à l’embouchure du petit rio. On en prit plusieurs centaines, qui, après avoir été fumés au-dessus d’un feu de goémons secs, fournirent une importante réserve.

« Ne dit-on pas que le hareng porte son beurre avec lui ?... observa John Block. Eh bien, si cela est, en voici qui sont tout accommodés... et je me demande ce que nous ferons de tant de si bonnes choses !... »

Pendant ces six semaines, à plusieurs reprises, on essaya d’escalader le promontoire pour gagner le plateau de la falaise. Comme toutes ces tentatives furent infructueuses, Fritz résolut de contourner le morne de l’est. Mais il se garda bien de confier son projet à personne, sauf à John Block. Aussi, dans la matinée du 7 décembre, tous deux se dirigèrent-ils vers la crique sous prétexte de ramasser des tortues à sa pointe orientale.

Là, au pied de l’énorme masse rocheuse, la mer brisait avec rage et, à vouloir la doubler, assurément Fritz exposerait sa vie.

En vain le bosseman voulut l’en détourner... Il n’obtint rien, et n’eut plus qu’à lui prêter son aide.

Après s’être déshabillé, Fritz s’attacha autour des reins une longue corde, – la drisse de la chaloupe, – dont John Block devait garder l’autre bout, et il entra dans l’eau.

Double était le risque, soit d’être saisi par le ressac et jeté contre la base du morne, soit d’être entraîné par le courant si la corde venait à casser.

À deux fois, Fritz tenta inutilement de se dégager des lames. Il ne réussit qu’à la troisième à se maintenir de manière à porter ses regards au-delà du morne, et John Block, non sans peine, dut le ramener vers la pointe !

« Eh bien... demanda le bosseman, qu’y a-t-il, au-delà ?

– Rien que des roches et des rochers !... répondit Fritz, dès qu’il eut repris haleine. Je n’ai aperçu qu’une suite de criques et de caps... La falaise se continue en remontant vers le nord...

– Je n’en suis pas autrement étonné... » se borna à répondre John Block.

Lorsque le résultat de cette tentative fut connu – et avec quelle émotion l’apprit Jenny ! – il sembla bien que tout espoir venait de s’évanouir.

Ce n’était décidément qu’un amas inhabitable et inhabité, cet îlot dont le capitaine Gould et les siens ne pouvaient plus sortir !...

Et de quels regrets poignants se compliquait cette situation ! Sans la révolte, depuis deux mois déjà les passagers du Flag seraient arrivés en ce fertile domaine de la Terre-Promise !... Et à quelles angoisses devaient être en proie ceux qui les attendaient et ne les voyaient point venir !... Comment les deux familles expliqueraient-elles un tel retard ?... La corvette avait-elle donc péri corps et biens ?... Ne reverraient-ils plus jamais Fritz, Jenny, François, James, Suzan, Doll... Et si la Licorne avait fait naufrage, était-ce pendant la traversée de l’île en Europe, avant ou après sa relâche à Capetown ?...

En vérité, ces parents, ces amis étaient plus à plaindre que le capitaine Gould et ses compagnons !... Au moins, ceux-ci les savaient-ils en sûreté dans la Nouvelle-Suisse !

L’avenir débordait donc d’inquiétudes, étant donnée une situation dont on ne pouvait prévoir le terme.

Puis, quel nouveau sujet de craintes se fût ajouté à tant d’autres, s’ils eussent su ce que Harry Gould et le bosseman étaient seuls à savoir : c’est que le nombre des tortues diminuait sensiblement, par suite de la consommation qui s’en faisait chaque jour !...

« Peut-être, fit observer cependant John Block, cela tient-il à ce que ces bêtes ont connaissance de quelque passage souterrain qui leur donne accès sur les criques de l’est ou de l’ouest, et quel malheur que nous ne puissions les suivre...

– Dans tous les cas, Block, répliqua Harry Gould, n’en parle à personne...

– Soyez tranquille, mon capitaine, et si je vous l’ai dit, c’est que l’on peut tout vous dire...

– Et on le doit, Block. »

Le bosseman, dès lors, eut donc à s’occuper plus particulièrement de la pêche, car la mer ne refuserait jamais ce que la terre allait bientôt refuser. Il est vrai, à se nourrir exclusivement de poissons, de mollusques, de crustacés, la santé générale finirait par en souffrir... Et si des maladies se déclaraient, ne serait-ce pas le comble de tant de misères ?...

La dernière semaine de décembre était arrivée. Temps toujours beau, sauf quelques orages qui n’eurent point la violence du premier. La chaleur, parfois excessive, aurait été difficile à supporter, si la falaise n’eût projeté sa grande ombre sur la grève, l’abritant du soleil, qui traçait sa courbe diurne au-dessus de l’horizon du nord.

À cette époque, nombre d’oiseaux fréquentaient ces parages, et ce n’étaient pas seulement les goélands, les macreuses, les mouettes, les frégates, hôtes habituels des grèves. De temps à autre, passèrent des bandes de grues et de hérons. Cela rappelait à Fritz ses heureuses chasses sur le lac des Cygnes et aux abords des métairies de la Terre-Promise. À la cime du morne parurent également des cormorans, semblables à celui de Jenny, actuellement l’hôte de la basse-cour de Felsenheim, et des albatros, semblables à celui dont elle avait fait le messager de la Roche-Fumante !

D’ailleurs, ces oiseaux se tenaient hors de portée. Lorsqu’ils venaient se poser sur le promontoir, en vain essayait-on de les approcher, et ils s’envolaient à tire-d’aile au-dessus de cette crête infranchissable.

Un jour, le capitaine Gould, Fritz, François, tous et toutes furent appelés sur la plage par un cri du bosseman.

« Voyez... voyez donc !... répétait John Block, en montrant de la main l’arête du plateau supérieur.

– Qu’y a-t-il ?... demanda Fritz.

– Comment, reprit John Block, vous n’apercevez pas cette rangée de points noirs ?...

– Ce sont des pingouins, répondit François.

– Des pingouins, en effet, affirma Harry Gould, et s’ils ne nous paraissent pas plus gros que des corneilles, c’est à cause de la hauteur où ils sont perchés...

– Eh bien, fit observer Fritz, puisque ces oiseaux ont pu s’élever sur le plateau, c’est donc que les pentes sont praticables de l’autre côté de la falaise !... »

Il y avait lieu de le croire, car les pingouins, très gauches, très lourds, n’ayant pour ailes que des moignons rudimentaires, n’auraient pu voler jusqu’à cette crête. Si donc l’ascension n’était pas praticable par le sud, très probablement elle l’était par le nord. Or, faute d’une embarcation qui eût permis de remonter le long du littoral, il fallait renoncer à atteindre le sommet de la falaise.

Triste, bien triste fut le Noël de cette funeste année !... Et quelle désolation à la pensée de ce qu’eût été le Christmas dans la grande salle de Felsenheim, au milieu des deux familles, en compagnie du capitaine Gould et de John Block ! Il sembla que les douleurs de l’abandon en fussent accrues, et cette fête se réduisit à des prières où il n’y avait plus guère d’espoir !

Et pourtant, il fallait tenir compte de ce que, malgré tant d’épreuves, la santé de ce petit monde n’en était pas encore affectée. Quant au bosseman, les misères, pas plus que les déceptions, n’avaient prise sur lui.

« J’engraisse, répétait-il, oui... j’engraisse !... Voilà ce que c’est que de passer son temps à ne rien faire ! »

Rien faire, hélas ! et, malheureusement, dans cette situation, il n’y avait rien à faire !

L’après-midi du 29, il se produisit un incident qui, d’ailleurs, ne pouvait apporter aucun changement, bien qu’il rappelât le souvenir de temps plus heureux.

Un oiseau vint se poser sur la partie du promontoire dont l’accès était praticable.

C’était un albatros, qui arrivait de loin, sans doute, et paraissait très fatigué. Il s’étendit sur une roche, les pattes allongées, les ailes repliées.

Fritz voulut essayer de capturer cet oiseau. Habile à manier le lasso, on le sait, peut-être y réussirait-il, en formant un nœud coulant avec la drisse de la chaloupe ?

La longue corde fut préparée par le bosseman, et Fritz, le plus doucement possible, commença à gravir le promontoire.

Tous le suivaient du regard.

L’oiseau ne bougeant pas, Fritz put s’approcher à quelques toises, et lança son lasso qui s’enroula autour du corps de l’albatros.

C’est à peine si l’albatros tenta de se débattre, lorsque Fritz, qui l’avait pris entre ses bras, l’apporta sur la grève.

À cet instant, Jenny ne put retenir un cri de surprise.

« C’est lui, répétait-elle, en caressant l’oiseau... c’est lui... je le reconnais...

– Quoi... s’écria Fritz, ce serait ?...

– Oui... Fritz... c’est bien mon albatros... mon compagnon de la Roche-Fumante... celui auquel j’avais attaché ce billet qui est tombé entre tes mains... »

Était-ce possible ?... Jenny ne faisait-elle pas erreur ?... Après trois années, cet albatros, qui n’était jamais revenu à l’îlot, aurait volé jusqu’à cette côte ?...

Jenny ne se trompait pas, et l’on en eut la certitude, lorsqu’elle montra un bout de ficelle qui entourait encore l’une des pattes de l’oiseau. Quant au morceau de toile sur lequel Fritz avait tracé quelques lignes de réponse, il n’en restait plus rien.

Et si cet albatros était venu de si loin, c’est que ces puissants volateurs peuvent franchir d’énormes distances. À n’en pas douter, celui-ci s’était transporté de l’est de l’océan Indien à ces parages du Pacifique, éloignés d’un millier de lieues peut-être !...

Inutile d’insister sur les soins, sur les caresses que reçut le messager de la Roche-Fumante. N’était-ce pas comme un lien qui rattachait les naufragés à leurs parents, à leurs amis de la Nouvelle-Suisse ?...

Deux jours après s’achevait cette année 1817, qui avait été si malheureuse pendant ses derniers mois, et que réservait l’année nouvelle ?...

Chapitre XXIV.

Entretiens à propos de l’albatros. – Bonne camaraderie entre le petit Bob et l’oiseau. – Fabrication des chandelles. – Un nouveau sujet de douleur. – Recherches inutiles et désespoir. – Un cri de l’albatros. §

Si le capitaine Gould ne se trompait pas en ce qui concernait le gisement de l’îlot, la saison d’été ne devait plus avoir que trois mois à courir. Après ces trois mois arriverait le redoutable hiver, avec ses froides rafales, ses tempêtes furieuses. Cette faible chance d’apercevoir quelque navire au large, de l’attirer par des signaux, aurait disparu, car, à cette époque de l’année, les marins fuient ces dangereux parages. Mais, auparavant, peut-être se présenterait-il quelque circonstance qui modifierait la situation, bien qu’il fût téméraire de l’espérer.

L’existence continua donc d’être ce qu’elle avait été depuis le 26 octobre, ce jour funeste où la chaloupe fut détruite. Quelle monotonie, quel désœuvrement, et combien l’impossibilité de rien entreprendre paraissait dure à des hommes si actifs ! Réduits à errer au pied de cette falaise qui les emprisonnait, leurs yeux se fatiguant à observer la mer toujours déserte, il leur fallait une extraordinaire force d’âme pour ne point succomber au découragement.

Les journées, si longues, se passaient en conversations que Jenny était toujours la première à provoquer. La courageuse jeune femme animait tout son monde, s’ingéniait à le distraire, discutait des projets sur la valeur desquels elle ne se méprenait guère. Fritz et elle échangeaient leurs pensées, même sans qu’ils eussent besoin de parler. Le plus souvent, le capitaine Gould et John Block s’entretenaient de l’avenir. Et parfois ils se demandaient si le gisement de l’îlot était bien tel qu’ils le supposaient dans l’ouest du Pacifique. Le bosseman émettait quelque doute à cet égard.

« Est-ce l’arrivée de l’albatros qui te donne à réfléchir ?... lui demanda un jour le capitaine.

– Je l’avoue, répondit John Block, et ce n’est pas sans quelque raison, je pense.

– Et tu veux en conclure, Block, que cet îlot serait situé plus au nord que nous ne le supposons ?...

– Oui, mon capitaine... et qui sait ?... à proximité de l’océan Indien... Un albatros peut plus facilement franchir des centaines de lieues sans se reposer que des milliers...

– Je le sais... répondit Harry Gould, mais je sais aussi que Borupt avait intérêt à entraîner le Flag vers les mers du Pacifique ! De quel côté a soufflé le vent pendant les huit jours de notre séquestration, dans la cale, il m’a bien semblé, et à toi aussi, que c’était de l’ouest...

– J’en conviens, répondit le bosseman, et, pourtant, cet albatros... Est-il venu de près ?... Est-il venu de loin ?...

– Et quand cela serait, Block, quand nous nous serions trompés sur le gisement de cet îlot, s’il ne se trouvait qu’à quelques lieues de la Nouvelle-Suisse, n’est-ce pas comme s’il en était à des centaines, puisque nous ne pouvons pas le quitter ! »

La conclusion du capitaine Gould n’était, hélas ! que trop juste. D’ailleurs tout donnait à croire que leFlagavait dû se diriger vers les mers du Pacifique, loin, bien loin des parages de la Nouvelle-Suisse. Et pourtant, ce que pensait John Block, d’autres le pensaient également. On le répète, il semblait que l’oiseau de la Roche-Fumante eût apporté quelque espoir avec lui.

Inutile de dire que l’oiseau, promptement revenu de ses fatigues, ne se montrait ni craintif ni farouche. L’apprivoiser fut très aisé, et il ne tarda pas à parcourir la grève, se nourrissant de baies de varechs ou de poissons qu’il pêchait adroitement, sans manifester aucune envie de s’envoler.

Quelquefois, par exemple, après s’être élevé le long du promontoire, il allait se percher sur la crête de la falaise en poussant de petits cris.

« Hein ! disait alors le bosseman, il nous invite à monter !... Si seulement il pouvait me prêter ses ailes, je me chargerais bien de voler jusque-là... et de voir de l’autre côté... Il est vrai, ce côté-là ne vaut probablement pas mieux que celui-ci, mais enfin on serait fixé !... »

Fixé !... Ne l’était-on pas depuis que Fritz n’avait aperçu au-delà du morne que les mêmes roches arides, les mêmes infranchissables hauteurs ?

Un des meilleurs amis de l’albatros fut le petit Bob. La camaraderie s’établit promptement entre l’enfant et l’oiseau. Ils jouaient sur le sable. Pas à craindre de taquineries de la part de l’un, ni coups de bec de la part de l’autre. Lorsqu’il faisait mauvais temps, tous deux rentraient dans la grotte, où l’albatros avait son coin qu’il occupait chaque soir.

Enfin, sauf cet incident, qui n’autorisait aucune hypothèse, rien ne vint tirer le capitaine Gould et ses compagnons de cette monotone existence.

Toutefois la prudence exigeait que l’on songeât sérieusement à l’éventualité d’un prochain hivernage. À moins d’une de ces très heureuses chances auxquelles les naufragés n’étaient pas habitués, ils auraient à subir quatre ou cinq mois de mauvaise saison. À cette latitude, au milieu des mers du Pacifique, les tourmentes se déchaînent avec une extraordinaire violence, et peuvent provoquer un sérieux abaissement de la température.

Le capitaine Gould, Fritz et John Block causaient parfois à ce sujet. Puisqu’ils ne pouvaient écarter les menaces de l’avenir, mieux valait les regarder en face. Résolus à lutter, ils ne ressentaient plus rien du découragement qu’avait d’abord provoqué la destruction de la chaloupe.

« Ah ! si la situation n’était pas aggravée par la présence de ces trois femmes et de cet enfant, répétait Harry Gould, si nous n’étions ici que des hommes...

– Raison de faire plus encore que nous n’aurions fait », répondait Fritz.

En prévision de l’hiver, une grave éventualité se posait : si les froids devenaient rigoureux, s’il fallait entretenir un foyer jour et nuit, le combustible ne viendrait-il pas à manquer ?...

Il n’y avait pas lieu de le craindre, du moment que l’on se contentait des varechs, régulièrement déposés sur la grève par chaque marée montante et que le soleil séchait vite. Toutefois, comme la combustion de ces plantes marines produisait une âcre fumée, on ne pourrait les employer au chauffage de la grotte dont l’atmosphère deviendrait irrespirable. Aussi conviendrait-il d’en fermer l’entrée avec les voiles de la chaloupe, et assez solidement pour résister aux rafales qui assaillaient le pied de la falaise pendant la période hivernale.

Resterait alors la nécessité d’éclairer l’intérieur, lorsque le temps interdirait les travaux du dehors.

Le bosseman et François, aidés de Jenny et de Doll, s’occupèrent donc à fabriquer un grand nombre de grossières chandelles avec la graisse des chiens de mer qui fréquentaient la crique, et dont la capture n’offrait aucune difficulté.

Ainsi que cela s’était pratiqué à Felsenheim, John Block, par la fonte de cette graisse, obtint une sorte d’huile qui devait se coaguler en refroidissant. Comme il n’avait pas à sa disposition le coton que récoltait M. Zermatt, il dut se contenter de la fibre des laminaires marines, lesquelles fournirent des mèches utilisables.

En outre, il y avait la question des vêtements dont chacun était peu fourni, et comment les renouveler si le séjour se prolongeait sur cette plage ?...

« Décidément, dit un jour le bosseman, lorsqu’un naufrage vous jette sur une île déserte, il est prudent d’avoir à sa disposition un navire dans lequel se trouve tout ce dont on a besoin... Sans cela c’est une mauvaise affaire ! »

Oui, et c’est bien ce qu’avait été le Landlord pour les hôtes de la Nouvelle-Suisse.

Dans l’après-midi du 17, un incident, dont personne n’aurait pu prévoir les conséquences, causa les plus vives inquiétudes.

On sait que Bob trouvait grand plaisir à jouer avec l’albatros. Lorsqu’il s’amusait sur la grève, sa mère ne cessait de le surveiller, afin qu’il ne s’éloignât pas, car il aimait à gravir les basses roches du promontoire comme à courir au-devant des lames. Mais, lorsque l’oiseau et lui restaient dans la grotte, il n’y avait aucun inconvénient à les laisser seuls.

Il était trois heures environ. James Wolston aidait le bosseman à disposer les espars destinés à supporter la portière de grosse toile qui devait être tendue devant l’entrée. Jenny, Suzan et Doll, assises dans l’angle, près du fourneau sur lequel bouillonnait la petite chaudière, travaillaient à réparer leurs vêtements.

L’instant approchait où Bob prenait d’habitude son goûter quotidien.

Aussi Mme Wolston fit-elle quelques pas du côté de la grotte en appelant l’enfant.

Bob ne répondit pas.

Suzan descendit vers la plage et appela d’une voix plus forte, sans obtenir de réponse.

Alors le bosseman de crier :

« Bob... Bob !... c’est l’heure de manger ! »

L’enfant ne parut point, et on ne le voyait pas courir sur la grève.

« Il était ici... près de nous... il n’y a qu’un moment... affirma James.

– Où diable peut-il être ?... » se demanda John Block en remontant vers le promontoire.

Le capitaine Gould, Fritz et François se promenaient alors au pied de la falaise.

Bob n’était pas avec eux.

Le bosseman, en se faisant un porte-voix de sa main, cria à plusieurs reprises : « Bob... Bob ! »

L’enfant restait invisible.

James rejoignit le capitaine et les deux frères.

« Vous n’avez pas vu Bob ?... questionna-t-il d’un ton d’extrême inquiétude.

– Non, répondit François.

– Je l’ai aperçu il y a une demi-heure, déclara Fritz, et il jouait avec l’albatros... »

Et tous de se mettre à l’appeler en se tournant dans tous les sens.

Ce fut inutile.

Aussitôt Fritz et James se dirigèrent vers le promontoire, dont ils gravirent les premières roches, et promenèrent leurs regards sur toute l’étendue de la crique.

Personne, ni l’enfant, ni l’oiseau.

Tous deux rejoignirent leurs compagnons près de Jenny, de Doll et de Mme Wolston, pâle d’inquiétude.

« Mais l’avez-vous cherché dans la grotte ?... » demanda le capitaine Gould.

Bob, en effet, pouvait y être rentré. Comment n’en était-il pas sorti depuis qu’on l’appelait ?...

Fritz ne fit qu’un bond vers la grotte, en visita tous les coins et reparut sans ramener l’enfant.

Mme Wolston, éperdue, allait et venait comme une folle.

Il se pouvait que le petit garçon eût glissé entre les roches, qu’il fût tombé dans la mer... Enfin les plus alarmantes suppositions étaient permises, puisqu’on n’avait pas trouvé Bob.

Il fallait donc continuer, sans perdre un instant, les recherches sur la plage et jusqu’à la crique.

« Fritz... James... dit le capitaine Gould, venez avec moi et suivons le pied de la falaise... Peut-être Bob est-il enfoui sous un tas de varechs ?...

– Faites, répondit le bosseman, tandis que M. François et moi, nous allons visiter la crique...

– Et le promontoire, ajouta François. Il est possible que Bob se soit avisé d’y grimper et qu’il ait roulé dans quelque trou... »

On se sépara, les uns se dirigeant vers la droite, les autres vers la gauche. Jenny, Doll étaient restées près de Mme Wolston, dont elles essayaient de calmer les angoisses.

Une demi-heure plus tard, tous étaient de retour après d’inutiles recherches. Personne sur tout le périmètre de la baie. On n’avait signalé aucune trace de l’enfant et les appels n’avaient produit aucun résultat.

Le désespoir de Suzan éclata alors en sanglots. Prise de spasmes qui lui déchiraient la poitrine, il fallut l’emporter, malgré elle, dans la grotte. Son mari, qui l’accompagnait, ne pouvait prononcer une parole.

Au dehors, Fritz disait :

« Il n’est pas admissible que cet enfant soit perdu !... Je vous le répète, je l’ai vu sur la grève, il y a une heure à peine, courant, sautant, et non du côté de la mer... Il tenait une corde à la main, avec un galet au bout... L’albatros et lui jouaient ensemble...

– Mais, au fait, où donc est l’oiseau ?... demanda François en se retournant.

– Oui... où est-il ?... » répéta John Block.

On n’y avait pas prêté attention, tout d’abord, et le bosseman dut constater l’absence de l’albatros.

« Est-ce qu’ils auraient disparu tous les deux ?... fit observer le capitaine Gould.

– On peut le croire », répondit Fritz.

Les regards se portaient en toutes directions et principalement vers les roches, où l’oiseau avait coutume de se percher...

On ne l’aperçut pas, on n’entendit pas son cri, si reconnaissable entre ceux des macreuses, des goélands et des mouettes.

Que l’albatros se fût envolé au-dessus de la falaise, qu’il eût gagné quelque autre hauteur de la côte, à cela rien d’impossible, bien qu’il fût si habitué à cette plage, à ceux qui y vivaient, et plus particulièrement à Jenny. Dans tous les cas, le petit garçon n’avait pu s’envoler, lui... Tout au plus eût-il été capable de remonter le long du promontoire à la suite de l’oiseau. D’ailleurs, après les recherches de François et du bosseman, rien ne permettait d’admettre cette explication.

Néanmoins, comment ne pas faire un rapprochement entre la disparition de Bob et celle de l’albatros ? D’ordinaire, ils ne se quittaient guère, et voici qu’on ne les revoyait plus !... C’était au moins très extraordinaire.

Avec le soir qui s’approchait, devant l’inexprimable douleur du père et de la mère, à la vue de Suzan, dont les paroles incohérentes faisaient craindre pour sa raison, Jenny, Doll, le capitaine Gould, ses compagnons, ne savaient plus que tenter. À la pensée que, si l’enfant était tombé dans quelque trou, il allait y rester ainsi toute la nuit, on reprit les recherches. Un feu de goémons fut allumé à l’extrémité du promontoire afin de guider le petit, en cas qu’il eût gagné le fond de la crique. Après avoir été sur pied jusqu’aux dernières heures de la soirée, il fallut renoncer à l’espoir de retrouver Bob, et y avait-il une chance que le lendemain on fût plus heureux que la veille ?...

Tous étaient rentrés dans la grotte, non pour y dormir, – l’auraient-ils pu ?... Tantôt l’un, tantôt l’autre ressortait, regardait, prêtait l’oreille au milieu des clapotis du ressac, et revenait s’asseoir sans prononcer une parole.

Quelle nuit, la plus douloureuse, la plus désespérante, de toutes celles que le capitaine Gould et les siens eussent passées sur cette côte déserte !

Vers deux heures du matin, le ciel, brillant d’étoiles jusqu’alors, commença à se voiler. La brise avait sauté au nord, et les nuages, venus de cette direction, s’accumulaient dans l’espace. S’ils n’étaient pas très épais, ils chassaient du moins avec une vitesse croissante, et, assurément, à l’est et à l’ouest de la falaise, la mer devait être démontée.

C’était l’heure à laquelle le flot ramenait sur la grève les lames de la marée montante.

À ce moment, Mme Wolston se releva, et, avant qu’on eût pu la retenir, elle s’élança hors de la grotte, en proie au délire, criant d’une voix effrayante :

« Mon enfant... mon enfant ! »

Il fallut employer la force pour la reconduire. James, qui avait rejoint sa femme, la prit dans ses bras, et la ramena plus morte que vive.

La malheureuse mère resta étendue sur le tas de varechs, où d’habitude Bob reposait près d’elle. Jenny et Doll essayèrent de la ranimer, mais ce ne fut pas sans grande peine qu’elle reprit ses sens.

Pendant le reste de la nuit le vent ne cessa de raser en rugissant le plateau supérieur de la falaise. Vingt fois Fritz, François, Harry Gould, le bosseman, explorèrent la plage, avec cette crainte que la marée montante ne déposât un petit cadavre sur le sable...

Rien, pourtant, rien !... Est-ce donc que l’enfant avait été emporté au large par les lames ?...

Vers quatre heures, après l’étale de la mer, alors que le jusant venait de s’établir, quelques blancheurs se montrèrent à l’horizon de l’est.

À ce moment, Fritz, accoté contre le fond de la grotte, crut entendre une sorte de cri derrière la paroi. Il prêta l’oreille, et, craignant de s’être trompé, il rejoignit le capitaine.

« Suivez-moi... » lui dit-il.

Sans savoir ce que voulait Fritz, sans même le demander, Harry Gould l’accompagna.

« Écoutez... » dit Fritz.

Le capitaine Gould tendit l’oreille.

« C’est un cri d’oiseau que j’entends... dit-il.

– Oui !... un cri d’oiseau !... affirma Fritz.

– Il existe donc une cavité derrière la paroi...

– Sans doute, et peut-être quelque couloir qui communique avec le dehors... car comment expliquer ?...

– Vous avez raison, Fritz. »

John Block, qui venait de s’approcher, apprit ce qui en était. Après avoir appliqué son oreille contre la paroi, il déclara :

« C’est le cri de l’albatros... je le reconnais...

– Et si l’albatros est là... dit Fritz, le petit Bob doit y être aussi...

– Mais par où auraient-ils pu s’introduire tous deux ?... demanda le capitaine.

– Ça... nous le saurons ! » répliqua John Block.

François, Jenny, Doll furent aussitôt mis au courant. James et sa femme reprirent un peu d’espoir.

« Il est là... il est là !... » répétait Suzan.

John Block avait allumé une des grosses chandelles. Que l’albatros fût derrière cette paroi, on ne pouvait le mettre en doute, puisque son cri continuait de se faire entendre.

Toutefois, avant de rechercher s’il ne s’était pas glissé par quelque issue extérieure, il convenait de bien constater que la paroi du fond ne présentait pas un orifice.

La chandelle à la main, le bosseman vint examiner l’état de cette paroi.

John Block n’observa à sa surface que quelques fissures trop étroites pour que l’albatros et, à plus forte raison, Bob eussent pu y passer. Il est vrai, à sa partie inférieure, un trou d’un diamètre de vingt à vingt-cinq pouces était creusé dans le sol, et, par conséquent, assez large pour avoir livré passage à l’oiseau et à l’enfant.

Cependant, le cri de l’albatros ayant cessé, tous eurent cette appréhension que le capitaine Gould, le bosseman, Fritz avaient dû faire erreur.

Jenny prit alors la place de John Block et, se baissant au ras du trou, appela plusieurs fois l’oiseau, qui était habitué à sa voix comme à ses caresses.

Un cri lui répondit, et, presque aussitôt, l’albatros sortit par le trou.

« Bob... Bob ! » répéta Jenny.

L’enfant ne répondit ni ne parut... N’était-il donc pas avec l’oiseau derrière la paroi ?... Sa mère ne put retenir un cri de désespoir...

« Attendez... », dit le bosseman.

Il s’accroupit, il agrandit le trou en rejetant le sable derrière lui. Quelques minutes suffirent à lui donner une dimension assez grande pour qu’il pût s’y introduire...

Une minute après, il rapportait le petit Bob évanoui, qui ne tarda pas à reprendre connaissance sous les baisers de sa mère.

Chapitre XXV.

La seconde grotte. – Espoir déçu. – La chandelle de Fritz. – À travers le massif. – Plusieurs haltes. – Le plateau supérieur. – Rien au sud, ni à l’est, ni à l’ouest. – Au moment de redescendre... §

De la terrible secousse qu’elle venait d’éprouver, Mme Wolston allait être quelque temps à se remettre. Mais enfin Bob lui était rendu, et est-il meilleur remède aux souffrances d’une mère que les caresses de son enfant !

Ce qui s’était passé, on le devine. En jouant avec l’albatros, Bob le suivit au fond de la grotte. L’oiseau s’étant engagé à travers cet étroit couloir, Bob y pénétra après lui. Au-delà s’ouvrait une assez sombre excavation, de laquelle, lorsqu’il le voulut, le petit ne parvint pas à ressortir. Tout d’abord, il appela... Ses appels ne furent point entendus... Il perdit connaissance, et on ne sait trop ce qui serait arrivé, si, par la plus heureuse des chances, le cri de l’albatros n’eût frappé l’oreille de Fritz.

« Eh bien, dit le bosseman, maintenant que Bob est dans les bras de sa maman, tout est pour le mieux... C’est grâce à lui que nous avons découvert une seconde grotte... Il est vrai, nous n’en avons que faire... La première nous suffisait, et même nous ne demandons qu’à en déloger...

– Cependant, fit observer Harry Gould, je tiens à savoir si elle ne se prolonge pas...

– Jusqu’à l’autre côté de la falaise, mon capitaine ?...

– Qui sait, Block ?...

– Soit, répondit le bosseman. Mais, en admettant qu’elle traverse le massif, que trouverions-nous au-delà ?... Du sable, des roches, des criques, des promontoires, et pas grand comme mon chapeau de terre végétale ou de verdure...

– C’est probable, déclara Fritz. Néanmoins, il est indispensable de voir...

– On verra, monsieur Fritz, on verra, et, ainsi qu’on dit, la vue n’en coûtera rien ! »

Or, de cet examen pouvaient résulter de précieuses conséquences, il y avait donc lieu de procéder sans retard, et la reconnaissance commença à l’instant même.

Le capitaine, Fritz, François retournèrent au fond de la grotte. Le bosseman, qui s’était muni de plusieurs grosses chandelles, marchait derrière eux. Afin de faciliter le passage, les premiers agrandirent l’ouverture en retirant encore quelques-unes des pierres qui s’étaient éboulées.

Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour que l’orifice fût jugé suffisant. D’ailleurs, ni Harry Gould ni ses compagnons n’avaient précisément engraissé depuis leur débarquement sur l’îlot. Trois mois de cette pénible existence, ce n’était pas fait pour les pousser à l’embonpoint, à moins que la nature ne les eût disposés, à l’exemple du bosseman, en dépit de toutes les misères, à gagner quelques livres depuis qu’il avait quitté leFlag...

Lorsque tous eurent franchi l’ouverture, les chandelles donnèrent assez de lumière pour permettre d’examiner cette seconde excavation.

Elle était plus profonde que la première, de beaucoup moins large, mais longue d’une centaine de pieds. À proprement parler, c’était plutôt une sorte de couloir d’un diamètre de dix à douze pieds et de hauteur à peu près égale. Peut-être d’autres, embranchés sur celui-ci, formaient-ils à l’intérieur du massif une sorte de labyrinthe dont les branches se ramifiaient en diverses directions. Et, alors, – ainsi l’avait pensé Harry Gould, – pourquoi une de ces branches ne conduirait-elle pas, sinon au plateau supérieur, du moins à l’une des autres faces latérales de la falaise, au-delà soit du morne, soit du contrefort ?...

Et, comme le capitaine Gould insistait de nouveau sur cette circonstance :

« C’est possible, après tout, répondit John Block, et ce que nous n’avons pu faire à l’extérieur, qui sait si par l’intérieur nous n’atteindrons pas le plateau ?... »

Lorsqu’ils se furent avancés d’une cinquantaine de pas à travers ce couloir qui se rétrécissait peu à peu, le capitaine Gould, le bosseman, Fritz atteignirent une paroi rocheuse devant laquelle ils durent s’arrêter.

Après avoir promené la lumière à sa surface depuis le sol jusqu’à la voûte, John Block ne rencontra que d’étroites fissures entre lesquelles la main n’aurait pu se glisser. Donc tout espoir s’effaçait de s’enfoncer plus profondément à travers le massif.

Quant aux parois latérales du couloir, elles ne présentaient aucun orifice sur toute leur longueur. Cette seconde excavation au-delà de la première grotte, telle était la seule découverte qui résultait de cet incident.

« Allons, dit Harry Gould, ce n’est pas encore par là que nous franchirons la falaise...

– Ni que nous monterons dessus ! » ajouta le bosseman.

Ceci constaté, il ne restait plus qu’à revenir.

En somme, s’il y avait eu déception sur le point de rencontrer un passage intérieur, personne n’avait pu croire sérieusement que ce fût possible.

Et, cependant, quand le capitaine Gould, John Block, Fritz furent revenus, il leur sembla qu’ils étaient plus enfermés que jamais sur cette grève !

Les jours suivants, le temps, qui avait été très beau jusqu’alors, indiqua quelque tendance à se modifier. Le ciel s’obscurcit de nuages assez légers qui ne tardèrent pas à s’épaissir. Cette fois, c’est par-dessus le plateau supérieur que les poussait une brise du nord, qui, dans la soirée du 19 janvier, s’accentua et souffla en grand frais.

Cette direction ne donnait rien à craindre pour la baie des Tortues. Sous l’abri de la falaise, elle ne serait point exposée aux coups de houle, comme à l’époque de cette furieuse tempête qui avait occasionné la perte de la chaloupe. La mer demeurerait calme le long du rivage, elle ne ressentirait les poussées du vent qu’à une grande demi-lieue au large, et il n’y aurait rien à en redouter, lors même qu’il se déchaînerait un ouragan.

Un fort orage se déclara dans la nuit du 19 au 20. Vers une heure du matin, tous furent brusquement réveillés par un coup de tonnerre tel qu’une pièce d’artillerie, tirée à l’entrée de la grotte, ne l’eût pas emplie d’un fracas plus formidable.

Fritz, François, le bosseman, sautant hors de leurs réduits, se précipitèrent vers l’entrée.

« La foudre est tombée près d’ici... dit François.

– Sur la crête, sans doute », répondit John Block, en s’avançant de quelques pas à l’extérieur.

Suzan et Doll, toujours très impressionnées pendant ces orages qui affectent si profondément les personnes nerveuses, avaient suivi Jenny hors de la grotte.

« Eh bien ?... demanda Doll.

– Il n’y a aucun danger, ma chère Doll, répondit François. Rentrez et fermez les yeux et les oreilles... »

Mais, en ce moment, Jenny de dire à son mari qu’elle venait de rejoindre :

« Comme cela sent la fumée, Fritz...

– Eh ! ce n’est pas étonnant... Il y a le feu... là-bas... s’écria le bosseman.

– Où ?... demanda le capitaine Gould.

– À ce tas de varechs, qui est au pied de la falaise. »

En effet, l’éclair avait enflammé cet amoncellement d’herbes sèches. Quelques instants suffirent pour que l’incendie se communiquât à la masse des plantes marines accumulées à la base du massif. Elles brûlèrent comme de la paille, pétillant au souffle de la brise, tourbillonnant en feux follets, répandant une acre fumée sur toute l’étendue de la plage.

Heureusement, l’entrée de la grotte était dégagée et le feu ne pouvait l’atteindre.

« Voilà notre réserve qui brûle !... s’écria John Block.

– N’en peut-on rien sauver ?... dit Fritz.

– C’est impossible », répondit le capitaine Gould.

Et les flammes se propageaient avec une telle rapidité qu’elles n’eussent pas permis de faire la part du feu, de mettre en sûreté ces amas qui formaient l’unique combustible des naufragés.

Certes, les apports de la mer étaient inépuisables. Il en reviendrait de ces goémons, de ces laminaires, mais que de temps il faudrait pour en réunir une telle quantité ! La marée montante n’en déposait que quelques brassées, deux fois par vingt-quatre heures. Ce qu’il y avait sur la plage, c’était l’œuvre de nombreuses années. Et qui sait si, pendant les quelques semaines précédant la mauvaise saison, le flot en aurait ramené assez pour les besoins de l’hivernage ?...

Or, en moins d’un quart d’heure, la ligne de feu eut cerné le pourtour de la grève, et, sauf quelques tas le long du promontoire, il ne resta plus rien.

Ce nouveau coup de la mauvaise fortune aggravait la situation déjà si inquiétante.

« Décidément... ça ne va pas ! »

Et dans la bouche du bosseman, si confiant d’habitude, ces mots prenaient une exceptionnelle valeur.

Mais les murailles de cette prison ne s’écrouleraient donc pas pour permettre aux prisonniers de s’enfuir !...

Le lendemain, 20 janvier, le temps, bien qu’il ne fût plus orageux, resta troublé, et le vent du nord continua de balayer violemment le plateau.

La première occupation fut de reconnaître si les herbes marines, entassées le long du contrefort, avaient été respectées par l’incendie. Oui, en partie. Aussi John Block, Fritz, François et James se mirent-ils à la besogne, et en rapportèrent plusieurs brassées qui suffiraient durant une semaine, sans compter sur ce que les marées apporteraient quotidiennement.

Il est vrai, tant que le vent soufflerait du nord, ces masses flottantes seraient repoussées au large.

Dès qu’il reviendrait au sud, la récolte s’effectuerait avec plus d’abondance.

Toutefois, le capitaine Gould fit observer qu’il y aurait certaines mesures à prendre pour l’avenir.

« Vous avez raison, mon capitaine, répondit John Block, et il conviendrait de mettre à l’abri ce qui reste de varechs... en prévision d’un hivernage...

– Et, ajouta Fritz, pourquoi ne pas l’emmagasiner dans la seconde grotte que nous venons de découvrir ?... »

Cela était tout indiqué, et, ce jour-là, avant midi, Fritz voulut y retourner afin de mieux en reconnaître la disposition intérieure. Muni d’une chandelle, il franchit l’étroite ouverture qui mettait en communication les deux grottes. Qui sait si la seconde n’avait pas quelque sortie au-delà du massif ?...

Or, il arriva qu’au moment où il atteignait l’extrémité du long couloir, Fritz sentit un souffle plus frais, en même temps que son oreille percevait un sifflement continu.

« Le vent... murmura-t-il, c’est le vent !... »

Il approcha son front de la paroi, et sa main y rencontra quelques fissures.

« Le vent, répétait-il... c’est bien le vent !... Il vient jusqu’ici lorsqu’il souffle du nord !... Il existe donc un passage, soit sur le flanc, soit sur le sommet de la falaise !... Mais alors, de ce côté, il y aurait une communication avec le revers septentrional ?... »

À cet instant, la chandelle, que Fritz promenait le long de la paroi, s’éteignit brusquement sous un souffle plus vif qui traversait l’une des fissures.

Fritz n’en demanda pas davantage, sa conviction était faite. En franchissant cette paroi, on aurait libre accès au dehors.

Revenir à tâtons vers la caverne où tous l’attendaient, leur faire part de sa découverte, les ramener avec lui, s’assurer qu’il n’avait point fait erreur, cela n’exigea pas une minute.

Quelques instants après, Fritz, le capitaine Gould à sa suite, John Block, François, James passaient de la première cavité dans la seconde, en s’éclairant de plusieurs chandelles que l’on prit la précaution, cette fois, de ne pas approcher trop près de la paroi du fond.

Fritz ne s’était point trompé. Un souffle frais courait à travers le couloir.

Alors, le bosseman, projetant la lumière au ras du sol, observa que le couloir n’était fermé que par un amas de pierres, tombées sans doute le long d’une sorte de puits naturel.

« La porte... s’écria-t-il, voilà la porte !... Et pas besoin de clef pour l’ouvrir !... Ah ! mon capitaine, c’est vous qui aviez raison contre nous...

– À la besogne... à la besogne !... » se contenta de répondre Harry Gould.

Il fut facile de dégager le passage, obstrué de pierres. On se les passa de main en main en assez grande quantité, car le tas s’élevait de cinq ou six pieds au-dessus du sol. À mesure que s’avançait le travail, le courant d’air s’accentuait davantage. Assurément, il existait une sorte de gorge creusée à l’intérieur du massif.

Un quart d’heure suffit à désobstruer totalement le passage.

Fritz le franchit le premier, et, suivi de ses compagnons, il remonta pendant dix à douze pas une pente très raide, éclairée d’un jour vague.

Il n’y avait point là de puits vertical. À ciel ouvert, entre deux murailles dont les parements se perdaient à une grande hauteur, sinuait une gorge large de cinq à six pieds, au-dessus de laquelle plafonnait une bande de ciel. C’est le long de cette gorge que s’engouffrait le vent qui se glissait à travers les fissures de la paroi au fond du couloir.

Ainsi donc la falaise était fendue sur toute son épaisseur... Mais où aboutissait cette fente ?...

On ne le saurait qu’après l’avoir parcourue jusqu’à son extrémité, en admettant que cela fût possible.

Inutile d’insister sur l’impression que causa cette découverte. Tous étaient là comme des prisonniers devant lesquels venait de s’ouvrir la porte de leur prison !

Il était à peine huit heures du matin alors et le temps ne manquerait pas. Il ne fut pas même question d’envoyer en avant soit Fritz, soit le bosseman. Chacun voulut remonter le passage sans perdre un instant.

« Au moins, fit observer Jenny, emportons quelques vivres... Qui sait si notre absence ne se prolongera pas ?...

– Et d’ailleurs, dit François, savons-nous où nous allons ?...

– Dehors... » répliqua le bosseman.

Et ce simple mot, qui exprimait si bien le sentiment général, répondait à tout.

Cependant le capitaine Gould exigea que l’on prit le premier repas préalablement, et, en prévision de retard, on se munirait de provisions pour plusieurs jours.

Ce déjeuner fut rapidement expédié. On mettait les morceaux doubles, on parlait à peine afin de manger plus vite. Après quatre mois passés au fond de cette baie, comment Harry Gould et ses compagnons n’auraient-ils pas eu hâte de savoir si leur situation était améliorée, et peut-être modifiée du tout au tout !...

D’ailleurs, il serait toujours temps de revenir, si le plateau supérieur était aussi aride que le littoral, s’il ne se prêtait pas à une installation de quelque durée, si de son plus haut sommet on n’apercevait aucune terre dans le voisinage. Si les abandonnés duFlagavaient atterri sur un îlot ou sur une île, ils regagneraient la grotte, et prendraient des dispositions en vue de l’hivernage.

Sans doute, avant de remonter cette gorge, qui aboutissait on ne savait où, il eût été plus raisonnable de laisser Harry Gould, Fritz, le bosseman, reconnaître si elle avait une issue praticable soit sur le plateau ou sur les flancs de la falaise. Mais, on le répète, personne n’y eût consenti. Un secret pressentiment les poussait tous à cette tentative. Jenny, Doll, Suzan Wolston n’étaient pas les moins ardentes ; puisqu’il n’y avait aucun inconvénient à partir ensemble, on ne discuta même pas à ce sujet.

Le repas achevé, les hommes se chargèrent de quelques provisions. La première grotte fut abandonnée, et, suivis de l’albatros qui marchait près de Jenny, tous franchirent l’orifice du couloir.

Arrivés à l’entrée de la gorge, Fritz, François passèrent d’abord. Après eux vinrent Jenny, Doll, Suzan tenant le petit Bob par la main.

Le capitaine Gould et James suivirent, tandis que John Block fermait la marche.

À sa naissance, la gorge était assez resserrée pour qu’il y eût nécessité d’aller en file. Si elle s’élargissait plus haut ou plus loin, on irait par deux ou trois.

En réalité, il n’y avait là qu’une fente du massif, se dirigeant vers le nord, entre deux parois verticales qui montaient à huit ou neuf cents pieds.

Au-delà d’une centaine de pas presque en droite ligne, le sol présenta une pente assez accusée. Dans ces conditions, l’ascension ne serait pas très pénible. Il est vrai, le chemin serait allongé, car, en admettant qu’il aboutît au plateau, il aurait dû racheter cette différence de quatre-vingts toises environ qui existait entre le niveau de la grève et la partie supérieure de la falaise. En outre, ce qui ne tarda pas à accroître sensiblement le trajet, ce furent les sinuosités. On eût dit les brusques et capricieux détours d’un labyrinthe à l’intérieur du massif. Toutefois, d’après la lumière qui se propageait d’en haut, Harry Gould avait lieu de croire que la direction générale de la gorge était du sud au nord. Quant à ses parements latéraux, ils s’écartaient peu à peu, – ce qui rendait la marche plus facile.

Vers dix heures, il y eut nécessité de faire halte afin que chacun pût reprendre haleine. On s’arrêta dans une sorte d’évasement semi-circulaire, au-dessus duquel apparaissait une plus large tranche du ciel.

Harry Gould estimait à deux centaines de pieds seulement l’altitude de cet endroit au-dessus du niveau de la mer.

« À ce compte-là, fit-il observer, il faudra de cinq à six heures pour gagner le plateau...

– Eh bien, répondit Fritz, il sera grand jour encore lorsque nous y arriverons, et, au besoin, nous aurons le temps de redescendre avant la nuit.

– Vous avez raison, Fritz, répliqua Harry Gould, mais sommes-nous assurés que cette gorge ne s’allongera pas par de nombreux détours ?...

– Et qu’elle donne accès sur la falaise ?... ajouta François.

– Que ce soit au sommet ou sur les côtés de la falaise, repartit le bosseman, acceptons les choses comme elles viennent !... En haut si c’est en haut, en bas si c’est en bas, peu importe, après tout ! »

Oui, sans doute, et, pourtant, quelle déception et de quel découragement elle serait suivie, si le passage n’offrait pas d’issue au dehors...

Après une demi-heure de repos, on se remit en marche. La gorge, de plus en plus sinueuse, qui mesurait alors de dix à douze pieds de large, était tapissée d’un sol sablonneux, semé de petites pierres, sans aucune trace de végétation. Une réflexion venait alors à l’esprit, c’est que le sommet devait être aride, car quelque graine, quelque germe, entraînés par les pluies, eussent végété, et rien... pas même une touffe de lichen ou de mousse !

Vers deux heures de l’après-midi une seconde halte s’imposa, non seulement pour le repos, mais aussi pour le réconfort. Chacun s’assit au fond d’une sorte de clairière dont les parois s’évasaient et au-dessus de laquelle passait le soleil en déclinant vers l’ouest. À l’estime, la hauteur atteinte devait être alors de sept à huit cents pieds depuis le départ, d’où cet espoir que l’on pourrait atteindre le plateau supérieur.

Lorsque le repas fut terminé, Fritz dit :

« Ma Jenny, je te demande de rester ici avec Mme Wolston et Doll... François voudra bien demeurer avec vous... Le capitaine Gould, John Block et moi, nous essayerons d’arriver au sommet de la falaise... Il n’y a pas à craindre de s’égarer... Nous vous retrouverons à cette place... Ce sera vous épargner des fatigues peut-être inutiles... »

Mais Jenny, qui fut appuyée par Doll et Suzan, pria si instamment son mari, qu’il dut retirer sa proposition, bien que Harry Gould l’eût approuvée.

À trois heures, le cheminement fut repris, et, dès le début, il y eut lieu de reconnaître que les difficultés devenaient de plus en plus grandes. Pente très raide, sol jonché d’éboulis qui rendaient l’ascension très pénible, pierres qui glissaient en rebondissant, Harry Gould et Fritz prenaient d’extrêmes précautions, maintenant que la gorge, largement ouverte, formait un ravin dont les talus se haussaient encore à deux ou trois cents pieds. Il fallait s’aider les uns les autres, se tirer par les bras. D’ailleurs, tout donnait à croire que le plateau serait atteint. Voici même que l’albatros, déployant ses ailes, s’éleva d’un bond comme pour inviter à le suivre... Et que ne pouvait-on l’accompagner dans son vol !...

Enfin, après des efforts inouïs, un peu avant cinq heures, tous étaient sur la falaise.

Rien en vue ni vers le sud, ni vers l’est, ni vers l’ouest... Rien que la vaste mer !...

En s’étendant au nord, le plateau développait une étendue qu’il était impossible d’estimer, car on n’en voyait pas l’arête terminale. De ce côté présentait-il quelque paroi à pic, dressée face au large ?... Faudrait-il aller jusqu’à son extrémité pour retrouver l’horizon de mer ?...

En somme, c’était une déception pour ceux qui espéraient mettre le pied sur une région fertile, verdoyante, boisée ! Même aridité, même désolation qu’à la baie des Tortues, qui était moins triste, sinon moins stérile, puisque des mousses la tapissaient çà et là, et les plantes marines ne manquaient pas à sa marge sablonneuse. Puis, lorsque l’on se retournait vers le levant ou le couchant, en vain cherchait-on les linéaments d’un continent ou d’une île. Tout indiquait un îlot isolé au milieu de ces parages.

Il est vrai, puisque la mer n’apparaissait pas en direction du nord, c’est que le plateau se développait sur une distance de plusieurs lieues... Et cette distance, il serait nécessaire de la franchir pour se retrouver en vue du large en cette direction.

Pas une parole ne fut prononcée ni par le capitaine Gould ni par ses compagnons devant cet anéantissement de leur dernière espérance. Ces affreuses solitudes n’offrant aucune ressource, il n’y avait plus qu’à reprendre la route du ravin, regagner cette grève, réintégrer la grotte, s’y installer durant les longs mois d’un hivernage, et n’attendre le salut que du dehors !...

Il était cinq heures alors, et avant que le soir n’obscurcît l’espace, il n’y avait pas de temps à perdre. Sans doute, on mettrait moins de temps à redescendre qu’on n’en avait mis à monter, mais, au milieu de l’ombre, le cheminement ne serait pas facile.

Cependant, puisqu’il restait à reconnaître la partie septentrionale du plateau, convenait-il de le faire pendant qu’il faisait jour encore ?... Devait-on même y camper la nuit entre les quartiers de roches dispersés à sa surface ?... Cela n’eût pas été prudent... Si le temps venait à changer, où trouver un abri ?... La sagesse exigeait que l’on revînt sans retard.

C’est alors que Fritz fit cette proposition :

« Chère Jenny, dit-il, que François te ramène à la grotte avec Doll, Mme Wolston et le petit... Vous ne pouvez passer la nuit sur la falaise... Le capitaine Gould, John Block et moi, nous y resterons, et demain, dès qu’il fera jour, nous en achèverons la reconnaissance... »

Jenny ne répondit pas, tandis que Suzan et Doll semblaient la consulter du regard.

« Ce que Fritz propose est prudent, ajouta François, et d’ailleurs que pouvons-nous espérer en nous attardant ici ?... »

Jenny continuait à garder le silence, observant cette immense mer qui se déployait sur les trois quarts de l’horizon, cherchant peut-être un navire en vue, se disant qu’un feu allait peut-être briller au large...

Déjà le soleil déclinait rapidement entre les nuages que le vent chassait du nord, et il y aurait au moins deux heures de marche au milieu d’une profonde obscurité pour atteindre la baie des Tortues...

Fritz reprit :

« Jenny, je t’en prie... va !... La journée de demain nous suffira sans doute... Nous serons de retour pour le soir... et s’il y a lieu de revenir... nous reviendrons... »

Jenny porta une dernière fois ses regards autour d’elle. Tous étaient levés, prêts à partir. Quant au fidèle albatros, il voltigeait de roche en roche, alors que les autres oiseaux, mouettes, goélands, macreuses, regagnaient, en poussant leurs derniers cris, les trous de la falaise.

La jeune femme comprenait bien qu’il fallait suivre le conseil de son mari, et, non sans regret :

« Partons... dit-elle.

– Partons », dit François.

Soudain, le bosseman se releva d’un bond, et, faisant de sa main un cornet, il tendit l’oreille dans la direction du nord.

Une détonation, très assourdie par la distance, venait de se faire entendre.

« Un coup de canon ! » s’écria John Block.

Chapitre XXVI.

Personne ne veut quitter la place. – La nuit sur le plateau. – En marche vers le nord. – Le mât du pavillon. – Les couleurs britanniques. – Le rideau de brumes. – Un cri de Fritz. §

Tous, immobiles, le cœur étreint par l’émotion, les regards dirigés vers l’horizon du nord, écoutaient, respiraient à peine. Qu’ils eussent été dupes d’une illusion... non... ce n’était pas admissible... Quelques décharges éloignées retentirent encore, apportées par les faibles souffles de la brise.

« C’est un bâtiment qui passe au large de cette côte !... dit enfin Harry Gould.

– Oui... ces détonations ne peuvent venir que d’un navire, répondit John Block, et, lorsque la nuit sera faite, qui sait si nous n’apercevrons pas ses feux...

– Cependant ces coups de canon... fit observer Jenny, pourquoi ne viendraient-ils pas de terre ?...

– De terre, ma chère Jenny ?... répondit Fritz. Il y aurait donc une terre voisine de cet îlot ?...

– Je crois plutôt qu’un bâtiment se trouve au large dans le nord... répéta le capitaine Gould.

– À quel propos aurait-il tiré le canon ?... demanda James.

– En effet... pourquoi ?... » répéta Jenny.

En acceptant cette dernière hypothèse, il fallait conclure que le navire ne devait pas être très éloigné du littoral. Peut-être, en pleines ténèbres, distinguerait-on la lueur des décharges d’artillerie, si elles reprenaient ?... Peut-être aussi ne tarderait-on pas à voir ses feux de position ?... Il est vrai, puisque les coups entendus arrivaient du nord, il se pouvait que ce bâtiment ne pût être aperçu, puisqu’on ne voyait pas la mer de ce côté.

Et maintenant, il n’était plus question ni de s’engager à travers le ravin, ni de regagner la baie des Tortues... Quelque temps qu’il fît, tous resteraient à cette place jusqu’au jour... Par malheur, en cas qu’un navire descendît par l’ouest ou par l’est, il ne serait pas possible, faute de bois, d’allumer un feu sur le sommet de la falaise afin de se mettre en communication avec lui...

Ce qui est certain, c’est que ces détonations lointaines avaient remué jusqu’au plus profond de leur être ceux qui venaient de les entendre. Il semblait qu’elles les eussent rattachés à leurs semblables, que cet îlot parût maintenant moins isolé sur ces parages...

Et alors un irrésistible besoin les prit de discuter les nouvelles chances qu’offrait cette éventualité dans laquelle ils voyaient leur salut... Ce qu’ils auraient voulu, sans attendre au lendemain, c’eût été de gagner l’extrémité du plateau, d’observer en direction du nord cette partie de mer d’où étaient partis les coups de canon... Mais le soir s’avançait, la nuit ne tarderait pas à tomber, – une nuit sans lune, sans étoiles, épaissie par les nuages bas que la brise chassait vers le sud... Puis, au milieu de l’ombre, comment se risquer entre les roches ?... Ce qui serait déjà bien difficile le jour était impossible au milieu des ténèbres.

Il y eut donc lieu de s’installer à cette place, et c’est ce dont chacun dut s’occuper. Après maintes recherches, le bosseman finit par découvrir une sorte de réduit, un entre-deux de blocs, où Jenny, Suzan, Doll et le petit garçon pourraient se blottir, à défaut de sable ou de varechs pour s’étendre. N’importe ! il y aurait là un abri contre le vent s’il fraîchissait, un abri contre la pluie même si les nuages crevaient sur ces hauteurs.

Et, tout d’abord, les provisions furent tirées des sacs, et chacun mangea du mieux qu’il put. Il y avait des vivres pour quelques jours, et peut-être ne serait-il pas nécessaire de retourner à la grotte pour les renouveler... Et puis toute appréhension ne devait-elle pas être bannie au sujet d’un hivernage sur la baie des Tortues ?...

La nuit était close, – une interminable nuit dont personne n’oublierait jamais les longues heures, si ce n’est le petit Bob qui s’endormit entre les bras de sa mère. Il régnait une profonde obscurité, et, du côté de la mer, le feu d’un navire eût été visible à plusieurs lieues au large.

Le capitaine Gould et les siens, pour la plupart, persistèrent à demeurer sur pied jusqu’au lever de l’aube. Leurs regards fouillaient incessamment l’est, l’ouest, le sud, dans l’espoir qu’un bâtiment vînt à passer au large de l’îlot, non sans la crainte qu’il le laissât en arrière pour n’y plus revenir. S’ils eussent été en ce moment à la baie des Tortues, ils auraient allumé un feu sur la pointe du promontoire... Ici c’était impossible.

Aucune lueur ne brilla avant le retour de l’aube, aucune détonation ne vint troubler le silence de cette nuit, aucun navire ne se montra en vue de l’îlot.

Aussi le capitaine Gould, Fritz, François, le bosseman se demandaient s’ils ne s’étaient pas trompés, s’ils n’avaient pas pris pour des décharges d’artillerie ce qui pouvait n’être qu’un bruit lointain d’orage...

« Non... non... assurait Fritz, nous n’avons point fait erreur !... C’est bien le canon qui a retenti dans la direction du nord, à une distance assez éloignée...

– J’en ai la conviction, répondait le bosseman.

– Mais à quel propos ces coups de canon ?... répétait James Wolston.

– Pour le salut ou pour la défense !... répliquait Fritz. Je ne connais pas d’autre circonstance où l’on ait à faire usage de l’artillerie...

– Peut-être, observa François, y a-t-il eu descente et attaque de sauvages sur cet îlot...

– En tout cas, répondit le bosseman, ce ne sont pas des sauvages qui ont tiré ces coups de canon.

– L’îlot serait donc habité par des Américains ou des Européens ?... dit James.

– D’abord... n’est-ce qu’un îlot ?... répondit le capitaine Gould. Savons-nous ce qu’il y a au-delà de cette falaise ?... Ne sommes-nous point sur une île... une grande île...

– Une grande île dans ces parages du Pacifique ?... demanda Fritz. Laquelle ?... je ne vois pas...

– M’est avis, fit observer John Block, non sans quelque bon sens, qu’il est inutile de discuter là-dessus... La vérité est que nous ignorons si c’est un îlot ou une île du Pacifique ou de l’océan Indien !... Un peu de patience jusqu’au jour qui ne tardera pas à se lever, et nous irons voir ce qu’il y a du côté du nord...

– Peut-être tout... peut-être rien... dit James.

– Eh bien, repartit le bosseman, ce sera déjà quelque chose que de le savoir ! »

Vers cinq heures du matin, les premières lueurs de l’aube commencèrent à poindre. Le levant blanchit au ras de l’horizon. Le temps était très calme, le vent ayant tombé dans la seconde partie de la nuit. Aux nuages que poussait la brise s’était substitué un rideau de brumes que le soleil finit par percer. L’espace se dégagea peu à peu. La raie de feu, nettement tracée à l’est, s’étendit, s’arrondit sur la ligne du ciel et de l’eau. Le disque apparut, en projetant de longues traînées lumineuses à la surface de la mer.

Les regards se portèrent avidement sur toute la partie visible de l’Océan.

Aucun navire, immobilisé par le calme du matin, ne se montrait au large.

À cet instant, le capitaine Gould fut rejoint par Jenny, Doll et Suzan Wolston qui tenait la main de son enfant.

L’albatros, allant et venant, sautait d’une roche à l’autre, s’éloignait parfois dans la direction du nord, comme s’il indiquait la route...

« Il nous montre le chemin... semble-t-il... dit Jenny.

– Il faut le suivre... s’écria Doll.

– Pas avant d’avoir pris notre premier repas, répondit Harry Gould. Peut-être aurons-nous quelques heures de marche, et il convient de prendre des forces. »

On partagea rapidement les provisions, tant l’impatience était grande, et, avant sept heures, tous s’étaient mis en route en remontant vers le nord.

Le cheminement fut des plus pénibles entre les roches. On franchissait les petites, on contournait les grosses. En avant, le capitaine Gould et le bosseman indiquaient les passages praticables. Venaient ensuite Fritz aidant Jenny, François aidant Doll, James aidant Suzan et le petit Bob. Nulle part le pied ne rencontrait herbe ou sable. Il n’y avait là qu’un entassement chaotique, ce qu’eût été un vaste champ de blocs erratiques ou de moraines. Au-dessus passaient des oiseaux, frégates, mouettes, hirondelles de mer, auxquels l’albatros mêlait parfois son vol.

On marcha ainsi une heure au prix d’extrêmes fatigues, ayant à peine gagné une lieue toujours en montant. Ni l’aspect ni la nature du plateau ne se modifiaient.

Il fut indispensable de faire halte afin de prendre un peu de repos.

Fritz proposa alors de se porter en avant avec le capitaine Gould et John Block. Cela épargnerait aux autres de nouvelles fatigues si elles devaient être inutiles.

Cette proposition fut unanimement rejetée... On ne se séparerait pas... Tous voulaient être là au moment où la mer apparaîtrait au nord, si elle devait apparaître.

La marche reprit vers neuf heures. La brume tempérait les ardeurs du soleil. À cette époque de l’année, elles eussent été insoutenables à la surface de ce champ pierreux, que les rayons frapperaient presque perpendiculairement au moment de la méridienne.

Tout en se développant vers le nord, le plateau s’élargissait vers l’est et vers l’ouest, et la mer, qui jusqu’alors était restée visible en ces deux directions, finirait par n’être plus visible. Au surplus, pas un arbre, pas trace de végétation, même stérilité, même solitude. Quelques tumescences se dessinaient çà et là en avant.

À onze heures, une sorte de cône montra sa cime dénudée qui dominait cette partie du plateau de trois cents pieds environ.

« C’est ce sommet qu’il faut atteindre... dit Jenny.

– Oui... répondit Fritz, et de là, notre regard s’étendra sur un plus large horizon... Mais peut-être l’ascension sera-t-elle rude !... »

Oui, sans doute, mais tel était l’irrésistible désir d’être fixé sur la situation, que personne n’eût voulu demeurer en arrière, quelle que dût être la fatigue. Qui sait, cependant, si ces pauvres gens n’allaient pas à une dernière déception, où se dissiperait leur dernier espoir ?...

On reprit la route en gagnant vers le cône, distant alors de trois quarts de lieue. Que de difficultés à chaque pas et combien la marche fut lente à travers ces centaines de blocs qu’il fallait tourner ou franchir. Ce fut une escalade de chamois plutôt qu’un cheminement de piétons. Le bosseman voulut absolument se charger de Bob, que lui confia sa mère. Fritz et Jenny, François et Doll, James et Suzan se tenaient l’un près de l’autre afin de s’entraider dans les passages dangereux.

Bref, il était plus de deux heures de l’après-midi, lorsque la base du cône fut atteinte. Il y eut nécessité de se reposer, car on n’avait pas mis moins de trois heures à franchir quinze cents toises depuis la précédente halte.

L’arrêt fut de courte durée, et, après vingt minutes l’ascension commença.

Assurément, le capitaine Gould avait eu la pensée de contourner le cône, afin d’éviter une montée très fatigante. Mais on reconnut que la base en était impraticable. Après tout, il ne s’agissait que de trois cents pieds à gravir.

Au début, entre les roches, le pied put prendre appui sur un sol où végétaient de maigres plantes, des touffes de pariétaires, auxquelles la main pouvait s’accrocher.

Une demi-heure suffit à gagner la moitié du cône. Mais alors Fritz, qui tenait la tête, laissa échapper un cri de surprise.

Tous s’arrêtèrent, les yeux tournés vers lui :

« Qu’y a-t-il donc là ?... » dit-il, en désignant de la main l’extrême pointe.

À cette place, en effet, se dressait un bâton, long de cinq à six pieds, entre les dernières roches.

« Serait-ce une branche d’arbre dépouillée de ses feuilles ?... dit François.

– Non... ce n’est pas une branche... déclara le capitaine Gould.

– C’est un bâton... un bâton de voyage... affirma Fritz... un bâton qui a été planté à cette place...

– Et auquel on a fixé un pavillon... ajouta le bosseman, et le pavillon y est encore ! »

Un pavillon à la cime de ce cône !...

Oui... et la brise commençait à développer ce pavillon, dont, de cette distance, on ne pouvait reconnaître les couleurs.

« Il y a donc des habitants sur cet îlot ?... s’écria François.

– Pas de doute... il est habité... affirma Jenny.

– Ou s’il ne l’est pas, déclara Fritz, il est certain, du moins, qu’on en a pris possession...

– Mais quel est donc cet îlot ?... demanda James Wolston.

– Ou plutôt quel est donc ce pavillon ?... ajouta Harry Gould.

– Pavillon anglais !... cria le bosseman. Voyez... l’étamine rouge avec le yacht au coin !... »

Le vent venait de le déployer, et c’était bien le pavillon de la Grande-Bretagne.

Et alors, tous de s’élancer de roches en roches ! Cent cinquante pieds les séparaient encore de la pointe, mais ils ne sentaient plus la fatigue, ils ne cherchaient même pas à reprendre haleine, ils montaient sans s’arrêter, entraînés par une force surhumaine...

Enfin, avant trois heures, le capitaine Gould et ses compagnons étaient réunis à la pointe du cône...

Quel désappointement ils éprouvèrent, lorsque leurs regards se portèrent dans la direction du nord !

Une épaisse brume s’étendait à perte de vue. Impossible de reconnaître si le plateau se terminait de ce côté par une falaise verticale comme à la baie des Tortues, ou s’il se prolongeait au-delà. On n’apercevait rien à travers ce brouillard opaque. Au-dessus de la zone des vapeurs, le ciel s’éclairait encore des rayons du soleil qui déclinait vers l’ouest.

Eh bien, on ne quitterait pas cette place, fallût-il y rester jusqu’au lendemain, on y camperait, on attendrait que la brise eût chassé ce brouillard !... Non ! personne ne reviendrait en arrière, sans avoir observé l’îlot dans sa partie septentrionale !...

Le pavillon britannique n’était-il pas là, qui flottait au souffle de la brise ?... Ne disait-il pas que cette terre avait rang dans la nomenclature géographique, qu’elle devait maintenant figurer en latitude et en longitude sur les cartes anglaises ?...

Et ces coups de canon entendus la veille, qui sait s’ils ne provenaient pas de navires qui saluaient ce pavillon au passage ! Qui sait s’il n’existait pas un port de relâche sur cette portion du littoral, si quelques bâtiments n’y étaient pas au mouillage !...

Enfin, même en cas que cette terre ne fût qu’un îlot, y aurait-il lieu de s’étonner que la Grande-Bretagne en eût pris possession, puisque son gisement le plaçait sur les limites de l’océan Indien et de l’océan Pacifique ?... Et même, si c’était une terre, pourquoi n’appartiendrait-elle pas au continent australien dans cette partie peu connue qui se rattachait au domaine britannique ?...

Toutes ces hypothèses se présentaient à l’esprit, on les exposait, on les discutait, et avec quelle impatience chacun attendait le moment où la vérité se ferait jour !

À cet instant, un cri d’oiseau retentit, suivi d’un rapide battement d’ailes.

C’était l’albatros de Jenny, qui venait de s’envoler et filait au-dessus des brumes en se dirigeant vers le nord.

Où allait-il ainsi cet oiseau ?... Était-ce vers quelque rivage éloigné ?...

Son départ produisit un sentiment de tristesse et même d’angoisse...

Il semblait que ce fût comme un abandon...

Cependant l’heure s’avançait, et les souffles intermittents de la brise ne parvenaient pas à dissiper ce brouillard dont les grosses volutes roulaient au pied du cône. La nuit arriverait-elle avant que l’horizon du nord se fût révélé aux regards ?...

Non, tout espoir n’était pas perdu. Comme les vapeurs commençaient à s’abaisser, Fritz put constater que le cône dominait, non point une falaise, mais de longues pentes qui, probablement, se développaient jusqu’au niveau de la mer...

Puis le vent prit de la force, les plis du pavillon se raidirent et au ras des brumes chacun put observer le talus sur une centaine de pieds.

Ce n’était plus un amoncellement de roches, c’était un revers de montagnes, où réapparaissait une végétation que les yeux n’avaient pas aperçue depuis de longs mois !...

Aussi, avec quelle avidité tous regardaient ces larges pans de verdure, ces arbustes, des aloès, des lentisques, des myrtes, qui poussaient çà et là ! Assurément, on n’attendrait pas que le brouillard se fût tout à fait dissipé, et il fallait avoir atteint la base de cette montagne avant que la nuit ne l’eût enveloppée d’ombres !...

Mais voici qu’à huit ou neuf cents pieds au-dessous, entre les déchirures des vapeurs, émergèrent les hautes frondaisons d’une forêt qui s’étendait sur plusieurs lieues ; puis, toute une plaine fertile, semée de bouquets et de massifs d’arbres avec de larges champs, de vastes prairies, traversés de cours d’eau dont le principal se dirigeait à l’est vers une baie du littoral...

En même temps, au levant et au couchant, la mer se continuait jusqu’à l’extrême périmètre de l’horizon. Elle ne manquait plus que vers le nord pour faire de cette terre, non un îlot, mais une île... une grande île !...

Enfin, à plus grande distance, se dessinaient les vagues linéaments d’un rempart rocheux qui courait de l’ouest à l’est. Était-ce la bordure d’une côte ?...

« Partons... partons !... s’écria Fritz.

– Oui... partons... répéta François. Nous serons en bas avant la nuit...

– Et nous la passerons à l’abri des arbres... » ajouta le capitaine Gould.

Jenny allait se joindre à Fritz et demander que l’on ne s’attardât pas plus longtemps, lorsque les dernières vapeurs se dissipèrent. L’Océan apparut alors dans toute son immensité à une distance qui pouvait être de sept à huit lieues.

Une île... c’était bien une île !

On vit alors que la côte septentrionale s’échancrait de trois baies d’étendue inégale, la plus considérable au nord-ouest, la moyenne au nord, la plus petite ouverte au nord-est, plus profondément entaillée que les deux autres. Le bras de mer qui y donnait accès se terminait par deux caps lointains, dont l’un s’appuyait à un promontoire assez élevé.

Au large, aucune autre terre... Pas une voile ne se gonflait à l’horizon.

En redescendant vers le sud, le regard était arrêté à deux lieues environ par l’extrême crête de cette falaise qui fermait la baie des Tortues.

Quel contraste entre l’aride région que le capitaine Gould et ses compagnons venaient de parcourir et celle qui s’étendait sous leurs yeux ! Ce qu’ils voyaient, c’était une campagne fertile et variée, ici en forêts, là en plaine, présentant partout cette végétation exubérante des zones tropicales !... D’ailleurs, nulle part, ni hameau, ni village, ni habitation...

Et alors, un cri... un cri de révélation soudaine qu’il n’aurait pu retenir, s’échappa de la poitrine de Fritz, tandis que ses bras se tendaient vers le nord :

« La Nouvelle-Suisse !...

– Oui... la Nouvelle-Suisse... s’écria François à son tour.

– La Nouvelle-Suisse ! » répétèrent d’une voix brisée par l’émotion Jenny et Doll.

Ainsi, devant eux, au-delà de cette forêt, au-delà de ces prairies, c’était la barrière rocheuse qu’ils apercevaient, le rempart où s’ouvrait le défilé de Cluse sur la vallée de Grünthal !... Au-delà, c’était la Terre-Promise, ses bois, ses métairies, le ruisseau des Chacals !... C’était Falkenhorst au milieu de son massif de mangliers, puis Felsenheim, et les arbres de son enclos !... Cette baie, à gauche, c’était la baie de Perles, et, plus loin, comme un point noirâtre, la Roche-Fumante, couronnée de vapeurs volcaniques, puis la baie des Nautiles, d’où se projetait le cap de l’Espoir-Trompé, puis la baie du Salut, défendue par l’îlot du Requin !... Et pourquoi ne serait-ce pas sa batterie dont on avait entendu les détonations la veille, car il n’y avait aucun navire ni dans la baie ni au large ?...

Et, pénétrés d’une indicible joie, le cœur palpitant, les yeux mouillés des larmes de la reconnaissance, tous s’unirent à François dans la prière qui s’éleva vers le Ciel !

Chapitre XXVII.

Une grotte au pied de la chaîne. – Retour sur le passé. – À travers la forêt. – Capture d’une antilope. – La rivière Montrose. – La vallée de Grünthal. – Le défilé de Cluse. – Une nuit à l’ermitage d’Eberfurt. §

La grotte dans laquelle M. Wolston, Ernest et Jack avaient passé la nuit, quatre mois auparavant, lors de leur excursion aux montagnes, la veille du jour où le pavillon anglais fut arboré au sommet du pic Jean-Zermatt, s’emplissait ce soir-là de la plus vive et de la plus légitime animation. La joie y débordait. Si personne, la nuit venue, n’y dormait d’un tranquille sommeil, cette insomnie ne serait pas due aux mauvais rêves, mais à l’agitation des esprits, au tumulte des pensées provoquées par les derniers événements.

Après leur élan d’actions de grâces, le capitaine Gould, Fritz, François, James, le bosseman, Jenny, Doll et Suzan Wolston n’avaient pas voulu s’attarder une minute à la cime du cône. Deux heures allaient s’écouler avant que le jour eût remplacé la nuit, et ce temps devait suffire à gagner le pied de la chaîne.

« Il serait bien étonnant, observa Fritz, que nous n’y trouvions pas quelque cavité assez grande pour nous abriter tous...

– Et, d’ailleurs, répliqua François, nous coucherons sous les arbres... sous les arbres de la Nouvelle-Suisse... de la Nouvelle-Suisse !... »

Et François ne pouvait se retenir de répéter ce cher nom, béni de tous.

« Mais redites-le donc avec moi, ma chère Doll, reprit-il, redites-le donc que je l’entende encore...

– Oui... la Nouvelle-Suisse !... dit la fillette, dont les yeux brillaient de joie.

– La Nouvelle-Suisse ! » répéta à son tour Jenny, sa main dans la main de Fritz.

Et il n’y eut pas jusqu’à Bob qui ne fît écho. Il en avait plein sa petite bouche, ce qui lui valut nombre de baisers.

« Mes amis, dit alors le capitaine Harry Gould, si l’on décide de redescendre au pied de la montagne, nous n’avons pas de temps à perdre...

– Et manger ?... répliqua John Block, et pourvoir à notre nourriture en route ?...

– Dans quarante-huit heures, nous serons à Felsenheim, affirma François.

– D’ailleurs, reprit Fritz, est-ce que le gibier n’abonde pas sur les plaines de la Nouvelle-Suisse ?...

– Et comment chasser sans fusil ?... demanda Harry Gould. Si adroits que soient Fritz et François, je n’imagine pas qu’en faisant seulement le geste de tirer...

– Bah ! répondit Fritz, nous avons des jambes !... Vous verrez cela, capitaine !... Demain, avant midi, nous aurons de la bonne et vraie viande, au lieu de cette chair de tortue...

– Fritz, ne disons pas de mal des tortues... ne fût-ce que par reconnaissance... déclara Jenny.

– Tu as raison, chère femme, mais partons !... Bob ne veut pas rester plus longtemps ici... n’est-ce pas, Bob ?...

– Non... non... répondit l’enfant, et si papa et maman viennent avec moi...

– Oui... ils viendront, lui assura Jenny, et ils ne seront pas les derniers à se mettre en route...

– Partons... partons !... »

Tel fut le cri général.

« Et dire, fit observer d’un ton malicieux le bosseman, dire que nous avons là-bas... dans le sud... une belle plage où abondent tortues et mollusques... une belle grotte où il y a des provisions pour plusieurs semaines... et dans cette grotte, une belle literie de varechs... et que nous allons abandonner tout cela pour...

– Nous reviendrons plus tard rechercher nos trésors, promit Fritz.

– Cependant... insista John Block.

– Veux-tu bien te taire, maudit John !... ordonna Harry Gould en riant.

– Je me tais, mon capitaine, et je ne demande qu’à ajouter encore deux mots.

– Lesquels ?...

– En route !... »

Suivant son habitude, Fritz prit la tête. Les autres se groupèrent comme ils l’avaient fait déjà. Après avoir descendu sans difficultés sur les flancs du cône, ils atteignirent le pied de la chaîne. Un heureux instinct, un véritable sens de l’orientation, leur avait fait prendre le chemin que M. Wolston, Ernest et Jack avaient suivi, et il était à peine huit heures, lorsqu’ils furent sur la limite de la vaste sapinière.

Enfin, par un hasard non moins heureux, – et pourquoi s’en étonner puisqu’on était entré dans la période des bonnes chances ? – le bosseman découvrit la grotte dans laquelle M. Wolston et les deux frères avaient trouvé abri. Qu’elle fût étroite, peu importait, du moment qu’elle suffirait à Jenny, à Doll, à Suzan et au petit Bob, tandis que les hommes dormiraient à la belle étoile. On reconnut, d’ailleurs, aux cendres blanches d’un foyer, qu’elle avait été occupée précédemment. Ainsi, M. Zermatt, M. Wolston, Ernest, Jack, peut-être même les deux familles, étaient venus à travers cette forêt, puis avaient gravi le cône sur lequel se dressait le pavillon britannique !... Et, en cas de retard des uns et d’avance des autres, ils auraient pu se rencontrer en cet endroit.

Après le repas, lorsque Bob fut endormi dans un coin de la grotte, la conversation, malgré les fatigues de cette journée, se reporta sur les incidents duFlag.

Oui !... pendant les huit jours que le capitaine Gould, le bosseman, Fritz, François, James avaient été emprisonnés, le navire s’était dirigé vers le nord. Cela ne pouvait s’expliquer que par la persistance de vents contraires, car l’intérêt de Robert Borupt et de l’équipage était assurément de rallier les lointaines mers du Pacifique. S’ils ne l’avaient pas fait, c’est que le temps ne leur avait pas permis de le faire. Tout indiquait que leFlagavait été drossé vers les parages de l’océan Indien, à proximité de la Nouvelle-Suisse. En tenant compte du temps écoulé et de la direction suivie depuis que la chaloupe fut abandonnée, il ressortait incontestablement que, ce jour-là, Harry Gould et ses compagnons ne devaient pas se trouver à plus d’une centaine de lieues de l’île dont ils se croyaient si éloignés, puisque, après une semaine de navigation, la chaloupe accostait la Nouvelle-Suisse.

Il est vrai, c’était sur cette partie sud du littoral que Fritz et François ne connaissaient pas, derrière cette chaîne de montagnes qu’ils avaient aperçue pour la première fois en débouchant sur la vallée de Grünthal. Et qui eût pu imaginer qu’une telle différence au point de vue de la nature du sol et de ses productions existât entre la riche contrée située au nord de cette chaîne et ce plateau aride qui s’étendait depuis le cône jusqu’à la mer ?...

De cette façon s’expliquait également l’arrivée de l’albatros sur le revers de la falaise. Après le départ de Jenny Montrose, cet oiseau était probablement revenu à la Roche-Fumante, d’où il s’envolait parfois jusqu’aux rivages de la Nouvelle-Suisse, sans avoir jamais atteint Falkenhorst ou Felsenheim. Mais, au total, quelle part ce fidèle oiseau avait eue dans le salut commun !... N’était-ce pas à lui qu’on devait la découverte de cette seconde grotte où l’avait accompagné le petit Bob, et, par suite, celle du passage qui aboutissait au plateau de la falaise ?...

Oui ! tel était cet enchaînement de circonstances, cette succession de faits, où des cœurs reconnaissants sentaient l’intervention providentielle. Et, d’ailleurs, malgré tant d’épreuves, tant de misères, même devant les menaces d’un hivernage, avaient-ils jamais perdu leur confiance en Dieu ?...

On comprendra que cette conversation se fût prolongée fort avant dans la nuit. Mais enfin, la fatigue l’emportant, les dernières heures s’écoulèrent dans le sommeil. Puis, dès l’aube, ayant pris quelque nourriture, tous se mirent en route avec non moins de gaieté que d’impatience.

Du reste, après les restes du foyer de la grotte, la petite troupe allait rencontrer d’autres traces à travers la forêt et la campagne. En ce qui concerne les foulées d’herbes, les brisures de branches, elles étaient dues au passage des animaux, ruminants ou fauves, mais en retrouvant certains vestiges de campement, il était impossible de se tromper.

« Et puis, fit observer Fritz, quels autres que mon père, mes frères, M. Wolston, auraient pu planter le pavillon au sommet de ce cône ?...

– À moins qu’il ne soit allé s’y planter tout seul !... répondit en riant le bosseman.

– Ce qui ne serait pas étonnant de la part d’un pavillon anglais !... répliqua François sur le même ton, car ils sont nombreux, les endroits où il semble avoir poussé tout seul ! »

Le capitaine Gould ne put que sourire à cette boutade. Toutefois, si doué de qualités végétatives que soit le pavillon de la Grande-Bretagne, nul doute que celui du cône eût été arboré de main d’homme. Donc, M. Zermatt et les siens avaient fait une excursion jusqu’à la chaîne en gagnant par le plus court, et le plus simple serait de suivre leurs traces.

Guidés par Fritz, ses compagnons descendirent les premières pentes que la forêt recouvrait en partie.

Qu’il y eût des obstacles à surmonter, des dangers à courir sur le parcours entre cette chaîne et la Terre-Promise, cela ne semblait guère probable.

Quant à la distance entre ces deux points, on pouvait l’estimer à une huitaine de lieues. À faire quatre lieues par jour, coupées d’une halte de midi à deux heures, en se reposant la nuit, il serait possible d’atteindre le lendemain soir le défilé de Cluse.

De ce défilé à Felsenheim ou à Falkenhorst, ce serait l’affaire de quelques heures.

« Ah ! disait François, si nous avions seulement nos deux braves buffles Sturm et Brummer, ou Rash, l’onagre de Fritz, ou Brausewind, l’autruche de Jack, il ne nous faudrait pas une journée pour arriver en vue de Felsenheim !

– Je suis sûre, répondit Jenny en plaisantant, que François aura oublié de mettre à la poste la lettre par laquelle nous demandions de nous les envoyer...

– Comment, François, ajouta Fritz, toi... un homme si sérieux... si attentif !...

– Eh non ! répliqua François, c’est Jenny qui a négligé d’attacher un billet à la patte de son albatros, avant qu’il ne prît son vol...

– Étourdie que je suis !... répondit la jeune femme.

– Mais, dit Doll, il n’est pas certain que le messager aurait porté le message à son adresse...

– Et qui sait ?... répondit François. Tout ce qui nous arrive maintenant est si extraordinaire...

– Eh bien, conclut le capitaine Gould, puisque nous ne devons compter ni sur Sturm, ni sur Brummer, ni sur Rash, ni sur Brausewind, le mieux est de ne compter que sur nos jambes...

– Et d’allonger le pas », acheva John Block.

On partit avec l’intention de ne s’arrêter que pour la halte de midi. De temps en temps, James, François, le bosseman, se chargeaient de Bob, bien que l’enfant voulût absolument marcher. Il n’y eut donc pas de retard pendant la traversée de la forêt.

Tout en cheminant, James et Suzan Wolston, qui ne connaissaient rien des merveilles de la Nouvelle-Suisse, ne cessaient d’admirer cette végétation puissante, très supérieure à celle de la colonie du Cap.

Et ils n’étaient que dans la partie de l’île abandonnée à elle-même, celle que la main de l’homme n’avait pas transformée ! Que serait-ce donc lorsqu’ils visiteraient la région cultivée du district, les métairies de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop, de Waldegg, de Prospect-Hill, ce riche domaine de la Terre-Promise !...

Le gibier abondait, des agoutis, des pécaris, des cabiais, des antilopes, des lapins, et aussi outardes, perdrix, coqs de bruyère, gelinottes, pintades, canards. Assurément, Fritz et François eurent quelque raison de regretter que le fusil de chasse leur fit défaut... Ah !... si les chiens Braun et Falb et même le vieux Turc eussent gambadé à leurs côtés !... Et même, si l’aigle de Fritz ne fût pas mort et eût rejoint son maître, celui-ci n’aurait pas tardé à rapporter une demi-douzaine de belles pièces !... Mais comme les cabiais, les pécaris, les agoutis, ne se laissèrent point approcher, toutes les tentatives ne donnèrent aucun résultat pendant la première étape, et l’on serait probablement réduit à dévorer, au prochain repas, le reste des provisions.

Or, voici comment la question de nourriture fut résolue par un incident des plus heureux.

Vers onze heures, Fritz, qui marchait en avant, fit un signal d’arrêter sur la limite d’une petite clairière, traversée d’un étroit rio, au bord duquel se désaltérait un animal d’assez grande taille.

C’était une antilope, et quelle chair saine et réconfortante on se procurerait, à la condition de s’emparer du ruminant par un moyen quelconque !

Le plus simple, en somme, parut être de cerner la clairière, sans se laisser voir, et, dès que l’antilope essayerait d’en sortir, de lui barrer la route, – au risque d’en recevoir quelques coups de corne, – puis de la maîtriser et de l’abattre.

C’est que le difficile allait précisément être d’exécuter cette opération sans donner l’éveil à un animal dont la vue est si perçante, l’ouïe si fine, l’odorat si subtil.

Cependant, tandis que Jenny, Suzan, Doll et Bob se tenaient à l’écart derrière un buisson, Fritz, François, James, le capitaine Gould, le bosseman, qui ne possédaient pour toute arme que leurs couteaux de poche, commencèrent à contourner la clairière, en s’abritant le long des fourrés.

L’antilope continuait à boire au ruisseau, sans donner aucun signe d’inquiétude, lorsque Fritz surgit brusquement en poussant un grand cri.

Aussitôt l’animal de se redresser, de tendre le cou, de se lancer vers le fourré qu’il saurait franchir d’un seul bond.

C’était du côté où se tenaient François et John Block, le couteau à la main. S’ils ne pouvaient l’empêcher de passer par-dessus leur tête, l’antilope serait rapidement hors de portée.

La bête sauta, mais, ayant mal pris son élan, retomba, renversa le bosseman, et chercha à se relever afin de fuir à travers la forêt, où l’on aurait perdu toute chance de la capturer.

À cet instant arriva Fritz, qui, se jetant sur l’antilope, parvint à lui enfoncer son couteau dans le flanc. Mais ce coup n’eût pas suffi, si Harry Gould n’eût réussi à la frapper à la gorge.

Cette fois, l’animal resta sans mouvement au milieu des branches, tandis que le bosseman se dressait lestement.

« Satanée bête ! s’écria John Block, qui en était quitte pour quelques contusions. J’ai reçu plus d’un paquet de mer dans ma vie, mais jamais aucun ne m’a fait faire pareille culbute ! »

James, Jenny, Doll et Suzan venaient d’accourir.

« J’espère que tu n’as pas grand mal, Block ?... demanda Harry Gould.

– Non... des écorchures, et ça ne compte pas, mon capitaine... Ce qui est désagréable et même humiliant, c’est d’avoir été bousculé de la sorte...

– Eh bien, pour votre peine, répondit Jenny, on vous réservera le meilleur morceau.

– Non, madame Fritz, non... et je préfère celui qui m’a flanqué par terre... et comme c’était sa tête, à cet animal, je demande à manger sa tête ! »

On se mit en mesure de dépecer l’antilope et d’en retirer les parties comestibles. Quant à la nourriture, puisqu’elle serait assurée jusqu’au lendemain soir, il n’y aurait donc plus à s’en préoccuper avant l’arrivée au défilé de Cluse.

Fritz et François n’en étaient pas à apprendre la manière d’opérer, lorsqu’il s’agissait de préparer un gibier quelconque. N’avaient-ils pas acquis théorie et pratique pendant douze années de chasse à travers les champs et les bois de la Terre-Promise ? En outre, le bosseman n’était pas maladroit à cette besogne. Il semblait, d’ailleurs, qu’il éprouvait un certain plaisir à se venger de la bête en la dépouillant. En moins d’un quart d’heure, les cuissots, les côtelettes et autres morceaux savoureux furent prêts à être grillés sur la braise.

Comme il était près de midi, il parut convenable de camper dans la clairière, dont le rio fournirait une eau limpide et fraîche. Harry Gould et James allumèrent un feu de bois sec au pied d’un manglier. Puis, sur des charbons ardents, Fritz plaça les meilleures parties de l’antilope, laissant à Suzan et Doll le soin de surveiller les grillades.

Par un heureux hasard, Jenny venait de découvrir quantité de ces racines qui se cuisent sous la cendre. De nature à satisfaire des estomacs affamés, elles compléteraient fort agréablement le menu de ce déjeuner.

Or, rien n’est plus délicat que la chair de l’antilope, à la fois parfumée et tendre, et ce fut un vrai régal pour tout le monde.

« Que c’est bon, s’écria John Block, de manger enfin de la viande sérieuse, qui a marché de son vivant... au lieu de ramper lourdement sur le sol !...

– Ne disons pas de mal des tortues, répliqua le capitaine, même pour célébrer les mérites de l’antilope.

– Monsieur Gould a raison, ajouta Jenny. Sans ces excellentes bêtes, qui nous ont nourris depuis notre arrivée sur l’île, que serions-nous devenus ?...

– Alors, vivent les tortues ! cria le bosseman, mais redonnez-moi une troisième côtelette. »

Ce réconfortant repas terminé, on se remit en route. Il n’y avait pas une heure à perdre pour que l’étape de l’après-midi complétât la moyenne de quatre lieues à la journée.

Assurément, si Fritz et François eussent été seuls, ils n’auraient pas compté avec la fatigue. C’eût été tout d’une traite, en marchant la nuit, qu’ils se fussent dirigés vers le défilé de Cluse. Peut-être même en eurent-ils l’idée, et c’était bien tentant, puisque, dans l’après-midi du lendemain, ils fussent arrivés à Felsenheim. Mais ils ne se hasardèrent pas à faire cette proposition d’aller en avant, sachant bien que personne ne les laisserait partir.

D’ailleurs, quelle joie d’arriver tous au but tant désiré, de se jeter ensemble dans les bras de ces parents, de ces amis, qui les attendaient depuis si longtemps, qui désespéraient peut-être de les revoir !... Et avec quelle émotion, quelle explosion de joie, ils s’écrieraient :

« Nous voilà... nous voilà ! »

Cette seconde étape s’effectua donc dans les mêmes conditions que la première, de façon à ménager les forces de Jenny, de Doll et de Suzan Wolston.

Aucun incident ne se produisit, et, vers quatre heures de l’après-midi, la lisière de la forêt fut atteinte.

Une fertile campagne se développait au-delà. Sa végétation était due à la seule puissance productive du sol, des prairies verdoyantes, des bois ou des bouquets d’arbres, qui s’espaçaient jusqu’à l’entrée de la vallée de Grünthal.

Quelques bandes de cerfs, de daims passaient au loin. Il ne fut pas question de leur donner la chasse. On aperçut aussi de nombreuses troupes d’autruches, dont la présence rappela à la mémoire de Fritz et de François leur expédition aux environs de la tour des Arabes.

Plusieurs éléphants apparurent également ; ils longeaient d’épais massifs d’un pas tranquille, et quels regards d’envie leur aurait jetés Jack, s’il eût été là !

« Pendant notre absence, dit Fritz, pourquoi Jack ne serait-il pas parvenu à capturer un éléphant... à l’apprivoiser... à le dresser !... comme nous l’avions fait pour Sturm, Brummer et Leichtfus ?...

– C’est très possible, mon ami, répondit Jenny. Après quatorze mois d’absence, il faut s’attendre à trouver du nouveau dans la Nouvelle-Suisse...

– Notre seconde patrie ! dit François.

– Je me figure déjà, s’écria Doll, qu’elle possède d’autres habitations... d’autres métairies... peut-être un village...

– Eh ! fit le bosseman, je me contenterais très bien de ce que nous voyons... et je n’imagine pas qu’il y ait dans votre île une plus belle campagne que celle-ci...

– Ce n’est rien auprès de la Terre-Promise, monsieur Block... affirma Doll.

– Rien, ajouta Jenny, et si M. Zermatt l’a nommée de ce nom biblique, c’est qu’elle le mérite, et, plus favorisés que les Hébreux, nous allons mettre le pied sur la terre de Chanaan. »

John Block dut se laisser convaincre que ces éloges n’étaient nullement exagérés.

À six heures, Fritz organisa la halte de nuit, et pourtant, il lui en coûta, ainsi qu’à son frère, qui eussent volontiers doublé l’étape jusqu’à la vallée de Grünthal.

À cette époque de l’année, le temps ne menaçait pas de se modifier, et le froid n’était pas à craindre. Le capitaine Gould et ses compagnons avaient plutôt souffert de la chaleur pendant la journée, malgré l’abri des grands arbres aux heures de la méridienne. Au-delà, quelques bois isolés avaient permis de cheminer à l’ombre, sans trop s’écarter de la ligne droite, et, par conséquent, sans subir aucun retard.

Devant le foyer garni de bois sec et pétillant, le repas fut préparé comme l’avait été celui du matin. Sans doute, cette nuit ne se passerait pas à l’intérieur d’une grotte ; mais, la fatigue aidant, le sommeil n’eût fait défaut à personne.

Toutefois, par prudence, Fritz, François et le bosseman voulurent veiller tour à tour. Avec l’obscurité, des rugissements se laissaient entendre au loin, et rappelaient que des fauves fréquentaient cette partie de l’île.

Le lendemain, départ dès la pointe de l’aube. On pouvait avoir franchi le défilé de Cluse à la seconde étape, s’il ne se présentait aucun obstacle sur cette route où se relevaient toujours des empreintes de fraîche date.

La marche n’offrit pas plus de difficultés ce jour-là que la veille. On gagnait, pour ainsi dire, de massifs en massifs, de manière à se garantir des rayons solaires.

Après le repas de midi au bord d’une rivière au cours rapide, large de neuf à dix toises, qui s’enfuyait vers le nord, il n’y eut qu’à en suivre la rive gauche.

Ni Fritz ni François ne connaissaient cette rivière, puisque leurs excursions ne les avaient jamais amenés sur la partie centrale de l’île. Ils ne se doutaient guère, en vérité, qu’elle eût déjà reçu un nom, qu’elle s’appelât la Montrose, pas plus qu’ils ne connaissaient le nouveau nom de pic Jean-Zermatt, sur lequel flottait le pavillon britannique. Et quelle satisfaction pour Jenny, lorsqu’elle apprendrait que ce cours d’eau, l’un des plus importants de la Nouvelle-Suisse, portait le nom de sa famille !

Après une heure de marche, on abandonna la Montrose, qui obliquait brusquement vers l’est. Deux heures plus tard, Fritz, François, qui avaient pris les devants, mettaient enfin le pied sur une région déjà connue d’eux.

« La vallée de Grünthal ! » s’écrièrent-ils, en la saluant d’un hurrah.

C’était bien la vallée de Grünthal, et il n’y avait plus qu’à la remonter jusqu’au rempart qui fermait la Terre-Promise pour se trouver au défilé de Cluse.

Cette fois, aucune considération, faim ou fatigue, n’aurait pu les retenir ni les uns ni les autres ! À la suite de Fritz et de François, tous avançaient d’un pas rapide, bien que le chemin fût raide. Ils étaient comme poussés en avant, à l’approche de ce but qu’ils avaient désespéré de jamais atteindre !

Ah ! par une bonne fortune extraordinaire, si M. Zermatt et M. Wolston étaient à l’ermitage d’Eberfurt, si leurs familles les y avaient accompagnés, ainsi que c’était l’habitude pendant la belle saison...

Mais, comme on dit, « c’eût été trop de bonheur », et John Block lui-même n’aurait pas voulu l’espérer.

Enfin l’extrémité nord-ouest de la vallée de Grünthal apparut près de la barrière des roches, et Fritz se dirigea vers le défilé.

Les poutres de l’entrée étaient en place, solidement engagées entre les interstices du roc, de manière à résister aux efforts des plus vigoureux quadrupèdes.

« Voilà notre porte... s’écria Fritz.

– Oui, dit Jenny, la porte de cette Terre-Promise, où vivent tous ceux que nous aimons ! »

Il n’y avait qu’un madrier à déplacer, ce qui ne demanda que quelques minutes.

Enfin le défilé fut franchi, et chacun eut le sentiment qu’il rentrait chez soi, – ce chez-soi dont, il y avait trois jours, on se croyait encore à des centaines et des centaines de lieues !...

Fritz, François et John Block rajustèrent la poutre dans son entaille, afin de ne laisser l’entrée libre ni aux fauves ni aux pachydermes.

Vers sept heures et demie, la nuit tombait avec cette rapidité particulière aux zones tropicales lorsque Fritz et ses compagnons atteignirent l’ermitage d’Eberfurt.

Personne dans la métairie, et, s’il y avait lieu de le regretter, il ne fallait cependant pas en être surpris.

La maisonnette était en bon état. Après que la porte et les fenêtres eurent été ouvertes, on procéda à une installation qui ne devait durer qu’une dizaine d’heures.

Suivant l’habitude de M. Zermatt, l’habitation était prête à recevoir les deux familles qui la visitaient plusieurs fois par an. Les couchettes furent destinées à Jenny, Doll, Suzan, au petit Bob et au capitaine Gould. Le sol du hangar, couvert d’herbes sèches, suffirait aux autres pour cette dernière nuit qui précédait leur retour.

En outre, Eberfurt était toujours muni de provisions pour une semaine.

Jenny n’eut que la peine d’ouvrir de grands paniers d’osiers renfermant des conserves de diverses sortes, du sagou, de la cassave ou farine de manioc, de la viande et du poisson salés. En fait de fruits, figues, mangles, bananes, poires, pommes, il n’y avait qu’un pas à faire pour les cueillir aux arbres, et aussi pour récolter les légumes dans le potager.

Il va sans dire que la cuisine et l’office étaient garnis de leurs ustensiles. Dès qu’un bon feu de bois pétilla dans l’âtre, la marmite fut placée sur son trois-pieds. On puisa l’eau à une dérivation de la rivière Orientale, qui alimentait le réservoir de la métairie. D’ailleurs, ce qui réjouit particulièrement, ce fut de pouvoir s’offrir quelques verres d’un vin de palme, provenant des tonneaux du cellier.

« Eh ! eh ! s’écria le bosseman, il y a longtemps que nous étions au régime de l’eau claire...

– Aussi, nous allons vous faire raison, mon brave Block, s’écria Fritz.

– Tant que vous voudrez, répondit le bosseman. Rien d’agréable comme de boire à la santé les uns des autres avec ce bon vin de pays !...

– Buvons donc, répondit François, au bonheur de revoir nos parents et nos amis à Falkenhorst ou à Felsenheim ! »

Au choc des verres, trois hurrahs furent poussés en l’honneur des familles Zermatt et Wolston.

« En vérité, fit observer John Block, il y a en Angleterre et ailleurs bien des auberges qui ne valent pas celle de l’ermitage d’Eberfurt...

– Et remarquez, Block, répondit Fritz, qu’ici l’hospitalité ne coûte rien ! »

Le repas achevé, Jenny, Doll, Suzan et l’enfant dans une chambre, le capitaine Gould dans l’autre, Fritz, François, James et le bosseman sous le hangar, allèrent prendre un repos dont ils avaient grand besoin après une si longue étape.

Cette nuit se passa dans les meilleures conditions de sécurité, et tous ne firent qu’un somme jusqu’au lever du soleil.

Chapitre XXVIII.

Départ pour Falkenhorst. – Le canal. – Inquiétudes. – La cour dévastée. – La demeure aérienne. – À la cime de l’arbre. – Désespoir. – Une fumée au-dessus de Felsenheim. – Alerte ! §

Le lendemain, dès sept heures, après un premier repas composé des restes de la veille, sans compter le coup du départ, – un verre de vin de palme, – Fritz et ses compagnons quittèrent l’ermitage d’Eberfurt.

Très impatients, ils se proposaient d’enlever en moins de trois heures les trois lieues qui séparaient la métairie de Falkenhorst.

C’était en effet vers Falkenhorst que Fritz avait, non sans raison, résolu de se diriger.

Il existait bien une seconde route, celle qui rejoignait la ferme de Waldegg à la pointe du lac des Cygnes, mais elle eût quelque peu allongé l’étape. Le plus court était de marcher en droite ligne sur Falkenhorst, d’où l’on redescendrait à Felsenheim en suivant la belle avenue qui longeait le rivage jusqu’à l’embouchure du ruisseau des Chacals.

« Il est possible, fit observer Fritz, que nos familles soient actuellement installées dans leur demeure aérienne...

– Et si cela est, mon ami, ajouta Jenny, nous aurons la joie de les embrasser une grande heure plus tôt...

– Et peut-être davantage, répondit Doll, si nous avons la bonne chance de les rencontrer en route !

– Pourvu qu’elles ne soient pas en villégiature à Prospect-Hill ! observa François. Nous serions alors obligés de remonter jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé...

– N’est-ce pas ce cap, demanda le capitaine Gould, d’où M. Zermatt doit guetter l’arrivée de la Licorne !...

– C’est bien de là, capitaine, répondit Fritz, et, comme la corvette a sans doute achevé ses réparations, elle ne peut tarder à être en vue de l’île.

– Quoi qu’il en soit, dit le bosseman, ce qu’il y a de mieux à faire, je pense, c’est de partir... S’il n’y a personne à Falkenhorst, nous irons à Felsenheim, et s’il n’y a personne à Felsenheim, nous irons à Prospect-Hill ou ailleurs... En route ! »

Si les ustensiles de cuisine, si les outils de culture ne manquaient pas à l’ermitage d’Eberfurt, Fritz y avait inutilement cherché des armes et des munitions de chasse. Lorsque son père et ses frères venaient à la métairie, ils emportaient leurs fusils, mais, par prudence, ne les y laissaient jamais. D’ailleurs, à traverser le district de la Terre-Promise, du moment que tigres, lions, panthères, ne pouvaient franchir le défilé de Cluse, il n’y aurait rien à craindre. Assurément, le voyage offrait plus de dangers entre le pic Jean-Zermatt et la vallée de Grünthal.

Un sentier carrossable, – et que de fois déjà le chariot attelé des buffles et de l’onagre l’avait aplani ! – se dessinait entre les champs cultivés en pleine végétation et les massifs en pleine verdure. Toute cette prospérité réjouissait le regard. Le capitaine Gould et le bosseman, James et Suzan Wolston qui entrevoyaient pour la première fois cette région, étaient émerveillés. Oui ! les colons pouvaient y venir, elle suffirait à en nourrir plusieurs centaines, comme l’île plusieurs milliers !

Après une heure et demie de marche, presque à mi-chemin de l’ermitage d’Eberfurt à Falkenhorst, Fritz fit halte quelques instants devant un rio dont il ne connaissait pas l’existence en cette partie du district.

« Voilà du nouveau... dit-il.

– Assurément, répondit Jenny, et je ne me rappelle pas qu’il y eût un cours d’eau en cet endroit...

– Ce rio ressemble plutôt à un canal ! » fit observer le capitaine Gould.

C’était, en effet, un canal creusé de main d’homme.

« Vous avez raison, capitaine, déclara Fritz. M. Wolston aura eu la pensée de dériver les eaux du ruisseau des Chacals afin d’alimenter le lac des Cygnes et maintenir son étiage pendant la saison chaude, ce qui permet d’arroser les alentours de Waldegg... »

Fritz ne se trompait pas, on le sait.

« Oui, continua François, ce doit être votre père... votre père, ma chère Doll, qui a eu cette idée-là et l’a mise à exécution... »

François ne se trompait pas non plus.

« Oh ! fit Doll, je pense que votre frère Ernest doit y être pour quelque chose !

– Sans doute... notre savant Ernest... ajouta Fritz.

– Et pourquoi pas l’intrépide Jack... et aussi M. Zermatt ?... demanda le capitaine Gould.

– Alors toute la famille !... dit en riant Jenny.

– Oui... les deux familles, qui maintenant n’en font plus qu’une ! » répondit Fritz.

Le bosseman intervint, suivant sa coutume, par une observation des plus justes :

« Si celui ou ceux qui ont établi ce canal, répliqua-t-il, ont bien fait, celui ou ceux qui ont permis de le traverser en y jetant un ponceau méritent tout autant d’éloges... Passons donc et continuons notre route. »

Le ponceau franchi, on s’engagea sur la partie plus boisée, d’où sourdait le petit rio qui se déversait près de Falkenhorst, un peu au-dessous de l’îlot de la Baleine.

Pour être véridique, il convient de noter que Fritz et François, l’oreille tendue, cherchaient à percevoir quelque lointain aboiement ou quelque coup de fusil. Que faisait donc Jack, l’enragé chasseur, s’il ne chassait pas pendant cette belle matinée ?... Précisément, le gibier se levait en toutes les directions, fuyait à travers les fourrés, se dispersait d’arbres en arbres... Si les deux frères avaient eu des fusils, ils auraient fait coup double à maintes reprises. Il leur semblait que le poil et la plume n’avaient jamais été plus abondants dans le district, à ce point que leurs compagnons en témoignaient une véritable surprise.

Mais, sauf le pépiement des petits oiseaux, le cri des perdrix et des outardes, le jacassement des perruches, parfois aussi le hurlement des chacals, c’était tout ce qu’on entendait, sans qu’il s’y mêlât jamais ni la détonation d’une arme à feu ni la voix d’un chien en quête.

Il est vrai, Falkenhorst se trouvait encore éloigné d’une bonne lieue, et il se pouvait que les familles fussent encore installées à Felsenheim.

Enfin, au-delà du ruisseau de Falkenhorst, il n’y eut qu’à en suivre la rive droite jusqu’à la lisière du bois, à l’extrémité duquel s’élevait le gigantesque manglier dont les basses branches supportaient la demeure aérienne. Une demi-heure suffirait à traverser ce bois dans sa longueur.

Très probablement, ni M. et Mme Zermatt, ni Ernest et Jack, ni M. Wolston, ni sa femme, ni sa fille ne devaient être à Falkenhorst. Il semblait impossible que leur présence ne fût pas signalée déjà. Turc, Falb, Braun n’auraient-ils pas senti leurs jeunes maîtres ?... N’eussent-ils pas annoncé par de joyeux aboiements le retour des absents ?...

Un profond silence régnait sous ces grands arbres, – un silence qui ne laissait pas de causer une vague inquiétude. Lorsque Fritz regardait Jenny, il lisait dans ses yeux un sentiment d’anxiété que rien ne justifiait cependant. François, en proie à une certaine nervosité, allait en avant, revenait sur ses pas. Cette sorte de malaise moral était ressentie de chacun. Dans dix minutes, on serait à Falkenhorst... Dix minutes ?... N’était-ce pas comme si on y était arrivé ?...

« Bien sûr, déclara le bosseman, qui voulut réagir contre ce trouble des esprits, bien sûr, nous serons obligés de redescendre par votre belle allée jusqu’à Felsenheim !... Un retard d’une heure, voilà tout... Et qu’est-ce que cela, après une si longue absence ?... »

On pressa le pas.

Quelques instants plus tard, apparurent la lisière du bois, puis le gigantesque manglier au milieu de la cour, fermée de palissades, que bordait une haie vive.

Fritz et François coururent vers la porte ménagée dans la baie...

Cette porte était ouverte, et il fut même constaté qu’elle avait été à demi arrachée de ses gonds.

Les deux frères pénétrèrent dans la cour et s’arrêtèrent près du petit bassin central...

L’habitation était déserte.

De la basse-cour et des étables établies contre la palissade ne s’échappait aucun bruit, bien que d’ordinaire vaches, moutons, volaille en fussent les hôtes pendant la saison d’été. Sous les hangars, divers objets, caisses, paniers, instruments de culture, étaient dans un désordre qui contrastait avec les habitudes soigneuses de Mme Zermatt, de Mme Wolston et de sa fille.

François courut aux étables...

Elles ne contenaient que quelques brassées d’herbes sèches dans les râteliers...

Est-ce donc que les animaux avaient forcé les portes de la clôture ?... Erraient-ils à travers la campagne ?... Non... puisqu’on n’en avait pas vu un seul aux environs de Falkenhorst... Il se pouvait, après tout, que, pour une raison ou pour une autre, ils eussent été parqués dans les autres fermes, et cependant, cela ne s’expliquait guère...

On le sait, la métairie de Falkenhorst comprenait deux habitations, l’une disposée entre les branches du manglier, l’autre entre les racines qui s’arc-boutaient à sa base. Au-dessus de celle-ci, construite en cannes de bambous qui soutenaient la toiture en mousse goudronnée, régnait une terrasse avec garde-fou. Cette terrasse recouvrait plusieurs chambres séparées par des cloisons fixées aux racines, et assez vastes pour que les deux familles pussent s’y loger ensemble.

Cette première habitation était aussi silencieuse que les annexes de la cour.

« Entrons ! » dit Fritz d’une voie altérée.

Tous le suivirent, et un cri leur échappa, – car ils n’auraient pu prononcer une parole...

Le mobilier était bouleversé, les chaises et les tables renversées, les coffres ouverts, la literie gisant sur le plancher, les ustensiles jetés dans les coins. On eût dit que les chambres avaient été livrées au pillage et pour le plaisir de piller. Des réserves de vivres, tenues ordinairement au complet à Falkenhorst, il ne restait rien. Dans le fenil, plus de foin ; dans le cellier, vides les barils de vin, de bière et de liqueurs. Pas une arme, si ce n’est un pistolet chargé que le bosseman ramassa et mit à sa ceinture. D’ordinaire, pourtant, carabines et fusils étaient toujours laissés à Falkenhorst pendant la saison des chasses.

Fritz, François, Jenny, tous demeuraient atterrés devant ce désastre si inattendu... En était-il donc de même à Felsenheim, à Waldegg, à Zuckertop, à Prospect-Hill ?... Des diverses métairies, celle de l’ermitage d’Eberfurt avait-elle été seule épargnée par les pillards, et ces pillards, quels étaient-ils ?...

« Mes amis, dit le capitaine Gould, un malheur est arrivé... mais peut-être n’est-il pas aussi grand que vous semblez le craindre... »

Personne ne répondit, et qu’auraient pu répondre Fritz, François, Jenny, le cœur brisé ? Après avoir mis le pied sur la Terre-Promise, la joie dans l’âme, que trouvaient-ils à Falkenhorst ?... La ruine et l’abandon !

Que s’était-il donc passé ?... La Nouvelle-Suisse avait-elle été envahie par une bande de ces pirates si nombreux à cette époque dans l’océan Indien, où les îles Andaman et Nicobar leur offraient un refuge assuré ?... Les familles avaient-elles pu quitter à temps Felsenheim, se retirer en quelque autre partie du district ou même s’enfuir de l’île ?... Étaient-elles tombées entre les mains de ces pirates... ou n’avaient-elles pas succombé en essayant de se défendre ?...

Enfin, dernière question, cet événement remontait-il à quelques mois, à quelques semaines, à quelques jours, et eût-il été possible de le prévenir, si la Licorne fût arrivée dans les délais convenus sur ces parages ?...

Jenny s’efforçait de retenir ses larmes, tandis que Suzan et Doll sanglotaient. François voulait se lancer à la recherche de son père, de sa mère, de ses frères, et il fallut que Fritz le retînt. Harry Gould et le bosseman, après être sortis plusieurs fois de la chambre afin de visiter les approches de la palissade, étaient revenus, n’ayant rien aperçu, rien entendu de nature à les éclairer.

Il s’agissait cependant de prendre un parti. Convenait-il de rester à Falkenhorst, d’y attendre les événements, ou de descendre vers Felsenheim sans savoir à quoi s’en tenir ?... Devait-on effectuer une reconnaissance en laissant Jenny, Doll, Suzan Wolston sous la garde de James, tandis que Fritz, François, Harry Gould, John Block iraient à la découverte, soit par l’avenue du littoral, soit en s’engageant à travers la campagne ?...

Dans tous les cas, il fallait sortir de cette incertitude, dût la vérité ne plus laisser aucun espoir !

Et, sans doute, Fritz crut répondre au sentiment général, lorsqu’il dit :

« Essayons de gagner Felsenheim...

– Et partons, s’écria François.

– Je vous accompagnerai, déclara le capitaine Gould.

– Moi aussi... ajouta John Block.

– Soit, répondit Fritz, mais James restera avec Jenny, Doll et Suzan, qui se mettront en sûreté dans le haut de Falkenhorst...

– Montons tous, d’abord, proposa John Block, et de là, peut-être, verrons-nous... »

C’était bien ce qu’il y avait de plus indiqué avant d’aller en reconnaissance au dehors. De la demeure aérienne et surtout de la cime du manglier, la vue embrassait une partie de la Terre-Promise et de la mer à l’est, et aussi trois lieues du littoral compris entre la baie du Salut et le cap de l’Espoir-Trompé.

« En haut... en haut !... » répondit Fritz à la proposition du bosseman.

L’habitation, établie entre les branches de l’arbre, avait-elle échappé à la dévastation, grâce à l’épaisse frondaison du manglier, qui la cachait aux regards, c’était admissible, en somme. La porte, donnant accès sur l’escalier qui se déroulait à l’intérieur du tronc, ne portait aucune trace de violence, étant peu visible, d’ailleurs, au fond de la dernière chambre.

François essaya d’ouvrir cette porte, qui était fermée et il en fit sauter la serrure dont le pêne se dégagea.

En peu d’instants, tous eurent gravi l’escalier, éclairé par les étroites meurtrières de l’arbre, et mirent le pied sur le balcon circulaire, largement abrité derrière un rideau de feuillage.

Fritz et François, arrivés sur la plate-forme, se hâtèrent de pénétrer à l’intérieur de la première chambre.

Ni cette chambre ni celles qui y attenaient ne présentaient le moindre désordre, literie en bon état, meubles en place. Il y eut donc lieu de reconnaître que l’ancienne aire du Faucon avait été respectée. Cela venait en confirmation de ce fait que les pillards n’avaient point dû découvrir la porte du bas. Quant à l’habitation, on le répète, dissimulée entre les branches du manglier, la frondaison s’était tant épaissie depuis douze ans autour d’elle, que, de la cour du bas non plus que de la lisière du bois voisin, il n’eût été possible de l’apercevoir.

En une minute, Jenny eut visité avec Doll et Suzan ces chambres qu’elle connaissait bien, qu’elle avait habitées plusieurs fois avec la famille.

Il semblait vraiment que Mmes Zermatt et Wolston eussent tout rangé de la veille. On y reconnut en viande sèche, en farine, en riz, en conserves, en liquides, pour une semaine de provisions suivant l’habitude prise à Falkenhorst, comme aux autres métairies de Waldegg, de l’ermitage d’Eberfurt, de Prospect-Hill et de Zuckertop.

Il est vrai, personne, en cette situation, ne songeait à la question des vivres. Ce qui préoccupait, ce qui désespérait, c’était l’abandon dans lequel se trouvait Falkenhorst, en pleine saison d’été, c’était cet affreux pillage dont les bâtiments de la cour n’avaient été que trop visiblement le théâtre !

Dès qu’ils furent revenus sur le balcon, Fritz et le bosseman se hissèrent jusqu’aux branches supérieures du manglier, afin d’étendre leur vue aussi loin que possible.

Vers le nord se développait la ligne côtière depuis le cap de l’Espoir-Trompé jusqu’à la colline où s’élevait Prospect-Hill. Mais, en cette direction, le regard, arrêté par les massifs, ne pouvait dépasser la ferme de Waldegg. Rien de suspect ne fut aperçu sur cette partie du district.

Vers l’ouest, au-delà du canal qui mettait en communication le ruisseau des Chacals et le lac des Cygnes, se développait la contrée arrosée par le rio de Falkenhorst, que Fritz et ses compagnons avaient traversée après avoir franchi le ponceau. Elle était non moins déserte que celle qui se continuait à l’ouest jusqu’au défilé de Cluse.

Au levant s’élargissait le vaste bras de mer compris entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est, derrière lequel s’arrondissait la baie de la Licorne. On ne voyait pas une seule voile au large, pas une embarcation le long du littoral. Rien que la plaine liquide d’où émergeait, au nord-est, l’écueil sur lequel s’était autrefois brisé le Landlord.

Lorsque les yeux se tournaient vers le sud, ils ne pouvaient distinguer à la distance d’une lieue environ que l’entrée de la baie du Salut, près du rempart qui abritait l’habitation de Felsenheim.

Il est vrai, de cette habitation et de ses dépendances, on n’apercevait rien, si ce n’est la cime verdoyante des arbres du potager, puis, en remontant vers le sud-ouest, une ligne lumineuse, qui indiquait le cours du ruisseau des Chacals.

Fritz et John Block redescendirent sur le balcon, après une dizaine de minutes consacrées à ce premier examen. En se servant de la longue-vue que M. Zermatt laissait toujours à Falkenhorst, ils avaient attentivement regardé dans la direction de Felsenheim et du littoral.

Personne ne s’y montrait... C’était à croire que les deux familles n’étaient plus dans l’île.

Cependant il était possible que M. Zermatt et les siens eussent été conduits par les pillards en quelque métairie de la Terre-Promise, ou même sur une autre partie de la Nouvelle-Suisse. Toutefois, à cette hypothèse, Harry Gould fit une objection à laquelle il eût été malaisé de répondre :

« Ces pillards, quels qu’ils soient, dit-il, ont dû venir par mer, et même accoster par la baie du Salut... Or, nous n’avons remarqué aucune de leurs embarcations... Il faudrait donc en conclure qu’ils sont repartis... entraînant peut-être... »

Personne n’osa répondre au capitaine Gould. D’ailleurs, ce qui ne laissait pas d’être fort grave, c’est que Felsenheim ne paraissait plus être habité. Du haut de l’arbre, on ne voyait aucune fumée se dégager des plantations du potager.

Harry Gould émit alors cette idée que les deux familles avaient quitté la Nouvelle-Suisse volontairement, puisque la Licorne n’avait pas paru à l’époque fixée...

« Et comment ?... demanda Fritz, qui eût voulu pouvoir se rattacher à cet espoir.

– À bord d’un navire arrivé sur ces parages... répondit Harry Gould, soit un de ceux qui ont dû être expédiés d’Angleterre, soit tout autre bâtiment que les hasards de la navigation auraient conduit en vue de l’île... »

Cette explication était admissible dans une certaine mesure. Et pourtant, que de sérieuses raisons pour que l’abandon de la Nouvelle-Suisse ne fût pas dû à cette circonstance !

Fritz dit alors :

« Il n’y a plus à hésiter... allons en reconnaissance...

– Allons ! » répondit François.

Au moment où Fritz se préparait à redescendre, Jenny l’arrêta, disant :

« Une fumée... il me semble voir une fumée qui s’élève au-dessus de Felsenheim... »

Fritz saisit la longue-vue, la braqua dans la direction du sud, et pendant plus d’une minute son œil resta collé à l’oculaire de l’instrument...

Jenny avait raison. Une fumée, visible alors, car elle venait de s’épaissir, dépassait le rideau de verdure, au-dessus des roches qui fermaient Felsenheim en arrière.

« Ils sont là... ils sont là... s’écria François, et nous devrions déjà être près d’eux ! »

Cette affirmation ne fut mise en doute par personne. On avait tant besoin de se reprendre à quelque espoir, que tout fut oublié, et l’état de solitude des environs de Falkenhorst, et le pillage de la cour, et l’absence des animaux domestiques, et le vide des étables, et la dévastation des chambres au pied du manglier...

Toutefois, la froide raison revint, du moins au capitaine Gould et à John Block. Évidemment, – cette fumée en témoignait, – Felsenheim était habité en ce moment... Mais n’était-ce point par les pillards ?... Aussi convenait-il d’en approcher avec une extrême prudence. Peut-être même le mieux serait-il de ne point suivre l’avenue qui descendait au ruisseau des Chacals. À travers champs, et, autant que faire se pourrait, en allant de massifs en massifs, il y avait des chances d’arriver au pont tournant sans avoir été découverts.

Enfin tous se disposaient à quitter la demeure aérienne, lorsque Jenny de dire, en abaissant la longue-vue qu’elle venait de promener du côté de la baie :

« Et la preuve que les deux familles sont toujours là... qu’elles n’ont point quitté leur île... c’est que le pavillon flotte sur l’îlot du Requin ! »

C’était vrai, on n’avait pas encore aperçu ce pavillon blanc et rouge aux couleurs de la Nouvelle-Suisse, qui cependant se déployait au-dessus de la batterie. Mais, en somme, cela donnait-il la certitude que M. Zermatt, M. Wolston, leurs femmes, leurs enfants n’eussent pas quitté l’île ?... Est-ce que, d’habitude, le pavillon ne flottait pas toujours à cette place ?...

On ne voulut pas discuter... Tout s’expliquerait à Felsenheim... avant une heure...

« Partons... partons !... répétait François, et il se dirigea vers l’escalier.

– Arrêtez... arrêtez !... » dit soudain le bosseman en baissant la voix.

On le vit ramper sur le balcon du côté de la baie du Salut. Puis, après avoir écarté les feuilles, il passa sa tête et la retira précipitamment.

« Qu’y a-t-il ?... demanda Fritz.

– Des sauvages... » répondit John Block.

Chapitre XXIX.

Diverses hypothèses. – Ce qu’il faut faire. – Un coup de canon. – L’îlot du Requin. – Reconnaissance jusqu’à la grève. – Un canot abandonné. – L’embarquement. – « Ne tirez pas !... » §

Il était alors deux heures et demie du soir. Le feuillage du manglier était si épais que les rayons du soleil, presque perpendiculaires, ne parvenaient pas à le percer. Fritz et ses compagnons ne couraient donc pas le risque d’être signalés dans l’habitation aérienne de Falkenhorst, encore inconnue des sauvages qui avaient débarqué sur l’île.

Une troupe de cinq hommes, demi-nus, à peau noire comme les naturels de l’Australie occidentale, armés d’arcs et de flèches, s’avançait en suivant l’allée. Qu’ils eussent été vus, et même que la Terre-Promise comptât d’autres habitants que ceux de Felsenheim, ils ne pouvaient s’en douter. Mais qu’étaient devenus M. Zermatt et les siens ?... Avaient-ils pu s’enfuir ?... Avaient-ils succombé dans une lutte inégale ?...

En effet, il n’était pas à supposer, ainsi le fit observer John Block, que le nombre des indigènes arrivés sur l’île fût réduit à cette demi-douzaine d’hommes. Avec une telle infériorité numérique, ils n’auraient pas eu raison de M. Zermatt, de ses deux fils et de M. Wolston, même dans le cas d’une surprise... C’était toute une bande, montée sur une flottille de pirogues, qui avait dû envahir la Nouvelle-Suisse... Cette flottille était sans doute à présent mouillée dans la crique avec la chaloupe et la pinasse... Si on ne l’apercevait pas du haut de Falkenhorst, c’est que, de ce côté-là, la vue était arrêtée par la pointe de la baie du Salut...

Et alors où étaient les familles Zermatt et Wolston ?... De ce qu’on ne les avait rencontrées ni à Falkenhorst ni aux environs, fallait-il en conclure qu’elles fussent prisonnières à Felsenheim... qu’elles n’avaient eu ni le temps ni la possibilité de chercher refuge dans les autres métairies... ou qu’elles avaient été massacrées ?...

Ainsi tout s’expliquait, les dévastations constatées à Falkenhorst, l’abandon où se trouvait la partie de la Terre-Promise entre le canal du lac des Cygnes et le littoral !... Fritz, François, Jenny venaient d’être frappés du plus affreux malheur qui pût les accabler !... De même James, sa femme et sa sœur !... Et comment conserver quelque espérance qui ne fût du moins bien faible ?... Aussi, tandis que Harry Gould et le bosseman ne perdaient pas de vue les naturels, donnaient-ils libre cours à leurs larmes, à leur désespoir.

Cependant une dernière hypothèse : était-il possible que les deux familles se fussent réfugiées dans l’ouest, en une partie de l’île, au-delà de la baie des Perles ?... En cas qu’elles eussent vu de loin les pirogues à travers la baie du Salut, n’avaient-elles pas eu le temps de fuir avec le chariot, emportant des provisions et des armes ?... Mais ni les uns ni les autres n’osaient y croire !...

Harry Gould et John Block continuaient à observer l’approche des sauvages.

Se préparaient-ils à pénétrer dans la cour, puis dans l’habitation déjà visitée et pillée ?... N’y avait-il pas lieu de craindre qu’ils ne découvrissent la porte de l’escalier ?... En ce cas, il est vrai, puisqu’ils n’étaient que cinq ou six, on s’en débarrasserait sans peine. Lorsqu’ils paraîtraient sur la plate-forme, surpris un à un, ils seraient jetés par-dessus la balustrade, une chute de quarante à cinquante pieds...

« Et, comme le déclara le bosseman, si, après cette culbute, il leur reste des jambes pour aller à Felsenheim, c’est que ces animaux-là tiendraient plus encore du chat que du singe ! »

Cependant, lorsqu’ils eurent atteint l’extrémité de l’avenue, les cinq hommes s’étaient arrêtés. Maintenant Fritz, Harry Gould, John Block, ne perdaient pas un seul de leurs mouvements. Que venaient-ils faire à Falkenhorst ?... Si l’habitation aérienne avait jusqu’ici échappé à leurs regards, n’allaient-ils pas la découvrir, et aussi ceux qui l’occupaient ?... Et, alors ne reviendraient-ils pas en plus grand nombre, et le moyen de résister à l’attaque d’une centaine d’indigènes...

Tout d’abord, la clairière franchie, ils se dirigèrent vers la palissade dont ils firent le tour. Trois d’entre eux s’introduisirent à l’intérieur de la cour, sous un des hangars de gauche, et ils ressortirent presque aussitôt, portant quelques-uns des engins de pêche déposés en cet endroit.

« Pas gênés, ces gueux !... murmura le bosseman. Ils ne vous demandent seulement pas la permission.

– Ont-ils donc un canot sur la grève... et vont-ils pêcher le long du littoral ?... dit Harry Gould.

– Nous ne tarderons pas à le savoir, mon capitaine », répliqua John Block.

En effet, les trois hommes venaient de rejoindre leurs compagnons. Puis, prenant un petit sentier bordé d’une forte haie d’épines, qui longeait la droite du rio de Falkenhorst, ils descendirent vers la mer.

On ne les perdit de vue qu’au moment où ils atteignirent la coupée par laquelle s’écoulait le ruisseau jusqu’à son embouchure sur la baie des Flamants.

Mais, dès qu’ils eurent tourné à gauche, ils ne furent plus visibles, et ne pourraient être revus que s’ils gagnaient le large. Qu’il y eût une embarcation sur la grève, c’était probable, – probable aussi qu’ils s’en servaient habituellement pour la pêche à proximité de Falkenhorst.

Tandis que Harry Gould et John Block restaient en observation, Jenny, maîtrisant la douleur qui, chez Doll, chez Suzan, se manifestait par des soupirs et des larmes, dit à Fritz :

« Mon ami... que faut-il faire ? »

Fritz regarda sa femme, ne sachant que répondre :

« Ce qu’il faut faire... déclara le capitaine Gould, nous allons en décider... Mais, d’abord, il est inutile de rester sur ce balcon, où nous risquerions d’être découverts. »

Dès que tous furent réunis dans la chambre, tandis que Bob, fatigué de la longue étape, dormait dans un petit cabinet y attenant, voici ce que Fritz dit, en réponse à la demande que sa femme venait de lui adresser :

« Ma chère Jenny, non... tout espoir n’est pas perdu de retrouver nos familles... Il est possible... très possible qu’elles n’aient point été surprises... Mon père et M. Wolston auront vu de loin leurs pirogues... Peut-être ont-ils eu le temps de se réfugier dans une des métairies, même au fond des bois de la baie des Perles, où ces sauvages n’ont pas dû s’aventurer... En quittant l’ermitage d’Eberfurt, après avoir traversé le canal, nous n’avons trouvé aucune trace de leur passage... Mon opinion est qu’ils n’ont pas cherché à s’éloigner du littoral...

– Je le pense aussi, ajouta Harry Gould, et à mon avis, M. Zermatt et M. Wolston se sont enfuis avec leurs familles...

– Oui... je l’affirmerais !... déclara Jenny. Ma chère Doll, et vous, Suzan, ne désespérez pas... ne pleurez plus !... Vous reverrez votre père, votre mère, comme nous reverrons les tiens, Fritz, les vôtres, James !... »

La jeune femme s’exprimait avec une telle conviction qu’à l’entendre, l’espoir revenait, et François lui prit la main, en disant :

« C’est Dieu qui parle par votre bouche, ma chère Jenny ! »

Du reste, à bien réfléchir, ainsi que le fît valoir le capitaine Gould, il était peu supposable que Felsenheim eût été surpris par l’attaque des naturels, puisque les pirogues ne pouvaient atterrir de nuit sur cette côte qu’ils ne connaissaient pas. C’est pendant le jour qu’elles avaient dû arriver, soit de l’est, soit de l’ouest, en se dirigeant vers la baie du Salut. Or, étant donnée la disposition de ce bras de mer entre le cap de l’Est et le cap de l’Espoir-Trompé, comment M. Zermatt, M. Wolston, Ernest ou Jack ne les auraient-ils pas aperçues d’assez loin pour avoir eu le temps de se réfugier en quelque autre partie de l’île ?...

« Et même, ajouta Fritz, si le débarquement de ces naturels est récent, peut-être nos familles n’étaient-elles pas à Felsenheim... Est-ce que ce n’est pas l’époque où nous visitions d’ordinaire les métairies ?... Si, la nuit dernière, nous ne les avons pas rencontrées, à l’ermitage d’Eberfurt, il se peut qu’elles soient à Waldegg, à Prospect-Hill, à Zuckertop, au milieu de ces bois épais...

– Rendons-nous d’abord à Zuckertop... proposa François.

– C’est à faire, répondit John Block, mais pas avant la nuit...

– Si... à l’instant... à l’instant !... répéta François, qui ne voulait rien entendre. Je puis aller seul... Deux lieues et demie pour aller, autant pour revenir, je serai de retour en trois heures, et nous saurons à quoi nous en tenir...

– Non, François, non !... dit Fritz. Je te demande de ne pas nous séparer... ce serait imprudent... et, s’il le faut, comme ton aîné, je te l’ordonne !...

– Fritz... tu veux m’empêcher ?...

– Je veux t’empêcher de commettre une imprudence...

– François... François... dit Doll d’une voix suppliante, écoutez votre frère !... François... je vous prie !... »

François s’était buté à cette idée de partir, et il se préparait à descendre.

« Soit ! dit le bosseman, qui crut devoir intervenir... Puisqu’il y a des recherches à faire, faisons-les sans attendre la nuit... Seulement, pourquoi ne pas aller tous ensemble à Zuckertop ?...

– Venez... dit François.

– Mais, reprit le bosseman, en s’adressant à Fritz, est-ce bien vers Zuckertop qu’il faut se diriger ?...

– Où... si ce n’est là ?... demanda Fritz.

– À Felsenheim ! » répondit John Block.

Ce nom, inopinément jeté dans le débat, eut pour résultat d’en changer le cours.

À Felsenheim ?... Et, au total, si MM. Zermatt et Wolston, leurs femmes, leurs enfants étaient tombés entre les mains des naturels, si leur vie avait été épargnée, c’était là qu’ils se trouvaient, puisque cette fumée indiquait que Felsenheim était habité... C’était là qu’il importait de leur apprendre le retour de Fritz, de François, de Jenny, de Doll, de James et de Suzan Wolston...

« Aller à Felsenheim... bien... répondit le capitaine Gould, mais y aller tous ?...

– Tous ?... non... déclara Fritz, à deux ou trois, et lorsque la nuit sera venue...

– La nuit ?... reprit François, plus obstiné que jamais à son idée. Je vais à Felsenheim...

– Et, pendant qu’il fait jour, espères-tu donc échapper à ces sauvages qui rôdent aux environs ?... répliqua Fritz. Et si tu leur échappes, comment entreras-tu à Felsenheim, s’ils l’occupent en ce moment ?...

– Je n’en sais rien, Fritz... mais je parviendrai bien à savoir si nos familles sont là... puis je reviendrai !...

– Mon cher François, répondit Harry Gould, je comprends votre impatience et je la partage !... Cependant rendez-vous à nos avis qui sont dictés par la prudence... Si ces sauvages s’emparaient de vous, l’éveil donné... ils se mettraient à notre recherche... nous ne serions plus en sûreté ni à Waldegg, ni ailleurs... »

En effet, la situation serait absolument compromise, et là où se réfugieraient Fritz et ses compagnons, les indigènes finiraient par les découvrir.

Fritz parvint à faire entendre raison à son frère, et François dut se soumettre devant l’autorité de celui qui était peut-être le chef de la famille...

On attendrait, et dès que l’obscurité le permettrait, François et le bosseman quitteraient Falkenhorst. Mieux valait effectuer à deux cette reconnaissance qui présentait bien des dangers. En se glissant le long de la haie vive bordant l’avenue, tous deux essayeraient d’atteindre le ruisseau des Chacals. Si le pont tournant était replié sur l’autre rive, ils passeraient le ruisseau à la nage, et tenteraient de pénétrer par le verger dans l’enclos de Felsenheim. Il serait facile de voir par l’une des fenêtres si les familles y étaient renfermées. Si elles n’y étaient pas, François et John Block reviendraient aussitôt à Falkenhorst, et l’on aviserait à gagner Zuckertop avant le lever du jour.

Donc, il convenait d’attendre, et avec quelle lenteur s’écoulèrent les heures ! Jamais le capitaine Gould et ses compagnons n’avaient été plus profondément accablés, – même après l’abandon de la chaloupe sur ces parages inconnus, même quand l’embarcation se fut brisée contre les roches de la baie des Tortues, même lorsque les naufragés, et avec eux trois femmes et un enfant, se virent menacés d’un hivernage sur cette côte aride, au fond de cette prison dont ils ne pouvaient sortir !

Du moins, au milieu de tant d’épreuves avaient-ils alors cette consolation d’être sans inquiétude pour ceux qui habitaient la Nouvelle-Suisse !... Et voici qu’ils venaient de retrouver l’île au pouvoir d’une bande de naturels... et ils ne savaient ce qu’étaient devenus leurs parents, leurs amis... et ils pouvaient craindre qu’ils n’eussent péri dans un massacre...

Cependant la journée s’avançait. De temps en temps, l’un ou l’autre, plus particulièrement Fritz et le bosseman, se hissait entre les branches du manglier, afin d’observer la campagne et la mer. Ce dont ils s’inquiétaient, c’était de savoir si les sauvages occupaient les environs de Falkenhorst, ou s’ils avaient repris le chemin de Felsenheim.

Ils n’apercevaient rien, si ce n’est, dans la direction du sud, vers l’embouchure du ruisseau des Chacals, la petite colonne de fumée qui montait au-dessus des roches.

Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, aucun incident n’avait modifié la situation. Le repas fut préparé avec les réserves de l’habitation.

Après le retour de François et de John Block, qui sait s’il n’y aurait pas nécessité de partir pour Zuckertop ? Et ce serait une longue étape !...

À cet instant, une détonation se fit entendre.

« Qu’est-ce donc ?... demanda Jenny que Fritz retint en la voyant se diriger vers une des fenêtres.

– Serait-ce un coup de canon ?... répondit François.

– Un coup de canon !... s’écria le bosseman.

– Mais qui l’aurait tiré ?... dit Fritz.

– Quelque bâtiment en vue de l’île ?... demanda James.

– La Licorne peut-être !... s’écria Jenny.

– Alors, elle serait très rapprochée de l’île, fit observer John Block, car cette détonation n’est pas venue de loin...

– À la plate-forme... à la plate-forme !... répéta François, en s’élançant vers le balcon...

– Tâchons de ne pas être aperçus, car la bande doit être en éveil... » recommanda le capitaine Gould.

Tous les regards se portèrent vers la mer.

Aucun navire n’apparaissait qui, d’après la proximité de la détonation, aurait dû être à la hauteur de l’îlot de la Baleine. Au large, le bosseman ne signala qu’un canot, monté par deux hommes, qui cherchait à rallier la grève de Falkenhorst.

« Si c’étaient Ernest et Jack ?... murmura Jenny.

– Non... répondit Fritz, ces deux hommes sont des naturels, et le canot est une pirogue...

– Mais pourquoi se sauvent-ils ?... demanda François. Est-ce qu’ils sont poursuivis ?... »

Fritz poussa un cri – un cri qui tenait à la fois de la joie et de la surprise !

L’éclat d’une vive lumière au milieu d’un jet de vapeur blanche était arrivé à ses yeux, et presque aussitôt retentit une seconde détonation que répercutèrent les échos du littoral.

En même temps, un projectile, rasant la surface de la baie, fit jaillir une gerbe d’eau à deux brasses de l’embarcation, qui continua de fuir à toute vitesse vers Falkenhorst.

« Là... là !... s’écria Fritz. Mon père... M. Wolston... tous les nôtres sont là...

– À l’îlot du Requin ?... dit Jenny.

– À l’îlot du Requin ! »

En effet, c’était de cet îlot qu’étaient parties la première détonation, puis la seconde avec le boulet lancé contre la pirogue... Nul doute, M. Zermatt, M. Wolston, leurs familles, avaient pu s’y réfugier sous la protection de cette batterie dont les sauvages n’osaient approcher. Au-dessus se déployait le pavillon blanc et rouge de la Nouvelle-Suisse, tandis que le drapeau britannique flottait sur le plus haut pic de l’île !

Rien ne saurait peindre la joie, – plus que la joie, – le délire auquel s’abandonnèrent Fritz, François, Jenny, Doll, James et Suzan... Puisque leurs parents avaient pu gagner l’îlot du Requin, il n’y aurait à les rechercher ni à Zuckertop ni en aucune autre métairie de la Terre-Promise !... Et, ces sentiments, on l’imaginera sans peine, étaient partagés par le capitaine Harry Gould, le bosseman, si unis de cœur et d’âme aux passagers du Flag !

Il n’était plus question d’aller à Felsenheim, et on ne quitterait Falkenhorst que pour se rendre, – comment ? on ne savait, – à l’îlot du Requin. Ah ! si du haut du manglier, il eût été possible de communiquer par des signaux, d’arborer un pavillon qui répondrait à celui de la batterie !... Il est vrai, cela n’eût pas été prudent, non plus que de tirer des coups de feu avec le pistolet, qui, s’ils eussent été entendus de M. Zermatt, auraient pu l’être aussi des sauvages, s’ils rôdaient encore aux environs de Falkenhorst.

Or, l’essentiel était que la présence du capitaine Gould et des siens ne fût point connue d’eux, dans l’impossibilité où ils étaient de résister à une attaque à laquelle aurait pris part toute la bande déjà maîtresse de Felsenheim.

« Notre situation est bonne maintenant, fit observer Fritz, ne la compromettons pas...

– Sans doute, répondit Harry Gould, puisque nous n’avons pas été découverts, ne risquons pas de l’être !... Attendons la nuit avant d’agir...

– Comment sera-t-il possible d’atteindre l’îlot du Requin ?... demanda Jenny.

– À la nage... déclara Fritz. Oui... je saurai bien le gagner à la nage... Et puisque c’est avec la chaloupe que mon père a dû s’y réfugier, je ramènerai la chaloupe pour vous prendre tous...

– Fritz... mon ami, ne put s’empêcher de dire Jenny, traverser ce bras de mer...

– Un jeu pour moi, chère femme, un jeu !... répondit l’intrépide jeune homme.

– Et puis... qui sait ?... ajouta John Block, peut-être le canot de ces moricauds-là sera-t-il sur la grève ?... »

Le soir approchait, et, un peu après sept heures, il faisait déjà sombre, la nuit succédant au jour presque sans crépuscule sous cette latitude.

Vers huit heures, le moment étant arrivé, il fut décidé que Fritz, François et le bosseman descendraient dans la cour. Après s’être assurés que les indigènes n’étaient plus aux environs, ils s’aventureraient jusqu’au littoral. Dans tous les cas, le capitaine Gould, James Wolston, Jenny, Doll, Suzan attendraient au pied de l’arbre un signal pour les rejoindre.

Tous trois prirent donc l’escalier en tâtonnant, car ils n’avaient point voulu allumer un fanal dont la lumière aurait risqué de les trahir.

Dans l’habitation du bas, personne, ni sous les hangars. Les hommes venus dans la journée avaient-ils repris le chemin de Felsenheim, ou se trouvaient-ils sur la plage vers laquelle s’était dirigée la pirogue, c’est là ce qu’il importait de reconnaître.

Mais il importait surtout de ne point se départir de la prudence observée jusqu’alors. C’est pourquoi Fritz et John Block résolurent de gagner seuls le rivage, tandis que François resterait en observation à l’entrée de la cour, prêt à remonter, si quelque danger menaçait Falkenhorst.

Fritz et le bosseman franchirent la palissade, traversèrent la clairière à laquelle aboutissait l’avenue de Felsenheim. Puis, se glissant d’arbre en arbre pendant deux centaines de pas, écoutant, regardant, épiant, ils arrivèrent à l’étroite coupée des dernières roches que baignaient les lames.

La grève était déserte, comme la mer, jusqu’au cap, dont on entrevoyait à peine le profil à l’est. Aucune lumière ne se montrait ni dans la direction de Felsenheim ni à la surface de la baie du Salut. Seul, un massif se détachait à trois quarts de lieue au large.

C’était l’îlot du Requin.

« Allons... dit Fritz.

– Allons », répondit John Block.

Tous deux se dirigèrent vers la lisière sablonneuse que la marée descendante, presque au plus bas, découvrait encore.

Quel cri de joie leur aurait échappé, s’ils n’eussent été si maîtres d’eux-mêmes ! Un canot était là, gité sur le flanc.

C’était cette pirogue que la batterie avait saluée de deux coups de canon.

« Fameuse chance, que les boulets l’aient manquée !... s’écria John Block. Sans cela, elle serait maintenant par le fond... Si c’est M. Jack ou M. Ernest qui ont été si maladroits, nous leur en ferons nos compliments ! »

Cette petite embarcation, de construction australienne, qui se manœuvrait à la pagaie, ne pouvait contenir que cinq à six personnes. Or, le capitaine Gould et ses compagnons étaient huit, plus un enfant, à embarquer pour l’îlot du Requin. Il est vrai, la distance ne mesurait que trois quarts de lieue.

« Eh bien, on se tassera, dit John Block, et il ne faut pas faire deux voyages...

– Au surplus, ajouta Fritz, dans une heure, le flot se fera sentir, et comme il porte vers la baie du Salut, sans trop s’éloigner de l’îlot du Requin, nous n’aurons pas besoin d’un grand effort pour y arriver...

– Tout est pour le mieux, répondit le bosseman, et cela commence à se débrouiller. »

Il ne fut pas question de pousser l’embarcation à la mer, et elle s’y remettrait d’elle-même dès que le flot l’aurait soulevée. John Block s’assura qu’elle était solidement amarrée et ne risquait pas de se déhaler au large.

Tous deux remontèrent la grève, reprirent l’avenue, et rejoignirent François qui les attendait dans la cour.

Lorsque celui-ci eut été mis au courant, il ne put que se réjouir. Mais, comme il convenait d’attendre que le flot fût établi avant de s’embarquer, Fritz le laissa avec le bosseman afin de surveiller les approches de la cour.

On juge si les nouvelles qu’il apporta là-haut furent reçues avec satisfaction !

Vers neuf heures et demie, tous étaient descendus au pied du manglier.

François et John Block n’avaient rien aperçu de suspect. Les abords de Falkenhorst demeuraient silencieux. Le moindre bruit se fût fait entendre, car aucun souffle ne traversait l’espace.

Après avoir franchi la cour et la clairière, Fritz, François et Harry Gould en avant, les autres défilèrent sous le couvert des arbres de l’avenue et atteignirent la grève.

Elle était aussi déserte que deux heures auparavant.

Déjà le flot avait soulevé l’embarcation qui flottait au bout de sa bosse. Il n’y avait plus qu’à s’y embarquer, à la démarrer, puis à la pousser dans le courant.

Aussitôt, Jenny, Doll, Suzan et l’enfant prirent place à l’arrière. Leurs compagnons se blottirent entre les bancs, Fritz et François se mirent aux pagaies.

Il était, en ce moment, près de dix heures, et, par une nuit sans lune, on pouvait espérer de passer sans être aperçu.

Il va de soi que, malgré l’obscurité assez profonde, il ne serait pas difficile de se diriger vers l’îlot.

Dès que la pirogue eut été saisie par le courant, elle fut entraînée de ce côté.

Chacun gardait le silence. Pas un mot n’était échangé, même à voix basse. Tous les cœurs se serraient en proie à une inexprimable émotion. Que les familles Zermatt et Wolston fussent sur cet îlot, nul doute... Cependant, si quelqu’un des leurs était resté prisonnier... ou avait succombé en se défendant...

Il n’y avait pas à compter sur le flot pour gagner directement l’îlot du Requin. À une demi-lieue du rivage, il s’en détournait pour remonter vers l’embouchure du ruisseau des Chacals et s’étendre jusqu’au fond de la baie du Salut.

Fritz et François nagèrent donc avec vigueur en direction du sombre massif, duquel ne s’échappaient ni un bruit ni une lueur.

Mais M. Zermatt ou M. Wolston, Ernest ou Jack devaient être en surveillance dans la batterie. Toutefois, la pirogue ne risquait-elle pas d’être signalée et de recevoir quelque projectile, car ils croiraient à une tentative des sauvages pour prendre possession de l’îlot à la faveur de la nuit ?...

Précisément, dès que l’embarcation ne fut plus qu’à cinq ou six encablures, une lumière brilla à l’endroit où s’élevait le hangar de la batterie...

Était-ce la flamme d’une amorce, et l’air n’allait-il pas être ébranlé par une détonation ?...

Et alors, ne craignant plus de se faire entendre, le bosseman se releva et cria d’une voix de stentor :

« Ne tirez pas... ne tirez pas !...

– Amis... ce sont des amis !... ajouta le capitaine Harry Gould.

– C’est nous... c’est nous... c’est nous !... » répétèrent Fritz et François.

Et, au moment où ils accostaient le pied des roches, M. Zermatt, M. Wolston, Ernest, Jack, les reçurent dans leurs bras.

Chapitre XXX.

Enfin réunis ! – Très succinctement ce qui s’est passé depuis le départ de laLicorne. – Les familles dans la désolation. – Plus d’espoir. – L’apparition des pirogues. §

Quelques minutes plus tard, les deux familles – au complet cette fois, – le capitaine Harry Gould et le bosseman étaient ensemble dans le magasin installé au centre de l’îlot, à cinq cents pas du monticule de la batterie sur lequel se déployait le pavillon de la Nouvelle-Suisse.

Vouloir donner une idée de ce que fut cette scène d’attendrissement et d’actions de grâces, Fritz, François, Jenny que M. et Mme Zermatt, Ernest et Jack pressaient sur leur cœur et couvraient de baisers, James, Doll, Suzan et Bob qui ne pouvaient s’arracher aux étreintes d’Annah de M. et Mme Wolston, et les serrements de mains échangés avec le capitaine Gould et le bosseman, vouloir décrire avec des mots ce qui n’était qu’un mélange de cris de joie, de larmes, de caresses, ce serait impossible, et mieux vaut ne point s’y essayer.

Puis, lorsque cette première émotion fut calmée, il y avait à se raconter les uns aux autres l’histoire de ces quinze mois, depuis le jour où la Licorne, emportant Jenny Montrose, Fritz, François et Doll, disparut derrière les hauteurs du cap de l’Espoir-Trompé.

Mais, avant de revenir sur ces faits du passé, – il importait de s’arrêter au présent.

En somme, quoiqu’elles fussent maintenant réunies, les deux familles ne s’en trouvaient pas moins dans une situation très grave, très menacée... Cet îlot, les sauvages finiraient par en devenir maîtres, lorsque les munitions ou les provisions viendraient à manquer... Et, en effet, d’où M. Zermatt et les siens auraient-ils pu attendre un secours ?...

Tout d’abord, en quelques mots, Fritz dut parler de la Licorne, demeurée en relâche au Cap, de la révolte à bord du Flag, de l’abandon de la chaloupe en mer, de son arrivée sur la partie aride d’une île inconnue, des circonstances dans lesquelles le capitaine Gould et ses compagnons reconnurent que cette île était la Nouvelle-Suisse, du cheminement qu’ils effectuèrent jusqu’au district de la Terre-Promise, de la halte à Falkenhorst, de l’apparition des naturels...

« Et où sont-ils ?... demanda Fritz en terminant.

– À Felsenheim, répondit M. Zermatt.

– En grand nombre ?...

– Une centaine au moins, qui sont venus sur une quinzaine de pirogues... et probablement de la côte australienne...

– Et, le Ciel en soit béni, vous avez pu leur échapper !... s’écria Jenny.

– Oui, ma chère fille, répondit M. Zermatt. Dès que nous avons aperçu les pirogues qui, après avoir doublé le cap de l’Est, se dirigeaient vers la baie du Salut, nous nous sommes réfugiés à l’îlot du Requin, dans la pensée qu’il serait possible de se défendre contre leur attaque...

– Père, fit observer François, les sauvages savent maintenant que vous êtes sur cet îlot...

– Ils le savent, répondit M. Zermatt, mais, grâce à Dieu, jusqu’ici ils n’ont pu y débarquer, et notre vieux pavillon y flotte toujours ! »

Voici très succinctement, d’ailleurs, ce qui s’était passé depuis l’époque à laquelle s’est terminée la première partie de ce récit.

Au retour de la belle saison, après les excursions qui amenèrent la découverte de la rivière Montrose, une reconnaissance fut poussée jusqu’à la chaîne de montagnes, où M. Wolston, Ernest et Jack arborèrent le drapeau britannique à la pointe du pic Jean-Zermatt. Or, cela s’était passé une douzaine de jours avant l’accostage de la chaloupe sur la côte méridionale de l’île, et si cette excursion eût été continuée au-delà de la chaîne, il s’en serait fallu de peu qu’on eût rencontré le capitaine Gould à la baie des Tortues. Et si cette rencontre avait eu lieu, que de chagrins, que d’inquiétudes, que de tourments auraient été épargnés de part et d’autre !... Mais M. Wolston et les deux frères, on le sait, ne s’aventurèrent pas à travers l’aride plateau qui s’étendait au sud et ils reprirent la direction de la vallée de Grünthal.

Ce que l’on sait également, c’est que Jack, emporté par son furieux désir de capturer un jeune éléphant, était tombé au milieu d’un campement de sauvages, lesquels le firent prisonnier. Après s’être échappé de leurs mains, il avait rapporté cette grave nouvelle qu’une bande d’indigènes avait débarqué sur la côte orientale de l’île.

Ce que furent les craintes des familles, les résolutions auxquelles on s’arrêta en prévision d’une attaque contre Felsenheim, la surveillance qui dut être organisée jour et nuit, il n’y a pas lieu de revenir là-dessus.

Du reste, pendant trois mois, aucune alerte ne se produisit. Les sauvages ne parurent ni du côté du cap de l’Est, ni par l’intérieur de la Terre-Promise. On pouvait même croire qu’ils avaient définitivement quitté l’île.

Toutefois, ce qui ne laissait pas d’être aussi inquiétant, c’est que la Licorne, qui aurait dû arriver en septembre ou en octobre, n’apparaissait pas au large de la Nouvelle-Suisse. Vainement Jack alla-t-il plusieurs fois guetter le retour de la corvette du haut de Prospect-Hill... Il dut chaque fois rentrer à Felsenheim sans l’avoir aperçue.

Or, ce qu’il importe de mentionner et pour n’y plus revenir, c’est que ce navire, observé par M. Wolston, Ernest et Jack, alors qu’ils se trouvaient à la pointe du pic Jean-Zermatt, c’était le Flag, et cela put être constaté par la concordance des dates. Oui ! c’était le trois-mâts, tombé entre les mains de Robert Borupt, qui, après s’être rapproché de l’île, avait rallié l’océan Pacifique par les parages de la Sonde, et dont on ne devait plus jamais entendre parler.

Enfin les dernières semaines de l’année se passèrent dans une tristesse qui devint bientôt du désespoir. Après quinze mois, MM. Zermatt et Wolston, Ernest et Jack ne conservaient plus aucune espérance de revoir la Licorne. Mme Zermatt, Mme Wolston, Annah ne cessaient de pleurer les absents... Aucun d’eux n’avait plus de courage à rien... Et leur pensée était celle-ci :

« À quoi bon travailler à la prospérité de notre île ?... Pourquoi fonder d’autres métairies, ensemencer d’autres champs, améliorer sans cesse un domaine déjà trop grand pour nous, trop considérable pour nos besoins ?... Nos enfants, nos frères, nos sœurs, nos amis ne reviendront plus sur cette seconde patrie où les attendait tant de bonheur, où nous avions été si heureux, où nous aurions pu l’être longtemps encore !... »

C’est qu’alors, après une si longue absence, ils ne mettaient pas en doute que la Licorne n’eût fait naufrage, qu’elle ne se fût perdue corps et biens, qu’on n’eût plus de ses nouvelles ni en Angleterre ni à la Terre-Promise !...

En effet, si la corvette avait accompli sans accident son voyage d’aller, après avoir relâché quelques jours au cap de Bonne-Espérance, elle fût arrivée en trois mois à Portsmouth, son port d’attache. De là, quelques mois plus tard, elle serait repartie à destination de la Nouvelle-Suisse, et bientôt plusieurs navires d’émigrants auraient été expédiés à la colonie anglaise. Or, puisqu’aucun bâtiment n’avait visité cette portion de l’océan Indien, c’est que la Licorne avait sombré dans ces dangereuses mers comprises entre l’Australie et l’Afrique, avant même d’avoir atteint sa première relâche à Capetown, c’est que l’existence de l’île était toujours ignorée et ne serait désormais connue que si les hasards de la navigation conduisaient quelque navire jusqu’à ces lointains parages que ne traversaient point à cette époque les routes maritimes.

Oui ! il n’était que trop juste, cet enchaînement de faits, elles n’étaient que trop logiques, les conséquences qu’il convenait d’en tirer, et dont la dernière était que la Nouvelle-Suisse ne figurait pas encore dans le domaine colonial des Iles-Britanniques !

Pendant cette première moitié de la belle saison, MM. Zermatt et Wolston n’avaient pas songé à quitter Felsenheim. D’habitude, ils donnaient la plus belle partie de l’année à Falkenhorst, réservant une semaine aux métairies de Waldegg, de Zuckertop, de Prospect-Hill, de l’ermitage d’Eberfurt. Cette fois, ils se bornèrent aux courtes visites qu’exigeait le soin des animaux. Ils ne cherchèrent pas à reconnaître les autres portions de l’île en dehors du district de la Terre-Promise. Ni la pinasse ni la chaloupe ne doublèrent le cap de l’Est ou le cap de l’Espoir-Trompé pour aller à la découverte. Ni la baie des Nautiles ni la baie des Perles ne furent explorées jusqu’à leur extrême limite. À peine si Jack fit quelques excursions en kaïak à travers la baie du Salut, et il se contenta de chasser aux environs de Felsenheim, laissant reposer Brausewind, Sturm et Brummer. Divers travaux, dont M. Wolston avait l’idée, et auxquels le portaient ses instincts d’ingénieur, ne furent pas entrepris. À quoi bon ?... oui !... En ces trois mots se résumait le découragement des deux familles si durement éprouvées.

Aussi, le 25 décembre, lorsqu’elles se réunirent pour la fête du Christmas, – cette fête célébrée en pleine joie depuis tant d’années, – ce furent des larmes qui coulèrent de tous les yeux, mêlées aux prières pour ceux qui n’étaient pas là !...

Ainsi débuta l’année 1817. En cette splendide saison de l’été, jamais la nature ne s’était montrée plus prodigue de ses biens. Mais sa générosité dépassait les besoins de ce foyer domestique où ne s’asseyaient plus que sept personnes. La grande habitation semblait vide, après avoir été remplie de tant d’animation, morte après avoir été si vivante !...

Et combien M. et Mme Zermatt, M. et Mme Wolston durent se repentir maintenant d’avoir consenti au départ de leurs enfants, de l’avoir même encouragé !... Ne pouvait-on se contenter d’un bonheur si persistant jusqu’alors ?... Était-il sage de chercher à l’accroître, et n’était-ce pas se montrer ingrat envers le Ciel qui, depuis nombre d’années, avait si visiblement protégé les survivants du Landlord !...

Et, pourtant, ce que M. et Mme Zermatt avaient fait pour leurs deux fils, c’était à faire. Jenny avait pour devoir de rejoindre son père. Fritz avait pour devoir d’accompagner celle qui serait sa femme et dont il allait demander la main au colonel Montrose... François avait le devoir de conduire Doll au Cap, de la remettre entre les mains de James Wolston, puis, au retour de la Licorne, de les ramener à leur famille... Enfin M. Zermatt avait le devoir d’attirer les émigrants en aussi grand nombre que le comportaient les ressources de la Nouvelle-Suisse !...

Oui, tous avaient sagement agi... Et qui eût prévu que la corvette ne reviendrait pas de ce voyage et que l’on dût renoncer à espérer son retour !...

Cependant y avait-il à se dire que tout fût irrémédiablement perdu ?... Ne pouvait-on s’expliquer ce retard de la Licorne autrement que par un naufrage où elle aurait péri corps et biens ?... Peut-être avait-elle prolongé son séjour en Europe ?... Peut-être fallait-il aller guetter son arrivée au large du cap de l’Espoir-Trompé ou du cap de l’Est... Peut-être ne tarderait-on pas à voir se dessiner ses hautes voiles et se dérouler la longue flamme de son grand mât ?...

Ce fut dans la seconde semaine de janvier de cette année funeste, que Jack aperçut une flottille de pirogues, au moment où elle doublait la pointe du cap de l’Est, en se dirigeant vers la baie du Salut. D’ailleurs, il n’y avait point lieu d’être surpris de cette apparition, puisque, depuis que Jack était tombé entre leurs mains, les sauvages ne devaient plus ignorer que cette île fût habitée...

Quoi qu’il en soit, avant deux heures, poussées par le flot, les pirogues auraient atteint l’embouchure du ruisseau des Chacals. Probablement montées par une centaine d’hommes, car toute la bande débarquée sur l’île avait dû prendre part à cette expédition, comment pourrait-on leur opposer une sérieuse résistance ?... Convenait-il de se réfugier à Falkenhorst, à Waldegg, à Prospect-Hill, à Zuckertop, même à l’ermitage d’Eberfurt ?... Les familles y seraient-elle plus en sûreté ?... Dès qu’ils auraient mis le pied sur ce riche domaine de la Terre-Promise, les envahisseurs sauraient bien le parcourir tout entier !... Faudrait-il enfin chercher un abri plus secret dans les régions inconnues de l’île, et aurait-on la certitude de n’y être pas découvert ?...

Ce fut en ces circonstances que M. Wolston proposa d’abandonner Felsenheim pour l’îlot du Requin. En s’embarquant dans la chaloupe derrière la pointe de la baie du Salut, en longeant le rivage de Falkenhorst, peut-être atteindrait-on l’îlot avant l’arrivée des pirogues ?... Là, du moins, sous la protection des deux caronades de la batterie, il y aurait possibilité de se défendre, si les naturels tentaient de prendre pied sur l’îlot.

D’ailleurs, si le temps manquait pour transporter le matériel et les provisions nécessaires à un long séjour, le magasin, pourvu de lits, pouvait loger les deux familles. En outre, M. Zermatt chargerait la chaloupe des objets de première nécessité. De plus, on ne l’ignore pas, l’îlot du Requin, planté de mangliers, de cocotiers et autres arbres, servait de parc à un troupeau d’antilopes, et une source limpide y assurait de l’eau en abondance, même durant les fortes chaleurs.

Donc rien à craindre pour la nourriture pendant quelques mois. Quant aux deux canons de quatre, suffiraient-ils à repousser la flottille si elle marchait tout entière contre l’îlot du Requin, qui l’eût pu dire !... Il est vrai, les naturels devaient ignorer la puissance de ces armes à feu, dont les détonations jetteraient parmi eux l’épouvante, sans parler des boulets et des balles que les deux pièces et les carabines ne leur épargneraient pas. Mais si une cinquantaine parvenaient à débarquer sur l’îlot...

La proposition de M. Wolston acceptée, il n’y avait pas un instant à perdre. Jack et Ernest amenèrent la chaloupe à l’embouchure du ruisseau des Chacals. On y transporta des caisses de conserves, de cassave, de riz, de farine, et aussi des armes et des munitions. M. et Mme Zermatt, M. et Mme Wolston, Ernest et Annah s’y embarquèrent, tandis que Jack prenait place dans son kaïak, qui permettrait, en cas de besoin, d’établir la communication entre l’îlot et le littoral. Il fallut laisser les animaux à Felsenheim, sauf les deux chiens qui suivirent leurs maîtres. En liberté, le chacal, l’autruche, l’aigle sauraient pourvoir à leur nourriture.

Enfin, la chaloupe quitta l’embouchure du ruisseau des Chacals, alors que les pirogues se montraient déjà par le travers de l’îlot de la Baleine. Mais elle ne courait pas le risque d’être aperçue dans cette portion de mer comprise entre Felsenheim et l’îlot du Requin.

M. Wolston et Ernest s’étaient mis aux avirons, et M. Zermatt gouvernait de manière à profiter de certains remous qui firent gagner sans trop de peine contre la marée montante. Toutefois, pendant un mille, il y eut à lutter vigoureusement pour ne pas être ramené vers la baie du Salut, et trois quarts d’heure après son départ, l’embarcation, se glissant entre les roches, mouillait au pied même du monticule de la batterie.

Aussitôt s’effectua le débarquement des caisses, des armes, des divers objets apportés de Felsenheim, qui furent déposés dans le magasin. Quant à M. Wolston et à Jack, ils montèrent au hangar de la batterie, et s’y postèrent de manière à surveiller les approches de l’îlot.

Il va sans dire que le pavillon qui flottait au mât de signal fut immédiatement amené. Néanmoins, il était à redouter que les sauvages ne l’eussent aperçu, alors que leurs pirogues n’étaient plus qu’à un mille de distance.

Il fallait donc se tenir sur la défensive en prévision d’une attaque immédiate.

Cette attaque n’eut pas lieu. Les pirogues, arrivées à la hauteur de l’îlot, se dirigèrent vers le sud, et le courant les conduisit vers l’embouchure du ruisseau des Chacals. Après le débarquement, elles allèrent s’abriter dans la petite crique où était mouillée la pinasse.

Voici où en étaient les choses. Depuis une quinzaine de jours, les sauvages occupaient Felsenheim, et il ne semblait pas qu’ils eussent saccagé cette habitation. Il n’en avait pas été ainsi de Falkenhorst, et, du haut du monticule, M. Zermatt les vit chasser les animaux après avoir dévasté les chambres et les magasins de la cour.

Cependant, que cette bande eût découvert que l’îlot du Requin servait de refuge aux habitants de l’île, il n’y eut bientôt plus lieu d’en douter. À plusieurs reprises, une demi-douzaine de pirogues traversèrent la baie du Salut, et se dirigèrent vers l’îlot. Plusieurs projectiles, envoyés par Ernest et Jack, en coulèrent une ou deux, et mirent les autres en fuite. Mais, à partir de ce moment, il y eut nécessité de veiller nuit et jour. Ce qu’on devait surtout craindre, ce qu’il serait difficile de repousser, c’eût été une attaque nocturne.

Voilà pourquoi, depuis que leur retraite était connue, M. Zermatt avait rehissé le pavillon au sommet du monticule, pour le cas – bien improbable – où un navire passerait en vue de la Nouvelle-Suisse.

Chapitre XXXI.

Retour du matin. – Installation dans le magasin central. – Quatre jours se passent. – Apparition des pirogues. – Espoir déçu. – Attaque nocturne. – Les dernières cartouches. – Coup de canon au large. §

Les dernières heures de cette nuit du 24 au 25 janvier s’écoulèrent en conversations. Tant de choses que les familles avaient à se dire, tant de souvenirs à évoquer, tant de craintes pour l’avenir ! Personne ne songea à dormir et personne ne dormit, si ce n’est le petit Bob. Il va de soi que, jusqu’à l’aube, M. Zermatt et ses compagnons ne se départirent pas d’une sévère surveillance, et restèrent en se relayant près des deux caronades, chargées, l’une à boulet, l’autre à mitraille.

En effet, on le répète, ce qu’il y avait de plus dangereux, c’eût été une attaque de nuit, si les naturels parvenaient à débarquer avant d’être signalés.

L’îlot du Requin, plus étendu que celui de la Baleine situé à une lieue au nord à l’ouvert de la baie des Flamants, formait un ovale de deux mille six cents pieds de longueur sur une largeur de sept cents, soit un périmètre de trois quarts de lieue environ. Le jour, la surveillance y avait été assez facile, et, comme il importait qu’elle fût non moins efficace entre le coucher et le lever du soleil, on décida, sur la proposition du capitaine Gould, que des rondes seraient faites le long des grèves.

Lorsque l’aube reparut, aucune alerte ne s’était produite. Si les sauvages n’ignoraient pas que l’îlot fût pourvu d’une petite garnison, ils n’auraient pu du moins se douter que, renforcée depuis la veille, elle fût en état de leur opposer une plus sérieuse résistance. Toutefois, ils ne tarderaient pas à s’apercevoir qu’une de leurs pirogues avait disparu, – précisément celle qui avait conduit le capitaine Gould et ses compagnons de la grève de Falkenhorst à l’îlot du Requin.

« Peut-être penseront-ils, fit observer Fritz, que ce canot a été entraîné par la marée descendante...

– Dans tous les cas, mes amis, répondit M. Zermatt, veillons avec soin. Tant que l’îlot ne sera pas envahi, nous n’avons rien à craindre. Bien que nous soyons quinze ici, notre nourriture y est assurée pour longtemps avec les réserves du magasin, sans parler du troupeau d’antilopes. La source d’eau douce est inépuisable, et quant aux munitions, à moins d’attaques souvent réitérées, nous en sommes pourvus...

– Que diable ! s’écria John Block, ces singes sans queues ne resteront pas éternellement sur l’île...

– Qui sait ?... répondit Mme Zermatt. S’ils se sont installés à Felsenheim, ils ne s’en iront plus !... Ah ! notre chère demeure, préparée pour vous recevoir tous, mes enfants, maintenant en leur pouvoir !...

– Mère, répondit Jenny, je ne pense pas qu’ils aient rien détruit à Felsenheim, car ils n’ont aucun intérêt à le faire !... Nous retrouverons notre habitation en bon état, et nous y reprendrons la vie commune... et avec l’aide de Dieu...

– De Dieu, ajouta François, qui ne nous abandonnera pas, après nous avoir réunis comme par miracle...

– Ah ! si j’étais capable d’en faire un !... s’écria Jack.

– Lequel feriez-vous, monsieur Jack... demanda le bosseman.

– D’abord, répondit le jeune homme, je saurais bien obliger ces gueux à décamper avant qu’ils eussent essayé de débarquer sur l’îlot, tous tant qu’ils sont...

– Et ensuite ?... questionna Harry Gould.

– Ensuite, capitaine, s’ils persistaient à infester notre île de leur présence, je ferais apparaître au bon moment la Licorne ou les autres navires qui ne peuvent tarder à montrer leurs pavillons à l’ouvert de la baie du Salut...

– Mais cela, mon cher Jack, fit observer Jenny, ce ne serait pas un miracle, et cette éventualité se produira tout naturellement... Un de ces jours, nous entendrons le canon saluer la nouvelle colonie anglaise...

– Il est même étonnant qu’aucun bâtiment ne soit déjà en vue... dit M. Wolston.

– Patience, répondit John Block, et laissons courir !... Toute chose arrive à son heure...

– Dieu le veuille ! » dit en soupirant Mme Zermatt, dont la confiance était ébranlée par ces rudes épreuves.

Ainsi donc, après avoir organisé leur existence sur la Nouvelle-Suisse, après avoir si largement puisé à ses ressources naturelles, après l’avoir rendue plus riche encore par leur travail et leur intelligence, voici que les deux familles en étaient réduites à recommencer sur un îlot qui dépendait de cette île ! Combien de temps y seraient-ils prisonniers, et ne tomberaient-ils pas entre les mains ennemies, si un secours n’arrivait pas du dehors ?...

On procéda à une installation qui durerait des semaines, peut-être des mois, le magasin étant assez vaste pour loger quinze personnes. Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Suzan et son enfant, Annah, Doll coucheraient dans les lits du second compartiment, et les hommes occuperaient le premier.

D’ailleurs, en pleine belle saison, les nuits étaient encore tièdes après des journées chaudes. Quelques brassées d’herbes, séchées au soleil, il n’en faudrait pas davantage au capitaine Gould et au bosseman, à MM. Zermatt et Wolston, à Fritz, à ses frères et à James, qui, du soir au matin, devaient se relayer de manière à surveiller les abords de l’îlot.

Quant à la nourriture, ainsi que l’avait affirmé M. Zermatt, il n’y avait pas à s’inquiéter. En riz, manioc, farine, en conserves de viandes fumées, de poissons secs, saumons et harengs, sans parler du poisson frais qui serait pêché au pied des roches, les réserves suffiraient aux besoins quotidiens de six mois. Les mangliers et les cocotiers de l’îlot donnaient des fruits en abondance. Deux fûts permettraient d’additionner de quelques gouttes de brandy l’eau fraîche et limpide de la source.

Ce qui risquait de faire défaut, – et cela ne laissait pas d’être assez grave – c’était l’approvisionnement des munitions, bien que la chaloupe en eût apporté une certaine quantité. Par suite de fréquentes attaques, si la poudre, les boulets et les balles venaient à manquer, la défense deviendrait impossible.

Pendant l’installation dont s’occupaient M. Zermatt et Ernest, M. Wolston, Harry Gould, le bosseman, Fritz, Jack, François parcoururent l’îlot du Requin. Sur presque tous les côtés, il était aisément abordable par les grèves qui s’étendaient entre les pointes du littoral. La partie la mieux défendue était celle que dominait le monticule de la batterie, élevé à l’extrémité sud-ouest, en regard de la baie du Salut. Au pied s’entassaient d’énormes blocs, sur lesquels il eût été très difficile de débarquer. Partout ailleurs, il est vrai, des embarcations légères, des pirogues, trouveraient assez d’eau pour accoster. Il y avait donc obligation de tenir en surveillance les approches de l’îlot.

En le visitant, Fritz et François purent constater le bon état des plantations. Les mangliers, les cocotiers, les pins, étaient en plein rapport. Une herbe épaisse tapissait les pâtures où le troupeau d’antilopes se livrait à ses cabriolants ébats. De nombreux oiseaux, voletant d’un arbre à un autre, emplissaient l’air de mille cris. Un ciel magnifique versait sa lumière et sa chaleur sur la mer environnante. Combien eût paru délicieuse la fraîcheur des ombrages de Falkenhorst et de Felsenheim !

Quelques jours après que les familles s’étaient réfugiées sur l’îlot, un oiseau y avait reçu le meilleur accueil. C’était l’albatros de la Roche-Fumante, celui que Jenny avait retrouvé à la baie des Tortues, et qui, du haut du pic Jean-Zermatt, s’était envolé vers la Terre-Promise. À son arrivée, le bout de ficelle qui entourait encore une de ses pattes avait attiré l’attention de Jack, qui l’avait pris sans peine. Mais, cette fois, hélas ! l’oiseau n’apportait aucune nouvelle !

Fritz, François, le capitaine Gould, M. Wolston, Jack et le bosseman montèrent à la batterie. Du haut du monticule, la vue, que ne gênait aucun obstacle, s’étendait au nord jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé, à l’est jusqu’au cap de l’Est, au sud jusqu’aux dernières limites de la baie du Salut. En direction de l’ouest, à la distance de trois quarts de lieue, se développait la longue rangée d’arbres qui bordait le rivage entre l’embouchure du ruisseau des Chacals et le bois de Falkenhorst. Au-delà, il eût été malaisé de reconnaître si les naturels parcouraient ou non la campagne à travers le district de la Terre-Promise.

En ce moment, à l’entrée de la baie du Salut, quelques pirogues, conduites à la pagaie, prenaient le large, sans s’aventurer à portée des pièces de la batterie. Les sauvages n’ignoraient plus à quel danger ils s’exposaient en s’approchant de l’îlot du Requin, et, assurément, s’ils tentaient d’y débarquer, ce ne serait que par une nuit obscure.

En observant la haute mer vers le nord, on ne voyait qu’une immensité déserte, et c’est de ce côté que la Licorne ou tout autre navire expédié d’Angleterre aurait pu apparaître...

Fritz, François, Harry Gould, John Block, après s’être assurés que la batterie était prête à faire feu de ses deux caronades, se préparaient à redescendre, lorsque le capitaine Gould demanda :

« Est-ce qu’il ne se trouve pas un dépôt de poudre à l’habitation de Felsenheim ?...

– En effet, répondit Jack, et plût à Dieu qu’il fût ici au lieu d’être là-bas !... Ce sont précisément les trois barils que nous avait laissés la Licorne...

– Et où sont-ils ?...

– Dans une anfractuosité qui nous sert de poudrière, au fond du verger...

– Et, probablement, demanda le bosseman, qui avait deviné la pensée de son capitaine, les coquins ont dû découvrir cette poudrière ?...

– Cela est à craindre, répliqua M. Wolston.

– Ce qui est à craindre surtout, déclara le capitaine Gould, c’est que, dans leur ignorance, ils commettent quelque imprudence et fassent sauter l’habitation...

– Et eux avec !... s’écria Jack. Eh bien, dût Felsenheim périr dans l’explosion, ce serait une solution, – du moins, et ce qui resterait de ces vilains animaux sur notre île décamperait, j’imagine, sans esprit de retour ! »

Il y avait lieu de le croire. Mais était-il à désirer que cette éventualité se réalisât, même pour débarrasser la Nouvelle-Suisse de ses envahisseurs ?...

Laissant le bosseman de garde à la batterie, tous revinrent au magasin. Le premier repas fut pris en commun, et quelle joie y aurait présidé si les convives eussent été réunis dans la grande salle de Felsenheim !

Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur la monotonie des jours qui suivirent, les 25, 26, 27 et 28 janvier. Ils n’apportèrent aucun changement à la situation. Sauf en ce qui concernait la surveillance de l’îlot, on ne savait comment occuper les longues heures. Ah ! quelle différence, et dans quel enchantement aurait vécu tout ce petit monde, si la Licorne n’eût pas été dans l’obligation de relâcher à Capetown pour réparer ses avaries, – ce qui amena l’embarquement de ses passagers sur le Flag... Depuis plus de deux mois déjà, parents et amis auraient été installés à Felsenheim !... Et maintenant le mariage de Fritz et de Jenny étant fait, qui sait si un second n’eût pas été sur le point d’être célébré, celui d’Ernest et d’Annah que le chapelain de la corvette aurait béni dans la chapelle de Felsenheim !... Et, probablement aussi, il aurait été question d’une troisième cérémonie de ce genre... plus tard... lorsque Doll aurait atteint ses dix-huit ans, cérémonie dans laquelle François eût joué le principal rôle, à l’extrême satisfaction des deux familles qui, décidément, n’en feraient plus qu’une...

Mais la réalisation de ces projets si ardemment désirée, y pouvait-on songer dans les circonstances actuelles ?... Comment envisager sans effroi les dangers qu’amenait la présence des naturels sur l’île, et lorsqu’on en était réduit à cet îlot dont ils ne tarderaient peut-être pas à s’emparer ?...

Cependant chacun luttait contre le découragement. John Block, lui, n’avait rien perdu de sa bonne humeur naturelle. On faisait de longues promenades sous les plantations. On surveillait la baie du Salut, bien qu’il n’y eût aucune attaque à redouter des pirogues, alors que le soleil se déplaçait d’un horizon à l’autre. Puis, avec la nuit revenaient toutes les inquiétudes, en prévision d’une attaque qui aurait le nombre pour elle.

Aussi, tandis que les femmes étaient retirées dans le second compartiment du magasin, les hommes faisaient-ils des rondes le long des grèves, prêts à se concentrer au pied du monticule, si les agresseurs s’approchaient de l’îlot.

Le 29 janvier, pendant la matinée, il n’y eut rien à noter encore. Le soleil s’était levé sur un horizon dégagé de brumes. La journée serait très chaude, et c’est à peine si la légère brise de mer tiendrait jusqu’au soir.

Après le repas de midi, Harry Gould et Jack, quittant le magasin, vinrent relever Ernest et M. Wolston qui étaient de faction au poste de la batterie.

Ces derniers allaient redescendre, lorsque le capitaine Gould les arrêta, en disant :

« Voici plusieurs pirogues qui se montrent à l’embouchure du ruisseau des Chacals...

– Elles vont probablement à la pêche comme tous les jours, répondit Ernest, et elles auront soin de passer hors de portée de nos caronades.

– Eh ! s’écria Jack, qui, la longue-vue aux yeux, observait ce côté de la baie, les pirogues sont nombreuses cette fois... Tenez... cinq... six... neuf... Encore deux qui sortent de la crique... onze... douze !... Ah çà ! est-ce que toute la flottille s’en va à la pêche ?...

– Ou plutôt ne se disposent-elles pas à nous attaquer ?... dit M. Wolston.

– Peut-être... répondit Ernest.

– Soyons sur nos gardes, recommanda Harry Gould, et prévenons nos compagnons...

– Voyons d’abord de quel côté se dirigent ces pirogues, répondit M. Wolston.

– En tout cas, nous sommes prêts à faire feu de toute notre artillerie », ajouta Jack.

Pendant les quelques heures que Jack était demeuré entre les mains des sauvages dans la baie des Éléphants, il avait observé que le nombre des pirogues s’élevait à une quinzaine pouvant porter de sept à huit hommes chacune. Or, précisément, il y eut lieu de reconnaître qu’une douzaine de ces embarcations venaient de doubler la pointe de la crique. Il semblait aussi, la longue-vue aidant, qu’elles avaient pris à bord toute la bande, et qu’il ne devait plus rester un seul indigène à Felsenheim.

« Déguerpiraient-ils enfin ?... s’écria Jack.

– Ce n’est pas probable, répondit Ernest, et ils vont plutôt rendre visite à l’îlot du Requin...

– À quelle heure commence le jusant ?... demanda le capitaine Gould.

– À une heure et demie, répondit M. Wolston.

– Alors il ne tardera pas à se faire sentir, et comme il favorisera la marche des pirogues, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. »

Entre temps, Ernest alla mettre M. Zermatt, ses frères, le bosseman au courant, et tous vinrent prendre poste sous le hangar de la batterie.

Il était un peu plus d’une heure, et, au début de la marée descendante, les pirogues n’avançaient que lentement le long du littoral de l’est. De la sorte, elles restaient aussi éloignées que possible de l’îlot, afin d’éviter les projectiles, dont elles connaissaient maintenant la portée et la puissance.

« Et pourtant... si c’était un départ définitif !... répétait François.

– Bon voyage !... s’écria Jack.

– Et au plaisir de ne jamais les revoir ! » ajouta John Block.

Personne n’eût encore osé se prononcer ni admettre une si heureuse éventualité... Les pirogues n’attendaient-elles pas que le jusant fût bien établi pour rallier l’îlot ?...

Fritz et Jenny, l’un près de l’autre, regardaient sans prononcer une parole, n’osant croire que la situation touchât à un dénouement si prochain.

Mmes Zermatt et Wolston, Suzan, Annah et Doll murmuraient tout bas quelque prière.

Enfin, il parut bientôt que les pirogues sentaient l’action de la marée descendante. Leur vitesse s’accéléra, sans qu’elles eussent cessé de longer la côte, comme si le projet des naturels était de doubler le cap de l’Est.

À trois heures et demie, la flottille se trouvait à mi-chemin de la baie du Salut et du cap. À six heures, plus le moindre doute à conserver. Après avoir contourné ce cap, la dernière embarcation disparaissait derrière la pointe.

Ni M. Zermatt ni aucun des siens n’avaient un instant quitté le monticule.

Quel soulagement lorsqu’il n’y eut plus une seule pirogue en vue !... L’île était enfin délivrée de leur présence... Les familles allaient pouvoir réintégrer Felsenheim... Peut-être n’y aurait-il que d’insignifiants dommages à réparer ?... On ne s’occuperait que de guetter l’arrivée de la Licorne... Les dernières appréhensions étaient oubliées, et, en somme, tous étaient là... tous... après avoir surmonté tant d’épreuves !

« Partons-nous pour Felsenheim ?... s’écria Jack, dans son impatience de quitter l’îlot.

– Oui... oui..., répondit Doll, non moins impatiente et à laquelle se joignit François.

– Ne vaudrait-il pas mieux attendre à demain ?... fit observer Jenny. – Qu’en penses-tu, mon cher Fritz ?...

– Ce que pensent M. Wolston, le capitaine Gould et mon père, répondit Fritz : c’est assurément de passer encore la nuit prochaine sur l’îlot...

– En effet, ajouta M. Zermatt, et, avant de regagner Felsenheim, il faut avoir toute certitude que les sauvages ne songent point à y revenir...

– Eh ! ils sont déjà au diable, s’écria Jack, et le diable ne lâche plus ce qu’il tient dans ses griffes !... N’est-ce pas, brave John Block ?...

– Si... quelquefois », répondit le bosseman.

Bref, malgré les instances de Jack, on décida de remettre le départ au lendemain, et le dernier repas, qui allait être pris à l’îlot du Requin, réunit tout le monde.

Il fut très gai, et, la soirée achevée, chacun ne songea plus qu’à se livrer au repos.

D’ailleurs, tout donnait à croire que cette nuit du 29 au 30 janvier serait aussi calme que tant d’autres passées dans les tranquilles habitations de Felsenheim et de Falkenhorst.

Cependant ni M. Zermatt ni ses compagnons ne voulurent se départir de leurs habitudes de prudence, bien que tout danger parût écarté depuis le départ des pirogues. Il fut donc convenu que les uns effectueraient les rondes nocturnes, tandis que les autres resteraient en surveillance au poste de la batterie.

Dès que Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Doll, Annah, Suzan et Bob furent rentrés dans le magasin, Jack, Ernest, François, John Block, le fusil en bandoulière, gagnèrent l’extrémité nord de l’îlot. Quant à Fritz et au capitaine Gould, ils gravirent le monticule, et s’installèrent sous le hangar, leur faction devant durer jusqu’au lever du soleil.

M. Wolston, M. Zermatt et James restèrent dans le magasin où il leur serait loisible de dormir jusqu’à l’aube.

La nuit était sombre, sans lune. L’espace s’emplissait des vapeurs que lui restituait la terre échauffée par les chaleurs du jour. La brise venait de tomber avec le soir. Un profond silence régnait. On n’entendait plus que le ressac de la marée montante, qui s’était fait sentir vers huit heures.

Harry Gould et Fritz, assis l’un près de l’autre, reportaient leurs souvenirs sur tous ces événements heureux ou malheureux qui s’étaient succédé depuis l’abandon du Flag. De temps en temps, l’un ou l’autre sortait, et, contournant le plateau de la batterie, dirigeait ses regards plus particulièrement vers le sombre bras de mer compris entre les deux caps.

Rien n’avait troublé cette profonde solitude jusqu’à deux heures après minuit, lorsque le capitaine et Fritz furent tirés de leur causerie par le bruit d’une détonation.

« Un coup de feu !... dit Harry Gould.

– Oui... et il a été tiré de ce côté, répondit Fritz, en indiquant le nord-est de l’îlot.

– Que se passe-t-il donc ?... » s’écria le capitaine Gould.

Tous deux, se précipitant hors du hangar, cherchèrent à distinguer quelque lueur au milieu de cette profonde obscurité.

Deux autres détonations éclatèrent alors, et, cette fois, à une distance moindre que la première.

« Les pirogues sont revenues... » dit Fritz.

Et, laissant Harry Gould à la batterie, il descendit en toute hâte vers le magasin.

MM. Zermatt et Wolston, qui avaient entendu ces détonations, étaient déjà sur le seuil.

« Qu’y a-t-il ?... demanda M. Zermatt.

– Je crains, mon père, répondit Fritz, que les sauvages aient essayé de débarquer...

– Et ils y ont réussi, les gueux !... s’écria Jack, qui parut avec Ernest et le bosseman.

– Ils sont sur l’îlot ?... répéta M. Wolston.

– Leurs pirogues ont accosté la pointe du nord-est, au moment où nous y arrivions, dit Ernest, et nos décharges n’ont pu les éloigner !... Il ne reste plus...

– Qu’à se défendre ! » répondit le capitaine Gould.

Jenny, Doll, Annah, Suzan, Mmes Zermatt et Wolston venaient de quitter leur chambre. Sous la crainte d’une attaque immédiate, il fallut emporter ce que l’on pourrait d’armes, de munitions, de provisions, et gagner la batterie au plus vite.

Ainsi donc, ce départ des pirogues n’était qu’une ruse. Les naturels voulaient laisser croire qu’ils avaient définitivement abandonné l’île. Puis, profitant de la marée montante, ils étaient revenus vers l’îlot du Requin qu’ils espéraient surprendre. La manœuvre avait eu plein succès. Bien que leur présence fût connue et qu’ils eussent été accueillis à coups de fusil, ils occupaient la pointe, d’où il leur serait facile de gagner le magasin central.

La situation était donc gravement empirée, et même désespérée, puisque les pirogues avaient pu y débarquer toute la bande. Que M. Zermatt et ses compagnons fussent en état d’opposer une sérieuse résistance, de tenir tête à un aussi grand nombre d’assaillants, c’était impossible. Qu’ils dussent succomber, lorsque les munitions et les provisions viendraient à leur manquer, ce n’était que trop certain, et ils ne se faisaient aucune illusion à cet égard !...

Quoi qu’il en soit, il n’y avait qu’à se réfugier sur le monticule dans le poste de la batterie. C’était là seulement que l’on pouvait se défendre.

Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Annah, Doll, Suzan et son enfant vinrent s’abriter sous le hangar qui abritait les deux canons. Elles ne laissaient pas échapper une plainte, elles s’efforçaient de contenir leurs angoisses.

Un instant, M. Zermatt eut la pensée de les transporter au rivage de Falkenhorst avec la chaloupe. Mais que deviendraient ces pauvres femmes, après que l’îlot serait envahi, et si leurs compagnons ne pouvaient les rejoindre ?... D’ailleurs, elles n’eussent jamais consenti à se séparer d’eux.

Il était un peu plus de quatre heures, lorsqu’un vague bruit de pas signala la présence des sauvages à une centaine de toises. Le capitaine Gould, MM. Zermatt et Wolston, Ernest, François, James, le bosseman, armés de carabines, se tinrent prêts à faire feu, tandis que Fritz et Jack, la mèche allumée près des deux petites pièces, n’attendaient que le moment de couvrir de mitraille les approches du monticule.

Lorsque les ombres noires se dessinèrent au milieu des premières lueurs du jour, le capitaine Gould commanda à voix basse de tirer dans cette direction.

Sept à huit détonations éclatèrent, suivies d’horribles cris, preuve que plus d’une balle avait porté dans la masse. Après cet accueil, bien fait pour les arrêter, les assaillants allaient-ils prendre la fuite ou se précipiter à l’assaut de la batterie ?... Dans tous les cas, les fusils, immédiatement remis en état, les accableraient de balles auxquelles se joindrait la mitraille des caronades, s’ils franchissaient l’espace qui les séparait encore du monticule.

Jusqu’au lever du soleil, il y eut trois tentatives à repousser. La dernière permit à une vingtaine de ces naturels de gagner la crête du monticule. Bien qu’un certain nombre des leurs eussent été frappés mortellement, les carabines ne suffisaient plus à les arrêter, et, sans une double décharge d’artillerie, le poste de la batterie eût été probablement enlevé dans la dernière attaque.

Avec le jour, la bande s’était retirée sous les arbres, près du magasin, et peut-être attendrait-elle la prochaine nuit avant de recommencer l’assaut.

Par malheur, M. Zermatt et les siens avaient largement dépensé les cartouches. Lorsqu’on en serait réduit aux projectiles des canons, qui ne pouvaient être braqués vers la base du monticule, comment en atteindre le sommet ?...

Un conseil fut tenu afin d’étudier la situation sous toutes ses faces. S’il était impossible de prolonger longtemps la résistance dans ces conditions, n’y avait-il pas possibilité de quitter l’îlot du Requin, de débarquer sur la grève de Falkenhorst, de chercher refuge à l’intérieur de la Terre-Promise ou en quelque autre partie de l’île, et tous, cette fois, tous ?... Ou bien y aurait-il avantage à se jeter au milieu des sauvages, à profiter de la supériorité des carabines sur les arcs et les flèches pour les obliger à reprendre la mer ?... Mais M. Zermatt et ses compagnons n’étaient que neuf contre la centaine d’hommes qui entouraient le monticule.

En ce moment, comme une réponse à cette dernière proposition, l’espace s’emplit d’un sifflement de flèches, dont quelques-unes vinrent s’implanter dans la toiture du hangar, heureusement sans blesser personne.

« L’attaque va recommencer... dit John Block.

– Soyons prêts ! » répondit Fritz.

Cette agression fut alors des plus violentes, car les naturels, pris de rage, ne craignaient plus de s’exposer aux balles et à la mitraille. En outre, les munitions allaient bientôt manquer, et le feu se ralentit. Aussi plusieurs de ces forcenés, grimpant le long du monticule, parvinrent-ils jusqu’au hangar. Une décharge des deux pièces, à bout portant, nettoya la place de quelques-uns, tandis que Fritz, Jack, François, James, John Block, luttaient corps à corps avec les autres. Ils revinrent tous alors, passant sur les cadavres qui jonchaient la base du monticule. Ils ne faisaient pas usage de leurs arcs, mais d’une sorte d’arme, moitié hache, moitié massue, redoutable entre leurs mains...

Il fut évident que la lutte touchait à son terme. Les dernières balles avaient été tirées, et le nombre devait vaincre. M. Zermatt et ses compagnons essayaient de résister autour du hangar, qui ne tarderait pas à être envahi. Aux prises avec plusieurs naturels, Fritz, François, Jack, Harry Gould risquaient d’être entraînés au bas du monticule. La lutte se terminerait en quelques instants, et la victoire, ce serait le massacre de tous, car on ne pouvait attendre aucune pitié de la part de ces féroces ennemis.

En cet instant, – il était exactement huit heures vingt-cinq, – une détonation, apportée par le vent du nord qui fraîchissait, retentit au large de l’île.

Les assaillants l’avaient entendue, car les plus avancés s’arrêtèrent.

Fritz, Jack et les autres remontèrent aussitôt vers le hangar, quelques-uns d’entre eux blessés légèrement.

« Un coup de canon !... s’écria François.

– Et un coup de canon de marine... ou je ne m’y connais pas !... déclara le bosseman.

– Il y a un navire en vue... dit M. Zermatt.

– C’est la Licorne... répondit Jenny.

– Et c’est Dieu qui l’envoie !... » murmura François.

Les échos de Falkenhorst répercutèrent une seconde détonation, plus rapprochée, et, cette fois, les sauvages reculèrent jusque sous le couvert des arbres.

Alors Jack de s’élancer vers le mât de pavillon, et, leste comme un gabier de hune, il en atteignit l’extrémité.

« Navire... navire ! » cria-t-il.

Tous les regards se portèrent dans la direction du nord.

Au-dessus du cap de l’Espoir-Trompé, en arrière de sa pointe, se dessinaient les hautes voiles d’un bâtiment, gonflées par la brise matinale...

Un trois-mâts, amures à bâbord, manœuvrait pour doubler ce cap, qui fut appelé depuis le cap de la Délivrance.

À la corne d’artimon de ce navire battait le pavillon de la Grande-Bretagne.

Mmes Zermatt et Wolston, Jenny, Annah, Doll, Suzan venaient de sortir du hangar, levant les mains vers le ciel dans un élan de reconnaissance.

« Et ces bandits ?... demanda Fritz.

– En fuite !... répondit Jack, qui venait de se laisser glisser le long du mât de pavillon.

– Oui... en fuite, ajouta John Block, et s’ils ne détalent pas assez vite, aidons-les avec nos derniers boulets de quatre !... »

En effet, surpris par les détonations venues du nord, épouvantés à l’apparition du navire qui tournait la pointe, les sauvages s’étaient précipités du côté de la mer où les attendaient leurs pirogues. Dès qu’ils s’y furent embarqués, elles débordèrent à grands coups de pagaies et prirent le large en se dirigeant vers le cap de l’Est.

Le bosseman et Jack rentrés sous le hangar braquèrent les deux pièces en cette direction, et trois pirogues, coupées en deux, coulèrent sur place.

Au moment où le bâtiment, donnant à pleines voiles dans le bras de mer, laissait porter sur l’îlot du Requin, les projectiles de ses grosses pièces se joignirent à ceux de la batterie. La plupart des pirogues essayèrent en vain d’y échapper, et deux seulement parvinrent à disparaître derrière le cap pour ne plus jamais revenir.

Chapitre XXXII.

LaLicorne. – Prise de possession au nom de l’Angleterre. – Aucune nouvelle duFlag. – Retour à Felsenheim. – Un mariage célébré à la chapelle. – Plusieurs années. – Prospérité de la colonie de la Nouvelle-Suisse. §

C’était bien la Licorne qui venait de jeter l’ancre à l’entrée de la baie du Salut. Ses avaries réparées, le capitaine Littlestone, ayant quitté Capetown après une relâche de plusieurs mois, arrivait enfin à la Nouvelle-Suisse, dont il devait prendre officiellement possession au nom de l’Angleterre.

Le capitaine Littlestone apprit alors de la bouche même d’Harry Gould les événements dont le Flag avait été le théâtre.

Quant à ce qu’était devenu ce navire, si Robert Borupt se livrait à la piraterie sur ces mers mal famées de l’océan Pacifique, ou si ses complices et lui avaient péri dans quelque furieux tornados de ces parages, on ne devait jamais le savoir, ainsi qu’il a été dit, et il n’y a plus lieu de s’en occuper.

Quelle satisfaction pour les deux familles, lorsqu’elles constatèrent que l’habitation de Felsenheim n’avait pas été saccagée ! Il était probable que les naturels, ayant l’intention de se fixer définitivement sur l’île, comptaient s’y installer. Aucun dégât dans les chambres à coucher ni dans les salles, aucune trace de pillage dans les annexes et magasins, aucune déprédation dans le verger ni dans les champs voisins.

Dès le retour des hôtes de Felsenheim, les chiens, Turc, Braun et Falb accoururent, témoignant de leur joie par force aboiements et gambades.

Puis, on retrouva les animaux domestiques qui s’étaient dispersés aux environs de l’enclos, les buffles Sturm et Brummer, l’autruche Brausewind, le singe Knips, l’onagre Leichtfus, la vache Blass et ses compagnons de pâture, le taureau Brull et ses compagnons d’étable, les ânons Rash, Pfeil et Flink, le chacal, l’albatros de Jenny qui avait franchi le bras de mer entre l’îlot du Requin et Felsenheim.

Comme plusieurs navires expédiés d’Angleterre ne pouvaient tarder à amener de nouveaux colons avec leur matériel, il convenait de choisir l’emplacement des constructions nouvelles. Il fut décidé qu’elles seraient établies sur les deux rives du ruisseau des Chacals, en remontant vers la cascade. Felsenheim formerait ainsi le premier village de la colonie, en attendant qu’il devînt une ville. L’avenir lui réservait sans doute le rang de capitale de la Nouvelle-Suisse, car elle serait la plus importante des bourgades qui s’élèveraient à l’intérieur comme à l’extérieur de la Terre-Promise.

Du reste, la Licorne devait prolonger sa relâche dans la baie du Salut jusqu’à l’arrivée des émigrants. Aussi, quelle animation sur cette côte en remontant les grèves de Falkenhorst !

Trois semaines ne s’étaient pas écoulées, lorsqu’une cérémonie, à laquelle on voulut donner tout l’éclat possible, réunit le commandant Littlestone, ses officiers et l’équipage de la corvette, puis le capitaine Harry Gould, le bosseman, puis les familles Zermatt et Wolston au complet, qui allaient se rattacher l’une à l’autre par des liens plus étroits.

Ce jour-là, le chapelain de la Licorne procéda dans la chapelle de Felsenheim à la célébration du mariage d’Ernest Zermatt et d’Annah Wolston. C’était le premier qui s’accomplissait sur cette île de la Nouvelle-Suisse, lequel, dans l’avenir, serait suivi de bien d’autres.

Et, en effet, à deux ans de là, François devint le mari de Doll Wolston. Cette fois, ce ne fut pas dans l’humble chapelle que le pasteur de la colonie bénit cette union tant désirée. La cérémonie eut lieu dans une église élevée à mi-chemin de l’avenue entre Felsenheim et Falkenhorst, et dont le clocher, pointant hors des arbres, était visible de trois milles en mer.

Il serait oiseux de s’étendre davantage sur les destinées de la Nouvelle-Suisse. L’heureuse île vit s’accroître, d’année en année, le nombre de ses habitants. La baie du Salut, abritée contre les vents et les houles du large, offrait d’excellents mouillages aux bâtiments, entre lesquels la pinasse Élisabeth ne faisait point mauvaise figure.

Il va de soi que les communications avaient été régulièrement établies avec la métropole. Cela donna naissance à une fructueuse exportation des produits de la colonie, aussi bien ceux du district de la Terre-Promise que ceux de la campagne que limitait la chaîne de montagnes au sud, de l’embouchure de la rivière Montrose à la côte occidentale. On comptait alors quatre principales bourgades, Waldegg, Zuckertop, Prospect-Hill, l’ermitage d’Eberfurt. Un port fut créé à l’embouchure de la rivière Montrose, un autre à la baie de la Licorne qu’une route carrossable mettait en communication avec le fond de la baie du Salut.

À cette époque, c’est-à-dire trois ans après la prise de possession par l’Angleterre, le chiffre de la population dépassait deux mille. Le gouvernement britannique ayant laissé son autonomie à la Nouvelle-Suisse, M. Zermatt avait été élevé au rang de gouverneur de la colonie. Fasse le Ciel que ceux qui lui succéderont vaillent cet excellent et digne homme !

Il convient de noter aussi qu’un détachement des troupes de l’Inde vint prendre garnison sur l’île, après que des forts eurent été construits au cap de l’Est et au cap de la Délivrance (ancien cap de l’Espoir-Trompé), de manière à commander le bras de mer qui donnait accès dans la baie du Salut.

Certes, ce n’étaient pas les sauvages qu’il y avait à craindre, ni ceux des îles Andaman ou Nicobar, ni ceux de la côte australienne. Mais la position de la Nouvelle-Suisse en ces parages, outre qu’elle facilitait la relâche des navires, avait une réelle importance au point de vue militaire à l’entrée des mers de la Sonde et de l’océan Indien. Il importait donc qu’elle fût pourvue de moyens de défense en rapport avec cette situation.

Telle est la complète histoire de cette île depuis le jour où la tempête y jeta un père, une mère et leurs quatre enfants. Pendant douze années, cette famille intelligente et courageuse avait travaillé sans relâche, mis en œuvre toutes les forces d’un sol vierge, que fécondait le puissant climat des zones tropicales. Aussi sa prospérité n’avait-elle cessé de s’accroître, son bien-être d’augmenter jusqu’au jour où l’arrivée de la Licorne lui permit d’établir ses relations avec le reste du monde.

Une seconde famille, on le sait, était venue volontairement joindre ses destinées à la sienne, et, matériellement comme moralement, jamais existence n’avait été plus heureuse que sur ce fertile domaine de la Terre-Promise.

Mais, alors, commencèrent les dures épreuves. Le mauvais sort s’acharna contre ces braves gens. Ils eurent la crainte de ne plus revoir ceux qu’ils attendaient, et le malheur d’être assaillis par une bande de sauvages !

Il faut dire, cependant, que, même aux plus mauvaises heures de cette période, soutenus par une piété sincère que rien n’aurait pu ébranler, ils n’avaient jamais désespéré de la Providence.

Enfin les beaux jours revinrent, et les mauvais ne sont plus à redouter pour cette seconde patrie des deux familles.

À présent, la Nouvelle-Suisse est florissante, et elle deviendra trop petite pour recevoir tous ceux qu’elle attire. Son commerce trouve des débouchés en Europe comme en Asie, grâce à la proximité de l’Australie, de l’Inde et des possessions néerlandaises. Très heureusement, – on doit s’en féliciter, – les pépites rencontrées dans le ravin de la rivière Montrose étaient extrêmement rares, et la colonie ne fut pas envahie par ces chercheurs d’or qui ne laissent après eux que désordre et misère !

Quant aux mariages qui avaient uni les familles Zermatt et Wolston, ils ont été bénis du Ciel. Les grands-pères, les grand-mères, ne tardèrent pas à se sentir revivre dans leurs petits-enfants. Seul, Jack s’est contenté d’avoir des neveux et des nièces qui lui grimpaient aux jambes. Ayant, comme il le disait, pour vocation d’être oncle, il s’acquittait avec succès de cette fonction sociale.

Désormais la prospérité de l’île est assurée, et, bien qu’elle soit entrée dans le domaine colonial de la Grande-Bretagne, l’Angleterre, de même qu’elle l’a fait pour la Nouvelle-Hollande, lui a laissé son nom de Nouvelle-Suisse en l’honneur de la famille Zermatt.