Voltaire

Articles de l’Encyclopédie

Compilation établie à partir de l’édition numérisée de l’ARTFL

Voltaire, articles de l’Encyclopédie §

ELEGANCE §

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Elegance (Belles-Lettres) §

ELEGANCE, s. f. (Belles-Lettr.) ce mot vient, selon quelques-uns, d’electus, choisi ; on ne voit pas qu’aucun autre mot latin puisse être son étymologie : en effet, il y a du choix dans tout ce qui est élégant. L’élégance est un résultat de la justesse & de l’agrément. On employe ce mot dans la Sculpture & dans la Peinture. On opposoit elegans signum à signum rigens ; une figure proportionnée, dont les contours arrondis étoient exprimés avec mollesse, à une figure trop roide & mal terminée. Mais la sévérité des premiers Romains donna à ce mot, elegantia, un sens odieux. Ils regardoient l’élégance en tout genre, comme une afféterie, comme une politesse recherchée, indigne de la gravité des premiers tems : vitii, non laudis fuit, dit Aulu-Gelle. Ils appelloient un homme élégant, à-peu-près ce que nous appellons aujourd’hui un petit-maître, bellus homuncio, & ce que les Anglois appellent un beau. Mais vers le tems de Cicéron, quand les moeurs eurent reçû le dernier degré de politesse, elegans étoit toûjours une loüange. Cicéron se sert en cent endroits de ce mot pour exprimer un homme, un discours poli ; on disoit même alors un repas élégant, ce qui ne se diroit guere parmi nous. Ce terme est consacré en françois, comme chez les anciens Romains, à la Sculpture, à la Peinture, à l’Eloquence, & principalement à la Poésie. Il ne signifie pas en Peinture & en Sculpture précisément la même chose que grace. Ce terme grace se dit particulierement du visage, & on ne dit pas un visage élégant, comme des contours élégans : la raison en est que la grace a toujours quelque chose d’animé, & c’est dans le visage que paroit l’ame ; ainsi on ne dit pas une démarche élégante, parce que la démarche est animée.

L’élégance d’un discours n’est pas l’éloquence, c’en est une partie ; ce n’est pas la seule harmonie, le seul nombre, c’est la clarté, le nombre & le choix des paroles. Il y a des langues en Europe dans lesquelles rien n’est si rare qu’un discours élégant. Des terminaisons rudes, des consonnes fréquentes, des verbes auxiliaires nécessairement redoublés dans une même phrase, offensent l’oreille, même des naturels du pays.

Un discours peut être élégant sans être un bon discours, l’élégance n’étant en effet que le mérite des paroles ; mais un discours ne peut être absolument bon sans être élégant.

L’élégance est encore plus nécessaire à la Poésie que l’éloquence, parce qu’elle est une partie principale de cette harmonie si nécessaire aux vers. Un orateur peut convaincre, émouvoir même sans élégance, [p. 5:483] sans pureté, sans nombre. Un poëme ne peut faire d’effet s’il n’est élégant : c’est un des principaux mérites de Virgile : Horace est bien moins élégant dans ses satyres, dans ses épîtres ; aussi y est-il moins poëte, sermoni propior.

Le grand point dans la Poésie & dans l’Art oratoire, est que l’élégance ne fasse jamais tort à la force ; & le poëte en cela, comme dans tout le reste, a de plus grandes difficultés à surmonter que l’orateur : car l’harmonie étant la base de son art, il ne doit pas se permettre un concours de syllabes rudes. Il faut même quelquefois sacrifier un peu de la pensée à l’élégance de l’expression : c’est une gêne que l’orateur n’éprouve jamais.

Il est à remarquer que si l’élégance a toûjours l’air facile, tout ce qui a cet air facile & naturel, n’est cependant pas élégant. Il n’y a rien de si facile, de si naturel que, la cigale ayant chanté tout l’été, &, maitre corbeau sur un arbre perché. Pourquoi ces morceaux manquent-ils d’élégance ? c’est que cette naïveté est dépourvûe de mots choisis & d’harmonie. Amans heureux, voulez-vous voyager ? que ce soit aux rives prochaines, & cent autres traits, ont avec d’autres mérites celui de l’élégance.

On dit rarement d’une comédie qu’elle est écrite élégamment. La naïveté & la rapidité d’un dialogue familier, excluent ce mérite, propre à toute autre poésie. L’élégance sembleroit faire tort au comique, on ne rit point d’une chose élégamment dite ; cependant la plûpart des vers de l’Amphitrion de Moliere, excepté ceux de pure plaisanterie, sont élégans. Le mélange des dieux & des hommes dans cette piece unique en son genre, & les vers irréguliers qui forment un grand nombre de madrigaux, en sont peut-être la cause.

Un madrigal doit bien plûtôt être élégant qu’une épigramme, parce que le madrigal tient quelque chose des stances, & que l’épigramme tient du comique ; l’un est fait pour exprimer un sentiment délicat, & l’autre un ridicule.

Dans le sublime il ne faut pas que l’élégance se remarque, elle l’affoibliroit. Si on avoit loüé l’élégance du Jupiter-Olympien de Phidias, c’eût été en faire une satyre. L’élégance de la Vénus de Praxitele pouvoit étre remarquée. Voyez Eloquence, Eloquent, Style, Goût , &c. Cet article est de M. de Voltaire.

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ELOQUENCE §

ELOQUENCE, s. f. (Belles-Lettres) L’article suivant nous a été envoyé par M. de Voltaire, qui, en contribuant par son travail à la perfection de l’Encyclopédie, veut bien donner à tous les gens de Lettres citoyens, l’exemple du. véritable intérêt qu’ils doivent prendre à cet ouvrage. Dans la lettre qu’il nous a fait l’honneur de nous écrire à ce sujet, il a la modestie de ne donner cet article que comme une simple esquisse ; mais ce qui n’est regardé que comme une esquisse par un grand maître, est un tableau précieux pour les autres. Nous exposons donc au public cet excellent morceau, tel que nous l’avons reçû de son illustre auteur : y pourrions-nous toucher sans lui faire tort ?

L’Eloquence, dit M. de Voltaire, est née avant les regles de la Rhétorique, comme les langues se sont formées avant la Grammaire. La nature rend les hommes éloquens dans les grands intérêts & dans les grandes passions. Quiconque est vivement émû, voit les choses d’un autre oeil que les autres hommes. Tout est pour lui objet de comparaison rapide, & de métaphore : sans qu’il y prenne garde il anime tout, & fait passer dans ceux qui l’écoutent, une partie de son enthousiasme. Un philosophe très éclairé a remarqué que le peuple même s’exprime par des figures ; que rien n’est plus commun, plus naturel que les tours qu’on appelle tropes. Ainsi dans toutes les langues le coeur brûle, le courage s’allume, les yeux étincellent, l’esprit est accablé : il se partage, il s’épuise : le sang se glace, la tête se renverse : on est enflé d’orgueil, enyvré de vengeance. La nature se peint par-tout dans ces images fortes devenues ordinaires.

C’est elle dont l’instinct enseigne à prendre d’abord un air, un ton modeste avec ceux dont on a besoin. L’envie naturelle de captiver ses juges & ses maîtres, le recueillement de l’ame profondément frappée, qui se prépare à déployer les sentimens qui la pressent, sont les premiers maîtres de l’art.

C’est cette même nature qui inspire quelquefois des débuts vifs & animés ; une forte passion, un danger pressant, appellent tout-d’un-coup l’imagination : ainsi un capitaine des premiers califes voyant fuir les Musulmans, s’écria : Où courez-vous ? ce n’est pas là que sont les ennemis. On vous a dit que le calife est tué : eh ! qu’importe qu’il soit au nombre des vivans ou des morts ? Dieu est vivant & vous regarde : marchez.

La nature fait donc l’éloquence ; & si on a dit que les poëtes naissent & que les orateurs se forment, on l’a dit quand l’éloquence a été forcée d’étudier les lois, le génie des juges, & la méthode du tems.

Les préceptes sont toûjours venus après l’art. Tisias fut le premier qui recueillit les lois de l’éloquence dont la nature donne les premieres regles.

Platon dit ensuite dans son Gorgias, qu’un orateur doit avoir la subtilité des dialecticiens, la science des philosophes, la diction presque des poëtes, la voix & les gestes des plus grands acteurs.

Aristote fit voir ensuite que la véritable philosophie est le guide secret de l’esprit dans tous les arts. Il creusa les sources de l’éloquence dans son livre de la Rhétorique ; il fit voir que la dialectique est le fondement de l’art de persuader, & qu’être éloquent c’est savoir prouver.

Il distingua les trois genres, le délibératif, le démonstratif, & le judiciaire. Dans le délibératif il s’agit d’exhorter ceux qui déliberent, à prendre un parti sur la guerre & sur la paix, sur l’administration publique, &c. dans le démonstratif, de faire voir ce qui est digne de loüange ou de blâme ; dans le judiciaire, de persuader, d’absoudre ou de condamner, &c. On sent assez que ces trois genres rentrent souvent l’un dans l’autre.

Il traite ensuite des passions & des moeurs que tout orateur doit connoître.

Il examine quelles preuves on doit employer dans ces trois genres d’éloquence. Enfin il traite à fond de l’élocution sans laquelle tout languit ; il recommande les métaphores pourvû qu’elles soient justes & nobles ; il exige sur-tout la convenance, la bienséance. Tous ses préceptes respirent la justesse éclairée d’un philosophe, & la politesse d’un Athénien ; & en donnant les regles de l’éloquence, il est éloquent avec simplicité.

Il est à remarquer que la Grece fut la seule contrée de la terre où l’on connût alors les lois de l’éloquence, parce que c’étoit la seule où la véritable éloquence existât. L’art grossier étoit chez tous les hommes ; des traits sublimes ont échappé par-tout à la nature dans tous les tems : mais remuer les esprits de toute une nation polie, plaire, convaincre & toucher à la fois, cela ne fut donné qu’aux Grecs. Les Orientaux étoient presque tous esclaves : c’est un caractere de la servitude de tout exagérer ; ainsi l’éloquence asiatique fut monstrueuse. L’Occident étoit barbare du tems d’Aristote.

L’éloquence véritable commença à se montrer dans Rome du tems des Gracques, & ne fut perfectionnée que du tems de Cicéron. Marc Antoine l’orateur, Hortensius, Curion, César, & plusieurs autres, furent des hommes éloquens.

Cette éloquence périt avec la république ainsi que celle d’Athenes. L’éloquence sublime n’appartient, dit-on, qu’à liberté ; c’est qu’elle consiste à dire des vérités hardies, à étaler des raisons & des peintures fortes. Souvent un maître n’aime pas la vérité, [p. 5:530] craint les raisons, & aime mieux un compliment délicat que de grands traits.

Cicéron après avoir donné les exemples dans ses harangues, donna les préceptes dans son livre de l’Orateur ; il suit presque toute la méthode d’Aristote, & l’explique avec le style de Platon.

Il distingue le genre simple, le tempéré & le sublime. Rollin a suivi cette division dans son traité des études ; &, ce que Cicéron ne dit pas, il prétend que le tempéré est une belle riviere ombragée de vertes forêts des deux côtés ; le simple, une table servie proprement dont tous les mêts sont d’un goût excellent, & dont on bannit tout rafinement ; que le sublime foudroie, & que c’est un fleuve impétueux qui renverse tout ce qui lui résiste.

Sans se mettre à cette table, & sans suivre ce foudre, ce fleuve & cette riviere, tout homme de bon sens voit que l’éloquence simple est celle qui a des choses simples à exposer, & que la clarté & l’élégance sont tout ce qui lui convient. Il n’est pas besoin d’avoir lû Aristote, Cicéron, & Quintilien,pour sentir qu’un avocat qui débute par un exorde pompeux au sujet d’un mur mitoyen, est ridicule : c’étoit pourtant le vice du barreau jusqu’au milieu du XVII. siecle ; on disoit avec emphase des choses triviales ; on pourroit compiler des volumes de ces exemples : mais tous se réduisent à ce mot d’un avocat, homme d’esprit, qui voyant que son adversaire parloit de la guerre de Troie & du Scamandre, l’interrompit en disant, la cour observera que ma partie ne s’appelle pas Scamandre, mais Michaut.

Le genre sublime ne peut regarder que de puissans intérêts traités dans une grande assemblée. On en voit encore de vives traces dans le parlement d’Angleterre ; on a quelques harangues qui y furent prononcées en 1739, quand il s’agissoit de déclarer la guerre à l’Espagne. L’esprit de Démosthene & de Cicéron ont dicté plusieurs traits de ces discours ; mais ils ne passeront pas à la postérité comme ceux des Grecs & des Romains, parce qu’ils manquent de cet art & de ce charme de la diction qui mettent le sceau de l’immortalité aux bons ouvrages.

Le genre tempéré est celui de ces discours d’appareil, de ces harangues publiques, de ces complimens étudiés, dans lesquels il faut couvrir de fleurs la futilité de la matiere.

Ces trois genres rentrent encore souvent l’un dans l’autre, ainsi que les trois objets de l’éloquence qu’Aristote considere, & le grand mérite de l’orateur est de les mêler à propos.

La grande éloquence n’a guere pû en France être connue au barreau, parce qu’elle ne conduit pas aux honneurs comme dans Athènes, dans Rome, & comme aujourd’hui dans Londres, & n’a point pour objet de grands intérêts publics : elle s’est réfugiée dans les oraisons funebres où elle tient un peu de la poésie. Bossuet, & après lui Flechier, semblent avoir obéï à ce précepte de Platon, qui veut que l’élocution d’un orateur soit quelquefois celle même d’un poëte.

L’éloquence de la chaire avoit été presque barbare jusqu’au P. Bourdaloüe ; il fut un des premiers qui firent parler la raison.

Les Anglois ne vinrent qu’ensuite comme l’avoüe Burnet évêque de Salisburi. Ils ne connurent point l’oraison funebre ; ils éviterent dans les sermons les traits véhémens qui ne leur parurent point convenables à la simplicité de l’Evangile ; & ils se désirent de cette méthode des divisions recherchées que l’Archevêque Fenelon condamne dans ses dialogues sur l’éloquence.

Quoique nos sermons roulent sur l’objet le plus important de l’homme, cependant il s’y trouve peu de ces morceaux frappans qui, comme les beaux endroits de Cicéron & de Démosthene sont devenus les modeles de toutes les nations occidentales. Le lecteur sera pourtant bien aise de trouver ici ce qui arriva la premiere fois que M. Massiilon, depuis évêque de Clermont, précha son fameux sermon du petit nombre des élûs : il y eut un endroit où un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire ; presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire ; le murmure d’acclamation & de surprise fut si fort, qu’il troubla l’orateur, & ce trouble ne servit qu’à augmenter le patétique de ce morceau : le voici.

« Je suppose que ce soit ici notre derniere heure à tous, que les cieux vont s’ouvrir sur nos têtes, que le tems est passé & que l’éternité commence, que Jesus-Christ va paroître pour nous juger selon nos oeuvres, & que nous sommes tous ici pour attendre de lui l’arrêt de la vie ou de la mort éternelle : je vous le demande, frappé de terreur comme vous, ne séparant point mon sort du vôtre, & me mettant dans la même situation où nous devons tous paroître un jour devant Dieu notre juge : si Jesus-Christ dis-je, paroissoit dès-à-présent pour faire la terrible séparation des justes & des pécheurs ; croyez-vous que le plus grand nombre fût sauvé ? croyez-vous que le nombre des justes fût au moins égal à celui des pécheurs ? croyez-vous que s’il faisoit maintenant la discussion des oeuvres du grand nombre qui est dans cette église, il trouvât seulement dix justes parmi nous ? en trouveroit-il un seul ? &c. »

(Il y a eu plusieurs éditions différentes de ce discours, mais le fonds est le même dans toutes.)

Cette figure la plus hardie qu’on ait jamais employée, & en même tems la plus à sa place, est un des plus beaux traits d’éloquence qu’on puisse lire chez les nations anciennes & modernes ; & le reste du discours n’est pas indigne de cet endroit si saillant. De pareils chefs-d’oeuvres sont très-rares, tout est d’ailleurs devenu lieu commun. Les prédicateurs qui ne peuvent imiter ces grands modeles feroient mieux de les apprendre par coeur & de les débiter à leur auditoire (supposé encore qu’ils eussent ce talent si rare de la déclamation), que de précher dans un style languissant des choses aussi rebattues qu’utiles.

On demande si l’éloquence est permise aux historiens ; celle qui leur est propre consiste dans l’art de préparer les évenemens, dans leur exposition toûjours nette & élegante, tantôt vive & pressée, tantôt étendue & fleurie, dans la peinture vraie & forte des moeurs générales & des principaux personnages, dans les réflexions incorporées naturellement au récit, & qui n’y paroissent point ajoûtées. L’éloquence de Démosthene ne convient pas à Thucidide ; une harangue directe qu’on met dans la bouche d’un héros qui ne la prononça jamais, n’est guere qu’un beau défaut.

Si pourtant ces licences pouvoient quelquefois se permettre ; voici une occasion où Mezeray dans sa grande histoire semble obtenir grace pour cette hardiesse approuvée chez les anciens ; il est égal à eux pour le moins dans cet endroit : c’est au commencement du regne d’Henri IV. lorsque ce prince, avec très-peu de troupes, étoit pressé auprès de Dieppe par une armée de trente mille hommes, & qu’on lui conseilloit de se retirer en Angleterre. Mezeray s’éleve au-dessus de lui-même en faisant parler ainsi le maréchal de Biron qui d’ailleurs étoit un homme de génie, & qui peut fort bien avoir dit une partie de ce que l’historien lui attribue.

« Quoi ! Sire, on vous conseille de monter sur mer, comme s’il n’y avoit point d’autre moyen de conserver votre royaume que de le quitter ? si vous n’étiez pas en France, il faudroit percer autravers de tous les hasards & de tous les obstacles [p. 5:531] pour y venir : & maintenant que vous y êtes, on voudroit que vous en sortissiez ? & vos amis seroient d’avis que vous fissiez de votre bon gré ce que le plus grand effort de vos ennemis ne sauroit vous contraindre de faire ? En l’état où vous êtes, sortir de France seulement pour vingt-quatre heures, c’est s’en bannir pour jamais. Le péril, au reste, n’est pas si grand qu’on vous le dépeint ; ceux qui nous pensent envelopper, sont ou ceux-mêmes que nous avons tenus enfermés si lâchement dans Paris, ou gens qui ne valent pas mieux, & qui auront plus d’affaires entre eux-mêmes que contre nous. Enfin, Sire, nous sommes en France, il nous y faut enterrer : il s’agit d’un royaume, il faut l’emporter ou y perdre la vie ; & quand même il n’y auroit point d’autre sûreté pour votre sacrée personne que la fuite, je sais bien que vous aimeriez mieux mille fois mourir de pié ferme, que de vous sauver par ce moyen. Votre majesté ne souffriroit jamais qu’on dise qu’un cadet de la maison de Lorraine lui auroit fait perdre terre ; encore moins qu’on la vît mandier à la porte d’un prince étranger. Non, non, Sire, il n’y a ni couronne ni honneur pour vous au-delà de la mer : si vous allez au-devant du secours d’Angleterre, il reculera ; si vous vous présentez au port de la Rochelle en homme qui se sauve, vous n’y trouverez que des reproches & du mépris. Je ne puis croire que vous deviez plutôt fier votre personne à l’inconstance des flots & à la merci de l’étranger, qu’à tant de braves gentils hommes & tant de vieux soldats qui sont prêts de lui servir de remparts & de boucliers : & je suis trop serviteur de votre majesté pour lui dissimuler que si elle cherchoit sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seroient obligés de chercher la leur dans un autre parti que dans le sien ».

Ce discours fait un effet d’autant plus beau, que Mezeray met ici en effet dans la bouche du maréchal de Biron ce qu’Henri IV. avoit dans le coeur.

Il y auroit encore bien des choses à dire sur l’éloquence, mais les livres n’en disent que trop ; & dans un siecle éclairé, le génie aidé des exemples en sait plus que n’en disent tous les maîtres. Voyez Elocution.

ESPRIT §

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Esprit, (Philosophie & Belles-Lettres) §

Esprit, (Philos. & Belles-Lettr.) ce mot, en tant qu’il signifie une qualité de l’ame, est un de ces termes vagues, auxquels tous ceux qui les prononcent attachent presque toûjours des sens différens. Il exprime autre chose que jugement, génie, goût, talent, pénétration, étendue, grace, finesse ; & il doit tenir de tous ces mérites : on pourroit le définir, raison ingénieuse.

C’est un mot générique qui a toûjours besoin d’un autre mot qui le détermine ; & quand on dit, voilà un ouvrage plein d’esprit, un homme qui a de l’esprit, on a grande raison de demander duquel. L’esprit sublime de Corneille n’est ni l’esprit exact de Boileau, ni l’esprit naïf de Lafontaine ; & l’esprit de la Bruyere, qui est l’art de peindre singulierement, n’est point celui de Malebranche, qui est de l’imagination avec de la profondeur.

Quand on dit qu’un homme a un esprit judicieux, on entend moins qu’il a ce qu’on appelle de l’esprit, qu’une raison épurée. Un esprit ferme, mâle, courageux, grand, petit, foible, leger, doux, emporté, &c. signifie le caractere & la trempe de l’ame, & n’a point de rapport à ce qu’on entend dans la société par cette expression, avoir de l’esprit.

L’esprit, dans l’acception ordinaire de ce mot, tient beaucoup du bel-esprit, & cependant ne signifie pas précisément la même chose : car jamais ce terme [p. 5:974] homme d’esprit ne peut être pris en mauvaise part, & bel-esprit est quelquefois prononcé ironiquement. D’où vient cette différence ? c’est qu’homme d’esprit ne signifie pas esprit supérieur, talent marqué, & que bel-esprit le signifie. Ce mot homme d’esprit n’annonce point de prétention, & le bel-esprit est une affiche ; c’est un art qui demande de la culture, c’est une espece de profession, & qui par-là expose à l’envie & au ridicule.

C’est en ce sens que le P. Bouhours auroit eu raison de faire entendre, d’après le cardinal du Perron, que les Allemands ne prétendoient pas à l’esprit ; parce qu’alors leurs savans ne s’occupoient guere que d’ouvrages laborieux & de pénibles recherches, qui ne permettoient pas qu’on y répandît des fleurs, qu’on s’efforçât de briller, & que le bel-esprit se mêlât au savant.

Ceux qui méprisent le génie d’Aristote au lieu de s’en tenir à condamner sa physique qui ne pouvoit être bonne, étant privée d’expériences, seroient bien étonnés de voir qu’Aristote a enseigné parfaitement dans sa rhétorique la maniere de dire les choses avec esprit. Il dit que cet art consiste à ne se pas servir simplement du mot propre, qui ne dit rien de nouveau ; mais qu’il faut employer une métaphore, une figure dont le sens soit clair & l’expression énergique. Il en apporte plusieurs exemples, & entre autres ce que dit Periclès d’une bataille où la plus florissante jeunesse d’Athenes avoit péri, l’année a été dépouillée de Jon printems. Aristote a bien raison de dire, qu’il faut du nouveau ; le premier qui pour exprimer que les plaisirs sont mêlés d’amertumes, les regarda comme des roses accompagnées d’épines, eut de l’esprit. Ceux qui le répéterent n’en eurent point.

Ce n’est pas toûjours par une métaphore qu’on s’exprime spirituellement ; c’est par un tour nouveau ; c’est en laissant deviner sans peine une partie de sa pensée, c’est ce qu’on appelle finesse, délicatesse ; & cette maniere est d’autant plus agréable, qu’elle exerce & qu’elle fait valoir l’esprit des autres. Les allusions, les allégories, les comparaisons, sont un champ vaste de pensées ingénieuses ; les effets de la nature, la fable, l’histoire présentes à la mémoire, fournissent à une imagination heureuse des traits qu’elle employe à-propos.

Il ne sera pas inutile de donner des exemples de ces différens genres. Voici un madrigal de M. de la Sabliere, qui a toûjours été estimé des gens de goût.

Eglé tremble que dans ce jour
L’hymen plus puissant que l’amour,
N’enleve ses thrésors sans qu’elle ose s’en plaindre.
Elle a négligé mes avis.
Si la belle les eût suivis,
Elle n’auroit plus rien à craindre.

L’auteur ne pouvoit, ce semble, ni mieux cacher ni mieux faire entendre ce qu’il pensoit, & ce qu’il craignoit d’exprimer.

Le madrigal suivant paroît plus brillant & plus agréable : c’est une allusion à la fable.

Vous étes belle & votre soeur est belle,
Entre vous deux tout choix seroit bien doux ;
L’amour étoit blond comme vous,
Mais il aimoit une brune comme elle.

En voici encore un autre fort ancien ; il est de Bertaud évêque de Sées, & paroît au-dessus des deux autres, parce qu’il réunit l’esprit & le sentiment.

Quand je revis ce que j’ai tant aimé,
Peu s’en fallut que mon feu rallumé
N’en fît le charme en mon ame renaître,
Et que mon coeur autrefois son captif
Ne ressemblât l’esclave fugitif,
A qui le sort fit rencontrer son maître.

De pareils traits plaisent à tout le monde, & caractérisent l’esprit délicat d’une nation ingénieuse. Le grand point est de savoir jusqu’où cet esprit doit être admis. Il est clair que dans les grands ouvrages on doit l’employer avec sobriété, par cela même qu’il est un ornement. Le grand art est dans l’à-propos. Une pensée fine, ingénieuse, une comparaison juste & fleurie, est un défaut quand la raison seule où la passion doivent parler, ou bien quand on doit traiter de grands intérêts : ce n’est pas alors du faux bel-esprit, mais c’est de l’esprit déplacé ; & toute beauté hors de sa place cesse d’être beauté. C’est un défaut dans lequel Virgile n’est jamais tombé, & qu’on peut quelquefois reprocher au Tasse, tout admirable qu’il est d’ailleurs : ce défaut vient de ce que l’auteur trop plein de ses idées veut se montrer lui-même, lorsqu’il ne doit montrer que ses personnages. La meilleure maniere de connoître l’usage qu’on doit faire de l’esprit, est de lire le petit nombre de bons ouvravrages de génie qu’on a dans les langues savantes & dans la nôtre.

Le faux-esprit est autre chose que de l’esprit déplacé : ce n’est pas seulement une pensée fausse, car elle pourroit être fausse sans être ingénieuse ; c’est une pensée fausse & recherchée. Il a été remarqué ailleurs qu’un homme de beaucoup d’esprit qui traduisit, ou plûtôt qui abrégea Homere en vers françois, crut embellir ce poëte dont la simplicité fait le caractere, en lui prétant des ornemens. Il dit au sujet de la réconciliation d’Achille :

Tout le camp s’écria dans une joie extrème,
Que ne vaincra-t-il point ? Il s’est vaincu lui-même.

Premierement, de ce qu’on a dompté sa colere, il ne s’ensuit point du tout qu’on ne sera point battu : secondement, toute une armée peut-elle s’accorder par une inspiration soudaine à dire une pointe ?

Si ce défaut choque les juges d’un goût sévere, combien doivent révolter tous ces traits forcés, toutes ces pensées alambiquées que l’on trouve en foule dans des écrits, d’ailleurs estimables ? comment supporter que dans un livre de mathématiques on dise, que

« si Saturne venoit à manquer, ce seroit le dernier satellite qui prendroit sa place, parce que les grands seigneurs éloignent toûjours d’eux leurs successeurs » ?

comment souffrir qu’on dise qu’Hercule savoit la physique, & qu’on ne pouvoit résister à un philosophe de cette force ? L’envie de briller & de surprendre par des choses neuves, conduit à ces excès.

Cette petite vanité a produit les jeux de mots dans toutes les langues ; ce qui est la pire espece du faux bel-esprit.

Le faux goût est différent du faux bel-esprit ; parce que celui-ci est toûjours une affectation, un effort de faire mal : au lieu que l’autre est souvent une habitude de faire mal sans effort, & de suivre par instinct un mauvais exemple établi. L’intempérance & l’incohérance des imaginations orientales, est un faux goût ; mais c’est plûtôt un manque d’esprit, qu’un abus d’esprit. Des étoiles qui tombent, des montagnes qui se fendent, des fleuves qui reculent, le Soleil & la Lune qui se dissolvent, des comparaisons fausses & gigantesques, la nature toûjours outrée, sont le caractere de ces écrivains, parce que dans ces pays où l’on n’a jamais parlé en public, la vraie éloquence n’a pu être cultivée, & qu’il est bien plus aisé d’être empoulé, que d’être juste, fin, & délicat.

Le faux esprit est précisément le contraire de ces idées triviales & empoulées ; c’est une recherche fatigante de traits trop déliés, une affectation de dire en énigme ce que d’autres ont déjà dit naturellement, de rapprocher des idées qui paroissent incompatibles, [p. 5:975] de diviser ce qui doit être réuni, de saisir de faux rapports, de mêler contre les bienséances le badinage avec le sérieux, & le petit avec le grand.

Ce seroit ici une peine superflue d’entasser des citations, dans lesquelles le mot d’esprit se trouve. On se contentera d’en examiner une de Boileau, qui est rapportée dans le grand dictionnaire de Trévoux : C’est le propre des grands esprits, quand ils commencent à vieillir & à décliner, de se plaire aux contes & aux fables. Cette réflexion n’est pas vraie. Un grand esprit peut tomber dans cette foiblesse, mais ce n’est pas le propre des grands esprits. Rien n’est plus capable d’égarer la jeunesse, que de citer les fautes des bons écrivains comme des exemples.

Il ne faut pas oublier de dire ici en combien de sens différens le mot d’esprit s’employe ; ce n’est point un défaut de la langue, c’est au contraire un avantage d’avoir ainsi des racines qui se ramifient en plusieurs branches.

Esprit d’un corps, d’une société, pour exprimer les usages, la maniere de penser, de se conduire, les préjugés d’un corps.

Esprit de parti, qui est à l’esprit d’un corps ce que sont les passions aux sentimens ordinaires.

Esprit d’une loi, pour en distinguer l’intention ; c’est en ce sens qu’on a dit, la lettre tue & l’esprit vivifie.

Esprit d’un ouvrage, pour en faire concevoir le caractere & le but.

Esprit de vengeance, pour signifier desir & intention de se vanger.

Esprit de discorde, esprit de révolte, &c.

On a cité dans un dictionnaire, esprit de politesse ; mais c’est d’après un auteur nommé Bellegarde, qui n’a nulle autorité. On doit choisir avec un soin scrupuleux ses auteurs & ses exemples. On ne dit point esprit de politesse, comme on dit esprit de vengeance, de dissention, de faction ; parce que la politesse n’est point une passion animée par un motif puissant qui la conduise, lequel on appelle esprit métaphoriquement.

Esprit familier se dit dans un autre sens, & signifie ces êtres mitoyens, ces génies, ces demons admis dans l’antiquité, comme l’esprit de Socrate, &c.

Esprit signifie quelquefois la plus subtile partie de la matiere : on dit esprits animaux, esprits vitaux, pour signifier ce qu’on n’a jamais vû, & ce qui donne le mouvement & la vie. Ces esprits qu’on croit couler rapidement dans les nerfs, sont probablement un feu subtil. Le docteur Méad est le premier qui semble en avoir donné des preuves dans la préface du traité sur les poisons.

Esprit, en Chimie, est encore un terme qui reçoit plusieurs acceptions différentes ; mais qui signifie toûjours la partie subtile de la matiere. Voyez plus bas Esprit, en Chimie.

Il y a loin de l’esprit, en ce sens, au bon esprit, au bel esprit. Le même mot dans toutes les langues peut donner toûjours des idées différentes, parce que tout est métaphore sans que le vulgaire s’en apperçoive. Voyez Eloquence, Elégance, &c. Cet article est de M. de Voltaire.

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FACILE §

FACILE, adj. (Littér. & Morale.) ne signifie pas seulement une chose aisément faite, mais encore qui paroît l’être. Le pinceau du Correge est facile. Le style de Quinaut est beaucoup plus facile que celui de Despréaux, comme le style d’Ovide l’emporte en facilité sur celui de Perse. Cette facilité en Peinture, en Musique, en Éloquence, en Poésie, consiste dans un naturel heureux, qui n’admet aucun tour de recherche, & qui peut se passer de force & de profondeur. Ainsi les tableaux de Paul Veronese ont un air plus facile & moins fini que ceux de Michel-Ange. Les symphonies de Rameau sont supérieures à celles de Lulli, & semblent moins faciles. Bossuet est plus véritablement éloquent & plus facile que Flechier. Rousseau dans ses épîtres n’a pas à beaucoup près la facilité & la vérité de Despréaux. Le commentateur de Despréaux dit que ce poëte exact & laborieux avoit appris à l’illustre Racine à faire difficilement des vers ; & que ceux qui paroissent faciles, sont ceux qui ont été faits avec le plus de difficulté. Il est très-vrai qu’il en coûte souvent pour s’exprimer avec clarté : il est vrai qu’on peut arriver au naturel par des efforts ; mais il est vrai aussi qu’un heureux génie produit souvent des beautés faciles sans aucune peine, & que l’enthousiasme va plus loin que l’art. La plûpart des morceaux passionnés de nos bons poëtes, sont sortis achevés de leur plume, & paroissent d’autant plus faciles qu’ils ont en effet été composés sans travail : l’imagination alors conçoit & enfante aisément. Il n’en est pas ainsi dans les ouvrages didactiques : c’est-là qu’on a besoin d’art pour paroître facile. Il y a, par exemple, beaucoup moins de facilité que de profondeur dans l’admirable essai sur l’homme de Pope. On peut faire facilement de très-mauvais ouvrages qui n’auront rien de gêné, qui paroîtront faciles, & c’est le partage de ceux qui ont sans génie la malheureuse habitude de composer. C’est en ce sens qu’un personnage de l’ancienne comédie, qu’on nomme italienne, dit à un autre :

Tu fais de méchans vers admirablement bien.

Le terme de facile est une injure pour une femme : c’est quelquefois dans la société une loüange pour un homme : c’est souvent un défaut dans un homme d’état. Les moeurs d’Atticus étoient faciles, c’étoit le plus aimable des Romains. La facile Cléopatre se donna à Antoine aussi aisément qu’à César. Le facile Claude se laissa gouverner par Agrippine. Facile n’est-là, par rapport à Claude, qu’un adoucissement, le mot propre est foible. Un homme facile est en général un esprit qui se rend aisément à la raison, aux remontrances ; un coeur qui se laisse fléchir aux prieres : & foible est celui qui laisse prendre sur lui trop d’autorité. Article de M. de Voltaire.

FACTION §

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Faction (Politique | Grammaire) §

FACTION, s. f. (Politiq. & Gram.) Le mot faction venant du latin facere, on l’employe pour signifier l’état d’un soldat à son poste en faction, les quadrilles ou les troupes des combattans dans le cirque, les factions vertes, bleues, rouges & blanches. Voyez Faction, (Hist. anc.) La principale acception de ce terme signifie un parti séditieux dans un état. Le terme de parti par lui-même n’a rien d’odieux, celui de faction l’est toûjours. Un grand homme & un médiocre peuvent avoir aisément un parti à la cour, dans l’armée, à la ville, dans la Littérature. On peut avoir un parti par son mérite, par la chaleur & le nombre de ses amis, sans être chef de parti. Le maréchal de Catinat, peu considéré à la cour, s’étoit fait un grand parti dans l’armée, sans y prétendre. Un chef de parti est toûjours un chef de faction : tels ont été le cardinal de Retz, Henri duc de Guise, & tant d’autres.

Un parti séditieux, quand il est encore foible, quand il ne partage pas tout l’état, n’est qu’une faction. La faction de César devint bientôt un parti dominant qui engloutit la république. Quand l’empereur Charles VI. disputoit l’Espagne à Philippe V. il avoit un parti dans ce royaume, & enfin il n’y eut plus qu’une faction ; cependant on peut dire toûjours le parti de Charles VI. Il n’en est pas ainsi des hommes privés. Descartes eut long-tems un parti en France, on ne peut dire qu’il eût une faction. C’est ainsi qu’il y a des mots synonymes en plusieurs cas, qui cessent de l’être dans d’autres. Article de M. de Voltaire.

FANTAISIE §

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Fantaisie (Grammaire) §

FANTAISIE, s. f. (Gramm.) signifioit autrefois l’imagination, & on ne se servoit guere de ce mot que pour exprimer cette faculté de l’ame qui reçoit les objets sensibles. Descartes, Gassendi, & tous les philosophes de leur tems, disent que les especes, les images des choses se peignent en la fantaisie ; & c’est de là que vient le mot fantôme. Mais la plûpart des termes abstraits sont reçûs à la longue dans un sens différent de leur origine, comme des instrumens que l’industrie employe à des usages nouveaux. Fantaisie veut dire aujourd’hui un desir singulier, un goût passager : il a eu la fantaisie d’aller à la Chine : la fantaisie du jeu, du bal, lui a passé. Un peintre fait un portrait de fantaisie, qui n’est d’après aucun modele. Avoir des fantaisies, c’est avoir des goûts extraordinaires qui ne sont pas de durée. Voyez l’article suivant. Fantaisie en ce sens est moins que bisarrerie & que caprice. Le caprice peut signifier un dégoût subit & déraisonnable. Il a eu la fantaisie de la musique, & il s’en est dégoûté par caprice. La bisarrerie donne une idée d’inconséquence & de mauvais goût, que la fantaisie n’exprime pas : il a eu la fantaisie de bâtir, mais il a construit sa maison dans un goût bisarre. Il y a encore des nuances entre avoir des fantaisies & être fantasque : le fantasque approche beaucoup plus du bisarre. Ce mot désigne un caractere inégal & brusque. L’idée d’agrément est exclue du mot fantasque, au lieu qu’il y a des fantaisies agréables. On dit quelquefois en conversation familiere, des fantaisies musquées ; mais jamais on n’a entendu par ce mot, des bisarreries d’hommes d’un rang supérieur qu’on n’ose condamner, comme le dit le dictionnaire de Trévoux : au contraire, c’est en les condamnant qu’on s’exprime ainsi ; & musquée en cette occasion est une explétive qui ajoûte à la force du mot, comme on dit sottise pommée, folie fieffée, pour dire sottise & folie complette. Article de M. de Voltaire.

FASTE §

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Faste (Grammaire) §

FASTE, s. m. (Gram.) vient originairement du latin fasti, jours de fêtes. C’est en ce sens qu’Ovide l’entend dans son poëme intitulé les fastes. Godeau a fait sur ce modele les fastes de l’église, mais avec moins de succès, la religion des romains payens étant plus propre à la poésie que celle des chrétiens ; à quoi on peut ajoûter qu’Ovide étoit un meilleur poëte que Godeau. Les fastes consulaires n’étoient que la liste des consuls. Voyez ci-après les articles Fastes (Histoire.)

Les fastes des magistrats étoient les jours où il étoit permis de plaider ; & ceux auxquels on ne plaidoit pas s’appelloient nefastes, nefasti, parce qu’alors on ne pouvoit parler, fari, en justice. Ce mot nefastus en ce sens ne signifioit pas malheureux ; au contraire, nefastus & nefandus furent l’attribut des jours infortunés en un autre sens, qui signifioit, jours dont on ne doit pas parler, jours dignes de l’oubli ; ille & nefasto te posuit die.

Il y avoit chez les Romains d’autres fastes encore, fasti urbis, fasti rustici ; c’étoit un calendrier à l’usage de la ville & de la campagne.

On a toûjours cherché dans ces jours de solennité à étaler quelque appareil dans ses vêtemens, dans sa suite, dans ses festins. Cet appareil étalé dans d’autres jours s’est appellé faste. Il n’exprime que la magnificence dans ceux qui par leur état doivent représenter ; il exprime la vanité dans les autres. Quoique [p. 6:419] le mot de faste ne soit pas toûjours injurieux, fastueux l’est toûjours. Il fit son entrée avec beaucoup de faste : c’est un homme fastueux : un religieux qui fait parade de sa vertu, met du faste jusque dans l’humilité même. Voyez l’article suivant.

Le faste n’est pas le luxe. On peut vivre avec luxe dans sa maison sans faste, c’est-à-dire sans se parer en public d’une opulence révoltante. On ne peut avoir de faste sans luxe. Le faste est l’étalage des dépenses que le luxe coûte. Art. de M. de Voltaire.

FAVEUR §

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Faveur (Morale) §

FAVEUR, s. f. (Morale.) Faveur, du mot latin favor, suppose plûtôt un bienfait qu’une récompense. On brigue sourdement la faveur ; on mérite & on demande hautement des récompense,. Le dieu Faveur, chez les mythologistes romains, étoit fils de la Beauté & de la Fortune. Toute faveur porte l’idée de quelque chose de gratuit ; il m’a fait la faveur de m’introduire, de me présenter, de recommander mon ami, de corriger mon ouvrage. La faveur des princes est l’effet de leur goût, & de la complaisance assidue ; la faveur du peuple suppose quelquefois du mérite, & plus souvent un hasard heureux. Faveur differe beaucoup de grace. Cet homme est en faveur auprès du roi, & cependant il n’en a point encore obtenu de graces. On dit, il a été reçu en grace. On ne dit point, il a été reçu en faveur, quoiqu’on dise être en faveur : c’est que la faveur suppose un goût habituel ; & que faire grace, recevoir en grace, c’est pardonner, c’est moins que donner sa faveur. Obtenir grace, c’est l’effet d’un moment ; obtenir la faveur est l’effet du tems. Cependant on dit également, faites-moi la grace, faites-moi la faveur de recommander mon ami. Des lettres de recommandation s’appelloient autrefois des lettres de faveur. Sévere dit dans la tragédie de Polieucte,

Je mourrois mille fois plûtôt que d’abuser
Des lettres de faveur que j’ai pour l’épouser.

On a la faveur, la bienveillance, non la grace du prince & du public. On obtient la faveur de son auditoire par la modestie : mais il ne vous fait pas grace si vous êtes trop long. Les mois des gradués, Avril & Octobre, dans lesquels un collateur peut donner un bénéfice simple au gradué le moins ancien, sont des mois de faveur & de grace.

Cette expression faveur signifiant une bienveillance gratuite qu’on cherche à obtenir du prince ou du public, la galanterie l’a étendue à la complaisance des femmes : & quoiqu’on ne dise point, il a eu des faveurs du roi, on dit, il a eu les faveurs d’une dame. Voyez l’article suivant. L’équivalent de cette expression n’est point connu en Asie, où les femmes sont moins reines.

On appelloit autrefois faveurs, des rubans, des gants, des boucles, des noeuds d’épée, donnés par une dame. Le comte d’Essex portoit à son chapeau un gant de la reine Elisabeth, qu’il appelloit faveur de la reine.

Ensuite l’ironie se servit de ce mot pour signifier les suites fâcheuses d’un commerce hasardé ; faveurs de Vénus, faveurs cuisantes, &c. Article de M. de Voltaire.

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FAVORI, FAVORITE §

FAVORI, FAVORITE, adject. m. & f. (Hist. & Morale.) Voyez Faveur. Ces mots ont un sens tantôt plus resserré tantôt plus étendu. Quelquefois favori emporte l’idée de puissance, quelquefois seulement il signifie un homme qui plaît à son maître.

Henri III. eut des favoris qui n’étoient que des mignons ; il en eut qui gouvernerent l’état, comme le duc de Joyeuse & d’Epernon : on peut comparer un favori à une piece d’or, qui vaut ce que veut le prince. Un ancien a dit : qui doit être le favori d’un rei ? c’est le peuple. On appelle les bons poëtes les favoris des Muses, comme les gens heureux les favoris de la fortune, parce qu’on suppose que les uns & les autres ont reçu ces dons sans travail. C’est ainsi qu’on appelle un terrain fertile & bien situé le favori de la nature.

La femme qui plaît le plus au sultan s’appelle parmi nous la sultane favorite ; on a fait l’histoire des favorites, c’est-à-dire des maîtresses des plus grands princes. Plusieurs princes en Allemagne ont des maisons de campagne qu’on appelle la favorite. Favori d’une dame, ne se trouve plus que dans les romans & les historietes du siecle passé. Voyez Faveur. Article de M. de Voltaire.

[p. 6:438]

FAUSSETÉ §

FAUSSETÉ, s. f. (Morale.) le contraire de la vérité. Ce n’est pas proprement le mensonge, dans lequel il entre toûjours du dessein. On dit qu’il y a eu cent mille hommes écrasés dans le tremblement de terre de Lisbonne, ce n’est pas un mensonge, c’est une fausseté. La fausseté est presque toûjours encore plus qu’erreur. La fausseté tombe plus sur les faits ; l’erreur sur les opinions. C’est une erreur de croire que le soleil tourne autour de la terre ; c’est une fausseté d’avancer que Louis XIV. dicta le testament de Charles II. La fausseté d’un acte est un crime plus grand que le simple mensonge ; elle designe une imposture juridique, un larcin fait avec la plume.

Un homme a de la fausseté dans l’esprit, quand il prend presque toûjours à gauche ; quand ne considérant pas l’objet entier, il attribue à un côté de l’objet ce qui appartient à l’autre, & que ce vice de jugement est tourné chez lui en habitude. Il a de la fausseté dans le coeur, quand il s’est accoûtumé à flater & à se parer des sentimens qu’il n’a pas ; cette fausseté est pire que la dissimulation, & c’est ce que les Latins appelloient simulatio. Il y a beaucoup de fausseté dans les Historiens, des erreurs chez les Philosophes, des mensonges dans presque tous les écrits polémiques, & encore plus dans les satyriques. Voy. Critique. Les esprits faux sont insupportables, & les coeurs faux sont en horreur. Article de M. de Voltaire.

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FÉCOND §

FECOND, adj. (Littérature.) est le synonyme de fertile quand il s’agit de la culture des terres : on peut dire également un terrein fécond & fertile ; fertiliser & féconder un champ. La maxime qu’il n’y a point de synonymes, veut dire seulement qu’on ne peut se servir dans toutes les occasions des mêmes mots. Voyez Dictionnaire, Encyclopédie, & Synonyme. Ainsi une femelle de quelqu’espece qu’elle soit n’est point fertile, elle est féconde. On féconde des oeufs, on ne les fertilise pas. La nature n’est pas fertile, elle est féconde. Ces deux expressions sont quelquefois également employées au figuré & au propre. Un esprit est fertile ou fécond en grandes idées. Cependant les nuances sont si délicates qu’on dit un orateur fécond, & non pas un orateur fertile ; fécondité, & non fertilité de paroles ; cette méthode, ce principe, ce sujet est d’une grande fécondité, & non pas d’une Brande fertilité. La raison en est qu’un principe, un sujet, une méthode, produisent des idées qui naissent les unes des autres comme des êtres successivement enfantés, ce qui a rapport à la génération. Bienheureux Scuderi, dont la fertile plume ; le mot fertile est-là bien placé, parce que cette plume s’exerçoit, se répandoit sur toutes sortes de sujets. Le mot fécond convient plus au génie qu’à la plume. Il y a des tems féconds en crimes, & non pas fertiles en crimes. L’usage enseigne toutes ces petites différences. Article de M. de Voltaire.

FÉLICITÉ §

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Felicite (Grammaire | Morale) §

FÉLICITÉ, s. f. (Gramm. & Morale.) est l’état permanent, du moins pour quelque tems, d’une ame contente, & cet état est bien rare. Le bonheur vient [p. 6:466] du dehors, c’est originairement une bonne heure. Un bonheur vient, on a un bonheur ; mais on ne peut dire, il m’est venu une félicité, j’ai eu une félicité : & quand on dit, cet homme joüit d’une félicité parfaite, une alors n’est pas prise numériquement, & signifie seulement qu’on croit que sa félicité est parfaite. On peut avoir un bonheur sans être heureux. Un homme a eu le bonheur d’échapper à un piége, & n’en est quelquefois que plus malheureux ; on ne peut pas dire de lui qu’il a éprouvé la félicité. Il y a encore de la différence entre un bonheur & le bonheur, différence que le mot félicité n’admet point. Un bonheur est un évenement heureux. Le bonheur pris indéfinitivement, signifie une suite de ces évenemens. Le plaisir est un sentiment agréable & passager, le bonheur considéré comme sentiment, est une suite de plaisirs, la prospérité une suite d’heureux évenemens, la félicité une joüissance intime de sa prospérité. L’auteur des synonymes dit que le bonheur est pour les riches, la félicite pour les sages, la béatitude pour les pauvres d’esprit ; mais le bonheur paroît plûtôt le partage des riches qu’il ne l’est en effet, & la félicité est un état dont on parle plus qu’on ne l’éprouve. Ce mot ne se dit guere en prose au pluriel, par la raison que c’est un état de l’ame, comme tranquillité, sagesse, repos ; cependant la poésie qui s’éleve au-dessus de la prose, permet qu’on dise dans Polieucte :

Ou leurs félicités doivent être infinies.
Que vos félicités, s’il se peut, soient parfaites.

Les mots, en passant du substantif au verbe, ont rarement la même signification. Féliciter, qu’on employe au lieu de congratuler, ne veut pas dire rendre heureux, il ne dit pas même se réjoüir avec quelqu’un de sa félicité, il veut dire simplement faire compliment sur un succès, sur un évenement agréable. Il a pris la place de congratuler, parce qu’il est d’une prononciation plus douce & plus sonore. Article de M. de Voltaire.

FERMETE §

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Fermete (Grammaire | Littérature) §

FERMETE, s. f. (Gramm. & Littér.) vient de ferme, & signifie autre chose que solidité & dureté. Une toile serrée, un sable battu, ont de la fermeté sans être durs ni solides. Il faut toûjours se souvenir que les modifications de l’ame ne peuvent s’exprimer que par des images physiques : on dit la fermeté de l’ame, de l’esprit ; ce qui ne signifie pas plus solidité ou dureté qu’au propre. La fermeté est l’exercice du courage de l’esprit ; elle suppose une résolution éclairée : l’opiniâtreté au contraire suppose de l’aveuglement. Ceux qui ont loüé la fermeté du style de Tacite, n’ont pas tant de tort que le prétend le P. Bouhours : c’est un terme hasardé, mais placé, qui exprime l’énergie & la force des pensées & du style. On peut dire que la Bruyere a un style ferme, & que d’autres écrivains n’ont qu’un style dur. Article de M. de Voltaire.

FEU §

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Feu (Littérature) §

Feu, (Littérat.) Après avoir parcouru les différentes acceptions de feu au physique, il faut passer au moral. Le feu, sur-tout en poésie, signifie souvent l’amour, & on l’employe plus élégamment au pluriel qu’au singulier. Corneille dit souvent un beau feu, pour un amour vertueux & noble : un homme a du feu dans la conversation, cela ne veut pas dire qu’il a des idées brillantes & lumineuses, mais des expressions vives, animées par les gestes. Le feu dans les écrits ne suppose pas non plus nécessairement de la lumiere & de la beauté, mais de la vivacité, des figures multipliées, des idées pressées. Le feu n’est un mérite dans le discours & dans les ouvrages que quand il est bien conduit. On a dit que les Poëtes étoient animés d’un feu divin, quand ils étoient sublimes : on n’a point de génie sans feu, mais on peut avoir du feu sans génie. Article de M. de Voltaire.

FIERTÉ §

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Fierte (Morale) §

FIERTÉ, s. f. (Morale.) est une de ces expressions, qui n’ayant d’abord été employées que dans un sens odieux, ont été ensuite détournées à un sens favorable. C’est un blâme quand ce mot signifie la vanité hautaine, altiere, orgueilleuse, dédaigneuse. C’est presque une loüange quand il signifie la hauteur d’une ame noble. C’est un juste éloge dans un général qui marche avec fierté à l’ennemi. Les écrivains ont loüé la fierté de la démarche de Louis XIV. Ils auroient dû se contenter d’en remarquer la noblesse. La fierté de l’ame sans hauteur est un mérite compatible avec la modestie. Il n’y a que la fierté dans l’air & dans les manieres qui choque ; elle déplaît dans les rois mêmes. La fierté dans l’extérieur, dans la société, est l’expression de l’orgueil : la fierté dans l’ame est de la grandeur. Les nuances sont si délicates, qu’esprit fier est un blâme, ame fiere une loüange ; c’est que par esprit fier, on entend un homme qui pense avantageusement de soi-même : & par ame fiere, on entend des sentimens élevés. La fierté annoncée par l’extérieur est tellement un défaut, que les petits qui louent bassement les grands de ce défaut, sont obligés de l’adoucir, ou plûtôt de le relever par une épithete, cette noble fierté. Elle n’est pas simplement la vanité qui consiste à se faire valoir par les petites choses, elle n’est pas la présomption qui se croit capable des grandes, elle n’est pas le dédain qui ajoûte encore le mépris des autres à l’air de la grande opinion de soi-même, mais elle s’allie intimement avec tous ces défauts. On s’est servi de ce mot dans les romans & dans les vers, sur-tout dans les opéra, pour exprimer la sévérité de la pudeur ; on y rencontre par-tout vaine fierté, rigoureuse fierté. Les poetes ont eu peut-être plus de raison qu’ils ne pensoient. La fierté d’une femme n’est pas simplement la pudeur sévere, l’amour du devoir, mais le haut prix que son amour propre met à sa beauté. On a dit quelquefois la fierté du pinceau, pour signifier des touches libres & hardies. Article de M. de Voltaire.

FIGURÉ §

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Figuré §

Figuré, adj. (Littér.) exprimé en figure. On dit un ballet figuré, qui représente ou qu’on croit representer une action, une passion, une saison, ou qui simplement forme des figures par l’arrangement des danseurs deux à deux, quatre à quatre : copie figurée, parce qu’elle exprime précisément l’ordre & la disposition de l’original : vérité figurée par une fable, par une parabole : l’Eglise figurée par la jeune épouse du cantique des cantiques : l’ancienne Rome figurée par Babylone : style figuré par les expressions métaphoriques qui figurent les choses dont on parle, & qui les défigurent quand les métaphores ne sont pas justes.

L’imagination ardente, la passion, le desir souvent trompé de plaire par des images surprenantes, produisent le style figuré. Nous ne l’admettons point dans l’histoire, car trop de métaphores nuisent à la clarté ; elles nuisent même à la vérité, en disant plus ou moins que la chose même. Les ouvrages didactiques reprouvent ce style. Il est bien moins à sa place dans un sermon, que dans une oraison funebre ; parce que le sermon est une instruction dans laquelle on annonce la vérité, l’oraison funebre une déclamation dans laquelle on exagere. La Poésie d’enthousiasme, comme l’épopée, l’ode, est le genre qui reçoit le plus ce style. On le prodigue moins dans la tragédie, où le dialogue doit être aussi naturel qu’élevé : encore moins dans la comédie, dont le style doit être plus simple.

C’est le goût qui fixe les bornes qu’on doit donner au style figuré dans chaque genre. Balthasar Gratian dit, que les pensées partent des vastes côtes de la mémoire, s’embarquent sur la mer de l’imagination, arrivent au port de l’esprit pour être enregistrées à la doüane de l’entendement.

Un autre défaut du style figuré est l’entassement des figures incohérentes : un poëte, en parlant de quelques philosophes, les a appellés d’ambitieux pigmées, qui sur leurs piés vainement redressés, & sur des monts d’argumens entassés, &c. Quand on écrit contre les Philosophes, il faudroit mieux écrire. Les Orientaux employent presque toûjours le style figuré, même dans l’histoire : ces peuples connoissant peu la société, ont rarement eu le bon goût que la société donne, & que la critique éclairée épure.

L’allégorie dont ils ont été les inventeurs, n’est pas le style figuré. On peut dans une allégorie ne point employer les figures, les métaphores, & dire avec simplicité ce qu’on a inventé avec imagination. Platon a plus d’allégories encore que de figures ; il les exprime élégamment, mais sans faste.

Presque toutes les maximes des anciens Orientaux & des Grecs, sont dans un style figuré. Toutes ces sentences sont des métaphores, de courtes allégories ; & c’est-là que le style figuré fait un très-grand effet en ébranlant l’imagination, & en se gravant dans la mémoire. Pythagore dit, dans la tempête adorez l’écho, pour signifier, dans les troubles civils retirez- vous a la campagne. N’attisez pas le feu avec l’épée, pour dire, n’irritez pas les esprits échauffés. Il y a dans toutes les langues beaucoup de proverbes communs qui sont dans le style figuré. Article de M. de Voltaire.

FINESSE §

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Finesse (Grammaire) §

FINESSE, s. f. (Gramm.) ne signifie ni au propre ni au figuré mince, leger, délié, d’une contexture rare, foible, ténue ; elle exprime quelque chose de délicat & de fini. Un drap leger, une toile lâche, une dentelle foible, un galon mince, ne sont pas toûjours [p. 6:816] fins. Ce mot a du rapport avec finir : de-là viennent les finesses de l’art ; ainsi l’on dit la finesse du pinceau de Vanderwerf, de Mieris ; on dit un cheval fin, de l’or fin, un diamant fin. Le cheval fin est opposé au cheval grossier ; le diamant fin au faux ; l’or fin ou affiné, à l’or mêlé d’alliage. La finesse se dit communément des choses déliées, & de la legereté de la main-d’oeuvre. Quoiqu’on dise un cheval fin, on ne dit guere la finesse d’un cheval. On dit la finesse des cheveux, d’une dentelle, d’une étoffe. Quand on veut par ce mot exprimer le defaut ou le mauvais emploi de quelque chose, on ajoûte l’adverbe trop. Ce fil s’est cassé, il étoit trop fin ; cette étoffe est trop fine pour la saison.

La finesse, dans le sens figuré, s’applique à la conduite, aux discours, aux ouvrages d’esprit. Dans la conduite, finesse exprime toûjours, comme dans les Arts, quelque chose de délié ; elle peut quelquefois subsister sans l’habileté ; il est rare qu’elle ne soit pas mêlée d’un peu de fourberie ; la politique l’admet, & la société la réprouve. Le proverbe des finesses cousues de fil blanc, prouve que ce mot au sens figuré, vient du sens propre de couture fine, d’étoffe fine.

La finesse n’est pas tout-à fait la subtilité. On tend un piége avec finesse, on en échappe avec subtilité ; on a une conduite fine, on joue un tour subtil ; on inspire la défiance, en employant toûjours la finesse. On se trompe presque toujours en entendant finesse à tout. La finesse dans les ouvrages d’esprit, comme dans la conversation, consiste dans l’art de ne pas exprimer directement sa pensée, mais de la laisser aisément appercevoir : c’est une énigme dont les gens d’esprit devinent tout d’un coup le mot. Un chancelier offrant un jour sa protection au parlement, le premier président se tournant vers sa compagnie : Messieurs, dit-il, remercions M. le chancelier, il nous donne plus que nous ne lui demandons ; c’est-là une répartie très-fine. La finesse dans la conversation, dans les écrits, differe de la délicatesse ; la premiere s’étend également aux choses piquantes & agréables, au blâme & à la loüange même, aux choses même indécentes, couvertes d’un voile à travers lequel on les voit sans rougir. On dit des choses hardies avec finesse. La délicatesse exprime des sentimens doux & agréables, des loüanges fines ; ainsi la finesse convient plus à l’épigramme, la délicatesse au madrigal. Il entre de la délicatesse dans les jalousies des amans ; il n’y entre point de finesse. Les loüanges que donnoit Despréaux à Louis XIV. ne sont pas toûjours également délicates ; ses satyres ne sont pas toûjours assez fines. Quand Iphigénie dans Racine a reçu l’ordre de son pere de ne plus revoir Achille, elle s’écrie : dieux plus doux vous n’aviez demandé que ma vie. Le véritable caractere de ce vers est plûtôt la délicatesse que la finesse. Article de M. de Voltaire.

FLEURI §

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Fleuri (Littérature) §

FLEURI, adj. (Littér.) qui est en fleur, arbre fleuri, rosier fleuri ; on ne dit point des fleurs qu’elles fleurissent, on le dit des plantes & des arbres. Teint fleuri, dont la carnation semble un mélange de blanc & de couleur de rose. On a dit quelquefois, c’est un esprit fleuri, pour signifier un homme qui possede une littérature legere, & dont l’imagination est riante.

Un discours fleuri est rempli de pensées plus agréables que fortes, d’images plus brillantes que sublimes, de termes plus recherchés qu’énergiques : cette métaphore si ordinaire est justement prise des fleurs qui ont de l’éclat sans solidité. Le style fleuri ne messied pas dans ces harangues publiques, qui ne sont que des complimens. Les beautés legeres sont à leur place, quand on n’a rien de solide à dire : mais le style fleuri doit être banni d’un plaidoyer, d’un sermon, de tout livre instructif. En bannissant le style fleuri, on ne doit pas rejetter les images douces & riantes, qui entreroient naturellemens dans le sujet. Quelques fleurs ne sont pas condamnables ; mais le style fleuri doit être proscrit dans un sujet solide. Ce style convient aux pieces de pur agrément, aux idyles, aux églogues, aux descriptions des saisons, des jardins ; il remplit avec grace une stance de l’ode la plus sublime, pourvû qu’il soit relevé par des stances d’une beauté plus mâle. Il convient peu à la comédie qui étant l’image de la vie commune, doit être généralement dans le style de la conversation ordinaire. Il est encore moins admis dans la tragédie, qui est l’empire des grandes passions & des grands intérêts ; & si quelquefois il est reçû dans le genre tragique & dans le comique, ce n’est que dans quelques descriptions où le coeur n’a point de part, & qui amusent l’imagination avant que l’ame soit touchée ou occupée. Le style fleuri nuiroit à l’intérêt dans la tragédie, & affoibliroit le ridicule dans la comédie. Il est très à sa place dans un opéra françois, où d’ordinaire on effleure plus les passions qu’on ne les traite.

Le style fleuri ne doit pas être confondu avec le style doux.

Ce fut dans ces jardins, où par mille détours
Inachus prend plaisir à prolonger son cours ;
Ce fut sur ce charmant rivage
Que sa fille volage
Me promit de m’aimer toûjours.
Le Zéphyr fut témoin, l’onde fut attentive,
Quand la nymphe jura de ne changer jamais :
Mais le Zéphyr leger, & l’Onde fugitive,
Ont bien-tôt emporté les sermens qu’elle a faits.

C’est-là le modele du style fleuri. On pourroit donner pour exemple du style doux, qui n’est pas le doucereux, & qui est moins agréable que le style fleuri, ces vers d’un autre opéra :

Plus j’observe ces lieux, & plus je les admire ;
Ce fleuve coule lentement,
Et s’éloigne à regret d’un séjour si charmant.

Le premier morceau est fleuri, presque toutes les paroles sont des images riantes. Le second est plus dénué de ces fleurs ; il n’est que doux. Article de M. de Voltaire.

FOIBLE §

[p. 7:27]

Foible (Grammaire) §

FOIBLE, subst. m. (Grammaire.) qu’on prononce faible, & que plusieurs écrivent ainsi, est le contraire de fort, & non de dur & de solide. Il peut se dire de presque tous les êtres. Il reçoit souvent l’article de : le fort & le foible d’une épée ; foible de reins ; armée foible de cavalerie ; ouvrage philosophique foible de raisonnement, &c.

Le foible du coeur n’est point le foible de l’esprit ; le foible de l’ame n’est point celui du coeur. Une ame foible of sans ressort & sans action ; elle se laisse aller à ceux qui la gouvernent. Un coeur foible s’amollit aisément, change facilement d’inclinations, ne résiste point à la séduction, à l’ascendant qu’on veut prendre sur lus, & peut subsister avec un esprit fort ; car on peut penser fortement, & agir foiblement. L’esprit foible reçoit les impressions sans les combattre, embrasse les opinions sans examen, s’effraye sans cause, tombe naturellement dans la superstition. Voyez Foible. (Morale).

Un ouvrage peut être foible par les pensées ou par le style ; par les pensées ; quand elles sont trop communes, ou lorsqu’étant justes, elles ne sont pas assez approfondies ; par le style, quand il est dépourvû d’images, de tours, de figures qui reveillent l’attention. Les oraisons funebres de Mascaron sont foibles, & son style n’a point de vie en comparaison de Bossuet. Toute harangue est foible, quand elle n’est pas relevée par des tours ingénieux & par des expressions énergiques ; mais un plaidoyer est foible, quand avec tout le secours de l’éloquence & toute la véhémence de l’action, il manque le raisons. Nul ouvrage philosophique n’est foible, malgré la foiblefse d’un style lâche, quand le raisonnement est juste & profond. Une tragédie est foible, quoique le style en soit fort, quand l’intérêt n’est pas soûtenu. La comédie la mieux écrite est foible, si elle manque de ce que les Latins appelloient vis comica, la force comique : c’est ce que César reproche à Térence : lenibus atque utinam scriptis adjuncta foret vis. C’est sur-tout en quoi a péché souvent la comédie nommée larmoyante. Les vers foibles ne sont pas ceux qui péchent contre les regles, mais contre le génie ; qui dans leur mécanique sont sans variété, sans choix de termes, sans heureuses inversions, & qui dans leur poésie conservent trop la simplicité de la prose. On ne peut mieux sentir cette différence, qu’en comparant les endroits que Racine, & Campistron son imitateur, ont traités. Article de M. de Voltaire.

FORCE §

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Force (Grammaire | Littérature) §

FORCE, s. f. (Gramm. & Littér.) ce mot a été transporté du simple au figuré.

Force se dit de toutes les parties du corps qui sont en mouvement, en action ; la force du coeur, que quelques-uns ont fait de quatre cents livres, & d’autres de trois onces ; la force des visceres, des poumons, de la voix ; à force de bras.

On dit par analogie, faire force de voiles, de rames ; rassembler ses forces ; connoître, mesurer ses [p. 7:110] forces ; aller, entreprendre au-delà de ses forces ; le travail de l’Encyclopédie est au-dessus des forces de ceux qui se sont déchaînés contre ce livre. On a long-tems appellé forces de grands ciseaux (Voyez Forces, Arts méch.) ; & c’est pourquoi dans les états de la ligue on fit une estampe de l’ambassadeur d’Espagne, cherchant avec ses lunettes ses ciseaux qui étoient à terre, avec ce jeu de mots pour inscription, j’ai perdu mes forces.

Le style très-familier admet encore, force gens, forces gibier, force fripons, force mauvais critiques. On dit, à force de travailler il s’est épuisé ; le fer s’affoiblit à force de le polir.

La métaphore qui a transporté ce mot dans la Morale, en a fait une vertu cardinale. La force en ce sens est le courage de soûtenir l’adversité, & d’entreprendre des choses vertueuses & difficiles, animi fortitudo.

La force de l’esprit est la pénétration, & la profondeur, ingenii vis. La nature la donne comme celle du corps ; le travail modéré les augmente, & le travail outré les diminue.

La force d’un raisonnement consiste dans une exposition claire, des preuves exposées dans leur jour, & une conclusion juste ; elle n’a point lieu dans les théorèmes mathématiques, parce qu’une démonstration ne peut recevoir plus ou moins d’évidence, plus ou moins de force ; elle peut seulement procéder par un chemin plus long ou plus court, plus simple ou plus compliqué. La force du raisonnement a sur-tout lieu dans les questions problématiques. La force de l’éloquence n’est pas seulement une suite de raisonnemens justes & vigoureux, qui subsisteroient avec la sécheresse ; cette force demande de l’embonpoint, des images frappantes, des termes énergiques. Ainsi on a dit que les sermons de Bourdaloue avoient plus de force, ceux de Massillon plus de graces. Des vers peuvent avoir de la force, & manquer de toutes les autres beautés. La force d’un vers dans notre langue vient principalement de l’art de dire quelque chose dans chaque hémystiche :

Et monté sur le faîte, il aspire à descendre.
L’éternel est son nom, le monde est son ouvrage.

Ces deux vers pleins de force & d’élégance, sont le meilleur modele de la Poésie.

La force dans la Peinture est l’expression des muscles, que des touches ressenties font paroître en action sous la chair qui les couvre. Il y a trop de force quand ces muscles sont trop prononcés. Les attitudes des combattans ont beaucoup de force dans les batailles de Constantin, dessinées par Raphael & par Jules romain, & dans celles d’Alexandre peintes par le Brun. La force outrée est dure dans la Peinture, empoulée dans la Poésie.

Des philosophes ont prétendu que la force est une qualité inhérente à la matiere ; que chaque particule invisible, ou plûtôt monade, est doüée d’une force active : mais il est aussi difficile de démontrer cette assertion, qu’il le seroit de prouver que la blancheur est une qualité inhérente à la matiere, comme le dit le dictionnaire de Trévoux à l’article Inhérent.

La force de tout animal a reçu son plus haut degré, quand l’animal a pris toute sa croissance ; elle décroît, quand les muscles ne reçoivent plus une nourriture égale, & cette nourriture cesse d’être égale quand les esprits animaux n’impriment plus à ces muscles le mouvement accoûtumé. Il est si probable que ces esprits animaux sont du feu, que les vieillards manquent de mouvement, de force, à mesure qu’ils manquent de chaleur. Voyez les articles suivans. Article de M. de Voltaire.

FRANCHISE §

[p. 7:283]

Franchise (Histoire | Morale) §

FRANCHISE, s. f. (Hist. & Morale.) mot qui donne toûjours une idée de liberté dans quelque sens [p. 7:284] qu’on le prenne ; mot venu des Francs, qui étoient libres : il est si ancien, que lorsque le Cid assiégea & prit Tolede dans l’onzieme siecle, on donna des franchies ou franchises aux François qui étoient venus à cette expédition, & qui s’établirent à Tolede. Toutes les villes murées avoient des franchises, des libertés, des priviléges jusque dans la plus grande anarchie du pouvoir féodal. Dans tous les pays d’états, le souverain juroit à son avenement de garder leurs franchises.

Ce nom qui a été donné généralement aux droits des peuples, aux immunités, aux asyles, a été plus particulierement affecté aux quartiers des ambassadeurs à Rome ; c’étoit un terrein autour de leurs palais ; & ce terrein étoit plus ou moins grand, selon la volonté de l’ambassadeur : tout ce terrein étoit un asyle aux criminels ; on ne pouvoit les y poursuivre : cette franchise fut restreinte sous Innocent XI. à l’enceinte des palais. Les églises & les couvens en Italie ont la même franchise, & ne l’ont point dans les autres états. Il y a dans Paris plusieurs lieux de franchises, où les débiteurs ne peuvent être saisis pour leurs dettes par la justice ordinaire, & où les ouvriers peuvent exercer leurs métiers sans être passés maîtres. Les ouvriers ont cette franchise dans le faubourg S. Antoine ; mais ce n’est pas un asyle, comme le temple.

Cette franchise, qui exprime originairement la liberté d’une nation, d’une ville, d’un corps, a bientôt après signifié la liberté d’un discours d’un conseil qu’on donne, d’un procédé dans une affaire : mais il y a une grande nuance entre parler avec franchise, & parler avec liberté. Dans un discours à son supérieur, la liberté est une hardiesse ou mesurée ou trop forte ; la franchise se tient plus dans les justes bornes, & est accompagnée de candeur. Dire son avis avec liberté, c’est ne pas craindre ; le dire avec franchise, c’est n’écouter que son coeur. Agir avec liberté, c’est agir avec indépendance ; procéder avec franchise, c’est se conduire ouvertement & noblement. Parler avec trop de liberté, c’est marquer de l’audace ; parler avec trop de franchise, c’est trop ouvrir son coeur. Article de M. de Voltaire.

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FRANÇOIS, ou FRANÇAIS §

FRANÇOIS, ou FRANÇAIS, s. m. (Hist. Littérat. & Morale.) On prononce aujourd’hui Français, & quelques auteurs l’écrivent de même ; ils en donnent pour raison, qu’il faut distinguer Français qui signifie une nation, de François qui est un nom propre, comme S. François, ou François I. Toutes les nations adoucissent [p. 7:285] à la longue la prononciation des mots qui sont le plus en usage ; c’est ce que les Grecs appelloient euphonie. On prononçoit la diphtongue oi rudement, au commencement du seizieme siecle. La cour de François Ier adoucit la langue, comme les esprits : de-là vient qu’on ne dit plus François par un o, mais, Français ; qu’on dit, il aimait, il croyait, & non pas, il aimoit, il croyoit, &c.

Les François avoient été d’abord nommés Francs ; & il est à remarquer que presque toutes les nations de l’Europe accourcissoient les noms que nous alongeons aujourd’hui. Les Gaulois s’appelloient Velchs, nom que le peuple donne encore aux François dans presque toute l’Allemagne ; & il est indubitable que les Welchs d’Angleterre, que nous nommons Galois, sont une colonie de Gaulois.

Lorsque les Francs s’établirent dans le pays des premiers Velchs, que les Romains appelloient Gallia, la nation se trouva composés des anciens Celtes ou Gaulois subjugués par César, des familles romaines qui s’y étoient établies, des Germains qui y avoient déjà fait des émigrations, & enfin des Francs qui se rendirent maîtres du pays sous leur chef Clovis. Tant que la monarchie qui réunit la Gaule & la Germanie subsista, tous les peuples, depuis la source du Veser jusqu’aux mers des Gaules, porterent le nom de Francs. Mais lorsqu’en 843, au congrès de Verdun, sous Charles le Chauve, la Germanie & la Gaule furent séparées ; le nom de Francs resta aux peuples de la France occidentale, qui retint seule le nom de France.

On ne connut guere le nom de François, que vers le dixieme siecle. Le fond de la nation est de familles gauloises, & le caractere des anciens Gaulois a toûjours subsisté.

En effet, chaque peuple a son caractere, comme chaque homme ; & ce caractere général est formé de toutes les ressemblances que la nature & l’habitude ont mises entre les habitans d’un même pays, au milieu des variétés qui les distinguent. Ainsi le caractere, le génie, l’esprit françois, résultent de tout ce que les différentes provinces de ce royaume ont entr’elles de semblable. Les peuples de la Guienne & ceux de la Normandie different beaucoup : cependant on reconnoît en eux le génie françois, qui forme une nation de ces différentes provinces, & qui les distingue au premier coup-d’oeil, des Italiens & des Allemands. Le climat & le sol impriment évidemment aux hommes, comme aux animaux & aux plantes, des marques qui ne changent point ; celles qui dépendent du gouvernement, de la religion, de l’éducation, s’alterent : c’est-là le noeud qui explique comment les peuples ont perdu une partie de leur ancien caractere, & ont conserve l’autre. Un peuple qui a conquis autrefois la moitié de la terre, n’est plus reconnoissable aujourd’hui sous un gouvernement sacerdotal : mais le fond de son ancienne grandeur d’ame subsiste encore, quoique caché sous la foiblesse.

Le gouvernement barbare des Turcs a énervé de même les Egyptiens & les Grecs, sans avoir pû détruire le fond du caractere, & la trempe de l’esprit de ces peuples.

Le fond du François est tel aujourd’hui, que César a peint le Gaulois, prompt à se résoudre, ardent à combattre, impétueux dans l’attaque, se rébutant aisément. César, Agatias, & d’autres, disent que de tous les barbares le Gaulois étoit le plus poli : il est encore dans le tems le plus civilisé, le modele de la politesse de ses voisins.

Les habitans des côtes de la France furent toûjours propres à la Marine ; les peuples de la Guienne composerent toûjours la meilleure infanterie : ceux qui habitent les campagnes de Blois & de Tours, ne sont pas, dit le Tasse,

. . . . . . Gente robusta, e faticosa.
La terra molle, e lieta, e dilettosa,
Simili a se gli abitator produce.

Mais comment conciliet le caractere des Parisiens de nos jours, avec celui que l’empereur Julien, le premier des princes & des hommes après Marc-Aurele, donne aux Parisiens de son tems ? J’aime ce peuple, dit-il dans son Misopogon, parce qu’il est serieux & severe comme moi. Ce sérieux qui semble banni aujourd’hui d’une ville immense, devenue le centre des plaisirs, devoit regner dans une ville alors petite. dénuée d’amusemens : l’esprit des Parisiens a change en cela malgré le climat.

L’affluence du peuple, l’opulence, l’oisiveté, qui ne peut s’occuper que des plaisirs & des arts, & non du gouvernement, ont donné un nouveau tour d’esprit à un peuple entier.

Comment expliquer encore par quels degrés ce peuple a passé des fureurs qui le caractériserent du tems du roi Jean, de Charles VI. de Charles IX. de Henri III. & de Henri IV. même, à cette douce facilité de moeurs que l’Europe chérit en lui ? C’est que les orages du gouvernement & ceux de la religion pousserent la vivacité des esprits aux emportemens de la faction & du fanatisme ; & que cette même vivacité, qui subsistera toûjours, n’a aujourd’hui pour objet que les agrémens de la société. Le Parisien est impétueux dans ses plaisirs, comme il le fut autrefois dans ses fureurs. Le fonds du caractere qu’il tient du climat, est toûjours le même. S’il cultive aujourd’hui tous les arts dont il fut privé si long-tems, ce n’est pas qu’il ait un autre esprit, puisqu’il n’a point d’autres organes, mais c’est qu’il a eu plus de secours ; & ces secours il ne se les est pas donnés lui même, comme les Grecs & les Florentins, chez qui les Arts sont nés, comme des fruits naturels de leur terroir ; le François les a reçûs d’ailleurs : mais il a cultivé heureusement ces plantes étrangeres ; & ayant tout adopté chez lui, il a presque tout perfectionné.

Le gouvernement des François fut d’abord celui de tous les peuples du nord : tout se régloit dans des assemblées générales de la nation : les rois étoient les chefs de ces assemblées ; & ce fut presque la seule administration des François dans les deux premieres races, jusqu’à Charles le Simple.

Lorsque la monarchie fut démembrée dans la décadence de la race Carlovingienne ; lorsque le royaume d’Arles s’éleva, & que les provinces furent occupées par des vassaux peu dépendans de la couronne, le nom de François fut plus restreint ; & sous Hugues-Capet, Robert, Henri, & Philippe, on n’appella François que les peuples en-deçà de la Loire. On vit alors une grande diversité dans les moeurs comme dans les lois des provinces demeurées à la couronne de France. Les seigneurs particuliers qui s’étoient rendus les maîtres de ces provinces, introduisirent de nouvelles coûtumes dans leurs nouveaux états. Un breton, un habitant de Flandres, ont aujourd’hui quelque conformité, malgré la différence de leur caractere qu’ils tiennent du sol & du climat : mais alors ils n’avoient entre eux presque rien de semblable.

Ce n’est guere que depuis François I. que l’on vit quelque uniformité dans les moeurs & dans les usages : la cour ne commença que dans ce tems à servir de modele aux provinces réunies ; mais en général l’impétuosité dans la guerre, & le peu de discipline, furent toûjours le caractere dominant de la nation. La galanterie & la politesse commencerent à distinguer les François sous François I. les moeurs devinrent atroces depuis la mort de François II. Cependant au milieu de ces horreurs, il y avoit toûjours à la cour une politesse que les Allemands & les Anglois s’esforçoient d’imiter. On étoit déjà jaloux des François [p. 7:286] dans le reste de l’Europe, en cherchant à leur ressembler. Un personnage d’une comédie de Shakespear dit qu’à toute force on peut être poli sans avoir été à la cour de France.

Quoique la nation ait été taxée de legereté par César, & par tous les peuples voisins, cependant ce royaume si long-tems démembré, & si souvent prêt à succomber, s’est réuni & soûtenu principalement par la sagesse des négociations, l’adresse, & la patience. La Bretagne n’a été réunie au royaume, que par un mariage ; la Bourgogne, par droit de mouvance, & par l’habileté de Louis XI. le Dauphiné, par une donation qui fut le fruit de la politique ; le comté de Toulouse, par un accord soûtenu d’une armée ; la Provence, par de l’argent : un traité de paix a donné l’Alsace ; un autre traité a donné la Lorraine. Les Anglois ont été chassés de France autrefois, malgré les victoires les plus signalées ; parce que les rois de France ont sçû temporiser & profiter de toutes les occasions favorables. Tout cela prouve que si la jeunesse françoise est legere, les hommes d’un âge mûr qui la gouvernent, ont toûjours été très-sages : encore aujourd’hui, la Magistrature en général a des moeurs séveres, comme le rapporte Aurélien. Si les premiers succès en Italie, du tems de Charles VIII. furent dûs à l’impétuosité guerriere de la nation, les disgraces qui les suivirent vinrent de l’aveuglement d’une cour qui n’étoit composée que de jeunes gens. François premier ne fut malheureux que dans sa jeunesse, lorsque tout étoit gouverné par des favoris de son âge, & il rendit son royaume florissant dans un âge plus avancé.

Les François se servirent toûjours des mêmes armes que leurs voisins, & eurent à-peu-près la même discipline dans la guerre. Ils ont été les premiers qui ont quitté l’usage de la lance & des piques. La bataille d’Ivri commença à décrier l’usage des lances, qui fut bien-tôt aboli ; & sous Louis XIV. les piques ont été hors d’usage. Ils porterent des tuniques & des robes jusqu’au seizieme siecle. Ils quitterent sous Louis le Jeune l’usage de laisser croître la barbe, & le reprirent sous François premier, & on ne commença à se raser entierement que sous Louis XIV. Les habillemens changerent toûjours ; & les François au bout de chaque siecle, pouvoient prendre les portraits de leurs ayeux pour des portraits étrangers.

La langue françoise ne commença à prendre quelque forme que vers le dixieme siecle ; elle naquit des ruines du latin & du celte, mêlées de quelques mots tudesques. Ce langage étoit d’abord le romanum rusticum, le romain rustique ; & la langue tudesque fut la langue de la cour jusqu’au tems de Charles-le Chauve. Le tudesque demeura la seule langue de l’Allemagne, après la grande époque du partage en 843. Le romain rustique, la langue romance prévalut dans la France occidentale. Le peuple du pays de Vaud, du Vallais, de la vallée d’Engadina, & quelques autres cantons, conservent encore aujourd’hui des vestiges manifestes de cet idiome.

A la fin du dixieme siecle le françois se forma. On écrivit en françois au commencement du onzieme ; mais ce françois tenoit encore plus du romain rustique, que du françois d’aujourd’hui. Le roman de Philomena écrit au dixieme siecle en romain rustique, n’est pas dans une langue fort différente des lois normandes. On voit encore les origines celtes, latines, & allemandes. Les mots qui signifient les parties du corps humain, ou des choses d’un usage journalier, & qui n’ont rien de commun avec le latin ou l’allemand, sont de l’ancien gaulois ou celte ; comme tête, jambe, sabre, pointe, aller, parler, écouter, regarder, aboyer, crier, coûtume, ensemble, & plusieurs autres de cette espece. La plûpart des termes de guerre étoient francs ou allemands ; marche, maréchal, halte, bivouac, reitre, lansquenet. Presque tout le reste est latin ; & les mots latins furent tous abrégés selon l’usage & le génie des nations du Nord : ainsi de palatium palais, de lupus loup, d’Auguste Août, de Junius Juin, d’unctus oint, de purpura pourpre, de pretium prix, &c.... A peine restoit-il quelques vestiges de la langue greque qu’on avoit si long-tems parlée à Marseille.

On commença au douzieme siecle à introduire dans la langue quelques termes grecs de la philosophie d’Aristote ; & vers le seizieme on exprima par des termes grecs toutes les parties du corps humain, leurs maladies, leurs remedes : de-là les mots de cardiaque, céphalique, podagre, apoplectique, asthmatique, iliaque, empième, & tant d’autres. Quoique la langue s’enrichît alors du grec, & que depuis Charles VIII. elle tirât beaucoup de secours de l’italien déjà perfectionné, cependant elle n’avoit pas pris encore une consistance réguliere. François premier abolit l’ancien usage de plaider, de juger, de contracter en latin ; usage qui attestoit la barbarie d’une langue dont on n’osoit se servir dans les actes publics, usage pernicieux aux citoyens dont le sort étoit réglé dans une langue qu’ils n’entendoient pas. On fut alors obligé de cultiver le françois ; mais la langue n’étoit ni noble, ni réguliere. La syntaxe étoit abandonnée au caprice. Le génie de la conversation étant tourné à la plaisanterie, la langue devint très féconde en expressions burlesques & naïves, & très-stérile en termes nobles & harmonieux : de-là vient que dans les dictionnaires de rimes on trouve vingt termes convenables à la poésie comique, pour un d’un usage plus relevé ; & c’est encore une raison pour laquelle Marot ne réussit jamais dans le style sérieux, & qu’Amiot ne put rendre qu’avec naïveté l’élégance de Plutarque.

Le françois acquit de la vigueur sous la plume de Montagne ; mais il n’eut point encore d’elévation & d’harmonie. Ronsard gâta la langue en transportant dans la poésie françoise les composés grecs dent se set voient les Philosophes & les Medecins. Melherbe répara un peu le tort de Ronsard. La langue devint plus noble & plus harmonieuse par l’établissement de l’académie françoise, & acquit enfin dans le siecle de Louis XIV. la perfection où elle pouvoit être portée dans tous les genres.

Le génie de cette langue est la clarté & l’ordre : car chaque langue a son génie, & ce génie consiste dans la facilité que donne le langage de s’exprimer plus ou moins heureusement, d’employer ou de rejetter les tours familiers aux au’res langues. Le françois n’ayant point de déclinaisons, & étant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions greques & latines ; il oblige les mots à s’arranger dans l’ordre naturel des idées. On ne peut dire que d’une seule maniere, Plancus a pris soin des affaires de césar ; voilà le seul arrangement qu’on puisse donner à ces paroles. Exprimez cette phrase en latin, res Caesaris Plancus diligenter curavit ; on peut arranger ces mots de cent-vingt manieres sans faire tort au sens, & sans gêner la langue. Les verbes auxiliaires qui alongent & qui énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue françoise peu propre pour le style lapidaire. Ses verbes auxiliaires, ses pronoms, ses articles, son manque ce participes déclinables, & enfin sa marche uniforme, nuisent au grand enthousiasme de la Poésie : elle a moins de ressources en ce genre que l’italien & l’anglois ; mais cette gêne & cet esclavage même la rendent plus propre à la tragédie & à la comédie, qu’aucune langue de l’Europe. L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées & de construire ses phrases, répand dans cette langue une [p. 7:287] douceur & une facilité qui plaît à tous les peuples ; & le génie de la nation se mêlant au génie de la langue, a produit plus de livres agréablement écrits, qu’on n’en voit chez aucun autre peuple.

La liberté & la douceur de la société n’ayant été long-tems connues qu’en France, le langage en a reçu une délicatesse d’expression, & une finesse pleine de naturel qui ne se trouve guere ailleurs. On a quelquefois outré cette finesse ; mais les gens de goût ont sû toûjours la réduire dans de justes bornes.

Plusieurs personnes ont crû que la langue françoise s’étoit appauvrie depuis le tems d’Amiot & de Montaigne : en effet on trouve dans ces auteurs plusieurs expressions qui ne sont plus recevables ; mais ce sont pour la plûpart des termes familiers auxquels on a substitué des équivalens. Elle s’est enrichie de quantité de termes nobles & énergiques, & sans parler ici de l’éloquence des choses, elle a acquis l’éloquence des paroles. C’est dans le siecle de Louis XIV. comme on l’a dit, que cette éloquence a eu son plus grand éclat, & que la langue a été fixée. Quelques changemens que le tems & le caprice lui preparent, les bons auteurs du dix-septieme & du dix-huitieme siecles serviront toûjours de modele.

On ne devoit pas attendre que le françois dût se distinguer dans la Philosophie. Un gouvernement long-tems gothique étouffa toute lumiere pendant près de douze cents ans ; & des maitres d’erreurs payés pour abrutir la nature humaine, épaissirent encore les tenebres : cependant aujourd’hui il y a plus de philosophie dans Paris que dans aucune ville de la terre, & peut-être que dans toutes les villes ensemble, excepté Londres. Cet esprit de raison pénetre même dans les provinces. Enfin le génie françois est peut-être egal aujourd’hui à celui des Anglois en philosophie, peut-être supérieur à tous les autres peuples depuis 80 ans, dans la Littérature, & le premier sans doute pour les douceurs de la société, & pour cette politesse si aisée, si naturelle, qu’on appelle improprement urbanité. Article de M. de Voltaire.

FROID §

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Froid (Belles-Lettres) §

Froid, (Belles-Lettres.) on dit qu’un morceau de poésie, d’éloquence, de musique, un tableau même est froid, quand on attend dans ces ouvrages une expression animée qu’on n’y trouve pas. Les autres arts ne sont pas si susceptibles de ce défaut. Ainsi L’Architecture, la Géométrie, la Logique, la Métaphysique, tout ce qui a pour unique mérite la justesse, ne peut être ni échauffé ni refroidi. Le tableau de la famille de Darius peint par Mignard, est très froid, en comparaison du tableau de Lebrun, parce qu’on ne trouve point dans les personnages de Mignard, cette même affliction que Lebrun a si vivement exprimée sur le visage & dans les attitudes des princesses persanes. Une statue même peut être froide. On doit voir la crainte & l’horreur dans les traits d’une Andromede, l’effort de tous les muscles & une colere mêlée d’audace dans l’attitude & sur le front d’un Hercule qui soûleve Anthée.

Dans la Poésie, dans l’éloquence, les grands mouvemens des passions deviennent froids quand ils sont exprimés en termes trop communs, & dénués d’imagination. C’est ce qui fait que l’amour qui est si vif dans Racine, est languissant dans Campistron son imitateur.

Les sentimens qui échappent à une ame qui veut les cacher, demandent au contraire les expressions les plus simples. Rien n’est si vif, si animé que ces vers du Cid, va, je ne te hais point.... tu le dois.... je ne puis. Ce sentiment deviendroit froid s’il étoit relevé par des termes étudiés.

C’est par cette raison que rien n’est si froid que le style empoulé. Un héros dans une tragédie dit qu’il a essuyé une tempête, qu’il a vû périr son ami dans cet orage. Il touche, il intéresse s’il parle avec douleur de sa perte, s’il est plus occupé de son ami que de tout le reste. Il ne touche point, il devient froid, s’il fait une description de la tempête, s’il parle de source de feu bouillonnant sur les eaux, & de la foudre qui gronde & qui frappe à sillons redoublés la terre & l’onde. Ainsi le style froid vient tantôt de la stérilité, tantôt de l’intempérance des idées ; souvent d’une diction trop commune, quelquefois d’une diction trop recherchée.

L’auteur qui n’est froid que parce qu’il est vif à contre-tems, peut corriger ce défaut d’une imagination trop abondante. Mais celui qui est froid parce qu’il manque d’ame, n’a pas de quoi se corriger. On peut modérer son feu. On ne sauroit en acquérir. Article de M. de Voltaire.

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GALANT §

GALANT, adj. pris subst. (Gramm.) ce mot vient de gal, qui d’abord signifia gaieté & réjoüissance, ainsi qu’on le voit dans Alain Chartier & dans Froissard : on trouve même dans le roman de la rose, galandé, pour signifier orné, paré.

La belle fut bien atornée
Et d’un filet d’or galandée.

Il est probable que le gala des Italiens & le galan des Espagnols, sont dérivés du mot gal, qui paroît originairement celtique ; de-là se forma insensiblement galant, qui signifie un homme empressé à plaire : ce mot reçut une signification plus noble dans les tems de chevalerie, où ce desir de plaire se signaloit par des combats. Se conduire galamment, se tirer d’affaire galamment, veut même encore dire, se conduire en homme de coeur. Un galant homme, chez les Anglois, signifie un homme de courage : en France, il veut dire de plus, un homme à nobles procédés. Un homme galant est tout autre chose qu’un galant homme ; celui-ci tient plus de l’honnête homme, celui-là se rapproche plus du petit-maître, de l’homme à bonnes fortunes. Etre galant, en général, c’est chercher à plaire par des soins agréables, par des empressemens flatteurs. Voyez l’article Galanterie. Il a été très galant avec ces dames, veut dire seulement, il a montré quelque chose de plus que de la politesse : mais être le galant d’une dame, a une signification plus forte ; cela signifie être son amant ; ce mot n’est presque plus d’usage aujourd’hui que dans les vers familiers. Un galant est non-seulement un homme à bonne fortune ; mais ce mot porte avec soi quelque idée de hardiesse, & même d’effronterie : c’est en ce sens que la Fontaine a dit :

Mais un galant chercheur de pucelage.

Ainsi le même mot se prend en plusieurs sens. Il en est de même de galanterie, qui signifie tantôt coquetterie dans l’esprit, paroles flatteuses, tantôt présent de petits bijoux, tantôt intrigue avec une femme ou plusieurs ; & même depuis peu il a signifié ironiquement faveurs de Vénus : ainsi dire des galanteries, donner des galanteries, avoir des galanteries, attraper une galanterie, sont des choses toutes différentes. Presque tous les termes qui entrent fréquemment dans la conservation, reçoivent ainsi beaucoup de nuances qu’il est difficile de démêler : les mots techniques ont une signification plus précise & moins arbitraire. de Voltaire.

GARANT §

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Garant (Histoire) §

GARANT, adj. pris subst. (Hist.) est celui qui se rend responsable de quelque chose envers quelqu’un, & qui est obligé de l’en faire joüir. Le mot garant vient du celte & du tudesque warrant. Nous avons changé en g tous les doubles v, des termes que nous avons conservés de ces anciens langages. Warant signifie encore chez la plûpart des nations du nord, assûrance, garantie ; & c’est en ce sens qu’il veut dire en anglois édit du roi, comme signifiant promesse du roi. Lorsque dans le moyen âge les rois faisoient des traités, ils étoient garantis de part & d’autre par plusieurs chevaliers, qui juroient de faire observer le traité, & même qui le signoient, lorsque par hasard ils savoient écrire. Quand l’empereur Frédéric Barberousse céda tant de droits au pape Alexandre III. dans le célebre congrès de Venise en 1177, l’empereur mit son sceau à l’instrument, que le pape & les cardinaux signerent. Douze princes de l’Empire garantirent le traité par un serment sur l’évangile ; mais aucun d’eux ne signa. Il n’est point dit que le doge de Venise garantit cette paix qui se fit dans son palais.

Lorsque Philippe-Auguste conclut la paix en 1200 avec Jean roi d’Angleterre, les principaux barons de France & ceux de Normandie en jurerent l’observation comme cautions, comme parties garantes. [p. 7:480] Les François firent serment de combattre le roi de France s’il manquoit à sa parole, & les Normands de combattre leur souverain s’il ne tenoit pas la sienne.

Un connétable de Montmorenci ayant traité avec un comte de la Marche en 1227, pendant la minorité de Louis IX. jura l’observation du traité sur l’ame du roi.

L’usage de garantir les états d’un tiers, étoit très ancien, sous un nom different. Les Romains garantirent ainsi les possessions de plusieurs princes d’Asie & d’Afrique, en les prenant sous leur protection, en attendant qu’ils s’emparassent des terres protégées.

On doit regarder comme une garantie réciproque, l’alliance ancienne de la France & de la Castille de roi à roi, de royaume à royaume, & d’homme à homme.

On ne voit guere de traité où la garantie des états d’un tiers soit expressément stipulée, avant celui que la médiation de Henri IV : fit conclure entre l’Espagne & les Etats-Généraux en 1609. Il obtint que le roi d’Espagne Philippe III. reconnût les Provinces-Unies pour libres & souveraines ; il signa, & fit même signer au roi d’Espagne la garantie de cette souveraineté des sept provinces, & la république reconnut qu’elle lui devoit sa liberté. C’est sur-tout dans nos derniers tems que les traités de garantie ont été plus fréquens. Malheureusement ces garanties ont quelquefois produit des ruptures & des guerres ; & on a reconnu que la force est le meilleur garant qu’on puisse avoir. Article de M. de Voltaire.

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GAZETTE §

GAZETTE, s. f. (Hist. mod.) relation des affaires publiques. Ce fut au commencement du xvije siecle que cet usage utile fut inventé à Venise, dans le tems que l’Italie étoit encore le centre des négociations de l’Europe, & que Venise étoit toûjours l’asyle de la liberté. On appella ces feuilles qu’on donnoit une fois par semaine, gazettes, du nom de gazetta, petite monnoie revenante à un de nos demisous, qui avoit cours alors à Venise. Cet exemple fut ensuite imité dans toutes les grandes villes de l’Europe.

De tels journaux étoient établis à la Chine de tems immémorial ; on y imprime tous les jours la gazette de l’empire par ordre de la cour. Si cette gazette est vraie, il est à croire que toutes les vérités n’y sont pas. Aussi ne doivent-elles pas y être.

Le medecin Théophraste Renaudot donna en France les premieres gazettes en 1631 ; & il en eut le privilége, qui a été long-tems un patrimoine de sa famille. Ce privilége est devenu un objet important dans Amsterdam ; & la plûpart des gazettes des Provinces-Unies sont encore un revenu pour plusieurs familles de magistrats, qui payent les écrivains. La seule ville de Londres a plus de douze gazettes par semaine. On ne peut les imprimer que sur du papier timbré, ce qui n’est pas une taxe indifférente pour l’état.

Les gazettes de la Chine ne regardent que cet empire ; celles de l’Europe embrassent l’univers. Quoiqu’elles soient souvent remplies de fausses nouvelles, elles peuvent cependant fournir de bons matériaux pour l’Histoire ; parce que d’ordinaire les erreurs d’une gazette sont rectifiées par les suivantes, & qu’on trouve presque toutes les pieces autentiques que les souverains mêmes y font insérer. Les gazettes de France ont toûjours été revûes par le ministere. C’est pourquoi les auteurs ont toûjours employé certaines formules qui ne paroissent pas être dans les bienséances de la société, en ne donnant le titre de monsieur qu’à certaines personnes, & celui de sieur aux autres ; les auteurs ont oublié qu’ils ne parloient pas au nom du Roi. Ces journaux publics n’ont d’ailleurs été jamais souillés par la médisance, & ont été toûjours assez correctement écrits. Il n’en est pas de même des gazettes étrangeres. Celles de Londres, excepté celles de la cour, sont souvent remplies de cette indécence que la liberté de la nation autorise. Les gazettes françoises faites en pays étranger ont été rarement écrites avec pureté, & n’ont pas peu servi quelquefois à corrompre la langue. Un des grands défauts qui s’y sont glissés, c’est que les auteurs, en voyant la teneur des arrêts du conseil de France qui s’expriment suivant les anciennes formules, ont cru que ces formules étoient conformes à notre syntaxe, & ils les ont imitées dans leurs narrations ; c’est comme si un historien romain eût employé le style de la loi des douze tables. Ce n’est que dans le style des lois qu’il est permis de dire, le Roi auroit reconnu, le Roi auroit établi une lotterie. Mais il faut que le gazetier dise, nous apprenons que le Roi a établi, & non pas auroit établi une lotterie, &c... nous apprenons que les François ont pris Minorque, & non pas auroient pris Minorque. Le style de ces écrits doit être de la plus grande simplicité ; les épithetes y sont ridicules. Si le parlement a une audience du Roi, il ne faut pas dire, cet auguste corps a eu une audience, ces peres de la patrie ont revenus à cinq heures précises. On ne doit jamais prodiguer ces titres ; il ne faut les donner que dans les occasions où ils sont nécessaires. Son altesse dina avec Sa Majesté, & Sa Majesté mena ensuite son altesse à la comédie, après quoi son altesse joua avec Sa Majesté ; & les autres altesses & leurs excellences messieurs les ambassadeurs assisterent au repas que Sa Majesté donna à leurs altesses. C’est une affectation servile qu’il faut éviter. Il n’est pas nécessaire de dire que les termes injurieux ne doivent jamais être employés, sous quelque prétexte que ce puisse être.

A l’imitation des gazettes politiques, on commença en France à imprimer des gazettes littéraires en 1665 ; car les premiers journaux ne furent en effet que de simples annonces des livres nouveaux imprimés en Europe ; bien-tôt après on y joignit une critique modérée qu’elle étoit. Nous ne voulons point anticiper ici l’art. Journal ; nous ne voulons point anticiper ici l’art. Journal ; nous ne parlerons que de ces gazettes littéraires, dont on surchargea le public, qui avoit déjà de nombreux journaux de tous les pays de l’Europe, où les sciences sont cultivées. Ces gazettes parurent vers l’an 1723 à Paris sous plusieurs noms differens, nouvelliste du Parnasse, observations sur les écrits modernes, &c. La plûpart ont été faites uniquement pour gagner de l’argent ; & comme on n’en gagne point à loüer des auteurs, la satyre fit d’ordinaire le fonds de ces écrits. On y mêla souvent des personnalités odieuses ; la malignité en procura le débit ; mais la raison & le bon goût qui prévalent toûjours à la longue, les firent tomber dans le mépris & dans l’oubli. Article de M. de Voltaire.

Une espece de gazette très-utile dans une grande ville, & dont Londres a donné l’exemple, est celle dans laquelle on annonce aux citoyens tout ce qui doit se faire dans la semaine pour leur intérêt ou pour leur amusement ; les spectacles, les ouvrages nouveaux en tout genre ; tout ce que les particuliers veulent vendre ou acheter ; le prix des effets commerçables, celui des denrées ; en un mot tout ce qui [p. 7:535] peut contribuer aux commodités de la vie. Paris a imité en partie cet exemple depuis quelques années.

GENRE §

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Genre de Style §

Genre de Style, (Littérat.) Comme le genre d’exécution que doit employer tout artiste dépend de l’objet qu’il traite ; comme le genre du Poussin n’est point celui de Teniers, ni l’architecture d’un temple celle d’une maison commune, ni la musique d’un opéra tragédie celle d’un opéra bouffon : aussi [p. 7:595] chaque genre d’écrire a son style propre en prose & en vers. On sait assez que le style de l’histoire n’est point celui d’une oraison funebre ; qu’une dépêche d’ambassadeur ne doit point être écrite comme un sermon ; que la comédie ne doit point se servir des tours hardis de l’ode, des expressions pathétiques de la tragédie, ni des métaphores & des comparaisons de l’épopée.

Chaque genre a ses nuances différentes ; on peut au fond les réduire à deux, le simple & le relevé. Ces deux genres qui en embrassent tant d’autres ont des beautés nécessaires qui leur sont également communes ; ces beautés sont la justesse des idées, leur convenance, l’élégance, la propriété des expressions, la pureté du langage ; tout écrit, de quelque nature qu’il soit, exige ces qualités. Les différences consistent dans les idées propres à chaque sujet, dans les figures, dans les tropes ; ainsi un personnage de comédie n’aura ni idées sublimes ni idées philosophiques, un berger n’aura point les idées d’un conquérant, une épitre didactique ne respirera point la passion ; & dans aucun de ces écrits on n’employera ni métaphores hardies, ni exclamations pathétiques, ni expressions véhémentes.

Entre le simple & le sublime il y a plusieurs nuances ; & c’est l’art de les assortir qui contribue à la perfection de l’éloquence & de la poésie : c’est par cet art que Virgile s’est élevé quelquefois dans l’églogue ; ce vers

Ut vidi ! ut perii ! ut me malus abstulit error !

seroit aussi beau dans la bouche de Didon que dans celle d’un berger ; parce qu’il est naturel, vrai & élégant, & que le sentiment qu’il renferme convient à toutes sortes d’états. Mais ce vers

Custaneaeque nuces mea quas Amarillis amabat.

ne conviendroit pas à un personnage héroïque, parce qu’il a pour objet une chose trop petite pour un héros.

Nous n’entendons point par petit ce qui est bas & grossier ; car le bas & le grossier n’est point un genre, c’est un défaut.

Ces deux exemples font voir évidemment dans quel cas on doit se permettre le mélange des styles, & quand on doit se le défendre. La tragédie peut s’abaisser, elle le doit mème ; la simplicité releve souvent la grandeur selon le précepte d’Horace.

Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri.

Ainsi ces deux beaux vers de Titus si naturels & si tendres,

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toûjours la voir pour la premiere fois.

ne seroient point du tout déplacés dans le haut comique.

Mais ce vers d’Antiochus

Dans i’orient desert quel devint mon ennui !

ne pourroit convenir à un amant dans une comédie, parce que cette belle expression figurée dans l’orient desert, est d’un genre trop relevé pour la simplicité des brodequins.

Le défaut le plus condamnable & le plus ordinaire dans le mélange des styles, est celui de défigurer les sujets les plus sérieux en croyant les égayer par les plaisanteries de la conversation familiere.

Nous avons remarqué déjà au mot Esprit, qu’un auteur qui a écrit sur la Physique, & qui prétend qu’il y a eu un Hercule physicien, ajoûte qu’on ne pouvoit résister à un philosophe de cette force. Un autre qui vient d’écrire un petit livre (lequel il suppose être physique & moral) contre l’utilité de l’inoculation, dit que si on met en usage la petite vérole artificielle, la mort sera bien attrapée.

Ce défaut vient d’une affectation ridicule ; il en est un autre qui n’est que l’effet de la négligence, c’est de mêler au style simple & noble qu’exige l’histoire, ces termes populaires, ces expressions triviales que la bienséance réprouve. On trouve trop souvent dans Mezeray, & même dans Daniel qui ayant écrit long-tems après lui, devroit être plus correct ; qu’un général sur ces entrefaites se mit aux trousses de l’ennemi, qu’il suivit sa pointe, qu’il le battit à plate couture. On ne voit point de pareilles bassesses de style dans Tite-Live, dans Tacite, dans Guichardin, dans Clarendon.

Remarquons ici qu’un auteur qui s’est fait un genre de style, peut rarement le changer quand il change d’objet. La Fontaine dans ses opéra employe ce même genre qui lui est si naturel dans ses contes & dans ses fables. Benserade mit dans sa traduction des métamorphoses d’Ovide, le genre de plaisanterie qui l’avoit fait réussir à la cour dans des madrigaux. La perfection consisteroit à savoir assortir toûjours son style à la matiere qu’on traite ; mais qui peut être le maître de son habitude, & ployer à son gré son génie ? Article de M. de Voltaire.

GENS §

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Gens de Lettres §

Gens de Lettres, (Philosophie & Littérat.) ce mot répond précisément à celui de grammairiens : chez les Grecs & les Romains : on entendoit par grammairien, non-seulement un homme versé dans la Grammaire proprement dite, qui est la base de toutes les connoissances, mais un homme qui n’étoit pas étranger dans la Géométrie, dans la Philosophie, dans l’Histoire générale & particuliere ; qui sur-tout faisoit son étude de la Poésie & de l’Eloquence : c’est ce que sont nos gens de lettres aujourd’hui. On ne donne point ce nom à un homme qui avec peu de connoissances ne cultive qu’un seul genre. Celui qui n’ayant lû que des romans ne fera que des romans ; celui qui sans aucune littérature aura composé au hasard quelques pieces de théatre, qui dépourvû de science aura fait quelques sermons, ne sera pas compté parmi les gens de lettres. Ce titre a de nos jours encore plus d’étendue que le mot grammairien n’en avoit chez les Grecs & chez les Latins. Les Grecs se contentoient de leur langue ; les Romains n’apprenoient que le grec : aujourd’hui l’homme de lettres ajoûte souvent à l’étude du grec & du latin celle de l’italien, de l’espagnol, & sur-tout de l’anglois. La carriere de l’Histoire est cent fois plus immense qu’elle ne l’étoit pour les anciens ; & l’Histoire naturelle s’est accrûe à proportion de celle des peuples : on n’exige pas qu’un homme de lettres approfondisse toutes ces matieres ; la science universelle n’est plus à la portée de l’homme : mais les véritables gens de lettres se mettent en état de porter leurs pas dans ces différens terreins, s’ils ne peuvent les cultiver tous.

Autrefois dans le seizieme siecle, & bien avant dans le dix-septieme, les littérateurs s’occupoient beaucoup de la critique grammaticale des auteurs grecs & latins ; & c’est à leurs travaux que nous devons les dictionnaires, les éditions correctes, les commentaires des chefs-d’oeuvres de l’antiquité ; aujourd’hui cette critique est moins nécessaire, & l’esprit philosophique lui a succédé. C’est cet esprit philosophique qui semble constituer le caractere de gens de lettres ; & quand il se joint au bon goût, il forme un littérateur accompli.

C’est un des grands avantages de notre siecle, que ce nombre d’hommes instruits qui passent des épines des Mathématiques aux fleurs de la Poésie, & qui jugent egalement bien d’un livre de Métaphysique & d’une piece de théatre : l’esprit du siecle les a rendus pour la plûpart aussi propres pour le monde que pour le cabinet ; & c’est en quoi ils sont fort supérieurs à ceux des siecles précédens. Ils furent écartes de la société jusqu’au tems de Balzac & de Voiture ; ils en ont fait depuis une partie devenue nécessaire. Cette [p. 7:600] raison approfondie & épurée que plusieurs ont répandue dans leurs écrits & dans leurs conversations, a contribué beaucoup à instruire & à polir la nation : leur critique ne s’est plus consumée sur des mots grecs & latins ; mais appuyée d’une saine philosophie, elle a détruit tous les préjugés dont la société étoit infectée ; prédictions des astrologues, divinations des magiciens, sortiléges de toute espece, faux prodiges, faux merveilleux, usages superstitieux ; elle a relegué dans les écoles mille disputes puériles qui étoient autrefois dangereuses & qu’ils ont rendues méprisables : par-là ils ont en effet servi l’état. On est quelquefois étonné que ce qui boulversoit autrefois le monde, ne le trouble plus aujourd’hui ; c’est aux véritables gens de lettres qu’on en est redevable.

Ils ont d’ordinaire plus d’indépendance dans l’esprit que les autres hommes ; & ceux qui sont nés sans fortune trouvent aisément dans les fondations de Louis XIV. de quoi affermir en eux cette indépendance : on ne voit point, comme autrefois, de ces épîtres dédicatoires que l’intérêt & la bassesse offroient à la vanité. Voyez Epitre.

Un homme de lettres n’est pas ce qu’on appelle un bel esprit : le bel esprit seul suppose moins de culture, moins d’étude, & n’exige nulle philosophie ; il consiste principalement dans l’imagination brillante, dans les agrémens de la conversation, aidés d’une lecture commune. Un bel esprit peut aisément ne point mériter le titre d’homme de lettres ; & l’homme de lettres peut ne point prétendre au brillant du bel esprit.

Il y a beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, & ce sont probablement les plus heureux ; ils sont à l’abri des dégoûts que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti, & des faux jugemens ; ils sont plus unis entre eux ; ils joüissent plus de la société ; ils sont juges, & les autres sont jugés. Article de M. de Voltaire.

GLOIRE §

[p. 7:716]

Gloire, glorieux, glorieusement, glorifier (Grammaire) §

GLOIRE, GLORIEUX, GLORIEUSEMENT, GLORIFIER, (Gramm.) La gloire est la réputation jointe à l’estime ; elle est au comble, quand l’admiration s’y joint. Elle suppose toûjours des choses éclatantes, en actions, en vertus, en talens, & toûjours de grandes difficultés surmontées. César, Alexandre ont eu de la gloire. On ne peut guere dire que Socrate en ait eu ; il attire l’estime, la vénération, la pitié, l’indignation contre ses ennemis ; mais le terme de gloire seroit impropre à son égard. Sa mémoire est respectable, plûtôt que glorieuse. Attila eut beaucoup d’éclat ; mais il n’a point de gloire, parce que l’histoire, qui peut-être se trompe, ne lui donne point de vertus. Charles XII. a encore de la gloire, parce que sa valeur, son desintéressement, sa libéralité, ont été extrèmes, Les succès suffisent pour la réputation, mais non pas pour la gloire. Celle de Henri IV. augmente tous les jours, parce que le tems a fait connoître toutes ses vertus, qui étoient incomparablement plus grandes que ses défauts.

La gloire est aussi le partage des inventeurs dans les beaux Arts ; les imitateurs n’ont que des applaudissemens. Elle est encore accordée aux grands talens, mais dans les arts sublimes. On dira bien la gloire de Virgile, de Cicéron, mais non de Martial & d’Aulugelle.

On a osé dire la gloire de Dieu ; il travaille pour la gloire de Dieu, Dieu a créé le monde pour sa gloire : ce n’est pas que l’Être suprème puisse avoir de la gloire ; mais les hommes n’ayant point d’expressions qui lui conviennent, employent pour lui celles dont ils sont les plus flatés.

La vaine gloire est cette petite ambition qui se contente des apparences, qui s’étale dans le grand faste, & qui ne s’éleve jamais aux grandes choses. On a vû des souverains qui ayant une gloire réelle, ont encore aimé la vaine gloire, en recherchant trop les loüanges, en aimant trop l’appareil de la représentation.

La fausse gloire tient souvent à la vaine, mais souvent elle se porte à des excès ; & la vaine se renferme plus dans les petitesses. Un prince qui mettra son honneur à se venger, cherchera une gloire fausse plûtôt qu’une gloire vaine.

Faire gloire, faire vanité, se faire honneur, se prennent quelquefois dans le même sens, & ont aussi des sens différens. On dit également, il fait gloire, il fait vanité, il se fait honneur de son luxe, de ses excès : alors gloire signifie fausse gloire. Il fait gloire de souffrir pour la bonne cause, & non pas il fait vanité. Il se fait honneur de son bien, & non pas il fait gloire ou vanité de son bien.

Rendre gloire signifie reconnoître, attester. Rendez gloire à la vérité, reconnoissez la vérité. Au Dieu que vous servez, princesse, rendez gloire (Athal.), attestez le Dieu que vous servez.

La gloire est prise pour le ciel ; il est au séjour de la gloire.

Où le conduisez-vous ? ... à la mort ... à la gloire.
Polieucte.

On ne se sert de ce mot pour désigner le ciel que dans notre religion. Il n’est pas permis de dire que Bacchus, Hercule, furent reçus dans la gloire, en parlant de leur apothéose.

Glorieux, quand il est l’épithete d’une chose inanimée, est toûjours une loüange ; bataille, paix, affaire glorieuse. Rang glorieux signifie rang élevé, & non pas rang qui donne de la gloire, mais dans lequel on peut en acquérir. Homme glorieux, esprit glorieux, est toûjours une injure ; il signifie celui qui se donne à lui-même ce qu’il devroit mériter des autres : ainsi on dit un regne glorieux, & non pas un roi glorieux. Cependant ce ne seroit pas une faute de dire au pluriel, les plus glorieux conquérans ne valent pas un prince bienfaisant ; mais on ne dira pas, les princes glorieux, pour dire les princes illustres.

Le glorieux n’est pas tout-à-fait le fier, ni l’avantageux, ni l’orgueilleux. Le fier tient de l’arrogant & du dédaigneux, & se communique peu. L’avantageux abuse de la moindre déférence qu’on a pour lui. L’orgueilleux étale l’excès de la bonne opinion qu’il a de lui-même. Le glorieux est plus rempli de vanité ; il cherche plus à s’établir dans l’opinion des hommes ; il veut réparer par les dehors ce qui lui manque en effet. L’orgueilleux se croit quelque chose ; le glorieux veut paroître quelque chose. Les nouveaux parvenus sont d’ordinaire plus glorieux que les autres. On a appellé quelquefois les Saints & les Anges, les glorieux, comme habitans du séjour de la gloire.

Glorieusement est toûjours pris en bonne part ; il regne glorieusement ; il se tira glorieusement d’un grand danger, d’une mauvaise affaire.

Se glorifier est tantôt pris en bonne part, tantôt en mauvaise, selon l’objet dont il s’agit. Il se glorifie d’avoir exercé son emploi avec dureté. Il se glorifie d’une disgrace qui est le fruit de ses talens & l’effet de l’envie. On dit des martyrs qu’ils glorifioient Dieu, c’est-à-dire que leur constance rendoit respectable aux hommes le Dieu qu’ils annonçoient. Article de M. de Voltaire.

GOUT §

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Gout [Voltaire] §

Gout, (Gramm. Litterat. & Philos.) On a vû dans l’article précédent en quoi consiste le goût au physique. Ce sens, ce don de discerner nos alimens, a produit dans toutes les langues connues, la métaphore qui exprime par le mot goût, le sentiment des beautés & des défauts dans tous les arts : c’est un discernement prompt comme celui de la langue & du palais, & qui prévient comme lui la réflexion ; il est comme lui sensible & voluptueux à l’egard du bon ; il rejette comme lui le mauvais avec soulevement ; il est souvent, comme lui, incertain & égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, & ayant quelquefois besoin comme lui d’habitude pour se former.

Il ne suffit pas pour le goût, de voir, de connoître la beauté d’un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché. Il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une maniere confuse, il faut démêler les differentes nuances ; rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; & c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des Arts, avec le goût sensuel : car si le gourmet sent & reconnoît promptement le mélange de deux liqueurs, l’homme de goût, le connoisseur, verra d’un coup-d’oeil prompt le mélange de deux styles ; il verra un défaut à côté d’un agrement ; il sera saisi d’enthousiasme à ce vers des Horaces : Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? qu’il mourût. Il sentira un dégoût involontaire au vers suivant : Ou qu’un beau desespoir alors le secourût.

Comme le mauvais goût au physique consiste à n’être flatté que par des assaisonnemens trop piquans & trop recherchés, aussi le mauvais goût dans les Arts est de ne se plaire qu’aux ornemens étudiés, & de ne pas sentir la belle nature.

Le goût dépravé dans les alimens, est de choisir ceux qui dégoûtent les autres hommes ; c’est une espece de maladie. Le goût dépravé dans les Arts est de se plaire à des sujets qui revoltent les esprits bien faits ; de préférer le burlesque au noble, le précieux & l’affecté au beau simple & naturel : c’est une maladie de l’esprit. On se forme le goût des Arts beaucoup plus que le goût sensuel ; car dans le goût physique, quoiqu’on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avoit d’abord de la répugnance, cependant la nature n’a pas voulu que les hommes en général apprissent à sentir ce qui leur est nécessaire ; mais le goût intellectuel demande plus de tems pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connoissance, ne distingue point d’abord les parties d’un grand choeur de Musique ; ses yeux ne distinguent point d’abord dans un tableau, les dégradations, le clair obscur, la perspective, l’accord des couleurs, la correction du dessein : mais peu-à-peu ses oreilles apprennent à entendre, & ses yeux à voir ; il sera ému à la premiere représentation qu’il verra d’une belle tragédie ; mais il n’y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n’entre ni ne sort sans raison, ni cet art encore plus grand qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n’est qu’avec de l’habitude & des réflexions qu’il parvient à sentir tout-d’un-coup avec plaisir ce qu’il ne déméloit pas auparavant. Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n’en avoit pas, parce qu’on y prend peu-à-peu l’esprit des bons artistes : on s’accoûtume à voir des tableaux avec les yeux de Lebrun, du Poussin, de Le Sueur ; on entend la déclamation notée des scenes de Quinaut avec l’oreille de Lulli ; & les airs, les symphonies, avec celle de Rameau. On lit les livres avec l’esprit des bons auteurs.

Si toute une nation s’est réunie dans les premiers tems de la culture des Beaux-Arts, à aimer des auteurs pleins de défauts, & méprisés avec le tems, c’est que ces auteurs avoient des beautés naturelles que tout le monde sentoit, & qu’on n’étoit pas encore à portée de déméler leurs imperfections : ainsi Lucilius fut chéri des Romains, avant qu’Horace l’eut fait oublier ; Regnier fut gouté des François avant que Boileau parut : & si des auteurs anciens qui bronchent à chaque page, ont pourtant conservé leur grande réputation, c’est qu’il ne s’est point trouvé d’écrivain pur & châtié chez ces nations, qui leur ait dessillé les yeux, comme il s’est trouvé un Horace chez les Romains, un Boileau chez les François.

On dit qu’il ne faut point disputer des goûts, & on a raison quand il n’est question que du goût sensuel, de la répugnance que l’on a pour une certaine nourriture, de la préférence qu’on donne à une autre ; on n’en dispute point, parce qu’on ne peut corriger un défaut d’organes. Il n’en est pas de même dans les Arts ; comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne, & un mauvais goût qui les ignore ; & on corrige souvent le défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des ames froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer ni redresser ; c’est avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts, parce qu’ils n’en ont aucun.

Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n’est pas au rang des Beaux-Arts : alors il mérite plûtôt le nom de fantaisie. C’est la fantaisie, plûtôt que le goût, qui produit tant de modes nouvelles.

Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après les siecles de perfection. Les artistes craignant d’être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s’é oignent de la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie : il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts, le public amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte bien-tôt, & il en paroit d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers : le goût se perd, on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, & il regrette en vain le siecle du bon goût qui ne peut plus revenir ; c’est un dépôt que quelques bons esprits conservent alors loin de la foule.

Il est de vastes pays où le goût n’est jamais parvenu ; ce sont ceux où la société ne s’est point perfectionnée, où les hommes & les femmes ne se rassemblent point, où certains arts, comme la Sculpture, la Peinture des êtres animés, sont défendus par la religion. Quand il y a peu de société, l’esprit est retréci, sa pointe s’émousse, il n’a pas dequoi se former le goût. Quand plusieurs Beaux-Arts manquent, les autres ont rarement dequoi se soûtenir, parce que tous se tiennent par la main, & dépendent les uns des autres. C’est une des raisons pourquoi les Asiatiques n’ont jamais eu d’ouvrages bien faits presque en aucun genre, & que le goût n’a été le partage que de quelques peuples de l’Europe. Article de M. de Voltaire.

GRACE §

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Grace §

Grace, (Gramm. Littérat. & Mytholog.) dans les personnes, dans les ouvrages, signifie non-seulement ce qui plait, mais ce qui plait avec attrait. C’est pourquoi les anciens avoient imaginé que la déesse de la beaute ne devoit jamais paroître sans les graces. La beauté ne déplaît jamais, mais elle peut etre dépourvûe de ce charme secret qui invite à la regarder, qui attire, qui remplit l’ame d’un sentiment doux. Les graces dans la figure, dans le maintien, dans l’action, dans les discours, dependent de ce mérite qui attire. Une belle personne n’aura point de graces dans le visage, si la bouche est fermee sans sourire, si les yeux sont sans douceur. Le serieux n’est jamais gracieux ; il n’attire point, il approche trop du severe qui rebute.

Un homme bien-fait, dont le maintien est mal assûré ou gêné, la démarche précipitée ou pesante, les gestes lourds, n’a point de grace, parce qu’il n’a rien de doux, de liant dans son exterieur.

La voix d’un orateur qui manquera d’inflexion & de douceur, sera sans grace.

Il en est de même dans tous les arts. La proportion, la beaute, peuvent n’être point gracieuses. On ne peut dire que les pyramides d’Egypte ayent des graces. On ne pouvoit le dire du colosse de Rhodes, comme de la Venus de Cnide. Tout ce qui est uniquement dans le genre fort & vigoureux, a un mérite qui n’est pas celui des graces. Ce seroit mal connoitre Michel-Ange & le Caravage, que de leur attribuer les graces de l’Albane. Le sixieme livre de l’Énéïde est sublime : le quatrieme a plus de grace. Quelques odes galantes d’Horace respirent les graces, comme quelques-unes de ses épîtres enseignent la raison.

Il semble qu’en général le petit, le joli en tout genre, soit plus susceptible de graces que le grand. On loueroit mal une oraison funebre, une tragedie, un sermon, si on leur donnoit l’épithete de gracieux.

Ce n’est pas qu’il y ait un seul genre d’ouvrage qui puisse être bon en étant opposé aux graces. Car leur opposé est la rudesse, le sauvage, la sécheresse. L’Hercule Farnese ne devoit point avoir les graces de l’Apollon du Belvedere & de l’Antinoüs ; mais il n’est ni sec, ni rude, ni agreste. L’incendie de Troye dans Virgile n’est point décrit avec les graces d’une élégie de Tibulle. Il plaît par des beautés fortes. Un ouvrage peut donc être sans graces, sans que cet ouvrage ait le moindre desagrement. Le terrible, l’horrible, la description, la peinture d’un monstre, exigent qu’on s’eloigne de tout ce qui est gracieux : mais non pas qu’on affecte uniquement l’opposé. Car si un artiste, en quelque genre que ce soit, n’exprime que des choses affreuses, s’il ne les adoucit pas par des contrastes agreables, il rebutera.

La grace en peinture, en sculpture, consiste dans la mollesse des contours, dans une expression douce ; & la peinture a par-dessus la sculpture, la grace de l’union des parties, celle des figures qui s’animent l’une par l’autre, & qui se prêtent des agrémens par leurs attitudes & par leurs regards. Voyez l’article suivant.

Les graces de la diction, soit en eloquence, soit en poésie, dépendent du choix des mots, de l’harmonie des phrases, & encore plus de la délicatesse des idées, & des descriptions riantes. L’abus des graces est l’affeterie, comme l’abus du sublime est l’empoulé ; toute perfection est près d’un défaut.

Avoir de la grace, s’entend de la chose & de la personne. Cet ajustement, cet ouvrage, cette femme, a de la grace. La bonne grace appartient à la personne seulement. Elle se presente de bonne grace. Il a sait de bonne grace ce qu’on attendoit de lui. Avoir des graces, depend de l’action. Cette femme a des graces dans son maintien, dans ce qu’elle dit, dans ce qu’elle fait.

Obtenir sa grace, c’est par métaphore obtenir son pardon : comme faire grace est pardonner. On fait grace d’une chose, en s’emparant du reste. Les commis lui prirent tous ses effets, & lui firent grace de son argent. Faire des graces, répandre des graces, est le plus bel apanage de la souveraineté, c’est faire du bien : c’est plus que justice. Avoir les bonnes graces de quelqu’un, ne se dit que par rapport à un supérieur ; avoir les bonnes graces d’une dame, c’est etre son amant favorise. Etre en grace, se dit d’un courtisan qui a été en disgrace ; on ne doit pas faire dépendre son bonheur de l’un, ni son malheur de l’autre. On appelle bonnes graces, ces demi-rideaux d’un lit qui sont aux côtés du chevet. Les graces, en latin charites, terme qui signifie aimables.

Les Graces, divinités de l’antiquité, sont une des plus belles allegories de la mythologie des Grecs. Comme cette mythologie varia toujours tantôt par l’imagination des Poëtes, qui en furent les theologiens, tantôt par les usages des peuples, le nombre, les noms, les attributs des Graces changerent souvent. Mais enfin on s’accorda à les fixer au nombre de trois, & à les nommer Aglaé, Thalie, Euphrosine, c’est-à-dire brillant, fleur, gaieté. Elles etoient toujours aupres de Venus. Nul voile ne devoit couvrir leurs charmes. Elles présidoient aux bienfaits, à la concorde, aux rejoüissances, aux amours, à l’eloquence même ; elles etoient l’emblème sensible de tout ce qui peut rendre la vie agreable. On les peignoit dansantes, & se tenant par la main ; on n’entroit dans leurs temples que couronné de fleurs. Ceux qui ont insulté à la mythologie fabuleuse, devoient au-moins avoüer le merite de ces fictions riantes, qui annoncent des vérités dont résulteroit la félicité du genre humain. Art. de M. de Voltaire.

GRACIEUX §

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Gracieux (Grammaire) §

GRACIEUX, adj. (Gramm.) est un terme qui manquoit à notre langue, & qu’on doit à Ménage. Bouhours en avoüant que Ménage en est l’auteur, prétend qu’il en a fait aussi l’emploi le plus juste, en disant : pour moi de qui les vers n’ont rien de gracieux. Le mot de Ménage n’en a pas moins réussi. Il veut dire plus qu’agréable ; il indique l’envie de plaire : des manieres gracieuses, un air gracieux. Boileau, dans son ode sur Namur, semble l’avoir employé d’une façon impropre, pour signifier moins fier, abaissé, modeste :

Et desormais gracieux
Allez à Liége, à Bruxelles
Porter les humbles nouvelles
De Namur pris à vos yeux.

La plûpart des peuples du nord disent, notre gracieux souverain ; apparemment qu’ils entendent bienfaisant. De gracieux on a fait disgracieux, comme de grace on a formé disgrace ; des paroles disgracieuses, une avanture disgracieuse. On dit disgracié, & on ne dit pas gracié. On commence à se servir du mot gracieuser, qui signifie recevoir, parler obligeamment ; mais ce mot n’est pas encore employé par les bons écrivains dans le style noble. Article de M. de Voltaire .

GRAND §

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Grand, grandeur (Grammaire | Littérature) §

GRAND, adj. GRANDEUR, s. f. (Gramm. & Litterat.) c’est un des mots les plus fréquemment employés dans le sens moral, & avec le moins de circonspection. Grand homme, grand génie, grand esprit, grand capitaine, grand philosophe, grand orateur, grand poëte ; on entend par cette expression quiconque dans son art passe de loin les bornes ordinaires. Mais comme il est difficile de poser ces bornes, on donne souvent le nom de grand au médiocre.

On se trompe moins dans les significations de ce terme au physique. On sait ce que c’est qu’un grand orage, un grand malheur, une grande maladie, de grands biens, une grande misere.

Quelquefois le terme gros est mis au physique pour grand, mais jamais au moral. On dit de gros biens, pour grandes richesses ; une grosse pluie, pour grande pluie ; mais non pas gros capitaine, pour grand capitaine ; gros ministre, pour grand ministre. Grand financier, signifie un homme très-intelligent dans les finances de l’état. Gros financier, ne veut dire qu’un homme enrichi dans la finance.

Le grand homme est plus difficile à définir que le grand artiste. Dans un art, dans une profession, celui qui a passé de loin ses rivaux, ou qui a la réputation de les avoir surpassés, est appellé grand dans [p. 7:848] son art, & semble n’avoir eu besoin que d’un seul mérite. Mais le grand homme doit réunir des mérites différens. Gonsalve, surnommé le grand capitaine, qui disoit que la toile d’honneur doit être grossierement tissue, n’a jamais été appellé grand homme. Il est plus aisé de nommer ceux à qui l’on doit refuser l’épithete de grand homme, que de trouver ceux à qui on doit l’accorder. Il semble que cette dénomination suppose quelques grandes vertus. Tout le monde convient que Cromwel étoit le général le plus intrépide de son tems, le plus profond politique, le plus capable de conduire un parti, un parlement, une armée. Nul écrivain cependant ne lui donne le titre de grand homme, parce qu’avec de grandes qualités il n’eut aucune grande vertu.

Il paroît que ce titre n’est le partage que du petit nombre d’hommes dont les vertus, les travaux, & les succès ont éclaté. Les succès sont nécessaires, parce qu’on suppose qu’un homme toûjours malheureux l’a été par sa faute.

Grand tout court, exprime seulement une dignité. C’est en Espagne un nom appellatif honorifique, distinctif, que le roi donne aux personnes qu’il veut honorer. Les grands se couvrent devant le roi, ou avant de lui parler, ou après lui avoir parlé, ou seulement en se mettant en leur rang avec les autres.

Charles Quint confirma à 16 principaux seigneurs les priviléges de la grandesse ; cet empereur, roi d’Espagne, accorda les mêmes honneurs à beaucoup d’autres. Ses successeurs en ont toûjours augmenté le nombre. Les grands d’Espagne ont long-tems prétendu être traités comme les électeurs & les princes d’Italie. Ils ont à la cour de France les mêmes honneurs que les pairs.

Le titre de grand a toûjours été donné en France à plusieurs premiers officiers de la couronne, comme grand-sénéchal, grand-maître, grand-chambellan, grand-écuyer, grand-échanson ; grand-pannetier, grand-véneur, grand-louvetier, grand-fauconnier. On leur donna ce titre par prééminence, pour les distinguer de ceux qui servoient sous eux. On ne le donna ni au connétable, ni au chancelier, ni aux maréchaux, quoique le connétable fût le premier des grands officiers, le chancelier le second officier de l’état, & le maréchal le second officier de l’armée. La raison en est qu’ils n’avoient point de vice-gérens, de sous-connétables, de sous-maréchaux, de sous-chanceliers, mais des officiers d’une autre dénomination qui exécutoient leurs ordres ; au lieu qu’il y avoit des maîtres-d’hôtel sous le grand maître, des chambellans sous le grand-chambellan, des écuyers sous le grand-écuyer, &c.

Grand qui signifie grand-seigneur, a une signification plus étendue & plus incertaine ; nous donnons ce titre au sultan des Turcs, qui prend celui de padisha, auquel grand-seigneur ne répond point. On dit un grand, en parlant d’un homme d’une naissance distinguée, revêtu de dignités ; mais il n’y a que les petits qui le disent. Un homme de quelque naissance ou un peu illustré, ne donne ce nom à personne. Comme on appelle communément grand seigneur celui qui a de la naissance, des dignités, & des richesses, la pauvrete semble ôter ce titre. On dit un pauvre gentil-homme, & non pas un pauvre grand seigneur.

Grand est autre que puissant ; on peut être l’un & l’autre. Mais le puissant désigne une place importante. Le grand annonce plus d’extérieur & moins de réalité. Le puissant commande : le grand a des honneurs.

On a de la grandeur dans l’esprit, dans les sentimens, dans les manieres, dans la conduite. Cette expression n’est point employée pour les hommes d’un rang médiocre, mais pour ceux qui par leur état sont obligés à montrer de l’élévation. Il est bien vrai que l’homme le plus obscur peut avoir plus de grandeur d’ame qu’un monarque. Mais l’usage ne permet pas qu’on dise, ce marchand, ce fermier s’est conduit avec grandeur ; à-moins que dans une circonstance singuliere & par opposition on ne dise, par exemple, le fameux négociant qui reçut Charles-Quint dans sa maison, & qui alluma un fagot de canelle avec une obligation de cinquante mille ducats qu’il avoit de ce prince, montra plus de grandeur d’ame que l’empereur.

On donnoit autrefois le titre de grandeur aux hommes constitués en dignité. Les curés en écrivant aux évêques, les appelloient encore votre grandeur. Ces titres que la bassesse prodigue & que la vanité reçoit, ne sont plus guere en usage.

La hauteur est souvent prise pour de la grandeur. Qui étale la grandeur, montre la vanité. On s’est épuisé à écrire sur la grandeur, selon ce mot de Montagne : nous ne pouvons y atteindre, vengeons-nous par en médire. Voyez Grandeur & l’article suivant. Article de M. de Voltaire.

GRAVE §

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Grave, Gravité §

Grave, Gravité, (Gramm. Littérat. & Morale.) Grave, au sens moral, tient toûjours du Physique ; il exprime quelque chose de poids. C’est pourquoi on dit, un homme, un auteur, des maximes de poids, pour homme, auteur, maximes graves. Le grave est au sérieux ce que le plaisant est à l’enjoüé : il a un degré de plus ; & ce degré est considérable. On peut être sérieux par humeur, & même faute d’idées. On est grave ou par bienséance, ou par l’importance des idées qui donnent de la gravité. Il y a de la différence entre être grave & être un homme grave. C’est un défaut d’être grave hors de propos. Celui qui est grave dans la société est rarement recherché. Un homme grave est celui qui s’est concilié de l’autorité plus par sa sagesse que par son maintien.

Pietate gravem ac meritis si fortè virum quem.

L’air décent est nécessaire par-tout : mais l’air grave n’est convenable que dans les fonctions d’un ministere important, dans un conseil. Quand la gravité n’est que dans le maintien, comme il arrive très souvent, on dit gravement des inepties. Cette espece de ridicule inspire de l’aversion. On ne pardonne pas à qui veut en imposer par cet air d’autorité & de suffisance.

Le duc de la Rochefoucauld a dit que, la gravité est un mystere du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit. Sans examiner si cette expression, mystere du corps, est naturelle & juste, il suffit de remarquer que la reflexion est vraie pour tous ceux qui affectent la gravité, mais non pour ceux qui ont dans l’occasion une gravité convenable à la place qu’ils tiennent, au lieu où ils sont, aux matieres qu’on traite.

Un auteur grave est celui dont les opinions sont suivies dans les matieres contentieuses. On ne le dit pas d’un auteur qui a écrit sur des choses hors de doute. Il seroit ridicule d’appeller Euclide, Archimede, des auteurs graves.

Il y a de la gravité dans le style. Tite-Live, de Thou, ont écrit avec gravité. On ne peut pas dire la même chose de Tacite, qui a recherché la précision, & qui laisse voir de la malignité ; encore moins du cardinal de Retz, qui met quelquefois dans ses récits une gaieté déplacée, & qui s’écarte quelquefois des bienséances.

Le style grave évite les saillies, les plaisanteries ; s’il s’éleve quelquefois au sublime, si dans l’occasion il est touchant, il rentre bien-tôt dans cette sagesse, dans cette simplicité noble qui fait son caractere ; il a de la force, mais peu de hardiesse. Sa plus grande difficulté est de n’être point monotone.

Affaire grave, cas grave, se dit plûtôt d’une cause criminelle que d’un procès civil. Maladie grave suppose du danger. Article de M. de Voltaire.

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HABILE §

HABILE, (Gramm.) terme adjectif, qui, comme presque tous les autres, a des acceptions diverses, selon qu’on l’employe : il vient évidemment du latin habilis, & non pas, comme le prétend Pezron, du celte abil : mais il importe plus de savoir la signification des mots que leur source.

En général il signifie plus que capable, plus qu’instruit, soit qu’on parle d’un général, ou d’un savant, ou d’un juge. Un homme peut avoir lû tout ce qu’on a écrit sur la guerre, & même l’avoir vûe, sans être habile à la faire : il peut être capable de commander ; mais pour acquérir le nom d’habile général, il faut qu’il ait commandé plus d’une fois avec succès.

Un juge peut savoir toutes les loix, sans être habile à les appliquer. Le savant peut n’être habile ni à écrire, ni à enseigner. L’habile homme est donc celui qui fait un grand usage de ce qu’il sait. Le capable peut, & l’habile exécute.

Ce mot ne convient point aux arts de pur génie ; on ne dit pas un habile poëte, un habile orateur ; & si on le dit quelquefois d’un orateur, c’est lorsqu’il s’est tiré avec habileté, avec dextérité d’un sujet épineux.

Par exemple, Bossuet ayant à traiter dans l’oraison funebre du grand Condé l’article de ses guerres civiles, dit qu’il y a une pénitence aussi glorieuse que l’innocence même. Il manie ce morceau habilement, & dans le reste il parle avec grandeur.

On dit habile historien, c’est-à-dire historien qui a puisé dans de bonnes sources, qui a comparé les relations, qui en juge sainement, en un mot qui s’est donné beaucoup de peine. S’il a encore le don de narrer avec l’éloquence convenable, il est plus qu’habile, il est grand historien, comme Tite-Live, de Thou.

Le mot d’habile convient aux arts qui tiennent à la-fois de l’esprit & de la main, comme la Peinture, la Sculpture. On dit un habile peintre, un habile sculpteur, parce que ces arts supposent un long apprentissage ; au lieu qu’on est poëte presque tout d’un coup, comme Virgile, Ovide, &c. & qu’on est même orateur sans avoir beaucoup étudié, ainsi que plus d’un prédicateur.

Pourquoi dit-on pourtant habile prédicateur ? c’est qu’alors on fait plus d’attention à l’art qu’à l’éloquence ; & ce n’est pas un grand éloge. On ne dit pas du sublime Bossuet, c’est un habile faiseur d’oraisons funebres. Un simple joueur d’instrumens est habile ; un compositeur doit être plus qu’habile, il lui faut du génie. Le metteur en oeuvre travaille adroitement ce que l’homme de goût a dessiné habilement.

Dans le style comique, habile peut signifier diligent, empressé. Moliere fait dire à M. Loyal :

......... Que chacun soit habile
A vuider de céans jusqu’au moindre ustensile.

Un habile homme dans les affaires est instruit, prudent, & actif : si l’un de ces trois mérites lui manque, il n’est point habile.

L’habile courtisan emporte un peu plus de blâme que de louange ; il veut dire trop souvent habile flateur, il peut aussi ne signifier qu’un homme adroit, qui n’est ni bas ni méchant. Le renard qui interrogé par le lion sur l’odeur qui exhale de son palais, lui répond qu’il est enrhûmé, est un courtisan habile. Le renard qui pour se venger de la calomnie du loup, conseille au vieux lion la peau d’un loup fraîchement écorché, pour réchauffer sa majesté, est plus qu’habile courtisan. C’est en conséquence qu’on dit, un habile fripon, un habile scélérat.

Habile, en Jurisprudence, signifie reconnu capable par la loi ; & alors capable veut dire ayant droit, ou pouvant avoir droit. On est habile à succéder ; les([ : ; ! ? »]) filles sont quelquefois habiles à posséder une pairie ; elles ne sont point habiles à succéder à la couronne.

Les particules a, dans, & en, s’employent avec ce mot. On dit, habile dans un art, habile à manier le ciseau, habile en Mathématiques.

On ne s’étendra point ici sur le moral, sur le danger de vouloir être trop habile, ou de faire l’habile homme ; sur les risques que court ce qu’on appelle une habile femme, quand elle veut gouverner les affaires de sa maison sans conseil.

On craint d’enfler ce Dictionnaire d’inutiles déclamations ; ceux qui président à ce grand & important Ouvrage doivent traiter au long les articles des Arts & des Sciences qui instruisent le public ; & ceux auxquels ils confient de petits articles de littérature doivent avoir le merite d’être courts.

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HAUTAIN §

HAUTAIN, adj. (Gramm.) est le superlatif de haut & d’altier ; ce mot ne se dit que de l’espece humaine. On peut dire en vers :

Un coursier plein de feu levant sa tête altiere.
J’aime mieux ces forêts altieres
Que ces jardins plantés par l’art.

mais on ne peut pas dire, forêt hautaine, tête hautaine d’un coursier. On a blâmé dans Malherbe, & il paroît que c’est à tort, ces vers à jamais célebres :

Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.

On a prétendu que l’auteur a supposé mal-à-propos les ames dans ces sépulcres : mais on pouvoit se souvenir qu’il y avoit deux sortes d’ames chez les poëtes ancicns ; l’une étoit l’entendement, & l’autre l’ombre légere, le simulacre du corps. Cette derniere restoit quelquefois dans les tombeaux, ou erroit autour d’eux. La théologie ancienne est toûjours celle des Poëtes, parce que c’est celle de l’imagination. On a crû cette petite observation nécessaire.

Hautain est toûjours pris en mauvaise part ; c’est l’orgueil qui s’annonce par un extérieur arrogant : c’est le plus sûr moyen de se faire haïr, & le défaut dont on doit le plus soigneusement corriger les enfans. On peut être haut dans l’occasion avec bienséance. Un prince peut & doit rejetter avec une hauteur héroïque des propositions humiliantes, mais non pas avec des airs hautains, un ton hautain, des paroles hautaines. Les hommes pardonnent quelquefois aux femmes d’être hautaines, parce qu’ils leur passent tout ; mais les autres femmes ne leur pardonnent pas.

L’ame haute est l’ame grande ; la hautaine est superbe. On peut avoir le coeur haut, avec beaucoup de modestie ; on n’a point l’humeur hautaine sans un peu d’insolence. L’insolent est à l’égard du hautain ce qu’est le hautain à l’impérieux ; ce sont des nuances qui se suivent ; & ces nuances sont ce qui détruit les synonymes.

On a fait cet article le plus court qu’on a pû, par les mêmes raisons qu’on peut voir au mot Habile ; le lecteur sent combien il seroit aisé & ennuyeux de déclamer sur ces matieres. [p. 8:68]

HAUTEUR §

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Hauteur §

Hauteur, (Gramm. Morale.) Si hautain est toûjours pris en mal, hauteur est tantôt une bonne, tantôt une mauvaise qualité, selon la place qu’on tient, l’occasion où l’on se trouve, & ceux avec qui l’on traite. Le plus bel exemple d’une hauteur noble & bien placée est celui de Popilius qui trace un cercle autour d’un puissant roi de Syrie, & lui dit : vous ne sortirez pas de ce cercle sans satisfaire à la république, ou sans attirer sa vengeance. Un particulier qui en useroit ainsi seroit un impudent ; Popilius qui représentoit Rome, mettoit toute la grandeur de Rome dans son procédé, & pouvoit être un homme modeste.

Il y a des hauteurs généreuses ; & le lecteur dira que ce sont les plus estimables. Le duc d’Orléans régent du royaume, pressé par M. Sum, envoyé de Pologne, de ne point recevoir le roi Stanislas, lui répondit : dites à votre maître que la France a toûjours été l’asyle des rois.

La hauteur avec laquelle Louis XIV. traita quelquefois ses ennemis, est d’un autre genre, & moins sublime. On ne peut s’empêcher de remarquer ici, que le pere Bouhours dit du ministre d’Etat Pompone ; il avoit une hauteur, une fermeté d’ame, que rien ne faisoit ployer. Louis XIV. dans un mémoire de sa main, (qu’on trouve dans le siecle de Louis XIV.) dit de ce même ministre, qu’il n’avoit ni fermeté ni dignité. On a souvent employé au pluriel le mot hauteur dans le style relevé ; les hauteurs de l’esprit humain ; & on dit dans le style simple, il a eu des hauteurs, il s’est fait des ennemis par ses hauteurs.

Ceux qui ont approfondi le coeur humain en diront davantage sur ce petit article.

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HÉMISTICHE §

HÉMISTICHE, sub. m. (Littérature.) moitié de vers, demi-vers, repos au milieu du vers. Cet article qui paroît d’abord une minutie, demande pourtant l’attention de quiconque veut s’instruire. Ce repos à la moitié d’un vers, n’est proprement le partage que des vers alexandrins. La nécessité de couper toûjours ces vers en deux parties égales, & la nécessité non moins forte d’éviter la monotonie, d’observer ce repos & de le cacher, sont des chaînes qui rendent l’art d’autant plus précieux, qu’il est plus difficile.

Voici des vers techniques qu’on propose (quelque foibles qu’ils soient) pour montrer par quelle méthode on doit rompre cette monotonie, que la loi de l’hémistiche semble entraîner avec elle.

Observez l’hémistiche, & redoutez l’ennui
Qu’un repos uniforme attache auprès de lui.
Que votre phrase heureuse, & clairement rendue
Soit tantôt terminée, & tantôt suspendue ;
C’est le secret de l’Art. Imitez ces accens
Dont l’aisé Géliotte avoit charmé nos sens :
Toûjours harmonieux, & libre sans licence,
Il n’appesantit point ses sons & sa cadence.
Sallé, dont Terpsicore avoit conduit les pas,
Fit senti la mesure, & ne la marqua pas.

Ceux qui n’ont point d’oreilles n’ont qu’à consulter seulement les points & les virgules de ces vers ; ils verront qu’étant toûjours partagés en deux parties égales, chacune de six sillabes, cependant la cadence y est toûjours variée, la phrase y est contenue ou dans un demi-vers, ou dans un vers entier, ou dans deux. On peut même ne completter le sens qu’au bout de six ou de huit ; & c’est ce mélange qui produit une harmonie dont on est frappé, & dont peu de lecteurs voyent la cause.

Plusieurs dictionnaires disent que l’hémistiche est la même chose que la césure, mais il y a une grande différence : l’hémistiche est toûjours à la moitié du vers ; la césure qui rompt le vers est par-tout où elle coupe la phrase.

Tien. Le voilà. Marchons. Il est à nous. Vien. Frappe.

Presque chaque mot est une césure dans ce vers.

Hélas, quel est le prix des vertus ? La souffrance.

Dans les vers de cinq piés ou de dix sillabes, il n’y a point d’hémistiche, quoi qu’en disent tant de dictionnaires ; il n’y a que des césures ; on ne peut couper ces vers en deux parties égales de deux piés & demi.

Ainsi partagés, | boiteux & malfaits,
Ces vers languissans | ne plairoient jamais.

On en voulut faire autrefois de cette espece dans le tems qu’on cherchoit l’harmonie qu’on n’a que très-difficilement trouvée. On prétendoit imiter les vers pentametres latins, les seuls qui ont en effet naturellement cet hémistiche ; mais on ne songeoit pas que les vers pentametres étoient variés par les spondées & par les dactiles ; que leurs hémistiches pouvoient contenir ou cinq, ou six, ou sept syllabes. Mais ce genre de vers françois au contraire ne peuvent jamais avoir que des hémistiches de cinq syllabes égales, & ces deux mesures étant trop rapprochées, il en résultoit nécessairement cette uniformité ennuyeuse [p. 8:114] qu’on ne peut rompre, comme dans les vers alexandrins. De plus, le vers pentametre latin venant après un hexametre, produisoit une variété qui nous manque.

Ces vers de cinq piés à deux hémistiches égaux pourroient se souffrir dans des chansons : ce fut pour la Musique que Sapho inventa chez les Grecs une mesure à-peu-près semblable, qu’Horace les imita quelquefois lorsque le chant étoit joint à la Poésie, selon sa premiere institution. On pourroit parmi nous introduire dans le chant cette mesure qui approche de la saphique.

L’amour est un dieu | que la terre adore,
Il fait nos tourmens, | il sait les guérir.
Dans un doux repos heureux qui l’ignore !
Plus heureux cent fois | qui peut le servir.

Mais ces vers ne pourroient être tolérés dans des ouvrages de longue haleine, à cause de la cadence uniforme. Les vers de dix syllabes ordinaires sont d’une autre mesure ; la césure sans hémistiche est presque toûjours à la fin du second pié, de sorte que le vers est souvent en deux mesures, l’une de quatre, l’autre de six syllabes ; mais on lui donne aussi souvent une autre place, tant la variété est nécessaire.

Languissant, foible, & courbé sous les maux,
J’ai consumé mes jours dans les travaux :
Quel fut le prix de tant de soins ? L’envie.
Son soufle impur empoisonna ma vie.

Au premier vers la césure est après le mot foible ; au second après jours ; au troisieme elle est encore plus loin après soins ; au quatrieme elle est après impur.

Dans les vers de huit syllabes il n’y a jamais d’hémistiche, & rarement de césure.

Loin de nous ce discours vulgaire,
Que la nature dégenere,
Que tout passe & que tout finit.
La nature est inépuisable,
Et le travail infatigable
Est un dieu qui la rajeunit.

Au premier vers s’il y avoit une césure, elle seroit à la troisieme syllabe, loin de nous ; au second vers à la quatrieme syllabe, nature. Il n’est qu’un cas où ces vers consacrés à l’ode ont des césures, c’est quand le vers contient deux sens complets comme dans celui-ci.

Je vis en paix, je fuis la cour.

Il est sensible que je vis en paix, forme une césure ; mais cette mesure répétée seroit intolérable. L’harmonie de ces vers de quatre piés consiste dans le choix heureux des mots & des rimes croisées : foible mérite sans les pensées & les images.

Les Grecs & les Latins n’avoient point d’hémistiche dans leurs vers hexametres ; les Italiens n’en ont dans aucune de leurs poésies.

Lé donné, j cavalier, l’armi, gli amori,
Lé cortésie, l’audaci impresé jo canto
Ché furo al tempo ché passaro j mori
D’africa il mar, e in francia nocquer tanto, &c.

Ces vers sont composés d’onze syllabes, & le génie de la langue italienne l’exige. S’il y avoit un hémistiche, il faudroit qu’il tombât au deuxieme pié & trois quarts.

La Poésie angloise est dans le même cas ; les grands vers anglois sont de dix syllabes ; ils n’ont point d’hémistiche, mais ils ont des césures marquées.

At tropington | not far from cambridge, stood
A cross a pleasing stream | a bridge of wood,
Near it a mill | in low and plashy ground,
Where corn for all the neighbouring parts | was grown’d.

Les césures différentes de ces vers sont désignées par les tirets |.

Au reste, il est peut-être inutile de dire que ces vers sont le commencement de l’ancien conte du berceau, traité depuis par la Fontaine. Mais ce qui est utile pour les amateurs, c’est de savoir que non seulement les Anglois & les Italiens sont affranchis de la gêne de l’hémistiche, mais encore qu’ils se permettent tous les hiatus qui choquent nos oreilles, & qu’à cette liberté ils ajoûtent celle d’allonger & d’accourcir les mots selon le besoin, d’en changer la terminaison, de leur ôter des lettres ; qu’enfin, dans leurs pieces dramatiques, & dans quelques poëmes, ils ont secoué le joug de la rime : de sorte qu’il est plus aisé de faire cent vers italiens & anglois passables, que dix françois, à génie égal.

Les vers allemans ont un hémistiche, les espagnols n’en ont point : tel est le génie différent des langues, dépendant en grande partie de celui des nations. Ce génie qui consiste dans la construction des phrases, dans les termes plus ou moins longs, dans la facilité des inversions, dans les verbes auxiliaires, dans le plus ou moins d’articles, dans le mêlange plus ou moins heureux des voyelles & des consonnes : ce génie, dis-je, détermine toutes les différences qui se trouvent dans la poésie de toutes les nations ; l’hémistiche tient évidemment à ce génie des langues.

C’est bien peu de chose qu’un hémistiche : ce mot sembloit à peine mériter un article ; cependant on a été forcé de s’y arrêter un peu ; rien n’est à mépriser dans les Arts ; les moindres regles sont quelquefois d’un très-grand détail. Cette observation sert à justifier l’immensité de ce Dictionnaire, & doit inspirer de la reconnoissance pour les peines prodigieuses de ceux qui ont entrepris un ouvrage, lequel doit rejetter à la vérité toute déclamation, tout paradoxe, toute opinion hasardée, mais qui exige que tout soit approfondi. Article de M. de Voltaire.

[p. 8:194]

HEUREUX, HEUREUSE, HEUREUSEMENT §

HEUREUX, HEUREUSE, HEUREUSEMENT, (Grammaire, Morale.) ce mot vient évidemment d’heur, dont heure est l’origine. De-là ces anciennes expressions, à la bonne heure, à la mal’heure, car nos peres qui n’avoient pour toute philosophie que quelques préjugés des nations plus anciennes, admettoient des heures favorables & funestes.

On pourroit, en voyant que le bonheur n’étoit autrefois qu’une heure fortunée, faire plus d’honneur aux anciens qu’ils ne méritent, & conclure de-là qu’ils regardoient le bonheur comme une chose passagere, telle qu’elle est en effet.

Ce qu’on appelle bonheur, est une idée abstraite, composée de quelques idées de plaisir ; car qui n’a qu’un moment de plaisir n’est point un homme heureux ; de même qu’un moment de douleur ne fait point un homme malheureux. Le plaisir est plus rapide que le bonheur, & le bonheur plus passager que la félicité. Quand on dit je suis heureux dans ce moment, on abuse du mot, & cela ne veut dire que j’ai du plaisir : quand on a des plaisirs un peu répétés, on peut dans cette espace de tems se dire heureux ; quand ce bonheur dure un peu plus, c’est un [p. 8:195] état de félicité ; on est quelquefois bien loin d’être heureux dans la prospérité, comme un malade dégoûté ne mange rien d’un grand festin préparé pour lui.

L’ancien adage, on ne doit appeller personne heureux avant sa mort, semble rouler sur de bien faux principes ; on diroit par cette maxime qu’on ne devroit le nom d’heureux, qu’à un homme qui le seroit constamment depuis sa naissance jusqu’à sa derniere heure. Cette série continuelle de momens agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des élémens de qui nous dépendons, par celle des hommes dont nous dépendons davantage. Prétendre être toûjours heureux, est la pierre philosophale de l’ame ; c’est beaucoup pour nous de n’être pas long-tems dans un état triste ; mais celui qu’on supposeroit avoir toûjours jouï d’une vie heureuse, & qui périroit miserablement, auroit certainement mérité le nom d’heureux jusqu’à la mort ; & on pourroit prononcer hardiment, qu’il a été le plus heureux des hommes. Il se peut très-bien que Socrate ait été le plus heureux des Grecs, quoique des juges ou superstitieux & absurdes, ou iniques, ou tout cela ensemble, l’ayent empoisonné juridiquement à l’âge de soixante & dix ans, sur le soupçon qu’il croyoit un seul Dieu.

Cette maxime philosophique tant rebattue, nemo ante obitum felix, paroît donc absolument fausse en tout sens ; & si elle signifie qu’un homme heureux peut mourir d’une mort malheureuse, elle ne signifie rien que de trivial. Le proverbe du peuple, heureux comme un roi, est encore plus faux ; quiconque a lû, quiconque a vécu, doit savoir combien le vulgaire se trompe.

On demande s’il y a une condition plus heureuse qu’une autre, si l’homme en général est plus heureux que la femme ; il faudroit avoir été homme & femme comme Tiresias & Iphis, pour décider cette question ; encore faudroit-il avoir vécu dans toutes les conditions avec un esprit également propre à chacune ; & il faudroit avoir passé par tous les états possibles de l’homme & de la femme pour en juger.

On demande encore si de deux hommes l’un est plus heureux que l’autre ; il est bien clair que celui qui a la pierre & la goutte, qui perd son bien, son honneur, sa femme & ses enfans, & qui est condamné à être pendu immédiatement après avoit été taillé, est moins heureux dans ce monde, à tout prendre, qu’un jeune sultan vigoureux, ou que le savetier de la Fontaine.

Mais on veut savoir quel est le plus heureux de deux hommes également sains, également riches, & d’une condition égale, il est clair que c’est leur humeur qui en décide. Le plus moderé, le moins inquiet, & en même tems le plus sensible, est le plus heureux ; mais malheureusement le plus sensible est toûjours le moins modere : ce n’est pas notre condition, c’est la trempe de notre ame qui nous rend heureux. Cette disposition de notre ame dépend de nos organes, & nos organes ont été arrangés sans que nous y ayons la moindre part : c’est au lecteur à faire là-dessus ses réflexions ; il y a bien des articles sur lesquels il peut s’en dire plus qu’on ne lui en doit dire : en fait d’arts, il faut l’instruire, en fait de morale, il faut le laisser penser.

Il y a des chiens qu’on caresse, qu’on peigne, qu’on nourrit de biscuits, à qui on donne de jolies chiennes ; il y en a d’autres qui sont couverts de gale, qui meurent de faim, qu’on chasse & qu’on bat, & qu’ensuite un jeune chirurgien disseque lentement, après leur avoir enfoncé quatre gros cloux dans les pattes ; a-t-il dépendu de ces pauvres chiens d’être heureux ou malheureux ?

On dit pensée heureuse, trait heureux, repartie heureuse, physionomie heureuse, climat heureux ; ces pensées, ces traits heureux, qui nous viennent comme des inspirations soudaines, & qu’on appelle des bonnes fortunes d’hommes d’esprit, nous sont donnés comme la lumiere entre dans nos yeux, sans effort, sans que nous la cherchions ; ils ne sont pas plus en notre pouvoir que la physionomie heureuse ; c’est-à-dire, douce, noble, si indépendante de nous, & si souvent trompeuse.

Le climat heureux, est celui que la nature favorise : ainsi sont les imaginations heureuses, ainsi est l’heureux génie, c’est-à-dire, le grand talent ; & qui peut se donner le génie ? Qui peut, quand il a reçû quelques rayons de cette flamme, le conserver toûjours brillant ? Puisque le mot heureux vient de la bonne heure, & malheureux de la mal’heure, on pourroit dire que ceux qui pensent, qui écrivent avec génie, qui réussissent dans les ouvrages de goût, écrivent à la bonne heure ; le grand nombre est de ceux qui écrivent à la mal’heure.

On dit en fait d’arts, heureux génie, & jamais malheureux génie ; la raison en est palpable, c’est que celui qui ne réussit pas, manque de génie absolument.

Le génie est seulement plus ou moins heureux ; celui de Virgile fut plus heureux dans l’épisode de Didon, que dans la fable de Lavinie ; dans la description de la prise de Troie, que dans la guerre de Turnus ; Homere est plus heureux dans l’invention de la ceinture de Vénus, que dans celle des vents enfermés dans une outre.

On dit invention heureuse ou malheureuse ; mais c’est au moral, c’est en considérant les maux qu’une invention produit : la malheureuse invention de la poudre ; l’heureuse invention de la boussole, de l’astrolabe, du compas de proportion, &c.

Le cardinal Mazarin demandoit un général houroux, heureux ; il entendoit ou devoit entendre un général habile ; car lorsqu’on a eu des succès réitérés, habileté & bonheur sont d’ordinaire synonymes.

Quand on dit heureux scélérat, on n’entend par ce mot que ses succès, felix Sylla, heureux Sylla ; un Alexandre VI, un duc de Borgia, ont heureusement pillé, trahi, empoisonné, ravagé, égorgé ; il y a grande apparence qu’ils étoient très-malheureux quand même ils n’auroient pas craint leurs semblables.

Il se pourroit qu’un scélérat mal élevé, un grand-turc, par exemple, à qui on auroit dit qu’il lui est permis de manquer de foi aux Chrétiens, de faire serrer d’un cordon de soie le cou de ses visirs quand ils sont riches, de jetter dans le canal de la mer noire ses freres étranglés ou massacrés, & de ravager cent lieues de pays pour sa gloire ; il se pourroit, dis-je, à toute force, que cet homme n’eût pas plus de remords que son mufti, & fût très-heureux. C’est sur quoi le lecteur peut encore penser beaucoup ; tout ce qu’on peut dire ici, c’est qu’il est à desirer que ce sultan soit le plus malheureux des hommes.

Ce qu’on a peut-être écrit de mieux sur le moyen d’être heureux, est le livre de Séneque, de vita beata ; mais ce livre n’a rendu heureux ni son auteur, ni ses lecteurs. Voyez d’ailleurs, si vous voulez, les articles Bien, & Bienheureux de ce Dictionnaire.

Il y avoit autrefois des planettes heureuses, d’autres malheureuses ; heureusement il n’y en a plus.

On a voulu priver le public de ce Dictionnaire utile, heureusement on n’y a pas réussi.

Des ames de boue, des fanatiques absurdes, préviennent tous les jours les puissans, les ignorans, contre les Philosophes ; si malheureusement on les écoutoit, nous retomberions dans la barbarie dont [p. 8:196] les seuls Philosophes nous ont tirés. Cet article est de M. de Voltaire.

HISTOIRE §

[p. 8:220]

Histoire §

HISTOIRE, s. f. c’est le récit des faits donnés pour vrais ; au contraire de la fable, qui est le récit des faits donnés pour faux.

Il y a l’histoire des opinions, qui n’est guère que le recueil des erreurs humaines ; l’histoire des Arts, peut-être la plus utile de toutes, quand elle joint à la connoissance de l’invention & du progrès des Arts, la description de leur méchanisme ; l’Histoire naturelle , [p. 8:221] improprement dite histoire, & qui est une partie essentielle de la Physique.

L’histoire des événemens se divise en sacrée & profane. L’histoire sacrée est une suite des opérations divines & miraculeuses, par lesquelles il a plû à Dieu de conduire autrefois la nation juive, & d’exercer aujourd’hui notre foi. Je ne toucherai point à cette matiere respectable.

Les premiers fondemens de toute Histoire sont les récits des peres aux enfans, transmis ensuite d’une génération à une autre ; ils ne sont que probables dans leur origine, & perdent un degré de probabilité à chaque génération. Avec le tems, la fable se grossit, & la vérité se perd : de-là vient que toutes les origines des peuples sont absurdes. Ainsi les Egyptiens avoient été gouvernés par les dieux pendant beaucoup de siecles ; ils l’avoient été ensuite par des demi-dieux ; enfin ils avoient eu des rois pendant onze mille trois cens quarante ans : & le soleil, dans cet espace de tems, avoit changé quatre fois d’orient & de couchant.

Les Phéniciens prétendoient être établis dans leur pays depuis trente mille ans ; & ces trente mille ans étoient remplis d’autant de prodiges que la chronogie égyptienne. On sait quel merveilleux ridicule regne dans l’ancienne histoire des Grecs. Les Romains, tout sérieux qu’ils étoient, n’ont pas moins enveloppé de fables l’histoire de leurs premiers siecles. Ce peuple si récent, en comparaison des nations asiatiques, a été cinq cens années sans historiens. Ainsi il n’est pas surprenant que Romulus ait été le fils de Mars ; qu’une louve ait été sa nourrice ; qu’il ait marché avec vingt mille hommes de son village de Rome, contre vingt-cinq mille combattans du village des Sabins ; qu’ensuite il soit devenu dieu : que Tarquin l’ancien ait coupé une pierre avec un rasoir ; & qu’une vestale ait tiré à terre un vaisseau avec sa ceinture, &c.

Les premieres annales de toutes nos nations modernes ne sont pas moins fabuleuses : les choses prodigieuses & improbables doivent être rapportées, mais comme des preuves de la crédulité humaine ; elles entrent dans l’histoire des opinions.

Pour connoître avec certitude quelque chose de l’histoire ancienne, il n’y a qu’un seul moyen, c’est de voir s’il reste quelques monumens incontestables ; nous n’en avons que trois par écrit : le premier est le recueil des observations astronomiques faites pendant dix-neuf cens ans de suite à Babylone, envoyées par Alexandre en Grece, & employées dans l’almageste de Ptolomée. Cette suite d’observations, qui remonte à deux mille deux cens trente-quatre ans avant notre ere vulgaire, prouve invinciblement que les Babyloniens existoient en corps de peuple plusieurs siecles auparavant : car les Arts ne sont que l’ouvrage du tems ; & la paresse naturelle aux hommes les laisse des milliers d’années sans autres connoissances & sans autres talens que ceux de se nourrir, de se défendre des injures de l’air, & de s’égorger. Qu’on en juge par les Germains & par les Anglois du tems de César, par les Tartares d’aujourd’hui, par la moitié de l’Afrique, & par tous les peuples que nous avons trouvés dans l’Amérique, en exceptant à quelques égards les royaumes du Pérou & du Mexique, & la république de Tlascala.

Le second monument est l’éclipse centrale du soleil, calculée à la Chine deux mille cent cinquante-cinq ans, avant notre ere vulgaire, & reconnue véritable par tous nos Astronomes. Il faut dire la même chose des Chinois que des peuples de Babylone ; ils composoient déjà sans doute un vaste empire policé. Mais ce qui met les Chinois au-dessus de tous les peuples de la terre, c’est que ni leurs loix, ni leurs moeurs, ni la langue que parlent chez eux les lettrés, n’ont pas changé depuis environ quatre mille ans. Cependant cette nation, la plus ancienne de tous les peuples qui subsistent aujourd’hui, celle qui a possédé le plus vaste & le plus beau pays, celle qui a inventé presque tous les Arts avant que nous en eussions appris quelques-uns, a toûjours été omise, jusqu’à nos jours, dans nos prétendues histoires universelles : & quand un espagnol & un françois faisoient le dénombrement des nations, ni l’un ni l’autre ne manquoit d’appeller son pays la premiere monarchie du monde.

Le troisieme monument, fort inférieur aux deux autres, subsiste dans les marbres d’Arondel : la chronique d’Athenes y est gravée deux cens soixantetrois ans avant notre ere ; mais elle ne remonte que jusqu’à Cécrops, treize cens dix-neuf ans au-delà du tems où elle fut gravée. Voilà dans l’histoire de toute l’antiquité, les seules connoissances incontestables que nous ayons.

Il n’est pas étonnant qu’on n’ait point d’histoire ancienne profane au-delà d’environ trois mille années. Les révolutions de ce globe, la longue & universelle ignorance de cet art qui transmet les faits par l’écriture, en sont cause : il y a encore plusieurs peuples qui n’en ont aucun usage. Cet art ne fut commun que chez un très-petit nombre de nations policées, & encore étoit-il en très-peu de mains. Rien de plus rare chez les François & chez les Germains, que de savoir écrire jusqu’aux treizieme & quatorzieme siecles : presque tous les actes n’étoient attestés que par témoins. Ce ne fut en France que sous Charles VII. en 1454 qu’on rédigea par écrit les coûtumes de France. L’art d’écrire étoit encore plus rare chez les Espagnols, & delà vient que leur histoire est si seche & si incertaine, jusqu’au tems de Ferdinand & d’Isabelle. On voit par-là combien le très-petit nombre d’hommes qui savoient écrire pouvoient en imposer.

Il y a des nations qui ont subjugué une partie de la terre sans avoir l’usage des caracteres. Nous savons que Gengis-Kan conquit une partie de l’Asie au commencement du treizieme siecle ; mais ce n’est ni par lui, ni par les Tartares que nous le savons. Leur histoire écrite par les Chinois, & traduite par le pere Gaubil, dit que ces Tartares n’avoient point l’art d’écrire.

Il ne dut pas être moins inconnu au scythe Ogus-Kan, nommé Madies par les Persans & par les Grecs, qui conquit une partie de l’Europe & de l’Asie, si long-tems avant le regne de Cyrus.

Il est presque sûr qu’alors sur cent nations il y en avoit à peine deux qui usassent de caracteres.

Il reste des monumens d’une autre espece, qui servent à constater seulement l’antiquité reculée de certains peuples qui précedent toutes les époques connues & tous les livres ; ce sont les prodiges d’Architecture, comme les pyramides & les palais d’Egypte, qui ont résisté au tems. Hérodote qui vivoit il y a deux mille deux cens ans, & qui les avoit vûs, n’avoit pû apprendre des prêtres égyptiens dans quel tems on les avoit élevés.

Il est difficile de donner à la plus ancienne des pyramides moins de quatre mille ans d’antiquité ; mais il faut considérer que ces efforts de l’ostentation des rois n’ont pû être commencés que long-tems après l’établissement des villes. Mais pour bâtir des villes dans un pays inondé tous les ans, il avoit fallu d’abord relever le terrein, fonder les villes sur des pilotis dans ce terrein de vase, & les rendre inaccessibles à l’inondation : il avoit fallu, avant de prendre ce parti nécessaire, & avant d’être en état de tenter ces grands travaux, que les peuples se fussent pratiqués des retraites pendant la crue du Nil, au milieu des rochers qui forment deux chaînes à [p. 8:222] droite & à gauche de ce fleuve. Il avoit fallu que ces peuples rassemblés eussent les instrumens du labourage, ceux de l’Architecture, une grande connoissance de l’Arpentage, avec des lois & une police : tout cela demande nécessairement un espace de tems prodigieux. Nous voyons par les longs détails qui retardent tous les jours nos entreprises les plus nécessaires & les plus petites, combien il est difficile de faire de grandes choses, & qu’il faut non seulement une opiniâtreté infatigable, mais plusieurs générations animées de cette opiniâtreté.

Cependant que ce soit Ménès ou Thot, ou Chéops, ou Ramessès, qui aient élevé une ou deux de ces prodigieuses masses, nous n’en serons pas instruits de l’histoire de l’ancienne Egypte : la langue de ce peuple est perdue. Nous ne savons donc autre chose sinon qu’avant les plus anciens historiens, il y avoit de quoi faire une histoire ancienne.

Celle que nous nommons ancienne, & qui est en effet récente, ne remonte guere qu’à trois mille ans : nous n’avons avant ce tems que quelques probabilités : deux seuls livres profanes ont conservé ces probabilités ; la chronique chinoise, & l’histoire d’Hérodote. Les anciennes chroniques chinoises ne regardent que cet empire séparé du reste du monde. Hérodote, plus intéressant pour nous, parle de la terre alors connue ; il enchanta les Grecs en leur récitant les neuf livres de son histoire, par la nouveauté de cette entreprise & par le charme de sa diction, & sur-tout par les fables. Presque tout ce qu’il raconte sur la foi des étrangers est fabuleux : mais tout ce qu’il a vû est vrai. On apprend de lui, par exemple, quelle extrême opulence & quelle splendeur régnoit dans l’Asie mineure, aujourd’hui pauvre & dépeuplée. Il a vû à Delphes les présens d’or prodigieux que les rois de Lydie avoient envoyés à Delphes, & il parle à des auditeurs qui connoissoient Delphes comme lui. Or quel espace de tems a dû s’écouler avant que des rois de Lydie eussent pû amasser assez de trésors superflus pour faire des présens si considérables à un temple étranger !

Mais quand Hérodote rapporte les contes qu’il a entendus, son livre n’est plus qu’un roman qui ressemble aux fables millésiennes. C’est un Candaule qui montre sa femme toute nue à son ami Gigès ; c’est cette femme, qui par modestie, ne laisse à Gigès que le choix de tuer son mari, d’épouser la veuve, ou de périr. C’est un oracle de Delphes qui dévine que dans le même tems qu’il parle, Crésus à cent lieues de là, fait cuire une tortue dans un plat d’airain. Rollin qui répete tous les contes de cette espece, admire la science de l’oracle, & la véracité d’Apollon, ainsi que la pudeur de la femme du roi Candaule ; & à ce sujet, il propose à la police d’empêcher les jeunes gens de se baigner dans la riviere. Le tems est si cher, & l’histoire si immense, qu’il faut épargner aux lecteurs de telles fables & de telles moralités.

L’histoire de Cyrus est toute défigurée par des traditions fabuleuses. Il y a grande apparence que ce Kiro, qu’on nomme Cyrus, à la tête des peuples guerriers d’Elam, conquit en effet Babylone amollie par les délices. Mais on ne sait pas seulement quel roi régnoit alors à Babilone ; les uns disent Baltazar, les autres Anabot. Hérodote fait tuer Cyrus dans une expédition contre les Massagettes. Xénophon dans son roman moral & politique, le fait mourir dans son lit.

On ne sait autre chose dans ces ténebres de l’histoire, sinon qu’il y avoit depuis très-longtems de vastes empires, & des tyrans dont la puissance étoit fondée sur la misere publique ; que la tyrannie étoit parvenue jusqu’à dépouiller les hommes de leur virilité, pour s’en servir à d’infames plaisirs au sortir de l’enfance, & pour les employer dans leur vieillesse à la garde des femmes ; que la superstition gouvernoit les hommes ; qu’un songe étoit regardé comme un avis du ciel, & qu’il décidoit de la paix & de la guerre, &c.

A mesure qu’Hérodote dans son histoire se rapproche de son tems, il est mieux instruit & plus vrai. Il faut avouer que l’histoire ne commence pour nous qu’aux entreprises des Perses contre les Grecs. On ne trouve avant ces grands événemens que quelques récits vagues, enveloppés de contes puériles. Hérodote devient le modele des historiens, quand il décrit ces prodigieux préparatifs de Xerxès pour aller subjuguer la Grece, & ensuite l’Europe. Il le mene, suivi de près de deux millions de soldats, depuis Suze jusqu’à Athènes. Il nous apprend comment étoient armés tant de peuples différens que ce monarque traînoit après lui : aucun n’est oublié, du fond de l’Arabie & de l’Egypte, jusqu’au delà de la Bactriane & de l’extrémité septentrionale de la mer Caspienne, pays alors habité par des peuples puissans, & aujourd’hui par des Tartares vagabonds. Toutes les nations, depuis le Bosphore de Thrace jusqu’au Gange, sont sous ses étendards. On voit avec étonnement que ce prince possédoit autant de terrein qu’en eut l’empire romain ; il avoit tout ce qui appartient aujourd’hui au grand mogol en-deçà du Gange ; toute la Perse, tout le pays des Usbecs, tout l’empire des Turcs, si vous en exceptez la Romanie ; mais en récompense il possédoit l’Arabie. On voit par l’étendue de ses états quel est le tort des déclamateurs en vers & en prose, de traiter de fou Alexandre, vengeur de la Grece, pour avoir subjugué l’empire de l’ennemi des Grecs. Il n’alla en Egypte, à Tyr & dans l’Inde, que parce qu’il le devoit, & que Tyr, l’Egypte & l’Inde appartenoient à la domination qui avoit dévasté la Grece.

Hérodote eut le même mérite qu’Homere ; il fut le premier historien comme Homere le premier poëte épique ; & tous deux saisirent les beautés propres d’un art inconnu avant eux. C’est un spectacle admirable dans Hérodote que cet empereur de l’Asie & de l’Afrique, qui fait passer son armée immense sur un pont de bateau d’Asie en Europe, qui prend la Thrace, la Macédoine, la Thessalie, l’Achaie supérieure, & qui entre dans Athènes abandonnée & deserte. On ne s’attend point que les Athéniens sans ville, sans territoire, refugiés sur leurs vaisseaux avec quelques autres Grecs, mettront en fuite la nombreuse flote du grand roi, qu’ils rentreront chez eux en vainqueurs, qu’ils forceront Xerxès à ramener ignominieusement les débris de son armée, & qu’ensuite ils lui défendront par un traité, de naviger sur leurs mers. Cette supériorité d’un petit peuple généreux & libre, sur toute l’Asie esclave, est peut-être ce qu’il y a de plus glorieux chez les hommes. On apprend aussi par cet événement, que les peuples de l’Occident ont toujours été meilleurs marins que les peuples asiatiques. Quand on lit l’histoire moderne, la victoire de Lépante fait souvenir de celle de Salamine, & on compare dom Juan d’Autriche & Colone, à Thémistocle & à Euribiades. Voilà peut-être le seul fruit qu’on peut tirer de la connoissance de ces tems reculés.

Thucydide, successeur d’Hérodote, se borne à nous détailler l’histoire de la guerre du Péloponnèse, pays qui n’est pas plus grand qu’une province de France ou d’Allemagne, mais qui a produit des hommes en tout genre dignes d’une réputation immortelle : & comme si la guerre civile, le plus horrible des fléaux, ajoutoit un nouveau feu & de nou veaux ressorts à l’esprit humain, c’est dans ce tems que tous les arts florissoient en Grece. C’est ainsi qu’ils commencent à se perfectionner ensuite à Rome dans d’autres [p. 8:223] guerres civiles du tems de César, & qu’ils renaissent encore dans notre xv. & xvj. siecle de l’ere vulgaire, parmi les troubles de l’Italie.

Après cette guerre du Péloponnèse, décrite par Thucydide, vient le tems célebre d’Alexandre, prince digne d’être élevé par Aristote, qui fonde beaucoup plus de villes que les autres n’en ont détruit, & qui change le commerce de l’Univers. De son tems, & de celui de ses successeurs, florissoit Carthage ; & la république romaine commençoit à fixer sur elle les regards des nations. Tout le reste est enseveli dans la Barbarie : les Celtes, les Germains, tous les peuples du Nord sont inconnus.

L’histoire de l’empire romain est ce qui mérite le plus notre attention, parce que les Romains ont été nos maîtres & nos législateurs. Leurs loix sont encore en vigueur dans la plûpart de nos provinces : leur langue se parle encore, & longtems après leur chûte, elle a été la seule langue dans laquelle on rédigeât les actes publics en Italie, en Allemagne, en Espagne, en France, en Angleterre, en Pologne.

Au démembrement de l’empire romain en Occident, commence un nouvel ordre de choses, & c’est ce qu’on appelle l’histoire du moyen âge ; histoire barbare de peuples barbares, qui devenus chrétiens, n’en deviennent pas meilleurs.

Pendant que l’Europe est ainsi boulversée, on voit paroître au vij. siecle les Arabes, jusques-là renfermés dans leurs deserts. Ils étendent leur puissance & leur domination dans la haute Asie, dans l’Afrique, & envahissent l’Espagne ; les Turcs leur succedent, & établissent le siége de leur empire à Constantinople, au milieu du xv. siecle.

C’est sur la fin de ce siecle qu’un nouveau monde est découvert ; & bientôt après la politique de l’Europe & les arts prennent une forme nouvelle. L’art de l’Imprimerie, & la restauration des sciences, font qu’enfin on a des histoires assez fideles, au lieu des chroniques ridicules renfermées dans les cloîtres depuis Grégoire de Tours. Chaque nation dans l’Europe a bientôt ses historiens. L’ancienne indigence se tourne en superflu : il n’est point de ville qui ne veuille avoir son histoire particuliere. On est accablé sous le poids des minuties. Un homme qui veut s’instruire est obligé de s’en tenir au fil des grands événemens, & d’écarter tous les petits faits particuliers qui viennent à la traverse ; il saisit dans la multitude des révolutions, l’esprit des tems & les moeurs des peuples. Il faut sur-tout s’attacher à l’histoire de sa patrie, l’étudier, la posséder, réserver pour elle les détails, & jetter une vue plus générale sur les autres nations. Leur histoire n’est intéressante que par les rapports qu’elles ont avec nous, ou par les grandes choses qu’elles ont faites ; les premiers âges depuis la chûte de l’empire romain, ne sont, comme on l’a remarqué ailleurs, que des avantures barbares, sous des noms barbares, excepté le tems de Charlemagne. L’Angleterre reste presque isolée jusqu’au regne d’Edouard III. le Nord est sauvage jusqu’au xvj. siecle ; l’Allemagne est longtems une anarchie. Les querelles des empereurs & des papes desolent 600 ans l’Italie, & il est difficile d’appercevoir la vérité à-travers les passions des écrivains peu instruits, qui ont donné les chroniques informes de ces tems malheureux. La monarchie d’Espagne n’a qu’un événement sous les rois Visigoths ; & cet événement est celui de sa destruction. Tout est confusion jusqu’au regne d’Isabelle & de Ferdinand. La France jusqu’à Louis XI. est en proie à des malheurs obscurs sous un gouvernement sans regle. Daniel a beau prétendre que les premiers tems de la France sont plus intéressans que ceux de Rome : il ne s’apperçoit pas que les commencemens d’un si vaste empire sont d’autant plus intéressans qu’ils sont plus foibles, & qu’on aime à voir la petite source d’un torrent qui a inondé la moitié de la terre.

Pour pénétrer dans le labyrinthe ténébreux du moyen âge, il faut le secours des archives, & on n’en a presque point. Quelques anciens couvens ont conservé des chartres, des diplomes, qui contiennent des donations, dont l’autorité est quelquefois contestée ; ce n’est pas là un recueil où l’on puisse s’éclairer sur l’histoire politique, & sur le droit public de l’Europe. L’Angleterre est, de tous les pays, celui qui a sans contredit, les archives les plus anciennes & les plus suivies. Ces actes recueillis par Rimer, sous les auspices de la reine Anne, commencent avec le xij. siecle, & sont continués sans interruption jusqu’à nos jours. Ils répandent une grande lumiere sur l’histoire de France. Ils font voir par exemple, que la Guienne appartenoit aux Anglois en souveraineté absolue, quand le roi de France Charles V. la confisqua par un arrêt, & s’en empara par les armes. On y apprend quelles sommes considérables, & quelle espece de tribut paya Louis XI. au roi Edouard IV. qu’il pouvoit combattre ; & combien d’argent la reine Elisabeth prêta à Henri le Grand, pour l’aider à monter sur son thrône, &c.

De l’utilité de l’Histoire. Cet avantage consiste dans la comparaison qu’un homme d’état, un citoyen peut faire des loix & des moeurs étrangeres avec celles de son pays : c’est ce qui excite les nations modernes à enchérir les unes sur les autres dans les arts, dans le commerce, dans l’Agriculture. Les grandes fautes passées servent beaucoup en tout genre. On ne sauroit trop remettre devant les yeux les crimes & les malheurs causés par des querelles absurdes. Il est certain qu’à force de renouveller la mémoire de ces querelles, on les empêche de renaître.

C’est pour avoir lû les détails des batailles de Creci, de Poitiers, d’Azincourt, de Saint-Quentin, de Gravelines, &c. que le célebre maréchal de Saxe se déterminoit à chercher, autant qu’il pouvoit, ce qu’il appelloit des affaires de poste.

Les exemples font un grand effet sur l’esprit d’un prince qui lit avec attention. Il verra qu’Henri IV. n’entreprenoit sa grande guerre, qui devoit changer le système de l’Europe, qu’après s’être assez assuré du nerf de la guerre, pour la pouvoir soutenir plusieurs années sans aucun secours de finances.

Il verra que la reine Elisabeth, par les seules ressources du commerce & d’une sage économie, résista au puissant Philippe II. & que de cent vaisseaux qu’elle mit en mer contre la flotte invincible, les trois quarts étoient fournis par les villes commerçantes d’Angleterre.

La France non entamée sous Louis XIV. après neuf ans de la guerre la plus malheureuse, montrera évidemment l’utilité des places frontieres qu’il construisit. En vain l’auteur des causes de la chûte de l’empire romain blâme-t-il Justinien, d’avoir eu la même politique que Louis XIV. Il ne devoit blâmer que les empereurs qui négligerent ces places frontieres, & qui ouvrirent les portes de l’empire aux Barbares.

Enfin la grande utilité de l’histoire moderne, & l’avantage qu’elle a sur l’ancienne, est d’apprendre à tous les potentats, que depuis le xv. siecle on s’est toujours réuni contre une puissance trop prépondérante. Ce système d’équilibre a toujours été inconnu des anciens, & c’est la raison des succès du peuple romain, qui ayant formé une milice supérieure à celle des autres peuples, les subjugua l’un après l’autre, du Tibre jusqu’à l’Euphrate.

De la certitude de l’Histoire. Toute certitude qui n’est pas démonstration mathématique, n’est qu’une extrème probabilité. Il n’y a pas d’autre certitude historique.

Quand Marc Paul parla le premier, mais le seul, [p. 8:224] de la grandeur & de la population de la Chine, il ne fut pas crû, & il ne put exiger de croyance. Les Portugais qui entrerent dans ce vaste empire plusieurs siecles après, commencerent à rendre la chose probable. Elle est aujourd’hui certaine, de cette certitude qui naît de la disposition unanime de mille témoins oculaires de différentes nations, sans que personne ait réclamé contre leur témoignage.

Si deux ou trois historiens seulement avoient écrit l’avanture du roi Charles XII. qui s’obstinant à rester dans les états du sultan son bienfaiteur, malgré lui, se battit avec ses domestiques contre une armée de janissaires & de Tartares, j’aurois suspendu mon jugement ; mais ayant parlé à plusieurs témoins oculaires, & n’ayant jamais entendu révoquer cette action en doute, il a bien fallu la croire, parce qu’après tout, si elle n’est ni sage, ni ordinaire, elle n’est contraire ni aux loix de la nature, ni au caractere du héros.

L’histoire de l’homme au masque de fer auroit passé dans mon esprit pour un roman, si je ne la tenois que du gendre du chirurgien, qui eut soin de cet homme dans sa derniere maladie. Mais l’officier qui le gardoit alors, m’ayant aussi attesté le fait, & tous ceux qui devoient en être instruits me l’ayant confirmé, & les enfans des ministres d’état, dépositaires de ce secret, qui vivent encore, en étant instruits comme moi, j’ai donné à cette histoire un grand dégré de probabilité, dégré pourtant au-dessous de celui qui fait croire l’affaire de Bender, parce que l’avanture de Bender a eu plus de témoins que celle de l’homme au masque de fer.

Ce qui répugne au cours ordinaire de la nature ne doit point être cru, à moins qu’il ne soit attesté par des hommes animés de l’esprit divin. Voilà pourquoi à l’article Certitude de ce Dictionnaire, c’est un grand paradoxe de dire qu’on devroit croire aussi bien tout Paris qui affirmeroit avoir vû résusciter un mort, qu’on croit tout Paris quand il dit qu’on a gagné la bataille de Fontenoy. Il paroît évident que le témoignage de tout Paris sur une chose improbable, ne sauroit être égal au témoignage de tout Paris sur une chose probable. Ce sont là les premieres notions de la saine Métaphysique. Ce Dictionnaire est consacré à la vérité ; un article doit corriger l’autre ; & s’il se trouve ici quelque erreur, elle doit être relevée par un homme plus éclairé.

Incertitude de l’Histoire. On a distingué les tems en fabuleux & historiques. Mais les tems historiques auroient dû être distingués eux-mêmes en vérités & en fables. Je ne parle pas ici des fables reconnues aujourd’hui pour telles ; il n’est pas question, par exemple, des prodiges dont Tite-Live a embelli ou gâté son histoire. Mais dans les faits les plus reçus que de raisons de douter ? Qu’on fasse attention que la république romaine a été cinq cens ans sans historiens, & que Tite-Live lui-même déplore la perte des annales des pontifes & des autres monumens qui périrent presque tous dans l’incendie de Rome, pleraque interiere ; qu’on songe que dans les trois cens premieres années, l’art d’écrire étoit très-rare, raroe per eadem tempora litteroe. Il sera permis alors de douter de tous les événemens qui ne sont pas dans l’ordre ordinaire des choses humaines. Sera-t-il bien probable que Romulus, le petit-fils du roi des Sabins, aura été forcé d’enlever des Sabines pour avoir des femmes. L’histoire de Lucrece sera-t-elle bien vraissemblable ? croira-t-on aisément sur la foi de Tite-Live, que le roi Porsenna s’enfuit plein d’admiration pour les Romains, parce qu’un fanatique avoit voulu l’assassiner ? Ne sera-t-on pas porté au contraire, à croire Polybe, antérieur à Tite-Live de deux cens années, qui dit que Porsenna subjugua les Romains. L’avanture de Regulus, enfermé par les Carthaginois dans un tonneau garni de pointes de fer, merite-t-elle qu’on la croie ? Polybe contemporain n’en auroit-il pas parlé, si elle avoit été vraie ? il n’en dit pas un mot. N’est-ce pas une grande présomption que ce conte ne fut inventé que long-tems après pour rendre les Carthaginois odieux ? Ouvrez le dictionnaire de Moréri à l’article Régulus, il vous assure que le supplice de ce Romain est rapporté dans Tite-Live. Cependant la Décade où Tite-Live auroit pû en parler est perdue ; on n’a que le supplément de Freinsemius, & il se trouve que ce dictionnaire n’a cité qu’un allemand du xvij. siecle, croyant citer un romain du tems d’Auguste. On feroit des volumes immenses de tous les faits célebres & reçus, dont il faut douter. Mais les bornes de cet article ne permettent pas de s’étendre.

Les monumens, les cérémonies annuelles, les médailles mêmes, sont-elles des preuves historiques ? On est naturellement porté à croire qu’un monument érigé par une nation pour célébrer un évenement, en atteste la certitude. Cependant, si ces monumens n’ont pas été élevés par des contemporains ; s’ils célebrent quelques faits peu vraissemblables, prouvent-ils autre chose, sinon qu’on a voulu consacrer une opinion populaire ?

La colonne rostrale érigée dans Rome par les contemporains de Duillius, est sans doute une preuve de la victoire navale de Duillius. Mais la statue de l’augure Navius, qui coupoit un caillou avec un rasoir, prouvoit-elle que Navius avoit opéré ce prodige ? Les statues de Cérès & de Triptolème, dans Athènes, étoient-elles des témoignages incontestables que Cérès eût enseigné l’Agriculture aux Athéniens ? Le fameux Laocoon, qui subsiste aujourd’hui si entier, atteste-t-il bien la vérité de l’histoire du cheval de Troie ?

Les cérémonies, les fêtes annuelles établies par toute une nation, ne constatent pas mieux l’origine à laquelle on les attribue. La fête d’Arion porté sur un dauphin, se célébroit chez les Romains comme chez les Grecs. Celle de Faune rappelloit son aventure avec Hercule & Omphale, quand ce dieu amoureux d’Omphale prit le lit d’Hercule pour celui de sa maîtresse.

La fameuse fête des Lupercales étoit établie en l’honneur de la louve qui allaita Romulus & Remus.

Sur quoi étoit fondée la fête d’Orion, célébrée le 5 des ides de Mai ? Le voici. Hirée reçut chez lui Jupiter, Neptune & Mercure ; & quand ses hôtes prirent congé, ce bon homme, qui n’avoit point de femme, & qui vouloit avoir un enfant, témoigna sa douleur aux trois dieux. On n’ose exprimer ce qu’ils firent sur la peau du boeuf qu’Hirée leur avoit servi à manger ; ils couvrirent ensuite cette peau d’un peu de terre, & de-là naquit Orion au bout de neuf mois.

Presque toutes les fêtes romaines, syriennes, greques, égyptiennes, étoient fondées sur de pareils contes, ainsi que les temples & les statues des anciens héros. C’étoient des monumens que la crédulité consacroit à l’erreur.

Une médaille, même contemporaine, n’est pas quelquefois une preuve. Combien la flatterie n’at-elle pas frappé de médailles sur des batailles très indécises, qualifiées de victoires, & sur des entreprises manquées, qui n’ont été achevées que dans la légende. N’a-t-on pas, en dernier lieu, pendant la guerre de 1740 des Anglois contre le roi d’Espagne, frappé une médaille qui attestoit la prise de Carthagene par l’amiral Vernon, tandis que cet amiral levoit le siége ?

Les médailles ne sont des témoignages irréprochables que lorsque l’événement est attesté par des auteurs contemporains ; alors ces preuves se soutenant [p. 8:225] l’une par l’autre, constatent la vérité.

Doit-on dans l’histoire insérer des harangues, & faire des portraits ? Si, dans une occasion importante, un général d’armée, un homme d’état a parlé d’une maniere singuliere & forte qui caractérise son génie & celui de son siecle, il faut sans doute rapporter son discours mot pour mot ; de telles harangues sont peut-être la partie de l’histoire la plus utile. Mais pourquoi faire dire à un homme ce qu’il n’a pas dit ? Il vaudroit presque autant lui attribuer ce qu’il n’a pas fait ; c’est une fiction imitée d’Homere. Mais ce qui est fiction dans un poëme, devient à la rigueur mensonge dans un historien. Plusieurs anciens ont eu cette méthode ; cela ne prouve autre chose, sinon que plusieurs anciens ont voulu faire parade de leur éloquence aux dépens de la vérité.

Les portraits montrent encore bien souvent plus d’envie de briller que d’instruire : des contemporains sont en droit de faire le portrait des hommes d’état avec lesquels ils ont négocié, des généraux sous qui ils ont fait la guerre. Mais qu’il est à craindre que le pinceau ne soit guidé par la passion ! Il paroît que les portraits qu’on trouve dans Clarendon sont faits avec plus d’impartialité, de gravité & de sagesse, que ceux qu’on lit avec plaisir dans le cardinal de Retz.

Mais vouloir peindre les anciens, s’efforcer de développer leurs ames, regarder les évenemens comme des caracteres avec lesquels on peut lire sûrement dans le fond des coeurs ; c’est une entreprise bien délicate ; c’est dans plusieurs une puérilité.

De la maxime de Ciceron concernant l’histoire ; que l’historien n’ose dire une fausseté, ni cacher une vérité. La premiere partie de ce précepte est incontestable ; il faut examiner l’autre. Si une vérité peut être de quelque utilité à l’état, votre silence est condamnable. Mais je suppose que vous écriviez l’histoire d’un prince qui vous aura confié un secret, devez-vous le révéler ? Devez-vous dire à la postérité ce que vous seriez coupable de dire en secret à un seul homme ? le devoir d’un historien l’emportera-t-il sur un devoir plus grand ?

Je suppose encore que vous ayez été témoin d’une foiblesse qui n’a point influé sur les affaires publiques, devez-vous révéler cette foiblesse ? En ce cas, l’histoire seroit une satyre.

Il faut avouer que la plûpart des écrivains d’anecdotes sont plus indiscrets qu’utiles. Mais que dire de ces compilateurs insolens, qui se faisant un mérite de médire, impriment & vendent des scandales, comme Lecauste vendoit des poisons.

De l’histoire satyrique. Si Plutarque a repris Hérodote de n’avoir pas assez relevé la gloire de quelques villes greques ; & l’avoir omis plusieurs faits connus dignes de mémoire, combien sont plus répréhensibles aujourd’hui ceux qui, sans avoir aucun des mérites d’Hérodote, imputent aux princes, aux nations, des actions odieuses ; sans la plus légere apparence de preuve. La guerre de 1741 a été écrite en Angleterre. On trouve, dans cette histoire, qu’à la bataille de Fontenoy les François tirerent sur les Anglois avec des balles empoisonnées & des morceaux de verre venimeux, & que le duc de Cumberland envoya au roi de France une boëte pleine de ces prétendus poisons trouvés dans les corps des Anglois blessés. Le même auteur ajoûte que les François ayant perdu quarante mille hommes à cette bataille, le parlement de Paris rendit un arrêt par lequel il étoit défendu d’en parler sous des peines corporelles.

Des mémoires frauduleux, imprimés depuis peu, sont remplis de pareilles absurdités insolentes. On y trouve qu’au siége de Lille les alliés jettoient des billets dans la ville conçus en ces termes : François, consolez-vous, la Maintenon ne sera pas votre reine.

Presque chaque page est remplie d’impostures & de termes offensans contre la famille royale & contre les familles principales du royaume, sans alléguer la plus légere vraissemblance qui puisse donner la moindre couleur à ces mensonges. Ce n’est point écrire l’histoire, c’est écrire au hazard des calomnies.

On a imprimé en Hollande, sous le nom d’histoire, une foule de libelles, dont le style est aussi grossier que les injures, & les faits aussi faux qu’ils sont mal écrits. C’est, dit-on, un mauvais fruit de l’excellent arbre de la liberté. Mais si les malheureux auteurs de ces inepties ont eu la liberté de tromper les lecteurs, il faut user ici de la liberté de les détromper.

De la méthode, de la maniere d’écrire l’histoire, & du style. On en a tant dit sur cette matiere, qu’il faut ici en dire très-peu. On sait assez que la méthode & le style de Tite-Live, sa gravité, son éloquence sage, conviennent à la majesté de la république romaine ; que Tacite est plus fait pour peindre des tyrans, Polybe pour donner des leçons de la guerre, Denys d’Halycarnasse pour développer les antiquités.

Mais en se modélant en général sur ces grands maîtres, on a aujourd’hui un fardeau plus pesant que le leur à soutenir. On exige des historiens modernes plus de détails, des faits plus constatés, des dates précises, des autorités, plus d’attention aux usages, aux lois, aux moeurs, au commerce, à la finance, à l’agriculture, à la population. Il en est de l’histoire comme des Mathématiques & de la Physique. La carriere s’est prodigieusement accrue. Autant il est aisé de faire un recueil de gazettes, autant il est difficile aujourd’hui d’écrire l’histoire.

On exige que l’histoire d’un pays étranger ne soit point jettée dans le même moule que celle de votre patrie.

Si vous faites l’histoire de France, vous n’êtes pas obligé de décrire le cours de la Seine & de la Loire ; mais si vous donnez au public les conquêtes des Portugais en Asie, on exige une topographie des pays découverts. On veut que vous meniez votre lecteur par la main le long de l’Afrique, & des côtes de la Perse & de l’Inde ; on attend de vous des instructions sur les moeurs, les lois, les usages de ces nations nouvelles pour l’Europe.

Nous avons vingt histoires de l’établissement des Portugais dans les Indes ; mais aucune ne nous a fait connoître les divers gouvernemens de ce pays, ses religions, ses antiquités, les Brames, les disciples de Jean, les Guebres, les Banians. Cette réflexion peut s’appliquer à presque toutes les histoires des pays étrangers.

Si vous n’avez autre chose à nous dire, sinon qu’un Barbare a succédé à un autre Barbare sur les bords de l’Oxus & de l’Iaxarte, en quoi êtes-vous utile au public ?

La méthode convenable à l’histoire de votre pays n’est pas propre à écrire les découvertes du nouveau monde. Vous n’écrirez point sur une ville comme sur un grand empire ; vous ne ferez point la vie d’un particulier comme vous écrirez l’histoire d’Espagne ou d’Angleterre.

Ces regles sont assez connues. Mais l’art de bien écrire l’Histoire sera toujours très-rare. On sait assez qu’il faut un style grave, pur, varié, agréable. Il en est des lois pour écrire l’Histoire comme de celles de tous les arts de l’esprit ; beaucoup de préceptes, & peu de grands artistes. Cet article est de M. de Voltaire.

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IDOLE, IDOLATRE, IDOLATRIE §

IDOLE, IDOLATRE, IDOLATRIE ; idole vient du grec εἶδος, figure, εἴδωλον, représentation d’une figure, λατρεύειν, servir, révérer, adorer. Ce mot adorer est latin, & a beaucoup d’acceptions différentes ; il signifie porter la main à la bouche en parlant avec respect ; se courber, se mettre à genoux, saluer, & enfin communément rendre un culte suprême.

Il est utile de remarquer ici que le dictionnaire de Trévoux commence cet article par dire que tous les Payens étoient idolatres, & que les Indiens sont encore des peuples idolâtres : premierement, on n’appella personne payen avant Théodose le jeune ; ce nom fut donné alors aux habitans des bourgs d’Italie, pagorum incoloe pagani, qui conserverent leur ancienne religion : secondement, l’Indoustan est mahométan, & les Mahométans sont les implacables ennemis des images & de l’idolatrie : troisiémement, on ne doit point appeller idolâtres beaucoup de peuples de l’Inde qui sont de l’ancienne religion des Perses, ni certaines côtes qui n’ont point d’idoles.

S’il y a jamais eu un gouvernement idolâtre. Il paroît que jamais il n’y a eu aucun peuple sur la terre qui ait pris le nom d’idolâtre. Ce mot est une injure que les Gentils, les Politéistes sembloient mériter ; mais il est bien certain que si on avoit demandé au sénat de Rome, à l’aréopage d’Athènes, à la cour des rois de Perse, êtes-vous idolâtres ? ils auroient à peine entendu cette question. Nul n’auroit répondu, nous adorons des images, des idoles. On ne trouve ce mot idolâtre, idolatrie, ni dans Homere, ni dans Hésiode, ni dans Hérodote, ni dans aucun auteur de la religion des Gentils. Il n’y a jamais eu aucun édit, aucune loi qui ordonnât qu’on adorât des idoles, qu’on les servît en dieux, qu’on les crût des dieux.

Quand les capitaines romains & carthaginois faisoient un traité, ils attestoient toutes les divinités ; c’est en leur présence, disoient-ils, que nous jurons la paix : or les statues de tous ces dieux, dont le dénombrement étoit très long, n’étoit pas dans la tente des généraux ; ils regardoient les dieux comme présens aux actions des hommes, comme témoins, comme juges, & ce n’étoit pas assurément le simulacre qui constituoit la divinité.

De quel oeil voyoient-ils donc les statues de leurs fausses divinités dans les temples ? du même oeil, s’il étoit permis de s’exprimer ainsi, que nous voyons les images des vrais objets de notre vénération. L’erreur n’étoit pas d’adorer un morceau de bois ou de marbre, mais d’adorer une fausse divinité représentée par ce bois & par ce marbre. La différence entre [p. 8:501] eux & nous n’est pas qu’ils eussent des images, & que nous n’en ayons point ; qu’ils aient fait des prieres devant des images, & que nous n’en faisions point : la différence est que leurs images figuroient des êtres fantastiques dans une religion fausse, & que les nôtres figurent des êtres réels dans une religion véritable.

Quand le consul Pline adresse ses prieres aux dieux immortels, dans l’exorde du panégyrique de Trajan, ce n’est pas à des images qu’il les adresse ; ces images n’étoient pas immortelles.

Ni les derniers tems du paganisme, ni les plus reculés, n’offrent pas un seul fait qui puisse faire conclure qu’on adorât réellement une idole. Homere ne parle que des dieux qui habitent le haut olympe : le palladium, quoique tombé du ciel, n’étoit qu’un gage sacré de la protection de Pallas ; c’étoit elle qu’on adoroit dans le palladium.

Mais les Romains & les Grecs se mettoient à genoux devant des statues, leur donnoient des couronnes, de l’encens, des fleurs, les promenoient en triomphe dans les places publiques : nous avons sanctifié ces coutumes, & nous ne sommes point idolâtres.

Les femmes en tems de sécheresse portoient les statues des faux dieux après avoir jeûné. Elles marchoient piés nuds, les cheveux épars, & aussi-tôt il pleuvoit à sceaux, comme dit ironiquement Pétrone, & statim urceatim pluebat. Nous avons consacré cet usage illégitime chez les Gentils, & légitime parmi nous. Dans combien de villes ne porte t-on pas nuds piés les châsses des saints pour obtenir les bontés de l’Etre suprème par leur intercession ?

Si un turc, un lettré chinois étoit témoin de ces cérémonies, il pourroit par ignorance nous accuser d’abord de mettre notre confiance dans les simulacres que nous promenons ainsi en procession ; mais il suffiroit d’un mot pour le détromper.

On est surpris du nombre prodigieux de déclamations débitées contre l’idolâtrie des Romains & des Grecs ; & ensuite on est plus surpris encore quand on voit qu’en effet ils n’étoient point idolâtres ; que leur loi ne leur ordonnoit point du tout de rapporter leur culte à des simulacres.

Il y avoit des temples plus privilégiés que les autres ; la grande Diane d’Ephese avoit plus de reputation qu’une Diane de village, que dans un autre de ses temples. La statue de Jupiter Olympien attiroit plus d’offrandes que celle de Jupiter Paphlagonien. Mais puisqu’il faut toùjours opposer ici les coutumes d’une religion vraie à celles d’une religion fausse, n’avons nous pas eu depuis plusieurs siecles, plus de dévotion à certaines autels qu’à d’autres ? Ne seroit-il pas ridicule de saisir ce prétexte pour nous accuser d’idolâtrie ?

On n’avoit imaginé qu’une seule Diane, un seul Apollon, & un seul Esculape ; non pas autant d’Apollons, de Dianes, & d’Esculapes, qu’ils avoient de temples & de statues ; il est donc prouvé autant qu’un point d’histoire peut l’être, que les anciens ne croyoient pas qu’une statue fût une divinité, que le culte ne pouvoit être rapporté à cette statue, à cette idole, & que par conséquent les anciens n’étoient point idolâtres.

Une populace grossiere & superstitieuse qui ne raisonnoit point, qui ne savoit ni douter, ni nier, ni croire, qui couroit aux temples par oisiveté, & parce que les petits y sont égaux aux grands ; qui portoit son offrande par coutume, qui parloit continuellement de miracles sans en avoir examiné aucun, & qui n’étoit guere au-dessus des victimes qu’elle amenoit ; cette populace, dis-je, pouvoit bien à la vûe de la grande Diane, & de Jupiter tonnant, être frappé d’une horreur religieuse, & adorer sans le savoir la statue même. C’est ce qui est arrivé quelquefois dans nos temples à nos paysans grossiers ; & on n’a pas manqué de les instruire que c’est aux bienheureux, aux immortels reçus dans le ciel, qu’ils doivent demander leur intercession, & non à des figures de bois & de pierre, & qu’ils ne doivent adorer que Dieu seul.

Les Grecs & les Romains augmenterent le nombre de leurs dieux par des apothéoses ; les Grecs divinisoient les conquérans, comme Bacchus, Hercule, Persée. Rome dressa des autels à ses empereurs. Nos apothéoses sont d’un genre bien plus sublime ; nous n’avons égard ni au rang, ni aux conquêtes. Nous avons élevé des temples à des hommes simplement vertueux qui seroient la plûpart ignorés sur la terre, s’ils n’étoient placés dans le ciel. Les apothéoses des anciens sont faites par la flatterie ; les nôtres par le respect pour la vertu. Mais ces anciennes apothéoses sont encore une preuve convaincante que les Grecs & les Romains n’étoient point idolâtres. Il est clair qu’ils n’admettoient pas plus une vertu divine dans la statue d’Auguste & de Claudius, que dans leurs médailles. Cicéron dans ses ouvrages philosophiques ne laisse pas soupçonner seulement qu’on puisse se méprendre aux statues des dieux, & les confondre avec les dieux mêmes. Ses interlocuteurs foudroient la religion établie ; mais aucun d’eux n’imagine d’accuser les Romains de prendre du marbre & de l’airain pour des divinités.

Lucrece ne reproche cette sottise à personne, lui qui reproche tout aux superstitieux : donc encore une fois, cette opinion n’existoit pas, & l’erreur du politéïsme n’étoit pas erreur d’idolâtrie.

Horace fait parler une statue de Priape : il lui fait dire : j’étois autrefois un tronc de figuier ; un charpentier ne sachant s’il feroit de moi un dieu ou un banc, se détermina enfin à me faire dieu, &c. Que conclure de cette plaisanterie ? Priape étoit de ces petites divinités subalternes, abandonnées aux railleurs ; & cette plaisanterie même est la preuve la plus forte que cette figure de Priape qu’on mettoit dans les potagers pour effrayer les oiseaux, n’étoit pas fort révérée.

Dacier, en digne commentateur, n’a pas manqué d’observer que Baruc avoit prédit cette avanture, en disant, ils ne seront que ce que voudront les ouvriers ; mais il pouvoit observer aussi qu’on en peut dire autant de toutes les statues : on peut d’un bloc de marbre tirer tout aussi-bien une cuvette, qu’une figure d’Alexandre ou de Jupiter, ou de quelque chose de plus respectable. La matiere dont étoient formés les chérubins du saint des saints, auroit pû servir également aux fonctions les plus viles. Un tronc, un autel en sont-ils moins révérés, parce que l’ouvrier en pouvoit faire une table de cuisine ?

Dacier au lieu de conclure que les Romains adoroient la statue de Priape, & que Baruc l’avoit prédit, devoit donc conclure que les Romains s’en mocquoient. Consultez tous les auteurs qui parlent des statues de leurs dieux, vous n’en trouverez aucun qui parle d’idolâtrie ; ils disent expressément le contraire : vous voyez dans Martial.

Qui finxit sacros auro vel marmore vultus,
Non facit ille deos.

Dans Ovide. Colitur pro Jove forma Jovis. Dans Stace. Nulla autem effigies nulli commissa metallo.
Forma Dei montes habitare ac numina gaudet
. Dans Lucain. Est-ne Dei nisi terra & pontus, & aer ?

On feroit un volume de tous les passages qui déposent que des images n’étoient que des images.

Il n’y a que le cas où les statues rendoient des oracles, [p. 8:502] qui ait pu faire penser que ces statues avoient en elles quelque chose de divin ; mais certainement l’opinion regnante étoit que les dieux avoient choisi certains autels, certains simulacres, pour y venir résider quelquefois, pour y donner audience aux hommes, pour leur répondre. On ne voit dans Homère, & dans les choeurs des tragédies greques, que des prieres à Apollon, qui rend ses oracles sur les montagnes, en tel temple, en telle ville ; il n’y a pas dans toute l’antiquité la moindre trace d’une priere adressée à une statue.

Ceux qui professoient la magie, qui la croyoient une science, ou qui feignoient de le croire, prétendoient avoir le secret de faire descendre les dieux dans les statues, non pas les grands dieux, mais les dieux secondaires, les génies. C’est ce que Mercure Trismégite appelloit faire des dieux ; & c’est ce que S. Augustin réfute dans sa cité de Dieu ; mais cela même montre évidemment qu’on ne croyoit pas que les simulacres eussent rien en eux de divin, puisqu’il falloit qu’un magicien les animât ; & il me semble qu’il arrivoit bien rarement qu’un magicien fût assez habile pour donner une ame à une statue pour la faire parler.

En un mot, les images des dieux n’étoient point des dieux ; Jupiter & non pas son image lançoit le tonnerre. Ce n’étoit pas la statue de Neptune qui soulevoit les mers, ni celle d’Apollon qui donnoit la lumiere ; les Grecs & les Romains étoient des gentils, des polithéistes, & n’étoient point des idolâtres.

Si les Perses, les Sabéens, les Egyptiens, les Tartares, les Turcs ont été idolâtres, & de quelle antiquité est l’origine des simulacres appellés idoles ; histoire abrégée de leur culte. C’est un abus des termes d’appeller idolâtres les peuples qui rendirent un culte au soleil & aux étoiles. Ces nations n’eurent long-tems ni simulacres, ni temples ; si elles se tromperent, c’est en rendant aux astres ce qu’elles devoient au créateur des astres : encore les dogmes de Zoroastre, ou Zardust, recueillis dans le Sadder, enseignent-ils un être suprême vengeur & rénumérateur ; & cela est bien loin de l’idolâtrie. Le gouvernement de la Chine n’a jamais eu aucune idole ; il a toûjours conservé le culte simple du maître du ciel Kingtien, en tolérant les pagodes du peuple. Gensgis-Kan chez les Tartares n’étoit point idolâtre, & n’avoit aucun simulacre ; les Musulmans qui remplissent la Grece, l’Asie mineure, la Syrie, la Perse, l’Inde, & l’Afrique, appellent les Chrétiens idolâtres, giaour, parce qu’ils croyent que les Chrétiens rendent un culte aux images. Ils briserent toutes les statues qu’ils trouverent à Constantinople dans sainte Sophie, dans l’église des saints Apôtres, & dans d’autres qu’ils convertirent en mosquées. L’apparence les trompa comme elle trompe toûjours les hommes ; elle leur fit croire que des temples dédiés à des saints qui avoient été hommes autrefois, des images de ces saints révérées à genoux, des miracles opérés dans ces temples, étoient des preuves invincibles de l’idolâtrie la plus complette ; cependant il n’en est rien. Les Chrétiens n’adorent en effet qu’un seul Dieu, & ne réverent dans les bienheureux que la vertu même de Dieu qui agit dans ses saints. Les Iconoclastes, & les Protestans ont fait le même reproche d’idolâtrie à l’Eglise ; & on leur a fait la même réponse.

Comme les hommes ont eu très-rarement des idées précises, & ont encore moins exprimé leurs idées par des mots précis, & sans équivoque, nous appellâmes du nom d’idolâtres les Gentils, & sur-tout les Politéïstes. On a écrit des volumes immenses ; on a débité des sentimens différens sur l’origine de ce culte rendu à Dieu, ou à plusieurs dieux, sous des figures sensibles : cette multitude de livres & d’opinions ne prouve que l’ignorance.

On ne sait pas qui inventa les habits & les chaussures, & on veut savoir qui le premier inventa les idoles ! Qu’importe un passage de Sanconiaton qui vivoit avant la guerre de Troie ? Que nous apprendil, quand il dit que le cahos, l’esprit, c’est-à-dire le souffle, amoureux de ses principes, en tira le limon, qu’il rendit l’air lumineux, que le vent Colp, & sa femme Baü engendrerent Eon, & qu’Eon engendra Jenos ? que Cronos leur descendant avoit deux yeux par-derriere, comme par-devant, qu’il devint dieu, & qu’il donna l’Egypte à son fils Taut ; voilà un des plus respectables monumens de l’antiquité.

Orphée, antérieur à Sanconiaton, ne nous en apprendra pas davantage dans sa théogonie, que Damascius nous a conservée ; il représente le principe du monde sous la figure d’un dragon à deux têtes, l’une de taureau, l’autre de lion, un visage au milieu qu’il appelle visage-dieu, & des aîles dorées aux épaules.

Mais vous pouvez de ces idées bisarres tirer deux grandes vérités ; l’une que les images sensibles & hyéroglyphes sont de l’antiquité la plus haute ; l’autre que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier principe.

Quant au polithéïsme, le bon sens vous dira que dès qu’il y a eu des hommes, c’est-à-dire des animaux foibles, capables de raison, sujets à tous les accidens, à la maladie & à la mort, ces hommes ont senti leur foiblesse & leur dépendance ; ils ont reconnu aisément qu’il est quelque chose de plus puissant qu’eux. Ils ont senti une force dans la terre qui produit leurs alimens ; une dans l’air qui souvent les détruit ; une dans le feu qui consume, & dans l’eau qui submerge. Quoi de plus naturel dans des hommes ignorans, que d’imaginer des êtres qui président à ces élémens ! Quoi de plus naturel que de révérer la force invisible qui faisoit luire aux yeux le soleil & les étoiles ? Et dès qu’on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l’homme, quoi de plus naturel encore que de les figurer d’une maniere sensible ? La religion juive qui précéda la nôtre, & qui fut donnée par Dieu même, étoit toute remplie de ces images sous lesquelles Dieu est représenté. Il daigne parler dans un buisson le langage humain ; il paroît sur une montagne. Les esprits célestes qu’il envoie, viennent tous avec une forme humaine ; enfin, le sanctuaire est rempli de chérubins, qui sont des corps d’hommes avec des aîles & des têtes d’animaux ; c’est ce qui a donné lieu à l’erreur grossiere de Plutarque, de Tacite, d’Appion, & de tant d’autres, de reprocher aux Juifs d’adorer une tête d’âne. Dieu, malgré sa défense de peindre & de sculpter aucune figure, a donc daigné se proportionner à la foiblesse humaine, qui demandoit qu’on parlât aux sens par des images.

Isaïe dans le chap. VI. voit le Seigneur assis sur un trône, & le bas de sa robe qui remplit le temple. Le Seigneur étend sa main & touche la bouche de Jérémie au chap. I. de ce prophete. Ezéchiel au chap. III. voit un trône de saphir, & Dieu lui paroît comme un homme assis sur ce trône. Ces images n’alterent point la pureté de la religion juive, qui jamais n’employa les tableaux, les statues, les idoles, pour représenter Dieu aux yeux du peuple.

Les lettrés Chinois, les Perses, les anciens Egyptiens n’eurent point d’idoles ; mais bien-tôt Isis & Osiris furent figurés : bien-tôt Bel à Babylone fut un gros colosse ; Brama fut un monstre bisarre dans la presqu’île de l’Inde. Les Grecs sur-tout multiplierent les noms des dieux, les statues & les temples ; mais en attribuant toûjours la suprème puissance à leur Zeus, nommé par les Latins Jupiter, maître des [p. 8:503] dieux & des hommes. Les Romains imiterent les Grecs : ces peuples placerent toûjours tous les dieux dans le ciel sans savoir ce qu’ils entendoient par le ciel & par leur olympe. Il n’y avoit pas d’apparence que ces êtres supérieurs habitassent dans les nuées qui ne sont que de l’eau. On en avoit placé d’abord sept dans les sept planettes, parmi lesquelles on comptoit le soleil ; mais depuis, la demeure ordinaire de tous les dieux fut l’étendue du ciel.

Les Romains eurent leurs douze grands dieux, six mâles & six femelles, qu’ils nommerent dii majorum gentium ; Jupiter, Neptune, Apollon, Vulcain, Mars, Mercure, Junon, Vesta, Minerve, Cérès, Vénus, Diane. Pluton fut alors oublié ; Vesta prit sa place.

Ensuite venoient les dieux minorum gentium, les dieux indigetes, les héros, comme Bacchus, Hercule, Esculape ; les dieux infernaux, Pluton, Proserpine ; ceux de la mer, comme Thétis, Amphitrite, les Néréïdes, Glaucus ; puis les Driades, les Naïades, les dieux des jardins, ceux des bergers. Il y en avoit pour chaque profession, pour chaque action de la vie, pour les enfans, pour les filles nubiles, pour les mariées, pour les accouchées ; on eut le dieu Pet. On divinisa enfin les empereurs : ni ces empereurs, ni le dieu Pet, ni la déesse Pertunda, ni Priape, ni Rumilia la déesse des tetons, ni Stercutius le dieu de la garde-robe, ne furent à la vérité regardés comme les maîtres du ciel & de la terre. Les empereurs eurent quelquefois des temples ; les petits dieux Pénates n’en eurent point ; mais tous eurent leur figure, leur idole.

C’étoient de petits magots dont on ornoit son cabinet ; c’étoient les amusemens des vieilles femmes & des enfans, qui n’étoient autorisés par aucun culte public. On laissoit agir à son gré la superstition de chaque particulier : on retrouve encore ces petites idoles dans les ruines des anciennes villes.

Si personne ne sait quand les hommes commencerent à se faire des idoles, on sait qu’elles sont de l’antiquité la plus haute ; Tharé pere d’Abraham en faisoit à Ur en Chaldée : Rachel déroba & emporta les idoles de son beau-pere Laban ; on ne peut remonter plus haut.

Mais quelle notion précise avoient les anciennes nations de tous ces simulacres ? Quelle vertu, quelle puissance leur attribuoit-on ? Croira-t-on que les dieux descendoient du ciel pour venir se cacher dans ces statues ? ou qu’ils leur communiquoient une partie de l’esprit divin ? ou qu’ils ne leur communiquoient rien du tout ? C’est encore sur quoi on a très-inutilement écrit ; il est clair que chaque homme en jugeoit selon le degré de sa raison, ou de sa crédulité, ou de son fanatisme. Il est évident que les prêtres attachoient le plus de divinité qu’ils pouvoient à leurs statues, pour s’attirer plus d’offrandes ; on sait que les Philosophes détestoient ces superstitions ; que les guerriers s’en mocquoient ; que les magistrats les toléroient, & que le peuple toûjours absurde ne savoit ce qu’il faisoit : c’est en peu de mots l’histoire de toutes les nations à qui Dieu ne s’est pas fait connoître.

On peut se faire la même idée du culte que toute l’Egypte rendit à un boeuf, & que plusieurs villes rendirent à un chien, à un singe, à un chat, à des oignons. Il y a grande apparence que ce furent d’abord des emblèmes : ensuite un certain boeuf Apis, un certain chien nommé Anubis, furent adorés. On mangea toûjours du boeuf & des oignons ; mais il est difficile de savoir ce que pensoient les vieilles femmes d’Egypte, des oignons sacrés & des boeufs.

Les idoles parloient assez souvent : on faisoit commémoration à Rome le jour de la fête de Cybèle, des belles paroles que la statue avoit prononcées lorsqu’on en fit la translation du palais du roi Attale :

Ipsa peti volui, ne sit mora, mitte volentem,
Dignus Roma locus quo deus omnis eat.

« J’ai voulu qu’on m’enlevât, emmenez-moi vîte ; Rome est digne que tout dieu s’y établisse ».

La statue de la fortune avoit parlé ; les Scipions, les Cicérons, les Césars à la vérité n’en croyoient rien ; mais la vieille à qui Encolpe donna un écu pour acheter des oies & des dieux, pouvoit fort bien le croire.

Les idoles rendoient aussi des oracles, & les prêtres cachés dans le creux des statues parloient au nom de la divinité.

Comment, au milieu de tant de dieux, & de tant de théogonies différentes & de cultes particuliers, n’y eût-il jamais de guerre de religion chez les peuples nommés idolâtres ? Cette paix fut un bien qui naquit d’un mal de l’erreur même : car chaque nation reconnoissant plusieurs dieux inférieurs, trouvoit bon que ses voisins eussent aussi les leurs. Si vous exceptez Cambise, à qui on reproche d’avoir tué le boeuf Apis, on ne voit dans l’histoire profane aucun conquérant qui ait maltraité les dieux d’un peuple vaincu. Les Gentils n’avoient aucune religion exclusive ; & les prêtres ne songerent qu’à multiplier les offrandes & les sacrifices.

Les premieres offrandes furent des fruits ; bientôt après il fallut des animaux pour la table des prêtres ; ils les égorgeoient eux-mêmes ; ils devinrent bouchers & cruels : enfin, ils introduisirent l’usage horrible de sacrifier des victimes humaines, & surtout des enfans & des jeunes filles. Jamais les Chinois, ni les Perses, ni les Indiens, ne furent coupables de ces abominations ; mais à Héliopolis en Egypte, au rapport de Porphire, on immola des hommes. Dans la Tauride on sacrifioit les étrangers : heureusement les prêtres de la Tauride ne devoient pas avoir beaucoup de pratiques. Les premiers Grecs, les Cipriots, les Phoeniciens, les Tyriens, les Carthaginois, eurent cette superstition abominable. Les Romains eux-mêmes tomberent dans ce crime de religion ; & Plutarque rapporte qu’ils immolerent deux Grecs & deux Gaulois, pour expier les galanteries de trois vestales. Procope, contemporain du roi des Francs Théodebert, dit que les Francs immolerent des hommes quand ils entrerent en Italie avec ce prince : les Gaulois, les Germains, faisoient communément de ces affreux sacrifices.

On ne peut guere lire l’histoire, sans concevoir de l’horreur pour le genre humain. Il est vrai que chez les Juifs Jephté sacrifia sa fille, & que Saül fut prêt d’immoler son fils. Il est vrai que ceux qui étoient voués au Seigneur par anatheme, ne pouvoient être rachetés, ainsi qu’on rachetoit les bêtes, & qu’il falloit qu’ils périssent : mais Dieu qui a créé les hommes, peut leur ôter la vie quand il veut, & comme il le veut : & ce n’est pas aux hommes à se mettre à la place du maître de la vie & de la mort, & à usurper les droits de l’Etre suprème.

Pour consoler le genre humain de l’horrible tableau de ces pieux sacriléges, il est important de savoir que chez presque toutes les nations nommées idolâtres, il y avoit la Théologie sacrée, & l’erreur populaire ; le culte secret, & les cérémonies publiques ; la religion des sages, & celle du vulgaire. On n’enseignoit qu’un seul Dieu aux initiés dans les mysteres ; il n’y a qu’à jetter les yeux sur l’hymne attribué à Orphée, qu’on chantoit dans les mysteres de Cérès Eleusine, si célebres en Europe & en Asie.

« Contemple la nature divine, illumine ton esprit, gouverne ton coeur, marche dans la voie de la justice ; que le Dieu du ciel & de la terre soit toûjours présent à tes yeux. Il est unique, il existe [p. 8:504] seul par lui-même ; tous les êtres tiennent de lui leur existence ; il les soûtient tous ; il n’a jamais été vu des yeux mortels, & il voit toutes choses ».

Qu’on lise encore ce passage du philosophe Maxime de Madaure, dans sa lettre à saint Augustin.

« Quel homme est assez grossier, assez stupide, pour douter qu’il soit un Dieu suprème, éternel, infini, qui n’a rien engendré de semblable à lui-même, & qui est le pere commun de toutes choses » ?

y a mille témoignages que les sages abhorroient non seulement l’idolâtrie, mais encore le polithéïsme.

Epictete, ce modele de résignation & de patience, cet homme si grand dans une condition si basse, ne parle jamais que d’un seul Dieu : voici une de ses maximes.

« Dieu m’a créé, Dieu est au-dedans de moi ; je le porte par-tout ; pourrois-je le souiller par des pensées obscènes, par des actions injustes, par d’infâmes desirs ? Mon devoir est de remercier Dieu de tout, de le louer de tout, & de ne cesser de le benir qu’en cessant de vivre ».

Toutes les idées d’Epictete roulent sur ce principe.

Marc-Aurele, aussi grand peut-être sur le trône de l’empire romain qu’Epictete dans l’esclavage, parle souvent à la vérité des dieux, soit pour se conformer au langage reçu, soit pour exprimer des êtres mitoyens entre l’Etre suprème & les hommes. Mais en combien d’endroits ne fait-il pas voir qu’il ne reconnoît qu’un Dieu éternel, infini ? Notre ame, ditil, est une émanation de la divinité ; mes enfans, mon corps, mes esprits viennent de Dieu.

Les Stoïciens, les Platoniciens admettoient une nature divine & universelle ; les Epicuriens la nioient ; les pontifes ne parloient que d’un seul Dieu dans les mysteres ; où étoient donc les idolâtres ?

Au reste, c’est une des grandes erreurs du Dictionnaire de Moréri, de dire que du tems de Théodose le jeune, il ne resta plus d’idolâtres que dans les pays reculés de l’Asie & de l’Afrique. Il y avoit dans l’Italie beaucoup de peuples encore gentils, même au septieme siecle : le nord de l’Allemagne depuis le Vezer n’étoit pas chrétien du tems de Charlemagne ; la Pologne & tout le Septentrion resterent long-tems après lui dans ce qu’on appelle idolâtrie : la moitié de l’Afrique, tous les royaumes au de là du Gange, le Japon, la populace de la Chine, cent hordes de Tartares ont conservé leur ancien culte. Il n’y a plus en Europe que quelques lapons, quelques samoïedes, quelques tartares, qui ayent persévéré dans la religion de leurs ancêtres. Article de M. de Voltaire. Voyez Oracles, Religion, Superstition, Sacrifices, Temples

IMAGINATION §

[p. 8:560]

Imagination, imaginer (Logique | Beaux-Arts | Métaphysique | Littérature) §

IMAGINATION, IMAGINER, (Logique, Métaphys. Litterat. & Beaux-Arts.) c’est le pouvoir que chaque être sensible éprouve en soi de se représenter dans son esprit les choses sensibles ; cette faculté dépend de la mémoire. On voit des hommes, des animaux, des jardins ; ces perceptions entrent par les sens, la mémoire les retient, l’imagination les compose ; voilà pourquoi les anciens Grecs appellerent les Muses filles de Mémoire.

Il est très-essentiel de remarquer que ces facultés de recevoir des idées, de les retenir, de les composer, sont au rang des choses dont nous ne pouvons rendre aucune raison ; ces ressorts invisibles de notre être sont dans la main de l’Être suprême qui nous a faits, & non dans la nôtre.

Peut-être ce don de Dieu, l’imagination, est-il le seul instrument avec lequel nous composions des idées, & même les plus métaphysiques.

Vous prononcez le mot de triangle, mais vous ne prononcez qu’un son si vous ne vous représentez pas l’image d’un triangle quelconque ; vous n’avez certainement eu l’idée d’un triangle que parce que vous en avez vû si vous avez des yeux, ou touché si vous êtes aveugle. Vous ne pouvez penser au triangle en général si votre imagination ne se figure, au moins confusément, quelque triangle particulier. Vous calculez ; mais il faut que vous vous représentiez des unités redoublées, sans quoi il n’y a que votre main qui opere.

Vous prononcez les termes abstraits, grandeur, vérité, justice, fini, infini ; mais ce mot grandeur est-il autre chose qu’un mouvement de votre langue qui frappe l’air, si vous n’avez pas l’image de quelque grandeur ? Que veulent dire ces mots vérité, mensonge, si vous n’avez pas apperçu par vos sens que telle chose qu’on vous avoit dit existoit en effet, & que telle autre n’existoit pas ? & de cette expérience ne composez-vous pas l’idée générale de vérité & de mensonge ? & quand on vous demande ce que vous entendez par ces mots, pouvez-vous vous empêcher de vous figurer quelque image sensible, qui vous fait souvenir qu’on vous a dit quelquefois ce qui étoit, & fort souvent ce qui n’étoit pas ? [p. 8:561]

Avez-vous la notion de juste & d’injuste autrement que par des actions qui vous ont paru telles ? Vous avez commencé dans votre enfance par apprendre à lire sous un maître ; vous aviez envie de bien épeller, & vous avez mal épellé. Votre maître vous a battu, cela vous a paru très-injuste ; vous avez vû le salaire refusé à un ouvrier, & cent autres choses pareilles. L’idée abstraite du juste & de l’injuste est-elle autre chose que ces faits confusément mêlés dans votre imagination ?

Le fini est-il dans votre esprit autre chose que l’image de quelque mesure bornée ? L’infini est-il autre chose que l’image de cette même mesure que vous prolongez sans fin ?

Toutes ces opérations ne se font-elles pas dans vous à-peu-près de la même maniere que vous lisez un livre ? vous y lisez les choses, & vous ne vous occupez pas des caracteres de l’alphabet, sans lesquels pourtant vous n’auriez aucune notion de ces choses. Faites-y un moment d’attention, & alors vous appercevrez ces caracteres sur lesquels glissoit votre vûe ; ainsi tous vos raisonnemens, toutes vos connoissances, sont fondées sur des images tracées dans votre cerveau : vous ne vous en appercevez pas ; mais arrêtez-vous un moment pour y songer, & alors vous voyez que ces images sont la base de toutes vos notions ; c’est au lecteur à peser cette idée, à l’étendre, à la rectifier.

Le célebre Adisson dans ses onze essais sur l’imagination, dont il a enrichi les feuilles du spectateur, dit d’abord que le sens de la vûe est celui qui fournit seul les idées à l’imagination ; cependant, il faut avouer que les autres sens y contribuent aussi. Un aveugle né entend dans son imagination l’harmonie que ne frappe plus son oreille ; il est à table en songe ; les objets qui ont résisté ou cédé à ses mains, font encore le même effet dans sa tête : il est vrai que le sens de la vûe fournit seul les images ; & comme c’est un espece de toucher qui s’étend jusqu’aux étoiles, son immense étendue enrichit plus l’imagination que tous les autres sens ensemble.

Il y a deux sortes d’imagination, l’une qui consiste à retenir une simple impression des objets ; l’autre qui arrange ces images reçues, & les combine en mille manieres. La premiere a été appellee imagination passive, la seconde active ; la passive ne va pas beaucoup au-delà de la mémoire, elle est commune aux hommes & aux animaux ; de-là vient que le chasseur & son chien poursuivent également des bêtes dans leurs rêves, qu’ils entendent également le bruit des cors ; que l’un crie, & que l’autre jappe en dormant. Les hommes & les bêtes font alors plus que se ressouvenir, car les songes ne sont jamais des images fidelles ; cette espece d’imagination compose les objets, mais ce n’est point en elle l’entendement qui agit, c’est la mémoire qui se méprend.

Cette imagination passive n’a pas certainement besoin du secours de notre volonté, ni dans le sommeil, ni dans la veille ; elle se peint malgré nous ce que nos yeux ont vû, elle entend ce que nous avons entendu, & touche ce que nous avons touché ; elle y ajoûte, elle en diminue : c’est un sens intérieur qui agit avec empire ; aussi rien n’est-il plus commun que d’entendre dire, on n’est pas le maître de son imagination.

C’est ici qu’on doit s’étonner & se convaincre de son peu de pouvoir. D’où vient qu’on fait quelquefois en songe des discours suivis & éloquens, des vers meilleurs qu’on n’en feroit sur le même sujet étant éveillé ? que l’on résoud même des problèmes de mathématiques ? voilà certainement des idées très-combinées, qui ne dépendent de nous en aucune maniere. Or, s’il est incontestable que des idées suivies se forment en nous, malgré nous, pendant notre sommeil, qui nous assurera qu’elles ne sont pas produites de même dans la veille ? est-il un homme qui prévoie l’idée qu’il aura dans une minute ? ne paroît-il pas qu’elles nous sont données comme les mouvemens de nos membres ? & si le pere Mallebranche s’en étoit tenu à dire que toutes les idées sont données de Dieu, auroit-on pû le combattre ?

Cette faculté passive, indépendante de la réflexion, est la source de nos passions & de nos erreurs. Loin de dépendre de la volonté, elle la détermine, elle nous pousse vers les objets qu’elle peint, ou nous en détourne, selon la maniere dont elle les représente. L’image d’un danger inspire la crainte ; celle d’un bien donne des desirs violens : elle seule produit l’enthousiasme de gloire, de parti, de fanatisme ; c’est elle qui répandit tant de maladies de l’esprit, en faisant imaginer à des cervelles foibles fortement frappées, que leurs corps étoient changés en d’autres corps ; c’est elle qui persuada à tant d’hommes qu’ils étoient obsédés ou ensorcelés, & qu’ils alloient effectivement au sabat, parce qu’on leur disoit qu’ils y alloient. Cette espece d’imagination servile, partage ordinaire du peuple ignorant, a été l’instrument dont l’imagination forte de certains hommes s’est servie pour dominer. C’est encore cette imagination passive des cerveaux aisés à ébranler, qui fait quelquefois passer dans les enfans les marques évidentes d’une impression qu’une mere a reçue ; les exemples en sont innombrables, & celui qui écrit cet article en a vû de si frappans, qu’il démentiroit ses yeux s’il en doutoit ; cet effet d’imagination n’est guere explicable, mais aucun autre effet ne l’est davantage. On ne conçoit pas mieux comment nous avons des perceptions, comment nous les retenons, comment nous les arrangeons. Il y a l’infini entre nous & les premiers ressorts de notre être.

L’imagination active est celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire ; elle rapproche plusieurs objets distans, elle sépare ceux qui se mêlent, les compose & les change ; elle semble créer quand elle ne fait qu’arranger, car il n’est pas donné à l’homme de se faire des idées, il ne peut que les modifier.

Cette imagination active est donc au fond une faculté aussi indépendante de nous que l’imagination passive ; & une preuve qu’elle ne dépend pas de nous, c’est que si vous proposez à cent personnes également ignorantes d’imaginer telle machine nouvelle, il y en aura quatre-vingt-dix-neuf qui n’imagineront rien malgré leurs efforts. Si la centieme-imagine quelque chose, n’est-il pas évident que c’est un don particulier qu’elle a reçu ? c’est ce don que l’on appelle génie ; c’est-là qu’on a reconnu quelque chose d’inspiré & de divin.

Ce don de la nature est imagination d’invention dans les arts, dans l’ordonnance d’un tableau, dans celle d’un poëme. Elle ne peut exister sans la mémoire ; mais elle s’en sert comme d’un instrument avec lequel elle fait tous ses ouvrages.

Après avoir vû qu’on soulevoit une grosse pierre que la main ne pouvoit remuer, l’imagination active inventa les leviers, & ensuite les forces mouvantes composées, qui ne sont que des leviers déguisés. Il faut se peindre d’abord dans l’esprit les machines & leurs effets pour les exécuter.

Ce n’est pas cette sorte d’imagination que le vulgaire appelle, ainsi que la mémoire, l’ennemie du jugement ; au contraire, elle ne peut agir qu’avec un jugement profond. Elle combine sans cesse ses tableaux, elle corrige ses erreurs, elle éleve tous ses édifices avec ordre. Il y a une imagination étonnante dans la mathématique pratique, & Archimede avoit au moins autant d’imagination qu’Homere. C’est par [p. 8:562] elle qu’un poëte crée ses personnages, leur donne des caracteres, des passions ; invente sa fable, en présente l’exposition, en redouble le noeud, en prépare le dénouement ; travail qui demande encore le jugement le plus profond, & en même tems le plus fin.

Il faut un très-grand art dans toutes ces imaginations d’invention, & même dans les romans ; ceux qui en manquent sont méprisés des esprits bien faits. Un jugement toûjours sain regne dans les fables d’Esope ; elles seront toûjours les délices des nations. Il y a plus d’imagination dans les contes des fées ; mais ces imaginations fantastiques, toûjours dépourvues d’ordre & de bon sens, ne peuvent être estimées ; on les lit par foiblesse, & on les condamne par raison.

La seconde partie de l’imagination active est celle de détail, & c’est elle qu’on appelle communément imagination dans le monde. C’est elle qui fait le charme de la conversation ; car elle présente sans cesse à l’esprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux ; elle peint vivement ce que les esprits froids dessinent à peine, elle emploie les circonstances les plus frappantes, elle allegue des exemples, & quand ce talent se montre avec la sobriété qui convient à tous les talens, il se concilie l’empire de la société. L’homme est tellement machine, que le vin donne quelquefois cette imagination, que l’oisiveté anéantit ; il y a là de quoi s’humilier, mais de quoi admirer. Comment se peut-il faire qu’un peu d’une certaine liqueur qui empêchera de faire un calcul, donnera des idées brillantes ?

C’est sur-tout dans la Poésie que cette imagination de détail & d’expression doit régner ; elle est ailleurs agréable, mais là elle est nécessaire ; presque tout est image dans Homere, dans Virgile, dans Horace, sans même qu’on s’en apperçoive. La tragédie demande moins d’images, moins d’expressions pittoresques, de grandes métaphores, d’allégories, que le poëme épique ou l’ode ; mais la plûpart de ces beautés bien ménagées font dans la tragédie un effet admirable. Un homme qui sans être poëte ose donner une tragédie, fait dire à Hyppolite,

Depuis que je vous vois j’abandonne la chasse.

Mais Hyppolite, que le vrai poëte fait parler, dit ;

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune.

Ces imaginations ne doivent jamais être forcées, empoulées, gigantesques. Ptolomée parlant dans un conseil d’une bataille qu’il n’a pas vûe, & qui s’est donnée loin de chez lui, ne doit point peindre

Des montagnes de morts privés d’honneurs suprèmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents,
De quoi faire la guerre au reste des vivans.

Une princesse ne doit point dire à un empereur,

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre,
Que Dieu tient déjà prête à te réduire en poudre.

On sent affez que la vraie douleur ne s’amuse point à une métaphore si recherchée & si fausse.

Il n’y a que trop d’exemples de ce défaut. On les pardonne aux grands poëtes ; ils servent à rendre les autres ridicules.

L’imagination active qui fait les poëtes leur donne l’enthousiasme, c’est-à-dire, selon le mot grec, cette émotion interne qui agite en effet l’esprit, & qui transforme l’auteur dans le personnage qu’il fait parler ; car c’est-là l’enthousiasme, il consiste dans l’émotion & dans les images : alors l’auteur dit précisément les mêmes choses que diroit la personne qu’il introduit.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vûe,
Un trouble s’éleva dans mon ame éperdue ;
Mes yeux ne voyoient plus, je ne pouvois parler.

L’imagination alors ardente & sage, n’entasse point de figures incohérentes ; elle ne dit point, par exemple, pour exprimer un homme épais de corps & d’esprit,

Qu’il est flanqué de chair, gabionné de lard,

Et que la nature

En maçonnant les remparts de son ame,
Songea plûtôt au fourreau qu’à la lame.

Il y a de l’imagination dans ces vers ; mais elle est grossiere, elle est déréglée, elle est fausse ; l’image de rempart ne peut s’allier avec celle de fourreau : c’est comme si on disoit qu’un vaisseau est entré dans le port à bride abattue.

On permet moins l’imagination dans l’éloquence que dans la poésie ; la raison en est sensible. Le discours ordinaire doit moins s’écarter des idées communes ; l’orateur parle la langue de tout le monde ; le poëte parle une langue extraordinaire & plus relevée : le poëte a pour base de son ouvrage la fiction ; ainsi l’imagination est l’essence de son art ; elle n’est que l’accessoire dans l’orateur.

Certains traits d’imagination ont ajouté, dit-on, de grandes beautés à la Peinture. On cite sur-tout cet artifice avec lequel un peintre mit un voile sur la tête d’Agamemnon dans le sacrifice d’Iphigénie ; artifice cependant bien moins beau que si le peintre avoit eu le secret de faire voir sur le visage d’Agamemnon le combat de la douleur d’un pere, de l’autorité d’un monarque, & du respect pour ses dieux ; comme Rubens a eu l’art de peindre dans les regards & dans l’attitude de Marie de Médicis, la douleur de l’enfantement, la joie d’avoir un fils, & la complaisance dont elle envisage cet enfant.

En général les imaginations des Peintres, quand elles ne sont qu’ingénieuses, font plus d’honneur à l’esprit de l’artiste qu’elles ne contribuent aux beautés de l’art ; toutes les compositions allégoriques ne valent pas la belle exécution de la main qui fait le prix des tableaux.

Dans tous les arts la belle imagination est toûjours naturelle ; la fausse est celle qui assemble des objets incompatibles ; la bisarre peint des objets qui n’ont ni analogie, ni allégorie, ni vraissemblance ; comme des esprits qui se jettent à la tête dans leurs combats, des montagnes chargées d’arbres, qui tirent du canon dans le ciel, qui font une chaussée dans le cahos. Lucifer qui se transforme en crapaud ; un ange coupé en deux par un coup de canon, & dont les deux parties se rejoignent incontinent, &c. . . . . L’imagination forte approfondit les objets, la foible les effleure, la douce se repose dans des peintures agréables, l’ardente entasse images sur images, la sage est celle qui emploie avec choix tous ces différens caracteres, mais qui admet très-rarement le bisarre, & rejette toûjours le faux.

Si la mémoire nourrie & exercée est la source de toute imagination, cette même mémoire surchargée la fait périr ; ainsi celui qui s’est rempli la tête de noms & de dates, n’a pas le magasin qu’il faut pour composer des images. Les hommes occupés de calculs ou d’affaires épineuses, ont d’ordinaire l’imagination stérile.

Quand elle est trop ardente, trop tumultueuse, elle peut dégénérer en démence ; mais on a remarqué que cette maladie des organes du cerveau est bien plus souvent le partage de ces imaginations passives, bornée à recevoir la profonde empreinte des objets, que de ces imaginations actives & laborieuses qui assemblent & combinent des idées, car cette imagination active [p. 8:563] a toûjours besoin du jugement ; l’autre en est indépendante.

Il n’est peut-être pas inutile d’ajoûter à cet article, que par ces mots perception, mémoire, imagination, jugement, on n’entend point des organes distincts, dont l’un a le don de sentir, l’autre se ressouvient, un troisieme imagine, un quatrieme juge. Les hommes sont plus portes qu’on ne pense à croire que ce sont des facultés différentes & séparées ; c’est cependant le même être qui fait toutes ces opérations, que nous ne connoissons que par leurs effets, sans pouvoir rien connoître de cet être. Cet article est de M. de Voltaire.

MAGES, secte des §

[p. 9:847]

Mages §

Mages, (Théologie.) des quatre Evangélistes, saint Matthieu est le seul qui fasse mention de l’adoration des mages qui vinrent exprès d’Orient, de la fuite de Joseph en Egypte avec sa famille, & du massacre des Innocens qui se fit dans Bethléem & ses environs par les ordres cruels d’Hérode l’ancien, roi de Judée. Quoique cette autorité suffise pour établir la croyance de ce fait dans l’esprit d’un chrétien, & que l’histoire nous peigne Hérode comme un prince soupçonneux & sans cesse agité de la crainte que son sceptre ne lui fût enlevé, & qui sacrifiant tout à cette jalousie outrée de puissance & d’autorité, ne balança pas à tremper ses mains dans le sang de ses propres enfans : cependant il y a des difficultés qu’on ne sauroit se dissimuler, tel est le silence des trois autres évangélistes, celui de l’historien Josephe sur un évenement aussi extraordinaire, & la peine qu’on a d’accorder le récit de saint Luc avec celui de saint Matthieu.

Saint Matthieu dit que Jesus étant né à Bethléem [p. 9:848] de Juda, les Mages vinrent d’Orient à Jérusalem pour s’informer du lieu de sa naissance, le nommant roi des Juifs : ubi est qui natus est rex Judoeorum ? qu’Hérode & toute la ville en furent allarmés ; mais que ce prince prenant le parti de dissimuler, fit assembler les principaux d’entre les prêtres, pour savoir d’eux où devoit naître le Christ ; que les prêtres lui répondirent que c’étoit à Bethléem de Juda ; qu’Hérode laissa partir les Mages pour aller adorer le Messie nouveau né ; qu’il se contenta de leur demander avec instance de s’informer avec soin de tout ce qui concernoit cet enfant, afin qu’étant lui-même instruit, il pût, disoit-il, lui rendre aussi ses hommages ; mais que son dessein secret étoit de profiter de ce qu’il apprendroit, pour lui oter plus sûrement la vie ; que les Mages, après avoir adoré Jesus-Christ, & lui avoir offert leurs présens, avertis par Dieu même, prirent pour s’en retourner une route différente de celle par laquelle ils étoient venus, évitant ainsi de reparoître à la cour d’Hérode ; que Joseph reçut par un ange l’ordre de se soustraire à la colere de ce prince en fuyant en Egypte avec sa famille ; qu’Hérode voyant enfin que les Mages lui avoient manqué de parole, fit tuer tous les enfans de Bethléem & des environs depuis l’âge de deux ans & au-dessous, selon le tems de l’apparition de l’étoile ; qu’après la mort de ce prince, Joseph eut ordre de retourner avec l’enfant & sa mere dans la terre d’Israël ; mais qu’ayant appris qu’Archelaüs fils d’Hérode, régnoit dans la Judée, il craignit, & n’osa y aller demeurer ; de sorte que sur un songe qu’il eut la nuit, il résolut de se retirer en Galilée, & d’établir son séjour à Nazareth, afin que ce que les Prophetes avoient dit fût accompli, que Jesus seroit nommé Nazaréen : & venit in terram Israel, audiens autem quod Archelaus regnaret in Judoeâ pro Herode patre suo, timens illò ire, & admonitus somnis, secessit in partes Galileoe & veniens habitavit in civitate quod vocatur Nazareth, ut adimpleretur quod dictum est per Prophetas, quoniam Nazareus vocabitur.

L’évangéliste distingue là Bethléem par le territoire où elle étoit située, afin qu’on ne la confondît pas avec une autre ville de même nom, située dans la Galilée, & dans la tribu de Zabulon.

Saint Luc commence son évangile par nous assurer qu’il a fait une recherche exacte & particuliere de tout ce qui regardoit notre Sauveur, assecuto à principio omnia diligenter. En effet, il est le seul qui nous ait raconté quelque chose de l’enfant Jesus. Après ce prélude sur son exactitude historique, il dit que l’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, nommée Nazareth, à une vierge nommée Marie, épouse de Joseph, de la famille de David ; que César ayant ensuite ordonné par un édit, que chacun se feroit inscrire, selon sa famille, dans les registres publics dressés à cet effet : Joseph & Marie monterent en Judée, & allerent à Betheléem se faire inscrire, parce que c’étoit dans cette ville que se tenoient les registres de ceux de la famille de David ; que le tems des couches de Marie arriva précisément dans cette circonstance ; que les bergers de la contrée furent avertis par un ange de la naissance du Sauveur ; qu’ils vinrent aussi-tôt l’adorer ; que huit jours après on circoncit l’enfant, qui fut nommé Jesus ; qu’après le tems de la purification marqué par la loi de Moïse, c’est-à-dire sept jours immondes & trente-trois d’attente, on porta l’enfant à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, & faire l’offrande accoûtumée pour les aînés ; que ce précepte de la loi accompli, Joseph & Marie revinrent en Galilée avec leur fils, dans la ville de Nazareth leur demeure, in civitatem suam Nazareth ; que l’enfant y fut élevé croissant en âge & en sagesse ; que ses parens ne manquoient point d’aller tous les ans une fois à Jérusalem ; qu’ils l’y perdirent lorsqu’il n’avoit que douze ans ; & qu’après l’avoir cherché avec beaucoup d’inquiétude, ils le trouverent dans le temple disputant au milieu des docteurs, & ut perfecerunt omnia secundum legem Domini, reversi sunt in Galileam in civitatem suam Nazareth. Puer autem crescebat & confortabatur plenus sapientiâ, & gratia Dei erat in illo, & ibant parentes ejus per omnes annos in Jerusalem, in die solemni paschoe.

Tels sont les récits différens des deux évangélistes. Examinons-les maintenant en détail. 1°. S. Mathieu ne dit rien de l’adoration des bergers, mais il n’oublie ni celle des Mages, ni la cruauté d’Hérode, deux événemens qui mirent Jérusalem dans le mouvement & le trouble. S. Luc qui se pique d’être minutieux, comme il le dit lui-même, multi quidem conati sunt ordinare narrationem quoe in nobis completoe sunt rerum ; visum est & mihi assecuto omnia à principio diligenter : ex ordine, tibi scribere, optime Theophile, ut cognoscas eorum verborum de quibus eruditus es veritatem ; cependant il se tait & de l’adoration des Mages & de la fuite de Joseph en Egypte, & du massacre des innocens. Pouvoit-il ignorer des faits si publics, si marqués, si singuliers, s’ils sont véritablement arrivés ? & s’il n’a pu les ignorer, quelle apparence que lui, qui affecte plus d’exactitude que les autres, les ait obmis ? n’est-ce pas là un préjugé contre saint Matthieu ?

2°. S. Mathieu dit qu’après le départ des Mages de Bethléem, Joseph alla en Egypte avec l’enfant & Marie, & qu’il y demeura jusqu’à la mort d’Hérode. Saint Luc dit qu’ils demeurerent à Bethléem jusqu’à ce que le tems marqué pour la purification de la femme accouchée fût accompli ; qu’alors on porta l’enfant à Jérusalem pour l’offrir à Dieu dans le temple, où Siméon & la prophétesse Anne eurent le bonheur de le voir ; que de-là ils retournerent à Nazareth, où Jesus fut élevé au milieu de sa famille ; & que ses parens ne manquoient pas d’aller chaque année à Jérusalem, dans le tems de la pâque, avec leur fils, à qui il arriva de se dérober une fois de leur compagnie pour aller disputer dans les écoles des docteurs, quoiqu’il n’eût encore que douze ans. Quand est-il donc allé en Egypte ? quand est-ce que les Mages l’ont adoré ? Ce dernier fait s’est passé à Bethléem, à ce que dit S. Matthieu ; il faut donc que ce soit pendant les quarante jours que Joseph & Marie y séjournerent en attendant le tems de la purification. Pour le voyage d’Egypte, si Joseph en reçut l’ordre immédiatement après l’adoration des Mages, ensorte qu’en même tems que ceux-ci évitoient la rencontre d’Hérode par un chemin, celui-ci en évitoit la colere en fuyant en Egypte : comment ce voyage d’Egypte s’arrangera-t-il avec le voyage de Bethléem à Jérusalem, entrepris quarante jours après la naissance de Jesus, avec le retour à Nazareth, & les voyages faits tous les ans à la capitale, expressément annoncés dans S. Luc ? Pour placer la fuite en Egypte immédiatement après l’adoration des Mages, reculera-t-on celle-ci jusqu’après la purification, lorsque Jesus ni sa famille n’étoient plus à Bethléem ? Ce seroit nier le fond de l’histoire pour en défendre une circonstance. Reculera-t-on la fuite de Joseph en Egypte jusqu’à un tems plus commode, & les promenera-t-on à Jérusalem & de-là à Nazareth, comme le dit S. Luc ? Mais combien de préjugés contre cette supposition ? Le premier, c’est que le récit de S. Matthieu semble marquer précisément que Joseph alla de Bethléem en Egypte immédiatement après l’adoration des Mages, & peu de tems après la naissance de Jesus. Le second, qu’il ne falloit pas un long tems pour qu’Hérode fût informé du départ des Mages, Bethléem n’étant pas fort éloignée de Jérusalem, & la jalousie d’Hérode le tenant [p. 9:849] très-attentif ; aussi ne tarda-t-il guère à exercer sa cruauté ; son ordre inhumain d’égorger les enfans fut expédié aussi-tôt qu’il connut que les Mages l’avoient trompé, videns quod illusus esset à Magis, misit, &c. On ne peut donc laisser à Joseph le tems d’aller à Jérusalem & de-là à Nazareth, avant que d’avoir prévenu par sa fuite les mauvais desseins d’Hérode. Le troisieme, c’est que le commandement fait à Joseph pressoit, puisqu’il partit dès la nuit, qui consurgens accepit puerum & matrem ejus nocte, & secessit in Egyptum. Et comment dans la nécessité pressante d’échapper à Hérode lui auroit-il été enjoint d’aller de Nazareth en Egypte, c’est-à-dire de retourner à Jérusalem où étoit Hérode, & de passer du côté de Bethléem où ce prince devoit chercher sa proie, afin de traverser toute la terre d’Israël & le royaume de Juda, pour chercher l’Egypte à l’autre bout ; car on sait que c’est là le chemin. Étant à Nazareth, il étoit bien plus simple de fuir du côté de Syrie, & il y a toute apparence que S. Matthieu n’envoye Jesus en Egypte que parce que cette contrée étoit bien plus voisine du lieu où Joseph séjournoit alors ; c’est-à-dire que cet évangéliste suppose manifestement par son récit que le départ de la sainte famille fut de Bethléem & non de Nazareth. Le quatrieme, c’est qu’Hérode devoit chercher à Bethléem & non à Nazareth ; que ce fut sur cette premiere ville & non sur l’autre que tomba la fureur du tyran, & que par conséquent Joseph ne devoit fuir avec son dépôt que de Bethléem & non de Nazareth, où il étoit en sureté. Le cinquieme, c’est que S Luc nous fait entendre que Jesus, après son retour à Nazareth, n’en sortit plus que pour aller tous les ans à Jérusalem avec ses parens, & que c’est là que se passerent les premieres années de son enfance, & non en Egypte.

3°. Il semble que S. Matthieu ait ignoré que Nazareth étoit le séjour ordinaire de Joseph & de Marie, & que la naissance de Jesus à Bethléem n’a été qu’un effet du hasard ou de la Providence, une suite de la description des familles ordonnée par César. Car après avoir dit simplement que Jesus vint au monde dans la ville de Bethléem, y avoir conduit les Mages & l’avoir fait sauver devant la persécution d’Hérode ; quand après la mort de ce prince, il se propose de le ramener dans son pays, il ne le conduit pas directement à Nazareth en Galilée, mais dans la Judée où Bethléem est située, & ce n’est qu’à l’occasion de la crainte que le fils d’Hérode n’eût hérité de la cruauté de son pere, que S. Matthieu résout Joseph à se retiter à Nazareth en Galilée, & non dans son ancienne demeure, afin que les prophéties qui disoient que Jesus seroit nommé Nazaréen fussent accomplies. De sorte que la demeure du Sauveur dans Nazareth n’a été, selon S. Mathieu, qu’un évenement fortuit, ou la suite de l’ordre de Dieu à l’occasion de la crainte de Joseph, pour l’accomplissement des prophéties. Au lieu que dans S. Luc, c’est la naissance du Sauveur à Bethléem qui devient un évenement fortuit, ou arrangé pour l’accomplissement des prophéties à l’occasion de l’édit de César ; & son séjour à Nazareth n’a rien de singulier, c’est une chose naturelle ; Nazareth est le lieu où demeuroit Joseph & Marie, où l’ange fit l’annonciation, d’où ils partirent pour aller à Bethléem se faire inscrire, & où ils retournerent, après l’accomplissement du précepte pour la purification des femmes accouchées & l’offrande des aînés.

Voilà les difficultés qu’ont fait naître, de la part des antichrétiens, la diversité des évangiles sur l’adoration des Mages, l’apparition de l’étoile, la fuite de Joseph en Egypte, & le massacre des innocens. Que s’ensuit-il ? rien ; rien ni sur la vérité de la religion, ni sur la sincérité des historiens sacrés.

Il y a bien de la différence entre la vérité de la religion & la vérité de l’histoire, entre la certitude d’un fait, & la sincérité de celui qui le raconte.

La foi & la morale, c’est-à-dire le culte que nous devons à Dieu par la soumission du coeur & de l’esprit, sont l’unique & le principal objet de la révélation, &, autant qu’il est possible & raisonnable, les faits & les circonstances historiques qui en accompagnent le récit.

C’est en ce qui regarde ce culte divin & spirituel que Dieu a inspiré les écrivains sacrés, & conduit leur plume d’une maniere particuliere & infaillible. Pour ce qui est du tissu de l’histoire & des faits qui y sont mêlés, il les a laissé écrire naturellement, comme d’honnêtes gens écrivent, dans la bonne foi & selon leurs lumieres, d’après les mémoires qu’ils ont trouvés & crus véritables.

Ainsi les faits n’ont qu’une certitude morale plus ou moins forte, selon la nature des preuves & les regles d’une critique sage & éclairée ; mais la religion a une certitude infaillible, appuyée non-seulement sur la vérité des faits qui y ont connexion, mais encore sur l’infaillibilité de la révélation & l’évidence de la raison.

Le doigt de Dieu se trouve marqué dans tout ce qui est de lui. Le Créateur a gravé lui-même dans sa créature ce qu’il inspiroit aux prophetes & aux apôtres, & la raison est le premier rayon de sa lumiere éternelle, une étincelle de sa science. C’est delà que la religion tient sa certitude, & non des faits que M. l’abbé d’Houteville, ni Abadie, ni aucun autre docteur ne pourra jamais mettre hors de toute atteinte, lorsque les difficultés seront proposées dans toute leur force.