**** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p1 *date_1888 PRIÈRE DU MATIN O Seigneur, exaucez et dictez ma prière, Vous la pleine Sagesse et la toute Bonté, Vous sans cesse anxieux de mon heure dernière, Et qui m'avez aimé de toute éternité. Car — ce bonheur terrible est tel, tel ce mystère Miséricordieux, que, cent fois médité, Toujours il confondit ma raison qu'il atterre, — Oui, vous m'avez aimé de toute éternité, Oui, votre grand souci, c'est mon heure dernière, Vous la voulez heureuse et, pour la faire ainsi, Dès avant l'univers, dès avant la lumière, Vous préparâtes tout, ayant ce grand souci. Exaucez ma prière après l'avoir formée De gratitude immense et des plus humbles vœux, Comme un poète scande une ode bien-aimée, Comme une mère baise un fils sur les cheveux. Donnez-moi de vous plaire, et puisque pour vous plaire Il me faut être heureux, d'abord dans la douleur Parmi les hommes durs sous une loi sévère, Puis dans le ciel tout près de vous sans plus de pleur, Tout près de vous, le Père éternel, dans la joie Éternelle, ravi dans les splendeurs des saints, O donnez-moi la foi très forte, que je croie. Devoir souffrir cent morts s'ils plaît à vos desseins ; Et donnez-moi la foi très douce que j'estime N'avoir de haine juste et sainte que pour moi, Que j'aime le pécheur en détestant son crime, Que surtout j'aime ceux de nous encor sans foi ; Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure Sur l'impropriété de tant de maux soufferts, Sur l'inutilité des grâces et sur l'heure Lâchement gaspillée aux efforts que je perds ; Et que votre Esprit-Saint qui sait toute nuance Rende prudent mon zèle et sage mon ardeur ; Donnez, juste Seigneur, avec la confiance, Donnez la méfiance à votre serviteur. Que je ne sois jamais un objet de censure Dans l'action pieuse et le juste discours ; Enseignez-moi l'accent, montrez-moi la mesure ; D'un scandale, d'un seul, préservez mes entours ; Faites que mon exemple amène à vous connaître Tous ceux que vous voudrez de tant de pauvres fous, Vos enfants sans leur Père, un état sans le Maître, Et que, si je suis bon, toute gloire aille à vous ; Et puis, et puis, quand tout des choses nécessaires, L'homme, la patience et ce devoir dicté, Aura fructifié de mon mieux dans nos serres, Laissez-moi vous aimer en toute charité, Laissez-moi, faites-moi de toutes mes faiblesses Aimer jusqu'à la mort votre perfection, Jusqu'à la mort des sens et de leurs milles ivresses, Jusqu'à la mort du cœur, orgueil et passion, Jusqu'à la mort du pauvre esprit lâche et rebelle Que votre volonté dès longtemps appelait Vers l'humilité sainte éternellement belle, Mais lui gardait son rêve infernalement laid, Son gros rêve éveillé de lourdes rhétoriques, Spéculation creuse et calculs impuissants, Ronflant et s'étirant en phrases pléthoriques. Ah ! tuez mon esprit, et mon cœur et mes sens ! Place à l'âme qui croie, et qui sente et qui voie Que tout est vanité fors elle-même en Dieu ; Place à l'âme, Seigneur, marchant dans votre voie Et ne tendant qu'au ciel, seul espoir et seul lieu ! Et que cette âme soit la servante très douce Avant d'être l'épouse au trône non pareil. Donnez-lui l'Oraison comme le lit de mousse Où ce petit oiseau se baigne de soleil, La paisible oraison comme la fraîche étable Où cet agneau s'ébatte et broute dans les coins D'ombre et d'or quand sévit le midi redoutable. Et que juin fait crier l'insecte dans les foins, L'oraison bien en vous, fût-ce parmi la foule. Fût-ce dans le tumulte et l'erreur des cités. Donnez-lui l'oraison qui soude et d'où découle Un ruisseau toujours clair d'austères vérités : La mort, le noir péché, la pénitence blanche, L'occasion à fuir et la grâce à guetter ; Donnez-lui l'oraison d'en haut et d'où s'épanche Le fleuve amer et fort qu'il lui faut remonter : Mortification spirituelle, épreuve Du feu par le désir et de l'eau par le pleur Sans fin d'être imparfaite et de se sentir veuve D'un amour que doit seul aviver la douleur, Sécheresses ainsi que des trombes de sable En travers du torrent où luttent ses bras lourds. Un ciel de plomb fondu, la soif inapaisable Au milieu de cette eau qui l'assoiffe toujours, Mais cette eau-là jaillit à la vie éternelle. Et la vague bientôt porterait doucement L'âme persévérante et son amour fidèle Aux pieds de votre Amour fidèle, ô Dieu clément ! La bonne mort pour quoi Vous-Même vous mourûtes Me ressusciterait à votre éternité. Pitié pour ma faiblesse, assistez à mes luttes Et bénissez l'effort de ma débilité ! Pitié, Dieu pitoyable ! et m'aidez à parfaire L'œuvre de votre Créateur adorable, en sauvant L'âme que rachetaient les affres du Calvaire ; Père, considérez le prix de votre enfant. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p2 *date_1888 ÉCRIT EN 1875 J'ai naguère habité le meilleur des châteaux Dans le plus fin pays d'eau vive et de coteaux : Quatre tours s'élevaient sur le front d'autant d'ailes, Et j'ai longtemps, longtemps habité l'une d'elles. Le mur, étant de briques extérieurement, Luisait rouge au soleil de ce site dormant, Mais un lait de chaux, clair comme une aube qui pleure, Tendait légèrement la voûte intérieure. O diane des yeux qui vont parler au cœur, O réveil pour les sens éperdus de langueur, Gloire des fronts d'aïeuls, orgueil jeune des branches, Innocence et fierté des choses, couleurs blanches ! Parmi des escaliers en vrille, tout aciers, Et cuivres, luxes brefs encore émaciés, Cette blancheur bleuâtre et si douce à m'en croire, Que relevait un peu la longue plinthe noire, S'emplissait tout le jour de silence et d'air pur Pour que la nuit y vînt rêver de pâle azur. Une chambre bien close, une table, une chaise, Un lit strict où l'on pût dormir juste à son aise, Du jour suffisamment et de l'espace assez, Tel fut mon lot durant les longs mois là passés, Et je n'ai jamais plaint ni les mois ni l'espace, Ni le reste, et du point de vue où je me place, Maintenant que voici le monde de retour, Ah ! vraiment, j'ai regret aux deux ans dans la tour ! Car c'était bien la paix réelle et respectable, Ce lit dur, cette chaise unique et cette table, La paix où l'on aspire alors qu'on est bien soi, Cette chambre aux murs blancs, ce rayon sobre et coi, Qui glissait lentement en teintes apaisées, Au lieu de ce grand jour diffus de vos croisées. Car, à quoi bon le vain appareil et l'ennui Du plaisir, à la fin, quand le malheur à lui, (Et le malheur est bien un trésor qu'on déterre) Et pourquoi cet effroi de rester solitaire Qui pique le troupeau des hommes d'à présent, Comme si leur commerce était bien suffisant ? Questions ! Donc j'étais heureux avec ma vie, Reconnaissant de biens que nul, certes, n'envie. (O fraîcheur de sentir qu'on n'a pas de jaloux ! O bonté d'être cru plus malheureux que tous !) Je partageais les jours de cette solitude Entre ces deux bienfaits, la prière et l'étude, Que délassait un peu de travail manuel. Ainsi les Saints ! J'avais aussi ma part de ciel, Surtout quand, revenant au jour, si proche encore, Où j'étais ce mauvais sans plus qui s'édulcore En la luxure lâche aux farces sans pardon, Je pouvais supputer tout le prix de ce don : N'être plus là, parmi les choses de la foule, S'y dépensant, plutôt dupe, pierre qui roule, Mais de fait un complice à tous ces noirs péchés, N'être plus là, compter au rang des cœurs cachés, Des cœurs discrets que Dieu fait siens dans le silence, Sentir qu'on grandit bon et sage, et qu'on s'élance Du plus bas au plus haut en essors bien réglés, Humble, prudent, béni, la croissance des blés ! D'ailleurs, nuls soins gênants, nulle démarche à faire. Deux fois le jour ou trois, un serviteur sévère Apportait mes repas et repartait muet. Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait Qu'une horloge au cœur clair qui battait à coups larges, C'était la liberté (la seule !) sans ses charges, C'était la dignité dans la sécurité ! O lieu presque aussitôt regretté que quitté, Château, château magique où mon âme s'est faite, Frais séjour où se vint apaiser la tempête De ma raison allant à vau-l'eau dans mon sang, Château, château qui luis tout rouge et dors tout blanc, Comme un bon fruit de qui le goût est sur mes lèvres Et désaltère encore l'arrière-soif des fièvres, O sois béni, château d'où me voilà sorti Prêt à la vie, armé de douceur et nanti De la Foi, pain et sel et manteau pour la route Si déserte, si rude et si longue, sans doute, Par laquelle il faut tendre aux innocents sommets. Et soit aimé l'Auteur de la Grâce, à jamais ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p3 *date_1888 UN CONTE Simplement, comme on verse un parfum sur une flamme Et comme un soldat répand son sang pour la patrie, Je voudrais pouvoir mettre mon cœur avec mon âme Dans un beau cantique à la sainte Vierge Marie. Mais je suis, hélas ! un pauvre pécheur trop indigne, Ma voix hurlerait parmi le chœur des voix des justes : Ivre encore du vin amer de la terrestre vigne, Elle pourrait offenser des oreilles augustes. Il faut un cœur pur comme l'eau qui jaillit des roches, Il faut qu'un enfant vêtu de lin soit notre emblème, Qu'un agneau bêlant n'éveille en nous aucuns reproches, Que l'innocence nous ceigne un brûlant diadème, Il faut tout cela pour oser dire vos louanges, O vous, Vierge Mère, ô vous Marie Immaculée, Vous, blanche à travers les battements d'ailes des anges, Qui posez vos pieds sur notre terre consolée. Du moins je ferai savoir à qui voudra l'entendre Comment il advint qu'une âme des plus égarées, Grâce à ces regards cléments de votre gloire tendre, Revint au bercail des Innocences ignorées. Innocence, ô belle après l'Ignorance inouïe, Eau claire du cœur après le feu vierge de l'âme, Paupière de grâce sur la prunelle éblouie, Désaltèrement du cerf rompu d'amour qui brame ! Ce fut un amant dans toute la force du terme : Il avait connu toute la chair, infâme ou vierge, Et la profondeur monstrueuse d'un épiderme, Et le sang d'un cœur, cire vermeille pour son cierge ! Ce fut un athée, et qui poussait loin sa logique Tout en méprisant les fadaises qu'elle autorise, Et comme un forçat qui remâche une vieille chique Il aimait le jus flasque de la mécréantise. Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues, Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières ; Bon que les amours premières fussent disparues, Mais cela n'excuse en rien l'excès de ses manières. Ce fut, et quel préjudice ! un Parisien fade, Vous savez, de ces provinciaux cent fois plus pires Qui prennent au sérieux la plus sotte cascade, Sans s'apercevoir, ô leur âme, que tu respires ; Race de théâtre et de boutique dont les vices Eux-mêmes, avec leur odeur rance et renfermée, Lèveraient le cœur à des sauvages, leurs complices, Race de trottoir, race d'égout et de fumée ! Enfin un sot, un infatué de ce temps bête (Dont l'esprit au fond consiste à boire de la bière) Et par-dessus tout une folle tête inquiète, Un cœur à tous vents, vraiment mais vilement sincère. Mais sans doute, et moi j'inclinerai fort à le croire, Dans quelque coin bien discret et sûr de ce cœur même, Il avait gardé comme qui dirait la mémoire D'avoir été ces petits enfants que Jésus aime. Avait-il, — et c'est vraiment plus vrai que vraisemblable. Conservé dans le sanctuaire de sa cervelle Votre nom, Marie, et votre titre vénérable, Comme un mauvais prêtre ornerait encor sa chapelle ? Ou tout bonnement peut-être qu'il était encore, Malgré tout son vice et tout son crime et tout le reste, Cet homme très simple qu'au moins sa candeur décore En comparaison d'un monde autour que Dieu déteste. Toujours est-il que ce grand pécheur eut des conduites Folles à ce point d'en devenir trop maladroites, Si bien que les tribunaux s'en mirent, — et les suites ! Et le voyez-vous dans la plus étroite des boîtes ? Cellules ! Prisons humanitaires ! il faut taire Votre horreur fadasse et ce progrès d'hypocrisie... Puis il s'attendrit, il réfléchit. Par quel mystère, O Marie, ô vous, de toute éternité choisie ? Puis il se tourna vers votre Fils et vers Sa mère, O qu'il fut heureux, mais là promptement, tout de suite ! Que de larmes, quelle joie, ô Mère ! et pour vous plaire. Tout de suite aussi le voilà qui bien vite quitte Tout cet appareil d'orgueil et de pauvres malices, Ce qu'on nomme esprit et ce qu'on nomme la Science, Et les rires et les sourires où tu te plisses, Lèvre des petits exégètes de l'incroyance ! Et le voilà qui s'agenouille et, bien humble, égrène Entre ses doigts fiers les grains enflammés du Rosaire, Implorant de Vous, la Mère, et la Sainte, et la Reine, L'affranchissement d'être ce charnel, ô misère ! O qu'il voudrait bien ne plus savoir rien du monde Qu'adorer obscurément la mystique sagesse, Qu'aimer le cœur de Jésus dans l'extase profonde De penser à vous en même temps pendant la Messe. O faites cela, faites cette grâce à cette âme, O vous, vierge Mère, ô vous Marie Immaculée, Toute en argent parmi l'argent de l'épithalame, Qui posez vos pieds sur notre terre consolée. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p4 *date_1888 BOURNEMOUTH Le long bois de sapins se tord jusqu'au rivage, L'étroit bois de sapins, de lauriers et de pins, Avec la ville autour déguisée en village : Chalets éparpillés rouges dans le feuillage Et les blanches villas des stations de bains. Le bois sombre descend d'un plateau de bruyère, Va, vient, creuse un vallon, puis monte vert et noir Et redescend en fins bosquets où la lumière Filtre et dore l'obscur sommeil du cimetière Qui s'étage bercé d'un vague nonchaloir. A gauche la tour lourde (elle attend une flèche) Se dresse d'une église invisible d'ici, L'estacade très loin ; haute, la tour, et sèche : C'est bien l'anglicanisme impérieux et rêche A qui l'essor du cœur vers le ciel manque aussi. Il fait un de ces temps ainsi que je les aime, Ni brume ni soleil ! le soleil deviné, Pressenti, du brouillard mourant dansant à même Le ciel très haut qui tourne et fuit, rose de crème ; L'atmosphère est de perle et la mer d'or fané. De la tour protestante il part un chant de cloche, Puis deux et trois et quatre, et puis huit à la fois, Instinctive harmonie allant de proche en proche, Enthousiasme, joie, appel, douleur, reproche, Avec de l'or, du bronze et du feu dans la voix ; Bruit immense et bien doux que le long bois écoute ! La musique n'est pas plus belle. Cela vient Lentement sur la mer qui chante et frémit toute, Comme sous une armée au pas sonne une route Dans l'écho qu'un combat d'avant-garde retient. La sonnerie est morte. Une rouge traînée De grands sanglots palpite et s'éteint sur la mer, L'éclair froid d'un couchant de la nouvelle année Ensanglante là-bas la ville couronnée De nuit tombante et vibre à l'ouest encore clair. Le soir se fonce. Il fait glacial. L'estacade Frissonne et le ressac a gémi dans son bois Chanteur, puis est tombé lourdement en cascade Sur un rythme brutal comme l'ennui maussade Qui martelait mes jours coupables d'autrefois : Solitude du cœur dans le vide de l'âme, Le combat de la mer et des vents de l'hiver, L'orgueil vaincu, navré, qui râle et qui déclame, Et cette nuit où rampe un guet-apens infâme, Catastrophe flairée, avant-goût de l'Enfer...! Voici trois tintements comme trois coups de flûtes, Trois encor, trois encor ! l'Angelus oublié Se souvient, le voici qui dit : Paix à ces luttes ! Le Verbe s'est fait chair pour relever tes chutes, Une vierge a conçu, le monde est délié ! Ainsi Dieu parle par la voix de sa chapelle Sise à mi-côté à droite et sur le bord du bois... O Rome, ô Mère ! Cri, geste qui nous rappelle Sans cesse au bonheur seul et donne au cœur rebelle Et triste le conseil pratique de la Croix. — La nuit est de velours. L'estacade laissée, Tait par degré son bruit sous l'eau qui refluait, Une route assez droite heureusement tracée Guide jusque chez moi ma retraite pressée Dans ce noir absolu sous le long bois muet. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p5 *date_1888 THERE « Angels ! » seul coin luisant dans ce Londres du soir, Où flambe un peu de gaz et jase quelque foule, C'est drôle que, semblable à tel très dur espoir, Ton souvenir m'obsède et puissamment enroule Autour de mon esprit un regret rouge et noir : Devantures, chansons, omnibus et les danses Dans le demi-brouillard où flue un goût de rhum, Décence, toutefois, le souci des cadences, Et même dans l'ivresse un certain décorum. Jusqu'à l'heure où la brume et la nuit se font denses. « Angels ! » jours déjà loin, soleils morts, flots taris ; Mes vieux péchés longtemps ont rôdé par tes voies, Tout soudain rougissant, misère ! et tout surpris De se plaire vraiment à tes honnêtes joies, Eux pour tout le contraire arrivés de Paris ! Souvent l'incompressible Enfance ainsi se joue, Fût-ce dans ce rapport infinitésimal, Du monstre intérieur qui nous crispe la joue Au froid ricanement de la haine et du mal, On gonfle notre lèvre amère en lourde moue. L'Enfance baptismale émerge du pécheur, Inattendue, alerte, et nargue ce farouche D'un sourire non sans franchise ou sans fraîcheur, Qui vient, quoiqu'il en ait, se poser sur sa bouche A lui, par un prodige exquisement vengeur. C'est la Grâce qui passe aimable et nous fait signe. O la simplicité primitive, elle encor ! Cher recommencement bien humble ! Fuite insigne De l'heure vers l'azur mûrisseur de fruits d'or ! « Angels ! » ô nom revu, calme et frais comme un cygne ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p6 *date_1888 UN CRUCIFIX Église Saint-Géry, Arras. Au bout d'un bas-côté de l'église gothique, Contre le mur qui vient baiser le jour mystique D'un long vitrail d'azur et d'or finement roux, Le Crucifix se dresse, ineffablement doux, Sur sa croix peinte en vert aux arêtes dorées, Et la gloire d'or sombre en langues échancrées Flue autour de la tête et les bras étendus, Tels quatre vols de flammes en un seul confondus. La statue est en bois, de grandeur naturelle, Légèrement teintée, et l'on croirait sur elle Voir s'arrêter la vie à l'instant qu'on la voit, Merveille d'art pieux, celui qui la fit doit N'avoir fait qu'elle et s'être éteint dans la victoire D'être un bon ouvrier trois fois sûr de sa gloire. « Voilà l'homme ! » Robuste et délicat pourtant. C'est bien le corps qu'il faut pour avoir souffert tant, Et c'est bien la poitrine où bat le Cœur immense : Par les lèvres le souffle expirant dit, « Clémence » Tant l'artiste les a disjointes saintement, Et les bras grands ouverts prouvent le Dieu clément ; La couronne d'épine est énorme et cruelle Sur le front inclinant sa pâleur fraternelle Vers l'ignorance humaine et l'erreur du pécheur, Tandis que, pour noyer le scrupule empêcheur D'aimer et d'espérer comme la Foi l'enseigne, Les pieds saignent, les mains saignent, le côté saigne ; On sent qu'il s'offre au Père en toute charité. Ce vrai Christ catholique éperdu de bonté, Pour spécialement sauver vos âmes tristes, Pharisiens naïfs, sincères jansénistes ! — Un ami qui passait, bon peintre et bon chrétien Et bon poète aussi, — les trois s'accordent bien, — Vit cette œuvre sublime et fit une copie Exquise, et surprenant mon regard qui l'épie, Très gracieusement chez moi vint l'oublier. Et j'ai rimé ces vers pour le remercier. — **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p7 *date_1888 BALLADE Mon jardin fut doux et léger. Tant qu'il fut mon humble richesse : Mi-potager et mi-verger, Avec quelque fleur qui se dresse Couleur d'amour et d'allégresse, Et des oiseaux sur des rameaux, Et du gazon pour la paresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. De ma claire salle à manger Où du vin fit quelque prouesse, Je les voyais tous deux bouger Doucement au vent qui les presse L'un vers l'autre en une caresse, Et leurs feuilles flûtaient des mots. Le clos était plein de tendresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Hélas ! quand il fallut changer De cieux et quitter ma liesse, Le verger et le potager Se partagèrent ma tristesse, Et la fleur couleur charmeresse, Et l'herbe, oreiller de mes maux, Et l'oiseau surent ma détresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Prince, j'ai goûté la simplesse De vivre heureux dans vos hameaux : Gaîté, santé que rien ne blesse. Mais rien ne valut mes ormeaux. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p8 *date_1888 SUR UN RELIQUAIRE QU'ON LUI AVAIT DÉROBÉ Seul bijou de ma pauvreté. Ton mince argent, ta perle fausse (En tout quatre francs) ont tenté Quelqu'un dont l'esprit ne se hausse, Parmi ces paysans cafards, A vous dégoûter d'être au monde. — Tas d'Onans et de Putiphars ! — Que juste au niveau de l'immonde, Et le Témoin, et le Gardien, Le Grain d'une poussière illustre, Un ami du mien et du tien Crispe sur lui sa main de rustre ! Est-ce simplement un voleur, Ou s'il se guinde au sacrilège ? Bah ! ces rustiques-là ! Mais leur Gros laid vice que rien n'allège, Ne connaît rien que de brutal Et ne s'est jamais douté d'une Ame immortelle. Du métal, C'est tout ce qu'il voit dans la lune ; Tout ce qu'il voit dans le soleil, C'est foin épais et fumier dense, Et quand éclot le jour vermeil, Il suppute timbre et quittance, Hypothèque, gens mis dedans, Placements, la dot de la fille, Crédits ouverts à deux battants Et l'usure au bout qui mordille ! Donc, vol, oui, sacrilège, non. Mais le fait monstrueux existe, Et pour cet ouvrage sans nom Mon âme est immensément triste. O ! pour lui ramener la paix, Daignez, vous, grand saint Benoît Labre, Écouter les vœux que je fais Peur que ma foi ne se délabre En voyant ce crime impuni Rester inutile ! O la Grâce, Implorez-la sur l'homme, et ni L'homme ni moi n'oublierons. Grâce ! Grâce pour le pauvre larron Inconscient du péché pire ! Intercédez, ô bon patron, Et qu'enfin le bon Dieu l'inspire, Que de ce débris de ce corps Exalté par la pénitence Sorte une vertu de remords, Et que l'exquis conseil le tance Et lui montre toute l'horreur Du vol et de ce vol impie Avec la torpeur et l'erreur D'un passé qu'il faut qu'il expie. Qu'il s'émeuve à ce double objet Et tremblant au son du tonnerre Respecte ce qu'il outrageait En attendant qu'il le vénère. Et que cette conversion L'amène à la foi de ses pères D'avant la Révolution. Ma Foi, dis-le-moi, tu l'espères ? Ma foi, celle du charbonnier, Ainsi la veux-je, et la souhaite Au possesseur, croyons dernier, De la sainte petite boîte. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p9 *date_1888 A MADAME X... EN LUI ENVOYANT UNE PENSÉE Au temps où vous m'aimiez (bien sûr ?), Vous m'envoyâtes, fraîche éclose, Une chère petite rose, Frais emblème, message pur. Elle disait en son langage Les « serments du premier amour » : Votre cœur à moi pour toujours Et toutes les choses d'usage. Trois ans sont passés. Nous voilà ! Mais moi j'ai gardé la mémoire De votre rose, et c'est ma gloire De penser encore à cela. Hélas ! si j'ai la souvenance, Je n'ai plus la fleur, ni le cœur, Elle est aux quatre vents, la fleur. Le cœur ? mais, voici que j'y pense, Fut-il mien jamais ? entre nous ? Moi, le mien bat toujours le même, Il est toujours simple. Un emblème A mon tour. Dites, voulez-vous Que, tout pesé, je vous envoie, Triste sélam, mais c'est ainsi, Cette pauvre négresse-ci ? Elle n'est pas couleur de joie, Mais elle est couleur de mon cœur ; Je l'ai cueillie à quelque fente Du pavé captif que j'arpente En ce lieu de juste douleur. A-t-elle besoin d'autres preuves ? Acceptez-la pour le plaisir. J'ai tant fait que de la cueillir, Et c'est presque une fleur-des-veuves. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p10 *date_1888 UN VEUF PARLE Je vois un groupe sur la mer. Quelle mer ? Celle de mes larmes. Mes yeux mouillés du vent amer Dans cette nuit d'ombre et d'alarmes Sont deux étoiles sur la mer. C'est une toute jeune femme Et son enfant déjà tout grand Dans une barque où nul ne rame, Sans mât ni voile, en plein courant... Un jeune garçon, une femme ! En plein courant dans l'ouragan ! L'enfant se cramponne à sa mère Qui ne sait plus où, non plus qu'en..., Ni plus rien, et qui, folle, espère En le courant, en l'ouragan. Espérez en Dieu, pauvre folle, Crois en notre Père, petit. La tempête qui vous désole, Mon cœur de là-haut vous prédit Qu'elle va cesser, petit, folle ! Et paix au groupe sur la mer, Sur cette mer de bonnes larmes ! Mes yeux joyeux dans le ciel clair ; Par cette nuit sans plus d'alarmes, Sont deux bons anges sur la mer. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p11 *date_1888 IL PARLE ENCORE Ni pardon ni répit, dit le monde, Plus de place au sénat du loisir ! On rend grâce et justice au désir Qui te prend d'une paix si profonde, Et l'on eût fait trêve avec plaisir, Mais la guerre est jalouse : il faut vivre Ou mourir du combat qui t'enivre. Aussi bien tes vœux sont absolus Quand notre art est un mol équilibre. Nous donnons un sens large au mot : libre, Et ton sens va : Vite ou jamais plus. Ta prière est un ordre qui vibre ; Alors nous, indolents conseilleurs, Que te dire, excepté : Cherche ailleurs ? Et je vois l'Orgueil et la Luxure Parmi la réponse : tel un cor Dans l'éclat fané d'un vil décor, Prêtant sa rage à la flûte impure. Quel décor connu mais triste encor ! C'est la ville où se caille et se lie Ce passé qu'on boit jusqu'à la lie, C'est Paris banal, maussade et blanc, Qui chantonne une ariette vieille En cuvant sa « noce » de la veille Comme un invalide sur un banc. La Luxure me dit à l'oreille : Bonhomme, on vous a déjà donné. Et l'Orgueil se tait comme un damné. O Jésus, vous voyez que la porte Est fermée au Devoir qui frappait, Et que l'on s'écarte à mon aspect. Je n'ai plus qu'à prier pour la morte. Mais l'agneau, bénissez qui le paît ! Que le thym soit doux à sa bouchette ! Que le loup respecte la houlette ! Et puis, bon pasteur, paissez mon cœur : Il est seul désormais sur la terre, Et l'horreur de rester solitaire Le distrait en l'étrange langueur D'un espoir qui ne veut pas se taire, Et l'appelle aux prés qu'il ne faut pas. Donnez-lui de n'aller qu'en vos pas. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p12 *date_1888 BALLADE en rêve J'ai rêvé d'elle, et nous nous pardonnions Non pas nos torts, il n'en est en amour, Mais l'absolu de nos opinions Et que la vie ait pour nous pris ce tour. Simple elle était comme au temps de ma cour, Simple elle était comme au temps de ma cour. En robe grise et verte et voilà tout. J'aimai toujours les femmes dans ce goût. Et son langage était sincère et coi. Mais quel émoi de me dire au débout : J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi. Elle ni moi nous ne nous résignions A plus souffrir pas plus tard que ce jour. O ! nous revoir encore compagnons, Chacun étant descendu de sa tour Pour un baiser bien payé de retour ! Le beau projet ! Et nous étions debout, Mais dans la main, avec du sang qui bout Et chante un fier donec gratus. Mais quoi ? C'était un songe, ô tristesse et dégoût ! J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi. Et nous suivions tes luisants fanions, Soie et satin, ô Bonheur vainqueur, pour Jusqu'à la mort, que d'ailleurs nous niions. J'allais par les chemins en troubadour, Chantant, ballant, sans craindre ce pandour, Qui vous saute à la gorge et vous découd. Elle évoquait la chère nuit d'Août Où son aveu bas et lent me fit roi. Moi, j'adorais ce retour qui m'absout. J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi. Princesse elle est sans doute à l'autre bout Du monde où règne et persiste ma foi. Amen, alors, puisqu'à mes dam et coût J'ai rêvé d'elle et pas elle de moi. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p13 *date_1888 ADIEU Hélas ! je n'étais pas fait pour cette haine Et pour ce mépris plus forts que moi que j'ai. Mais pourquoi m'avoir fait cet agneau sans laine Et pourquoi m'avoir fait ce cœur outragé ? J'étais né pour plaire à toute âme un peu fière, Sorte d'homme en rêve et capable du mieux, Parfois tout sourire et parfois tout prière, Et toujours des cieux attendris dans les yeux ; Toujours la bonté des caresses sincères, En dépit de tout et quoi qu'il y parût, Toujours la pudeur des hontes nécessaires Dans l'argent brutal et les stupeurs du rut ; Toujours le pardon, toujours le sacrifice ! J'eus plus d'un des torts, mais j'avais tous les soins. Votre mère était tendrement ma complice, Qui voyait mes torts et mes soins, elle, au moins. Elle n'aimait pas que par vous je souffrisse. Elle est morte et j'ai porté sur son tombeau ; Mais je doute fort qu'elle approuve et bénisse La chose actuelle et trouve cela beau. Et j'ai peur aussi, nous en terre, de croire Que le pauvre enfant, votre fils et le mien, Ne vénérera pas trop votre mémoire, O vous sans égard pour le mien et le tien, Je n'étais pas fait pour dire de ces choses, Moi dont la parole exhalait autrefois Un épithalame en des apothéoses, Ce chant du matin où mentait votre voix. J'étais, je suis né pour plaire aux nobles âmes, Pour les consoler un peu d'un monde impur, Cimier d'or chanteur et tunique de flammes, Moi le Chevalier qui saigne sur azur, Moi qui dois mourir d'une mort douce et chaste Dont le cygne et l'aigle encor seront jaloux, Dans l'honneur vainqueur malgré ce vous néfaste, Dans la gloire aussi des Illustres Époux ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p14 *date_1888 BALLADE EN L'HONNEUR DE LOUISE MICHEL Madame et Pauline Roland, Charlotte, Théroigne, Lucile, Presque Jeanne d'Arc, étoilant Le front de la foule imbécile, Nom des cieux, cœur divin qu'exile Cette espèce de moins que rien France bourgeoise au dos facile, Louise Michel est très bien. Elle aime le Pauvre âpre et franc Ou timide, elle est la faucille Dans le blé mûr pour le pain blanc Du Pauvre, et la sainte Cécile, Et la Muse rauque et gracile Du Pauvre et son ange gardien A ce simple, à cet indocile. Louise Michel est très bien. Gouvernements de maltalent, Mégathérium ou baccille, Soldat brut, robin insolent, Ou quelque compromis fragile, Géant de boue aux pieds d'argile, Tout cela son courroux chrétien L'écrase d'un mépris agile. Louise Michel est très bien. Citoyenne ! votre évangile On meurt pour ! c'est l'Honneur ! et bien Loin des Taxil et des Bazile, Louise Michel est très bien. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p15 *date_1888 A LOUIS II DE BAVIÈRE Roi, le seul vrai roi de ce siècle, salut, Sire, Qui voulûtes mourir vengeant votre raison Des choses de la politique, et du délire De cette Science intruse dans la maison. De cette Science assassin de l'Oraison Et du Chant et de l'Art et de toute la Lyre, Et simplement et plein d'orgueil en floraison Tuâtes en mourant, salut, Roi, bravo, Sire ! Vous fûtes un poète, un soldat, le seul Roi De ce siècle où les rois se font si peu de chose, Et le martyr de la Raison selon la Foi. Salut à votre très unique apothéose, Et que votre âme ait son fier cortège, or et fer, Sur un air magnifique et joyeux de Wagner. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p16 *date_1888 PARSIFAL Parsifal a vaincu les Filles, leur gentil Babil et la luxure amusante — et sa pente Vers la Chair de garçon vierge que cela tente D'aimer les seins légers et ce gentil babil ; Il a vaincu la Femme belle, au cœur subtil, Étalant ses bras frais et sa gorge excitante ; Il a vaincu l'Enfer et rentre sous la tente Avec un lourd trophée à son bras puéril, Avec la lance qui perça le Flanc suprême ! Il a guéri le roi, le voici roi lui-même, Et prêtre du très saint Trésor essentiel. En robe d'or il adore, gloire et symbole, Le vase pur où resplendit le sang réel. — Et, ô ces voix d'enfants chantant dans la coupole ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p17 *date_1888 SAINT GRAAL Parfois je sens, mourant des temps où nous vivons, Mon immense douleur s'enivrer d'espérance. En vain l'heure honteuse ouvre des trous profonds, En vain bâillent sous nous les désatres sans fonds Pour engloutir l'abus de notre âpre souffrance, Le sang de Jésus-Christ ruisselle sur la France. Le précieux Sang coule à flots de ses autels Non encor renversés, et coulerait encore Le fussent-ils, et quand nos malheurs seraient tels Que les plus forts, cédant à ces effrois mortels, Eux-mêmes subiraient la loi qui déshonore, De l'ombre des cachots il jaillirait encore, Il coulerait encor des pierres des cachots, Descellerait l'horreur des ciments, doux et rouge Suintement, torrent patient d'oraisons, D'expiation forte et de bonnes raisons Contre les lâchetés et les « feux sur qui bouge » ! Et toute guillotine et cette Gueuse rouge... ! Torrent d'amour du Dieu d'amour et de douceur, Fût-ce parmi l'horreur de ce monde moqueur, Fleuve rafraîchissant du feu qui désaltère, Source vive où s'en vient ressusciter le cœur Même de l'assassin, même de l'adultère, Salut de la patrie, ô sang qui désaltère ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p18 *date_1888 « GAIS ET CONTENTS » Une chanson folle et légère Comme le drapeau tricolore Court furieusement dans l'air, Fifrant une France âpre encore. Sa gaîté qui rit d'elle-même Et du reste en passant se moque Pourtant veut bien dire : Tandem ! Et vaticine le grand choc. Écoutez ! le flonflon se pare Des purs accents de la Patrie, Espèce de chant du départ Du gosse effrayant de Paris. Il est le rythme, il est la joie, Il est la Revanche essayée, Il est l'entrain, il est tout, quoi ! Jusqu'au juron luron qui sied, Jusqu'au cri de reconnaissance Qu'on pousse quand il faut qu'on meure De sang-froid, dans tout son bon sens, Avec de l'honneur plein son cœur ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p19 *date_1888 A FERNAND LANGLOIS Vous vous êtes penché sur ma mélancolie, Non comme un indiscret, non comme un curieux, Et vous avez surpris la clef de ma folie, Tel un consolateur attentif et pieux ; Et vous avez ouvert doucement ma serrure, Y mettant tout le temps, non ainsi qu'un voleur, Mais ainsi que quelqu'un qui préserve et rassure Un triste possesseur peut-être recèleur. Soyez aimé d'un cœur plus veuf que toutes veuves, Qui n'avait plus personne en qui pleurer vraiment, Soyez béni d'une âme errant au bord des fleuves Consolateurs si mal avec leur air dormant ; Que soient suivis des pas d'un but à la dérive Hier encor, vos pas eux-mêmes tristes, ô Si tristes, mais que si bien tristes ! et que vive Encore, alors ! mais par vous pour Dieu, ce roseau, Cet oiseau, ce roseau sous cet oiseau, ce blême Oiseau sur ce pâle roseau fleuri jadis, Et pâle et sombre, spectre et spectre noir : Moi-même ! Surrexit hodie, non plus : de profundis. Fiat ! La défaillance a fini. Le courage Revient. Sur votre bras permettez qu'appuyé Je marche en la fraîcheur de l'expirant orage, Moi-même comme qui dirait défoudroyé. Là, je vais mieux. Tantôt le calme s'en va naître. Il naît. Si vous voulez, allons à petits pas, Devisant de la vie et d'un bonheur peut-être Non, sans doute, impossible, en somme, n'est-ce pas ? Oui, causons de bonheur, mais vous ? pourquoi si triste, Vous aussi ? Vous si jeune et si triste, ô pourquoi, Dites ? Mais cela vous regarde ; et si j'insiste, C'est uniquement pour vous plaire et non pour moi. Discrétion sans borne, immense sympathie ! C'est l'heure précieuse, elle est unique, elle est Angélique. Tantôt l'avez-vous pressentie ? Avez-vous comme su — moi je l'ai — qu'il fallait Peut-être bien, sans doute, et quoique, et puisque, en somme Éprouvant tant d'estime et combien de pitié, Laissez monter en nous, fleur suprême de l'homme, Franchement, largement, simplement, l'Amitié. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p20 *date_1888 DÉLICATESSE Tu nous rends l'égal des héros et des dieux, Et, nous procurant d'être les seuls dandies, Fais de nos orgueils des sommets radieux, Non plus ces foyers de troubles incendies. Tu brilles et luis, vif astre aux rayons doux, Sur l'horizon noir d'une lourde tristesse. Par toi surtout nous plaisons au Dieu jaloux, Choisie, une, fleur du Bien, Délicatesse ! Plus fière fierté, plus pudique pudeur Qui ne sais rougir à force d'être fière, Qui ne peux que vaincre en ta sereine ardeur, Vierge ayant tout su, très paisible guerrière. Musique pour l'âme et parfum pour l'esprit, Vertu qui n'es qu'un nom, mais le nom d'un ange, Noble dame guidant au ciel qui sourit Notre immense effort de parmi cette fange. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p21 *date_1888 ANGÉLUS DE MIDI Je suis dur comme un juif et têtu comme lui, Littéral, ne faisant le bien qu'avec ennui, Quand je le fais, et prêt à tout le mal possible ; Mon esprit s'ouvre et s'offre, on dirait une cible ; Je ne puis plus compter les chutes de mon cœur ; La charité se fane aux doigts de la langueur ; L'ennemi m'investit d'un fossé d'eau dormante ; Un parti de mon être a peur et parlemente : Il me faut à tout prix un secours prompt et fort. Ce fort secours, c'est vous, maîtresse de la mort Et reine de la vie, ô Vierge immaculée, Qui tendez vers Jésus la Face constellée Pour lui montrer le Sein de toutes les douleurs Et tendez vers nos pas, vers nos ris, vers nos pleurs Et vers nos vanités douloureuses les paumes Lumineuses, les Mains répandeuses de baumes. Marie, ayez pitié de moi qui ne vaux rien Dans le chaste combat du Sage et du Chrétien ; Priez pour mon courage et pour qu'il persévère, Pour de la patience, en cette longue guerre, A supporter le froid et le chaud des saisons ; Écartez le fléau des mauvaises raisons ; Rendez-moi simple et fort, inaccessible aux larmes, Indomptable à la peur ; mettez-moi sous les armes, Que j'écrase, puisqu'il le faut, et broie enfin Tous les vains appétits, et la soif et la faim, Et l'amour sensuel, cette chose cruelle, Et la haine encore plus cruelle et sensuelle, Faites-moi le soldat rapide de vos vœux, Que pour obéir soit le rien que je peux. Que ce que vous voulez soit tout ce que je puisse ! J'immolerai comme en un calme sacrifice Sur votre autel honni jadis, baisé depuis, Le mauvais que je fus, le lâche que je suis. La sale vanité de l'or qu'on a, l'envie D'en avoir mais pas pour le Pauvre, cette vie Pour soi, quel soi ! l'affreux besoin de plaire aux gens, L'affreux besoin de plaire aux gens trop indulgents, Hommes prompts aux complots, femmes tôt adultères, Tous préjugés, mourez sous mes mains militaires ! Mais pour qu'un bien beau fruit récompense ma paix, Fleurissent dans tout moi la fleur des divins Mais, Votre amour, Mère tendre, et votre culte tendre. Ah ! vous aimer, n'aimer Dieu que pour vous, ne tendre A lui qu'en vous sans plus aucun détour subtil, Et mourir avec vous tout près. Ainsi soit-il ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p22 *date_1888 A LÉON VALADE Douze longs ans ont lui depuis les jours si courts Où le même devoir nous tenait côte à côte ! Hélas ! les passions dont mon cœur s'est fait l'hôte Furieux ont troublé ma paix de ces bons jours ; Et j'ai couru bien loin de nos calmes séjours Au pourchas du Bonheur, ne trouvant que la Faute ; Le vaste monde autour de ma fuite trop haute Fondait en vains aspects, ronflait en vains discours... — L'Orgueil, fol hippogriffe, a replié ses ailes ; Un cœur nouveau fleurit au feu des humbles zèles Dans mon sein visité par la foudre de Dieu. Mais l'antique amitié, simple, joyeuse, exacte, Pendant tout mon désastre, à toute heure, en tout lieu, — J'en suis fier, mon Valade, — entre nous tint ce pacte. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p23 *date_1888 A ERNEST DELAHAYE Dieu, nous voulant amis parfaits, nous fit tous deux Gais de cette gaîté qui rit pour elle-même, De ce rire absolu, colossal et suprême, Qui s'esclaffe de tous et ne blesse aucun d'eux. Tous deux nous ignorons l'égoïsme hideux Qui nargue ce prochain même qu'il faut qu'on aime Comme soi-même : tels que les termes du problème, Telle la loi totale au texte non douteux. Et notre rire étant celui de l'innocence, Il éclate et rugit dans la toute-puissance D'un bon orage plein de lumière et d'air frais. Pour le soin du Salut, qui me pique et m'inspire, J'estime que, parmi nos façons d'être prêts, Il nous faut mettre au rang des meilleures ce rire. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p24 *date_1888 A ÉMILE BLÉMONT La vindicte bourgeoise assassinait mon nom Chinoisement, à coups d'épingle, quelle affaire ! Et la tempête allait plus âpre dans mon verre. D'ailleurs du seul grief, Dieu bravé, pas un non, Pas un oui, pas un mot ! L'Opinion sévère Mais juste s'en moquait, autant qu'une guenon De noix vides. Ce bœuf bavant sur son fanon, Le Public mâchonnait ma gloire... encore à faire. L'heure était tentatrice, et plusieurs d'entre ceux Qui m'aimaient, en dépit de Prudhomme complice, Tournèrent carrément, furent de mon supplice, Ou se turent, la Peur les trouvant paresseux. Mais vous, du premier jour vous fûtes simple, brave, Fidèle : et dans un cœur bien fait cela se grave. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p25 *date_1888 A CHARLES DE SIVRY Mon Charles, autrefois mon frère, et pardieu bien ! Encore tel malgré toutes les lois ensemble, Te souvient-il d'un amoureux qui n'ose et tremble Et verse le secret de son cœur dans le tien ? Ah ! de vivre ? Et te souvient-il du fameux Sage, Austère avec douceur, en route, croyait-il, Pour un beau Bethléem littéral et subtil, Entre un berger naïf et quelque très haut mage ? — L'amoureux est un veuf orgueilleux. Ah ! de vivre ! Le sage a suspendu son haleine et son livre, N'aspirant plus en Dieu que par la bonne mort. Et pourtant, pourtant comme ils sont toujours le même Homme du chaste espoir de justes noces qu'aime Ou non celle qui sous sa tombe d'oubli dort ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p26 *date_1888 A EMMANUEL CHABRIER Chabrier, nous faisions, un ami cher et moi. Des paroles pour vous qui leur donniez des ailes, Et tous trois frémissions quand, pour bénir nos zèles, Passait l'Ecce Deus et le Je ne sais quoi. Chez ma mère charmante et divinement bonne, Votre génie improvisait au piano, Et c'était tout autour comme un brûlant anneau De sympathie et d'aise aimable qui rayonne. Hélas ! ma mère est morte et l'ami cher est mort. Et me voici semblable au chrétien près du port, Qui surveille les tout derniers écueils du monde, Non toutefois sans saluer à l'horizon, Comme une voile sur le large au blanc frisson, Le souvenir des frais instants de paix profonde. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p27 *date_1888 A EDMOND THOMAS Mon ami, vous m'avez, quoiqu'encore si jeune, Vu déjà bien divers, mais ondoyant jamais ! Direct et bref, oui : tels les Juin suivent les Mais, Ou comme un affamé de la veille déjeune. Homme de primesaut et d'excès, je le suis, D'aventure et d'erreur, allons, je le concède, Soit, bien, mais illogique ou mol ou lâche ou tiède En quoi que ce soit, le dire, je ne le puis, Je ne le dois ! Et ce serait le plus impie Péché contre le Saint-Esprit que rien n'expie, Pour ma foi que l'amour éclaire de son feu, Et pour mon cœur d'or pur le mensonge suprême, Puisqu'il n'est de justice, après l'église et Dieu, Que celle qu'on se fait, à confesse, soi-même. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p28 *date_1888 A CHARLES MORICE Impérial, royal, sacerdotal, comme une République Française en ce Quatre-vingt-treize, Brûlant empereur, roi, prêtre dans sa fournaise, Avec la danse, autour, de la grande Commune ; L'étudiant et sa guitare et sa fortune A travers les décors d'une Espagne mauvaise Mais blanche de pieds nains et noire d'yeux de braise, Héroïque au soleil et folle sous la lune ; Néoptolème, âme charmante et chaste tête, Dont je serais en même temps le Philoctète Au cœur ulcéré plus encor que sa blessure, Et, pour un conseil froid et bon parfois, l'Ulysse ; Artiste pur, poète où la gloire s'assure ; Cher aux femmes, cher aux lettres, Charles Morice ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p29 *date_1888 A MAURICE DU PLESSYS Je vous prends à témoin entre tous mes amis, Vous qui m'avez connu dès l'extrême infortune, Que je fus digne d'elle, à Dieu seul tout soumis, Sans criard désespoir ni jactance importune, Simple dans mon mépris pour des revanches viles Et dans l'immense effort en détournant leurs coups, Calme à travers ces sortes de guerres civiles Où la Faim et l'Honneur eurent leurs tours jaloux, Et, n'est-ce pas, bon juge, et fier ! mon du Plessys, Qu'en l'amer combat que la gloire revendique L'Honneur a triomphé de sorte magnifique ? Aimez-moi donc, aimez quels que soient les soucis Plissant parfois mon front et crispant mon sourire, Ma haute pauvreté plus chère qu'un empire. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p30 *date_1888 A PROPOS D'UN « CENTENAIRE » DE CALDERON (1600-1681) Ce poète terrible et divinement doux, Plus large que Corneille et plus haut que Shakspeare, Grand comme Eschyle avec ce souffle qui l'inspire, Ce Calderon mystique et mythique est à nous. Oui cette gloire est nôtre, et nous voici jaloux De le dire bien haut à ce siècle en délire : Calderon, catholique avant tout, noble lyre Et saints accents, et bon catholique avant tous, Salut ! Et qu'est ce bruit fâcheux d'académies, De concours, de discours, autour de ce grand mort En éveil parmi tant de choses endormies ? Laissez rêver, laissez penser son Œuvre fort Qui plane, loin d'un siècle impie et ridicule, Au-dessus, au-delà des colonnes d'Hercule ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p31 *date_1888 À VICTOR HUGO Nul parmi vos flatteurs d'aujourd'hui n'a connu Mieux que moi la fierté d'admirer votre gloire : Votre nom m'enivrait comme un nom de victoire, Votre œuvre, je l'aimais d'un amour ingénu. Depuis, la Vérité m'a mis le monde à nu. J'aime Dieu, son Église, et ma vie est de croire Tout ce que vous tenez, hélas ! pour dérisoire, Et j'abhorre en vos vers le Serpent reconnu. J'ai changé. Comme vous. Mais d'une autre manière. Tout petit que je suis j'avais aussi le droit D'une évolution, la bonne, la dernière. Or, je sais la louange, ô maître, que vous doit L'enthousiasme ancien ; la voici franche, pleine, Car vous me fûtes doux en des heures de peine. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p32 *date_1888 SAINT BENOIT-JOSEPH LABRE Comme l'Église est bonne en ce siècle de haine, D'orgueil et d'avarice et de tous les péchés, D'exalter aujourd'hui le caché des cachés, Le doux entre les doux à l'ignorance humaine Et le mortifié sans pair que la Foi mène, Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés, Fit de la Pauvreté son épouse et sa reine, Comme un autre Alexis, comme un autre François, Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois Pratiquant la douceur, l'horreur de l'Évangile ! Et pour ainsi montrer au monde qu'il a tort Et que les pieds crus d'or et d'argent sont d'argile, Comme l'Église est tendre et que Jésus et fort ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p33 *date_1888 PARABOLES Soyez béni, Seigneur, qui m'avez fait chrétien Dans ces temps de féroce ignorance et de haine ; Mais donnez-moi la force et l'audace sereine De vous être à toujours fidèle comme un chien, De vous être l'agneau destiné qui suit bien Sa mère et ne sait faire au pâtre aucune peine, Sentant qu'il doit sa vie encore, après sa laine, Au maître, quand il veut utiliser ce bien, Le poisson, pour servir au Fils de monogramme, L'ânon obscur qu'un jour en triomphe il monta, Et, dans ma chair, les porcs qu'à l'abîme il jeta. Car l'animal, meilleur que l'homme et que la femme, En ces temps de révolte et de duplicité, Fait son humble devoir avec simplicité. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p34 *date_1888 SONNET HEROÏQUE La Gueule parle : « L'or, et puis encore l'or, Toujours l'or, et la viande, et les vins, et la viande, Et l'or pour les vins fins et la viande, on demande Un trou sans fond pour l'or toujours et l'or encor ! » La Panse dit : « A moi la chute du trésor ! La viande, et les vins fins, et l'or, toute provende, A moi ! Dégringolez dans l'outre toute grande Ouverte du seigneur Nabuchodonosor ! » L'œil est de pur cristal dans les suifs de la face : Il brille, net et franc, près du vrai, rouge et faux, Seule perfection parmi tous les défauts. L'Ame attend vainement un remords efficace, Et dans l'impénitence agonise de faim Et de soif, et sanglote en pensant à La fin. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p35 *date_1888 DRAPEAU VRAI Le soldat qui sait bien et veut bien son métier Sera l'homme qu'il faut au Devoir inflexible : Le Devoir, qu'il combatte ou qu'il tire à la cible, Qu'il s'essore à la mort ou batte un plat sentier ; Le Devoir, qu'il subisse (et l'aime !) un ordre altier Ou repousse le bas conseil de tel horrible Dégoût ; le Devoir bon, le Devoir dur, le crible Où restent les défauts de l'homme tout entier ; Le Devoir saint, la fière et douce Obéissance, Rappel de la Famille en dépit de la France Actuelle, au mépris de cette France-là ! Famille, foyer, France antique et l'immortelle, Le Devoir seul devoir, le Soldat qu'appela D'avance cette France : or l'Espérance est telle. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p36 *date_1888 PENSÉE DU SOIR Couché dans l'herbe pâle et froide de l'exil, Sous les ifs et les pins qu'argente le grésil, Ou bien errant, semblable aux formes que suscite Le rêve, par l'horreur du paysage scythe, Tandis qu'autour, pasteurs de troupeaux fabuleux, S'effarouchent les blancs Barbares aux yeux bleus, Le poète de l'art d'Aimer, le tendre Ovide Embrasse l'horizon d'un long regard avide Et contemple la mer immense tristement. Le cheveu poussé rare et gris que le tourment Des bises va mêlant sur le front qui se plisse, L'habit troué livrant la chair au froid, complice, Sous l'aigreur du sourcil tordu l'œil terne et las, La barbe épaisse, inculte et presque blanche, hélas Tous ces témoins qu'il faut d'un deuil expiatoire Disent une sinistre et lamentable histoire D'amour excessif, d'âpre envie et de fureur Et quelque responsabilité d'Empereur. Ovide morne pense à Rome et puis encore A Rome que sa gloire illusoire décore. Or, Jésus ! vous m'avez justement obscurci : Mais, n'étant pas Ovide, au moins je suis ceci. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p37 *date_1888 PAYSAGES Au pays de mon père on voit des bois sans nombre, Là des loups font parfois luire leurs yeux dans l'ombre Et la myrtile est noire au pied du chêne vert. Noire de profondeur, sur l'étang découvert, Sous la bise soufflant balsamiquement dure L'eau saute à petits flots, minéralement pure. Les villages de pierre ardoisière aux toits bleus Ont leur pacage et leur labourage autour d'eux. Du bétail non pareil s'y fait des chairs friandes. Sauvagement un peu parmi les hautes viandes ; Et l'habitant, grâce à la Foi sauve, est heureux. Au pays de ma mère est un sol plantureux Où l'homme, doux et fort, vit prince de la plaine De patients travaux pour quelles moissons pleine, Avec, rares, des bouquets d'arbres et de l'eau. L'industrie a sali par place ce tableau De paix patriarcale et de campagne dense Et compromis jusqu'à des points cette abondance, Mais l'ensemble est resté, somme toute, très bien. Le peuple est froid et chaud, non sans un fond chrétien. Belle, très au-dessus de toute la contrée, Se dresse éperdument la tour démesurée D'un gothique beffroi sur le ciel balancé Attestant les devoirs et les droits du passé, Et tout en haut de lui le grand lion de Flandre Hurle en cris d'or dans l'air moderne : « Osez les prendre ! » Le pays de mon rêve est un site charmant Qui tient des deux aspects décrits précédemment : Quelque âpreté se mêle aux saveurs géorgiques. L'amour et le loisir même sont énergiques, Calmes, équilibrés sur l'ordre et le devoir. La vierge en général s'abstient du nonchaloir Dangereux aux vertus, et l'amant qui la presse A coutume avant tout d'éviter la paresse Où le vice puisa ses armes en tout temps. Si bien qu'en mon pays tous les cœurs sont contents, Sont, ou plutôt étaient. Au cœur ou dans la tête. La tempête est venue. Est-ce bien la tempête ? En tout cas, il y eut de la grêle et du feu, Et la misère, et comme un abandon de Dieu. La mortalité fut sur les mères taries Des troupeaux rebutés par l'herbe des prairies. Et les jeunes sont morts après avoir langui D'un sort qu'on croyait parti d'où, jeté par qui ? Dans les champs ravagés la terre diluée Comme une pire mer flotte en une buée. Des arbres détrempés les oiseaux sont partis, Laissant leurs nids et des squelettes de petits. D'amours de fiancés, d'union des ménages Il n'est plus question dans mes tristes parages. Mais la croix des clochers doucement toujours luit, Dans les cages plus d'une cloche encore bruit, Et, béni signal d'espérance et de refuge, L'arc-en-ciel apparaît comme après le déluge. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p38 *date_1888 LUCIEN LÉTINOIS I Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi. Je vous offre les pleurs d'un cœur presque parjure ; Vous châtiez bien fort et parferez la foi Qu'alanguissait l'amour pour une créature. Vous châtiez bien fort. Mon fils est mort, hélas ! Vous me l'aviez donné, voici que votre droite Me le reprend à l'heure où mes pauvres pieds las Réclamaient ce cher guide en cette route étroite. Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez : Gloire à vous ! J'oubliais beaucoup trop votre gloire Dans la langueur d'aimer mieux les trésors donnés Que le Munificent de toute cette histoire. Vous me l'aviez donné, je vous le rends très pur, Tout pétri de vertu, d'amour et de simplesse. C'est pourquoi, pardonnez, Terrible, à celui sur Le cœur de qui, Dieu fort, sévit cette faiblesse. Et laissez-moi pleurer et faites-moi bénir L'élu dont vous voudrez certes que la prière Rapproche un peu l'instant si bon de revenir A lui dans Vous, Jésus, après ma mort dernière. II Car vraiment j'ai souffert beaucoup ! Débusqué, traqué comme un loup Qui n'en peut plus d'errer en chasse Du bon repos, du sûr abri, Et qui fait des bonds de cabri Sous les coups de toute une race. La Haine et l'Envie et l'Argent, Bons limiers au flair diligent, M'entourent, me serrent. Ça dure Depuis des jours, depuis des mois, Depuis des ans ! Dîner d'émois, Souper d'effrois, pitance dure ! Mais, dans l'horreur du bois natal, Voici le Lévrier fatal, La Mort. — Ah ! la bête et la brute ! — Plus qu'à moitié mort, moi, la Mort Pose sur moi sa patte et mord Ce cœur, sans achever la lutte ! Et je reste sanglant, tirant Mes pas saignants vers le torrent Qui hurle à travers mon bois chaste. Laissez-moi mourir au moins, vous, Mes frères pour de bon, les Loups ! — Que ma sœur, la Femme, dévaste. III O la Femme ! Prudent, sage, calme ennemi, N'exagérant jamais ta victoire à demi, Tuant tous les blessés, pillant tout le butin, Et répandant le fer et la flamme au lointain, Ou bon ami, peu sûr mais tout de même bon, Et doux, trop doux souvent, tel un feu de charbon Qui berce le loisir, vous l'amuse et l'endort, Et parfois induit le dormeur en telle mort Délicieuse par quoi l'âme meurt aussi ! Femme à jamais quittée, ô oui ! reçois ici, Non sans l'expression d'un injuste regret, L'insulte d'un qu'un seul remords ramènerait. Mais comme tu n'as pas de remords plus qu'un if N'a d'ombre vive, c'est l'adieu définitif. Arbre fatal sous qui gît mal l'Humanité, Depuis Eden jusques à Ce Jour Irrité. IV Ma cousine Élisa, presque une sœur aînée Mieux qu'une sœur, ô toi, voici donc ramenée La saison de malheur où tu me quittas pour Ce toujours, — ce jamais ! Le voici de retour Le jour affreux qui m'a sevré de l'aile douce Où m'abriter contre tel chagrin de Tom Pouce, Tel bobo. Certes oui, pauvre maman était Bien, trop ! bonne, et mon cœur à la voir palpitait, Tressautait, et riait, et pleurait de l'entendre. Mais toi, je t'aimais autrement, non pas plus tendre, Plus familier, voilà. Car la Mère est toujours Au fond redoutée un petit et respectée Absolument, tandis qu'à jamais regrettée, Tu m'apparais, chère ombre, ainsi qu'en ton vivant, Blonde et rose au profil pourtant grave et rêvant Avec de beaux yeux bleus où s'instruisait mon âme De tout petit garçon, et plus tard, où la flamme De ma forte amitié chaste d'adolescent Puis d'homme mettait un reflet incandescent. Et tu me fus d'abord guide puis camarade. Puis ami, non amie (une nuance fade). Et tu dors maintenant après m'avoir béni. Mais je sens bien qu'en moi quelque chose est fini. V J'ai la fureur d'aimer. Mon cœur si faible est fou. N'importe quand, n'importe quel et n'importe où, Qu'un éclair de beauté, de vertu, de vaillance Luise, il s'y précipite, il y vole, il s'y lance, Et, le temps d'une étreinte, il embrasse cent fois L'être ou l'objet qu'il a poursuivi de son choix ; Puis, quand l'illusion a replié son aile, Il revient triste et seul bien souvent, mais fidèle, Et laissant aux ingrats quelque chose de lui, Sang ou chair. Mais, sans plus mourir dans son ennui, Il embarque aussitôt pour l'île des Chimères Et n'en rapporte rien que des larmes amères Qu'il savoure, et d'affreux désespoirs d'un instant, Puis rembarque. — Il est brusque et volontaire tant Qu'en ses courses dans les infinis il arrive, Navigateur têtu, qu'il va droit à la rive, Sans plus s'inquiéter que s'il n'existait pas De l'écueil proche qui met son esquif à bas. Mais lui fait de l'écueil un tremplin et dirige Sa nage vers le bord. L'y voilà. Le prodige Serait qu'il n'eût pas fait avidement le tour, Du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au jour, Et le tour et le tour encore du promontoire, Et rien ! Pas d'arbres ni d'herbes, pas d'eau pour boire, La faim, la soif, et les yeux brûlés du soleil, Et nul vestige humain, et pas un cœur pareil ! Non pas à lui, — jamais il n'aura son semblable, — Mais un cœur d'homme, un cœur vivant, un cœur palpable Fût-il faux, fût-il lâche, un cœur ! quoi, pas un cœur ! Il attendra, sans rien perdre de sa vigueur Que la fièvre soutient et l'amour encourage, Qu'un bateau montre un bout de mât dans ce parage, Et fera des signaux qui seront aperçus, Tel il raisonne. Et puis fiez-vous là-dessus ! — Un jour il restera non vu, l'étrange apôtre. Mais que lui fait la mort, sinon celle d'un autre ? Ah ! ses morts ! Ah ! ses morts, mais il est plus mort qu'eux ! Quelque fibre toujours de son esprit fougueux Vit dans leur fosse et puise une tristesse douce ; Il les aime comme un oiseau son nid de mousse ; Leur mémoire est son cher oreiller, il y dort, Il rêve d'eux, les voit, cause avec et s'endort Plein d'eux que pour encor quelque effrayante affaire J'ai la fureur d'aimer. Qu'y faire ? Ah ! laisser faire ! VI O ses lettres d'alors ! les miennes elles-mêmes ! Je ne crois pas qu'il soit des choses plus suprêmes. J'étais, je ne puis dire mieux, vraiment très bien, Ou plutôt, je puis dire tout, vraiment chrétien. J'éclatais de sagesse et de sollicitude, Mettant tout mon soin pieux, toute l'étude Dont tout mon être était capable, à confirmer Cette âme dans l'effort de prier et d'aimer. Oui, j'étais devant Dieu qui m'écoute, si j'ose Le dire, quel que soit l'orgueil fou que suppose Un tel serment juré sur sa tête qui dort, Pur comme un saint et mûr pour cette bonne mort, Qu'aujourd'hui j'entrevois à travers bien des doutes. Mais lui ! ses lettres ! l'ange ignorant de nos routes, Le pur esprit vêtu d'une innocente chair ! O souvenir, de tous peut-être mon plus cher ! Mots frais, la phrase enfant, style naïf et chaste Où marche la vertu dans la sorte de faste, Déroulement d'encens, cymbales de cristal, Qui sied à la candeur de cet âge natal, Vingt ans ! Trois ans après il naissait dans la gloire Éternelle, emplissant à jamais ma mémoire. VII Mon fils est brave ; il va sur son cheval de guerre, Sans reproche et sans peur par la route du bien, Un dur chemin d'embûche et de piège où naguère Encore il fut blessé et vainquit en chrétien. Mon fils est fier : en vain sa jeunesse et sa force L'invitent au plaisir par les langueurs du soir, Mon enfant se remet, rit de la vile amorce, Et, les yeux en avant, aspire au seul devoir. Mon fils est bon : un jour que du bout de son aile Le soupçon d'une faute effleurait mes cheveux, Mon enfant, pressentant l'angoisse paternelle, S'en vint me consoler en de nobles aveux. Mon fils est fort : son cœur était méchant, maussade, Irrité, dépité ; mon enfant dit : « Tout beau, Ceci ne sera pas. Au médecin, malade ! » Vint au prêtre, et partit avec un cœur nouveau. Mais surtout que mon fils est beau ! Dieu l'environne De lumière et d'amour, parce qu'il fut pieux Et doux et digne encor de la Sainte Couronne Réservée aux soldats du combat pour les cieux. Chère tête un instant courbée, humiliée Sous le Verbe éternel du Règne triomphant, Sois bénie à présent que réconciliée. — Et je baise le front royal de mon enfant ! VIII O l'odieuse obscurité Du jour le plus gai de l'année Dans la monstrueuse cité Où se fit notre destinée ! Au lieu du bonheur attendu, Quel deuil profond, quelles ténèbres ! J'en étais comme un mort, et tu Flottais en des pensers funèbres. La nuit croissait avec le jour Sur notre vitre et sur notre âme, Tel un pur, un sublime amour Qu'eût étreint la luxure infâme ; Et l'affreux brouillard refluait Jusqu'en la chambre où la bougie Semblait un reproche muet Pour quelque lendemain d'orgie, Un remords de péché mortel Serrait notre cœur solitaire... Puis notre désespoir fut tel Que nous oubliâmes la terre, Et que pensant au seul Jésus Né rien que pour ce jour même, Notre foi prenant le dessus Nous éclaira du jour suprême, — Bonne tristesse qu'aima Dieu ! Brume dont se voilait la Grâce, Crainte que l'éclat de son feu Ne fatiguât notre âme lasse. Délicates attentions D'une Providence attendrie !... O parfois encore soyons Ainsi tristes, âme chérie ! IX Tout en suivant ton blanc convoi, je me disais Pourtant : C'est vrai, Dieu t'a repris quand tu faisais Sa joie et dans l'éclair de ta blanche innocence. Plus tard la Femme eût mis sans doute en sa puissance Ton cœur ardent vers elle affrontée un moment Seulement et t'ayant laissé le tremblement D'elle, et du trouble en l'âme à cause d'une étreinte ; Mais tu t'en détournas bientôt par noble crainte Et revins à la simple, à la noble Vertu, Tout entier à fleurir, lys un instant battu Des passions, et plus viril après l'orage, Plus magnifique pour le céleste suffrage Et la gloire éternelle... Ainsi parlait ma foi. Mais quelle horreur de suivre, ô toi ! ton blanc convoi ! X Il patinait merveilleusement, S'élançant, qu'impétueusement ! R'arrivant si joliment vraiment. Fin comme une grande jeune fille Brillant, vif et fort, telle une aiguille, La souplesse, l'élan d'une anguille. Des jeux d'optique prestigieux, Un tourment délicieux des yeux, Un éclair qui serait gracieux. Parfois il restait comme invisible, Vitesse en route vers une cible Si lointaine, elle-même invisible... Invisible de même aujourd'hui. Que sera-t-il advenu de lui ? Que sera-t-il advenu de lui ? XI La Belle au Bois dormait, Cendrillon sommeillait. Madame Barbe-bleue ? elle attendait ses frères ; Et le petit Poucet, loin de l'ogre si laid, Se reposait sur l'herbe en chantant des prières. L'oiseau couleur-de-temps planait dans l'air léger Qui caresse la feuille au sommet des bocages Très nombreux, tout petits, et rêvant d'ombrager Semaille, fenaison, et les autres ouvrages. Les fleurs des champs, les fleurs innombrables des champs, Plus belles qu'un jardin où l'Homme a mis ses tailles, Ses coupes et son goût à lui, — les fleurs des gens ! — Flottaient comme un tissu très fin dans l'or des pailles, Et, fleurant simple, ôtaient au vent sa crudité, Au vent fort mais alors atténué, de l'heure Où l'après-midi va mourir. Et la bonté Du paysage au cœur disait : Meurs ou demeure ! Les blés encore verts, les seigles déjà blonds Accueillaient l'hirondelle en leur flot pacifique. Un tas de voix d'oiseaux criait vers les sillons Si doucement qu'il ne faut pas d'autre musique... Peau-d'Ane rentre. On bat la retraite — écoutez ! — Dans les États voisins de Riquet-à-la-Houppe, Et nous joignons l'auberge, enchantés, esquintés, Le bon coin où se coupe et se trempe la soupe ! XII Je te vois encore à cheval Tandis que chantaient les trompettes, Et ton petit air martial Chantait aussi quand les trompettes ; Je te vois toujours en treillis Comme un long Pierrot de corvée Très élégant sous le treillis D'une allure toute trouvée ; Je te vois autour des canons, Frêles doigts dompteurs de colosses. Grêles voix pleines de crés noms, Bras chétifs vainqueurs de colosses ; Et je te rêvais une mort Militaire, sûre et splendide, Mais Dieu vint qui te fit la mort Confuse de la typhoïde... Seigneur, j'adore vos desseins, Mais comme ils sont impénétrables ! Je les adore, vos desseins, Mais comme ils sont impénétrables ! XIII Le petit coin, le petit nid   Que j'ai trouvés, Les grands espoirs que j'ai couvés,   Dieu les bénit. Les heures des fautes passées   Sont effacées Au pur cadran de mes pensées. L'innocence m'entoure et toi,   Simplicité. Mon cœur par Jésus visité   Manque de quoi ? Ma pauvreté, ma solitude,   Pain dur, lit rude, Quel soin jaloux ! l'exquise étude ! L'âme aimante au cœur fait exprès,   Ce dévouement, Viennent donner un dénouement   Calme et si frais A la détresse de ma vie   Inassouvie D'avoir satisfait toute envie ! Seigneur, ô merci. N'est-ce pas   La bonne mort ? Aimez mon patient effort   Et nos combats. Les miens et moi, le ciel nous voie   Par l'humble voie Entrer, Seigneur, dans Votre joie. XIV Notre essai de culture eut une triste fin, Mais il fit mon délire un long temps et ma joie : J'y voyais se développer ton être fin Dans ce beau travail qui bénit ceux qu'il emploie ; J'y voyais ton profil fluet sur l'horizon Marcher comme à pas vifs derrière la charrue, Gourmandant les chevaux ainsi que de raison, Sans colère, et criant diah et criant hue ; Je te voyais herser, rouler, faucher parfois, Consultant les anciens, inquiet d'un nuage, L'hiver à la batteuse ou liant dans nos bois, Je t'aidais, vite hors d'haleine et tout en nage. Le dimanche, en l'éveil des cloches, tu suivais Le chemin de jardins pour aller à la Messe ; Après midi, l'auberge une heure où tu buvais Pour dire, et puis la danse aux soirs de grand'liesse. Hélas ! tout ce bonheur que je croyais permis, Vertu, courage à deux, non mépris de la foule Mais pitié d'elle avec très peu de bons amis, Croula dans des choses d'argent comme un mur croule Après, tu meurs ! — Un dol sans pair livre à la Faim Ma fierté, ma vigueur, et la gloire apparue... Ah ! frérot ! est-ce enfin là-haut ton spectre fin Qui m'appelle à grands bras derrière la charrue ? XV Puisque encore déjà la sottise tempête, Explique alors la chose, ô malheureux poète. Je connus cet enfant, mon amère douceur, Dans un pieux collège où j'étais professeur. Ses dix-sept ans mutins et maigres, sa réelle Intelligence, et la pureté vraiment belle Que disaient et ses yeux et son geste et sa voix, Captivèrent mon cœur et dictèrent mon choix De lui pour fils, puisque, mon vrai fils, mes entrailles. On me le cache en manière de représailles Pour je ne sais quels torts charnels et surtout pour Un fier départ à la recherche de l'amour Loin d'une vie aux platitudes résignée ! Oui, surtout et plutôt pour ma fuite indignée En compagnie illustre et fraternelle vers Tous les points du physique et moral univers, — Il paraît que les gens dirent jusqu'à Sodome, — Où mourussent les cris de Madame Prudhomme ! Je lui fis part de mon dessein. Il accepta. Il avait des parents qu'il aimait, qu'il quitta D'esprit pour être mien, tout en restant son maître Et maître de son cœur, de son âme peut-être, Mais de son esprit, plus. Ce fut bien, ce fut beau, Et ç'eût été trop bon, n'eût été le tombeau. Jugez. En même temps que toutes mes idées, (Les bonnes !) entraient dans son esprit, précédées De l'Amitié jonchant leur passage de fleurs, De lui, simple et blanc comme un lys calme aux couleurs D'innocence candide et d'espérance verte, L'Exemple descendait sur mon âme entr'ouverte Et sur mon cœur qu'il pénétrait plein de pitié, Par un chemin semé des fleurs de l'Amitié ; Exemple des vertus joyeuses, la franchise, La chasteté, la foi naïve dans l'Église, Exemple des vertus austères, vivre en Dieu, Le chérir en tout temps et le craindre en tout lieu, Sourire, que l'instant soit léger ou sévère, Pardonner, qui n'est pas une petite affaire ! Cela dura six ans, puis l'ange s'envola, Dès lors je vais hagard et comme ivre. Voilà. XVI Cette adoption de toi pour mon enfant Puisque l'on m'avait volé mon fils réel, Elle n'était pas dans les conseils du ciel, Je me le suis dit, en pleurant, bien souvent ; Je me le suis dit toujours devant la tombe Noire de fusains, blanche de marguerites, Elle fut sans doute un de ces démérites Cause de ces mots où voici que je tombe, Ce fut, je le crains, un faux raisonnement. A bien réfléchir je n'avais pas le droit, Pour me consoler dans mon chemin étroit, De te choisir, même ô si naïvement, Même ô pour ce plan d'humble vertu cachée : Quelques champs autour d'une maison sans faste Que connaît le pauvre, et sur un bonheur chaste La grâce de Dieu complaisamment penchée ! Fallait te laisser pauvre et gai dans ton nid, Ne pas te mêler à mes jeux orageux, Et souffrir l'exil en proscrit courageux, L'exil loin du fils né d'un amour bénit. Il me reviendrait, le fils des justes noces, A l'époque d'être au moment d'être un homme, Quand il comprendrait, quand il sentirait comme Son père endura de sottises féroces ! Cette adoption fut le fruit défendu ; J'aurais dû passer dans l'odeur et le frais De l'arbre et du fruit sans m'arrêter auprès. Le ciel m'a puni... J'aurais dû, j'aurais dû ! XVII Ce portrait qui n'est pas ressemblant, Qui fait roux tes cheveux noirs plutôt, Qui fait rose ton teint brun plutôt, Ce pastel, comme il est ressemblant ! Car il peint la beauté de ton âme, La beauté de ton âme un peu sombre Mais si chère au fond que, sur mon âme, Il a raison de n'avoir pas d'ombre. Tu n'étais pas beau dans le sens vil Qu'il paraît qu'il faut pour plaire aux dames, Et, pourtant, de face et de profil, Tu plaisais aux hommes comme aux femmes, Ton nez certes n'était pas si droit, Mais plus court qu'il n'est dans le pastel, Mais plus vivant que dans le pastel, Mais aussi long et droit que de droit. Ta lèvre et son ombre de moustache Fut rouge moins qu'en cette peinture Où tu n'as pas du tout de moustache, Mais c'est ta souriance si pure. Ton port de cou n'était pas si dur, Mais flexible, et d'un aigle et d'un cygne ; Car ta fierté parfois primait sur Ta douceur dive et ta grâce insigne. Mais tes yeux, ah ! tes yeux, c'est bien eux, Leur regard triste et gai, c'est bien lui, Leur éclat apaisé c'est bien lui, Ces sourcils orageux, que c'est eux ! Ah ! portrait qu'en tous les lieux j'emporte Où m'emporte une fausse espérance, Ah ! pastel spectre, te voir m'emporte Où ? parmi tout, jouissance et transe ! O l'élu de Dieu, priez pour moi, Toi qui sur terre étais mon bon ange ; Car votre image, plein d'alme émoi, Je la vénère d'un culte étrange. XVIII Ame, te souvient-il, au fond du paradis, De la gare d'Auteuil et des trains de jadis T'amenant chaque jour, venus de La Chapelle ? Jadis déjà ! Combien pourtant je me rappelle Mes stations au bas du rapide escalier Dans l'attente de toi, sans pouvoir oublier Ta grâce en descendant les marches, mince et leste Comme un ange le long de l'échelle céleste, Ton sourire amical ensemble et filial, Ton serrement de main cordial et loyal, Ni tes yeux d'innocent, doux mais vifs, clairs et sombres Qui m'allaient droit au cœur et pénétraient mes ombres. Après les premiers mots de bonjour et d'accueil, Mon vieux bras dans le tien, nous quittions cet Auteuil, Et sous les arbres pleins d'une gente musique, Notre entretien était souvent métaphysique. O tes forts arguments, ta foi du charbonnier ! Non sans quelque tendance, ô si franche ! à nier, Mais si vite quittée au premier pas du doute ! Et puis nous rentrions, plus que lents, par la route Un peu des écoliers, chez moi, chez nous plutôt, Y déjeuner de rien, fumailler vite et tôt, Et dépêcher longtemps une vague besogne. Mon pauvre enfant, ta voix dans le bois de Boulogne ! XIX Il m'arrivait souvent, seul avec ma pensée, — Pour le fils de son nom tel un père de chair, — D'aimer à te rêver dans un avenir cher La parfaite, la belle et sage fiancée. Je cherchais, je trouvais, jamais content assez, Amoureux tout d'un coup et prompt à me reprendre, Tour à tour confiant et jaloux, froid et tendre, Me crispant en soupçons, plein de soins empressés, Prenant ta cause enfin jusqu'à tenir ta place, Tant j'étais tien, que dis-je là ? tant j'étais toi, Un toi qui t'aimait mieux, savait mieux qui et quoi, Discernait ton bonheur de quel cœur perspicace ! Puis, comme ta petite femme s'incarnait, Toute prête, vertu, bon nom, grâce et le reste, O nos projets ! voici que le Père céleste, Mieux informé, rompit le mariage net. Et ravit, pour la Seule épouse, pour la Gloire Éternelle, ton âme aux plus ultimes cieux, En attendant que ressuscite glorieux Ton corps, aimable et fin compagnon de victoire. XX Tu mourus dans la salle Serre, A l'hospice de la Pitié ; On avait jugé nécessaire De t'y mener mort à moitié. J'ignorais cet acte funeste. Quand j'y courus et que j'y fus, Ce fut pour recueillir le reste De ta vie en propos confus. Et puis, et puis, je me rappelle Comme d'hier, en vérité : Nous obtenons qu'à la chapelle Un service en noir soit chanté : Les cierges autour de la bière Flambent comme des yeux levés Dans l'extase d'une prière Vers des paradis retrouvés ; La croix du tabernacle et celle De l'absoute luisent ainsi Qu'un espoir infini que scelle La Parole et le Sang aussi ; La bière est blanche qu'illumine La cire et berce le plain-chant De promesse et de paix divine, Berceau plus frêle et plus touchant. XXI Si tu ne mourus pas entre mes bras, Ce fut tout comme, et de ton agonie, J'en vis assez, ô détresse infinie ! Tu délirais, plus pâle que tes draps ; Tu me tenais, d'une voix trop lucide, Des propos doux et fous, « que j'étais mort, Que c'était triste », et tu serrais très fort Ma main tremblante, et regardais à vide ; Je me tournais, n'en pouvant plus de pleurs. Mais ta fièvre voulait suivre son thème, Tu m'appelais par mon nom de baptême, Puis ce fut tout, ô douleurs des douleurs ! J'eusse en effet dû mourir à ta place, Toi debout, là, présidant nos adieux... ! Je dis cela faute de dire mieux. Et pardonnez, Dieu juste, à mon audace. XXII L'affreux Ivry dévorateur A tes reliques dans sa terre Sous de pâles fleurs sans odeur Et des arbres nains sans mystère. Je laisse les charniers flétris Où gît la moitié de Paris. Car, mon fils béni, tu reposes Sur le territoire d'Ivry- Commune, où, du moins, mieux encloses, Les tombes dorment à l'abri Du flot des multitudes bêtes, Les dimanches, jeudis et fêtes. Le cimetière est trivial Dans la campagne révoltante, Mais je sais le coin filial Où ton corps a planté sa tente. — Ami, je viens parler à toi. — Commence par prier pour moi. Bien pieusement je me signe Devant la croix de pierre et dis En sanglotant à chaque ligne Un très humble De profundis. — Alors ta belle âme est sauvée ? — Mais par quel désir éprouvée ! Les fleurettes du jardinet Sont bleuâtres et rose tendre Et blanches, et l'on reconnaît Des soins qu'il est juste d'attendre. — Le désir, sans doute, de Dieu ? — Oui, rien n'est plus dur que ce feu. Les couronnes renouvelées Semblent d'agate et de cristal ; Des feuilles d'arbres des allées Tournent dans un grand vent brutal. — Comme tu dois souffrir, pauvre âme ! — Rien n'est plus doux que dans cette flamme, Voici le soir gris qui descend ; Il faut quitter le cimetière, Et je m'éloigne en t'adressant Une invocation dernière : — Ame vers Dieu, pensez à moi. — Commence par prier pour toi. XXIII O Nouvelle-Forêt ! nom de féerie et d'armes ! Le mousquet a souvent rompu philtres et charmes Sous tes rameaux où le rossignol s'effarait. O Shakspeare ! ô Cromwell ! ô Nouvelle-Forêt ! Non désormais joli seulement, plus tragique Ni magique, mais, par une aimable logique, Encadrant Lymington, vieux bourg, le plus joli Et le plus vieux des bourgs jadis guerriers, d'un pli D'arbres sans nombre vains de leur grâce hautaine, Avec la mer qui rêve haut, pas très lointaine, Comme un puissant écho des choses d'autrefois. J'y vécus solitaire, ou presque, quelques mois, Solitaire et caché, — comme, tapi sous l'herbe, Tout ce passé dormant aux pieds du bois superbe, — Non sans, non plus, dans l'ombre et le silence fiers, Moi, le cri sourd de mes avant-derniers hiers, Passion, ironie, atroce grosse joie ! Non sans, non plus, sur la dive corde de soie Et d'or du cœur désormais pur, cette chanson, La meilleure ! d'amour filial au frisson Béni certes. — O ses lettres dans la semaine Par la boîte vitrée, et que fou je promène, Fou de plaisir, à travers bois, les relisant Cent fois. — Et cet Ivry-commune d'à-présent. XXIV Ta voix grave et basse Pourtant était douce Comme du velours, Telle, en ton discours, Sur de sombre mousse De belle eau qui passe. Ton rire éclatait Sans gêne et sans art, Franc, sonore et libre. Tel, au bois qui vibre, Un oiseau qui part Trillant son motet. Cette voix, ce rire Font dans ma mémoire, Qui te voit souvent Et mort et vivant, Comme un bruit de gloire Dans quelque martyre. Ma tristesse en toi S'égaie à ces sons Qui disent : « Courage ! » Au cœur que l'orage Emplit des frissons De quel triste émoi ! Orage, ta rage. Tais-la, que je cause Avec mon ami Qui semble endormi, Mais qui se repose En un conseil sage... XXV O mes morts tristement nombreux Qui me faites un dôme ombreux De paix, de prière et d'exemple, Comme autrefois le Dieu vivant Daigna vouloir qu'un humble enfant Se sanctifiât dans le temple. O mes morts penchés sur mon cœur, Pitoyables à sa langueur, Père, mère, âmes angéliques, Et toi qui fus mieux qu'une sœur, Et toi, jeune homme de douceur Pour qui ces vers mélancoliques, Et vous tous, la meilleure part De mon âme, dont le départ Flétrit mon heure la meilleure, Ami que votre heure faucha, O mes morts, voyez que déjà Il se fait temps qu'aussi je meure. Car plus rien sur terre qu'exil ! Et pourquoi Dieu retire-t-il Le pain lui-même de ma bouche, Sinon pour me rejoindre à vous Dans son sein redoutable et doux, Loin de ce monde âpre et farouche. Aplanissez-moi le chemin, Venez me prendre par la main, Soyez mes guides dans la gloire, Ou bien plutôt, — Seigneur vengeur ! — Priez pour un pauvre pêcheur Indigne encor du Purgatoire. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p39 *date_1888 BATIGNOLLES Un grand bloc de grès ; quatre noms : mon père Et ma mère et moi, puis mon fils bien tard. Dans l'étroite paix du plat cimetière Blanc et noir et vert, au long du rempart. Cinq tables de grès ; le tombeau nu, fruste, En un carré long, haut d'un mètre et plus, Qu'une chaîne entoure et décore juste, Au bas du faubourg qui ne bruit plus. C'est de là que la trompette de l'ange Fera se dresser nos corps ranimés Pour la vie enfin qui jamais ne change, O vous, père et mère et fils bien-aimés. **** *creator_verlaine *book_verlaine_amour *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_amour *dist2_verlaine_verse_verse *id_p40 *date_1888 A GEORGES VERLAINE Ce livre ira vers toi comme celui d'Ovide    S'en alla vers la Ville. Il fut chassé de Rome ; un coup bien plus perfide    Loin de mon fils m'exile. Te reverrai-je ? Et quel ? Mais quoi ? moi mort ou non    Voici mon testament : Crains Dieu, ne hais personne, et porte bien ton nom    Qui fut porté dûment.